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Les secrets des services secrets


4 19 45
Actualité de l'histoire La guerre du Golfe Les révélations des archives
PAR MACHA MANSKI PAR PHILIPPE CONRAD PAR JEAN-PAUL ANGELELLI

5 22 48
L'édit de Nantes Jeux de dames Réseaux Foccart et SDECE
PAR PHILIPPE CONRAD PAR ADRIEN BROCARD PAR PIERRE BONNEFONT

6 49
Sur l'affaire Dreyfus Le Mossad en action
PAR MICHEL TODA PAR GUY CHAMBARLAC

9 52
Éditorial: Réseaux islamistes et CIA
PAR ALEXANDRE DEL VALLE
Le choc des civilisations
PAR DOMINIQUE VENNER
56
10 Les jeux de cyberstratégie
PAR THÉOPHILE MONNIER
Le centenaire
de Georges Dumézil 59
PAR JEAN-PAUL ALLARD
Pour saluer Ernst Jünger
PAR DOMINIQUE VENNER
11 Eugen Fried
L'histoire censurée
ENTRETIEN AVEC THIERRY WOLTON
25
14 L'éminence grise de Richelieu
PAR LUCIEN PERSIGNAC
L'affaire du "Rainbow Warrior"
PAR JEAN KAPPEL
28
Casanova et
l'espionnage mondain
PAR JEAN-JOËL BRÉGEON

30 Il:
Joseph Fouché <

PAR JEAN-JOËL BRÉGEON

31 Ernst Jünger (1895-1998)


Volkoff, l'art et le secret
PAR J EAN-JA CQUES MOURREAU 61
Les livres et l'histoire
34
Armes spéciales, 65
de l'écran à la réalité Sur la Révolution nationale
PAR GUY CHAMBARLAC PAR FRANÇOIS-GEORGES DREYFUS

35 65
Winston Churchill
Les barbouzes du Vatican La parole est aux lecteurs
PAR GUILLAUME SASSETOT
18
Le renseignement 38 En couvenure :
Rainbow Warrior
dans l'Antiquité Churchill contre Hitler La fausse M ~ Turenge
PAR FRÉDÉRIC VALLOIRE PAR DOMINIQUE VENNER

Il
Actualité de l ~histoire
À la lumière Le Saint Suaire
de 1'histoire L'année de l'Égypte A la veille d'une nouvelle ostentation
Créée en 1997 à Paris, du Saint Suaire, du 18 avril au 24 juin
l'Association des
historiens pour la L a réouverture des
salles égyptiennes du
Louvre célèbre le bicente-
retrace l'évolution
1'égyptomanie
entre le XVII' et le XX'
de
française
des plus belles pièces repê-
chées dans la
d'Alexandrie par Jean-
baie
1998, la question de l'authenticité de la
relique conservée à Turin, et censée
avoir enveloppé le corps du Christ
promotion et la diffusion
de la connaissance naire de l'expédition de siècle, et recense les Yves Empereur constitue- après sa descente de la Croix, continue
historique regroupe une modèles d'art égyptien dans ront le fleuron de l' exposi- de diviser les esprits. Le linceul est
Bonaparte en Égypte. Elle
cinquantaine apparu pour la première fois en
inaugure aussi 1' année l'architecture et l'urbanis- tion. Tél : 01 42 65 12 73. Champagne en 1357. Le pape Clément
d'universitaires et
chercheurs. Elle se France-Égypte, qui va don- me de la capitale. 2, rue de Du 6 mai au 27 juillet VII, ne possédant aucune preuve de
propose d'organiser ner lieu, tout au long de Bellechasse 75007 Paris. 1998. son origine, avait autorisé l'ostentation
chaque année un cycle
de conférences
1998, à une série de mani- Tél : 01 40 62 84 52. e Offran"-es à Osiris, au de la relique, mais avait prudemment
refusé que lui soient prodigués les
festations en France. Jusqu'au 15 avrill998. musée des Beaux-Arts de
destinées au public. honneurs liturgiques dus à une relique
Trois domaines sont Citons: e La gloire d'Alexandrie, Dijon, qui présente les col- approuvée. L'ostentation de 1998
privilégiés : l'histoire de e L'Égypte à Paris, au au musée du Petit Palais, lections égyptiennes du marque le centenaire de la découverte
France ; l'histoire de musée national de la qui évoquera l'Égypte pto- musée. Tél : 03 80 74 52 70. faite par un photographe turinois : ses
l'Europe ; l'histoire clichés avaient révélé que l'image
comparée des Légion d'honneur, qui lémaïque. Quelques-unes Jusqu 'au 16 mars 1998.
portée par le linceul était imprimée en
civilisations. L'année négatif, comme si elle était le résultat
1998 s'ouvre sur un du contact avec un corps, dont elle
cycle consacré à
l'histoire des Le naufrage du Titanic aurait conservé la trace. En 1988, une
tentative de datation du linceul au
conceptions de la mort Le film de James Cameron réveille le souvenir de carbone 14, organisée par trois
et des rituels funéraires
à travers les la catastrophe de 1912. Le 10 avril, à laboratoires différents, avait conclu à
civilisations. Les morts Southampton, le Titanic, le plus grand, le plus une origine médiévale de la relique
dans l'Occident chrétien luxueux des paquebots jamais construits (entre 1260 et 1390}. L'archevêque de
les lundis 9 mars, 16 appareillan pour un voyage inaugural vers New Turin et custode du linceul, le cardinal
mars, 30 mars et 6 avril Ballestero, avait alors lui-même admis
York, avec à son bord plus de 2 200 passagers - qu'il s'agissait d'une 11 icône du Christ
à 19 heures. Autres des hommes d'affaires fortunés comme de
grandes conceptions de datant du Moyen Âge JJ. Son successeur
la mort et modes de simples migrants, sans oublier les 900 membres vient de le démentir. L'Église
mourir : les lundis 27 d'équipage. Cinq jours plus tard, le 15 avril1912, n'autorisera cependant pas une
avril, 4 mai, 11 mai et 25 la coque réputée insubmersible du Tttanic percutan un iceberg. Le naufrage du Tttanic allan nouvelle expérience pour dater le Saint
mai à 19 heures. Les devenir la plus grande catastrophe de l'histoire maritime. On ne dénombreran que 711 survivants. Suaire, lors de sa prochaine
conférences ont lieu à la Et l'épave du paquebot ne seran découverte qu'en 1986 à 400 milles au large des côtes de Terre- ostentation.
Maison de l'Europe (35, La polémique n'est pas close pour
rue des Francs- Neuve, où elle reposan par 4 000 mètres de fond. L'épisode du naufrage avan déjà été porté une autant. Un jeune mathématicien,
Bourgeois 75004 Paris}. dizaine de fois à l'écran. Le cinéaste canadien James Cameron (Terminator, Alien, le retow) épistémologue, expert en systèmes
Entrées sur réservation spécialiste de la science-fiction et des effets spéciaux vient de réaliser une nouvelle version de la logiques, et historien des sciences, a
uniquement. Inscription croisière tragique. C'est déjà le film le plus cher de l'histoire du cinéma. D'une durée de 3 heures entrepris de passer toutes les pièces au
au cycle : 660 F. Membre et 4 minutes, il a nécessné cinq ans de préparation, sept mois de tournage et cinq ans de post- crible de la méthode scientifique. n
de l'Association: 440 F. production. A la catastrophe maritime proprement d~e- reconsiliuée en studio mais avec des publie aujourd'hui les résultats de ses
Informations : images tournées dans l'épave même du Tttanic -, James Cameron a superposé une intrigue neuf ans de recherches. (L'Énigme du
Association des linceul, Fayard} Sa conclusion presque
historiens. 59, avenue amoureuse qui contribue à l'intensné dramatique du film. La réuss~e est garantie.
apocalyptique, 11 Je décodage du linceul
de la Source. 94130 Signalons la parution du livre de Philippe Masson, Le Drame du Titanic, (Tallandier, 312 pages, donne un sens à J'an 2000 JJ, est pour le
Nogent-sur-Marne. 105 F) qui retrace l'histoire du naufrage à partir des documents d'époque.
Tél : 01 48 75 13 16. moins surprenante.

EXPOSITIONS

Héroïnes Bingen (1098-1179), la


moniale des bords du Rhin qui
Cologne, Munich ... les
portraits de ces quatre
Louis XIV aux navires de fer
et à moteur de la Première
propose de retracer
l'évolution de la marine de
médiévales se passionna pour la " héroïnes u médiévales. Guerre mondiale. La mutation guerre jusqu'à l'ère des porte-
Disparu en 1996, Georges médecine. On ignore encore, Les femmes et l'écriture au s'est vraiment produite après avions. Une maquette du
Duby, s'était particulièrement en France, Hrotsvita de Moyen Âge. Musée Saint· la guerre de Crimée. La Charles de Gaulle, le dernier-
intéressé à la place de la Gandersheirn, chanoinesse de Germain d'Auxerre. 2 bis, frégate la Gloire, lancée à né de nos bâtiments de
femme au Moyen Âge. l'un des plus importants place Saint-Germain 89000 Toulon en 1859, a été le guerre, qui prendra la mer
navait distingué quelques centres religieux des lX' et Auxerre. Tél : 03 86 St 09 74. premier prototype français de pour la première fois en 1998,
" héroïnes >J, qui, par le choix x· siècles, et souvent Du 14 mars au 18 mai 1998. navire cuirassé. Elle associait est présentée.
d'une vie monacale, avaient considérée comme la à l'hélice la propulsion à la
première femme de lettres vapeur, et une ceinture De la Gloire au Charles de
pu se consacrer à l'étude et
avaient laissé à la postérité allemande. Ou encore Marine cuirassée protégeait le Gaulle. 150 ans de Marine
Herrade de Hohenburg, bâtiment. A la veille de la nationale. Musée de la
une œuvre littéraire. Christine
de Pisan est sans doute la abbesse du couvent qui abrite
de guerre Grande Guerre, le torpilleur Marine. Palais de Chaillot.
plus célèbre. les reliques de sainte Odile. Sous le Second Empire, la s'ajoute au cuirassier. Quant 17, place du Trocadéro
On redécouvre aujourd'hui, Une exposition se propose de marine de guerre a basculé en au sous-marin, il fait son 75116 Paris. Tél : 01 53 65 69
grâce notamment à la brosser, à travers des moins de trente ans d'une apparition pendant le premier 69. Tous les jours de 10 h à
biographie de Régine manuscrits enluminés flotte de navires en bois et à conflit mondial. Une nouvelle 18 h sauf le mardi. A partir
Pernoud, Hildegarde de provenant de Troyes, Reims, voile, héritée des escadres de exposition permanente se du 7 février 1998.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIR

Il y a quatre cents ans.,


1~édit de Nantes
mais la victoire finalement remportée

E
n 1597, Je roi Henri IV a tout tes tantes, l'entretien des pas-
à craindre de ses anciens à Amiens, l'ouverture, avec teurs et, surtout, l'octroi aux
coreligionnaires protestants. l'Espagne, des négociations qui vont Réformés de cent cinquante et
Les victoires remportées contre la conduire à la paix de Vervins, la fin une << places de refuge >>,
Ligue à Arques, Ivry et Chartres de la sécession ligueuse du duc de << places de sûreté >> dont la
l'avaient amené à promulguer, en Mercœur en Bretagne, Je placent en garnison est payée par le roi,
juillet 1591, J'édit de Mantes, qui position de force pour négocier avec << villes libres royales >> telles
remettait en vigueur les actes de paci- les huguenots. C'est ainsi que l'on que La Rochelle, Nîmes ou
fication de Poitiers, Nérac et Fleix en peut aboutir au compromis qu'est Uzès, sans garnison à la solde
déclarant de nouveau les protestants l'édit de Nantes, accord de circons- du souverain mais où le gou-
admissibles à toutes les charges, mais tance, conclu entre Je 1" avril et le 2 vernement est entre les mains
seulement par << provision », dans mai 1598 et constitué de quatre textes des protestants, et des << places
l'attente d' un règlement général. Mal- distincts : une proclamation solennel- particulières >> placées sous
gré ces concessions, les réformés le, une annexe de cinquante-six J'autorité de seigneurs huguenots. Ces gia (la religion du royaume est celle
s'alarmèrent de l'abjuration du roi, articles secrets concernant Je culte, un articles sont révocables et accordés de son prince) affirmé en 1555 lors de
survenue en 1593. Sa conversion au brevet relatif au traitement des pas- pour huit ans mais ils seront ensuite la paix d'Augsbourg s'impose à peu
catholicisme conduit même J'assem- teurs et un deuxième groupe régulièrement prorogés. près partout. L'édit apparaît favorable
blée huguenote réunie à Sainte-Foy à d'articles secrets consacrés aux Cet édit de pacification, conclu un aux catholiques puisqu'il proclame Je
envisager l'appel à un << protecteur >> <<places de refuge >>. mois avant la paix de Vervins avec rétablissement de leur religion partout
étranger et à remettre sur pied l' orga- La liberté du culte protestant est l'Espagne ne retint guère, à l'époque, où elle a disparu au cours des décen-
nisation, imaginée en 1574, des accordée, mais avec de sérieuses J'attention de l'opinion car il apparut nies précédentes, en même temps que
<< républiques protestantes », véritable limites quant aux localités où il va comme une reprise de nombreux le retour des biens d'Église à leur
État dans l'État. En 1595, le synode être autorisé. Il est notamment inter- textes analogues qui 1'avaient précédé propriétaire légitime. En faisant du
de Saumur admit le principe de dit à Paris et là où se trouve Je roi. notamment l'édit de Poitiers de 1577. roi l'arbitre suprême - dont les com-
« l'union des Églises du royaume Les pères de famille peuvent choisir La lassitude générale après quatre missaires à l'édit allaient vérifier
avec celles des Pays-Bas par tous les la religion de leurs enfants et les pro- décennies de guerres civiles et le l'application de sa volonté- Je com-
moyens possibles ». Entrés de fait en testants sont déclarés « capables de souci de rétablir l'unité du royaume promis établi à Nantes va également
dissidence, les protestants refusent de tenir et exercer tous états, dignités, vont faire le succès de cette nouvelle contribuer à la montée en puissance
participer, en 1597, aux combats de la offices et charges publiques quel- tentative de pacification, perçue par d'une monarchie centralisée qui pré-
reprise d'Amiens aux Espagnols, en conques, royales, seigneuriales et les deux camps en présence comme pare l'absolutisme que vont bientôt
même temps qu'ils sollicitent l'inter- municipales ». En matière judiciaire, une mesure purement transitoire. La imposer Richelieu et Louis XIV. On
vention en leur faveur auprès du roi une Chambre de l'édit et des coexistence d'une minorité protestan- mesure ainsi l'importance de cet édit
d'Elizabeth d'Angleterre et des Pro- Chambres mi-parties sont instituées. te (environ un million de fidèles sur de pacification, restaurateur d'une
vinces-Unies. Quelques années après Le brevet et les articles secrets - que les vingt millions de sujets du roi) et paix civile trop malmenée depuis
avoir vaincu la Ligue, appuyée par l'on a distingués du texte principal d'une majorité catholique n'en 1560. Il ne correspond en revanche en
l'Espagne catholique, Je roi risque, à pour éviter que les parlements refu- constitue pas moins un cas de figure rien à une quelconque émergence de
l'évidence, de se trouver confronté à sent de les enregistrer - prévoient la original dans l'Europe de l'époque, la << tolérance >>, terme à J'évidence
un véritable << parti de l'étranger », liberté de réunion des instances pro- où le principe cujus regio, hujus reli- anachronique. Il faut attendre Pierre
Bayle pour qu'apparaisse en 1685,
c'est-à-dire au moment de la révoca-
tion, ce type de préoccupations et ce
EXPOSITIONS · n'est qu'avec l'époque des Lumières
et la lutte engagée par Voltaire -
Balzac et le de retrouver son nom et sa
fortune. Mais entre-temps,
Raynouard 75016 Paris.
Tél : 01 42 24 56 38.
documents la vie de l'auteur
du Monde d'hier. Elle
auteur d' une Henriade bien oubliée-
colonel Chabert sa maison a été détruite, et contre le << fanatisme >> qu'elles finis-
Jusqu'au 28 juin 1998. accordait une large part à la
sa femme s'est remariée ... dimension d'intellectuel sent par s'imposer aux esprits éclairés
C'est à Paris, rue Raynouard, Une exposition se penche du temps. Ce n'est qu'un siècle après
dans les murs mêmes qui Stefan Zweig européen de Stefan Zweig.
abritent aujourd'hui le sur les sources historiques Devenue itinérante, après la révocation décidée par Louis XIV
musée qui lui est consacré, du roman et évoque la En 1992, à l'occasion du 50' Dresde, Zurich, Bath... , elle (édit de Fontainebleau de 1685) et
que Balzac élabora La méthode de travail de anniversaire de la mort de est présentée à Reims.
Balzac. Elle présente en Signalons qu'elle a été vingt-quatre ans après la publication
Comédie humaine. Cette Stefan Zweig, la ville de
outre les multiples Salzbourg avait organisé conçue par les auteurs de du Traité de la tolérance de Voltaire
année, la Maison de Balzac
célèbre Le colonel Chabert. illustrations ou adaptations une exposition en hommage l'album publié chez Stock que Louis XVI accorde, en 1787,
Ce roman de Balzac, publié à que l'œuvre a suscitées. Et Je à l'écrivain qui avait (1995) Stefan Zweig, 1'état civil aux protestants qui devront
partir de 1832 en feuilleton, public pourra regarder les séjourné de 1919 à 1934 instants d'une vie. attendre la Révolution de 1789 pour
met en scène un officier de pages chargées de ratures dans une maison sur le Stefan Zweig, un
du manuscrit du Colonel obtenir leur complète émancipation,
la Grande Armée laissé pour Kapuzinerberg. Cette Autrichien d'Europe.
Chabert. dans un contexte tout différent de
mort à la bataille d'Eylau, et exposition retraçait à Hôtel Le Vergeur. 36, place
:rui, sauvé par miracle, après Un roman au musée :le travers une centaine de du Forum 51000 Reims. celui qui a présidé à la rédaction de
jouze années d'errance, colonel Chabert. Maison photographies, des Tél : 03 26 47 20 75. l'édit de Nantes.
:evient à Paris pour tenter de Balzac. 47, rue manuscrits et divers Du 28 mars au 19 avril. PHILIPPE CONRAD
LITÉ DE L'HISTOIRE

Mise au point sur 1' affaire Dréyfus


D
ans le courant du mois de sep- que menaçaient les débuts de la cam-
tembre 1894, parvenait au Ser- pagne dreyfusarde... Arrêté comme
vice des renseignements de l'avait été avant lui son adversaire Pic-
1' armée une lettre lacérée et froissée quart, conduit au Mont- Valérien, Henry
dont l'auteur annonçait la livraison de se coupa la gorge avec son rasoir, entre
documents intéressants la défense natio- trois et quatre heures de l'après-midi, le
nale et qu'on appela le << bordereau ». 31 août, dans la chambre où il était
Une femme de ménage qui travaillait à enfermé.
l'ambassade d' Allemagne, madame Cavaignac démissionnaire, mais tou-
Bastian, recueillait les papiers trouvés jours persuadé de la culpabilité de Drey-
dans les corbeilles, les glissait sous son fus (comme Cuignet lui-même, qui affir-
jupon et les transmettait au ministère de mait l'authenticité des autres pièces),
la Guerre sans même en connaître la Brisson le remplaça par le général Zur-
nature, car elle ne savait pas lire. Ainsi linden, qui partageait l'opinion de son
en fut-il du célèbre bordereau. prédécesseur, puis par le général Cha-
Par la teneur de celui-ci, il apparais- noine, également hostile à la révision.
sait que son envoyeur devait être un Peu après, un nouveau cabinet, dirigé
officier d'artillerie stagiaire successive- par Dupuy, se constituait, cherchant à
ment affecté aux divers bureaux de tenir la balance égale entre les deux
l'état-major. En procédant par élimina- camps. La chambre criminelle de la
tion, la ressemblance des écritures fit Cour de cassation, à qui la demande de
accuser le capitaine Alfred Dreyfus. révision était soumise, fut dessaisie au
Traduit en conseil de guerre et déclaré profit des Chambres réunies et, en guise
coupable de trahison, Dreyfus allait être qui avait à son tour comparu devant le en tira la certitude de la culpabilité de de compensation, le lieutenant-colonel
condamné, le 22 décembre 1894, à la conseil de guerre, Émile Zola accusait Dreyfus et 1'affirma avec force, le 7 Picquart, idole des Dreyfusards, sous-
déportation perpétuelle dans une encein- en première page de l'Aurore, quotidien juillet 1898, au cours d'une mémorable trait à ses juges naturels par présomption
te fortifiée et à la dégradation militaire. dirigé par Clemenceau, les chefs et les séance parlementaire en lisant à la tribu- d'inimitié capitale. En fait, la mort sou-
« Ce matin, dans toute la presse pari- juges militaires (et nommément les ne plusieurs pièces dont l'une, émanant daine du président Félix Faure, le 16
sienne, de l'extrême droite à l'extrême généraux Mercier, Billot, Gonse, de de l'attaché militaire italien Panizzardi , février 1899, allait puissamment favori-
gauche, depuis les feuilles cléricales et Boisdeffre ainsi que le lieutenant-colo- très lié à Schwartzkoppen, l'attaché ser la cause de la révision. Le 3 juin, la
monarchiques jusqu'aux organes du nel du Paty de Clam) d'avoir sciemment militaire allemand, était particulièrement condamnation de 1894 était annulée et
socialisme le plus avancé, il n'y a et volontairement perdu un innocent et accablante pour le condamné. A l' unani- Dreyfus renvoyé devant un deuxième
qu'une note pour commenter le verdict blanchi un coupable. Poursuivi en cour mité moins une quinzaine d'abstentions conseil de guerre siégeant à Rennes.
du conseil de guerre : c'est l'approba- d'assises pour diffamation et injures, il la Chambre des députés, transportée Dans son verdict, rendu le 9 septembre
tion, le soulagement, le réconfort, la était condamné, le 23 février, à une lour- d'enthousiasme, votait l'affichage, tan- 1899, il confirma la culpabilité de
joie », écrivait, le lendemain, dans son de amende et à un an de prison. dis que le socialiste Millerand assurait l'accusé, mais en lui reconnaissant des
journal, Maurice Paléologue, attaché au En apparence, les élections générales, dans la Lanterne, que ce discours avait circonstances atténuantes et en réduisant
Quai d'Orsay. qui eurent lieu au mois de mai 1898, « soulagé la conscience publique ». la peine à dix ans de détention. A ce
Toutefois, la famille de Dreyfus, ses n'avaient pas modifié le paysage poli- Patatras ! Cinq semaines plus tard, un jugement embarrassé, le gouvernement
frères, Mathieu surtout, après l'avoir tique, et si le nouveau chef du gouverne- jeune officier commis par Cavaignac à Waldeck-Rousseau, décidé à en finir,
défendu, s'étaient fixés pour but d'éta- ment, Brisson, qui succéda à Méline, l'examen des pièces, le capitaine Cui- répondit par une grâce présidentielle. Il
blir son innocence. Nul ne songeant à inclinait vers les dreyfusards, le ministre gnet, découvrait que la lettre Panizzardi faudra cependant attendre le 12 juillet
nier l'authenticité du bordereau, dont de la Guerre, radical comme lui, Gode- était apocryphe. Elle avait été fabriquée 1906 pour que la Cour suprême, toutes
1'origine n'était pas discutable et qui froy Cavaignac, ne l'entendait pas de par le lieutenant-colonel Henry en 1896 chambres réunies, efface sans renvoi le
formait le corps du délit, il s'agissait cette oreille. Ayant étudié le dossier, il afin de consolider le dossier à charge jugement de Rennes.
d'en trouver l'auteur. Si ce n'était pas MICHEL TODA
Alfred Dreyfus, qui était-ce ? Mathieu
dénonça le commandant d'infanterie
Esterhazy, homme perdu de dettes, et il
Des hommes politiques incultes BIBLIOGRAPHIE
Jean-Denis Bredin, L'Affaire, Julliard,
eut la chance de se voir soutenu et A la tribune de l'Assemblée nationale, quelques inquiétudes, si l'on s'en 1983.
appuyé par le lieutenant -colonel Pic- le 16 janvier 1998, le Premier ministre rapporte aux « perles >> des copies des Henriette Dardenne, Lumières sur
Lionel Jospin n'a pas craint de déclarer candidats au CAPES interne d'histoire, l'affaire Dreyfus, Nouvelles Éditions
quart, nouveau chef du service des ren- qu'à la fin du siècle dernier la gauche, auquel postulent les futurs enseignants,
seignements, que les débris d'une carte- Latines, 1964.
<< face à ki droite antidreyfusarde », et que révèlent notre confrère
télégramme (connue depuis sous le nom avait été unanimement'' dreyfusarde ». Historiens-Géographes (n° 359 octobre- Joseph Reinach, Histoire de l'affaire
Il a cité Gambetta parmi ceux qui, en novembre 1997). Weygand devient« un Dreyfus, 7 vol. 1901-1908 : tome !, Le
de << petit bleu ») en provenance de
pleine affaire Dreyfus, surent « se général allemand», la défaite de 1940 Procès de 1894, La Revue blanche : tomes
l'ambassade d' Allemagne et portant dresser contre l'iniquité. » Or chacun s'explique par« l'emploi de trop II à VII, Charpentier et Fasquelle.
l'adresse dudit commandant, avait sin- sait que l'Affaire a éclaté en 1894, nombreux contingents coloniaux», le Henry Outrait-Crozon, Joseph Reinach,
gulièrement intrigué. douze ans après la mort de Gambetta, STO a été institué<< en 1940 »,la historien, Arthur Savaète éditeur, 1905 ; et
Le moment approchait où 1' Affaire, à décédé en 1882... Avant de débuter en France libre et la zone libre sont
politique, Lionel Jospin avait été confondues, etc. Rappelons que les du même auteur, Précis de l'affaire Drey-
proprement parler, allait prendre toute professeur d'histoire ... La qualité de candidats sont en principe appelés à fus, Nouvelle Librairie nationale, 1909,
son ampleur. Le 13 janvier 1898, deux l'enseignement de l'histoire au lycée, enseigner un jour l'histoire de la guerre édition définitive corrigée et augmentée,
jours après l'acquittement d'Esterhazy, comme à l'université, justifie d'ailleurs 1939-1945. 1924.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIR

Le coût du fascisme LIVRES ANNONCES


révisé à la baisse 27 avril 1848 :
La France abolit 1' esclavage BIOGRAPHIES, MÉMOIRES,
Dans un important ouvrage publié en
Espagne, l'historien américain Stanley l y a cent cinquante ans que CORRESPONDANCES
G. Payne, professeur à l'université de
Wisconsin Madison, spécialiste de
l'Espagne et de l'Italie contemporaine,
apporte des précisions chiffrées qui
1 Victor Schœlcher o?tenait du
gouvernement prov1s01re
formé en février 1848 l'abolition
Justinien, par Guy Gauthier.
En mars, chez France-Empire.
Philippe le Bel, par Jean Fa vier.
de l'esclavage dans les colonies
donnent à réfléchir concernant le En mars, chez Fayard.
françaises. Le principe est admis
fascisme italien. On savait que le Agrippa d'Aubigné, par Madeleine
régime mussolinien avait été dès le 4 mars et Je décret est
promulgué le 27 avril. C'est Lazard. En mars, chez Fayard.
incomparablement moins féroce et
sanguinaire que le nazisme et le l'aboutissement d'une tendance Louis XIII, par Gilles Henry.
communisme, mais les chiffres précis apparue avec certains des penseurs retombées sur la démographie En mars, chez France-Empire.
faisaient défaut. Voici qu'ils sont enfin des Lumières, tels que Raynal ou africaine ont également été largement
accessibles grâce à l'universitaire l'abbé Grégoire, qui a déjà obtenu en surestimées, même si les guerres Marie Mancini, premier amour de
américain. " Pendant toute l'histoire 1794 une première abolition. Rétabli conduites par certains royaumes Louis XIV, par Françoise Mallet-Joris.
du régime fasciste, écrit-il (p. 32), par Napoléon, l'esclavage est indigènes pour fournir les marchands En mars, chez Pygmalion-Watelet.
environ 5 000 personnes furent vivement condamné au cours du d'esclaves eurent des conséquences Comment l'esprit vient aux filles, par
condamnées à des peines de prison XIX' siècle par des hommes tels que dévastatrices. madame de Maintenon.
pour des raisons politiques, bien que le A l'inverse, il faut rappeler que En avril, chez Bartillat.
Montalembert, Lamartine ou
nombre des internements l'esclavage était pratiqué depuis
administratifs (aux îles de Lipari) ou Tocqueville et la décision des Choiseul (1719-1785), par Guy
<< quarante-huitards » n'a rien de très longtemps par les peuples africains
des assignations à résidence ait été le Chaussinand-Nogaret.
double ". Quant aux exécutions, elles surprenant. n ne fait guère de doute eux-mêmes et que les royaumes
En mars, chez Perrin.
sont quasiment inexistantes : que cet anniversaire va être l'occasion fondés sur la razzia et le commerce
" (Depuis 1922) jusqu'en 1940, il n'y de bruyantes mises en accusation des des hommes ont compté parmi les Le Chevalier d'Éon, par Michel
eut que 9 exécutions politiques (pour << siècles sombres >> de la traite plus prospères de l'Afrique de Decker. En avril, chez France-
la majorité des terroristes slovènes), négrière et, déjà certaines voix précoloniale. Dans de nombreux cas, Empire.
suivies de 17 autres pendant les années s'élèvent pour exiger une c'est la disparition de cette ressource Textes politiques, par le Marquis de
de guerre de 1940 à 1943. En Italie, le << repentance > >qui soit à la mesure du qui sera une cause de ruine pour les Sade, préface de Maurice Lever.
régime de Mussolini fut brutal, mais ne royaumes du golfe de Guinée. On peut
crime... Nul ne songe à justifier En avril, chez Bartillat.
fut ni criminel ni sanguinaire ''· aussi remarquer que ce sont les
Commentant ces chiffres, D. G. Payne aujourd 'hui une pratique qui nous Napoléon 1769-1821, par Georges
paraît à 1' évidence tout à fait barbare. régions les plus concernées par la
écrit plus loin (p. 37) : 11 Le nombre de Bordonove. En mars, chez
prisonniers politiques se comptait par Encore faut-il éviter de tomber dans traite qui ont conservé, tout au long de
Pygmalion-Watelet.
centaines (la totalité ne dépassant l'anachronisme et porter sur cet 1'histoire africaine, la démographie la
jamais quelques milliers) et non par épisode de l'histoire européenne et plus dynamique, le prélèvement Napoléon et les femmes, par André
centaines de milliers comme dans africaine un regard libéré des préjugés réalisé par les trafiquants restant Castelot. En mars, chez Perrin.
l'Allemagne nazie ou par millions de 1' << historiquement correct >>. largement inférieur à la croissance Inoubliable Eugénie, l'Impératrice
comme dans la Russie de Staline. Plusieurs remarques s'imposent en naturelle. ll faut enfin rappeler que ce des Français. En mars, chez
Comme dictature importante du effet à propos du commerce atlantique sont les puissances européennes qui Pygmalion-Watelet.
xx•siècle, le régime de Mussolini ne des esclaves qui dure, pour 1' essentiel, ont mis un terme à J'esclavage et que
fut jamais particulièrement répressif. certains des plus célèbres Thérèse et l'esprit, par Daniel Ange.
du XVI' au XVIII' siècle. La querelle
Le "totalitarisme" continua d'être une << résistants >
>à la colonisation, les En mars, chez Fayard.
menace possible pour le futur, des chiffres est maintenant tranchée et
c'est à douze millions de victimes Samory, Behanzin ou Rabah, tiraient Journal, tome li, 1930-1969, par
mais, dans la pratique, le mot avait une
signification limitée." transplantées sur un peu plus de trois 1' essentiel de leurs ressources et de Korneï Tchoukovski. En mars,
On seyait que le fascisme italien avait siècles d' Afrique en Amérique que leur puissance de la persistance de cet chez Fayard.
été étranger à l'antisémitisme, malgré l'on peut s'arrêter aujourd 'hui. Nous odieux trafic. Que dire enfin d'une L'Europe brisée, Journal et lettres
les concessions de pure forme faites à sommes loin de certaines inflations traite musulmane qui, à travers le 1914-1918, par Daniel Halévy.
l'allié nazi à partir de 1938. Sur ce fantaisistes et des six millions de Sahara ou les savanes d'Afrique En avril, chez Bernard de Fallais.
point, l'historien américain apporte Noirs qui, selon Pierre Haski de orientale, va durer du VII' au
également plusieurs précisions Libération seraient passés par le seul XX' siècle puisque l'Arabie séoudite Philippe Berthelot, l'éminence grise,
11 Les Juifs furent toujours représentés n'a officiellement aboli l'esclavage par Jean-Luc Barré. En mars, chez
comptoir de Gorée, dont on sait
dans le parti, à toutes les étapes de son qu'en 1962 et qu 'il est ouvertement Plon.
histoire dans des proportions aujourd 'hui qu ' il ne joua qu 'un rôle
minime dans la traite atlantique. Les pratiqué de nos jours en Mauritanie. Georges Bernanos, par Jean Bothorel.
supérieures à la leur dans la
<< pertes > >en cours de voyage Une matière à réflexion intéressante En avril, chez Grasset.
population. Cinq des cent quatre-
vingt-onze créateurs du mouvement en varièrent selon les époques de 5 à 20 % pour les << vigilants >>de la mémoire,
Histoire de l'Indochine, 1624-1954,
1919 étaient juifs : 230 fascistes juifs de la « cargaison >>et nous sommes souvent trop prompts à n'accabler que
par Philippe Héduy. En mars,
participèrent à la Marche sur Rome loin, là encore, des millions de les seuls Européens.
chez Albin Michel.
(30 octobre 1922), et, en 1938, le parti victimes avancées par certains. Les Philippe Conrad
avait 10 215 membres adultes juifs. Le Libéralisme de Raymond Aron, par
Mussolini eut toujours plusieurs Daniel Mahoney. En mars,
collaborateurs juifs, y compris sa
maîtresse favorite et la plus influente
Mémoire du manifestations : sous la Révolution, et
chez Bernard de Fallais.

de toutes, Margherita Sarfatti... " Morbihan spectacles et


animations historiques,
plus précisément la vie
de Jean Rohu, chef
Le Refus. Mémoires d'un agent secret
de la France Libre, tome 1, par le
(p.55). L'ouvrage de Stanley G. Payne, expositions, etc. Cette chouan du Morbihan,
L'association Mémoire colonel Rémy. En mars,
Franco y Jose Antonio. El extrano casa initiative est soutenue aura lieu fin juillet,
du Morbihan, chez France-Empire.
del fascismo espaiiol, a été publié par récemment créée par par plusieurs début aodt 1998. Six
les Éditions Planeta (Barcelone, 1997). deux jeunes professeurs personnalités parmi représentations sont Les Soldats du silence. Mémoires
L'auteur, qui est de sensibilité de d'histoire, a pour but lesquelles Jean Tulard, préwes. Pour plus de d'un agent secret de la France Libre,
gauche, est bien connu en France pour de promouvoir le Michel Rouche et renseignements : tome II, par le colonel Rémy. En avril,
son livre Phalange. Histoire du patrimoine historique Régine Pemoud. Un Syndicat d'initiative,
spectacle historique avenue de l'Océan BP 2
chez Pygmalion-Watelet.
fascisme espagnol (Éditions Ruedo et culturel de cette
iberico, Paris, 1965). région en organisant évoquant la vie du 56340 Plouharnel. Tél : De Lattre, par Pierre Pélissier.
Amaudlmatz différentes village de Plouharnel 02 97 52 32 93. En avril, chez Perrin .
LITÉ DE L'HISTOIRE

LIVRES ANNONCES DISPARITIONS


Chroniques du mensonge communiste,
par Boris Souvarine (textes choisis et Branko Lazitch chasseurs alpins, il s'était lié d'ami- me mousquetaire, Jean-Louis Fonci-
tié avec Joseph Darnand, avant de ne, s'est joint aux deux premiers
présentés par Branko Lazitch et Pierre L'historien du communisme Branko
Rigoulot). En mars, chez Plon. rejoindre la Résistance et de devenir pour lancer aux éditions Alsatia la
Lazitch s'est éteint le 5 janvier 1998 aumônier général des FFI. Arrêté collection Signe de piste, dont il
Journal1925-1965, par Jules Roy. En à l'âge de soixante-quatorze ans. Né
par la Gestapo, il avait échappé au assurera la direction pendant 17 ans.
mars, chez Albin Michel. en Yougoslavie, il avait rejoint à dix- peloton d'exécution grâce à l'inter- Devant le désastre de 1940, Serge
neuf ans, pendant la Seconde Guerre vention du chef de la Milice. Quand Dalens, Jean-Louis Foncine et Pierre
ESSAIS, DOCUMENTS mondiale, les maquis de la résistan-
à la Libération celui-ci sera à son Joubert décident de continuer le
Mémoires de Ponce Pilate, par Anne ce monarchiste serbe du général combat à leur façon, par des livres
tour arrêté, le père Bruckberger ne
Bernet. En mars, chez Plon. Mihaïlovitch. Après la victoire des
parviendra pas à le sauver, mais il qui maintiendront chez les enfants et
partisans communistes de Tito, en
Le Héros aux cent combats. témoignera à son procès et l' accom- les adolescents Je goût de la vaillan-
1945, il avait trouvé refuge en Suis-
La Grande épopée des Celtes. pagnera à la mort. Après-guerre, le ce. Au monde gris des adultes, ils
Troisième époque, par Jean Markale. se, où il avait travaillé à une thèse de
père Bruckberger prendra de grandes opposent le modèle du clan secret,
En mars, chez Pygmalion-Watelet. doctorat sur la III' Internationale, jeune et viril, celui des chevaleries
libertés avec la règle ecclésiastique
publiée en 1950 avec une préface de
L'Égypte, une aventure savante, par et se consacrera à sa carrière littérai- instinctives, du courage et de l'ami-
Raymond Aron. Envoyé ensuite à
Yves Laissus. En mars, chez Fayard. re. Ses articles, et ses livres ont bien tié. Serge Dalens, qui était juge pour
Bruges poursuivre des études au
Faber et artifex. L'artiste au Moyen souvent suscité des polémiques enfants, n'ignorait rien des secrets
Collège d'Europe, il avait fait la de 1'adolescence. Dans sa préface à
Age, par Alain Erlande-Brandenbourg. avant de lui valoir de succéder à
connaissance de Georges Albertini
En mars, chez Fayard. Raymond Aron à l'Académie des La Mort d'Éric (1943), il écrivait :
et par son intermédiaire était entré
sciences morales et politiques. On « Je pense qu 'un garçon de quinze,
Les Cathares, de Montségur aux au comité de rédaction du Bulletin
derniers bûchers, par Michel peut citer Nous n'irons plus au bois seize ou dix-sept ans est un garçon,
d'études et d'information de poli-
Roquebert. En avril, chez Perrin. (Amiot-Dumont, 1948) Tu finiras c'est-à-dire un homme. Je pense
tique internationale (BEIPEI), qui
Histoire de l'Algérie, des origines à nos sur l'échafaud, (Flammarion, qu'il peut tout comprendre, aussi
deviendra en 1956 la revue Est &
jours, par Pierre Montagnon. En avril, 1978) ; Le/Ire ouverte à ceux qui ont bien, mieux peut-être qu'une "gran-
Ouest. C'est là qu'il s'était lié à
chez Pygmalion-Watelet. mal à la France, (Albin Michel, de personne", précisément parce
Boris Souvarine. À la mort de ce
1985) ; Oui à la peine de mort, qu'il allie, pour un temps très court,
Le Suaire de Turin, par Maria Grazia dernier, en 1985, Branko Lazitch
Siliato. En mars, chez Plon. (Plon, 1986) ; ou des Mémoires la générosité de l'enfance à la
avait repris la direction d'Est-Ouest
parus en 1989 À l'heure où les vigueur de l'homme. Parce qu'il sait
La République des opportunistes 1871- jusqu'en 1992, date à laquelle la
ombres s'allongent (Albin Michel). tout ce qu'on lui cache et ne dit
1890, par Jérôme Grévy. En avril, revue se saborda. Branko Lazitch
chez Perrin. rien... » Serge Dalens est mort le 9
était l'un des meilleurs spécialiste de
Serge Dalens janvier 1998.
Histoire de Budapest, par Catherine l'histoire du communisme. Son
Horel. En mars, chez Fayard. monumental Biographical Dictiona- A Nancy, pendant l'hiver de 1933,
ry of the Komintern, publié par un jeune soldat imagine un roman
Robert Martel
Naissance de la noblesse, par Karl-
Ferdinand Werner. En mars, chez Fayard. l'université de Stanford - pas encore pour adolescents qu ' un de ses amis Robert Martel est décédé le 21
traduit en français -, lui a valu une pourrait illustrer. Le jeune homme décembre 1997, à Bruz (Ille-et-Vilai-
Le Trésor des savoirs oubliés,
réputation internationale. Les tra- s'appelle Yves de Verdilhac, Serge ne), à l'âge de soixante-seize ans. Né
par Jacqueline de Romilly. En mars,
chez Bernard de Fallais. vaux de Branko Lazitch sur le Dalens en littérature, et son ami est en Algérie, où sa famille était établie
Komintern ont été largement utilisés le dessinateur Pierre Jou bert. Le depuis quatre générations, il avait été
Histoire de l'esclavage aux États-Unis, dans Le Livre noir du communisme un farouche opposant de la politique
par Claude Fohlen. En mars, chez Perrin. livre conçu cet hiver-là paraîtra en
publié sous la direction de Stéphane 1936. Ce sera Le Bracelet de ver- d'abandon de l'Algérie. Le 13 mai
Dictionnaire de stratégie militaire des Courtois. 1958, c'est lui qui avait donné le
origines à nos jours, par Gérard meil, premier volume de la série du
Signalons que les éditions Plon font Prince Éric, un million d'exem- signal de l'assaut du Palais du gou-
Chaliand et Arnaud Blin. En mars, chez
paraître le 12 mars sous le titre de plaires vendus. En 1935, un troisiè- vernement d'Alger. Surnommé << Je
Perrin.
Chroniques du mensonge commu- chouan de la Mitidja », lors du
Histoire militaire de la France, de la niste un ensemble de textes de Boris putsch d'avril 1961, il avait assuré
Révolution à 1914, tome 1, Souvarine choisis et présentés par l'hébergement des généraux Salan et
par W. Serman et J.-P. Bertaud.
En avril, chez Fayard. Banko Lazitch et Pierre Rigoulot. Jouhaud. Recherché tant par le FLN
que par la police française, il avait en
Les Soldats de la Grande Armée, par
Jean-Claude Damamme. En mars, chez Raymond 1962 gagné la métropole où, finale-
ment arrêté, il était resté dix-huit
Perrin. Bruckberger mois à la prison de la Santé. Pendant
La Guerre à l'Est. Histoire d'un Raymond Bruckberger est décédé le sa détention, il avait écrit en collabo-
régiment allemand 1941-1944, 4 janvier 1998 à l'âge de quatre- ration avec Claude Mouton un récit
par Auguste von Kageneck. En avril,
chez Perrin. vingt-onze ans en Suisse, où il rési- des événements que tous deux
dait depuis 1962. Entré dans l'ordre avaient traversés, La contre-révolu-
La Guerre absolue 1940-1945. C'était des Dominicains en 1929, à vingt- tion en Algérie (Éditions de Chiré,
le XX' siècle, tome III, par Alain deux ans, il avait été Je secrétaire de 1972), toujours disponible au prix de
Decaux. En avril, chez Perrin.
la Revue thomiste, avait fréquenté 155 F franco chez le même éditeur
Guide des pèlerinages en Europe, par les Maritain, rencontré Bernanos. (DPF, BP 1, 86190 Chiré-en-Mon-
Régis Hanrion. En mars, chez Fayard. Engagé en 1939 au 24' bataillon de treuil).
Hurrah lara, par Jean Raspail.
En avril, chez Albin Michel.
Cœur-de-Cuir, par Patrick Gofman.
En mars, chez Flammarion. Pages t·éalisées par l\fACHA l\1Al\'SKI

Il
ÉDITORIA

Le choc des civilisations


e n'ai jamais cru à l'explica- à Harvard et ancien consultant du

J tion de l'histoire par les


menées secrètes. Mais je n'ai
pas la naïveté de penser que les
interprétations officielles donnent
Conseil national de sécurité des
États-Unis. Amplifiant une étude
publiée en 1993 dans la revue
Foreign Affairs, il pronostique que
une explication satisfaisante des les conflits de l'avenir opposeront les
grands événements. L'une des rai- grands civilisations de la planète (1 ).
sons d'être d'Enquête sur l'histoire Ce n'est pas, en soi, une thèse d'une
est d'aller ·en tout domaine au-delà grande originalité. L'histoire a tou-
des apparences et de ne pas prendre jours été faite de chocs de civilisa-
pour argent comptant la version tions - ce que Spengler appelait les
institutionnelle des faits historiques. grandes cultures. Le monde hellé-
Nous savons bien que l'histoire nique contre l'Orient, Rome contre
fonctionne souvent comme un Carthage, la Chrétienté contre
théâtre, avec une scène et des cou- l'Islam, etc.
lisses qui sont au moins aussi Huntington identifie aujourd'hui
importantes que la partie éclairée huit grandes civilisations : occiden-
par les projecteurs. tale, latino-américaine, musulmane,
C'est dire que, dans un numéro Le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, à Bonn, en mai chinoise, hindoue, slavo-orthodoxe,
consacré aux services secrets, nous 1962. Après avoir longtemps combattu l'Allemagne, le général bouddhiste et africaine. On constate
ne pouvions nous en tenir à 1' aspect de Gaulle en était venu à l'idée que, dans un monde changé, le destin tout de suite que cette énumération
anecdotique de la question, sans des deux nations issues de l'Empire franc était de s'unir si elles ne fait l'impasse sur la spécificité d'une
négliger cependant ce que l'on peut voulaient pas disparaître. culture (civilisation) européenne
y apprendre. Plusieurs études vont non réductible à la civilisation occi-
donc bien au-delà de l'univers classique du renseignement, de l'espion- dentale-américaine. Le concept d'Occident, telle que l'utilise Hunting-
nage et des coups tordus, pour étudier par exemple la conduite secrète ton, c'est-à-dire l'atlantisme à direction américaine, est tout à fait récent.
de la guerre, dont les Anglo-Saxons se sont fait une spécialité. De ce C'est un instrument de l'hégémonie anglo-saxonne qui date, tout au plus,
point de vue, le second conflit mondial, la guerre du Golfe ou les des- de la Seconde Guerre mondiale. En vérité, les Américains n'ont jamais
sous de l'islamisme offrent d'utiles terrains de réflexion. eu le sentiment de former une communauté avec les Européens.
A quoi servent les services secrets ? La réponse coule de source. Ils Les États-Unis se sont constitués sur le refus de la tradition histo-
sont l'un des instruments par lesquels un État s'efforce d'atteindre ses rique européenne assimilée au mal par leurs fondateurs puritains. De
objectifs dans le monde des puissances. Mais qu'est-ce qu' un État? La fait, dans l'Europe réelle, celle de l'ancien espace franc, contrairement
pensée classique répond que c'est un pouvoir souverain, exclusif de aux États-Unis, le temps et l'espace sont histoire. La culture européenne
toute subordination, capable de garantir sa propre sécurité et celle de ses est enracinée dans des pays, des peuples, des nations et un passé multi-
ressortissants contre les périls intérieurs ou extérieurs. Cette définition millénaire. Suivant le mot d'Otto de Habsbourg, les peuples d'Europe
attire aussitôt l'attention sur la dégradation d'un État aussi ancien que la ont édifié au fil des siècles des villes dont le cœur n'est pas la tour d'une
France, qui s'est progressivement dépossédé de sa souveraineté au pro- banque ou un silo à grains, mais un beffroi ou une cathédrale. Il faut
fit d'autres instances juridiques, l'ONU et l'Union européenne. Par la réfléchir à ce symbole et à d'autres. Aux États-Unis, par exemple, la
reconnaissance implicite de « zones de non-droit » sur son propre terri- terre n'est qu'une activité économique, un « business ». Inversement,
toire, ce même État fait le constat de son impuissance à garantir sa sécu- depuis la plus haute Antiquité, l'Europe a porté à la terre nourricière un
rité intérieure et celle du peuple dont il a la charge. culte religieux, que la modernité elle-même n'a pu effacer. En Amérique
La dégradation accélérée d'un vieil État ne signifie pas la fin des et en Europe, l'univers du sens fonctionne de façon opposée.
tensions dans un monde soudain voué au bonheur et à la paix. Le monde Le jour n'est pas encore venu pour les Européens de secouer le joug
réel reste celui des affrontements entre les puissances et les intérêts, où « colonial » de l'Amérique. Mais ce jour viendra, qui, sous l'effet du
jamais la pitié n'est accordée aux faibles et à ceux qui sont condamnés, danger, pourrait précipiter la véritable naissance politique de l'Europe.
même quand des discours sirupeux leur sont prodigués pour accélérer A ce point du raisonnement, nous rejoignons l'univers du secret, inhé-
leur agonie. rent aux conflits où s'affrontent les puissances ...
Le seul horizon certain de l'histoire est le conflit, quelle qu'en soit DOMINIQUE VENNER
la forme. C'est ce que vient de rappeler Samuel Huntington, professeur (!)Samuel Huntington, Le Choc des civilisations. Odile Jacob, 1997.
Le eentenaire de Georges Dumézil
1y a douze ans, la mort mettait fin aux intellectuellement gratuite et scientifiquement Si système, il y a, c'est alors celui de la

1 publications de Georges Dumézil et l'on


célèbre cette année le 1oo· anniversaire de sa
naissance. Ses écrits posthumes sont
stérile. Cette stratégie inédite privilégiait la
notion de structure et aboutissait à appréhender
telle ou telle civilisation comme une totalité
structure mentale observée, mais non pas celui
du raisonnement qui la décrit. Ne s'agit-il pas,
en fait, d'une« pensée traditionnelle >> dont la
aujourd'hui connus (1). Ils n'ont rien ajouté à cohérente portant en elle-même sa logique continuité et les récurrences ne sont nullement
une œuvre qui était dès longtemps et demeurera propre, au détriment des classifications signes de monotonie et de stérilité, mais au
la découverte d'un siècle. Œuvre vouée pour anciennes qni relevaient toutes de la typologie et ·contraire d'une activité toujours en éveil, sans
l'essentiel aux Indo-Européens, considérés non dont l'universalisme de principe était d'emblée cesse renouvelée parce qu'elle s'alimente aux
plus seulement comme les locuteurs d'une condamné à tenir pour indignes d'être posés tous sources vives et immédiates de l'activité
langue dont ont procédé d'autres langues qui les problèmes qu'il était impuissant à résoudre mentale, dans une zone de l'esprit qui
ont été à leur tour à l'origine de nos langues Frazer et d'autres avaient affirmé que les s'apparente plus aux pulsions instinctives qu'à
européennes et de quelques autres, répandues en mythes ne sauraient être que la traduction de la réflexion consciente, tout en ressortissant
Asie occidentale et jusqu'en Inde septentrionale, l'observation .sensible des phénomènes naturels néanmoins incontestablement aux fonctions de
mais comme un peuple pourvu d'une identité et et physiques. Tout ce dont leur théorie ne la pensée ?
porteur d'une culture propre, elle-même nourrie rendait pas compte tombait ainsi dans le Entré en gêneur dans les sciences humaines
d'une pensée traditionnelle originale à laquelle domaine de l'anormal ou de la contingence de notre siècle, imposant une vue des faits et des
Dumézil donna le nom d'idéologie des trois purement historique, d'un accidentel non hommes qui bouleverse les théories à la mode et
fonctions. Cette dénomination pouvait paraître significatif de l'humain. Dumézil constate cette les idées reçues, Dumézil s'est heurté, et sa
ambiguë en raison du caractère abstrait et carence et inverse les données de départ de la mémoire se heurtera sans doute encore, à la
dogmatique que revêtent trop aisément les théorie frazérienne. A ses yeux, ce ne sont plus force d'inertie des habitudes intellectuelles et à
idéologies modernes. Mais le grand découvreur les phénomènes et les manifestations sensibles la pesanteur des préjugés, souvent affectifs et
s'employa inlassablement à préciser et à qui conditionnent le mental pour donner parfois même passionnels, du monde savant et
nuancer sa méthode d'investigation et l'analyse naissance au mythe, mais au contraire les universitaire, sans parler de l'opinion et du
des phénomènes mentaux dont il avait à rendre mythes qui, déterminés eux-mêmes par les jugement de ce qu'il est convenu d'appeler le
compte. Il dut parcourir une longue route structures du psychisme qui les a prodnits, grand public cultivé, lorsque celui-ci s'est piqué
solitaire, d'abord avant de parvenir à sa donnent forme au corps social, à l'organisation bien tardivement de s'intéresser aux travaux
découverte capitale de 1937 (les trois fonctions de la communauté humaine comme aux que l'Académie française avait voulu honorer en
et l'organisation sociale dans les manifestations de la pensée telles que la religion, accueillant leur auteur en son sein. Voltaire ne
correspondances entre Indiens et Iraniens d'une le droit, les institutions et, de surcroît, disait-il pas, voici plus de deux siècles, que les
part, Celtes et Latins d'autre part), puis entre la déterminent leur fonctionnement. Préexistant idées voyagent à petites journées ? Celles du
toute première formulation de celle-ci et désormais à tout autre usage de la pensée, les fondateur de la nouvelle mythologie comparée
l'élaboration définitive, universellement mythes imposent à la culture leur interprétation auront donc encore quelques étapes à parcourir
reconnue, de sa façon de concevoir et d'aborder du réel, la vision du monde dont ils sont avant que d'être rendues à destination, c'est-à-
les manifestations et réalisations diverses, les porteurs. Eux seuls sont en fait à l'origine des dire d'occuper dans la culture moderne et dans
« avatars », du schéma mental sur lequel repose conceptions qui sont appelées à se réaliser
l'univers des connaissances du monde
la pensée trifonctionnelle indo-européenne. éventuellement dans l'histoire. Ils posent
contemporain la place qui leur revient en raison
La méthode dumézilienne, mise au point au d'emblée l'univers sans avoir recours à une
de leur vertu novatrice et de la révolution
terme de longs tâtonnements, mûrie et précisée, réflexion expérimentale. L'évolution des
qu'elles opèrent dans l'édifice séculaire des
puis de nouveau remise en question pour donner mentalités et des cultures n'est ensuite que le
conceptions sur lesquelles ont jusqu'ici reposé
lieu à de nouvelles investigations toujours plus fruit de leur vitalité ou de leur détérioration, de
les sciences de l'homme.
approfondies et plus rigoureuses, permet à leur affaiblissement momentané ou définitif, au
JEAN-PAUL ALLARD
l'esprit de se livrer au libre exercice dialectique contact des situations historiques. Les mythes
Jean-Paul Allard, agrégé d'allemand, dirige la
qui accepte la confrontation de la théorie et du peuvent disparaître à jamais de la pensée et de
réel, de l'hypothèse et des faits, de l'intuition et la conscience d'une civilisation ou subir des Section d'études allemandes et germaniques à la
de l'âpre cheminement rationnel qui la éclipses plus ou moins longues, à leur tour faculté des langues de l'université Lyon III.
corrobore ou vient l'anéantir. Elle est ainsi suivies de résurgences. Les formes qu'illeur Professeur des universités, il dirige l'Institut
parvenue à bâtir un univers de références arrive de revêtir, les projections idéologiques d'études indo-européennes, 18, rue Chevreul,
stables et de certitudes désormais établies qui qu'ils engendrent sont en proie au changement 69007 Lyon, et publie la revue Études
constituent les éléments irréfutables d'une grille et à l'évolution, mais elles ne font jamais, dans indo-européennes. Il est l'auteur de L'Initiation
d'interprétation susceptible de s'appliquer aux leurs successives disparités contingentes, que se royale d'Erec le chevalier (Milan et Paris 1987,
phénomènes les plus divers du monde indo- renouveler, se << restructurer ,. selon les mêmes Arché et Les Belles Lettres), interprétation
européen ou des aires culturelles qui, ayant subi schèmes notionnels fondamentaux. L'essence de dumézilienne du roman de Chrétien de Troyes.
son influence, peuvent, à l'instar de la la pensée indo-européenne est pérenne dans
(1) Le Roman des jumeaux. Esquisses de mythologie.
civilisation nipponne, se réclamer de lui. toutes les réalisations accidentelles variables que
Paris, 1995.
Après avoir fait renaître la mythologie lui impose l'histoire en la contraignant à se
comparée, désormais dégagée de l'autorité de traduire en actes et en discours, en paroles et en BffiLIOGRAPHIE :
James Frazer (sans qu'il faille pour autant attitudes. On constate alors que Je temps n'a de Georges Dumézil, Mythe et épopée 1, 11, et III
rejeter au néant tous les renseignements colligés prise que sur la surface concrète de la pensée, (Quarto-Gallimard). Loki (Champs-Flammarion).
dans Le Rameau d'Or), le génie de Dumézil a mais non pas sur ses soubassements récurrents. Heur et malheur du guerrier (Champs-Flammarion).
consisté à accorder aux faits mentaux et Le schème de base des mythes indo-européens Mythes et dieux des lndo-Européens. Textes réunis et
culturels la primauté absolue sur les faits demeure égal à lui-même en dépit des matériaux présentés par Hervé Coutau-Bégarie (Champs·
matériels et sociaux, sans jamais perdre de vue utilisés lors de la construction des édifices Flammarion).
que la pensée ne fonctionne qu'en un système idéologiques ou philosophiques, poétiques ou Jean Haudry, Les Jndo-Européens (Que sais-je ?).
dans lequel l'ensemble l'emporte toujours sur religieux dont il inspire invariablement le plan EN SURIMPRESSION :
les parties, qui ne sauraient dès lors être isolées et dont seule la diversité d'aspects dérobe au Dessin de Gourmelin figurant les trois fonctions de
pour subir une analyse différenciée, regard non averti l'identité profonde. 1'imaginaire indo-européen.

Il
ENTRETIEN AVEC THIERRY WOLTON

En France., une
«
insupportable censure
s'exerce sur l'histoire
contemporaine »
Journaliste d'investigation et écrivain, Thierry
Wolton est l'auteur notamment du KGB en France (1)
et du Grand Recrutement (2). Dans ce dernier livre il
révélait l'existence d'un important réseau secret
soviétique au sein des mouvements antifascistes et
pacifistes d'avant-guerre en France. L'an passé, il
dévoilait dans La France sous influence comment les
dirigeants soviétiques ont tenté de manipuler les
élites françaises, de droite comme de gauche (3). Les
critiques n'ont pas manqué, venant des milieux qui
se sentaient visés. Ayant eu, dans sa jeunesse, des
sympathies maoïstes et ayant appris son métier de
journaliste à Libération, Wolton reste un esprit libre
qui dérange. Dans son nouveau livre, L'Histoire
interdite (4), il demande que l'on fasse sur le commu-
nisme le travail de mémoire que l'on a fait sur le Thierry Wolton. Dans son nouveau livre
L'Histoire interdite, il dénonce la censure
nazisme. Nous l'avons rencontré. qui s'exerce sur la période contemporaine.
OIRE CENSURÉE

Enquête sur l'histoire : Le titre de ESH : Comment expliquez-vous la dif- tiques pour ne pas désespérer de l'« ave-
votre livre, L'Histoire interdite, signifie-t-il férence de traitement entre victimes du nir radieux », maintenant, il convient de
que s'exerce aujourd'hui une censure sur nazisme et victimes du communisme ? les exclure afin de sauvegarder la
l'histoire contemporaine? TW : La raison en est claire. Il y a « mémoire ». Existerait-il une mémoire
Thierry Wolton : Oui, en quelque sorte. aujourd'hui au sein de la gauche, prise au interdite?
L'histoire qu'on nous raconte est mythifiée sens large, incluant communistes et trots- TW : Dans Le ·Grand Recrutement,
dès que l'on aborde la dernière guerre, kistes, mais aussi à droite, notamment chez quand j'ai mis en cause Pierre Cot, il s'agis-
l'Occupation, la Résistance. Elle est occultée certains gaullistes au nom d'une ancienne sait d'une figure importante du milieu pro-
quand il s' agit du communisme et des com- fraternité d' armes, tout un courant qui gressiste. Ministre de l'aviation, personnage
plicités dont il a bénéficié en France. Et il est cherche à séparer la réalité criminelle du clé du Front populaire, à la pointe de la lutte
interdit de toucher aux légendes ou de dévoi- communisme, de l'utopie elle-même. Il fau- antifasciste pendant la guerre d'Espagne,
ler les compromissions. Les Français sont drait masquer les crimes pour ne pas ternir ami et patron de Jean Moulin, il était de
donc frappés d'une hémiplégie de la mémoi- l'idéal ! C'est une autre forme de négation- mauvais ton de révéler ses rapports
re. Cinquante ans après la guerre, on braque nisme ! Peut-on aujourd'hui imaginer le « professionnels » avec les services de ren-
les projecteurs sur les crimes du nazisme, les nazisme sans Auschwitz ? Heureusement seignements soviétiques. Quand j'ai publié
complicités de Vichy et le malheur des vic- non. Pour moi, il n'est pas possible non plus ce que j' ai découvert sur lui, j'ai été violem-
times. Mais, presque dix ans après la chute d'imaginer le communisme sans le Goulag. ment_;:tttaqué et diffamé car, à travers ce cas,
du communisme, la responsabilité des démo- Or, que constatons-nous ? Robert Hue n'a-t- j'ai eu le tort de montrer que les Soviétiques
craties, et de la France notamment, dans la il pas déclaré qu '« il est dérisoire et gro- avaient abusé de la lutte contre le nazisme
création de ce système et dans son expansion tesque de réduire le bilan du communisme à pour subvertir les démocraties et ensuite, les
est toujours ignorée. Pourquoi la mémoire une comptabilité macabre » ? Lionel Jospin tromper avec la signature du pacte Staline-
d'un côté et l'oubli de l'autre ? J'approuve n'a-t-il pas proclamé : « Je suis fier de Hitler. Au fond, les Rouges et les Bruns
tous les efforts qui aboutissent à la condam- compter des ministres communistes dans étaient faits pour s'entendre, ce que la
nation sans appel du nazisme, mais je trouve mon gouvernement » ? Tout cela montre que mémoire antifasciste, telle qu'elle s'est
curieux qu' on refuse de faire de même pour le chemin est encore long avant que l'on constituée après la guerre, ne peut admettre.
le communisme.
ESH : Quel accueil les histo-
L'épouvantail du fascisme
ESH : Quelle est la cause riens professionnels ont-ils réser-
de cette « hémiplégie » de la continue à être brandi vé à vos révélations ?
mémoire? pour faire passer au second plan TW : En dehors de remar-
TW : ll faut remonter au les crimes du communisme. quables exceptions comme Fran-
désastre de 1940. Plusieurs L'horizon du communisme, çois Furet, Alain Besançon ou Sté-
mémoires se sont élaborées après c'est le camp de concentration phane Courtois, il règne chez les
coup pour faire accepter ce drame. historiens un étouffant conformis-
La mémoire gaulliste d' abord qui a fait du comprenne que l'horizon du communisme me intellectuel. Des membres de l'IHTP,
Général l'incarnation de la Résistance et qui c'est le camp de concentration. Mais allons certains éléments du CNRS ou de Sciences-
voulait faire des Français un peuple de résis- plus loin. Enfermée dans une logique qui la po se sont érigés en gardien de leur propre
tants, en dehors d'une petite poignée de met à la remorque des communistes, la orthodoxie. Ils brandissent la table des lois
traîtres. Parallèlement, la mémoire commu- gauche social-démocrate continue à pré- de leur histoire quand on remet en question
niste a construit une légende faisant du Parti tendre qu'elle représente le bien et que les les dogmes ou les mythes d'une mémoire
l'âme de la lutte antifasciste, revendiquant autres sont le mal. Et pour préserver son qu'ils ont aidé à constituer. En révélant des
jusqu'à « 75 000 fusillés », ce qui a long- identité, elle s'accroche au vieil antifascis- liaisons entre Jean Moulin et les services
temps permis d'escamoter la compromission me, car c'est finalement tout ce qui reste de secrets soviétiques, avant la guerre, j'ai com-
du pacte germano-soviétique. Or, de la Fran- valable des décombres du communisme. mis avec Le Grand Recrutement un crime de
cisque de Mitterrand au procès Papon, de Alors qu'hier la monstruosité du nazisme a « lèse-histoire ». Pourtant, je n'ai jamais
commémorations en repentances, on a pu pu masquer la terreur stalinienne, contesté sa qualité de grand résistant et de
constater que les Français n' avaient pas tous aujourd' hui l'épouvantail du fascisme conti- héros. Je me suis simplement attaché à
été résistants ni tous collabos. Il y a donc nue à être brandi par certains pour faire pas- dévoiler la partie cachée de ce personnage
une exacerbation de la mémoire sur toute ser au second plan les crimes du communis- public, qui a ensuite été mythifié pour des
cette période de la guerre et de l'Occupation me et la responsabilité de ceux qui ont soute- raisons politiques que j'explique dans mon
car la vérité a été enjolivée ou noircie. Paral- nu cette idéologie. N'oublions pas, par livre. Edgar Morin a écrit au sujet de Jean
lèlement, concernant le communisme, il exemple, que Pol Pot a été formé en France Moulin : « On peut être un héros et un
existe une volonté, quasi inconsciente par des communistes français. espion. » C'est une évidence même s'il
d'ailleurs, de ne pas concevoir l'ampleur de n'existe, pour l'instant, aucune preuve que
cette tragédie, ce qui aboutit à cette « hémi- ESH : Hier, écrivez-vous dans votre Moulin ait été un agent patenté ! Comme
plégie » dont je parle. livre, il s'agissait d'excommunier les héré- maintenant Gérard Chauvy pour son livre


L'HISTOIRE CENSURÉ

sur le couple Aubrac, j'ai eu à subir les régime est une de ses composantes essen- sibles qu'en ce qui concerne la répression
assauts de certains fonctionnaires de l'histoi- tielles. Parmi les vingt et une conditions intérieure et non les manipulations et infiltra-
re qui se sont accaparés la Résistance. Rien d'adhésion à l'Internationale communiste tions dans les pays occidentaux. Cependant,
ne m'a été épargné, y compris jusqu'à me figure, dès 1920, le devoir de combiner tra- la police politique était présente dans tous les
comparer à Faurisson. C'est un exemple de vail légal et travail illégal. La seule manière organes du régime. Ainsi, l'ouverture des
cette sorte de terrorisme intellectuel qui vise d'étudier le mouvement communiste est donc archives de l'Internationale communiste
à faire taire les chercheurs libres. de s'intéresser à ses « organes », et notam- (Komintern) apporte son lot d'informations.
ment à leur activité clandestine et conspirati- C'est en effet un organe largement engagé
ESH : Pensez-vous que le qualificatif ve. Au bureau politique on parlait du travail dans la subversion, notamment à travers sa
de « nouvel historien » vous convienne ? conspiratif. La Tchéka d'abord, devenue la branche de l'OMS (6). De même l'ouverture
TW : Je ne revendique pas le titre d'his- Guépéou (GPU), puis le NKVD et enfin le des archives du ministère des Affaires étran-
torien, nouveau ou ancien. En fait, si on KGB, a toujours été le bras armé du Parti, gères (MID) a-t-elle été profitable. De nom-
parle aujourd'hui de « nouveaux » histo- étendant son influence sur tous les organes. breux agents du KGB travaillaient sous cou-
riens, c'est surtout parce qu'il y a une On constate ainsi que les services secrets et la verture diplomatique et on retrouve par ce
« vieille » histoire qui a besoin d'un bon police politique sont l'ossature du régime. biais des informations sensibles.
coup de ménage concernant la
période contemporaine. En effet, le ESH : Qu'est-ce que l'ouver-
Depuis toujours, le communisme
communisme, idéologie dominante ture partielle et momentanée des
du XX' siècle, a imprégné profon- c'est le secret. Dès l'origine, archives de l'Est a apporté à la
dément les consciences et les la Russie des soviets connaissance réelle de l'histoire
modes de pensée. L'histoire en a s'est considérée du communisme ?
pâti car l'idéologie s'est immiscée comme en guerre TW : A travers ces archives, on
dans son écriture. Il faut, contre tous les autres États peut pénétrer par une fenêtre, très
aujourd'hui, revoir tout ce qui a été étroite toutefois, dans le complexe
dit et reconsidérer notre passé à la lumière ESH : Ne vous exposez-vous pas au appareil policier du mouvement communiste.
des nouvelles sources d'information acces- reproche de ne regarder l'histoire que par Ces documents ont déjà prouvé leur valeur en
sibles. Au-delà de l'histoire mythifiée, nous le prisme déformant des menées secrètes ? permettant de dévoiler certaines compromis-
pourrons appréhender le passé d'une maniè- TW : Je ne crois pas que l'histoire sions. Ils couvrent l'ensemble de la période
re plus conforme à la réalité des faits, mais s'explique par des complots. Mais le rôle du soviétique, c'est-à-dire une bonne partie de ce
cela va demander du temps. « Les obstacles secret y est parfois capital, surtout en ce qui siècle. Finalement, dans son obsession du rap-
à un bon examen ne viennent pas tant de ce concerne le monde communiste. A l'image port administratif, le complexe policier com-
que l'esprit est vide de science que de ce des Anglo-Saxons, nous devrions accorder muniste rend service à l'histoire. Mais cela ne
qu'il est plein de préjugés », disait le philo- plus de place à l'histoire secrète. C'est, se limite pas au communisme. Il est notable
sophe Pierre Bayle. Einstein pensait, lui, notamment aux États-Unis, une matière qui que la parution, ces dernières années, de deux
qu'une découverte ne s'imposait pas, ou peu, s'enseigne à l'université. Elle est intégrée au ouvrages basés sur ce que j'appellerai de
par la démonstration mais plutôt avec la dis- processus de l'étude de l'histoire. Les spé- l'investigation historique, Une Jeunesse fran-
parition des tenants des anciennes thèses et cialistes de ces disciplines ne sont pas sujet çaise de Pierre Péan, et Aubrac, Lyon 1943,
l'émergence d'une nouvelle génération de au dénigrement (5). de Gérard Chauvy, a davantage fait avancer la
chercheurs. C'est exactement ce qui est en Les historiens français, dans leur grande connaissance sur la période de l'Occupation
train de se passer sur le terrain de l'histoire. majorité, ne conçoivent pas ce phénomène. que les travaux des chercheurs professionnels.
Il faut en finir avec les préjugés anciens et Pourtant, ce n'est pas en lisant la Pravda et PROPOS RECUEILLIS
c'est l'émergence de nouveaux historiens qui en se référant à la politique officielle du régi- PAR VIRGINIE TANLAY
va assurer le renouveau. me soviétique que l'on peut comprendre le ET GILLES BOURGUIGNON
socialisme réel.
ESH : A travers vos ouvrages, Le KGB (!)Grasset, 1987.
en France, Le Grand Recrutement, La (2) Grasset, 1993.
ESH : Quelle est la nature des archives
(3) Grasset, 1997.
France sous influence, vous insistez sur que vous avez explorées ? (4) Lattès, 1998.
l'action secrète qui a toujours été la parti- TW : J'ai notamment accompli des (5) Ancien directeur de la DGSE, l'amiral
cularité du pouvoir soviétique. L'étude recherches dans les archives des services Lacoste a créé en 1995, à Marne-la-Vallée, un
des services secrets est-elle nécessaire à la secrets américains, anglais et soviétiques. Institut de formation universitaire du renseigne-
compréhension du communisme ? Je me suis rendu à Moscou dès septembre ment, initiative sans équivalent en France.
TW : Il faut bien voir que depuis tou- 1991, à peine un mois après l'échec du (6) OMS : Département des liaisons internatio-
nales du Komintern. C'est à travers l'OMS que se
jours le communisme c'est le secret. Dès putsch communiste du 21 août. A ce moment
faisaient les liaisons secrètes entre Moscou et les
l'origine, la Russie des soviets s'est considé- Eltsine, installé au pouvoir, laisse entendre partis communistes à 1'étranger (instructions, finan-
rée comme en guerre permanente contre tous qu'un trait serait tiré sur le passé. Malheureu- cements) et que se menaient les activités subver-
les autres États. La nature belliqueuse du sement, les archives du KGB ne sont acces- sives de l'Internationale communiste dans le monde.

Il
BAVURE ou TRAHISON .
?

L'affaire du
<< Rainbow Warrior >>
PAR JEAN KAPPEL

Ce fut l'une des bavures les


plus spectaculaires des services
français. Mais était-ce seulement
une bavure ? Démontage d'une
affaire où la politique parisienne
et certaines officines d'extrême
gauche ont joué leur rôle.

a nuit est tombée sur le 10 juillet 1985.

L Une nuit de l'été austral à Auckland,


en Nouvelle-Zélande, où vient d'arri-
ver trois jours plus tôt le Rainbow Warrior,
navire-amiral de l'organisation écologiste
Greenpeace, venu aux antipodes pour partici-
per à la campagne déclenchée contre les essais
nucléaires français prévus à Mururoa. A bord
du navire, les militants écologistes fêtent, sous
les étoiles, l'anniversaire de l'un des leurs. Ce qui reste du Rainbow Warrior dans le port d'Auckland, après l'attentat de la nuit du
De l'autre côté du port, un camping-car 10 juillet 1985. Les explosifs étaient de bonne qualité. Les nageurs de combat ont fait le travail
vient discrètement se ranger sur le parking et ont disparu sans se faire prendre. La suite fut moins brillante.
d'un petit aéro-club désert, à la sortie nord
d'Auckland. Il éteint ses veilleuses. Les deux fira alors de récupérer le pilote et son matériel, Zodiac qu'ils prennent pour des voleurs. Ils
occupants, un homme et une femme, obser- mais l'imprévisible intervient. signalent leur présence à la police à 21h35.
vent en silence la mer. L'endroit est à peu près Malgré l'heure très tardive, la douceur Entre-temps l'un des « voleurs » est reparti en
désert. Quand le vent porte le bruit d'un exceptionnelle de la température et une pleine courant pour revenir bientôt avec le camping-
moteur, l'homme descend du camping-car, lune superbe ont encouragé des pêcheurs à car qui vient se garer, tous feux éteints, pour
repère un petit Zodiac, puis marche sur la s'installer sur le pont et il n'est plus question charger le contenu du Zodiac. Furieux de ne
route en le suivant des yeux. Il se trouve alors de passer en dessous. Il faut pénétrer dans le pas voir arriver la police, l'un des vigiles
sur la langue de terre qui sépare l'océan Paci- bassin par le deuxième goulet, situé quinze prend sa voiture et se rend sur les lieux au
fique d'un vaste bassin. Deux ponts sont ins- cents mètres plus loin. L'embarcation peut moment où le camping-car démarre en trombe,
tallés au-dessus des goulets qui permettent aux alors accoster. Elle est hissée à terre et déchar- mais il a le temps de relever le numéro
bateaux de passer de l'océan au plan d'eau. gée en silence. L'endroit est désert et l'opéra- d'immatriculation. La police n'arrivera qu'à
Tout a été repéré à l'avance, le Zodiac doit tion devrait se réaliser en toute sécurité mais 22 h 30. Vingt minutes plus tard, une puissante
s'engager sous le premier pont et venir deux vigiles, chargés de surveiller un club explosion secoue le Rainbow Warrior. La
s'amarrer à un endroit désert du bassin. Il suf- nautique, ont repéré les deux hommes du coque avant est ouverte et les douze personnes

Il
1

L'AFFAIRE DU RAINBOW WARRIO

encore à bord doivent évacuer le bâtiment


mais un photographe portugais de l'expédi-
tion, Fernando Pereira, a oublié ses appareils
dans sa cabine. Il remonte à bord pour les y
rechercher, juste au moment où survient une
deuxième explosion. Le navire sombre et le
malheureux est noyé. Une mort imprévue qui
va transformer le sabotage d'un vieux rafiot
écolo en une véritable affaire d'État et placer
la France dans une situation des plus inconfor-
tables.
La police néo-zélandaise se met immédia-
tement au travail. Dirigée par le surintendant
Alan Galbraith, la Criminal Investigation
Branch d'Auckland accumule très vite de
nombreux éléments. Les vigiles du club nau-
tique fournissent le numéro d'immatriculation
du camping-car suspect. Celui-ci a été loué par
deux touristes suisses, Alain et Sophie Turen- t
<
ge. Les inspecteurs flairent la bonne piste et '------------"-~--~---""'-------'
demandent au loueur d'alerter la police dès Lors de leur présentation à la presse, les deux agents français capturés en Nouvelle-Zélande.
que les deux « touristes » se manifesteront, ce A gauche, la fausse Sophie Turenge, en réalité capitaine Dominique Prieur. A droite, le faux
qui se produit dès le lendemain. Alain Turenge, en réalité commandant Alain Mafart, du Centre d'instruction des nageurs de
Prévenus, les policiers néo-zélandais vien- combat d'Aspretto. Ils appliqueront la règle du silence, interdisant aux enquêteurs de remon-
nent « cueillir » les deux touristes, arrivés le ter au-delà d'eux-mêmes. C'est la presse française qui révélera aux Néo-Zélandais leur véri-
22 juin en provenance de Londres. Durant la table identité.
nuit du 10 au 11 , les Turenge ont dormi dans
le camping-car, une fois terminée leur mission braith a appris entre-temps que les passeports cache pas sa surprise. Quant à Charles Hernu,
de récupération. Ce n'est que le lendemain, en suisses qu 'on lui a présentés sont des faux. il jure ses grands dieux, au cours d'une
écoutant la radio, qu'ils ont appris la mort de Les deux agents se murent alors dans un réunion tenue le 16 juillet au soir, que ses ser-
Fernando Pereira. Au cours de la nuit, silence absolu et ils ne sont inculpés que vices ne sont pour rien dans cette affaire. Joxe
l'arrivée inattendue de la voiture du vigile les d'infraction aux lois sur l'immigration, pour songe à ce moment à un « coup tordu » des
a inquiétés, mais ils n'imaginent pas qu 'il a la raison qu'ils sont entrés dans le pays sous militaires de la DGSE pour déstabiliser Fran-
relevé leur numéro. Ils doivent en tout cas exécu- une fausse identité. Faute de disposer d'un çois Mitterrand et la gauche, à quelques mois
ter les ordres reçus et demeurer en Nouvelle- correspondant local qui puisse payer leur cau- d'élections législatives qui s'annoncent diffi-
Zélande jusqu'à la date prévue. A 23 heures, tion, ils sont incarcérés à Mount Eden, une ciles. Bref, le ministre de l'Intérieur apporte la
le 10 juillet au soir, ils auraient pu prendre un prison aux allures de château fort. collaboration de la police française à son
avion pour Nouméa, dix minutes à peine après homologue néo-zélandais pour identifier et
la destruction du Rainbow Warrior. .. La police française confondre des agents ... français.
Le 11 juillet, Alain Turenge a téléphoné à A la DGSE, où l'on connaît évidemment
apporte sa collaboration
Paris pour demander des instructions mais le tout le détail de l'opération, l'amiral Lacoste,
décalage horaire a fait qu'il n'a pu contacter à l'adversaire qui commande le service, propose de négocier
aucun responsable. Ce n'est que six heures directement avec les Néo-Zélandais pour
plus tard qu'il reçoit l'ordre de rentrer au plus A Paris, on a été rapidement informé de la enterrer l'affaire. Hernu ne veut pas entendre
vite. Il est déjà beaucoup trop tard. Arrêtés en « bavure » survenue en Nouvelle-Zélande. Le parler d'une telle démarche, qui reviendrait à
rendant le camping-car, Sophie et Alain ministre de l'Intérieur, Pierre Joxe, a eu reconnaître la responsabilité des Français dans
Turenge, reconnaissent avoir aidé un pêcheur connaissance de l'affaire quand les Néo- l'attentat. Il est convaincu qu'il faut continuer
à sortir son Zodiac du bassin, mais ils jurent Zélandais ont demandé à Interpol et à la police à mentir. Les Néo-Zélandais ne pourront
ne rien savoir de lui. Les pêcheurs qui, instal- française d'identifier le numéro appelé par les jamais accumuler de preuves suffisantes
lés sur le premier pont, ont aperçu l'homme Turenge après leur première arrestation. Il contre les Turenge, qui ne parleront pas. Ce
du Zodiac ne le reconnaissent pas en Alain et apparaît que c'est un numéro ultra-protégé qu 'ignore le ministre de la Défense, c'est que
les deux « touristes » ne disposent à l'éviden- correspondant au fort de Romainville, l'une lesdites preuves seront fournies aux Néo-
ce ni d'armes ni d'explosifs. Libérés, ils des bases du service Action de la DGSE. Zélandais par la police et la presse française,
appellent Paris et se voient conseiller de Informé, le président de la République, Fran- qui vont se charger de conduire l'enquête pour
recourir à un avocat néo-zélandais. Mais, çois Mitterrand, ne donne pas d'instructions eux.
quand celui-ci vient prendre contact avec eux, précises, si ce n'est de « laisser l'affaire à Le pouvoir apparaît alors complètement
ils ont été de nouveau arrêtés car Alan Gal- Fabius et Hernu ». Son Premier ministre ne divisé. D' un côté, le Premier ministre et le

Il
IRE DU RAINBOW WARRIOR

destruction volontaire, d'association de mal-


faiteurs et, enfin, de meurtre, se murent dans
un silence total. Autorisée à téléphoner depuis
sa prison, Sophie appelle le 31 juillet un
numéro en France. Celui de la caserne de
sapeurs-pompiers où elle demande à parler au
capitaine Joël Prieur qui se révélera être son
vrai mari. Quelques jours plus tard, c'est la
police française qui fournit en effet aux Néo-
Zélandais la véritable identité de leur prison-
nière, le capitaine Dominique Prieur.
Grâce aux coups de téléphone qu'elle a
donnés en France pendant son séjour à Auck-
land, les services d'Alan Galbraith découvrent
encore par la police française que la << taupe »
infiltrée dans les rangs de Greenpeace et
connue initialement sous le nom de Frédérique
Bonlieu n'est autre que le capitaine Christine
Cabon, qui demeure introuvable ...

e:< Les révélations


du journal "Le Monde"
Deux frères ennemis. A gauche, Charles Hernu, ministre socialiste de la Défense. A droite, mettent en cause
Pierre ]oxe, ministre de l'Intérieur. On s'interroge toujours sur les raisons qui ont incité ce la hiérarchie des armées
dernier à collaborer sans retenue apparente avec la puissance étrangère qui retenait prison-
niers les agents français.
A Paris, Charles Hernu et l'amiral Lacoste
continuent à nier toute participation française
ministre de l'Intérieur encouragent la se est celle d'un artiste peintre écologiste qui a au sabotage du navire écologiste, pendant que
recherche de la vérité ; de l'autre, Hemu hébergé à Auckland une certaine Frédérique la police française accumule les indices acca-
s'accroche au scénario initial d'une simple Bonlieu se faisant passer pour archéologue et blants contre la DOSE. Le 6 août, Laurent
mission de renseignement et le président de la se présentant comme une sympathisante du Fabius désigne, à la demande du président de
République demeure silencieux ... mouvement antinucléaire. L'étude du cata- la République, un enquêteur « au-dessus de
Pendant ce temps, les enquêteurs néo- logue d' une agence de voyages saisi à bord tout soupçon » pour rechercher si les services
zélandais avancent dans leurs investigations. permet également de retrouver les empreintes français sont mêlés, de près ou de loin, à cette
On a retrouvé, à bord du Zodiac abandonné au de Sophie et Alain Turenge. C'est la preuve affaire. Il s'agit de Bernard Tricot, ancien
soir du 10 juillet, une paire de baskets achetée qu'un lien existe entre eux et les marins de secrétaire général de l'Élysée à l'époque du
à Whangarei, un petit port de plaisance du l'Ouvéa. Il n'y a en revanche ni armes ni général de Gaulle. La presse poursuit elle aussi
nord de l'île, et ce sont des Français, quatre explosifs à bord du bateau et, le 17 juillet, 1'enquête et révèle bientôt la véritable identité
navigateurs arrivés le 25 juin à bord du voilier celui-ci a pu quitter Norfolk, les divers indices du faux époux Turenge, le commandant Alain
Ouvéa, qui en ont fait l'acquisition. Ils sont signalés plus haut n'étant révélés qu 'au cours Mafart, qui a commandé en second le Centre
identifiés, ce sont Raymond Velche, Éric des journées suivantes. L'Ouvéa fait alors d'instruction des nageurs de combat d'Aspret-
Audenc, Jean-Michel Berthelo et Xavier voile vers la Nouvelle-Calédonie, où il n'arri- to, où sont formés les hommes du service
Maniguet. Leur itinéraire est reconstitué. vera jamais. Récupérés en haute mer, les trois Action. Bernard Tricot rencontre pendant ce
Alan Galbraith est convaincu qu'il existe marins (Xavier Maniguet les a quittés pour temps les différents acteurs identifiés de
un lien entre les deux « équipes » et il expédie rejoindre Sydney et regagner directement la l'affaire, sauf Christine Cabon. Il interroge
ses inspecteurs dans l'île australienne de Nor- France) vont rentrer en métropole sur un vol notamment l'adjudant-chef Velche, le skipper
folk, où l'Ouvéa doit relâcher avant de rega- régulier et sous une fausse identité. Le surin- de l'Ouvéa, réapparu en France après que son
gner la Nouvelle-Calédonie. Les marins fran- tendant de la police d'Auckland va glaner un bateau eût disparu comme par enchantement
çais ne sont bien sûr au courant de rien ... mais élément supplémentaire en trouvant l'origine au large de la Nouvelle-Calédonie. Le rapport
on découvre à bord de nombreuses factures du Zodiac abandonné au soir du 10 juillet. Il a rédigé à 1' issue de cette enquête confirme la
qui permettent de reconstituer précisément été acheté chez Bamet Marine, à Londres, par thèse officielle. Il n'y est question que d'une
leur itinéraire en Nouvelle-Zélande, notam- un certain Éric Andreine, se présentant comme mission de renseignement, pas du sabotage du
ment celle d'un hôtel où se sont également Belge. Pour Galbraith, cet Éric Andreine n'est navire écologiste. Obéissant aux ordres de leur
arrêtés les faux époux Turenge. On retrouve autre qu'Éric Audenc, l'un des navigateurs de hiérarchie, les militaires, à commencer par
également une adresse qui va permettre l'Ouvéa. l'amiral Lacoste qui exécute ceux donnés par
d'identifier la « taupe » chargée d'infiltrer Pendant ce temps, les faux époux Turenge, son ministre, ont menti avec une belle unani-
Greenpeace en amont de l'opération. L'adres- qui sont désormais inculpés d'incendie et de mité à Bernard Tricot qui « n'écarte pas

Il
L'AFFAIRE DU RAINBOW WARRIO

l'hypothèse qu'on lui ait tu une par- Pierre Joxe ne la bloque pas et laisse
tie de la vérité » et qui conclut, non filer vers la Nouvelle-Zélande des
sans ironie, que « la façon dont la informations décisives, que les
DGSE a compris son rôle me paraît hommes d'Alan Galbraith n'auraient
avoir été conforme aux directives pas eu les moyens de trouver par
reçues par le service ». Le rappor- eux-mêmes. Certains n'ont donc pas
teur fait également remarquer que hésité à voir dans le ministre une
les occupants de l'Ouvéa ont quitté « taupe de l'Est», acharnée à détrui-
la Nouvelle-Zélande le 9 juillet, la re les services français. Hypothèse
veille de l'attentat, que l'on n'a qu'il paraît bien difficile d'étayer
retrouvé aucune trace d'explosif sur sérieusement. Il est aussi possible
leur bateau et que Dominique Prieur que le ministre de l'Intérieur refuse
n'a jamais été instruite à la plongée tout simplement de se compromettre
du fait d'une blessure au dos. Aucun en couvrant une affaire aussi mal
des personnages suspectés ne peut partie. Il soupçonne peut-être un
donc avoir saboté le navire écolo- « coup tordu » des services contre la
giste ... Rendu public le 25 août, le gauche. On a invoqué également le
rapport déchaîne la colère de David souci de se débarrasser de Hernu, un
Lange, le Premier ministre néo- fidèle de Mitterrand qui pourrait
zélandais. Il semble ménager tout le ~ devenir l'un des hommes clés d'une
monde et n'éclaire en rien les candi- -'-'---~....__._. future cohabitation et d'un « recen-
tians dans lesquelles le Rainbow L'amiral Lacoste, à l'époque directeur de la DGSE. Il couvrira trage » condamné par avance par les
Warrior a pu être détruit. son service et ses agents, tout en prenant sur lui le poids d'une tenants d'une ligne socialiste
La situation semble bloquée. A opération qu'il avait déconseillée. « dure ». Dans cette perspective, le
l'évidence, les Néo-Zélandais ne passé trotskiste de certains des jour-
tiennent pas les vrais coupables, même s'ils qu'aucun de ses hommes ne soit poursuivi ou nalistes qui sont à 1' origine des révélations du
ont la conviction que les époux Turenge et les inquiété et sous réserve que les Turenge ne Monde, et la permanence de leurs réseaux
marins de l'Ouvéa sont directement liés à soient pas abandonnés à leur sort. Le 20 sep- étroitement liés au ministre de l'Intérieur de
l'affaire. Le 16 septembre, François Mitter- tembre, on annonce une deuxième démission, l'époque, pourraient expliquer une attitude
rand hausse même le ton en protestant, auprès celle du « fusible » Charles Hernu, qui n'en surprenante chez un homme politique de cette
de David Lange, contre les « accusations reçoit pas moins un hommage appuyé du pré- dimension ...
infondées dont la France est l'objet. » sident de la République. Il est remplacé par Le sort du faux couple Turenge fait la
Propos malheureux car, le mardi 17 sep- Paul Quilès, qui peut rapidement présenter à une des journaux, à l'occasion de leur procès,
tembre, Le Monde annonce à sa « une », sur Laurent Fabius le compte-rendu de ses investi- qui se termine sur un verdict de dix ans de pri-
quatre colonnes, que « le Rainbow Warrior gations. Le 22 septembre, le Premier ministre son, sans que l'accusation ait pu reconstituer
aurait été coulé par une troisième équipe de reconnaît que ce sont les hommes de la DGSE le détail des événements. Heureusement pour
militaires français ». Selon Edwy Plenel et qui ont coulé le Rainbow Warrior. Le général les condamnés, la Nouvelle-Zélande a besoin
Bertrand Legendre, qui signent l'article, deux Imbot, ancien chef d'état-major de l'armée de d'exporter son beurre en Europe et son Pre-
nageurs de combat ont posé les explosifs sur la terre, est nommé directeur de la DGSE. Deux mier ministre, David Lange, sera vite contraint
coque du navire et ce qui est plus grave, l'ami- jours plus tard, il convoque les journalistes de trouver un arrangement honorable. Les
ral Lacoste, le général Lacaze, chef d'état- pour dénoncer une opération de << déstabilisa- deux officiers condamnés devront toutefois
major des armées, le général Saulnier, chef tion de nos services secrets ». On n'en saura subir un « purgatoire » de trois ans sur l'atoll
d'état-major particulier du président, et pas davantage. L'amiral Lacoste, relevé de ses français de Hao, condition posée par les Néo-
Charles Hemu lui-même étaient au courant. fonctions, Hernu démissionnaire, les princi- Zélandais pour leur libération. Quant au
Le jeudi 19, Le Monde donne de nouvelles paux « fusibles » ont sauté, et François Mitter- Centre d'instruction des nageurs de combat
précisions. A Matignon, c'est l'affolement et rand, qui avait donné son feu vert à l'opéra- d' Aspretto, il a été dissous mais on a reconsti-
le Premier ministre exige des autorités mili- tion, peut dormir tranquille, l'opinion ne tué à cette occasion le Il' régiment parachutiste
taires des réponses écrites à ses questions. Les paraissant guère mobilisée par cette affaire, de choc, le légendaire « Il' Choc », disparu au
généraux Lacaze et Saulnier nient toujours et que l'opposition ne cherche aucunement à lendemain de la guerre d'Algérie. Les hommes
l'amiral Lacoste refuse de donner les noms exploiter. du service Action sont rentrés dans l'ombre
des plongeurs concernés. La mise en cause des Des zones d'ombre persistent dans l'his- pour remplir toutes les missions réussies dont
hommes de l' Ouvéa et de Christine Caban a toire de cette « bavure » historique des ser- on ne parle jamais et que les journalistes trop
été dure à avaler à la caserne Mortier et il n'est vices français. Jacques Derogy et Jean-Marie curieux ignoreront toujours ...
pas question de donner les noms d'autres Pontaut se sont ainsi interrogés sur l'attitude J.K.
agents. C'est son honneur de soldat du ministre de l'Intérieur de 1' époque (1 ).
qu'invoque l'amiral en même temps que l'ave- Confronté avec l'évidence d'une implication ( 1) Jacques Derogy et Jean-Marie Pontaut.
nir du service. Présentant sa démission, il des services français dans 1' affaire au fur et à Enquête sur trois secrets d'État, Laffont, Paris,
prend la responsabilité de l'affaire, à condition mesure que se développe l'enquête policière, 1986.
/

LE RENSEIGNEMENT DANS L~ ANTIQUITE

e renseignement est vieux comme le serait César qui aurait mis sur pied un servi-

L monde : ils est déjà attesté lors de la


première grande bataille connue,
celle de Qadesh Uuin-juillet 1274 av. J.-C.),
ce d'exploration par la cavalerie qu'il
nomme « exploratores ». Tout chez lui est
soumis à l'impératif de l'action. C'est pour-
entre les troupes de Ramsès II et celles du quoi il multiplie les sources d'information
roi hittite Muwatalli. Le bulletin égyptien pour se faire une idée plus juste des terres à
qui rapporte l'événement et que Ramsès fit parcourir et des armées à affronter. Il sollici-
consigner dans ses principaux temples, en te aussi bien les témoignages des commer-
signale plusieurs formes : pratique de « l'into- çants romains itinérants que celui des trans-
xication » par l'envoi de prisonniers volon- fuges et des alliés. Mais pour préparer son
taires, chargés de donner de fausses informa- débarquement en Bretagne, ces sources
tions ; recherche de renseignements par la d'information sont inexistantes. Alors, il
capture de soldats que l'on interroge vigou- détache un navire de guerre avec comme ins-
reusement ; utilisation d'éclaireurs chargés tructions << de faire une reconnaissance
de surveiller les déplacements ennemis ; générale et de revenir au plus vite» (Guerre
existence d'un corps de messagers montés des Gaules, 4, 20-21).
pour assurer la liaison entre les différentes Sous l'Empire, le renseignement prend
divisions de l'armée. Quatre objectifs qui se une place importante dans la stratégie romai-
retrouveront avec plus ou moins d'intensité 25 ne. Plusieurs sources, là encore : des raids de
dans toutes les armées de l'Antiquité clas- reconnaissance, des éclaireurs, isolés ou en
sique, sans qu'il existât, sauf dans 1' armée Monnaie à l'effigie de César. patrouille, des caravaniers, etc. Ainsi des
romaine impériale, de corps spécialisé. Notre prétoriens remontèrent le Nil jusqu'à Méroé,
information dépend des sources, qui presque d'autres soldats dépassèrent le Djebel
toujours dans ce domaine, sont littéraires. (Iliade, chant X). Plus tard, Alexandre Je Amour. Et c'est toujours à l' explorator ou au
Ainsi Moïse. Lorsqu'il parvint aux Grand savait par ses espions, dit Quinte- speculator, souvent membres de troupes
franges du désert, près du pays de Canaan, il Curee (Histoires, III, 4, 11-15) que les Perses auxiliaires que revient 1' observation des
envoya, précise le livre des Nombres (13, allaient abandonner la ville de Tarse après y mouvements de l'adversaire.
17-29) douze espions-éclaireurs, un par avoir mis le feu. Et il est impensable que Pour transmettre les renseignements gla-
tribu, pour reconnaître le pays. Au retour, dans ses campagnes contre les Indiens, Je nés ici et là, très tôt sont mis en place des
ces éclaireurs firent un rapport circonstancié Macédonien n'ait pas utilisé des éclaireurs. unités spécialisées, telle celle des Kallapu en
qui épouvanta le peuple d'Israël. Peu impor- S'agit-il de soldats professionnels ou d'indi- Assyrie, le plus souvent des courriers mon-
te la réalité de l'anecdote : seuls comptent gènes qui renseignent les troupes ainsi que le tés. De même, très vite furent utilisés des
les procédés de reconnaissance préalable à la signale Xénophon au cours de l'expédition signaux optiques (ou sonores avec l'utilisa-
conquête du pays. des Dix Mille (Anabase, III, 2, 20) ? tion de crieurs chez les Gaulois), à feux, ou à
En Grèce, il revient le plus souvent à la Diffuser de fausses nouvelles pour partir du lV' et du Ill' siècles, avec des
cavalerie de se renseigner sur les mouve- démoraliser l'adversaire est en effet recom- engins et des systèmes plus complexes
ments de l'adversaire. C'est l'une des mis- mandé aussi bien par Xénophon, par Oua- comme cet ancêtre du sémaphore que décrit
sions que lui assigne Xénophon lequel avait sandre, que par le romain Tite-Live. Ce der- Énée le tacticien dans sa Poliorcétique ou
l'expérience de mercenaire : « Il faut selon nier affirme : « Ce sont les rumeurs qui cette sorte de télégraphe Chiappe que les
moi, note-t-il dans L'Hipparque, VII, ayant décident des guerres. » (Histoire romaine, Romains utilisaient. En outre des messages
toujours des hommes prêts à faire un coup XXVII, 45, 5). Hannibal l'avait compris, lui secrets chiffrés, avec des machines à coder,
de main, épier sans se laisser voir les fautes qui eut en Sicile deux agents successifs, Hip- sont attestés ainsi que des moyens plus anec-
que peut commettre l'armée ennemie. » Il pocratès, puis Myttonos, lequel passa aux dotiques : pour communiquer avec ses
ajoute : «Il sera beau, avec l'aide des dieux Romains. Glisser du statut d'espion à celui espions introduits dans le Pirée, Sulla qui
de pénétrer secrètement sur le territoire de de transfuge semble être un usage fréquent. assiégeait la ville utilisait, dit-on, des balles
l'ennemi, après s'être assuré de ses forces Dans un cas comme dans l'autre, celui qui se de fronde ...
en chaque point et de la place des avant- faisait prendre était torturé et mis à mort ou Quoi qu 'il en soit, il manque une solide
postes qui gardent le pays. » vendu comme esclave. histoire du renseignement dans 1' Antiquité,
Les espions sont souvent méprisés. Pour- Dans l'armée de la Rome républicaine, il une histoire qui fasse la synthèse des frag-
tant, les héros eux-mêmes jouent les combat- semble qu 'aucune structure durable de ren- ments d'informations que _nous possédons.
tants de l'ombre : lorsque le Troyen Dolon, seignement n'ait été mise sur pied. Tout FREDERIC VALLOIRE
revêtu d'une peau de loup part dans la nuit dépend du commandement et des circons- Jacques Harmand, La Guerre antique de
espionner le camps des Achéens, il est sur- tances en particulier géographiques. Comme Sumer à Rome, Paris, PUF, 1973. Y. Le Bohec,
pris par Ulysse et Diomède, en chasse égale- le remarque Jacques Harmand dans son L'Armée romaine, Paris, Picard, 1989. La Guerre.
ment. Ils le font prisonnier, le forcent à révé- ouvrage sur L'année et le soldat à Rome de Trois tacticiens grecs, présentés par Olivier Bat-
ler Je dispositif militaire troyen, puis le tuent. 107 à 50 avant notre ère (Paris, 1967), ce tistini, Paris, Nil éditions, 1994.
LA GUERRE DU MENSONGE

<< Tempête du désert >>


PAR PHILIPPE CONRAD

La guerre du Vietnam avait été


perdue sur le champ de bataille
médiatique avant de l'être sur le
terrain. La leçon n'a pas été
oubliée. Dans la gestion de la
guerre du Golfe, 1'Amérique a
imité les bons vieux procédés tor-
tueux du maître britannique. Un
véritable cas d'école.

M
enaces de<<frappes substantielles »,
déploiement d' une fomùdable
armada dans les eaux du Golfe,
coups de projecteur sur les distributions de Il:
<
masques à gaz en Israël et forcing diploma-
tique conduit par William Cohen et Madeleine Le président George Bush, ancien de la CIA, en compagnie du général Schwarzkopf, vain-
Albright, la mise en condition de l'opinion queur de l'Irak. La supériorité américaine était d'autant plus écrasante qu'elle n'était plus
internationale ressemble à celle qui a si parfai- équilibrée par une URSS en pleine implosion.
tement réussi contre l'Irak huit ans plus tôt. Le
fait que tous les observateurs honnêtes sachent les effets recherchés puisque, malgré l'hostilité J'exploitation des champs pétrolifères de Rou-
parfaitement que l'Irak n'a plus les moyens de de J'ensemble des pays arabes, malgré l'oppo- mallah étaient à l'origine immédiate de la crise
menacer personne compte bien peu et les sition de la Russie et de la Chine, malgré les mais, depuis son indépendance, l'Irak récla-
« bobards » les plus énormes envahissent la réticences de la France et de nombreux pays mait le rattachement de ce qu'il a toujours
presse réputée « sérieuse ». Les Scud dissimu- européens, Bill Clinton, soucieux peut-être de considéré comme l'une de ses provinces,
lés par le dictateur de Bagdad s'apprêteraient à faire oublier Paula Jones et Monica Lewinsky, transformée en protectorat, puis en État indé-
frapper Israël avec leurs redoutables charges a reçu le soutien des ses alliés britanniques, pendant par la seule volonté « colonialiste » de
chimiques, des laboratoires clandestins fabri- allemands ou espagnols, pour mener à bien la puissance protectrice et mandataire britan-
queraient, dans les « palais présidentiels », Je une nouvelle opération punitive contre l'Irak, nique.
redoutable VX, dont « quelques gouttes peu- soumis depuis 1990 à un embargo et à des Sorti péniblement vainqueur, mais suranné
vent tuer des millions de personnes » (pour- sanctions dont on sait qu'ils ont entraîné de du fait de l'aide reçue des pays occidentaux,
quoi pas des milliards ?), des bacilles meur- terribles conséquences alimentaires et de la longue guerre qui l'avait opposé à l'Iran,
triers seraient cultivés par les Mengele du sanitaires pour sa population civile. Saddam Hussein pensait qu'il était en mesure
régime baasiste et seraient en mesure C'est également à la suite d' une intense d'en finir avec J'anomalie koweïtienne. La
« d'exterminer la moitié de la population de opération de désinformation que fut déclen- crise entre Bagdad et Koweit City était enga-
Tel-Aviv », enfin, c'est « au monde entier » chée la guerre de 1991, à la suite de l'invasion gée depuis plusieurs semaines quand April
que Saddam Hussein ferait courir les pires du Koweit par les forces de Bagdad. Le rem- Glas pie, l'ambassadrice américaine à Bagdad,
dangers. boursement des dettes contractées auprès de la expliquant qu'il s'agissait là d'un différend
Abondamment relayé par les médias des principauté pétrolière et un différend frontalier interarabe partit en vacances ... dans les der-
pays occidentaux, le bourrage de crâne atteint lourd de conséquences puisqu'il concernait niers jours du mois de juillet 1990. Le 31,
ERRE DU MENSONGE

c'est-à-dire la veille de l'invasion irakienne, tages réalisés par une agence de communica-
John Kelly, secrétaire d'État adjoint chargé du tion travaillant pour Je compte de l'émir du
Moyen-Orient, déclarait encore, devant la Koweit et dirigée par Mike Deaver, ancien
commission des Affaires étrangères de la secrétaire général adjoint de la Maison
Chambre des Représentants, que « le régime Blanche à J'époque de Reagan, qui se vantera
baasiste évolue dans le bon sens et les USA ne ensuite d'avoir fait de la guerre du Golfe« une
se sont pas engagés à défendre le Koweit en combinaison de Lawrence d'Arabie et de La
cas d'agression ... » On connaît la suite. guerre des étoiles ... »
Chef de file de la croisade menée contre La réoccupation par les marines de
Saddam Hussein, George Bush va conduire l'ambassade US à Koweit City, avec débar-
jusqu'à son terme, c'est-à-dire jusqu'à la des- quement en hélicoptère sur le toit du bâtiment,
truction du potentiel industriel, 1'opération relève également de la pure fiction puisque les
contre l'un des seuls pays arabes susceptibles images ont été tournées deux jours après la
d'apparaître à terme comme un candidat reprise réelle des locaux.
sérieux à la puissance régionale. Au-delà, il ~ La formidable « ligne Maginot » bâtie
s'agissait aussi pour les Américains d'écarter ~ dans le désert koweïtien par les Irakiens avait
du marché pétrolier, qu'ils entendent contrôler, aussi de qùoi inquiéter fortement les alliés : un
un État susceptible de jouer la carte d'un par- Le président irakien Saddam Hussein. mur de sable de six à huit mètres de haut, des
tenariat en ce domaine avec l'Europe. Courtisé par les Européens jusqu'en 1990, il fossés antichars, des mines partout, un fossé
L'objectif stratégique étant établi, il fallait deviendra du jour au lendemain un sangui- rempli de pétrole destiné à opposer une barriè-
encore faire accepter la guerre par les opinions naire dictateur dénoncé comme tel par tous re de feu à l'offensive des libérateurs, des
publiques occidentales. C'est au nom de les médias occidentaux. chars enterrés, de la DCA, des batteries
l'ONU que les États-Unis vont organiser d'artillerie disposant d'obus à charges chi-
l'opération « Bouclier du désert » qui se trans- vir de modèle en matière de traitement média- rniques, de quoi faire frémir dans les chau-
formera en janvier en «Tempête du désert ». tique des conflits. mières ... Une ligne Maginot qui, mystérieuse-
Saddam Hussein eut beau prétendre qu'il La guerre du Golfe apparaît pourtant ment, disparaîtra dès le premier jour de
évacuerait le Koweit et respecterait les déci- comme un festival inégalé en matière de dés- l'offensive terrestre ... sans doute emportée par
sions de l'ONU quand tous les pays de la information médiatique. On ne retiendra que une tempête de sable.
région en feraient autant - ce qui impliquait quelques-uns des exemples les plus étonnants Que dire de la fameuse « marée noire » à
1' évacuation par Israël des territoires palesti- de cette surenchère démagogique et belliciste propos de laquelle Jean-Claude Guillebaud, de
niens occupés et du Golan syrien -l'argument visant à présenter un pays arabe en voie de l'association Reporters sans frontières, a pu
porta sur les opinions arabes mais ne suffit pas développement, comptant à peine vingt mil- déclarer que « les Américains, de façon déli-
pour émouvoir l'administration américaine, lions d'habitants et ne disposant que de capa- bérée, ont exagéré ce phénomène, l'ont dra-
qui s'engagea à bâtir, à l'issue de ce conflit, un cités industrielles et technologiques limitées, matisé et n'ont pas donné des informations
nouvel ordre régional, garantie d'une paix comme une puissance redoutable, capable de exactes. En réalité, on sait maintenant qu'il y
durable. Le ralliement de la Turquie, de la mettre en danger la paix du monde. a eu cinq marées noires successives, échelon-
Syrie ou de l'Égypte à la « communauté inter- Il y a d'abord, bien sûr, la personnalité du nées dans le temps et, pour quatre d'entre
nationale » engagée contre l'Irak apporta la leader irakien, « dictateur sanglant », « bou- elles au moins, c'est la responsabilité des
caution musulmane ou arabe nécessaire à la cher de Bagdad », « criminel mégalomane », alliés qui est avérée. » Quelques journalistes
coalition et les espoirs du président irakien de avec, en final l'inévitable reductio ad hitlerum, trop curieux, qui avaient demandé à survoler la
voir basculer en sa faveur la « rue arabe » ne classique en ce genre de situation. Saddam ne marée noire en hélicoptère, se virent répondre
furent pas couronnés de succès. serait qu'un avatar du Führer et, pour faire que « c'était trop dangereux », mais les télé-
Tout cela ne pouvait cependant suffire plus vrai, quelques photos truquées lui rac- spectateurs purent voir sur leurs écrans de
pour mobiliser les citoyens américains, dont la courcissent la moustache. Les images de la malheureux cormorans mazoutés... filmés en
plupart ignoraient même en août 1990 où se « résistance » de Koweit City constituent un Bretagne lors du naufrage de I'Amoco Cadiz,
trouvaient sur la carte l'Irak et le Koweit. Il autre grand moment de la guerre télévisée. De treize ans plus tôt. On sait également
fallait donc leur « vendre la guerre » et courageux patriotes faisant face, Je lance- aujourd'hui que Je pilote prisonnier présenté à
employer pour cela tous les moyens néces- roquettes à la main, aux monstrueux chars ira- la télévision de Bagdad et dont le visage tumé-
saires. Les armées occidentales avaient acquis kiens ne pouvaient que susciter la sympathie fié avait amené les commentateurs à dénoncer
un savoir-faire certain en ce domaine depuis le pour un petit peuple héroïque luttant pour sa les tortures qu'il avait subies, s'était volontai-
début des années quatre-vingt. Les stratèges liberté (il n'est guère question, à l'époque, de rement blessé en se cognant contre un mur
américains avaient notamment mesuré à quel rappeler la réalité de la « démocratie » koweï- pour éviter, justement, d'être présenté à la télé-
point la guerre du Vietnam avait été perdue sur tienne ou le statut qu'elle assure aux vision.
le champ de bataille mécliatique avant de l'être femmes ... ). Malheureusement, il apparut par la La centaine de victimes civiles tuées lors
mr Je terrain. Pour éviter ce genre de pro- suite que les « films amateurs » parvenus en du bombardement d'un abri antiaérien furent
Jièmes, les Anglais avaient su « gérer » au Occident pour magnifier Je courage des résis- rapidement transformées en victimes de Sad-
nieux la guerre des Malouines, qui allait ser- tants koweïtiens n'étaient en fait que des mon- dam, qui avait fait exprès de placer là des bou-


LA GUERRE DU MENSONGE
1

cliers humains innocents pour protéger un


bunker particulièrement sensible devenu,
selon les communiqués, « poste de commande-
ment» ou « centre de transmissions ».
Les télévisions américaines, particulière-
ment choyées par les officiers de presse de
l'armée, jouaient le rôle principal mais les
pays « alliés » ne furent pas en reste et c'est
ainsi que Patrick Poivre d'Arvor présenta un
« capitaine Karim » totalement imaginé, venu
raconter comment Saddam Hussein avait
assassiné devant lui un général... mort quatre
ans plus tôt durant la guerre contre l'Iran. Tout
cela confirmé par de nombreux « experts »
militaires, généraux en retraite spécialistes en fl:
bombardements « chirurgicaux » ou en armes <

à guidage laser.
Chef d'état-major des forces armées américaines, le général Colin Powell dans son rôle de
Il y eut aussi les silences et les oublis. Les mentor médiatique.
pertes irakiennes d'abord, car la « guerre zéro
mort » valait exclusivement pour les « libéra- Les grands médias, et pour cause, bactériologiques dont disposait le raïs de Bag-
teurs » du Koweit, qui n'hésitèrent pas à faire oubliaient pendant ce temps de signaler que la dad. Leur mise en œuvre dans un tel contexte,
un massacre des misérables troupes en retraite chaîne NBC appartenait à General Electric, face à un personnel adverse protégé et à un
sur la fameuse autoroute allant de Koweit à fabricant d'une bonne partie des matériels ennemi doté à l'évidence de moyens de dis-
Bassora, pas plus qu'à enterrer vivants dans sophistiqués utilisés dans le Golfe. Il y avait suasion et de représailles sans commune
leurs pauvres tranchées des centaines d'adver- pourtant là l'occasion de mettre en lumière les mesure eût été de toute manière totalement
saires, dont de nombreux blessés. En tout, cent liens unissant aux médias le complexe milita- aberrante mais, dans la mythologie des armes
à cent cinquante mille morts, dont aucun grand ra-industriel américain. De nombreuses émis- chimiques irakiennes, les médias, restés silen-
média ne trouva le temps de parler. sions sur CNN, CBS ou ABC sont en effet cieux sur cette affaire deux ans plus tôt, ne
Silence également à propos des « dom- subventionnées par de grandes entreprises du manquèrent pas d'évoquer le massacre aux gaz
mages collatéraux », terme technique bien secteur de l'armement. dont Saddam s'était rendu coupable contre les
aseptisé pour évoquer les victimes civiles des Kurdes. L'ennui est que l'emploi des gaz
prétendues frappes chirurgicales qui, bien Le fameux épisode contre le village de Halabja, en mars 1988, ne
qu'elles aient détruit le premier jour « 80 % fut pas le fait des Irakiens mais celui des Ira-
des objectifs » n'en continuèrent pas moins des bébés massacrés,
niens.
pendant un mois. inventé par l'agence On ne peut évoquer la désinformation liée
Il est inutile de préciser que les manifesta- Hill & Knowlton à la guerre du Golfe sans rappeler le fameux
tions d'hostilité à la guerre, aux États-Unis épisode des « prématurés arrachés à leurs
comme dans les pays européens ou arabes On comprend mieux l'ampleur de la désin- couveuses et jetés sur le pavé de l'hôpital de
n'eurent droit, au mieux, qu'à quelques formation qui a accompagné la guerre du Koweit City » par la soldatesque de Saddam
secondes sur les grands médias US, peu Golfe, ce qu'a clairement exprimé, le 20 mars Hussein. L'affaire a été complètement démon-
curieux de retrouver April Glaspie, la dernière 1991, Tom Wickler, du New York Times, en .tée. C'est 1' agence de communication Hill &
ambassadrice américaine en Irak, dont le com- constatant que « Bush et les militaires ont si Knowlton qui a organisé toutes les auditions
portement plus qu'équivoque à la veille du bien réussi à contrôler l'information qu'ils devant le Comité des droits de la personne du
conflit pouvait justifier quelques questions, et ont pu dire à l'opinion uniquement ce qu'ils Congrès et qui, pour le compte de l'Organisa-
qui ne réapparaîtra que le 20 mars 1991. voulaient qu'elle sache. » On comprend aussi tion des citoyens pour la liberté du Koweit, a
Alors que toutes les télévisions occiden- comment on a prétendu vendre à l'opinion réalisé une campagne d'un coût de dix mil-
tales comptabilisaient avec le plus grand soin l'idée parfaitement saugrenue selon laquelle lions de dollars. La jeune Nayirah, « réfugiée
les rares tirs de Scud irakiens sur Israël et la l'armée irakienne était la « quatrième du koweitienne dont l'identité n'était pas révélée
base de Dahran - pour constater le peu monde ». Affirmation tout à fait fantaisiste, pour des raisons de sécurité », était en fait la
d'importance des dégâts et l'absence des qui reposait sur le gonflement arbitraire des fille de Nasir Al-Sabah, l'ambassadeur du
charges chimiques annoncées - le représentant effectifs disponibles et des capacités maté- Koweit à Washington et il apparut rapidement
de l'Indiana, Dan Burton, réclamait un bom- rielles d'un pays totalement dépendant de aux enquêteurs d'Amnesty International et de
bardement nucléaire de l'Irak et Dick Cheney, l'extérieur pour sa technologie militaire. Human Rights Watch que les trois cent douze
le secrétaire à la Défense, était interrogé sur Le mythe du « canon géant » destiné à malheureux bébés ainsi assassinés n'étaient
l'opportunité d' utiliser des armes atomiques frapper Israël, à l'époque des missiles sol-sol que le produit de l'imagination des « vendeurs
tactiques «pour sauver un nombre significatif tirés de lanceurs mobiles, a fait long feu mais de la guerre».
de vies américaines. » il en va autrement des moyens chimiques et Ph.C.
LE COUP DE L'OREILLER

Jeux de dames
PAR ADRIEN BROCARD

A ce drôle de jeu, double ou


triple, tous les coups sont permis.
Les femmes ont montré qu'elles
savent tenir leur partie. De mau-
vaises langues affirment qu'elles
parlent trop. Les espionnes ont
prouvé qu'elle savent aussi écou-
ter.

oute référence à James Bond mise à part,

T les espions seraient-ils misogynes ? Le


grand professionnel soviétique Richard
Sorge estimait que « la femme est incapable
de tout travail sérieux d'espionnage [.. .] trop
émotive, trop dépourvue de raison et de sang-
froid ». Ancien officier du Deuxième Bureau,
de son vrai nom colonel Brouillard, le roman-
cier Pierre Nord affirmait au contraire, dans un
genre à peine plus flatteur, la supériorité de la
femme dans la guerre subversive : « Nous
vivons la grande époque de cette forme d'hos-
tilité. [... ] Son arme (parlons franc) est le
mensonge. Mensonge ? Eh bien ! Ne sentez-
vous pas, Mesdames, qu'un grand avenir mili-
taire s'ouvre devant vous ? »
Qu'ils soient d'un camp ou d'un autre,
Hébreux ou Assyriens, Samson ou Holopher-
ne, ces pauvres naïfs d'hommes semblent bien
être toujours tombés dans les rets de femmes
fatales, de Charibde en Scylla, ou plutôt de
Dalila en Judith. « C'est immoral - c'est
irréalisable - mais il est techniquement indis-
cutable que l'espionne idéale serait l'épouse
légitime d'un puissant de ce monde », écrit
encore Pierre Nord. Irréalisable ? La Bible
raconte comment Dalila surprit, avant de le Monica et Bill, « l'histoire sordide qui met en péril le président américain » ... Mais pour
livrer aux Philistins, le secret de la force sur- la presse arabe, Monica Lewinsky étant juive, toute cette affaire a été montée par les services
naturelle de son mari. Le personnage de Judith israéliens, afin de contraindre le président Clinton à soutenir toujours plus Israël... Et
ressemble mieux à nos espionnes modernes : l'ancien président libanais Rafle Hariri renchérit:« Ce qui se passe aux États-Unis n'est pas
pour sauver son peuple assiégé, elle séduit un scandale sexuel, mais une action du lobby sioniste. »
JEUX DE DAMES

Belle Boyd, l'intrépide


espionne sudiste de la
gue"e de Sécession.
Holopherne, propose de lui livrer la ville et Elle n'était pas la seule.
profite d'un coma éthylique pour le décapiter : Le Sud connaît à
l'alcool et la femme ne font pas bon ménage. l'avance les plans de ses
Plus proche de nous s'impose sous Louis XV adversaires, « informé
la figure mystérieuse du chevalier d'Éon, qui sans doute, écrit le
comprit que les meilleurs espions sont les prince de ]oinville,
espionnes, ou assimilés ... Charles de Beau- par ces mille agents
mont sut si bien donner le change qu'il reçut féminins qui font pour
finalement l'ordre de garder les habits fémi- lui l'espionnage dans
nins. les réduits les plus
Les plus remarquables spécimens d'agents intimes».
secrets ont cependant exercé leurs talents au
cours des conflits modernes, inaugurés par la
guerre de Sécession américaine. Au cours de
cet affrontement meurtrier s'illustrèrent des
caractères aussi originaux que celui d'Emma
Edmonds, chez les Yankees, ou Rose O'Neale,
dans le camp adverse. Ces dames étaient gui-
dées par des convictions qu'elles n'auraient
pas trahies, même sous peine de mort. La plus et, l'ayant convaincu de faire route sur le pseudonyme de « mademoiselle Legrand »
exemplaire d'entre elles, Belle Boyd, œuvra 1' Angleterre, l'épouse à Londres. C'est dans la une carrière d'agent secret. Arrêtée une pre-
pour la Confédération. capitale anglaise que la paix surprend l'intrépi- mière fois à la fin de l'année 1915, mais relâ-
On peut très précisément dater le tournant de sudiste, déjà veuve : son mari, pris en ten- chée, elle est piégée par le contre-espionnage
de sa destinée du 4 juillet 1861, jour où elle tant de rejoindre le Sud, est mort en prison. allemand en février 1916. Condamnée à mort,
tua d'un coup de revolver, à l'âge de 17 ans, Devenue actrice de théâtre, elle usera encore elle meurt en criant « Vive la Belgique, vive le
un Yankee qui agressait sa mère. Acquittée en deux époux. Belle vitalité ! roi ! » Le 27 mai 1919, la Belgique lui fit des
plaidant la légitime défense, elle s'installe à funérailles nationales.
Front Royal (Virginie) dans un hôtel luxueux Des espionnes patriotes Parallèlement à celles qui servent leur
appartenant à son oncle, et qu'occupe l'état- pays, d'autres femmes trahissent, comme la
major du général nordiste Shields. Cultivée,
dans la Belgique occupée
Tichelly, dont un fils sert pourtant au 117'
intelligente, séduisante à défaut d'être vrai- par les armées du Kaiser d'infanterie : découverte, elle est fusillée en
ment belle, elle envoûte un aide de camp mars 1917. Yvonne Schadeck et sa complice
auquel elle laisse espérer le mariage. L'inso- Les espionnes de la guerre de Sécession Anne Garnier, qui soutirent des renseigne-
lence avec laquelle elle affiche ses convictions trouvent des héritières en Europe cinquante ments aux soldats rencontrés dans les gares
sudistes endort-elle les méfiances ? Ayant ans plus tard. D'un bord ou de l'autre, des parisiennes, ont plus de chance : repérées en
pratiqué un trou dans le plancher d'un placard, femmes s'adonnent au renseignement tout au mars 1918, et confondues par la découverte
au-dessus de la salle à manger où se réunit long de la Première Guerre mondiale. Comme sur Yvonne d'une note sur l'arrivée des contin-
l'état-major de Shields, elle recueille de pré- Belle Boyd, nombre d'entre elles sont guidées gents américains, elles doivent à la fin de la
cieux renseignements qu'elle transmet aux par un pur patriotisme : c'est le cas de guerre d'échapper au peloton d'exécution.
Confédérés. En mai 1862, lors d'une offensive l'Anglaise Edith Cavell, qui organise en Bel- C'est l'amour qui pousse la Grenobloise
sudiste en Virginie, au prix d'une longue che- gique occupée un réseau spécialisé dans l'aide Marguerite Francillard à servir l'ennemi : son
vauchée nocturne à travers les lignes, elle par- aux prisonniers évadés, avant d'être arrêtée et amant, espion allemand, l'utilise comme agent
vient à informer le célèbre général Jackson du fusillée le 12 octobre 1915 ; ou des Françaises de liaison. Pas très futée, elle est vite re mar-
plan de retraite nordiste. Démasquée en juillet Louise de Bettignies, alias Alice Dubois, et quée par les services français qui, en la filant,
1862 par un éclaireur yankee, Belle, incarcé- Marie-Léonie Vanhoutte, dite « Charlotte », arrêtent une douzaine d'agents ennemis.
rée une première fois à Washington, repousse dont les informations permettent de bombarder Appréhendée à son tour, elle est exécutée à
les propositions du secrétariat à la Guerre, qui le train de Guillaume II. Arrêtées toutes deux Paris le 10 janvier 1917 et meurt courageuse-
lui offre de changer de camp. Libérée à la en septembre 1915, Marie-Léonie écope de 15 ment en demandant « pardon à Dieu ... Vive
faveur d'une épidémie qui sévit dans la prison, ans de travaux forcés, tandis que Louise, la France ! »
elle recommence à espionner, est de nouveau condamnée à mort, voit sa peine commuée en Difficile de ne pas évoquer ici la plus
emprisonnée puis relâchée. Au printemps 27 années de prison, mais elle meurt de la célèbre des espionnes, sinon la mieux douée.
1864, bravant le blocus yankee, elle tuberculose le 27 septembre 1918. Margareta Gertruida Zelle, alias Mata-Hari,
s'embarque pour l'Angleterre, porteuse de Autre figure d'espionne patriote, la Belge n'était pas née aux Indes comme elle le préten-
lettres du président de la Confédération, Jef- Gabrielle Petit, élevée à l'orphelinat, s'était dait, mais en Hollande. Elle avait en revanche
ferson Davis. Son bateau ayant été arraisonné fiancée en mars 1914 avec un jeune sous-offi- passé cinq ans aux Indes néerlandaises avec
par une vedette ennemie, Belle séduit l'officier cier, vite mobilisé. Elle s'offre alors à rensei- son mari, le capitaine Rudolph Mac Leod.
qui la commande, le retourne en faveur du Sud gner l'Intelligence Service et commence sous Divorcée, Margareta revient en Europe, s'ins-
DE DAMES

talle à Paris et, se présentant comme la fille Écrouée à la Santé, celle-ci accepte immédia-
d'un prince javanais et d'une bayadère du tement le marché que lui propose l'un des plus
temple bouddhiste de Kanda-Swani, initiée habiles officiers de l'Abwehr, Hugo Bleicher :
aux danses sacrées des Indes, s'exhibe dans le donner les membres de son réseau pour rester
plus simple appareil devant des publics mas- en vie. Ainsi retournée, devenue la maîtresse
culins peu accoutumés à de telles audaces : de Bleicher, elle livre en guidant elle-même
ainsi se produit-elle en mars 1905 au musée les Allemands les membres les plus importants
Guimet dans une « évocation des cultes de son réseau. Pierre de Vomécourt, dit Lucas,
sacrés des peuples asiatiques » propre à sus- agent du SOE, qui la suspecte, la persuade
citer des vocations d'ethnologues ... cependant de l'accompagner à Londres. Arrê-
La célébrité que lui valent ces numéros tée, « la Chatte » attend la fin de la guerre dans
exotiques précipite dans son lit - car elle est une prison anglaise, est remise à la justice
peu farouche - tout un petit monde de politi- française en 1949 et condamnée à mort, peine
ciens, de diplomates et de généraux. Au commuée en prison à perpétuité.
nombre de ses amants figureront le Kronprinz Elle sera libérée en 1954 ... quelques mois
ou, chez les Français, le ministre de la Guerre après l'exécution, aux États-Unis, de Julius et
Messimy. Ces relations ne demandent qu'à d'Ethel Rosenberg, convaincus en pleine guer-
être exploitées. re froide d'espionnage au profit de l'Union
soviétique : la trahison, comme l'époque, se
De Mata-Hari farde alors des couleurs de l'idéologie.
Fausse danseuse hindoue, mais vraie Les dames sont également utilisées pour
à cc la Chatte » charmeuse, Mata-Hari se laisse prendre à un assurer la fidélité de certains « idiots utiles »
jeu qui la dépasse. Après l'avoir fait exécuter, du communisme au moyen de dépendances
Recrutée par les services allemands en le procureur Momet déclarera : « Entre nous,
juin 1915, la danseuse s'installe au Grand affectives. Citons le destin extraordinaire de
il n'y avait pas de quoi fouetter un chat.»
Hôtel, à Paris, où elle séduit les officiers de Maria Koudachova, prétendue veuve d' un
passage. En 1916, le commandant Ladoux, du prince russe. A la fin des années vingt, après
contre-espionnage français, affirmant être procureur général, requerra un jour contre le s'être échinée à séduire l'écrivain Georges
« absolument certain » qu'elle est un agent de maréchal Pétain ... Duhamel - sans succès -, elle parvint peu à
l'Allemagne, lui propose néanmoins de chan- D'autres espionnes célèbres eurent davan- peu à s'introduire dans les milieux littéraires
ger de camp (il prétendra pourtant que l'initia- tage de chance. Marthe Richard, ancienne parisiens. Elle devint la secrétaire, la maîtresse
tive venait d'elle). Se rendant en Espagne, elle prostituée surtout connue pour avoir sonné la puis l'épouse et enfin la veuve de Romain
y séduit les attachés militaires aux ambassades fermeture des maisons closes, fut envoyée en Rolland, romancier d'une notoriété alors sans
d'Allemagne - le capitaine Von Kalle - et de Espagne par les services français en 1916, égal. Un parcours sans faute. De sensibilité
France - le colonel Danvignes. Pour qui tra- après la mort de son mari au champ d'honneur. pacifiste, l'écrivain n'avait jamais manifesté
vaille-t-elle alors ? Les renseignements Elle y séduisit le chef de la section d'espionna- de sympathie particulière pour la révolution
qu 'elle transmet à Ladoux - sur les infiltra- ge naval allemand, Hans von Krohn, auquel bolchevique. Jusqu'à ce qu'il convole en
tions d'officiers ennemis au Maroc français, elle livra probablement quelques informations justes noces avec la belle Maria. Avec elle, il
ou sur la connaissance par les Allemands du tandis qu'elle renseignait les Français sur les évoluera peu à peu et deviendra l'un des plus
chiffre français- ne suffisent pas à dissiper les sous-marins ennemis. La Seconde Guerre fervents apôtres du stalinisme. Il ignorera tou-
soupçons qui pèsent sur elle : incarcérée le 13 mondiale fournit à Joséphine Baker, recrutée jours que sa femme était un agent du NKVD.
février 1917 à la prison Saint-Lazare, elle est , par le Deuxième Bureau, l'occasion de conju- Les « dames du Kremlin » recrutées par
confondue par le capitaine Bouchardon, juge guer la guerre de l'ombre et les feux de la l'appareil du Komintern exercèrent ainsi une
d'instruction, sur la foi de messages entre Ber- rampe : son action, dans le sud-ouest de la très grande influence (par mari interposé) sur
lin et von Kalle, captés et décodés par le poste France notamment, lui valut le grade de sous- la vie intellectuelle de l'Occident. La plus cari-
d'écoute de la tour Eiffel. lieutenant dans 1' armée de l'air, la médaille de caturale fut sans doute Elsa Triolet, muse et
Le 21 mai, la danseuse passe aux aveux, la Résistance et celle de la Légion d'honneur. A égérie d'Aragon qui parvint à maintenir le
peu après avoir été informée de la déposition la même époque, les choses se passèrent moins malheureux dans une servilité sans faille
du capitaine russe Vadim de Massloff, dont bien pour Mathilde Carré, dite « la Chatte ». jusqu'à sa mort.
elle est sincèrement éprise, par laquelle cet Après la défaite française, cette jeune Des parties de dames sont aussi livrées,
officier déclare « cesser toutes relations avec femme monte avec l'aide d'un officier polo- sous des alibis politiques, pendant les guerres
cette dame qui passe pour une aventurière ... » nais, Roman Czarniawski, dit Armand, un dites de décolonisation : ainsi en est-il des por-
Convaincue de double jeu au bénéfice de réseau d'espionnage : le groupe Interallié, qui teuses de valises du FLN, comme Danielle
l'ennemi, Mata-Hari est condamnée à mort et transmet aux Britanniques des renseignements Mine qui demanda la nationalité algérienne.
fusillée le 15 octobre 1917. « Entre nous, il précieux sur les mouvements ennemis. En Elle enseigne aujourd'hui à Toulouse : l' Algé-
n'y avait pas de quoi fouetter un chat », dira novembre 1941, la police allemande arrête rie indépendante n'ayant pas que de bons
plus tard le lieutenant Mornet, commissaire du Armand et sa concubine Renée Borni, qui côtés ...
gouvernement au procès de l'espionne, et qui, n'éprouve aucun scrupule à livrer « la Chatte ». A. B•


~

L'EMINENCE GRISE DE RICHELIEU

Le Père Joseph
PAR LUCIEN PERSIGNAC

Capucin mystique, convertis-


seur de protestants, chef de la
diplomatie secrète et des services
spéciaux de Richelieu, il est passé
à la postérité sous le surnom du
« Père Joseph », symbole par
excellence des conseillers de
l'ombre.

E
ntré en religion à 22 ans et devenu en
1604 le Père Joseph à la suite de son
ordination, François Le Clerc du Trem-
blay offre l'exemple d'un curieux mélange de
qualités, puisqu'il est à la fois mystique et ffi
homme d'action. Né en 1577, dans une vieille ~
famille de robe, il reçoit l'éducation d'un ;::
jeune noble. Rompu dès son plus jeune âge à .....,.._..:....__......
la pratique des humanités, il s'initie aussi aux Le cardinal et son éminence grise, tableau de Louis Debras. « Parmi tous les êtres cor-
langues vivantes, et notamment à l'italien et à rompus, intéressés, désespérément incapables qui gravitaient, amis ou ennemis, autour du
l'espagnol qu'il parlera toute sa vie. Il apprend jeune roi et de sa mère vaniteuse et stupide, Richelieu lui paraissait la seule personne
de même le métier des armes dans une acadé- capable de donner à la France les choses dont ce pays harcelé avait un besoin si pressant :
mie dont il suit les cours durant un an, entre la paix intérieure, un gouvernement fort, la réforme des abus. Plus il songeait au !amen-
dix-sept et dix-huit ans. Sa première cam- table état du royaume, plus il lui semblait évident que l'évêque de Luçon était l'homme que
pagne militaire le conduit au siège d'Amiens Dieu avait choisi comme instrument.}} (Aldous Huxley, L'Éminence grise, Gallimard, 1980).
et elle est suivie de près par une première mis-
sion diplomatique à destination de l' Angleter- des années 1610 à un grand projet militaire obtient que les nonces soient chargés de soute-
re avec Hurault de Maisse en 1597. Mais sa tourné contre le Turc. Il veut d'une part nir 1'entreprise, particulièrement en Bohême et
brusque conversion l'écarte un temps des répondre à l'appel de quelques Grecs qui se en Pologne. L'enthousiasme du capucin pour
voies de la politique. Le Père Joseph est un sont adressés à lui pour qu'il prenne la tête la cause est si manifeste qu'il compose pour la
prédicateur remarquable à la piété reconnue. Il d'un soulèvement contre l'autorité ottomane célébrer un long poème intitulé la Turciade.
est aussi le fondateur des Filles du Calvaire en
auquel ils sont résolus, et d'autre part faire Ce dessein oriental achoppe cependant sur
1606. Pourtant, très vite, il s'implique à nou-
valoir des droits familiaux sur les terres sub- les premiers événements de la révolte de
veau dans les affaires du temps pour ne plus
verties par l'Infidèle, puisqu'il est apparenté à Bohême en 1618, alors qu'un ordre internatio-
les abandonner.
C'est pour le compte d'un prince d'origine la famille des Paléologues, derniers empereurs nal de chevalerie destiné à en assurer l' exécu-
étrangère, mais possessionné dans le royaume, de Constantinople. Pour réaliser ce projet, le tion, la milice chrétienne, vient à peine d'être
Charles de Gonzague, duc de Nevers, que le duc tente de trouver des appuis dans les cours créé. En Europe orientale, la plupart des
Père Joseph accomplit ses premières missions européennes et le Père Joseph le seconde dans troupes enrôlées passent ainsi au service de
diplomatiques. Nourrissant d'ardentes ambi- ce dessein. En juin 1616, ce dernier se rend à l'empereur Ferdinand II, pour lutter contre les
tions personnelles, Nevers songe dès le début Rome et, malgré les réticences du pape, protestants séditieux, dans le premier épisode
ÈRE JOSEPH

de ce qui deviendra la guerre de Trente Ans. cher des adversaires protestants du Habsbourg, naître son savoir-faire. A l'été 1630, il par-
Malgré ces déconvenues, le Père Joseph conti- tout en tentant de l'isoler de ses alliés catho- vient ainsi, à force d'intriguer auprès des
nue à s'intéresser à l'Empire ottoman. En avril liques. Dans la plupart de ces affaires, on princes-électeurs, à faire échouer à Ratisbonne
1625, il obtient de la Congrégation de la pro- retrouve la main du Père Joseph : comme le dessein qu'avait Ferdinand II de faire dési-
pagande de la foi, créée trois ans auparavant, l'écrit en 1625 un membre de l'entourage du gner son fils comme roi des Romains, c'est-à-
le titre de commissaire apostolique et de préfet nonce apostolique à la Cour, « quand le car- dire comme son successeur officiel. Courroucé
des missions de Constantinople et autres sta- dinal de Richelieu veut faire quelque bon tour, mais beau joueur, l'empereur aurait déclaré
tions diverses d'Orient, qu'il cumule avec pour ne pas dire quelque fourberie, il se sert qu' un « pauvre capucin l'avait désarmé avec
celles d'Angleterre et de Hollande. Dès lors, il toujours de personnes pieuses ». son chapelet et que, tout étroit qu'était son
veille au développement de la présence mis- C'est à propos de la Valteline que Français capuchon, il avait su y faire entrer six bonnets
sionnaire en Orient, favorise l'implantation et Espagnols se heurtent d'abord. Cette vallée électoraux. »
des membres de son ordre, mais défend aussi des Alpes est un point de passage stratégique à Depuis l'arrivée de Richelieu au pouvoir
les intérêts des Jésuites. Le Père Joseph entre- travers le massif montagneux, reliant l'Italie à en 1624, le Père Joseph est à ses côtés. A
tient une correspondance étroite à ce propos l'Empire. Elle dépend des Grisons, alliés pro- l'exception de quelques missions diploma-
avec l'ambassadeur du roi à la Sublime-Porte testants des cantons suisses et de la France, tiques qui lui sont confiées et des retraites
et les positions éminentes qu'il occupe à la mais sa population à majorité catholique est qu'il entreprend régulièrement, il ne quitte
Cour donnent un poids supplémentaire à ses favorable à l'Espagne. En 1623, cette dernière guère l'entourage de celui qui porte officielle-
demandes. Enfin, grâce à ces multiples instal- incite ses habitants à la révolte et envoie des ment le titre de « principal ministre » à partir
lations, il dispose, dans les États placés sous troupes pour les soutenir. L'intervention des de 1629. Un logement lui est même attribué au
son autorité, d'un réseau particulièrement Espagnols provoque une vive réaction de la Palais-Cardinal, communiquant directement
étendu d'informateurs qui peut éventuellement France, de Venise et du duc de Savoie qui for- avec les appartements de son maître qui le fait
lui être utile. ment une ligue afin de rétablir les Grisons parfois réveiller en pleine nuit pour conférer
L'enthousiasme du capucin pour la croisa- dans leurs droits. La papauté s'introduit alors ou rédiger des dépêches. Il entretient en effet
de proposée par le duc de Nevers et son impli- comme puissance médiatrice entre les belligé- avec ce dernier les plus étroites relations et
cation parallèle dans l'organisation des mis- rants et se fait remettre les principaux forts de déploie à son service une inlassable activité
sions révèlent à quel point le Père Joseph est la Valteline. Mais en 1624, la France passe dans le domaine des affaires étrangères.
impliqué dans l'effort de reconquête Le cardinal se décharge pour une
catholique amorcé par le concile de grande part sur le Père Joseph du
Trente dans la seconde moitié du « Quand le cardinal de Richelieu veut soin de la diplomatie. Il l'assume
XVI' siècle. Probablement n'a-t-il faire quelque bon tour, pour ne pas dire conjointement avec le secrétaire
jamais renoncé tout à fait à cette quelque fourberie, il se sert toujours d'État qui en a officiellement la char-
entreprise contre les Turcs et à de personnes pieuses » ge, d'Herbault d'abord, puis les deux
l'union de la Chrétienté qu'elle Bouthillier, père et fils. Il n'est aucu-
impose. Toutefois, sous l'influence de Riche- outre et en prend deux. L'émotion suscitée par ne question qui échappe au capucin. Il partici-
lieu, le capucin exalté devient un politique réa- ce coup de force est grande et le Père Joseph pe à l'expédition des ambassadeurs du roi et à
liste qui en ajourne l'exécution afin de parer engage alors des négociations sous les ordres la rédaction de leurs instructions. Durant leur
des dangers plus pressants. de Richelieu pour trouver un accommode- mission, il n'est pas rare qu'il entretienne avec
Alors simple évêque de Luçon, Richelieu ment. Au début de 1625, il entre en discussion eux une correspondance régulière. Il les reçoit
avait remarqué le Père Joseph en 1609, à avec le nonce Spada et lui propose un projet à leur retour. Les ministres étrangers ont aussi
l'occasion d'une mission dans son diocèse d'accord. En mars, profitant de la réunion du l'habitude de négocier avec lui et voient plus
contre les protestants. Entre le capucin doué chapitre général de son ordre, il se rend à rarement Richelieu. De tout cela cependant, le
pour l'intrigue et le futur ministre, de huit ans Rome pour sonder les intentions du pape. De Père Joseph rend un compte fidèle au cardinal
son cadet, une véritable affection naquit, une retour à la Cour en août, il reprend les tracta- au cours de séances de travail quotidiennes, de
des rares dans la vie du cardinal, peu ouvert tions avec le légat que ce dernier a envoyé en sorte que rien n'échappe à sa connaissance ou
aux sentiments. Les qualités de négociateur du France. Malgré les efforts du capucin, les n'est décidé sans son consentement et qu'il
Père Joseph sont très vite utilisées par Riche- entretiens achoppent sur la détermination du peut à chaque instant modifier les orientations
lieu, après son arrivée au conseil le 24 avril cardinal à refuser aux Espagnols le passage choisies. Incontestablement, le capucin est un
1624. La France entre alors dans une période par la Valteline. Finalement, c'est d'Espagne auxiliaire dévoué : de nombreux témoignages
de « guerre couverte » contre la maison de que provient une solution provisoire au conflit, gardent la trace de son application dans les
Habsbourg. Les tensions se font plus aiguës avec le traité de Monçon signé le 5 mars 1626. affaires, de l'ardeur régulière qu'il y mettait
avec l'Espagne et finissent par déboucher sur Le Père Joseph intervient donc en habile sans jamais oublier les devoirs de son ordre.
un affrontement en Italie, sans que la rupture négociateur, dans divers épisodes de la guerre Ayant la haute main sur la politique exté-
ne soit officiellement consommée. De plus, froide (on disait « couverte »)qui oppose la rieure du royaume, le Père Joseph crée, entre-
bien que les Français aient adopté une attitude France aux Habsbourgs dans les années 1620. tient et développe un réseau efficace de diplo-
de neutralité dans les conflits qui secouent Envoyé par Richelieu dans des missions par- mates et d'agents qui lui sont bien souvent
l'Allemagne depuis 1618, les succès spectacu- fois périlleuses, il remplit le plus souvent avec redevables de leur promotion. Il s'attache ainsi
laires de l'empereur Ferdinand II contre les succès les objectifs fixés par son maître, et les services d'un gentilhomme lorrain, Henri
luthériens conduisent Richelieu à se rappro- tous ses interlocuteurs s'accordent pour recon- de Gournay, sieur de Marcheville : après
LE PÈRE JOSEPH

l'avoir envoyé plusieurs fois auprès de Maxi-


milien de Bavière qu'il souhaitait détacher de
l'empereur, il lui confie en 1631 la prestigieu-
se ambassade de Constantinople. Le capucin
favorise de même un aventurier, Hercule
Girard de Charnacé, qu'il utilise en 1630 et
1631 pour décider le roi de Suède, Gustave-
Adolphe, à entrer en guerre contre les Babs-
bourgs. On peut encore citer son propre cou-
sin, Manassès de Pas, marquis de Feuquières,
qui part en 1632 sur son ordre pour négocier
avec les Suédois et l'électeur de Saxe. Négo-
ciations toujours soutenues par de l'or, un
argument auquel peu résistent. Il ne s'agit là
que de quelques exemples d'une nébuleuse
d'agents que le capucin emploie pour des mis-
sions ponctuelles ou des échanges plus
réguliers. Se refusant à mélanger politique et
religion, il lui arrive parfois d' utiliser des pro- Le cardinal de Richelieu.
testants, comme La Grange aux Ormes que
l'ambassadeur d'Angleterre tient pour un les manœuvres de ses adversaires regroupés pour, malgré la règle de son ordre, avoir
« homme de fort bon esprit », ou encore Mel- autour de la reine mère Marie de Médicis, et l'usage de l'argent et des transports à cheval et
chior de Lislen un gentilhomme allemand, conforte ainsi son pouvoir, les observateurs en voiture, et dénoncent alors le luxe d'une vie
quoique de mère française, qui passe du service étrangers n'ont de cesse de souligner le rôle qui serait peu conforme aux vœux et à l'idéal
du landgrave de Hesse à celui de la France. croissant du capucin dans les destinées poli- des Capucins. De telles controverses contri-
La latitude dont dispose l'éminence grise tiques du royaume. Dès 1631, le résident de buent sans doute à contrarier les négociations
s'explique avant tout par sa profonde unité de l'empereur dénonce, non sans exagération, son que Richelieu entreprend dès 1632, afin
vue avec le cardinal. Les deux hommes pour- emprise totale sur l'esprit de Richelieu. Pour d'obtenir du pape un chapeau de cardinal pour
suivent un même objectif, l'abaissement de la le résident du grand-duc de Toscane, le Père le Père Joseph. Malgré les pressions réitérées de
maison de Habsbourg, au regard duquel tous Joseph est en 1632 « le véritable conseiller et la France, il ne fait pas partie de la promotion
les moyens sont bons. C'est au Père Joseph, secrétaire » du cardinal. L'année suivante, de 1633. Tous les efforts entrepris par la suite se
que le principal ministre a coutume de dési- l'ambassadeur de Venise, Soranzo, souligne heurtent à la sourde hostilité d'Urbain VIII.
gner par le sobriquet tenebroso cavernoso, que les affaires extérieures les plus impor- Pour ne pas mécontenter ouvertement Je roi, ce
qu'il appartient de les mettre en œuvre, mêlant tantes passent entre ses mains. En 1635 enfin, dernier renonce d'ailleurs à toute promotion
secret, mystère et manœuvres souterraines. Grotius, qui négocie à la Cour pour Je compte plutôt que d'y inclure le capucin, et en 1637, il
de la Suède, voit dans le religieux le succes- n'y a pas moins de douze chapeaux vacants.
La légende noire seur désigné du principal ministre en raison de C'est la mort du Père Joseph, le 18 décembre
son « extrême fourberie». 1638, qui permet de vider la querelle, alors
d'un capucin que Je pape se trouve sur le point de céder.
Ces jugements .coïncident avec l'entrée
progressive de la France dans la guerre de Deux attaques d'apoplexie qui ont précédé le
La personnalité complexe du Père Joseph
Trente Ans qui culmine en 1635, quand la décès ont dissuadé la France de poursuivre ses
suscite chez les contemporains les jugements démarches. Le roi écrit lui-même au pape pour
les plus contradictoires. Sa présence discrète, guerre est officiellement déclarée à l'Espagne.
suspendre l'attribution et préserver pour un
constante et efficace aux côtés de Richelieu Les Français se rangent ouvertement dans Je
autre Je cardinalat obtenu.
intrigue, et rares sont les représentants des camp protestant contre les Habsbourgs. Ils ont
Personnage ambigu, le Père Joseph mélan-
puissances étrangères à la cour de France qui pour alliés les Provinces-Unies ou la Suède ;
ge intimement réforme religieuse et zèle poli-
ne tentent pas de démêler la nature des liens ils cherchent l'appui de l'Empire ottoman, ou
tique. Pur produit de la Contre-Réforme catho-
qui unissent les deux hommes. Longtemps, on à défaut celui du prince de Transylvanie. Ces
lique et serviteur de 1' Église, il est aussi l' exé-
ne voit dans le capucin qu'une créature du car- alliances contre nature déchaînent les polé-
cutant implacable de la raison d'État contre
dinal, un serviteur zélé de sa politique. Le mistes catholiques à la solde des Espagnols ou
l'unité de la chrétienté. Cette dualité qui
nonce pontifical Spada écrit ainsi en 1625 : des Impériaux et Je Père Joseph, tenu pour leur s'abrite sous la robe de bure est à l'origine des
« Il ne fait qu 'un avec Richelieu mais si, dans instigateur, devient avec Richelieu la cible de jugements contradictoires portés depuis tou-
cette union intime, l'amitié est égale des deux multiples pamphlets. Tous les arguments sont jours sur la vie et l'œuvre du capucin.
côtés, l'influence ne l'est pas, le religieux bons contre le capucin. Ses ennemis relèvent L.P.
fubissant celle du cardinal plus qu'il ne le la contradiction manifeste entre la dignité que
wumet à la sienne ». Toutefois, après la lui impose son habit et le scandale de la poli- (l) Sur la guerre de Trente Ans, se reporter à
«journée des Dupes » du Il novembre 1630 au tique qu'il conduit. Ils tirent aussi profit des Enquête sur l'histoire numéro 20, pages 38 et sui-
:ours de laquelle le principal ministre déjoue dispenses que le religieux a obtenu de Rome vantes.

Il
CASANOVA LE LIBERTIN

L~ espionnage mondain
PAR JEAN-JOËL BRÉGEON

C'était un roué bavard, sédui- inédits du vivant de leur auteur, ils furent
remis à l'éditeur allemand Friedrich Arnold
sant et imbattable à la table de Brockhaus par le petit-neveu de Casanova, en
jeu. Reçu partout, il est au service 1820. Six cents feuilles in folio divisées en
douze tomes qui racontent par le menu la vie
du plus offrant. Portrait d'un du « chevalier de Seingalt » (le titre dont
espion de charme. Casanova s'était affublé pour faire meilleure
impression dans les salons) jusqu'à l'année
1774.

G
irolamo-Giacomo Casanova est né à Casanova ayant écrit dans son français si
Venise le 2 avril 1725. Il est mort il y particulier, l'éditeur Brockhaus fit appel à un
a deux cents ans, le 4 juin 1798, au professeur, Jean Laforgue, qui enseignait à
château de Dux, en Bohême. Il avait 73 ans. Dresde, pour établir le .texte. Malheureuse-
De 1743 à 1783, il parcourut l'Europe. Il ment, d'accord avec Brockhaus, Laforgue
fit plusieurs fois le tour de l'Italie, séjourna en édulcora et mutila le texte du Vénitien.
France à cinq reprises, se rendit en Angleterre, Depuis, les casanovistes qui valent les bey-
en Hollande, en Prusse, en Pologne, en listes en matière d'érudition monomaniaque,
Autriche et en Russie. J'allais oublier la Suis- ont restitué à la langue de Casanova la verdeur
se, les principautés de l'Allemagne rhénane, et les outrances qui composent sa richesse sty-
l'Espagne et l'Empire ottoman encore que, listique.
pour ce dernier pays, certains « casanovistes » Casanova vivait sur ses souvenirs, une
aient quelque doute sur son séjour à Constanti- mémoire excellente qui s'appuyait sur une
nople. documentation, des archives aujourd'hui per-
Casanova tenait cette passion du voyage dues (1). Ce qui ne l'empêchait pas de mélan-
de ses parents, tous les deux comédiens, qui ger les dates, d'attribuer à certains person-
avaient joué un peu partout en Europe. Toute nages des fonctions ou des actes infondés,
sa vie, il a couru après le plaisir. Ill' a reconnu d'en escamoter d'autres ... Tels quels, les
de bonne grâce dans la préface de ses Casanova et le comte de Walderstein. Mémoires de Casanova constituent pourtant
Mémoires : « Cultiver le plaisir des sens fut un témoignage incomparable sur la société
toujours ma principale affaire : je n'en eus l'ont conduit à s'occuper de multiples choses, européenne de la seconde moitié du XVIII'
jamais de plus importante. Me sentant né des pures spéculations philosophiques aux siècle.
pour le beau sexe, je l'ai toujours aimé et combinaisons financières les plus discutables. L'Europe de Casanova est celle des routes
m'en suis fait transport [.. .]. J'ai aimé les mets Homme de paroles, volubile, qui jargonnait ou des voies d'eau, des pataches, des carrosses
au plus haut goût : le pâté de macaroni fait autant qu'il parlait le latin, le français, et des coches d'eau ; des relais de poste, des
par un bon cuisinier napolitain [... ], la morue l'anglais ou l'allemand; il avait aussi la plume auberges, du voyage inconfortable et lent avec
de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au facile. A sa langue maternelle, il préférait le autant d'imprévus et de risques que l'on
fumet qui confine[ ... ]. Quant aux femmes, j'ai français qu'il « saucissonnait » d'italianismes compte d'étapes. Les gens qu'il croise et avec
toujours trouvé suave l'odeur de celles que et de mots empruntés à toutes les langues. Il lesquels il parle et même se lie sont de toutes
j'ai aimées... » laisse une œuvre à la fois volumineuse et dis- les conditions sociales, des soldats, des diplo-
Mais Casanova ne fut pas seulement un parate dont la pièce essentielle est constituée mates, des artistes, des commerçants, des
coureur de jupons et un jouisseur. Sa forma- par ses Mémoires qu'il rédigea à partir de nobles et des hommes de loi, des prêtres et des
tion intellectuelle - le droit à Padoue - son 1791. pasteurs, des femmes du monde et des prosti-
intelligence des hommes et des situations, sa Les Mémoires de Casanova ont connu une tuées, des servantes et . des bourgeoises, des
curiosité insatiable, son ouverture d'esprit histoire mouvementée. Restés manuscrits et nonnes et des comédiennes ... Sans oublier les

Il
CASANOVA LE LIBERTIN

charlatans et les aventuriers de tout poil ; ses faveurs des inoubliables M.-M. et C.-C., deux secrètes. Les affiliations maçonniques y
frères en bonne et mauvaise fortune, à com- nonnes du couvent San-Giacomo. De cette tenaient une grande place et lui-même, dûment
mencer par les plus fameux et les plus sca- complicité érotique était née une amitié véri- initié, savait parfaitement user de ce formi-
breux, Cagliostro et le comte de Saint-Ger- table. Lors de son deuxième séjour à Paris, en dable sésame qui lui ouvrait les cercles les
main. 1757, Bernis l'introduisit à la Cour et dans les plus fermés. Pourtant ses accointances maçon-
Sauf au crépuscule de sa vie, Casanova ne ministères. niques ne lui servaient pas toujours de para-
fut jamais un pur espion. Sauf en deux ou trois Présenté au duc de Choiseul, Casanova fut pluie et on ne compte pas ses expulsions fra-
occasions, il n'émargea pas à une officine de ensuite reçu dans le milieu très fermé des ban- cassantes, ses départs précipités et, de temps
renseignement attachée à tel ou tel « bureau », quiers parisiens - Pâris de Montmartel, Jean- en temps, ses séjours en prison. Il est vrai que
à tel ou tel ministère. Le plus souvent, il agis- Nicolas de Boulogne, Pâris-Duverney - où il Casanova aggravait son cas en multipliant les
sait en « free lance », en individualiste, pour fit son numéro habituel en matière de finances duels, en commettant des malversations finan-
son propre compte et afin de financer son publiques et de fiscalité. Ce qui lui valut de cières qui avaient trait pour la plupart à sa
vagabondage mondain à travers l'Europe. Il ne participer au lancement d'une loterie royale funeste industrie du jeu.
fréquentait pas les antichambres pour livrer destinée à financer la construction de l'École Interdit dans presque toutes les capitales,
des rapports : il procédait la plupart du temps militaire. Ladite loterie lui rapporta gros et usé par sa vie errante et, comme il le dit, ses
par des entretiens directs, sans traces écrites au l'aventurier devint vite l'obligé et la coque- « offrandes à Vénus », Casanova chercha, à
plus haut niveau. luche de tous les salons. Quant à l'honnêteté partir de 1771, à rentrer dans sa patrie. Il s' éta-
Sa réputation était telle que ministres et de ses procédés, c'est une autre affaire comme blit à Trieste et négocia son retour en grâce en
souverains demandaient à le voir. Ses entre- il convient avec son habituelle et rouée désin- devenant l'espion des Inquisiteurs vénitiens.
tiens avec Frédéric II de Prusse ou avec la tsa- volture : « Dans toutes les grandes maisons Contre rémunération, il leur fournit des rap-
rine Catherine (en 1764) sont signifi- ports circonstanciés sur les habi-
catifs : des politesses, des mondani- Casanova aimait Amsterdam, comme tudes privées et les inclinations
tés, des lieux communs et, au détour il se plaisait à Paris, Londres ou intellectuelles d'un certain nombre
d'une phrase, des questions beaucoup de grands seigneurs vénitiens. Un
Vienne, plaques tournantes travail de « confidente », disons de
plus pointues. Casanova ne se fait
jamais prier. Il parle d'abondance. d'une société volage et cosmopolite mouchard, qu'il assura jusqu'en
Souvent la conversation démarre sur où l'affiliation maçonnique ouvrait 1783. Il y gagna son retour dans la
son récit de l'évasion des Plombs (en les cercles les plus fermés mère-patrie et le mépris de la haute
1755, les inquiSlteurs vénitiens société vénitienne qui le tint à dis-
l'avaient mis au secret sous la triple accusa- où j'allais, et aux foyers des théâtres, dès tance et l'obligea même à quitter définitive-
tion de libertinage, d'athéisme et de pratiques qu'on me voyait, tout le monde me donnait de ment Venise en 1783. Établi à Vienne, il fut
magiques) qui le met en verve et qui, surtout, l'argent, en me priant de le jouer pour eux encore employé par 1' ambassadeur de la Séré-
passionne ses interlocuteurs. Ensuite, on passe comme je le voudrais et de leur remettre les nissime, Foscarini.
aux choses sérieuses ... billets, puisque personne ne comprenait enco- Ses dernières années, la Révolution fran-
Sa formation diplomatique, Casanova re rien à ce jeu. Cela me fit prendre l'habitude çaise lui inspira le plus grand dégoût. Para-
l'avait reçue à Rome. Dès 1743, il entrait au de porter sur moi des billets de toutes les doxalement, cet aventurier sans scrupules, ce
service du cardinal Acquaviva, « le plus façons, ou plutôt de tous les prix, et je donnais grand voluptueux, était un conservateur, res-
grand seigneur de Rome et un grand débri- à chacun à choisir ; je retournais chaque soir pectueux de l'ordre établi. Il aimait trop la
deur de filles » si l'on en croit le prince de chez moi les poches pleines d'or. » société d'Ancien Régime pour en approuver le
Ligne. Acquaviva confia le jeune Casanova à Convaincu des talents du Vénitien, Bernis démantèlement. Il avait su se jouer de ses
son âme damnée, l'abbé Gama, un portugais (alors ministre des Affaires étrangères) lui vices et décrypter ses arcanes. Il n'avait pas
qui tirait les ficelles de la chancellerie pontifi- confia plusieurs « commissions secrètes ». Ce son pareil pour se faufiler de Cour en Cour,
cale. Casanova se montra un élève doué, il fut d'abord une inspection de la flotte mouillée s' y rendre utile et précieux en proposant des
apprit vite le français - la langue internationa- à Dunkerque (qui lui causa quelques déboires services discrets. Il n'était pas un agent secret
le obligée - et assimila parfaitement la mais lui rapporta cinq cents louis). Puis Bernis au sens actuel du terme mais un homme de
démarche à suivre dans les tractations les plus lui demanda de partir pour la Hollande afin de réseaux, de relations ouvertes ou inavouées. Il
noueuses. Nommé en 1760 « protonotaire conclure une transaction passablement sca- en usa et en abusa au point qu'il finit par être
apostolique extra urbem », Casanova retrouva breuse entre le gouvernement français et cer- rejeté de tous. Il ne lui resta plus alors qu'à
l'abbé Gama plusieurs fois sur son chemin. En tains banquiers d'Amsterdam. Si on le croit, écrire ses incomparables Mémoires.
1761, à Turin, il lui confia une mission obscu- Casanova fit merveille. Il eut même le temps J,-J. B.
re et délicate au congrès d'Augsbourg. de mener une spéculation personnelle de Professeur d'histoire et auteur de nombreux
Mais la protection ecclésiastique la plus mèche avec le banquier juif Tobias Boas qui ouvrages, Jean-Joël Brégeon vient de publier
remarquable pour Casanova fut celle du cardi- travaillait, lui aussi, pour la France. chez Perrin une réédition de son livre L'Égypte
Casanova aimait Amsterdam, comme il se de Bonaparte. 445 pages, index, cahier de photos,
nal de Bernis, un prélat français mondain,
149F.
libertin et lettré que ses ennemis avaient sur- plaisait à Paris, à Londres ou à Vienne, autant
Jommé « Babet la bouquetière ». Casanova de plaques tournantes pour la petite société ( 1) Dispersées entre plusieurs châteaux, les
lVait fait sa connaissance à Venise où Bernis volante et cosmopolite qui parcourait l'Europe archives casanoviennes ont été brûlées ou pillées
·eprésentait la France. Ils avaient partagé les en charge ou à la recherche de missions par les communistes tchèques en 1945.

.Il
,
JOSEPH FOUCHE, AU CŒUR DU SECRET

A
vec son dernier livre, une porte de sortie. Ses agents
Joseph Fouché, Jean infiltrés partout, ses archives
Tulard conclut (provisoi- tenues en lieu sûr, sa politique
rement ?) une série de biogra- des petits cadeaux et des petits
phies qui ont cherché à restituer services le sauvaient des situa-
le vrai visage du ministre de la tions les plus scabreuses. Il ne se
Police de Napoléon l". compromit jamais dans des
Tulard est trop conscient de intrigues ou des complots qu'il
l'importance des contributions de jugeait perdus d'avance, ainsi la
ses devanciers pour se contenter conspiration du général Malet
de nous donner la énième « vie de (octobre 1812) dont il observa le
Fouché ». Il rend un hommage piteux déroulement depuis son
appuyé et parfaitement justifié à « exil » provençal.
Louis Madelin qui fit de Fouché En 1814, au retour des Bour-
la matière de sa thèse de doctorat bons, il réussit, lui, le régicide, à
soutenue avec brio en 1900. graviter dans l'entourage du
Le Fouché de Madelin n'a comte d'Artois mais Louis XVIII
pas pris une ride. Seulement, ne voulut pas lui redonner la
depuis, de nombreuses archives Police. C'était trop risqué. Cette
ont été exhumées, des pièces qui mise à l'écart convenait à Fou-
complètent notre interprétation du ché. Il appréhendait le retour de
rôle exact de Fouché durant la Napoléon, mais le 20 mars 1815,
Révolution et sous l'Empire. il retrouva la Police, surveillé de
Tulard a conçu son Joseph près d'ailleurs par Réal, autre
Fouché comme une « contribu- figure étonnante de policier et
tion à l'histoire de la police ». Il qui, selon Tulard, aurait pu être
passe donc assez vite sur les ori- Joseph Fouché. un second Fouché. A son retour
gines sociales de Fouché (il est né de Bruxelles, Louis XVIII par-
en 1759 au Pellerin, près de Nantes, dans Tulard raconte avec verve et minutie les vint enfin à écarter Fouché. Il le nomma
une famille de capitaines négriers) sur ses hauts faits de Fouché sous le Consulat et ministre plénipotentiaire à Dresde, première
études à l'Oratoire de Paris d'où il sortit pro- l'Empire, tous ces « coups tordus » qui fini- étape vers un exil qu'il acheva à Trieste où il
fesseur (mais il ne fut jamais ordonné rent par indisposer une partie de la Cour et mourut en 1820.
prêtre), sur son rôle comme député de la l'Empereur lui-même. Dans l'affaire de la Tulard n'a pas succombé aux séductions
Loire-Inférieure à la Convention. Ses actes rue Saint-Nicaise -l'explosion d'une machi- de son vénéneux héros. Fouché la girouette,
terroristes, comme représentant en mission à ne infernale sur le passage de la voiture de Fouché le traître, le mystificateur, le policier,
Nantes, dans la Nièvre et surtout à Lyon (où Bonaparte, le 24 décembre 1800 - Fouché l'homme d'État, il les passe tous en revue, les
ses mitraillades massacrèrent plus de 1 500 fut d'abord montré du doigt : il avait été croise, 1es dissèque et, en conclusion, nous
personnes) sont brossés à grands traits. incapable d'assurer la sécurité du Premier livre son sentiment : Fouché, un révolution-
Arrivé au 9 Thermidor, Tulard prend Consul, et le coup venait, c'était certain, de naire « pur et dur » qui se révèle au service de
enfin son temps. Il est vrai que Fouché joua ses anciens amis politiques, les Jacobins. l'État : « Bien plus intelligent que Himmler,
un rôle essentiel dans la chute de l'Incorrup- Talleyrand et Lucien Bonaparte le voyaient moins cynique et jouisseur que Béria ». Un
tible. En 1815, il s'en vantera encore et rap- déjà évincé. L'enquête, confiée à Henry (le modèle d'homme de pouvoir et de réseaux.
pellera à un de ses interlocuteurs, sur un ton recruteur de Vidocq) fut un modèle du Se détournant du Fouché méphistophélesque
menaçant :« Tel jour, Robespierre s'est écrié: genre ; elle permit l'arrestation rapide des cher aux Romantiques - Balzac, Hugo,
il faut qu 'avant quinze jours la tête de Fou- vrais coupables : des agents royalistes. Dumas -, il nous le montre plus simple,
ché ou la mienne tombe sur l'échafaud. Ce Entre-temps, on avait raflé les extrémistes de moins adroit qu'on l'a dit, besogneux de
fut la sienne qui tomba. » gauche et on se préparait à les déporter - la l'embrouille, toujours sur le fil du rasoir mais
La république thermidorienne et surtout guillotine sèche -, Fouché laissa faire et eut doté d'un instinct de survie exceptionnel.
le Directoire installèrent Fouché dans ses le triomphe modeste. Il faisait d'une pierre A mentionner, de précieuses annexes
vraies compétences : celle d'un policier de deux coups : purger Paris de gens qui dont une « mise au point sur les Mémoires
haut vol, à la tête politique, grand commis l'avaient côtoyé à l'époque où il jouait les de Fouché » que Tulard (contre Madelin)
dans la lignée de ceux qui, sous l'Ancien terroristes et prouver au Premier Consul estime largement apocryphes.
Régime, avaient assuré l'ordre moral. !'llblic qu 'il était irremplaçable. JEAN-JOËL BRÉGEON
et politique, les La Reynie, d'Argenson, et Ce qui ne l'empêcha pas de subir des Joseph Fouché, par Jean Thiard, Fayard.
autres Sartine ... disgrâces, mais il sut toujours se ménager 496 pages, 150 F.


VOLI(OFF, L'ART ET LE SECRET


Le romancier
A •

en maitre espion
PAR JEAN-JACQUES MOURREAU

Avec Volkoff, le roman est his- ne laisser aucune occasion de piperie supplé- me ou le deux-centième à lui demander s'il a
mentaire. » (2) été espion (3). Coup de téléphone. << Venez
toire et l'histoire se fait imagina- Sa fascination du secret est ancienne. A demain à Il heures, je vous donne le code,
tive. Dans ses fictions, il raconte treize ou quatorze ans, il a écrit une pièce inti- nous parlerons du secret. » Il me reçoit dans
tulée les Miroirs ont deux faces. En feuilletant son pied-à-terre parisien auquel on parvient en
les choses non comme elles se sont le livre qu 'il a publié avec Jacqueline Bruller, traversant une cour étonnamment lumineuse.
je note qu'il convient d'éviter d'être le centiè- La pièce est encombrée de livres. Sourire
passées, mais telles qu'elles malicieux à 1'écoute de mon préambule où il
auraient dû être, si le maître du est question de Voltaire et de Beaumarchais
qui, tous deux, « travaillaient » pour le Secret
destin avait été un romancier. du roi ...
Il aurait pu me rappeler que Voltaire et

D
e L'Agent triple publié à son retour Beaumarchais constituent des exceptions et
d'Algérie, aux Chroniques angéliques, que, dans le genre, les Français n'ont guère
en passant par Le Retournement, Le l'aisance des Britanniques, chez lesquels << la
Montage el Le Berkeley à cinq heures, l'œuvre lignée des Marlowe, des Defoe, des Greene
de Vladimir Volkoff est en partie consacrée à est à peu près ininterrompue ». Il aurait pu me
l'univers subti l du secret et au grand jeu du dire aussi que << le monde du renseignement,
plus vieux métier du monde. Un cas à part où les choses ne sont jamais ce qu'elles sem-
dans la littérature française contemporaine. blent, est un domaine d'exploration rêvé pour
A relire Volkoff, on devine ses affini- un écrivain » et que « si les Français y réus-
tés, on cerne sa singularité. Question sissent d'ordinaire moins bien, c'est peut-
d'identité ? Ce n'est pas tant qu'il soit le être parce que le fantastique pur
fils d'émigrés russes et l'arrière-petit- n'est pas non plus dans
neveu de Tchaïkovski. Ce sont plu- leurs cordes » (4).
tôt ses conceptions et ses inter- Bien sûr, il souscrit
rogations. Le goût de la hau- au postulat qu'il a lui-
teur, en même temps que celui même énoncé, selon
du jeu. Le souci de la dialec- lequel le romancier
tique et de la transcendance. est un maître-espion
Ici et là, on relève des allu- et un manipulateur
sions, des affirmations. d'illusions.
Celle-ci, par exemple : << La - C'est une façon
littérature est un mélange, de voir l'art, dit-il.
une bâtardise de rêve et de Par essence, l'art est
réalité. » (1) Ou celle-là : le dévoilement d'un
<< Parce que l'honneur secret. Le geste de
du "romancier" est de 1' art est tout à fait
tromper, et qu'il y semblable au geste du
va de sa gloire de ~w·•·JO. '-i sceau que l'on lève de
OFF, L'ART ET LE SECRET

UN ROMAN NOIR
TRÈS ACTUEL
L'anti-Malko par excellence. Pas trace chez lui
L'univers du secret occupe· une grande de ces détestables et sordides obsessions qui
place dans ce roman de Jérôme Leroy. encombrent les aventures du prince Malko
L'intrigue habile est celle d'un roman noir. Linge. Hanùlton est dans la lignée de Chand-
L'auteur y ajoute ses qualités de plume, un ler. J'ai relu tous ses livres une dizaine de fois.
style vif et des méditations elliptiques. On y Bien sûr, il raconte toujours la même histoire :
croise des policiers très spéciaux, de la fille qui a horreur des armes à feu et finit
puissants corrupteurs et la faune de notre par s'en servir; la grosse brute ; le patron de la
temps. En face, un héros sympathique, boutique ... Mais le microcosme hanùltonien ...
dérisoire et solitaire, Laurent Sangre, dont
Il n'en a pas ternùné.
ce n'est pas le vrai nom. Jeune écrivain
- Il y a Adam Hall. Un Anglais qui écrit
manipulé, il est jeté dans des aventures
sous plusieurs noms, des romans « intellos » et
violentes pour sauver l'amour qu'il porte
d'autres du style « action ». Son héros se
successivement à deux jeunes femmes peu nomme Kuiller, allusion évidente à Killer et à
farouches. Armé de sa relative innocence et
ses occupations. Toujours parfaitement docu-
de son pistolet, il affronte les malfaisants menté techniquement, doué de psychologie.
sur fond d'émeutes dans les banlieues de Plutôt bien-pensant, il a le sens des valeurs, il
l'immigration. La révolte de Laurent Sangre sert Sa très Gracieuse Majesté la Reine. C'est
est vouée à l'échec. Mais l'un des princes qui un bon.
nous gouvernent expiera quand même ses
forfaits d'une balle de Mac 50 en pleine tête. Il poursuit :
Le secret, c'est aussi celui des êtres, Avenue Matignon à Paris, la brasserie - Il y a aussi Frederick Forsyth, l'auteur
précisément d'une jeune femme, belle et Le Berkeley, point de départ d'un roman de des Chiens de guerre et de Pas de bavures.
mystérieuse, qui tient Laurent en son Vladimir Volkoff, et rendez-vous, dit-il, Après lui, difficile d'écrire comme avant. Il a
pouvoir. Au fil du temps, leur accord sera d'anciennes« moustaches» qui viennent s'y provoqué une révolution. Un roman est un peu
rompu. La " femme-temple » se révélera remémorer coups tordus et coups foirés. un documentaire. Il montre la façon légale
"femme-machine». Fascinée par la d'accomplir des actions illégales. On ne peut
Filiation. Pour faire excuser ma curiosité, plus écrire Arsène Lupin de la même manière.
puissance et l'argent, happée par le strass et
je le renvoie à ce qu'il a écrit de sa plume : Malheureusement, il a commis plus d' une
les paillettes de l'époque, cédant à la pente
« L'art n'est pas une pierre qui roule ; c'est dizaine de livres qui sont de plus en plus mau-
perverse de sa sexualité, elle finira par en
une boule de neige. » (5) Il reprend cette der- vais. L'est particulièrement le dernier, qui
mourir, victime consentante. Pour la sauver
nière image et enchaîne prestement : évoque la famille impériale russe.
ou· la venger, son ancien amant se lancera
- L'essence, l'assise de la civilisation,
dans une opération kamikaze que le lecteur Il n'a pas encore cité John Le Carré. Réti-
c'est l'allusion. La littérature est toujours allu-
découvrira tout seul. t· sive. Toujours, on part d'Homère. Agatha
cence ? Il ne se dérobe pas :
D. V. - Bien sûr, il y a Le Carré. Sa Petite fille
Monnaie Bleue, par Jérôme Leroy.
Christie n'écrirait pas s'il n'y avait pas eu
au tambour est un pur chef-d'œuvre. J'ai aimé
Le Rocher. 256 pages, 119 F. Sophocle. Pour moi, cela est évident.
aussi Le Miroir aux Espions. Le Carré est un
Avec entêtement, je reviens à sa filiation. sentimental. Ses li vres sont très inégaux. Ils
la cire pour découvrir l' empreinte. Le dévoile- J'évoque Lawrence Durrell auquel il a consa- laissent l'impression que l'auteur répugne à
cré un remarquable essai (6). Il consent en écrire des romans d'espionnage.
ment, la découverte, tel est le sens de l'art. Je
dirai que le rôle de l'arti ste est d'écarter le souriant : Et Graham Greene ? La réponse fuse :
- Dostoïevski et Durrell. Ce dernier - Il est l'illustre patron du genre. Chez
voile et de faire découvrir l' œuvre de Dieu.
rn' avait surpris en parlant sans cesse de ses Greene qui a appartenu à l'univers des cha-
L'essence de l'art, c'est de découvrir un secret,
oncles à propos de tel ou tel écrivain, comme peaux-moustaches, le renseignement occupe
une essence.
s'il s' agissait de parents. Comme lui, je me fréquemment le premier plan. Vous le savez
Je le cite : « Le théâtre en vers - tragédie reconnais plus des oncles que des pères. certainement, Le Retournement lui est dédié ...
ou comédie - me semble le niveau supérieur Je l'invite à livrer ses jugements sur les Je sais qu 'il ne faut pas poser la question
de l'art. » Il acquiesce : maîtres de l'espionnage. Il ne rechigne pas. idiote. Cependant, je tourne autour du sujet
-Je crois beaucoup à la notion d'entélé- - Le meilleur est à mes yeux Donald comme l'abeille autour de la fleur. Les simili-
chie aristotélicienne. Au théâtre, cela éclate Hanùlton, un Américain. Son œuvre, peu tra- tudes entre la tâche de l'écrivain et celle de
encore plus fortement. Vous êtes à plusieurs, le duite en français, compte une série de trente l'officier de renseignement servent d'appât.
décor, le public... Tous les éléments s' asso- livres. Son héros est un homme du service - Tout roman moderne doit être un roman
cient pour découvrir. Avant la reprise de ma action. Suédois d'origine, il se nomme Matt d'espionnage. Vous connaissez la distinction
pièce Yalta, je ne savais pas comment les Helm. Ce personnage plein d'humour présente entre information et renseignement. La pre-
acteurs joueraient. Tous les soirs, c'est un peu plusieurs facettes. Ce tueur est un tendre, un mière est faite de matière brute. La seconde est
différent. Le roman lui est figé . don juan, un chevalier qui sert pour l'honneur. une donnée évaluée et exploitable. L'écrivain

Il
VOLKOFF, L'ART ET LE SECRET

ne fait pas autre chose que recueillir des infor-


mations et s'ingénier à fabriquer des mon-
tages. Il y a une parenté totale entre l'écrivain
et l'espion. Lorsque Tchekhov note que dans
le ciel il y a un nuage en forme de piano, c'est
une information. Mais lorsque cela passe dans
la pièce, c'est soudainement autre chose ...
L'écrivain est donc un maître-espion. Et
l'espion est un romancier. Ils œuvrent en
jouant de la magie des apparences, des illu-
sions, des doubles, des semblances, des
miroirs, des masques. Alors, Volkoff, les yeux
pétillants, évoque les masques vénitiens suc-
cessifs que, dans La Dernière Nuit de Don
Juan de Rostand, les personnages retirent.
-L'arrachement à l'apparence, dit-il, avec
délice. Nous vivons dans un monde
d'apparences. A une certaine époque, je me
suis laissé captiver par le concept d'antimatiè-
re, par une matière faite du contraire de la
nôtre, et par la rencontre entre cette antimatiè-
re et la matière. Les mondes différents du
nôtre m'ont toujours prodigieusement fasciné.
A l'issue d'une opération en Algérie, nous Une arme ce n'est pas qu'une arme, écrit Vladimir Volkoff dans l'un de ses roTtUins. Ce peut
avions rapporté une petite binette. Les rebelles être un symbole de courage et de liberté, un instrument du destin. Ici, pistolet automatique Brow-
en avaient fait usage. Cet instrument archaïque ning« Baby» calibre 6,35 mm, le plus petit dans sa catégorie, l'arme des opérations secrètes.
devint à mes yeux une sorte de météorite. Au
Canada, j'ai éprouvé un sentiment similaire à décrite pour souligner la complicité fatale m'expliquera que son correspondant était venu
la vue d'un caribou abattu dans les forêts arri- entre l'interrogateur et l'interrogé (7). Il rap- assister la veille à la représentation de sa
mé sur le toit d'un véhicule qui circulait dans pelle son refus de pratiquer la torture durant la pièce. Yalta, le partage du monde : mise en
les rues de Montréal. guerre d'Algérie, refus marqué dans Les scène de la rencontre apparente du bien et du
Genèse ou déclencheur de la fascination ? Humeurs de la 'Mer. Il déclare: mal. Staline goguenard plus coupable que
Réponse spontanée : - L'interrogateur doit cerner le mal. Il ne Roosevelt et Churchill ? Nous évoquons le
- Ce fut l'enlèvement en plein Paris du doit pas y succomber. Nous vivons dans la ten- vilain temps d'aujourd'hui. Soudainement, il
général Koutiépov. L'incarnation des forces du tation du mal. Le péché marque le monde. coupe court :
mal surgissait dans mon univers de fils d'émi- Nous sommes dans un monde déchu. Le mal -Je déteste les vaincus. J'ai horreur de la
gré russe. est là. Faut-ille récuser ou l'assumer? fascination de la défaite. En Russie, les forces
vives ont triomphé de la mort. En ce moment,
Fascination du mal ? Interrogation méta- L'homéopathie du mal, telle est la mission je vis dans J'euphorie de la victoire. L'autre
physique, recherche de la gnose ? du militaire et du policier. Le salut par le mal ? soir, j'ai dîné avec le général Lebed. Ce para-
- Bien sûr. Toute ma vie, je me suis défen- Dostoïevski affirme que si Dieu n'existe pas, chutiste aux allures juvéniles est grand-père.
du contre les ésotérismes divers, pour m'en tout est permis. Et moi je réponds que si le L'homme est sympathique. J'aime bien les
tenir à la seule vraie voie, celle du Christ. Je Diable n'existait pas, rien ne serait possible. militaires. Un moment émouvant. Ai-je ren-
me suis défendu contre la tentation de l'alchi- Souvenez-vous du passage de saint Matthieu contré Bonaparte ?
miste. Le monde est une énigme à résoudre relatif à la séparation du bon grain de l'ivraie.
Cette tâche ne nous revient pas. Elle est pour JEAN-JACQUES MOURREAU
contre laquelle je me défends. Ce thème est
très présent dans Les Humeurs de la Mer. La la fin des temps ...
(1) L'Exil est ma patrie. Entretien avec Jacque-
connaissance n'apporte pas le salut. Silence. Il ajoute : line Bruller (Le Centurion, 1982).
- Nous sommes responsables et déchirés, (2) Lawrence le Magnifique. Essai sur Lawren-
La connaissance n'apporte pas le salut,
déchirés entre la crainte du bien et 1' amour du ce Durrell et le roman relativiste (Julliard/ L'Âge
soit. Toutefois, elle peut être utile en certaines
mal. Vivre n'est pas innocent. Le monde est d' Homme, 1984).
circonstances et sa recherche agite sans cesse
complexe. Certes, il faut distinguer le licite de (3) op. cit.
les tumultes de notre monde. La puissance des (4) op. cit.
l'illicite, tout en sachant que l'illicite est par-
canons n'est ri~n sans la connaissance préa- (5) op. cit.
fois nécessaire.
lable. Il faut « savoir sans que l'autre sache (6) op. cit.
que l'on sait». La formule est de lui. J'évoque Le téléphone sonne. Le fil de l'entretien (7) L'Interrogatoire (Éditions de Fallais/ L'Âge
la machinerie de l'interrogatoire qu'il a si bien est provisoirement rompu. Il s'en excusera et d'Homme, 1988).
,
ARMES
,
SPECIALES,
' , ,
DE L'ECRAN A LA REALITE
ssise à une table de baccara, une de la bonne société britannique, éduqué à cialiste s'est donc tourné vers ce que l'on

A jolie fille dans le style Hollywood Eton, élève au collège royal militaire de faisait de mieux ailleurs, d'abord un petit
des années soixante, fait admirer ses Sandhurst, journaliste polyglotte, officier du pistolet Beretta 950 B calibre 6,35 mm, en
épaules dégagées par une robe du soir. service de renseignement de la Navy pendant attendant un Walter PPK, puis un Beretta 70
- Carte ! dit-elle. la Seconde Guerre mondiale et spécialiste de calibre 7,65 mm et, en 1989, dans Permis de
Puis s'adressant à l'homme qui lui fait la « guerre indélicate », lan Fleming avait tuer, avec Timothy Dalton dans le rôle de
face et dont on ne voit que les mains, elle largement puisé dans son expérience propre James Bond, un Beretta 92 F, ce qui devenait
ajoute avec un sourire provoquant : pour inventer son 007. beaucoup plus sérieux. Mais en 1989, lan
-J'admire votre chance ... Je suis Sylvia Sujet d'un royaume qui a peu favorisé le Fleming était mort depuis 25 ans.
Trench. développement des armes de poing D'emblée, l'association James Bond-pis-
Dans le mouvement qu'il fait pour allu- modernes et qui nourrit même à leur tolet automatique s'imposa. Cette associa-
mer sa cigarette, l'homme découvre un visa- encontre une aversion proprement morbide, tion du mythe et de l'arme avait été favorisée
ge mince et froid dans lequel brille un regard lan Fleming ne risquait pas de mettre dans la par la silhouette de 007 telle qu'on allait la
ironique. main ou dans la poche de son tueur patenté retrouver à la fois sur les couvertures des
-Mon nom est Bond ... James Bond. une arme spécifiquement british. Notre spé- romans et sur les affiches du film. Elle repré-
Sean Connery vient de sentait un Sean Connery
prononcer pour la premiè- stylisé, prenant la célèbre
re fois la réplique qui va le pose, le pistolet posé en
rendre célèbre. Elle figure- travers de l'épaule. Ce pis-
ra rituellement dans cha- tolet était en réalité un Wal-
cun des dix-huit fùms ter à air comprimé. Mais
consacrés aux rocambo- qui aurait fait la distinction
lesques aventures de avec un Beretta, hormis de
l'agent secret disposant du rares spécialistes ?
permis de tuer n° 007. Le plus joli dans cette
En cette année 1962, histoire, c'est que la fiction
les spectateurs qui, dans le sera rattrapée par la réalité.
monde entier, assistent à la En 1972, après le massacre
projection de James Bond des athlètes israéliens lors
contre Dr No, vont plébis- des Jeux olympiques de
citer la première version Munich, quand le gouver-
d'une formule qui repose nement israélien donna
sur un cocktail bien étudié l'ordre au Mossad d'entre-
d'aventures improbables, prendre l'exécution métho-
de jolies filles court vêtues, dique des chefs du mouve-
de gadgets à couper le ment palestinien, ce sont de
souffle, et de méchants vrais pistolets Beretta qui
réduits en bouillie. Mais furent choisis. Ils allaient
tout cela n'eût pas valu être utilisés par de vrais
grand chose sans le person- agents secrets israéliens
nage central, incarné par bénéficiant de vrais permis
Sean Connery, dont on ne de tuer... Dans les neuf
savait pas encore qu'il est mois qui suivirent l'attentat
un fabuleux acteur, et qui de Munich, onze personna-
sut trouver d'emblée le lités palestiniennes furent
juste équilibre entre le ainsi assassinées un peu
cynisme et la séduction, partout dans le monde. Les
l'humour et la férocité. armes étaient des Beretta
Le James Bond inter- 71 quelque peu modifiés et
prété par Sean Connery munis de silencieux.
était assez différent de Pierce Brosnan, l'un des successeurs de Sean Connery dans le rôle de GUY CHAMBARLAC
celui qu'avait créé lan Fle- James Bond (Goldeneye). Pistolet automatique Walter PPK calibre 7,65mm, (1) Voir l'article sur le
ming dans ses romans. Fils équipé d'un silencieux de fantaisie. Mossad page 49.
L E S BARBOUZES DU VATICAN

Dans le labyrinthe romain


PAR GUILLAUME SASSETOT

C'est le plus petit État du


monde, mais ce n'est pas le moins
puissant ni le moins ambitieux.
Et, comme le disait Mgr Marcin-
kus, on ne gouverne pas 1'Église
avec des Ave Maria.

C
omme chacun sait, les services secrets
du Vatican n'existent pas. Outre sa
petite armée de cent Suisses habillés
par Michel-Ange, cet État assez particulier se
borne à posséder une diplomatie fort discrète
et souvent très efficace qui permet à l'Église
catholique, en ces temps de sécularisation
généralisée du pouvoir, de continuer à jouer
un rôle de premier plan dans les affaires du
monde.
Combattre les régimes impies et œuvrer
pour la paix restent donc ses objectifs priori-
taires, nobles et parfaitement avoués et, de
temps à autre, une médiation particulièrement Le pape Jean-Paul II en compagnie de Mgr Paul Marcinkus, «gorille pontifical» selon ln
réussie, comme celle menée par Jean-Paul II presse italienne. Longtemps organisateur des voyages du pape et chargé de sa sécurité, ce pré-
en janvier 1980 entre le Chili et l'Argentine à /nt américain fut également le banquier du Vatican, au moins jusqu 'aux « erreurs » qui ont
propos de leur différend frontalier sur le canal provoqué sa mise à l'écart en 1990.
de Beagle, vient opportunément rappeler à
ceux qui l'auraient oublié que le pape actuel en premier lieu celles des fidèles soumis à son buts proclamés des futurs vainqueurs étant
est non seulement le successeur de l'humble autorité, le second doit œuvrer de manière non précisément d'abattre les puissances cléricales
apôtre Pierre, mais aussi celui du grand plus morale mais politique. en Europe. Toutefois, il s'agit encore là de
Alexandre VI Borgia qui, au nom de la
Agir pour la paix entre nations chrétiennes diplomatie secrète plus que de services spécia-
« Donation de Constantin » (faux célèbre s'il
et a fortiori catholiques demeure une priorité lisés, même si, dans l'ombre, s'agitent déjà
en fut), se crut un jour autorisé à diviser le
évidente du Saint-Siège. Ainsi Benoît XV, à des hommes qui ressemblent davantage à des
monde et à en offrir une moitié au pays qui
l'avait vu naître. peine élu, exhorte dès le 8 septembre 1914 les agents qu 'à de purs négociateurs.
Depuis la signature avec l'État italien des puissances belligérantes à faire la paix. Il favo- De même, en 1922, lors de la première
accords de Latran, le 11 février 1929, le Vati- rise ensuite toutes les tentatives allant dans ce grande famine qui sévit en URSS après la
can est redevenu un véritable État, certes sens, en particulier celle de l'empereur révolution bolchevique, Benoît XV ne com-
microscopique (44 hectares), mais doté de d'Autriche, Charles, en 1917, et cela au point prend pas le caractère délibérément organisé à
tous les attributs de la souveraineté. Ainsi le d'être traité de « bochophile » par les plus des fins politiques par les Rouges de ce
pape est-il à la fois guide spirituel et chef enragés des nationalistes français ou de désastre ; il exhorte la SDN à organiser des
d'État au plein sens du mot. Redoutable duali- « Judas XV » par Léon Bloy, imprécateur secours, et envisage d'un même mouvement
té, car si le premier agit sur les consciences, et fameux . Tentatives vouées à l'échec, l'un des d'établir de véritables relations diplomatiques

Il
ARBOUZES DU VATICAN

avec le régime de Lénine et de demander la tout ce qui est romain, et les SS mettent les ministre des Affaires étrangères et gendre de
mise en liberté du patriarche de Moscou. Tout jésuites dans le même sac que les Juifs, les Mussolini, pour dissuader l'Italie d'entrer en
cela aboutira à une petite mission caritative, francs-maçons et les communistes. D'autant guerre aux côtés de l'Allemagne comme les
vite chassée. que Pie XI affirme avec force, le 6 septembre traités signés l'auraient alors voulu ?
Pourtant, cette question délicate des rap- 1938 « nous sommes spirituellement des Quand Pie XII, par l'intermédiaire de son
ports avec un pays ouvertement athée, qui sémites ». ami Spellman, demande aux États-Unis
dépasse les compétences de la simple diplo- Depuis quarante ans que William Shirer a d'accueillir beaucoup plus largement les réfu-
matie, compte parmi ses principaux acteurs, montré que les cartes du vote national-socialis- giés européens, et qu'il se heurte d'ailleurs à
dès l'éclosion de la Révolution, trois futurs te et du vote catholique sont rigoureusement un refus égoïste et glacé, c'est de la diplomatie
papes : Mgr Ratti, élu en 1922 sous le nom de inverses, tout le monde devrait donc savoir discrète, à défaut d'être vraiment secrète. Mais
Pie XI, son secrétaire Jean-Baptiste Montini, qu'en Allemagne même, la résistance au natio- quand le nonce à Istanbul, Mgr Roncalli, le
le futur Paul VI, mais aussi Mgr Pacelli, qui nal-socialisme s'est avant tout faite en pays futur Jean XXIII, par ailleurs très lié avec
sera Pie XII en 1939. C'est lui qui, en 1926, catholique, non seulement au sein des associa- l'ambassadeur et ancien chancelier von Papen,
consacre évêque et envoie en mission secrète tions de jeunesse mais avec la complicité sou- participe secrètement mais très activement aux
en Russie avec des pouvoirs très étendus (dont vent très active de la hiérarchie catholique, actions de Raoul Wallenberg en faveur du sau-
celui, fondamental, de désigner et sacrer des comme Mgr Konrad Grober, archevêque de vetage des Juifs hongrois, est-ce encore de la
évêques), le jésuite français Michel d'Herbi- Fribourg, le père Joseph Teusch, vicaire à la diplomatie ?
gny, pour organiser ce qu'on n'appelle pas cathédrale de Cologne, ou encore le jésuite William Donovan, alors directeur de
encore l'Église du silence face à la persécu- Karl Rahner dont la pensée dominera le conci- l'OSS, l'ancêtre de la CIA, ne s'y trompe pas.
tion. Victime d'une provocation, insuffisam- le Vatican II. Près de deux cents prêtres mour- Il est le premier à soupçonner l'intérêt primor-
ment soutenu par sa hiérarchie, d'Herbigny ront dans les camps ou seront tués avant même dial que peut présenter pour son service le
sera expulsé, les évêques nommés par lui d'y arriver. Vatican. Au moment de l'entrée en guerre des
découverts et parfois même exécutés quand ils Les preuves des liaisons secrètes perma- USA, à la fin de 1941, il s'avise ainsi qu'un
ne mouront pas d'épuisement. Le silence obs- nentes avec le Vatican ont, hélas, sans doute considérable réseau de prêtres est disséminé
tiné que Mgr d'Herbigny, retiré dans une peti- été prudemment détruites par Pie XII et le non seulement dans toutes les villes et vil-
te cure de campagne, gardera jusqu'à sa mort cardinal Tisserant (lui-même officier du ren- lages, mais aussi dans les institutions. A
malgré les violentes attaques dont il fera seignement militaire français), lors du début l'époque, l'un des principaux chefs du rensei-
l'objet reste emblématique des vertus d'obéis- de l'occupation de Rome par les troupes alle- gnement du Vatican n'est autre que Giovanni
sance de son ordre. Montini, le futur Paul VI. Donovan
Entre les deux guerres, le pro- entre donc en contact avec la cité
blème moral majeur pour l'Église En 1943, Hitler considérait pontificale et, en étroite liaison avec
est sans doute sa confrontation aux le Vatican comme un nid d'espions. elle, mène à bien ses entreprises.
idéologies du XX' siècle. A huit De fait, l'État pontifical, outre ses Les contacts furent alors nom-
jours de distance paraissent, en mars propres agents, abritait des membres breux et durables entre services et
1937, l'encyclique condamnant le entre individus. Dans son Histoire
de l'Intelligence Service
matérialisme athée alors triomphant critique de la Résistance, Domi-
en Union soviétique (Divini nique Venner rappelle par exemple
Redemptoris), affirmant que « le communis- mandes en septembre 1943. Quoi qu'il en soit, 1' originalité et 1' efficacité du réseau Arnould
me est intrinsèquement pervers » et celle qui Hitler lui-même considérait alors le Vatican (Jade-Amicol), et ses causes : tous les
condamne le national-socialisme (Mit bren- comme « un nid d'espions ». Il est vrai qu'à membres étaient catholiques intransigeants,
nender Sarge). cette époque, l'État pontifical, outre ses affiliés ni de près ni de loin à la nébuleuse
Chose trop peu connue, ou volontairement propres agents, abritait sans vergogne des gaulliste, mais seulement à l'Intelligence Ser-
ignorée par les détracteurs professionnels qui, membres de l'Intelligence Service, comme le vice, et jouissant de puissantes complicités
depuis 1963 et la pièce de Rolf Hochhut, Le lieutenant Élie Tobias. auprès de prêtres, comme le père Gorostarzu,
Vicaire, accablent Pie XII pour des raisons Pendant les années de guerre, l'aide don- supérieur du collège jésuite de Tivoli, le père
assez peu avouables, c'est Mgr Pacelli lui- née aux résistants italiens et aux futurs fonda- Dieuzayde, aumônier de l' ACJF, ou le père
même qui est l'auteur de cette célèbre ency- teurs de la Démocratie chrétienne fut constan- Huet, aumônier des prisons de Paris.
clique. Comme le rappelle Éric Lebec dans sa te. Tout le comité italien de libération nationa- A cette époque, Staline demandait gogue-
très remarquable Histoire secrète de la diplo- le se cacha, de l'automne 1943 au printemps nard : « Le Vatican, combien de divisions ? »
matie du Vatican, Mgr Pacelli connaît bien 1944, à la basilique Saint-Jean-de-Latran : De Il ignorait que le Vatican avait déjà poussé
l'Allemagne où il fut nonce et, contrairement à Gasperi, Nenni, Saragat et des dirigeants com- l'étude de ses faiblesses et des moyens à
beaucoup d'autres, il comprend d'emblée munistes. mettre en œuvre pour les exploiter. Dans son
l'incompatibilité totale du national-socialisme On ne sait exactement comment qualifier livre de souvenirs, Mille jours à Matignon,
et du catholicisme. certaines actions entreprises sur les Constantin Melnik, qui dirigea les services
A vrai dire, chaque adversaire sait alors consciences elles-mêmes. Peut-on parler secrets français à l'époque où Michel Debré
très exactement où se situe son ennemi idéolo- d'action psychologique « secrète » quand, était Premier ministre, rappelle ainsi que ses
gique le plus implacable : Rosenberg, l'idéo- par exemple, le jésuite Tacchi Venturi pèse de premières études sur l'Union soviétique, celles
logue du III' Reich, est furieusement hostile à toute son autorité sur son ami le comte Ciano, qui lui firent découvrir les services spéciaux,

Il
LES BARBOUZES DU VATICAN

étaient « financées et commandées au tentait d'établir, à partir des


départ par le cardinal Tisserant ». archives du département d'État
Mais à la fin des années quarante, américain, que le Vatican avait
les nouveaux missionnaires de la lutte monté après la guerre une filière
anticommuniste sont formés à Rome d'évasion pour anciens nazis à
même, dans diverses officines dis- partir de l'église et du centre de
crètes. Santa Maria dell' Anima, siège du
Ces méthodes, d'ailleurs, ne sont collège germano-hongrois. Cette
pas totalement secrètes puisque le fondation appartenant à
Giomale della Sera, un quotidien l'Autriche, était dirigée depuis
romain du soir, n'hésite pas à les décri- fort longtemps par l'évêque Aloïs
re, dans son numéro de Noël 1949. Il Hudal, auteur en 1936 d'un
raconte, avec beaucoup de détails, les ouvrage sur les Principes du
activités du Russicum, le collège ponti- national-socialisme, où il défen-
fical russe. L'institut est alors dirigé dait l'union du national-socialis-
par le père Wetter, un jeune Autrichien me et du christianisme pour
qui, en 1930, est entré au Russicum affronter « la barbarie venue de
volontairement, comme tous les autres Les Jésuites, pamphlet de 1761. A l'époque où il était encore l'Est ». De même, le père croate
élèves, d'ailleurs. Très officiellement, communiste, Roger Garaudy dénonçait dans la presse du parti les Krunoslav Draganovic est soup-
les missionnaires qui sortent du Russi- méthodes pratiquées dans les noviciats des jésuites : « Ils tra- çonné, non sans raisons sans
cum doivent avoir une parfaite vaillent à la formation de leurs agents qu'ils dressent dans de doute, d'avoir fait évader Ante
connaissance de la Russie d'avant et véritables écoles de guerre ». Pavelic, le chef des Oustachis.
d'après la Révolution, être ferrés en Mais dans l'un et l'autre cas les
sociologie et avoir la parole facile et persuasi- nés à financer diverses organisations plus ou services du Vatican semblent hors de cause.
ve. Le père Wetter, qui expose publiquement moins réactionnaires. D'autres prêtres, le cha- L'autre grand axe d'attaque a consisté,
ce programme, ne dit rien en revanche sur les noine Marmier, un ecclésiastique suisse, et toujours dans les années quatre-vingt, à tenter
salles de gymnastique très perfectionnées qui surtout le révérend père Jean-Marie Dubois, d'établir des liens entre le Vatican et des
existent à l'intérieur de l'institut, ni sur la pré- un dominicain décédé en 1979 que maître Vio- groupes occultes ou de blanchiment d'argent
paration physique exténuante à laquelle les let présentait comme son « confesseur », sont sale. Le scandale du Banco Ambrosiano, le
élèves sont soumis pour pouvoir faire face à mêlés à cette ténébreuse affaire ; selon le pro- suicide de son président, Roberto Calvi,
n'importe quelle circonstance. Lutte libre, ath- vincial de l'ordre des Dominicains à Paris, membre par ailleurs de la très influente loge
létisme, pugilat, tir avec des armes à feu sont « les interlocuteurs au Vatican du père maçonnique P2, en juin 1982, la forte et
en effet des matières non pas secondaires, Dubois étaient les cardinaux Bene/li, Oddi, controversée personnalité de Mgr Paul Mar-
mais essentielles pour la formation des mis- Siri et Villot ». On reparlera encore de maître cinkus, président de l'Institut pour les œuvres
sionnaires du Russicum. Leur formation termi- Violet lors de l'affaire Touvier, car il aurait de religion (lOR), mais aussi à l'époque orga-
née, ils sont ainsi chaque année une vingtaine servi d'intermédiaire entre l'ancien milicien et nisateur des voyages pontificaux et directeur
à gagner la Russie pendant toute l'époque de le Vatican. des services administratifs de la cité du Vati-
la guerre froide. can ont donné lieu aux divagations les plus
Durant ces années d'après-guerre apparaît délirantes, d'autant que la mort étrange de
Maitre Jean Violet,
en France au premier plan des agents plus ou Jean-Paul l" après 33 jours de règne permet-
moins avoués du Vatican, maître Jean Violet. agent secret du Vatican tait toutes les hypothèses.
Alexandre de Marenches, qui dirigea les ser- Pourtant, ces dernières années, la prise de
vices secrets sous Pompidou, n'a pas de mots Éric Lebec, dans son Histoire secrète de la risques personnels par les religieux lors des
assez durs pour fustiger celui qu'il prend pour diplomatie vaticane déjà citée, voit pourtant le troubles en Amérique latine ou le rôle joué par
un simple « escroc du renseignement ». chef-d'œuvre de l'action de maître Violet dans la communauté Sant'Egidio en liaison étroite
Constantin Melnik, en revanche, ou le général la « troisième corbeille » des accords d'Hel- avec le Vatican pour tenter d'amener au dia-
Grossin qui a dirigé le SDECE de 1957 à 1962 sinki, consacrée à la libre circulation des per- logue les divers acteurs de l'actuelle guerre
lui ont, pour ainsi dire, décerné des brevets sonnes et des idées. Qu'elle ait été directement civile en Algérie montrent que l'action souter-
publics de bonne conduite. à l'origine de la chute du système soviétique raine reste toujours étroitement imbriquée à la
Des années durant, le Vatican fournira le dépasse le cadre de cet article, mais le fait que diplomatie plus officielle du Vatican.
matériel de propagande religieuse que le Markus Wolf, le chef des services secrets de la État pas comme les autres, mais État
SDECE acheminera vers les pays de l'Est, et défunte RDA, ait publiquement reconnu le fait quand même, celui-ci est condamné à avoir
particulièrement la Pologne, par ses propres donne un certain poids à cette affirmation. une politique, avec tout ce que cela suppose
réseaux. L'action secrète engendre bien sûr rumeurs d'action occulte. D'ailleurs, ceux qui avaient
Maître Violet, agit alors comme représen- et désinformations d'autant plus difficiles à armé le bras d'Ali Agça, le 13 mai 1981, place
tant du Vatican. On reparlera de lui, beaucoup infirmer que les documents font défaut. Ainsi, Saint-Pierre, étaient les premiers, pour vouloir
plus tard, à propos du scandale des « avions en février 1984, une campagne savamment la supprimer, à croire à l'efficacité vaticane.
renifleurs » et des pots-de-vin afférents desti- orchestrée et lancée par le New York Times G.S .
'
UN MODELE DE GUERRE SECRÈTE

Churchill contre Hitler


PAR DOMINIQUE VENNER

Servis par leur patriotisme insu-


laire, une pratique ancienne du
commerce et de la piraterie sur
mer, les Anglais seraient-ils doués
pour l'espionnage et la dissimula-
tion ? Ds en ont apporté la preuve
de 1940 à 1945, développant
comme personne l'art de tromper
leurs ennemis et parfois aussi
leurs amis. Retour sur image.

D
ès son entrée au 10, Downing Street,
le 10 mai 1940, tandis que les blindés
allemands anéantissent les armées
belges et hollandaises, avant la percée de
Sedan, Churchill réforme le comité des ser- ,.
vices secrets afin d' unifier le renseignement. ~
Dans le même temps, il ordonne la formation
de commandos destinés à des raids et opéra-
tions de harcèlement derrière les lignes enne- Grand amateur de coups tordus et ne dédaignant pas de mettre la main à la pâte, Chur-
mies. chill est le véritable maître de la gue"e secrète conduite par l'Anglete"e. On le voit ici
Une impulsion sans précédent est donnée s'essayant au tir de la mitraillette Sten.
aux services de renseignements, dont l'action
se trouve démultipliée par plusieurs institu- En 1938, devant le développement de la de subversion et de sabotage. Il deviendra en
tions nouvelles. Bref, Churchill procède à une puissance allemande, l'Intelligence Service avril 1939 le MJJR (Military Intelligence
mobilisation sans précédent du potentiel intel- (SIS) avait déjà créé une section D dans le but Research). Le colonel John Holland le dirige,
lectuel de l'Angleterre, qui avait toujours de «faire ces choses qui aident à l'exécution avec pour adjoint le lieutenant-colonel Colin
montré des dispositions pour ce que l'on de la politique du gouvernement de Sa Majes- Gubbins, un officier qui n'a pas fini de faire
appelle outre-Manche l'intelligence. Près d'un té, mais que le gouvernement de Sa Majesté parler de lui. Tous deux ont servi en Irlande en
million d'hommes et de femmes, chiffre préfère ne pas connaître comme étant l'œuvre 1920-1921. Ils se livrent à l'étude systéma-
gigantesque, vont se trouver engagés dans la de ses agents ». tique des mouvements de guérilla, soulève-
chasse aux renseignements, le contre-espion- De son côté, le Military Intelligence (ser- ments et autres menées subversives dans l'his-
nage, la sécurité, les opérations spéciales et la vice de renseignements dépendant du War toire et dans la période contemporaine.
mystification de l'ennemi. Toute l'Angleterre Office) a tiré les leçons des événements Durant l'été 1938, ils sélectionnent un cer-
se mettra avec beaucoup de naturel et de d'Irlande de 1920-1921. La guérilla qui a été tain nombre de citoyens britanniques aventureux
conviction au diapason du Premier Ministre utilisée contre l'Angleterre ne pourrait-elle ayant voyagé. Ce sont des explorateurs, des
pour qui « en temps de guerre, la vérité est si servir à celle-ci contre ses ennemis ? adeptes des grandes chasses, des alpinistes ou
précieuse qu'elle devrait toujours être préser- Dès 1932, le MI forme un service ultra- encore des hommes d'affaires pour lesquels ils
vée par un rempart de mensonges... » secret pour préparer d'éventuelles opérations organisent à tout hasard des cours de sabotage ...

Il
CHURCHILL CONTRE HITLER

ORGANISATION
DE LAGUERRE
Après avoir commandé lui-même en 1939 SECRÈTE EN
une série d'opérations qui préfigurent les
futures méthodes des commandos, Gubbins GRANDE-BRETAGNE
protège le rembarquement des troupes alliées à
Narvik, en mai 1940. Son action en Norvège London Control Section (LCS). Sous la
lui vaut le DSO. direction personnelle de Churchill, cet
Colin McVean Gubbins a maintenant le organisme tout puissant, dirigé par Henry
grade de colonel. Bevan, est chargé de mystifier l'ennemi et
Esprit rapide et cultivé, parlant couram- de veiller à la discrétion totale des
ment plusieurs langues, il manie l'humour opérations menées secrètes.
avec délectation. Ce trait, joint à une grande British Security Council (BSC). Dirigé par
autorité naturelle, lui permettra de s'imposer Sir William Stephenson. Supervise l'ensemble
avec aisance aux personnalités difficiles et des activités des services de renseignements
originales qu'il recrutera plus tard pour le dans l'hémisphère occidental. Assure la
SOE. liaison entre le SOE et I'OSS américain.
Arrive le mois de juillet 1940. Depuis dix Coopère étroitement avec le SOE.
mois l'Angleterre a déclaré la guerre à l'Alle- Special Operation Executive (SOE). Créé
magne. Durant ces dix premiers mois de la en 1940. Dirigé à partir de 1942 par le général
guerre, les armées du Reich se sont emparées· C. Gubbins. Chargé de susciter et de
successivement de la Pologne, du Danemark, développer la Résistance, le sabotage et la
Le général Sir Colin Gubbins, chef du
de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique, SOE. Un spécialiste de la guerre irrégulière. guérilla dans les pays occupés. Agit par
du Luxembourg et de la France. Face à l'irré-
l'intermédiaire de ses Country Sections
sistible machine de guerre allemande, l'Angle-
C'est exactement ce que Churchill souhai- (sections nationales), en relation étroite avec
terre est seule.
te entendre. Par disposition personnelle, le les services de renseignements des
Cent trente années plus tôt, elle s'est trou-
Premier britannique est un partisan de la guer- gouvernements réfugiés en Angleterre.
vée dans une situation analogue. Le conqué-
re irrégulière. A deux reprises, durant la guerre Special Intelligence Service (SIS). Créé en
rant de l'Europe, en ce temps, était français.
des Boers et en Irlande, il en a été l'observa- 1911 à partir du Ml6 du War Office. Dépend
Lui aussi contrôlait les ports de la mer du
teur passionné. administrativement du Foreign Office.
Nord et projetait de débarquer sur les rives de
la Tamise. Pour desserrer 1' étau, 1' Angleterre Dans les premiers jours de juillet, le cabi- Traditionnellement chargé du renseignement
conçut un plan stratégique génial. Pour net se réunit pour élaborer le projet d' un orga- (espionnage) dans les pays étrangers,
vaincre sur le continent la première armée nisme chargé de coordonner toutes les actions ennemis et occupés. Dirigé par le colonel Sir
régulière de l'époque, elle s'appuya sur les de sabotage, de subversion et de ce qu' on Stewart Menzies.
combattants irréguliers continentaux. Par n'appelle pas encore la Résistance sur le conti- Military Intelligence Five (MIS). Créé en
pleins bateaux, elle dépêcha aux guérillas ibé- nent. Ministre travailliste de la Guerre écono- 1905, dans le cadre du War Office. Chargé
riques de l'or, des armes et des soldats. mique, le Dr Hugh Dalton fait valoir une du contre-espionnage. Agit non seulement
conception révolutionnaire de l'action à mener : en Grande-Bretagne mais partout où se
La mission du SOE « Organiser des sabotages et de la subversion manifeste l'espionnage adverse.
mettre l'Europe à feu en Europe, affirme-t-il devant ses collègues Special Branch de Scotland Yard. Chargé
médusés, c'est une tâche qui concerne les syn- du contre-espionnage en Grande-Bretagne
La moitié des forces françaises, soit près dicalistes et les socialistes. Il faudra créer des et dans l'Empire britannique. Dépend du
de 250 000 hommes, fut prise au piège tendu "cinquièmes colonnes ", tout faire sauter, sus- Home Office (ministère de l'Intérieur).
par 50 000 guérilleros tout au plus. Avant la citer partout le chaos et la révolution. » Political Warfare Executive (PWE).
Russie, l'Espagne devait être le tombeau de la Le 19 juillet 1940, Churchill rédige l'ordre Service autonome dépendant du ministère
puissance impériale. de création de l'organisme qui est appelé Spe- de la Propagande aussi bien à usage interne
En 1940, l'Angleterre va se souvenir. Le cial Operation Executive (SOE). S'adressant qu'à usage externe (vers les pays occupés,
27 mai, alors que la Hollande est occupée et au Dr Dalton, il résume la mission de cette mais également en direction des pays de
que la France s'effondre devant la ruée des organisation secrète en une formule terrible : l'Axe).
Panzers, un conseil de guerre extraordinaire «Set Europe ab/aze! Mettez l'Europe à feu ! » Military Intelligence Nine (Ml 9). Créé en
réunit les chefs d'état-major des trois armes Des Européens seront brûlés dans l'incen- 1940. Chargé d'assurer l'évasion et le
autour de Churchill. Quelles chances l'Angle- die. It's war! Das ist Krieg! C'est la guerre! rapatriement des aviateurs abattus et des
terre a-t-elle de poursuivre seule le combat? La compétence du SOE sera pratiquement prisonniers en général.
Les chefs d'état-major répondent : « En sans limite. Officiellement chargé du sabotage Navy Intelligence Department (NID). L'une
dehors des bombardements, la seule méthode et de la guérilla dans toute l'Europe occupée, à des plus anciennes branches du
qui pourrait entraîner 1'effondrement de l'exclusion du renseignement, chasse gardée de renseignement britannique. lan Fleming
l'Allemagne consisterait à fomenter de nom- l'Intelligence Service, il sera dans les faits placé devait s'y distinguer pendant la guerre.
breuses révoltes dans les territoires conquis. » en concurrence avec ce service traditionnel.

Il
RCHILL CONTRE HITLER

UNE MACIDNATION DES SERVICES SECRETS


ALLEMANDS POUR DÉCAPITER L'ARMÉE ROUGE
secrets britanniques, mobilisant une élite de
Peu avant Noël1936, Reinhardt Heydrich, ressources, Naujocks et Behrens. mathématiciens, et exploitant les balbutie-
chef du SD, le service secret dépendant de la Il ne restait plus qu'à faire transmettre le ments de la cybernétique ainsi que les rensei-
SS, apprend par un émigré russe blanc réfugié dossier à Staline. Ce sera la dernière phase de gnements transmis par des opposants au sein
à Paris, le général Nicolas Skobline, que le l'opération, mais aussi la plus périlleuse. Il ne
même du GQG du Führer, étaient parvenus à
maréchal Mikhail Toukhachevski, principal fallait à aucun prix que Staline ait des doutes
construire une réplique exacte de la machine à
organisateur de l'Armée rouge, aurait eu des sur la valeur des documents.
chiffrer Enigma et à découvrir les clés de son
contacts avec l'état-major allemand en vue de Pour ne pas éveiller ses soupçons, Heydrich
utilisation. Dès l'été 1940, le Haut Comman-
renverser Staline. Dans le cerveau fertile utilisera à son insu, les services d'une haute
dement allié est ainsi en mesure de lire instan-
d'Heydrich germe immédiatement un plan pour personnalité étrangère, non impliquée dans
tanément en clair les messages allemands au
déstabiliser la puissance soviétique. Il sait que l'affaire, mais qui entretenait avec Staline des
plus haut niveau. Cela se poursuivra toute la
Skobline est un agent double et il compte bien relations d'amitié : Édouard Bénès, président
guerre durant, jusqu'en 1945. (2)
l'utiliser. Hitler approuvera l'opération. de la République tchécoslovaque.
Toukhachevski n'est pas un inconnu en A la suite de plusieurs confidences et
Les Alliés sauront pratiquement tout à
Allemagne. A trois reprises, il a accompli des allusions, provenant de sources différentes l'avance : les objectifs assignés à la Luftwaffe
stages à l'état-major allemand, en application mais toutes apparemment dignes de foi, Bénès pendant la bataille d' Angleterre, les plans de
des clauses secrètes du traité de Rapallo se laisse persuader de l'existence d'un complot Rommel en Afrique du Nord, l'itinéraire des
(1923). Depuis l'époque de la guerre civile où ils ourdi par le maréchal Toukhachevski, avec convois de ravitaillement de l'Axe, les points
se sont opposés, Staline se méfie de lui et voit l'aide des services allemands, pour renverser de regroupement des meutes de sous-marins
en lui un Bonaparte en puissance. Cela, Staline. Animé peut-être du désir de faire du dans l'Atlantique, les plans de contre-attaque
Heydrich le sait. dictateur son obligé, Bénès l'informe alors au aux offensives alliées ainsi que l'ordre de
Le dossier que le général Skobline a mois de mai 1937 des rumeurs de complot qui bataille au jour le jour de toutes les armées du
transmis à Heydrich ne contient aucune preuve. circulent et lui indique le nom d'un agent, à Reich, le détail de leurs approvisionnements et
Mais les services du SD sont tout aussi Berlin, qui pourra lui en fournir les preuves. l'état de leurs armements ...
capables de forger des faux que leurs Staline dépêche sur-le-champ un émissaire à Chargé pendant la durée de la guerre de
homologues britanniques ou soviétiques ... Berlin en le chargeant de négocier l'achat du diriger l'organisation Ultra qui décrypte et trie
Il existe dans les archives de l'état-major dossier. Heydrich le lui fera vendre trois quotidiennement la masse énorme de mes-
allemand de la Bendlerstrasse d'anciens millions de roubles. sages radio codés par les machines Enigma, le
documents officiels revêtus de la signature de Le maréchal Touhkachevski et sept colonel Winterbotham s'est vu imposer le
Toukhachevski. Il suffirait de se les procurer, de généraux sont arrêtés le 4 juin 1937. Le 12 juin, silence pendant trente ans dans le double but
les falsifier dans le sens désiré et de les faire un communiqué laconique de l'agence Tass de ne pas fournir à l'Allemagne une excuse de
parvenir à Staline par des voies détournées qui annonce qu'ils ont tous été passés par les sa défaite, et de ne pas informer les Sovié-
ne risqueront pas d'éveiller ses soupçons. La armes pour s'être rendus coupables du crime tiques de méthodes qui seraient, à l'occasion
première opération sera donc de s'emparer des de haute trahison. Dans les mois suivants, utilisées contre eux. Sur ce point, on était en
archives de l'état-major. Comme tous les bons trente-cinq mille officiers, soit près de la moitié pleine illusion puisque Philby, entre autres,
services secrets, le SD dispose d'experts en de l'encadrement, seront conduits au peloton transmettait au Kremlin tous les secrets britan-
effraction. Ils s'acquittent à merveille de leur d'exécution. Parmi eux, 3 maréchaux sur 5, 14 niques.
tâche. Second volet de l'opération, la généraux d'armée sur 16, 8 amiraux sur 8, 60 Ses révélations, publiées en 1974, ont
falsification des documents volés, pièce généraux de corps d'armée sur 67, 136 éclairé d'un jour toul nouveau la bataille
maîtresse de toute l'affaire. Sa réalisation sera généraux de division sur 199, 221 généraux de d'Angleterre, mais aussi la défaite de Rommel
saluée, dans le monde des connaisseurs, brigade sur 397 ! Jamais dans l'histoire des
à El Alamein, la destruction soudaine des
comme un pur chef-d'œuvre. Heydrich en a services secrets une mystification n'avait
U-boote dans l'Atlantique en mai 1943, le suc-
confié la responsabilité à deux hommes de produit des résultats d'une telle ampleur.
cès du Jour J, celui de la bataille de Norman-
die, et bien d'autres épisodes décisifs de la
Sous l'autorité du premier « patron » du Tandis que s'organise la structure d'impul- guerre à l'Ouest.
SOE, Sir Frank Nelson, plus tard remplacé par sion à la résistance armée en Europe occupée, Cependant, le colonel Winterbotham
le colonel Colin Gubbins, Churchill réunit les Churchill consacre toute son imagination et n'avait pas tout dit et, au-delà d' Ultra, bien
deux services existant sur le terrain de la guerre son énergie au deuxième volet de la guerre d'autres aspects plus tortueux de la guerre
irrégulière, le MIR qui est arraché au War Office secrète telle qu'ilia conçoit : recherche du ren- secrète étaient encore maintenus dans la plus
et la Section D qui est soustraite à l'Intelligence seignement et mystification de l'ennemi . opaque obscurité. C'est à les découvrir que
Service. Ces deux services vont constituer le Il sera servi par une succession de hasards s'est attelé avec un acharnement peu commun,
SOE, lui fournir son état-major et ses premiers qui vont lui livrer pendant toute la durée de la pendant une dizaine d'années, un chercheur
moyens. Le SOE deviendra une immense orga- guerre les plans d'opération allemands, ses anglais Anthony Cave Brown (3). Cette
nisation, à la fois état-major, école de cadres, services secrets étant parvenus à percer le enquête menée auprès de tous les hommes qui
banque et arsenal des mouvements de résistance secret de la machine à coder Enigma utilisée jouèrent un rôle important dans les « actions
dans les pays occupés. TI parachutera en France par l'ensemble des forces allemandes. spéciales », et grâce aux documents améri-
plus de 500 000 armes jusqu'en 1940 et des Grâce à un transfuge d'origine juive, avec cains disponibles depuis 1975, a bouleversé ce
quantités considérables d'explosifs (1). l'aide de l'espionnage polonais, les services que l'on savait de la guerre secrète, montrant

Il
1

CHURCHILL CONTRE HITLE

OFFICE OF
STRATEGIC
SERVICES (OSS)
Les premiers services de renseignements
militaires permanents furent créés aux
États-Unis en 1880. L'un pour l'armée de
terre, l'autre pour la marine. En 1903, avec la
création de l'état-major général de l'armée,
la division d'informations militaires
deviendra la Second division, futur G·2. Il
s'agit alors d'un service minuscule et tout à
fait primitif. Il sera développé au cours de la
0:
Première Guerre mondiale par le colonel
Cl
Ralph H. Van Deman. En 1919, les États-Unis
disposent du G-2, du Counter Intelligence
L'état-major du LCS (London Control Section), organisme tout-puissant de la guerre
Corps (contre-espionnage) et de l'Office of
secrète, chargé notamment de mystifier le haut-commandement allemand. De gauche à droite :
Naval Intelligence (renseignements de la
major Derrick Morley, major Noël Gordon Clark, major Harold Petavel, lieutenant Lady Jane
marine). Ce sont là des organismes très
Pleydell-Bouverie, colonel John H. Bevan (le chef de« Deception»), wing commander Dennis réduits, n'employant qu'un très petit nombre
Wheatley (RAF), colonel Sir Ronald E. L Wingate (adjoint de Bevan), commander James d'agents. La lutte contre l'espionnage sur le
Arbuthnott (RN) et commander Alan Finter (RN). Au milieu d'eux, une statuette en bronze territoire des États-Unis et en Amérique
dansant, figurine gréco-romaine choisie comme emblème de leur mission. latine est confiée au FBI.
En juillet 1941, William J. Donovan(« Wild
que celle-ci avait atteint une ampleur sans pré- ans après par Anthony Cave Brown, le LCS. Bill "), ancien combattant de la Première
cédent dans l'histoire. Ces trois initiales à la signification peu élo- Guerre, homme d'affaires bouillonnant
L'industrie du mensonge et de la dissimu- quente (London Controlling Section) désignent d'idées originales, grand voyageur et ami de
lation trouva une première application drama- la structure la plus secrète et la plus puissante Roosevelt, se voit confier par celui-ci la
tique lorsque Ultra perça une directive du de la guerre ténébreuse dirigée par l'Angleterre charge de créer une agence capable de
grand quartier général de la Luftwaffe prescri- contre l'Allemagne pendant le Second conflit " recueillir et d'analyser les informaüons
vant un raid de destruction sur la ville indus- mondial. A partir de cette décision d'avril stratégiques, ainsi que de préparer et de
trielle de Coventry pour la nuit du 14 au 15 1941, tout «planning staff» anglais (et plus faire opérer des services spéciaux"· Cette
novembre 1940. Cette cité de 250 000 habi- tard américain) possédera sa section spécialisée agence recevra tout d'abord l'appellation de
tants était devenue l'un des principaux arse- dans la mystification : un comité des moyens Coordinator of Informations (COl), puis le 13
naux d'Angleterre. Pour protéger la sécurité juin 1942, celle d'Office of Strategie Services
spéciaux directement relié au LCS. Chacune de
d'Ultra, Churchill prit la terrible décision de (OSS). Cet organisme disposera de moyens
ces sections était petite, mais leur pouvoir et
quasi illimités, recrutera une foule d'agents,
laisser détruire Coventry sans prendre aucune leur influence deviendront vite immenses.
du professeur d'université à l'aventurier. A
mesure d'évacuation de la population ni de Appelées à centraliser et à interpréter tous les
partir de 1943, I'OSS sera au travail dans
protection par la RAF. renseignements recueillis par les services toutes les parties du monde, à l'exception
Des quartiers entiers furent détruits, des secrets, elles agiront sur les chefs alliés pour la du continent américain réservé au FBI et
dizaines d'usines réduites en bouillie, 554 per- conception, la planification et la direction des d'une partie de l'Extrême-Orient, chasse
sonnes furent tuées, 865 gravement mutilées, opérations. Elles pourront même annuler cer- gardée du général MacArthur et de son
4 000 autres blessées. On comprend que la tra- taines opérations susceptibles d'en compro- propre service, I'AIIied Intelligence Bureau
gique décision de Churchill ait été couverte mettre d'autres plus importantes. (AIB).
par un secret rigoureux après la guerre. Le général Donovan recevra le soutien
Au moment du raid de Dieppe, le 19 août La structure technique des Anglais qui le conseilleront
1942, au cours duquel les hommes de la 2' divi- efficacement. Sa branche de subversion,
la plus secrète sabotage et guérilla, sera copiée sur le SOE
sion canadienne furent également sacrifiés aux
plans stratégiques tortueux du Premier et la plus puissante avec qui une collaboration étroite sera
Ministre, la mystification prenait une place de toute la guerre établie à la fin de 1943 el débouchera en juin
insoupçonnée dans la conduite de guerre 1944 sur la création d'un QG commun, dis
anglaise. C'est elle qui avait en partie permis au A partir de 1943, les Américains reconnu- des Special Forces. L'OSS apportera un
rent l'importance de l'induction en erreur, et la soutien matériel considérable au SOE et aux
général Wavell de triompher en Libye l'année
mouvements de résistance qui recevront
précédente d'une armée italienne près de dix supériorité britannique sur ce terrain. Dès lors,
souvent de façon directe son aide en armes,
fois plus nombreuse mais moins bien équipée. la mystification, ou l'art d'égarer l'ennemi,
en explosifs et en argent.
Convaincus par ce succès qui cadrait si allait dominer l'évolution de la guerre en vue
L'OSS sera dissous à la fin de 1945. Seuls
bien avec une pratique britannique ancienne, du Jour J. Les hommes du LCS entreprirent de subsisteront son 11ervice d'analyse et son
les chefs du comité d'état-major installaient en tisser un réseau complexe de stratagèmes sans service de renseignements. Ils seront
avril 1941 au QG de Churchill un organisme égal dans toute l'histoire de l'Angleterre, utilisés en 1947 pour la création de la CfA.
ultra-secret exhumé du silence officiel, trente pourtant fertile en procédés perfides.

Il
CHILL CONTRE HITLER

RICHARD SORGE,
L'ESPION DE STALINE
En mai 1939, Richard Sorge, installé au
Japon depuis 1933 pour le compte des
services de renseignements de l'armée
Rouge (GRU), prévient l'URSS des intentions
d'Hitler de régler la question polonaise " en
août ou en septembre ». En mars 1941, il
annonce l'intention d'Hitler d'attaquer la
Russie. Le 15 mai, il précise que l'attaque se
déclenchera entre les 20 et 30 juin 1941. Le
15 juin, «c'est pour le 22 juin». Staline n'en
croit rien. On connaît la suite.

Un groupe de maquisards découvre avec ravissement une mitraillette Sten provenant d'un
parachutage. Une arme plus sérieuse que les quelques revolvers et pistolets dépareillés visibles
sur la table. Des résistants français seront plusieurs fois sacrifiés à de tortueuses opérations de
diversion conçues à Londres par les services secrets britanniques.

Face à Hitler et aux héritiers du Grand En cas de besoin, Bevan avait autorité sur
État-Major allemand, les services secrets bri- tous les services gouvernementaux à Londres
tanniques alignaient 1' élite de leur nation les et, par l'intermédiaire du Joint Security
descendants de cette aristocratie qui avait créé Control, à Washington. Les pouvoirs de ce
et gouverné un empire immense depuis deux grand maître de la désinformation et de
siècles. Ces hommes étaient convaincus que la l'induction en erreur étaient sans précédent. Il
Richard Sorge mystification, comme le renseignement, était arrivait à Churchill et à Roosevelt de subor-
une tâche de gentlemen. Disposant, par leur donner leurs déclarations aux impératifs de
Mais le rôle de Richard Sorge ne devait
éducation et leur profession d'une exception- l'intoxication qu'il avait édictés. Des institu-
pas s'arrêter là. Désormais édifié sur la nelle expérience dans l'art des stratagèmes et tions aussi importantes que la presse britan-
valeur de ses informations, Staline Je prend des « moyens spéciaux », ils se consacraient à nique, la BBC, les syndicats, admirent
au sérieux. Une question d'une importance leur tâche avec un enthousiasme et un désir de l'opportunité de ne pas soulever l'inquiétant
capitale se pose : le Japon a-t-il l'intention nuire nés de la conscience de lutter pour leur rideau de mystère qui entourait Bevan ainsi
d'attaquer l'URSS? Le 15 octobre 1941, propre survie. Se rendaient-ils compte qu'ils que le LCS.
Sorge envoie son dernier message avant jouaient la dernière grande partie de l'Angle- L'adjoint de Bevan, le lieutenant-colonel
son arrestation par la Kempetai. Il fait terre, avant qu'elle ne glisse doucement vers la Sir Ronald Wingate, fils de Wingate Pacha et
câbler : «Pas d'offensive japonaise à tombe? cousin du Wingate de Birmanie, petit, myope,
craindre contre l'URSS. » Staline va pouvoir A Storey's Gate, l'abri souterrain de Chur- mais capable « de penser de neuffaçons diffé-
dégarnir l'Extrême-Orient pour masser chill, sous les pavés de Westminster, officiait à rentes à la fois », était aussi un ancien
toutes ses forces à l'Ouest, contre la tête du LCS le colonel Henry Bevan (4). d'Oxford. Commissaire de Sa Majesté dans le
l'offensive allemande. La raison pour Homme silencieux, habile et secret, inconnu du Punjab avant 1914, il avait été officier aux
laquelle il ne tint pas compte des grand public, petit-fils de banquier, fils d'un affaires politiques en Mésopotamie durant la
informations capitales envoyées par Sorge des premiers agents de change londonien, il Première Guerre mondiale. Ces années en Inde
en 1941, demeure un des nombreux secrets était lui-même un agent de change influent. Par et au Moyen-Orient, au contact de maîtres de
que Staline a emportés dans sa tombe. son mariage, il était membre de la famille du l'intrigue, avaient développé chez lui des
Maître espion à qui on ne peut dénier comte de Lucan et par sa mère, il était apparen- facultés intellectuelles qui allaient trouver un
cette qualité, Sorge avait une double té aux ducs de Buccleuch. Ancien élève d'Eton plein emploi au LCS.
personnalité : ivrogne et coureur comme et de Christ College à Oxford, pépinière de Autour des deux têtes, une équipe d'origi-
Philby. On s'étonne de la séduction qu'il a hauts serviteurs de l'État, monde au sein du naux talentueux, historiens, auteurs de romans
exercée sur les diplomates'allemands en monde, où tous les membres se connaissaient noirs, scientifiques, hommes d'affaires ou
poste à Tokyo, plutôt rigides et austères. intimement, Bevan avait fait la Première Guer- diplomates. Mais au-dessus de tous était Chur-
re mondiale sur le front français. chill. Vrai meneur de jeu, le Premier Ministre

Il
CHURCHILL CONTRE HITLE

UN MAGISTRAL COUP DE COMMANDO


Le capitaine
prenait un plaisir extrême aux entreprises de Skorzeny vient de
mystification, stimulant les uns et les autres. libérer Mussolini.
Comme l'écrira plus tard Wingate : « C'est Tous deux vont
Churchill qui avait toutes les idées. C'était embarquer dans un
son dynamisme, sa brillante imagination et minuscule avion qui
ses connaissances techniques qui étaient à parvient à s'envoler
l'origine de tous les projets. » en catastrophe dans
Le LCS était un état-major, un laboratoire le massif montagneux
d'idées, disposant de tous les organismes de la où était détenu le
guerre secrète comme agents d'exécution : le Duce.
MI 6 (service de renseignement britannique
qui contrôlait Ultra), Je MI 5 (service de
contre-espionnage), le SOE, le Comité XX
(qui manipulait les espions allemands en
Grande-Bretagne par l'envoi de messages
radio savamment trafiqués), le PWE (service 12 septembre 1943. Le capitaine Skorzeny cinq seulement parviendront en catastrophe sur
de propagande), les services de renseigne- (SS Haupt-Sturmführer) réussit le coup de les rochers du Gran Sasso. L'effet de surprise
ments des trois armes et les homologues amé- commando le plus spectaculaire de la guerre jouant à plein, la garnison se rendra sans un
ricains de tous ces organismes (OSS, FBI, avec la libération de Mussolini renversé deux coup de feu.
etc.). mois plus tôt. Un petit avion Fieseler Storch, piloté par le
Ancien major de l'École polytechnique de capitaine Gerlach, se posera dans une
Succès en Sicile, Vienne, ingénieur, champion de ski et adepte de étourdissante acrobatie. Repartir à trois semble
mais échec de tous les sports à risque, Otto Skorzeny, grand suicidaire, mais Skorzeny préfère prendre le
gaillard athlétique et audacieux avait été risque de mourir avec l'homme qu'il vient de
l'opération "Starkey" mobilisé en 1940 dans la Watten SS. Après avoir délivrer plutôt que de ne pas l'escorter jusqu'au
qui sacrifia pour rien combattu dans les Balkans et en Russie, il fut bout. Après avoir failli basculer dans le vide, le
des résistants français chargé de créer sur le modèle anglais une unité petit avion se redresse. Sauvés. Mussolini et
de commando, la formation SS Friedenthal, à la son sauveur arrivent à Vienne dans la nuit,
De plus, Bevan et ses amis étaient bien disposition des services secrets. sous les acclamations.
placés pour utiliser les ressources infinies du Le 3 septembre 1943, l'Italie retourne sa Quelques jours plus tard, à la Chambre des
monde secret de la haute finance auquel ils veste et se range avec son armée au côté des communes, Churchill déclarera, beau joueur :
appartenaient et qui plongeait ses racines au Alliés. Il faudra donc intervenir en territoire « Nous avions toutes les raisons de croire

cœur même du dispositif ennemi. La City de hostile. Le SR allemand apprend que Mussolini Mussolini sous bonne garde. Il était de l'intérêt
Londres offrait son remarquable système de est gardé par 250 hommes dans un hôtel de du nouveau gouvernement italien qu'il ne
communications et d'influence. Une histoire montagne, sur un piton rocheux du Gran Sasso, s'échappât point. Mussolini s'attendait à être
lancée dans les cercles diplomatiques de Lis- le massif le plus élevé des Apennins, à 2 000 livré aux Alliés. C'était là l'intention. Et cela se
bonne pouvait se matérialiser par un mouve- mètres d'altitude. L'investissement par la vallée serait certainement produit sans des
ment diplomatique à Washington, un article est exclu. Reste une opération aéroportée par circonstances qui ont échappé à notre contrôle.
dans la presse de Stockholm, une fuite à planeurs. « C'est techniquement impossible», Cette guerre que nous vivons est effarante et
Madrid ou une rumeur au Caire ... disent les experts. Mais Skorzeny n'a pas le stupéfiante. Le coup audacieusement conçu fut
choix. Sur les douze planeurs prêts au départ, magistralement asséné. »
Enfin, Je général Sir Hastings Ismay, chef
d'état-major de Churchill et secrétaire militai-
re du Cabinet de guerre, un ami personnel de madrilènes, qui eurent pour effet de concentrer La préparation de cette opération gigan-
Bevan et de Wingate, était J'un des pôles
des forces allemandes inutiles en Sardaigne et tesque exigeait en premier lieu de nettoyer le
d'influence du LCS.
dans le Péloponnèse, tandis que la Sicile était ciel de toute présence ennemie. On confia au
Le premier grand succès du LCS fut la
dégarnie. Ultra fut une composante essentielle LCS Je soin de tendre un piège qui contrain-
préparation du débarquement en Sicile. Le
de ce plan par la fourniture, au jour Je jour, des drait la Luftwaffe à sortir afin de pouvoir la
plan de mystification appelé « Jaël » devait
laisser croire à Hitler qu'à la fin de la cam- estimations de l'OKW sur les forces alliées. Il détruire.
pagne en Afrique du Nord, les Alliés n'enva- était donc possible de contrôler à tout instant Une opération de mystification fut donc
hiraient pas la Sicile ni l'Italie, mais plutôt la l'efficacité des leurres et d'en moduler l'utili- décidée pour l'année 1943, sous le nom de
Crète ou Je sud de la France. sation. « Starkey ». Elle devait simuler des préparatifs
Le LCS mit en scène une série de leurres, Après Je succès du débarquement de Sicile d'invasion dans Je Pas-de-Calais, afin de for-
faux documents offerts à la convoitise adverse qui coûta huit fois plus de pertes aux forces de cer la Luftwaffe à engager le combat. Dans
sur des cadavres de faux officiers d'état-major l'Axe qu'aux Amés, Sir Alan Brooke accepta cette opération, l'une des plus sombres de
victimes des hasards de la guerre, fuites le principe d'un débarquement en Normandie toute la guerre, on n'hésitera pas à sacrifier la
orchestrées dans les milieux diplomatiques au printemps suivant. Résistance française en développant une inten-
CHILL CONTRE HITLER

se activité des organisations de résistance pour ment la mise en œuvre d'un intense et artificiel
accréditer une menace de débarquement. trafic radio que pouvaient capter les stations
La police allemande qui disposait de ren- d'écoute allemande.
seignements précis dus à des imprudences et à Pour accréditer « Fortitude » dans les
l'infiltration de la Résistance, riposta par un semaines précédant le Jour J, Churchill ordon-
vaste coup de filet. En quelques jours, la plu- na des bombardements massifs dans la zone
part des réseaux du SOE furent ainsi détruits. du Pas-de-Calais, toujours 200 000 tonnes de
Plus de l 800 hommes furent arrêtés et 470 bombes furent déversées qui firent plus de
tonnes d'armes récemment parachutées furent 12 000 victimes dans la population civile fran-
saisies. çaise de la région, offerte en holocauste aux
Le démantèlement d'une partie importante ~ dieux de l'intoxication.
de la Résistance, la mort et la déportation d'un ~ Malgré les bons résultats de « Fortitude »,
grand nombre de Français devaient être le seul ü5 le risque restait grand d'une prompte réaction
résultat de cette simulation qui ne trompa nul- allemande dans la zone du débarquement. La
lement les Allemands. Le maréchal von Rund- Avec Kim Philby (1912-1988), traître par veille du Jour J, la fréquence du message
stedt, commandant en chef à l'Ouest, ne se idéologie, les services anglais ont connu leur « Verlaine » sur la BBC avait alerté les ser-
laissa pas berner par le simulacre d'invasion. échec le plus cuisant. Il a été recruté en vices d'écoute allemands. Cependant, malgré
Il refusa de lancer la Luftwaffe dans le piège 1934 à Cambridge, avec quatre autres futurs les ordres de von Rundstedt, la 7' armée alle-
que lui tendait « Starkey ». agents soviétiques, Guy Burgess, Donald mande chargée de la garde de la côte norman-
McLean, Anthony Blunt et John Cairncron. de ne fut pas avertie et le débarquement put
Opération "Fortitude" Donnant le change, se faisant passer pour commencer sans provoquer de réaction
franquiste pendant la gue"e d'Espagne, il notable. En annulant volontairement l'ordre
déjoue tous les soupçons et occupe des fonc- d'alerte, des officiers allemands, acquis à la
Le fiasco de « Starkey » fut un rude coup
tions de plus en plus importantes au contre- conjuration contre Hitler, venaient par traîtrise
pour le prestige du LCS, dont la réputation se
espionnage britannique en liaison avec les de faire basculer le destin en faveur des Alliés.
trouva compromise aux yeux des Américains.
services américains. A la veille d'être démas- En découvrant l'ampleur des trahisons au
Cependant, tout en sirotant tristement leur
qué, il s'enfuit à Moscou en 1963. Il y mour- sommet qui rongeaient la machine de guerre
vieux brandy sous les lambris de leur club lon-
ra en 1988,/êté comme un héros. allemande, et les atouts exceptionnels offerts
donien, Bevan et Wingate allaient tirer les
aux Alliés par la source Ultra, on en vient à se
enseignements de cet échec, comme de celui
Pour parvenir à ces résultats, la mystifica- demander comment le Ill' Reich a pu soutenir
de Dieppe, pour préparer la simulation la plus
tion allait atteindre une ampleur considérable. une guerre aussi longue qu'à plusieurs
fantastique de l'histoire, celle du Jour J. reprises, il fut sur le point de gagner ; ce qui
Le débarquement de Normandie, « Neptu- Des plans détaillés furent conçus pour la mise
en œuvre de différentes ruses stratégiques. serait vraisemblablement advenu sans la guer-
ne» en code, devait être l'opération militaire re secrète voulue et conduite par Churchill et
la plus gigantesque, la plus complexe, la plus Plans couverts par un secret inflexible, et ins-
pirés par la règle impérative de la mystifica- son peuple. Une guerre secrète qui est entrée
audacieuse, mais aussi la plus risquée de tous dans les mœurs des grandes puissances et qui,
les temps. Hitler possédait des moyens redou- tion qui veut qu'un renseignement facile à
obtenir perde immédiatement de sa crédibilité. sous d'autres formes, avec d'autres partenaires
tables pour la repousser et la changer en catas- et d'autres adversaires, n'a plus cessé depuis
trophe irrémédiable. . Les Allemands se donneraient du mal pour
obtenir la pseudo-vérité. Lorsqu'ils l'auraient 1945. Paralysées par la menace nucléaire, les
La seule chance des Alliés était de grandes puissances se battent désormais par
contraindre l'ennemi à se disperser afin de le patiemment reconstituée comme un puzzle, un
ensemble cohérent prendrait figure, très l'intermédiaire de leurs services spéciaux, dont
priver de forces suffisantes en Normandie. Il les effectifs sont devenus pléthoriques. Les
fallait le surprendre, c'est-à-dire masquer le proche de leurs propres estimations sur les
faibles et les fanatiques ont recours au terroris-
jour et le lieu du débarquement. Enfin, il fal- intentions alliées. Sur ce point Ultra avait
me. La .violence exercée sur des innocents, qui
lait retarder sa riposte en perturbant son appré- fourni de précieux renseignements : la chance
était autrefois unanimement condamnée, est
ciation et en disloquant ses communications. voulait qu'Hitler s'attendît à un débarquement
devenu désormais l'une des formes habituelles
Telle était la tâche assignée au LCS. dans le Pas-de-Calais et considérât a priori une
des relations internationales.
Pour atteindre ces buts, Bevan entreprit de éventuelle opération en Normandie, comme D.V.
mettre sur pied une simulation juste assez une diversion destinée à le tromper. Le but de
proche de la vérité pour paraître plausible, « Fortitude » était donc de le conforter dans (1) Dominique Venner, Histoire critique de la
mais qui égarerait totalement l'ennemi quant cette fallacieuse intuition. Résistance, Pygmalion/Gérard Watelet, 1995.
au lieu et à la date de l'invasion. Le plan repo- La simulation « Fortitude » reposait entre (2) La révélation en fut faite en 1974 par le
sait sur une série de ruses stratégiques, notam- autres sur la formation dans le sud-est de colonel Frederick Winterbotham dans ses souvenirs
ment la simulation d'un débarquement en l'Angleterre, face au Pas-de-Calais, d' une traduits en français sous le titre Ultra, Robert Laf-
font, 1976.
France, non pas en Normandie, mais dans le force d'invasion factice : le l" groupe (3) Anthony Cave Brown, La Guerre Secrète,
Pas-de-Calais, ce qui correspondait d'ailleurs d'armées américain, qui n'existait que sur le Pygmalion/Gérard Watelet.
à la logique. Cette simulation, la plus impor- papier. Un ensemble de moyens spéciaux (4) Rien à voir avec l'homme politique tra-
tante, fut appelée« Fortitude ». accréditera l'existence de cette force, notam- vailliste.

Il
/

LES JEUX DE CYBERSTRATEGIE

L~ art de la guerre virtuelle


PAR JEAN·PAUL ANGELELLI

Affronter César, Napoléon,


Lénine ou Hitler est désormais à
la portée de tous les petits génies
en herbe. Avec les nouveaux
« wargames », préparer la guerre
secrète de demain est un jeu
d'enfant.

ouer à la guer;e, que ce soit dans les bacs

J à sable de l'Ecole militaire ou avec des


armées de soldats de plomb, est une acti-
vité aussi ancienne que la guerre elle-même.
Outil important de planification et d'entraîne-
ment pour les militaires - les Prussiens ont été
les premiers à mettre en place des Kriegspiel
pour leurs états-majors au XIX' siècle -, les
jeux de stratégie font depuis une vingtaine
d'année le bonheur des passionnés de jeu et
d'histoire militaire. Aujourd'hui, les war-
games («jeux de guerre », on utilise en France
le terme plus élégant de «jeux d'histoire ») se
pratiquent de moins en moins avec des soldats
de plomb ou des pions en carton et de plus en
plus devant les écrans d'ordinateurs. Qu'il
s'agisse d'affronter 1' intelligence artificielle
ou de batailler en réseau contre des adver-
saires humains, l'art de la guerre se décline
maintenant sur informatique !
En quelques années, le développement
extraordinaire du marché de la micro-informa-
tique et la qualité croissante des jeux dispo-
nibles ont amené une nouvelle génération de
jeux de stratégie sur ordinateur... et une nou-
velle génération d'utilisateurs. En effet, tout
comme leurs homologues « traditionnels »
(avec figurines ou sur carte), les jeux de straté-
gie ont souffert, jusqu'au début des années
quatre-vingt-dix, d'une grande austérité et
d' une grande difficulté d'abord. Destinés
avant tout à un marché de passionnés peu exi- Fanatisme et infonnatique. Le nouvel art de la guerre secrète sur ordinateur.
KONSPIRENTSIA ))

LES ÉCOUTES BONJOUR


DE L'ÉLYSÉE FAREWELL
L'affaire des" écoutes de l'Élysée "• S'il n'y eut pas de Philby français (ou s'il
illustration des années Mitterrand, attire a su rester inconnu), nous avons eu notre
l'attention sur la dérive d'un pouvoir agent à Moscou, qui nous livra les preuves
politique qui avait fait de la " morale , et de irréfutables du pillage des secrets
la " transparence '' son fonds de commerce. industriels de l'Ouest par le KGB. Il s'agit de
Il est significatif que cette affaire n'ait Vladimir Vetrov, alias " Farewell , (1 ),
suscité aucun grand débat national, chacun manipulé par la DST à la barbe du KGB trop
s'efforçant de la confiner au niveau du fait sûr de lui pour déceler un traître dans sa
divers ou des règlements de compte entre maison, et agissant sous ses yeux ... Et traité
acteurs ou exécutants, tels Gilles Ménage, sur place avec un " rejet délibéré des
directeur adjoint du cabinet du président, le procédés habituels d'espionnage "· Si ce
capitaine Barril " fusible » de la cellule que l'on dit est exact, c'est la plus belle
antiterroriste de l'Élysée, et le préfet victoire d'un de nos services secrets, la DST
Christian Prouteau (ex-chef du GIGN), damant le pion sur le terrain réservé à sa
créateur du Groupe de sécurité de la rivale, la DGSE.
présidence de la République, exécuteur des (1) Serguei Kostine, Bonjour Farewell.
basses œuvres du président. Pendant trois 332 pages, 139 F. Robert Laffont, 1997.
ans, de 1983 à 1986, des centaines
d'hommes et de femmes, hommes Eugen Fried (1900-1943). Entré en révo-
politiques, journalistes, hommes d'affaires, nisme intègre alors dans les fronts populaires
lution en 1919, ce jeune intellectuel juif de
écrivains, comédiens, ont été avec l'appui des intellectuels mobilisés au
Slovaquie épura le PC tchécoslovaque avant
systématiquement écoutés par les sbires du nom de la « culture » et de l'antifascisme.
d'être envoyé à Paris pour reprendre en
président socialiste. La lutte antiterroriste Comme l'a dit Stéphane Courtois, c'est toute
main le PCF sur lequel il exerça un pouvoir
servit de couverture à des opérations de l'histoire du Front populaire qui est à récrire
absolu jusqu 'à son assassinat, en 1943, par
basse police dignes des pires dictatures car, de 1936 à 1939, le parti français obéissait
la Gestapo.
tropicales. Mitterrand faisait écouter aussi à Staline au doigt et à l'œil, par Fried interpo-
bien la comédienne dont il convoitait le sé. Et surtout, au moment de la guerre
C'est grâce à l'ouverture de certaines d'Espagne, la France, devenue la base arrière
charme, que le journaliste dont il craignait la
archives et avec l'aide de Stéphane Courtois des combats antifranquistes, était prise dans un
plume féroce, ou l'homme d'affaires dont il
qu ' Annie Kriegel put avant sa mort rédiger enchevêtrement multiple de réseaux rouges
attendait des services profitables ... Installés
une partie de ce livre étonnant (1), où l'on divers : agit-prop avec le célèbre Willy Mün-
dans les locaux du GIC (Groupement
retrouve sa patte et sa franchise, notamment zenberg - dont Wolton a décrit le rôle dans Le
interministériel de contrôle), les
lorsqu'elle s'interroge sur la proportion consi- Grand Recrutement -, manipulation des
" plombiers , de l'Élysée détournaient ainsi
dérable de Juifs d'Europe centrale dans les groupes d'immigrés italiens, allemands, polo-
des lignes d'écoute destinées à la Défense
structures du Komintern et dans la « Konspi- nais et d'espions purs et simples ... Et il semble
nationale et à l'Intérieur. Classées,
rentsia », consistant essentiellement à sur- bien que la police française resta passive sur
répertoriées et informatisées dans les
veiller les partis communistes nationaux, dont ordre supérieur.
ordinateurs de l'Élysée, les fiches d'écoute
le PCF, devenu le premier parti communiste Le livre donne aussi des détails irréfu-
étaient offertes à la voracité morbide du
d'Europe occidentale après l'effondrement du tables sur Je désarroi du parti au moment du
président. Révélée en novembre 1992 par
PC allemand, enfant chéri de l'Internationale pacte germano-soviétique, son éclatement
National Hebdo, reprise par Le Monde et
jusqu'en 1933. mais aussi la reconstitution de son appareil en
Libération, l'affaire a été doucement
enterrée, malgré une information 1940, toujours sous l'impulsion de Fried réfu-
ouverte en 1993 par le tribunal de grande La police française gié en Belgique où il eut les coudées franches
instance de Paris. reste passive jusqu'à l'entrée en guerre de 1' Allemagne
contre l'URSS en 1941. C'est encore Fried qui
En 1930, Je PCF est encore une secte, fit déserter Thorez, hébergea Duclos et Fra-
français (section française de l'Internationale
brouillonne et inefficace. Mais Eugen Fried, chon, maintint le contact avec Moscou. Quand
communiste) fut non seulement influencé mais cessa la collaboration germano-soviétique,
personnalité séduisante, cultivé, instruit et
surtout dirigé par un immigré d'origine juive polyglotte, va le prendre en mains et le mouler Fried continua son travail de manipulation
et slovaque, Eugen Fried, que les initiés appe- dans le cadre des directives de Moscou. Ce mais, en 1943, ayant par hasard voulu utiliser
laient le « camarade Clément ». C'est Annie que l'on a appelé la « bolchevisation » passe- une cachette détectée par les services alle-
Kriegel qui, dans sa patiente et érudite étude ra notamment par une sévère épuration avec mands, il fut abattu au cours de 1' accrochage.
d'un parti dont elle avait partagé un moment l'élimination du groupe Barbé Celor, et l'évic- C'est un peu la suite qu'a raconté Thierry
les combats et les mensonges, avait découvert tion de Doriot, rebelle aux oukases staliniens, Wolton dans La France sous influence (2),
ce personnage mystérieux dont un silence her- en 1934. Ensuite, Je succès électoral et poli- livre consacré aux « relations secrètes » entre
métique protégeait les faits et gestes, d'où la tique viendra avec le tournant antifasciste Paris et Moscou de 1943-1944 aux années
difficulté de tracer un portrait exact. ordonné par Staline en 1934-1935. Le commu- 1970. Ici, plus besoin d'un nouveau Fried !


LA cc KONSPIRENTSIA ''

PM!rJ CQf;'~lUN IS'f l> Jl'LUitiCAIS


44, ru.e Le !'el etier
Le PCF, auréolé de sa légende PAH13 trent discrètement et directement les
patnotique autoproclamée (les représentants de Moscou pour arron-
« 75 000 fusillés ») et de ses 25 % le 15 Septembre 1951 dir les angles. Sans oublier l'étrange
d'électeurs est devenu un parti gou- jeu d'un Edgar Faure allant confier à
vernemental installé et reconnu Vinogradov des secrets d' État
entre 1944 et 1947. La « chère et comme la reconnaissance par de
puissante Russie » (de Gaulle dixit) Chers Camarades, Gaulle de la Chine communiste, bien
domine la moitié de l'Europe et a sa I.e cam'lrade AUDHAC doit avant son annonce officielle. Mais
place-forte en France dans l'ambas- se rendl'\1 à. PR~ r;ul-: pour"'rë8ler des très habile et très vénal, Edgar avait
questions. acx::rédité par noœ.
sade de la rue de Grenelle, plus tard depuis longtemps un fil à la patte ...
Nou.s vou.s prions de bion
transférée dans le XVI' arrondisse- vou.loir fsoili ter eq tâche. Il y eut donc en France, outre les
ment. Et la France devient une cible communistes patentés un puissant
de choix pour l'influence sovié- lobby soviétophile politique, écono-
tique. Cela se savait certes, mais mique et financier (3). Le dossier est
c'est encore plus éclatant dans les Pour le $earétsr1at accablant pour de Gaulle, comme en
archives du ministère soviétique des le Secrétaire AdminiB~ra if
témoignent ses déclarations privées

'''''·;~#
Affaires étrangères et notamment saluant le régime communiste « utile »
dans les dépêches très documentées en URSS et dans les pays de l'Est
que le camarade Serguei Vinogra- ·' QT'. 1 comme la Pologne ou la Roumanie,
dov, en poste dans la capitale de
1953 à 1965, envoyait à ses supé-
~
.·...... . :,._,
~~~~IG tout cela au nom d'une chimérique
ambition de constituer la . France
~
rieurs Staline, Khrouchtchev puis • : . :. ; 1 l
comme une puissance dominante en
Brejnev. Europe occidentale et en intermédiai-
Le livre explosif de Thierry re obligé entre Moscou et Washing-
Wolton n'aborde que marginalement Lettre de recommandation du Parti communiste français ton. Avec des variations, cette poli-
le terrain de l'espionnage soviétique introduisant Raymond Aubrac auprès du parti et du gouverne- tique continua sous Pompidou
en France dont, jusqu'à présent, un ment communiste de Tchécoslovaquie. Elle est publiée en fac- (cependant plus méfiant envers le
seul responsable de haut niveau similé p. 350 du livre de Karel Bartosek, L'Aveu des archives Kremlin), Giscard (le « petit télé-
(Georges Pâques) a été démasqué et (Seuil, 1996). Elle prouve qu'Aubrac était beaucoup plus qu'un graphiste » de Brejnev à Varsovie)
jugé alors que le transfuge Golitsine simple compagnon de route. A la tête de la BERIM de 1948 à et même Mitterrand qu'effrayait la
affirmait que l'URSS disposait de 1958, il fut l'un des grands entremetteurs financiers entre le parti réunification allemande (4).
« douze excellents agents français », communiste et les pays de l'Est. Les habitudes, les complicités,
placés au sommet de l'État et les compromissions, les liens entrete-
notamment à l'Élysée. Mais en suivant attenti- pour aboutir au rejet de la CED grâce à une nus pendant plus de cinquante ans, et qui ont
vement, à partir de Moscou, notre politique cohabitation où se retrouvèrent les commu- fait de la France un pays sous influence, n'ont
étrangère française depuis la Libération, nistes, les gaullistes et des radicaux. On pavoi- pas cessé par enchantement avec l'effondre-
Thierry Wolton est arrivé, en confrontant sa à Moscou en août 1954, même si le succès ment de l'URSS. Pour une partie des élites
documents et livres publiés, à reconstituer un n'était pas complet puisque l'Allemagne occi- françaises, dans la politique, les médias, l'Uni-
puzzle effrayant où se côtoient politiciens pro- dentale réarmée entra ensuite dans l'OTAN. versité, les affaires, le communisme continue
soviétiques, agents d'influence et idiots utiles. Une OTAN dont de Gaulle claqua la porte en de bénéficier d'un préjugé favorable. Cela
Cela commence avec de Gaulle, en 1943- mars 1966. explique que, récemment, en plein débat
1944, cherchant à l'Est un «contre- public sur les crimes du communis-
poids » aux Anglo-Saxons ; cela se Il y avait en France me, un Premier ministre ait osé dire
termine provisoirement par les évé- sa « fierté » de compter des
un puissant lobby soviétophile
nements de 1968 qui déstabilisent de ministres communistes au sein de
Gaulle et bloquent sa politique de dans la presse, la politique son gouvernement.
bascule entre l'Est et l'Ouest. La et l'économie J.-P.A.
démonstration est implacable.
Moscou a souvent réussi par différents Non que de Gaulle ait été aux ordres de (l) Eugen Fried, le grand secret du
moyens à avoir barre sur la politique française. Moscou mais, surtout après 1962 et la fin du PCF. 450 pages, 160 F. Le Seuil , 1997.
Sous la IV' République, ce fut en 1954 l'échec « boulet algérien », sa politique anti-américai- (2) La France sous influence. 509 pages, 142 F.
Grasset, 1997.
de la Communauté européenne de Défense ne coïncidait « objectivement» avec la straté-
(3) Et même médiatique, comme le soulignait
(CED), projet sans doute mal ficelé mais qui gie des maîtres du Kremlin. Le confirment les Georges Bortoli dans Une si longue bienveillance,
témoignait d' une vision géopolitique. Preuves documents du MID (ministère soviétique des Plon, 1994.
en mains, Thierry Wolton montre comment le Affaires étrangères) : alors que de Gaulle en (4) Le livre de Wolton s'arrêtant en 1970, voir
Kremlin sut, en jouant d'un antigermanisme public plaide une certaine fermeté vis-à-vis de sur la période suivante Le Bunker (l'ambassade
historique et d'une américanophobie vivace, l'Est, ses hommes de contact comme Palewski, d' URSS à Paris) de Bernard Lecomte. Lattès,
actionner discrètement les « anti » de droite Lipkowski, Dejean et bien d'autres, rencon- 1994.
Réseaux Foccart et SDECE
n 1959-1960, comme on le sait, le subsaharienne, décidées par la présidence et

E général de Gaulle accorda l'indépen-


dance aux territoires africains qui
avaient été colonies françaises jusqu'en
le gouvernement français, informés bien
entendu par les agents du SDECE.
C'est au Tchad principalement qu'inter-
1946, puis territoires d'outremer de l'Union vinrent les troupes françaises. De 1968 à
française créée par la Constitution de 1946, 1972, un soutien militaire fut apporté au gou-
et territoires de la communauté franco-afri- vernement au président François Tombalbaye
caine par la Constitution de 1958. dans sa lutte contre les rebelles du Tibesti ; en
Ainsi, les territoires français d'Afrique 1978 l'aviation française fut engagée au nord
noire devinrent-ils, en 1960, des États souve- du Tchad, sur sa frontière avec la Libye ; en
rains, aussitôt liés étroitement à la France par 1983, à la demande du président Hissène
des accords de coopération économique, cul- Habré, fut réalisée l'opération « Manta » et,
turelle et, sauf de rares exceptions, militaire. en 1986, l'opération« Épervier».
Dans ce contexte, le rôle des « services » A noter également, en 1980 - non pas en
fut particulièrement et nécessairement Afrique subsaharienne mais en Tunisie - une
important. Pendant de longues années, à par- intervention française peu connue, pour aider
tir de 1960, deux hommes jouèrent un rôle l'armée tunisienne à libérer le port de Gafsa
essentiel dans la politique africaine de la ~ occupé par des Libyens ; en 1986 l'envoi au
France : à l'Élysée, officiellement Jacques ~ Togo de parachutistes français après une tenta-
Foccart, secrétaire général de la Communauté iJ.i tive de coup d'État contre le président togo-
en 1960, secrétaire général pour les Affaires lais, le général Eyadema ; en 1989, l'arrivée
africaines de 1961 à 1974, sous les prési- Bob Denard au Katanga, en 1961. C'est aux Comores d'une compagnie parachutiste
dences successives du général de Gaulle et là que le célèbre mercenaire a conquis sa après l'assassinat du président Ahmed Abdal-
de Georges Pompidou et, d'autre part, au réputation en récoltant au passage ses pre- lah ; en 1990, le déploiement de troupes fran-
SDECE, le colonel Maurice Robert qui diri- mières blessures. Traduit en correctionnelle çaises dans les rues de Libreville, face à des
gea le département Afrique jusqu'en 1973. en mars 1993 pour sa tentative de coup émeutiers ; en 1991, dans la République de
La finalité de leur action était d'informer d'État au Bénin en 1977, il a reçu le soutien Djibouti, la présence vigilante de forces fran-
le président de la République et le gouveme- de Maurice Robert, venu témoigner à la çaises pendant la rébellion des Afars ; de 1990
ment, mais aussi d'intervenir en Afrique, si barre en faveur de ce fidèle collaborateur des à 1994, au Rwanda, l'envoi d'unités françaises
besoin, pour assurer la stabilité politique services secrets français. pour protéger l'évacuation des étrangers ; en
d'États encore fragiles . 1995, une intervention aux Comores.
Contrairement à ce qui a été dit ou écrit, Jacques Foccart convoqua, à minuit, le colo- Et, soulignons particulièrement la spec-
les relations furent le plus souvent confiantes nel Maurice Robert ainsi que trois spécialistes taculaire intervention de parachutistes fran-
et fructueuses , entre les services de Foccart du Gabon : Pierre Guillaumat, ancien ministre çais, en 1978, à Kolwezi au Zaïre, dans la
et les services africains du SDECE, placés des Armées, président de l'ERAP qui devait province du Shaba (l'ancien Katanga) pour
sous la direction du colonel Maurice Robert. devenir ELF ; Guy Ponsaillé, ancien adminis- libérer plus de 2 000 Européens et Améri-
Un exemple significatif de leur collabo- trateur de la FOM et Terrarose, conseiller à cains pris en otage par des rebelles venus
ration fut le rétablissement dans ses fonc- l'ambassade du Gabon à Paris. d'Angola.
tions présidentielles de Léon M'ba, le pre- Jacques Foccart leur expliqua quelle était Ainsi donc, pendant une trentaine
mier président du Gabon indépendant, dont la situation et demanda au colonel Robert et d'années, la France est intervenue militaire-
l'attachement à la France était légendaire. à Guy Ponsaillé de partir sans attendre à ment, à de nombreuses reprises en Afrique,
A ce propos, rappelons que Léon M'ba, Libreville, un avion militaire étant déjà à soit à la demande d' un chef d'État menacé,
maire de Libreville, élu le 17 août 1960, pre- leur disposition à Villacoublay. soit en prenant elle-même l'initiative des
mier président de la République gabonaise, Effectivement, à 5 heures du matin, Mau- opérations. Il convient de souligner que le
était venu à Paris, avant son élection, pour rice Robert et Guy Ponsaillé s'envolaient rôle des « services», au plan de l'information
demander au général de Gaulle non pas pour Libreville avec « carte blanche pour notamment, fut déterminant grâce à leur
l'assurance de l'indépendance de son pays, rétablir Léon M'ba à la présidence gabonai- connaissance pragmatique du terrain et des
mais sa départementalisation avec le statut se », ce qui fut fait promptement grâce aux hommes, c'est-à-dire des situations politiques
d'un « département français d'outremer ». troupes françaises basées à Libreville, et des responsables gouvernementaux dont
Le général récusa la requête car, dit-il à Léon conformément aux accords franco-gabonais les motivations pouvaient être incomprises à
M'ba : « Si je vous accorde la départemen- de défense et de coopération militaire. Paris, car connaître l'Afrique, c'est d'abord
talisation, tous les autres vont également Précédemment, en 1962, une interven- et surtout connaître les Africains et prendre
venir me la demander. .. » tion militaire française avait déjà eu lieu au en compte leurs spécificités culturelles.
Or donc, en 1964, un « putsch » évinça Sénégal en faveur du président Léopold PIERRE BONNEFONT
soudainement Léon M'ba de la présidence. Sédar Senghor et, ultérieurement, d'autres Pierre Bonnefont est membre de l' Acadé-
Dès que la nouvelle parvint à l'Élysée, interventions furent conduites en Afrique mie des sciences d'outremer.


'
UN SERVICE Q u 1 POSSEDE UN ÉTAT

Le Mossad en action
PAR GUY CHAMBARLAC

Ils s'appelaient Isser Harel, Sous le contrôle d'Aaron Yariv, ancien


chef des renseignements militaires que Golda
Meir Amit, Zvi Zamir, ltzhak Meir avait pris comme conseiller spécial pour
Hoffi, Nahum Admoni. Ils la lutte contre le terrorisme, Zamir, le chef du
Mossad, avait pratiquement carte blanche pour
n'étaient pas connus du grand organiser la contre-terreur sans limitation de
public, mais ils ont joué un rôle lieu. Un seul impératif absolu : ne pas se faire
prendre.
essentiel dans l'histoire d'Israël. Les services secrets israéliens avaient une
certaine expérience des opérations« humides».
Ce sont les chefs du Mossad, un Mais l'ampleur de la tâche exigeait la création
service célèbre, mais qui n'est pas d'une organisation spéciale. On ne pouvait se
contenter d'envoyer un ou deux tueurs à Paris
à l'abri des bourdes et des échecs. ou à Beyrouth pour descendre un dirigeant
palestinien. Livré à lui-même, dans une ville

N
é dans la violence, sur un territoire étrangère, l'assassin ne pourrait jamais
exigu environné d'ennemis, mais atteindre sa victime, échapper à la police et
s'appuyant sur une identité exception- disparaître aussi secrètement qu'il était venu.
nellement forte, et disposant dans le monde L'assassinat parfait et discret exigeait plu-
d'innombrables et puissantes complicités, ~ sieurs équipes prenant chacune à leur compte
l'État d'Israël ne doit sa survie qu'à une pra- 8: l'une des tâches : préparation du terrain, héber-
il:
tique permanente du secret, inscrite dans la '"~.:li•• gement, identification et filature de la cible,
culture nationale. Ses services spécialisés ( 1) détermination du lieu et du moment du
bénéficient du soutien inconditionnel de tous Reconstitution à Tel-Aviv de l'assassinat meurtre, exécution de la victime, itinéraires de
les gouvernements, quelle que soit leur cou- du Premier ministre ltzhak Rabin, le 4 repli, communications, etc. L'équipe devait
leur politique. Plusieurs membres des cabinets novembre 1995. Le meurtrier était en rela- pouvoir rester des semaines sur place par ses
israéliens, sinon leurs chefs, sont eux-mêmes tions étroites avec le Shin Beth, service du propres moyens. Enfin elle ne pouvait en aucun
issus de l'action secrète. contre-espionnage. cas se replier officiellement sur Israël. L'État
Pourtant, depuis quelques années, les ser- hébreu, ayant signé toutes les conventions
vices ne sont plus à l'abri des critiques. Le C'est après le massacre des athlètes israé- internationales sur le respect du droit des États
rôle trouble du Shin Beth (contre-espionnage) liens lors des Jeux olympiques de Munich, en et des personnes, ne pouvait se faire prendre
dans l'assassinat du Premier ministre Itzhak septembre 1972, que le gouvernement présidé dans le rôle peu reluisant d'un criminel.
Rabin, le 4 novembre 1995, a laissé des traces par Golda Meir ordonna au Mossad de tuer Ni l'identité des agents, ni leurs vête-
durables. L'échec spectaculaire du commando l'organisateur de la prise d'otages, Ali Hassan ments, ni leur équipement ne devaient per-
envoyé en Jordanie en octobre 1997 pour Salameh. Mais cela ne suffisait pas. Cet mettre de remonter jusqu'à Israël en cas de
assassiner un responsable politique du Mouve- homme constituait sans doute la cible idéale capture. Il fallait donc des agents particulière-
ment palestinien de résistance islamique, le pour tirer vengeance de la tuerie de Munich. ment préparés, mais aussi une énorme infra-
Hamas, est un autre exemple des limites du Mais il fallait voir au-delà. Salameh pouvait structure en amont de l'action.
Mossad. être remplacé. Le supprimer ne tuerait pas le Après examen, les responsables israéliens
Il est intéressant de détailler un autre rata- terrorisme. Pour mettre fin à la menace palesti- définirent la structure idéale du futur « com-
ge « historique », celui de Lillehammer, en nienne, il fallait tuer non pas un chef, mais mando de liquidation ». Il n'y en avait sans
Norvège, le 28 juin 1973. Son récit détaillé tous les chefs. Il fallait que la vie de ceux-ci doute encore jamais eu d'aussi perfectionné
offre un intéressant exemple des méthodes devienne si dangereuse que personne ne dans 1'histoire des services secrets. Il serait
noires du Mossad. veuille les remplacer. composé de dix à quinze personnes dont le
OSSAD EN ACTION

chef et son adjoint, avec une division en cinq de ce que font les autres. Veillez à faire votre
équipes chargées de fonctions différentes et travail. Vos impressions ne nous intéressent
bien précises : pas. Obéissez sans hésiter! » En contrepartie,
- l'équipe Aleph (première lettre de les agents secrets israéliens étaient bien payés,
l'alphabet hébreu), formée de deux tueurs en moyenne 5 000 dollars par mois à l'époque,
venant du Mossad ou d'une unité spéciale de cinq fois le salaire normal de leur grade.
l'armée entraînés à tuer silencieusement et La direction du commando de liquidation
sans émotivité, quelles que fussent les circons- fut confiée au directeur des opérations spé-
tances; ciales du Mossad, considéré comme une sorte
-l'équipe Beth (seconde lettre), constituée de génie dans son genre. Il avait combattu
de deux gardes du corps chargés de la protec- dans les rangs de la Haganah et il accumulait
tion de l'équipe Aleph, notamment pour leur vingt -cinq ans de guerre secrète, de coups tor-
retraite. Bons tireurs et bons conducteurs ; dus et de morts subites. Personnage mysté-
- l'équipe Heth (huitième lettre), chargée rieux, connu sous le surnom de « Mike », il
des « planques »et de l'hébergement du com- collectionnait les identités : Édouard Lasquier,
mando (louer des appartements, retenir des Albert Liberman (son vrai nom ?) ou Aarley
chambres d'hôtel, fournir des voitures de loca- Livnat (4).
tion et s'occuper de toute la logistique de Mike - nous l'appellerons ainsi - n'eut
l'opération). Formée de deux personnes, en aucun mal à recruter les spécialistes de ses dif-
principe un homme et une femme (un couple Le général Dani Yatom, nommé en mars férentes équipes. L'un des volontaires pour la
attire moins l'attention que deux hommes).
1996 à fil tête du Mossad. C'est fil première fonction de tueur avait été sa propre maîtresse,
fois dans l'histoire d'lsarël que l'identité et Tamar, une femme intelligente, belle, aventu-
Etant les plus visibles, leur fausse identité
fil photo du chef des services secrets en acti-
devrait être particulièrement soignée ; reuse et provocante, qui avait mis depuis long-
vité sont divulguées.
-l'équipe Ayin (sixième lettre), composée temps ses charmes au service du Mossad.
de cinq personnes, pour l'identification de la En principe, la centrale du Mossad pour
victime, sa filature, le choix du lieu et de commun. En 1956, par exemple, ce furent l'Europe était à La Haye, mais en réalité c'est
l'heure de l'assassinat, l'itinéraire d'accès et deux agents israéliens implantés à Moscou qui à Paris que s'était maintenu le centre actif mal-
de repli des Aleph et des Beth. procurèrent à la CIA une copie du discours sur gré l'invitation pressante du général de Gaulle
- l'équipe Quoph (dix-neuvième lettre), la déstalinisation, prononcé par Khrouchtchev aux Israéliens d'aller exercer leurs talents
chargée des communications, constituée de au XX' congrès du Parti communiste sovié- ailleurs. Mike y avait été lui-même en poste au
deux hommes. L'un devait rester au contact de tique (2). début des années soixante. Il avait conservé un
l'équipe de tueurs, sur les lieux de l'opération ; Comme le fait observer le colonel William appartement près de Montparnasse. Son
l'autre, installé dans une ambassade israélien- V. Kennedy : « Le sentiment de double allé- adjoint, Abraham Gehmer, y avait dirigé les
ne, devait servir de relais avec la centrale du geance, à la fois envers leur pays et envers opérations de 1966 à 1969, sous la couverture
Mossad en Europe occidentale (La Haye) et Israël, que ressentent de nombreux Juifs du du poste officiel de premier secrétaire à
avec le QG de Tel-Avi v. monde entier; fournit à Israël des sources 1' ambassade.
Pour la préparation de la chasse, les Israé- d'information et d'aide qui dépassent de loin Le tueur le plus efficace du commando,
liens disposaient de plusieurs atouts excep- ce qu'un pays de cette taille pourrait tirer de Jonathan Ingleby, vivait dans un appartement,
tionnels. A l'époque, leurs services de rensei- ses ressources internes. » (3) 124, avenue de Wagram. Une plantureuse et
gnement avaient pénétré tous les pays arabes talentueuse recrue du Mossad, Sylvia Raphaël
au point que rien d'important ne pouvait leur Sélection d'une équipe dont la spécialité était de photographier les
échapper. La victoire foudroyante de la guerre de tueurs d'élite Arabes à l'occasion de manifestations offi-
des Six-Jours était, pour une grande part, rede- cielles, était née en Afrique du Sud. Elle vivait
vable à cette efficacité. Le Mossad savait encore pouvoir compter sous une identité canadienne (Patricia Rox-
L'ampleur des renseignements qu'ils pou- sur la compagnie El Al. A bord d'un avion burgh) et occupait un appartement luxueux au
vaient glaner au Proche-Orient leur donnait d' El Al, un agent est aussi en sécurité qu'en 3-5, quai Blériot, dans le XVI' arrondissement
une précieuse monnaie d'échange avec tous Israël. Les commandants ont l'ordre de ne à Paris.
les services de renseignement des pays occi- jamais livrer un membre du Mossad et les Tous ces appartements étaient naturelle-
dentaux. Ce commerce du renseignement était gardes se feraient tuer pour eux. ment à la disposition du Mossad et un double
favorisé par les relations personnelles d'amitié Les agents du commando spécial furent des clefs était confié à un autre agent du servi-
que les Israéliens s'efforçaient d'entretenir sélectionnés sur des critères rigoureux. Ils ce, Zwi Steinberg, né à Rio de Janeiro et jouis-
avec leurs homologues occidentaux. Le chef reçurent une formation longue et poussée, tant sant de la double nationalité brésilienne et
du Mossad participait toujours aux réunions sur le plan psychologique que physique et israélienne. Ancien chauffeur à l'ambassade
bisannuelles des chefs des services occiden- technique. Quant à la discipline, elle confinait sous le nom de Henrique Waldemar, il effec-
taux. Des liens particulièrement étroits avaient à la caricature : « Obéissez à cent pour cent. tuait désormais des liaisons régulières entre
été tissés au fil des années avec la CIA et Faites ce qu'on vous dit et ne réfléchissez que Tel-Aviv et Paris, tandis qu'« un mystérieux
beaucoup d'opérations avaient été menées en si on vous le demande. Ne vous occupez pas bienfaiteur » faisait virer chaque mois un


LE MOSSAD EN ACTIO

salaire sur son compte au Crédit Le 28 juin 1973, l'Algérien


commercial de France. Pour Mohamed Boudia, victime numé-
identifier chaque clef, Steinberg ro onze, que l'on savait fon lié à
leur avait accroché une étiquette Septembre noir était tué par
avec un nom de lieu connu l'explosion de sa voiture piégée.
proche de 1' adresse réelle : rue des Fossés-Saint-Bernard, à
« Bobino » pour Mike, « Wepler » Paris.
pour Ingleby ou « Eiffel » pour Le numéro douze, Ali Ha~san
Sylvia. Salameh, ne sera pas facile à tuer.
Pendant que les membres Avant d'y parvenir. le Mossad
sélectionnés pour le commando connaîtra l'une de ses plus cui-
faisaient de la formation intensi- santes défaites, en Norvège, le 21
ve à l'école spéciale du Mossad juillet 1973, assassinant un inno-
à Césarée, les armuriers du ser- cent que ses agents avaient confon-
vice mettaient au point les du avec le chef de Septembre noir.
armes destinées aux assassinats. Mais comble de vergogne, une
Leur choix s'était porté un pis- partie du commando d'exécution
tolet Beretta 71 en calibre 22 se fit prendre par la police norvé-
Long Rifle. Utilisé avec préci- gienne et passa aux aveux, créant
sion, et avec des projectiles à ~ dans tout le monde occidental un
pointe creuse, ce calibre peut trouble dont Israël, secoué au
être redoutable. L'arme fut Valise mitrailleuse pour tueur organisé. Elle est équipée d'un pistolet- même moment par l'échec cinglant
munie d'un silencieux. Le bon mitrailleur allemand HK MP SK calibre 9 mm Parabellum qui peut être de ses services de renseignement
fonctionnement d'un « réduc- muni d'un silencieux. Le déclenchement du tir se fait sous la poignée. lors de la guerre du Kippour, sera
teur de son » (appellation tech- long à se remettre (5).
nique de l'engin) veut que l'on utilise des car- 9 avril 1973, son successeur, Zaiad G.C.
touches subsoniques donc faibles. En contre- Muchasi, subissait un sort identique.
partie, pour pallier l'anémie relative des pro- Trois jours plus tôt, le 6 avril, Basil Al- 1) Il existe trois services distincts en Israël : les
jectiles, le Mossad avait prescrit à ses tueurs Kubaissi, professeur irakien à l'université amé- renseignements militaires (Aman), le service de
de tirer de près et de vider la totalité de leur ricaine de Beyrouth, était abattu de plusieurs renseignement et d'action extérieure (Mossad) et le
service de contre-espionnage intérieur (Shin Beth).
chargeur dans le corps de la victime afin de balles de 22 LR, place de la Madeleine, à Paris.
2) Ces bonnes relations n'empê-
provoquer la mort à coup sûr, ne chent pas Israël de jouer son propre
serait-ce que par l'abondante et rapi- Sur les treize hommes à abattre, jeu, comme le montra l'affaire du
de perte de sang. Les équipes de douze sont proprement liquidés Liberty, navire de surveillance élec-
tueurs devaient systématiquement tronique américain, attaqué par les
s'entraîner à ce mode de tir un peu dans toute l'Europe. Israéliens en Méditwanée orientale
spécial. Mais le Mossad essuie pendant la gueJTe des Six Jours. Ou
Treize objectifs, treize hommes à avec le treizième encore 1'affaire Pollard, fonction-
abattre, avaient été désignés au com- naire des services d'information
l'un de ses plus cruels revers de la marine américaine, convaincu
mando de liquidation. Onze d'entre
eux allaient être assassinés dans les neuf mois Le 9 avril encore, une opération combinée en 1985 d'espionnage au profit
d'Israël. Il fut condamné à la prison à perpétuité en
qui suivirent le massacre de Munich. d'une folle audace montée avec la participa-
1987. Les renseignements fournis par Po liard
Le 16 octobre 1972, Wadal Abdel Zwaiter, tion de la marine israélienne, les parachutistes avaient notamment permis à l'aviation israélienne
traducteur en italien des Mille et une Nuits et et le Mossad, frappait à Beyrouth. Les cibles de bombarder le QG de l'OLP à Tunis en octobre
responsable présumé de Septembre noir en Ita- six, sept et huit étaient abattues en pleine nuit : 1985.
lie, était abattu sur le pas de sa porte, à Rome, Abu Youssef, chef de Septembre noir, ainsi 3) Dans l'ouvrage collectif, La Guerre secrète
de douze balles de calibre 22 LR, en présence que la femme qui partageait son lit, Kemal moderne, Paris, 1984, le colonel Kennedy ajoute
du général Zamir en personne. Adwan, adjoint de Youssef, et Kemal Nasser, cependant : « Une étude de la CfA montre que de
8 décembre 1972, rue d'Alésia, à Paris, porte-parole de L'OLP. Au même moment, un nombreux Juifs non israéliens ont le sentiment de
assassinat du Dr Mahmoud Hamshari, repré- autre commando faisait sauter le QG du Front devoir être d'ubord loyaux envers leur propre
sentant officiel de l'OLP en France. Les spé- 'populaire démocratique, ainsi qu'un arsenal de pays. »
4) Selon Vincent Monteil, il aurait été attaché
cialistes du Mossad avaient piégé son télépho- Septembre noir. Avant de se replier en hélico-
militaire ft Paris de 1963 à 1966. (Dossier secret sur
ne tandis qu'un pseudo-journaliste italien ptères, les hommes du commando mettaient la Israël. Paris, 1978 ).
l'attirait hors de chez lui. main sur une partie des plans d'opération de 5) Sur l'ensemble de cette opération, on peut se
24 janvier 1973. Dans la chambre d'un l'OLP en Cisjordanie. reporter à Dominique Venner, Trei:e meurtres
hôtel de Nicosie, à Chypre, Abad Al-Chir, pré- Au mois de mai, le Mossad exécutait à exemplaire.\·, Plon 1988. On peut également consul-
sumé fournisseur d'armes de Septembre noir, Rome les victimes neuf et dix, Abdel Hamid ter Uri Dan, Mossad, cinquallfe ans de guerre
était tué par une bombe télécommandée. Shibi et Abdel Hadi Nakaa. secrète. Presses de la Cité, 1995 .
LA GRANDE MANIPULATION

Réseaux islamistes et CIA


PAR ALEXANDRE DEL VALLE

Où l'on découvre que les États-


Unis ont constamment favorisé
l'islamisme, misant en Iran sur
Khomeyni contre leur ami le
Chah, soutenant les Talibans en
Afghanistan, les Moudjahidin en
Bosnie et les intégristes en
Afrique du Nord. Voyage derriè-
re le décor.

D
ans son Dictionnaire de géopolitique,
Yves Lacoste met en lumière le rôle
capital joué par la monarchie séou-
dienne et les États-Unis dans la promotion du
radicalisme islamique. Craignant d'être Le roi Fahd, en compagnie du président Reagan, lors d'un voyage officiel à Washington,
contraint de partager avec les pays arabes en février 1985. Les États-Unis et la monarchie séoudienne ont joué un rôle capital dans le
frères le fruit de la rente pétrolière au cas où développement du radicalisme islamique.
le nationalisme arabe socialiste s'étendrait, le
royaume séoudien apportera, dès les années l'émergence des mouvements islamistes pales- force les projets nucléaires de Saddam Hussein
soixante-dix, une aide considérable aux isla- tiniens dans les territoires occupés. « Le Mas- (assassinat du physicien Yaya EI-Meshad à
mistes sunnites. « Les piliers de l'aide aux sad avait tendance à croire que tout ce qui Paris ; destruction du réacteur nucléaire entre-
mouvements islamistes, écrit Yves Lacoste, discréditerait les Palestiniens était bon à posé à La Seyne-sur-Mer, en mai 1981 ; des-
furent l'organisation Rabitat ul-alem el-isla- prendre », raconte Victor Ostrovsky (membre truction de la centrale atomique de Tuwaïtha
mi fondée en 1963 et qui recevait des fonds du Mossad jusqu'en 1988). Pour Tel-Aviv, en juin 1981). Américains et Israéliens ne ·
de l'Aramco (la société pétrolière fut progres- l'État irakien et les mouvements nationalistes voulaient pas concéder aux Irakiens laïques ce
sivement nationalisée de 1974 à 1980) et les arabes socialisants étaient plus dangereux que qu'ils allaient accorder au Pakistan et à l'Iran.
consortiums des banques islamiques, dont l'Iran islamiste. Bagdad était en train d'acqué- Quelques années plus tard, l'affaire de l'Iran-
Fayçal-Finance et El-Baraka. Cette aide fut rir la première industrie nucléaire civile du Gate (ou Iran-Contra) apportait la preuve
amorcée dans les années quatre-vingt avec monde arabe, grâce à une coopération scienti- qu'une entente secrète exista entre l'Iran kho-
l'aval des États-Unis pour lesquels il s'agis- fique avec la France. A la suite du second choc meyniste, les États-Unis et Israël contre l'Irak
sait d'un antidote à la subversion communis- pétrolier de 1973, celle-ci avait signé un laïque. Suite à un accord secret américano-
te. Depuis l'effondrement de l 'Union sovié- accord pour procurer à l'État baasiste un israélien, les États-Unis utilisèrent ainsi les
tique et la guerre du Golfe, cette aide vise centre de recherche nucléaire. Elle s'apprêtait relations iraniennes des Israéliens pour conclu-
surtout à contrer l'influence de la révolution à vendre à l'Irak un réacteur nucléaire de 700 re des contrats de ventes d'armes avec l'Iran.
iranienne » (1). mégawatts, à usage civil. « Mais Israël crai- « Le colonel Olivier North et Robert MacFar-
Fortement préoccupé par le nationalisme gnait qu 'il serve à fabriquer des bombes ato- lane, munis de passeports irlandais, se rendi-
arabe et le terrorisme palestinien et voulant miques destinées à l'anéantir » (2). C'est rent en Iran en mai 1985 pour y conclure
saper l'emprise de l'OLP, Israël favorisera ainsi que le service d'espionnage de l'armée l'accord, explique Victor Ostrovsky. L'argent
également, dès les années soixante-dix, israélienne, Aman, décida de stopper par la de cette vente était destiné à acheter des


RÉSEAUX-ISLAMISTES ET CIA

armes pour les Contras du Nicaragua [... ]. janvier 1980, via l'ISI : fusils Enfield 303,
Dans le même temps, Israël vendait secrète- lance-roquettes RPG-7 et Kalachnikovs en
ment pour 500 millions de dollars d'équi- provenance d'Égypte, pour commencer. En
pement militaire à l'Iran de l'ayatollah Kho- mars 1985, Reagan décida d'augmenter l'aide
meyni » (3). aux moudjahiddin. En mission en Afghanistan,
A propos de la responsabilité américaine William Casey, chef de la CIA, avait émis des
dans la chute du chah et l'avènement de Kho- appréciations tellement positives sur l' ISI,
meyni, les Démocrates américains savaient que, dès 1985, le montant de l'aide américaine
que la violente campagne anti-chah menée au pour les moudjahiddin fut doublé. C'est ainsi
nom des droits de l'homme contribuerait à qu'au terme de négociations secrètes, Ronald
renforcer le camp islamiste. Avec la Révolu- Reagan signa la NSDD no 166 autorisant la
tion blanche, l'Iran s'était entièrement moder- livraison d'un millier de missiles antiaériens
nisé : équipement urbain, infrastructures, avia- Stinger. Entre 1980 et 1989, la résistance
tion civile, armée, instruction. Or les Améri- ~ afghane recevra ainsi des Américains près de
cains ne voyaient pas d'un bon œil le dévelop- 11: quinze milliards de dollars d'assistance mili-
pement de l'Iran. D'où la thèse d'un appui '" taire.
secret accordé à Khomeyni défendue par le La CIA et les Pakistanais recrutèrent alors
politologue libanais Nicolas Nasr. « La révo- La chute du chah d'Iran et l'arrivée au le plus déchaîné des chefs rebelles, Gulbuddin
lution iranienne aurait été montée secrète- pouvoir de l'ayatollah Khomeyni furent pro- Hekmatyar, trafiquant de drogue et chef du
ment par les dirigeants américains. Fanatisme grammées par Washington qui n'avait pas parti islamiste Hezb i-islami. Washington cou-
islamique et marxisme athée ne pouvant pas prévu la suite. vrit le trafic de drogue servant à 1' achat
aller de pair, la promotion des principes cora- d'armes et à l'entretien de la milice d'Hekma-
niques, en bloquant toute modernisation dans ses Mémoires (From the Shadows, éditions tyar. Les fondamentalistes de tous les pays
les pays musulmans, profiterait idéalement au Simon & Schuster), l'ancien directeur de la musulmans furent encouragés par diverses
capitalisme américain et occidental, en confé- CIA Robert Oates affirme que les services agences américaines et pakistanaises à aller
rant à ces pays sous-développés le statut de secrets américains avaient commencé à aider faire le djihad en Afghanistan et au Cachemire
simple marché de consommation des produits les moudjahiddin afghans -en rébellion contre ou à s'entraîner à Peshawar (base arrière des
industriels » (4). « L'administration Carter, le pouvoir communiste de Nadjibullah- dès le moudjahiddin). Un centre de recmtement pour
écrit Alexandre de Marenches, ancien chef des 3 juillet 1979, soit six mois avant l'invasion combattants islamistes, EI-Kifah Center, fut
services spéciaux français, dans son désir soviétique. Zbigniew Brzezinski reconnaît également ouvert en plein New York, à Brook-
imbécile de changer le système politique en pour sa part, dans une interview accordée au lyn en 1982, sous l'autorité de William Casey.
Iran, fit donc pression sur le chah qui, affaibli, Nouvel Observateur des 15-21 janvier, que la Les volontaires recrutés dans ce centre seront
ordonna à ses forces armées de ne pas réagir. CIA aurait en fait, à travers cette opération autorisés à s'entraîner à tirer au High Rock
Mieux, l'ineffable Carter dépêcha en Iran le clandestine, « sciemment augmenté la proba- Shooting Range de Naugatuck, dans le
général Hausser qui prévint les forces armées bilité » que l'URSS envahisse l'Afghanistan. Connecticut. Dix-sept centres semblables à
iraniennes, entièrement fournies en matériel « Cette opération secrète était une excellente l'El-Kifah Center de Brooklyn seront ouverts
américain, qu 'elles n'auraient plus une seule idée. Elle a eu pour effet d'attirer les Russes par la suite aux États-Unis. L'aide américaine
pièce détachée au cas où elles voudraient dans le piège afghan ». Il est d'ailleurs diffici- aux moudjahiddin sera maintenue après le
réagir ; ainsi on mit au pouvoir Khomeyni et le de ne pas faire ici le lien avec l'affaire ira- retrait des Soviétiques des maquis afghans, la
on déclencha la révolution chiite. » (5) Mais kienne quant on sait que la CIA a délibéré- CIA continuant à contacter des immigrés
il nous faut replacer la stratégie américaine ment incité l'Irak à envahir le Koweit afin afghans un peu partout en Europe. Les Améri-
dans le contexte de la guerre froide : pour d'avoir ensuite un prétexte pour pouvoir inter- cains attirèrent donc en Afghanistan la quasi-
porter un coup final à l'Union soviétique, le venir dans cette zone ... totalité des chefs de guerre fondamentalistes
Département d'État décida de resserrer ses terroristes qui opèrent à l'heure actuelle en
liens avec deux de ses plus redoutables enne- La CIA apporte Jordanie, en Égypte, en Israël, en Libye et sur-
mis en Asie : la Chine et l'islamisme. tout en Algérie, au Soudan et au Xinjiang chi-
Washington retira donc sa reconnaissance de
un soutien massif nois. Au début des années quatre-vingt, 3 000
Taiwan et se rapprocha dès janvier 1979 de la aux moudjahiddin afghans Arabes combattaient en Afghanistan. Quelques
Chine populaire, stimulant ainsi la lutte années plus tard, il seront 16 000 auprès
d'hégémonie politico-idéologique entre Pékin Les États-Unis décidèrent alors de monter d'Hekmatyar et du milliardaire-terroriste séou-
et Moscou. la plus grande opération clandestine jamais dien Oussama Bin Laden, actuellement instal-
Décidée à déstabiliser « l'empire du mal », réalisée depuis 1945. Ce furent les services lé à Kaboul.
la CIA mit sur pied, entre 1977 et 1978, en secrets pakistanais, l'ISI, qui furent chargés de Depuis la guerre du Golfe, la stratégie isla-
collaboration avec les services spéciaux turcs recmter les combattants islamistes et de venti- miste des États-Unis semble être remise en
et séoudiens, des réseaux de propagande isla- ler l'aide financière de la CIA aux rebelles question (attentat du World Tracte Center de
miste destiné,s à infiltrer les mouvements islamistes afghans (6). La CIA fit donc livrer février 1993 à New York ; déclarations anti-
nationalistes musulmans d'Asie centrale. Dans les premières armes aux moudjahiddin dès américaines d'islamistes anciennement pro-
AUX ISLAMISTES ET CIA

US). Pourtant, des présumés anti-américains entre le monde musulman conduit par des sateur » russe. Sept contrats ont donc été
comme Rachid Ghannouchi, chef du parti isla- islamistes et l'Occident [américain]. A condi- signés depuis 1991 avec des compagnies amé-
miste tunisien Ennahda, n'hésitent pas à décla- tion que celui-ci respecte la réalité islamique » ricaines. Ceci explique le revirement de la
rer que « les Américains sont plus conciliants (11), explique Ghannouchi . diplomatie américaine vis-à-vis de l'Arménie,
que les Européens » (7). Ce dernier eut La stratégie américaine de « ceinture sacrifiée sur l'autel des réserves pétrolières
d'ailleurs droit en 1991 à l'éloge d'un des verte » contre l'Empire soviétique a donc été azéri es. Le président de 1' Azerbaïdjan, Guei-
sous-secrétaires de Georges Bush en raison de reconduite contre la Russie et c'est dans le dar Aliev, a ainsi été reçu le 1" août 1997 à la
son « rôle d'intermédiaire efficace entre les cadre du soutien apporté aux « démocrates Maison Blanche afin d'y rencontrer entre
factions afghanes antisoviétiques ». Les islamistes »d'Asie centrale qu'ont été reçus, autres Bill Clinton et d'y signer de nouveaux
Américains manifesteront ainsi leur gratitude en février 1995, à New York et Washington, contrats avec des sociétés américaines (Exxon,
envers Ghannouchi, cautionnant officiellement les dirigeants de l'opposition islamiste tadjik, Chevron, Amoco et Mobil), évalués à plus de
la tentative d'insurrection fomentée par le à l'origine de la guerre civile qui secoue ce 10 milliards de dollars (60 milliards de francs)
parti Ennahda contre les autorités locales. pays depuis plusieurs années. Les deux vice- pour l'exportation des réserves énergétiques
Quelques semaines avant sa tentative d'insur- premiers présidents du Mouvement de la de la mer Caspienne.
rection en effet, Ghannouchi avait reçu le sou- renaissance islamique, Khodji Akbar Tourad- Concernant le Turkménistan, ce pays est
tien de certains officiels américains, comme le janzade et Muhammad Charif Himmatzade, crédité de réserves de gaz de l'ordre de 4 500
prouve ce discours du 13 mars 1991 du sous- ont été en effet accueillis comme de véritables milliards de mètres cubes et ses réserves de
secrétaire d'État Jack Covey devant le chefs d'États par des personnalités améri- pétrole sont évaluées à 6 milliards de barils.
Congrès, au cours duquel ce dernier avait caines, de Zbigniew Brzezinski à Mme Robin Or la réalisation du projet de pipelines traver-
dénoncé les autorités tunisiennes pour n'avoir Rafil, adjoint au secrétaire d'État. sant l'Afghanistan, soutenu par la compagnie
« pas tenu leurs promesses en ce qui concerne Outre le soutien américain au FIS et les américaine Unocal et la séoudienne Delta Oil,
l'instauration d'une société basée sur le multi- récentes déclarations américaines reprochant à dépend d'un retour de l'Afghanistan à la stabi-
partisme et, en particulier, en ce qui concerne Ankara d'avoir interdit le parti islamiste turc lité. Chris Taggart, vice-président d'Unocal,
la légalisation du parti Ennahda » (8). Refah, la plus éclatante confirmation de la admettait ainsi il y a peu que « la domination
« Aux États-Unis, explique le général pérennité de la stratégie américaine pro-isla- des Taliban pourrait être un facteur positif »
Gallois, le triomphe de l'intégrisme islamique miste réside dans le soutien apporté par pour la réalisation du tracé et que « les
est tenu pour inéluctable. Ni le Département Washington, depuis 1994, aux ultra-fondamen- récents événements étaient susceptibles de
d'État ni la Maison-Blanche ne le reconnais- talistes taliban qui prirent le contrôle - en mai favoriser le projet » (13), envisageant une
sent publiquement, mais de nombreux orga- 1997, de la quasi-totalité de l'Afghanistan. Ici, reconnaissance des Taliban par les États-Unis.
nismes d'analyse géopolitique et stratégique les raisons sont bien entendu pétrolières. C'est ce qui poussa Washington à recevoir, en
américains en sont convaincus » février 1997, des délégations de
(9). C'est par exemple le cas de la Taliban, afin de trouver avec eux un
Rand Corporation de Santa Monica. Les Américains tiennent terrain d'entente alliant la retour de
Résolument opposés à la thèse d'un le triomphe de l'islamisme la stabilité et la construction de
« choc des civilisations », Graham comme inéluctable et fort utile canalisations ; que des bureaux
Fuller, principal orientaliste de ce d'Unocal ont été ouverts à Kaboul
centre, et lan O. Lesser, affirment
dans leur stratégie anti-européenne
en mars 1997 ; et que la compagnie
qu'une « coexistence » entre les D'après de récentes évaluations, les américaine s'est vu confier par les
États-Unis et de futurs régimes islamistes, réserves d'hydrocarbures d'Asie centrale Taliban la tâche de former les Afghans (ouver-
notamment l'Algérie, dont les auteurs sont seraient équivalentes à celles du Golfe. La ture d'un centre à Kandahar) à la technologie
sûrs qu'elle basculera dans le camp islamiste, zone de la Caspienne renfermerait des des pipelines. La convergence d'intérêts entre
est parfaitement possible. D'après Fuller, « réserves possibles » de 178 à 200 milliards les sociétés américaines et les fondamenta-
ancien de la CIA en Orient, il y aurait conver- de barils de pétrole et de 1 000 à 7 500 mil- listes taliban et séoudiens est donc flagrante.
gence entre les valeurs islamiques et améri- liards de mètres cubes de gaz, d'après les spé- Alors que les États-Unis avaient jugé inoppor-
caines. Les deux auteurs expliquent que « les cialistes (12). tun de rouvrir leurs ambassades à Kaboul sous
islamistes luttent contre les gouvernements Au Kazakhstan, les Américains ont créé la les gouvernements Rabbani et Massoud, ils se
autoritaires qui refusent leur représentation Texakabank (Banque du Texas et du Kazakhs- sont empressés de reconnaître le pouvoir des
politique [et que) la meilleure réponse à ce tan) et leurs pétroliers, représentés au sein du Taliban lorsque ceux-ci prirent le contrôle de
facteur islamiste croissant est le dialogue, Caspian Pipeline Consortium (CPC), comptent la capitale afghane le 26 septembre 1996, le
lequel doit commencer avec les mouvements exploiter intensément les gisements de la Cas- département d'État publiant pour l'occasion
islamistes d'aujourd'hui avant qu'ils ne par- pienne et gérer les futurs oléoducs. un communiqué qualifiant de « positive »
viennent à former les États islamistes de Pour ce qui est de l'Azerbaïdjan, les impli- leur victoire et annonçant l'envoi d'une délé-
demain » ( 10). Pour Fuller, le FIS représente cations géostratégiques du tracé de pipelines gation officielle à Kaboul.
« l'alternative politique la plus populaire par la Turquie ont l'avantage de correspondre La campagne de presse anti-iranienne et
dans le pays ». « Il n'y a pas de passé colo- à deux objectifs primordiaux des Américains, antilibyenne inaugurée au cours de l'été 1996
nial entre les pays musulmans et l'Amérique, des Turcs et des mouvements islamistes sun- contre l'Iran et le terrorisme islamique, après
pas de croisades, pas de guerres[ ... ]. Je pense nites financés par 1' Arabie séoudite : isoler l'explosion du Boeing de la TWA, pourrait
qu'une forme de coexistence est envisageable l'Iran chiite rival ainsi que l'ancien « coloni- nous porter à croire que le Département d'État


RÉSEAUX ISLAMISTES ET Cl

a effectué un changement de stratégie vis-à-vis graphique d'une présence armée des États-
des islamistes. Mais on peut aisément détecter Unis en Europe » (15). En effet, la stratégie
derrière cette croisade apparemment anti-isla- bosniaque américaine (notamment le plan
mique une volonté de lutter contre les intérêts « Train and Equip » de surarmement du camp
des nations européennes, lesquelles commen- bosniaque musulman au détriment des Serbes
çaient, à la veille de cette offensive média- et des Croates) a pour principal avantage de
tique, à s'implanter économiquement en Iran justifier la domination militaro-politique des
et en Libye. Il est tout de même étonnant que États-Unis sur l'Europe, domination qui passe
la loi D'Amato-Kennedy, qui menace de par l'élargissement de l'OTAN aux États de
représailles les sociétés étrangères investissant l'ancien bloc de l'Est, extension elle-même en
plus de 40 millions de dollars dans le secteur partie justifiée par les foyers d'instabilité exis-
des hydrocarbures libyen et iranien, vise plus tants.
les sociétés industrielles étrangères, principa- La désoccultation de la stratégie confes-
lement européennes, implantées en Iran et en sionnelle et islamiste des États-Unis, préjudi-
Libye, que les pays accusés de terrorisme. En ciable aux intérêts européens et en partie
réalité, cette loi s'inscrit dans la guerre com- 1'3 reconduite après la fin de la guerre froide, per-
merciale engagée contre l'Europe et viole met en définitive de démontrer que la
La kalachnikov et le Coran. En Afgha-
toutes les normes du droit international et du construction européenne ne peut pas faire
sacro-saint libre échange. La récente crise·
nistan, les Talibans reçoivent le soutien de la
l'économie d'une élaboration d'une réelle doc-
CIA et des sociétés américaines.
américano-européenne à propos du contrat trine de défense commune et d'une pensée
Total-Gasprom conclu avec Téhéran illustre stratégique européenne autonome.
ayant une histoire et des intérêts propres, sou-
on ne peut mieux cette opinion. A.d. V.
vent divergents de ceux de ses alliés améri-
Conclusion : l'Europe est la principale Chercheur en géopolitique à l'université
cains, ait intérêt à s'aligner de la sorte sur la Paris Vlll. Auteur de L'Islam et les États-Unis,
victime de la stratégie confessionnelle et isla-
politique des États-Unis, qui, on ne saurait le une alliflnce contre l'Europe. L'Age d'homme,
mique des États-Unis.
leur reprocher, n'hésitent pas à faire passer 1997.
Dans un autre registre, la formidable cam-
leurs intérêts vitaux avant et au détriment de
pagne médiatique planétaire orgamsee (1) Yves Lacoste-SY, Dictionnaire géopolitique
ceux de leurs « alliés » de l'OTAN. Pour ce
conjointement par la CIA et CNN pour justi-
qui est de l'affaire bosniaque, les Américains, des États, p. 54.
fier la guerre du Golfe et (2) Ostrovsky, Le Mossad, p. 14.
contraindre les nations européennes (3) Idem, p. 301.
et arabes à aller « se croiser » en La formidable campagne médiatique (4) Nicolas Nasr, Le suicide améri-
organisée pour justifier cain, p. 514.
Irak, n'a abouti en fin de compte, (5) Alexandre de Marenches, Dans
qu'à renforcer le choc de civilisa- la guerre du Golfe n'a fait que le secret des Princes, p. 256.
tion entre le monde musulman et renforcer le choc des civilisations (6) Brigadier Mohamed Youssof, S.
l'Europe, « ventre mou » de Bt, Silent Soldier, The Man Behind the
l'Occident, ceci au profit des Amé-
entre l'Islam et l'Europe Afghan Jehad, général Aktar Abdur-
Rahman Shaheed, p. 17, Jang Publi-
ricains, qui nous ont évincés du en soutenant le leader musulman Alijà Izetbé- shers, Lahore, Pakistan, juillet 1991.
Golfe avec notre participation, et au grand govic, dont les liens avec l'Iran et l'engage- (7) In L'Express, 29 avril 1993 ; L'islamisme
bénéfice des islamistes les plus obscurantistes, ment doctrinal islamiste (voir sa fameuse en face, François Burgat, idem.
dont le modèle-ennemi irakien laïque est Déclaration islamique de 1970, rééditée en (8) In Arabies, USA-Islamisme, ambiguïté
désormais hors d'état de nuire et discrédité. 1991), ont démontré qu 'ils n'ont pas renoncé à d'une relation trouble, juin 1995.
Les Européens sont donc très peu soucieux de (9) P.-M. Gallois, Le Soleil d'Allah aveugle
soutenir des chefs islamistes notoires quand
l'Occident, La capitulation ?, p. 39.
leurs intérêts propres lorsqu'ils soutiennent cela leur permet de s'implanter durablement (1 0) A sense of siege : The geopolitics of
sans réserves, au nom de l'ONU ou de dans les zones stratégiques du monde et islams and the West, Rand Corporation, 1995. p.
«l'atlantisme», les raids américains sur l'Irak d'améliorer leur image auprès des islamistes et 132-133 ; p. 135 ; Politica Exterior, no 50,
ou même la Serbie. Car les islamistes sont les des régimes fondamentalistes producteurs de mars/avril 1996.
principaux bénéficiaires de ces entreprises. pétrole, Washington escomptant ainsi se faire (11) Rachid Ghannouchi, ibid.
« Chaque missile Tomahawk lancé sur l'Irak (12) The Caspian Sea, its ressources, ils legal
pardonner leur présence « illégitime » en terri-
status and its future, Forum, OPEC Bulletin, Mars
est une bûche jetée dans le foyer de l'intégris- toire saoudien « interdit » aux << Infidèles » 1997 ; Bulletin Industrie pétrolière, 19/0211997 ;
me. Les Américains font le lit d'une contesta- et leur politique sioniste. << Washington s'obs- rapport du Département d'État au Congrès améri-
tion intégriste hostile à l'Occident. Or ce qui tine à créer dans les Balkans un État musul- cain, in Pétrostratégies, 5 mai 1997. L'estimation se
reste possible avec un nationalisme laïque ne man, dont le penchant vers l'intégrisme ne fait décompose comme suit : 15,6 milliards de réserves
l'est plus avec un intégrisme fanatique. Le aucun doute, pour qu'un nouveau foyer de prouvées récupérables et 163 milliards de réserves
maintien de l'embargo contre l'Irak est une additionnelles possibles.
troubles requière longtemps la médiation de la (13) In La Tribune, 15 octobre 1996 ; Finan-
honte », affirme Jean-Pierre Chevènement Maison-Blanche et, surtout, l'extension de la cial Times, 3 octobre 1996 ; documentation de
(14). Indépendamment de la responsabilité des zone de l'OTAN à l'ensemble des Balkans, 1'Institut français du pétrole, (IFP).
dirigeants serbes ou irakiens dans les conflits affirme le général Gallois. La crise des Bal- (14) L'Est républicain, 11 août 1996.
récents, il n'est pas sûr que la France, État kans justifie la permanence et l'extension géo- (15) P.-M. Gallois, idem, p. 7 et 15.
/ /

LES REVELATIONS DES ARCHIVES

La << l(onspiren tsia >>


PAR THÉOPHILE MONNIER

Les anticommunistes primaires Parti communiste tchèque et son frère français,


(souvent grâce à des intermédiaires très impli-
et supérieurs d'autrefois ne qués comme le « camarade Aubrac », Jacques
s'étaient pas trompés. Mais ce Duclos dixit. Ce qui révèle qu'Aubrac était
beaucoup plus qu' un simple « compagnon de
que révèlent aujourd'hui les route ». Chemin faisant, Bartosek démolit la
archives de l'Est dépasse encore statue du héros de L'Aveu, Artur London, vic-
time des purges staliniennes de 1952, organi-
ce qu'ils avaient imaginé. sées pour liquider partout à l'Est la menace de
schismes titistes.
Il montre en effet, qu'après Trepper, dou-

D
evenu maintenant problématique, le
dépouillement de certaines archives de teux héros de l'Orchestre rouge, Artur London
l'Est a révélé des pans entiers d'une a été un pion d'une exceptionnelle importance
histoire longtemps occultée. Il y eut d'abord la dans l'effort de refondation d'une mythologie
bombe du Grand recrutement (Grasset, 1993). communiste mise à mal par les révélations du
Parmi de nombreuses révélations, Thierry XX' Congrès ( 1956) sur les crimes du stalinis-
Wolton établissait dans ce livre la vraisem- me. Énorme succès d'édition de l'année 1968,
blance de liens entre Jean Moulin et les ser- relayé par le film de Costa-Gavras, L'Aveu
vices secrets soviétiques avant 1939, ce qui ne avait été conçu comme une saga à la gloire du
met nullement en cause son courage de résis- 2!S
« vrai » communisme. Ainsi pensait-on effa-
tant. Wolton prouvait aussi que l'ancien cer dans l'intelligentsia française les effets
ministre radical-socialiste de gauche Pierre Pierre Cot et Jean Moulin à l'époque du désastreux de la dénonciation du stalinisme,
Cot avait été un agent stipendié de l'Est. Il Front populaire. dont London devenait en quelque sorte la vic-
démolissait par ailleurs la légende de Léopold time emblématique.
Trepper, prétendument chef d' un grand Dos Passos, de Romain Rolland à Ernest Ce que Karel Bartosek a retrouvé dans les
« Orchestre rouge » , révélant que le person- Hemingway, d'André Malraux à Bertolt archives tchécoslovaques, notamment un long
nage avait sauvé sa peau en livrant plusieurs Brecht, en passant par la fine fleur de Cam- rapport écrit de la main de London en 1955,
de ses camarades, dont Henri Robinson, chef bridge qui, avec Philby, infiltra jusque dans les jette une lumière peu flatteuse sur le personna-
du plus important réseau soviétique en France, années soixante les services secrets de Sa ge. Agent des services secrets soviétiques pen-
dont on ignorait jusqu'à l'existence ! Majesté. Autant d'intellectuels, « libéraux » dant la guerre d'Espagne, épurateur des briga-
La traduction en 1995 de La fin de l'inno- ou « progressistes », qui, à des degrés divers, distes rentrés au pays après 1945, complice de
cence (Grasset) de Stephen Koch fut une délibérément ou avec une légèreté que l'auteur la vague de terreur qui submergea la Tchéco-
deuxième bombe. L'auteur y démontrait toutes décrit, contribueront à alimenter les rapports slovaquie au lendemain du putsch communiste
les grandes manipulations du Komintern et du NKVD, la police secrète soviétique. de 1948, London a favorisé le déclenchement
apportait les preuves de la complicité Hitler- Puis il y aura à la fin de 1996, publié au des purges dont il allait être, lui-même, la vic-
Staline dès l'incendie du Reichstag, en 1933. Seuil, L'Aveu des archives de Karel Bartosek, time par contrecoup. Témoin à charge dans le
Pour l'essentiel, cet ouvrage est consacré au ancien communiste tchèque réfugié en France procès frappant ses anciens camarades, ce
rôle du Komintern - l'Internationale commu- et revenu en Tchécoslovaquie après l'effondre- sympathique personnage parvint à sauver sa
niste - et à la gigantesque toile d'araignée tis- ment du communisme pour étudier les tête alors que les autres étaient pendus...
sée par les hommes de l' « apparat » sur archives du régime défunt. Il en résulte un bru- Tout prouve que les anticommunistes les
l'Europe et les États-Unis. Grâce à un propa- tal coup de projecteur sur ce que le jargon du plus systématiques étaient de plusieurs degrés
gandiste de génie, Willy Münzenberg, le parti nommait la << Konspirentsia ». Karel au-dessous de la réalité.
Komintern a manipulé à satiété l'élite intellec- Bartosek met à jour les relations financières, Il est maintenant prouvé que, pendant les
tuelle de 1'Occident : d'André Gide à John économiques, intellectuelles, politiques liant le années trente et quarante, le Parti communiste


LA GUERRE VIRTUELLE

geants sur la qualité gra- traverser sous le feu


phique, ces jeux étaient éga- ennemi : les soldats « vir-
lement difficiles à manipu- tuels » refusent d'avancer
ler, longs à jouer et peu gra- sans la protection de fumi-
tifiants. Aujourd'hui, les gènes ; des obus qui pilon-
jeux de stratégie sont deve- nent une position : les
nus beaux à regarder et mitrailleurs quittent leur
agréables à utiliser, tout en poste au moment décisif...
offrant toujours au joueur le L'intelligence artificielle
pouvoir de commander et de qui gère chaque soldat est
planifier. très puissante et obéit à
L'intérêt principal des des variables extrêmement
jeux de stratégie informa- complexes, le joueur ne
tiques est qu'ils permettent peut donc plus se conten-
de s'affranchir de l'une des ter de « pousser >> des
grandes contraintes de la pions, sa stratégie doit
simulation de bataille : prendre en compte 1' « élé-
l'équilibre entre réalisme et ment humain >>. Difficile
complexité. En effet, avec de faire plus réaliste !
les jeux d'histoire « tradi- L'autre immense qua-
tionnels » (jeux sur carte ou lité des jeux de stratégie
avec figurines), les joueurs informatiques est d'offrir
étaient toujours limités dans un adversaire toujours dis-
leur souci de réalisme par le ponible l'intelligence
niveau de complexité des artificielle. Sans parler des
règles. Des éléments comme avantages pratiques de se
le ravitaillement, la logis- mesurer à un ordinateur
tique, l'incertitude straté- (les jeux de stratégie pren-
gique (connaissance et repé- nent de la place et du
rage des forces adverses), le temps ... ), cette intelligence
moral des troupes, etc., exi- artificielle permet surtout
geaient des règles souvent aux joueurs en manque
très abondantes et une part d'adversaires humains de
importante de comptabilité, livrer bataille à leur guise.
ce qui rebutait les joueurs et Par contre, malgré tous les
alourdissait les parties. Au efforts des équipes de pro-
contraire, avec l'informatique, la puissance de Cette capacité à gérer, en temps réel et de grammation depuis plus de vingt ans, le niveau
calcul des machines permet de simuler tous manière «masquée >>, des facteurs complexes de 1,intelligence artificielle des machines reste
ces éléments avec encore plus de précisions, trouve sa plus parfaite - et presque absolue - encore très en dessous de celle des stratèges
mais sans que le joueur n'ait à s'en préoccuper illustration avec l'un des plus impressionnants humains, et cet état de chose n'est pas près de
au-delà du raisonnable. Par exemple, l'une des jeux de stratégie parus en 1997 : Close Com- changer. En effet, la mise en place de stratégie
plus fameuses simulations opérationnelles sur bat - Un pont trop loin (2). Dans ce jeu en par l'ordinateur reste limitée par les routines de
la Seconde Guerre mondiale, la série « V for effet, le joueur se retrouve dans la peau d'un programmation.
Victory » (1), gère entièrement le Un ordinateur ne « crée >> pas et
ravitaillement des unités. Le joueur n'innove pas, il applique des rou-
se contente de déterminer un niveau
La vraie révolution commence tines. Si le programmeur d'un jeu de
de ravitaillement par division et à peine, grâce aux possibilités infinies stratégie parvient à déterminer un
d'allouer éventuellement des ravi- ouvertes par le jeu en réseau très grand nombre de variables et à
taillement à caractère exceptionnel ou sur Internet où l'on affronte implémenter (de l'anglais implement :
(opération aéroportée par exemple), de vrais adversaires habiles et retors action de mettre en route) des rou-
1' ordinateur calcule constamment tines correspondantes, l'intelligence
l'approvisionnement réel des troupes, selon chef de section, à la tête d'une trentaine sera capable d'une certaine initiative, voire de
leur niveau d'engagement, la sécurité des d'hommes et de quelques unités de soutien. surprendre un humain. Malheureusement, dans
lignes de transport, la proximité de l'ennemi, S'il donne des ordres à chaque détachement, le la plupart des jeux, 1' intelligence artificielle
etc. Tout en préservant le réalisme des joueur ne commande plus ses unités comme est médiocre, voire faible, et souvent parce
contraintes d'approvisionnement d'une armée des soldats de plomb. Non, car ici, chaque sol- que les responsables de l'intelligence artifi-
moderne, la machine permet au joueur de se dat est doté de sa volonté propre, et il refusera cielle n'ont pas eux-mêmes déterminé suffi-
consacrer à sa stratégie d'ensemble! d'obéir s'il se considère menacé .... Une route à samment bien les stratégies possibles.
ERRE VIRTUELLE

JAMES BOND DANS


LE CYBERSPACE
L'exemple classique est celui de l'identifica- durée de vie des produits. Maintenant, les
L'informatique, une nouvelle arme de la tion d'une menace : dans la plupart des jeux de jeux de stratégie se dédoublent : d' un côté le
guerre secrète. C'est la nouveauté des combat tactique, les unités contrôlées par jeu complet, utilisable tel quel par un joueur
années 90. Et ça ne fait que commencer. Les l'ordinateur vont évaluer les menaces selon la solitaire, d' un autre côté les « éditeurs »,
nouveaux James Bond ont 20 ans.
proximité, pas selon une estimation relative de inclus obligatoirement et qui permettent aux
Foldingues de l'informatique, petits génies
la valeur des unités ennemies. Exemple, entre joueurs en réseau de créer leurs propres scé-
du numérique, travaillant dans leur chambre,
un canon antichars de 88 mm à 500 rn et un narios pour s'affronter. Un produit comme
ils sont capables de s'introduire dans les
réseaux les mieux protégés pour y déposer
groupe d'hommes à 100 rn, les blindés de Steel Panthers (3), simulation tactique sur la
des virus terrifiants. On se souvient de ce l'ordinateur engageront les soldats, pas le Seconde Guerre mondiale, pennet à des mil-
Kevin Mitnick, qui servit de modèle au film canon pourtant bien plus dangereux. On peut liers de lecteurs dans le monde d' inventer
Wargame. Il finit par tomber après la longue difficilement reprocher dans ce genre de cas à leurs scénarios, en quelques secondes, et de se
traque de Tsitomu Shimomura, autre pirate l'ordinateur de ne pas être intelligent, le pro- défier les uns les autres sur Internet grâce à
informatique contraint de travailler pour la blème vient de la façon dont l'intelligence arti- des dizaines de forums de rencontres d'adver-
NSA. Les nombreux services américains les ficielle a été programmée ! saires. Et de véritables compétitions existent
utilisent. Le Mossad n'est pas en reste. Le Par ailleurs, pour ce qui est d'élaborer une même entre équipes de stratèges amateurs !
BND allemand est, dit-on, très performant.- stratégie d'ensemble, 1' ordinateur peut diffici- En offrant la possibilité de s'affronter
Même la DGSE et la DST françaises s'y lement concevoir des plans sur une zone aussi entre humains tout en préservant la qualité de
intéressent, c'est tout dire ! Depuis le début complexe qu'un champ de bataille. Les ruses simulation dont sont capables les machines, la
des années 90, des centaines de milliers de guerre, les diversions, l'économie ou les nouvelle génération de jeux d'histoire fait la
d'ordinateurs sont reliés entre eux. De concentrations des forces, les regroupements part belle à la stratégie et à la réflexion.
gigantesques bases de données numérisées d'attaque, etc., toutes ces notions sont hors de Aujourd'hui, les émules de Napoléon sont sur
sont échangées et engrangées, qui portée de l'intelligence artificielle. De fait, la Internet, mais les enseignements du maître res-
concernent tout le savoir scientifique, plupart des programmes de jeux de stratégie
technique et commercial mondial. Les
tent toujours autant d'actualité !
ont tendances à « tricher», en accordant des T.M.
services de renseignement se sont branchés
avantages pratiques au camp virtuel : unités Rédacteur en chef du magazine CyberS-
sur les autoroutes de l'informatique,
plus nombreuses ou plus résistantes, crédits tratège, seule revue de jeux informatiques
interceptant les communications, les filtrant
par des recherches automatisées sur des
supplémentaires, capacités spéciales, etc. Une dans le monde à ne traiter que des jeux de
mots clés, décryptant aussi les messages part importante du rôle du joueur contre la stratégie. On y trouve la présentations des
codés. Développés d'abord pour les machine va être de détecter les lacunes straté- dernières nouveautés mais surtout des
services, des search engines (outils giques de celle-ci et de s'en servir. articles d'analyse stratégique et de conseils
logiciels surpuissants) sont maintenant pour devenir un Bonaparte virtuel !
commercialisés. Le point de départ se situe Les émules L'accent est surtout mis sur les jeux à
en 1969 quand Robert Taylor et JCR de Napoléon thème historique, mais sans oublier les jeux
Licklider, employés par l' ARPA, un service de stratégie situés dans des univers fantas-
novateur du Pentagone, créèrent un
sont sur Internet
tiques (bimestriel disponible en kiosque ou
système de transmission dépourvu de
A voir les limites de l'intelligence artifi- chez Histoire et Collections, S, av. de la
centre névralgique pour éviter qu'une
cielle, on pourrait croire que les jeux de stra- République, 75011 Paris. 39 F le numéro).
attaque nucléaire ne prive l'armée
américaine de ses communications, tégie informatiques sont finalement sans inté-
(1) World at War : série de jeux sur les grandes
Arpanet, qui a donné naissance à Internet, le rêt. S'ils ne peuvent effectivement prétendre
batailles de la Seconde Guerre mondiale (Norman-
plus formidable système de communication égaler un humain, ils permettent quand même die, Stalingrad, etc.). Disponible pour Macintosh ou
depuis Gutenberg. Un système qui échappe au joueur « d'essayer» des stratégies et de PC. Éditée en France par Alsyd.
à ses créateurs et sur lequel travaille une passer de bons moments, ce qui est tout de (2) Close Combat - Un pont trop loin : jeu de
bonne part de la matière grise du monde même la finalité d'un jeu ! Mais la vraie révo- combat tactique sur l'opération Market Garden.
entier, pratiquant la cryptographie sauvage lution en matière de jeux de stratégie com- Disponible en français sur Macintosh et PC, édité
pour échapper aux longues oreilles des mence à peine, grâce aux nouvelles possibili- par Microsoft. Close Combat 2, édité par Microsoft,
concurrents commerciaux et des services. tés de jeu en réseau et sur Internet. jeu de combat tactique en temps réel, est d'un réa-
Un casse-tête pour tous les États. En pointe, Aujourd'hui, tous les jeux parus peuvent être lisme stupéfiant.
la surpuissante et très secrète National pratiqués en réseau, soit en réseau « fermé » (3) Steel Panthers 1 et II : jeux de combat tac-
Security Agency (NSA) américaine, un tique sur la Seconde Guerre mondiale et la période
(deux ou trois ordinateurs connectés entre
monde à soi tout seul, que n'aurait pas contemporaine. Édité par SSI, pour PC uniquement.
eux), soit sur Internet. Les joueurs retrouvent
imaginé Orwell. Mais dans ce combat, les D'un abord presque immédiat, Steel Panthers
alors le plaisir d'affronter de vrais adver-
internautes ont toujours une longueur couvre non seulement toute la Seconde Guerre
saires, aussi retors et habiles qu'ils le sont mondiale mais également les conflits contempo-
d'avance. Tout est possible. Wahouuu ! Pour
en savoir plus : Jean Guisnel, Guerres dans eux-mêmes ! Les logiciels traitent toujours rains. A peine quelques minutes suffisent pour
le cyberspace, services secrets et Internet avec autant d'efficacité les aspects « pratiques » manipuler le jeu et se lancer dans la bataille, le pro-
(La Découverte, Paris, 1995). de la guerre mais le débat sur l'intelligence gramme prenant en compte un nombre incroyable
GUY CHAMBARLAC artificielle ne se pose plus. La possibilité de de facteurs, de la météo à la pénétration des obus
jouer entre humains a également transformé la selon la distance !


Pour saluer Ernst Jünger
PAR DOMINIQUE VENNER

1 est mort le mardi 17 février d' une Afrique aventureuse et sauvage.

1
Ernst von Salomon, son cadet de pour s'en servir, mais pour la peser,
1998 avant le petit jour, aux TI est vite déçu et son père parvient à sept ans, jeune combattant des calibrer, analyser et sublimer. » (1)
heures du loup, celles où les le rapatrier au bout de cinq semaines. anciens corps-francs, sortant de pri- Derrière l'ironie pointe la décep-
hommes de première ligne s'équipent Revenu pour peu de temps au collège son après avoir été condamné pour tion du jeune von Salomon qui attend
pour 1' assaut. Peu avant, j'avais reçu (période évoquée dans Le Lance- complicité dans l'assassinat de Rathe- de Jünger une idée politique qui diri-
un dernier message me disant son Pierres, 1973), il y achève ses études nau, le rencontre chez lui à Berlin, en ge ou justifie son action. « Je dus
plaisir à la lecture de notre numéro 24 secondaires avant que ne s'embrase 1929. n habite un quartier ouvrier. reconnaître bientôt que cette exigen-
d'Enquête sur l'histoire consacré à l'Europe durant l'été 1914. Sur le ton de l'humour, les notations ce restait étrangère à la mission de
«L'art de vivre», et me remerciant Il s'engage avec enthousiasme au de von Salomon en disent plus sur la Jünger. » Celui-ci cesse d'ailleurs
pour la publication de son discours de premier jour du conflit et combat personnalité de Jünger que beaucoup toute activité dans la mouvance intel-
Bourgogne devant la confrérie du avec témérité en première ligne, dans d'exégèses. Dans une maison qui sent lectuelle nationale-révolutionnaire en
Tastevin, en 1987. l'infanterie, sur le front de France le chou, la chambre de l'écrivain 1932, année de parution en langue
On pouvait le croire immortel et jusqu'en 1918. Il est blessé quatorze donne sur une voie ferrée. Elle re gor-
sans doute le sera-t-il dans la mémoi- fois, et termine la guerre comme lieu- ge de livres. Sur le bureau, un micro-
re du futur. Ce siècle qu'il a traversé tenant des troupes d'assaut avec au scope, et dans les rayonnages des
de part en part, échappant à ses coll' exceptionnelle décoration frédé- collections de coléoptères et de
souillures, ne sera-t-il pas aussi le ricienne « Pour le Mérite >>. Sous le bizarres masques en bois. Enve-
siècle de Jünger ? Combattant féroce titre Orages d'acier, son père édite en loppé dans une robe de chambre
mais sans haine de la Première Guer- 1920, à compte d'auteur, ses carnets et coiffé d'un béret multicolore,
re mondiale, nationaliste dans sa jeu- de guerre qui le rendent aussitôt Ernst Jünger travaille à la pré-
nesse mais sans céder à l'agressivité, célèbre. Écrit sans aucune intention paration d'un numéro du Vor-
opposant au nazisme mais sans renier littéraire, ce livre révèle d'emblée un marsch, revue des anciens de la
sa patrie, curieux de drogues et écrivain exceptionnel et un tempéra- brigade Ehrhardt : « C'était lui
d'ivresses mais sans y perdre sa liber- ment unique. L'observation précise et qui donnait à la revue son impor- J
té, critique fasciné de la modernité froide d'horreurs qui ne l'atteignent tance par des articles si spirituels
sans s'y laisser engloutir, écrivain pas lui inspirent des réflexions déta- et d'un style si cristallin que nos
prestigieux sans être dupe des arti- chées, fulgurantes ou poétiques. lecteurs, remplis d'un profond res-
fices de la gloire, il fut à la fois enga- A l'époque de la publication de pect, avaient l'impression qu'il était
gé et détaché. ce premier récit, Jünger sert encore déjà bien beau si Ernst Jünger lui-
Au fil d' une vie très longue et comme officier dans la nouvelle même était sûr de les comprendre...
d'une œuvre foisonnante, Jünger a Reichswehr. Il y reste jusqu'à sa J'étais incapable de me débattre
présenté de lui-même des visages démission en 1923. Il fréquente un avec ses livres, poursuit l'auteur des
multiples et déconcertants. Beaucoup moment le milieu des anciens corps- Réprouvés. L'organe magique et
de pages de la maturité, certains jeux francs avec plus d'assiduité qu'on ne l'organe métaphysique me
littéraires d'une gratuité évidente le croit. En 1925, après s'être inscrit à faisaient défaut... Je fus
semblent contredire la figure guerriè- l'université de Leipzig en philosophie donc presque naturelle-
re de sa jeunesse. Pourtant, chaque et en zoologie, il épouse Gretha von ment exclu de la com-
phrase, chaque image est irradiée Jeinsen (« Perpetua >>dans son Jour- munauté qui se forma
d'une clarté qui ne doit rien aux nal) et entreprend une carrière d' écri- autour de lui, ce
lueurs crépusculaires de l'époque. vain et de journaliste indépendant. En groupe de disciples
Des écrits de jeunesse à ceux de la 1927, il s'installe à Berlin avec sa qui semblaient pos-
maturité, l'œuvre dans sa totalité est femme et son fils Ernst, né l'année séder naturelle-
irriguée par un esprit étranger aux précédente. La vie matérielle du ment ce qui me
impostures et que jamais la bassesse couple est fort précaire. Cette pério- faisait si cruel-
n'effleure. de, jusqu'en 1931 , est celle d'un lement défaut ;
Ernst Jünger est né à Heidelberg engagement intense dans les cercles ils s'accrou-
le 29 mars 1895. Son frère cadet, Frie- intellectuels de la droite révolution- pissaient aux pieds
drich Georg, écrivain, poète et philo- naire (Konservative Revolution). Il du maître et
sophe, sera toujours son confident et collabore à plusieurs revues, Stan- fixaient d'un œil
le complice de ses chasses subtiles. darte , Arminius, Der Vormarsch, fasciné la pierre
En 1913, à dix-huit ans, il fuit la mai- Widerstand et confiera plus tard qu'il philosophale qu'il
son paternelle pour s'engager dans la est redevable de son nationalisme à tenait entre les
Légion étrangère, attiré par le mythe l'influence de Maurice Barrès. mains, non pas
SALUER ERNST JUNGER

UNE BffiLIOGRAPHIE
l'œuvre de Jünger a fait l'objet de Aux éditions de la Table Ronde : Voyage
nombreuses rééditions ces dix dernières atlantique(1993), La Paix(1992) et
années. En voici les principaux titres : Approches, drogues et ivresse(1974).
Aux éditions Christian Bourgois : La Aux éditions Julliard : Exposition (1993),
Guerre comme expérience {1997), Passage et Journaux de guerre (1990).
de la ligne {1997), Type, nom, figure {1996), Aux éditions Viviane Hamy : Lieutenant
Les Ciseaux {1995), L'Auteur et l'Écriture Sturm (1990).
(deux volumes, 1995), Le Traité du rebelle Alain de Benoist vient de consacrer à
(1995), Orages d'acier (1995), Premier et Ernst Jünger une bio-bibliographie qui
Second journal parisied(1995), Sens et permet de suivre pas à pas,
Signification (1995), Le Nœud gordien (1995), chronologiquement, la progression et
Visite à Gondenholm (1995), Le Travailleur l'évolution minutieuse de l'œuvre,
(1994). parallèlement à la vie de son mystérieux
Aux éditions Gallimard : les trois tomes auteur. On y trouve également une
de son Journal publiés en 1984, 1985 et bibliographie complète des divers travaux en
1996, Le Cœur aventureux (1995), Le Mur du langue française, des principaux articles de
temps(1994), L'État universel(1990), Sous le presse, des émissions radio et des films
signe de Halley (1989), et Sur les falaises de consacrés à l'auteur des Orages d'acier.
marbre (1979). Alain de Benoist, Ernst Jünger, une bio- lA couverture du n° 20 d'Enquête sur l'histoire sur
Aux éditions Grasset : Le Contemplateur bibliographie, Guy Trédaniel. 186 pages, cahier l'Allemagne. Dans ce numéro, trois études sont consa-
solitaire (1992), et Rivarol (1974). photos, 120 F. crées à l'écrivain allemand sous les signatures d'Isabelle
Rozet, Pie"e Wanghen et Charles Vaugeois.

allemande du Travailleur (Der Arbei- inquiété. Il se retire dans une fermette de dénazification et se voit interdire tique et son œuvre parfois difficile.
ter). à Kirchdorf, tandis que son fils Ernst, le droit de publier jusqu'en 1949. Plu- L'engouement pour cet Allemand fré-
Aiors que ce livre peut appa- emprisonné quelques temps comme sieurs de ses écrits paraissent alors à quentable, hautement cultivé, ami
raître, par certains côtés, comme une opposant au régime, est tué au com- l'étranger, notamment en Suisse. Il déclaré de la France et de sa littératu-
anticipation au national-socialisme, bat le 29 novembre dans les carrières rencontre Heidegger, se livre à des re, traduit sans doute un retour à 1' état
Ernst Jünger marque fermement ses de marbre de Carrare. Épisode que Je expériences avec le LSD et prépare la de sympathie mutuelle qui était de
distances avec Je parti nazi et son Journal évoque avec une sobriété publication de son roman Héliopolis. règle avant la catastrophe de 1870
chef, refusant toutes les avances et se poignante. En 1950, il s'installe en Souabe à entre ces proches cousins que sont les
tenant dans une sorte d'exil intérieur Comme beaucoup d'autres écrits, Wilflingen dans une dépendance du Gaulois et les Germains. En Jünger
peu après la prise du pouvoir des certaines notations du Journal souli- château des Stauffenberg et entre- s'incarne aussi un archétype européen
nazis en 1933. Son roman symboliste gnent un étrange détachement devant prend une nouvelle carrière d' écri- aujourd'hui disparu, dont notre
Sur les falaises de marbre, publié en l'horreur ou la souffrance. Non que vain entrecoupée de nombreux époque conserve l'inconsciente nos-
1940, sera apprécié comme une cri- J'écrivain ignore la compassion, mais voyages. Pendant dix ans, avec son talgie. Que l'un des plus grands écri-
tique voilée du régime. Pourtant, res- celle-ci semble venir de la raison plus ami Mircea Eliade, il dirige la revue . vains de ce temps ait été aussi un
pectant le soldat héroïque de la Gran- que du sentiment. Ce qu'on lit par Antaios et publie de nombreux livres : jeune officier des troupes d'assaut qui
de Guerre et l'écrivain nationaliste, exemple à la date du 14 mars 1945, Le Traité du rebelle (1951) qui rompt jadis chanta La Guerre notre mère,
Hitler le protège contre toute persécu- alors que l'Allemagne meurt sous les quelque peu avec le détachement voilà une rareté qui porte en elle
tion. bombes,, laisse pantois. La sérénité affiché des Falaises de marbre, Le l'unité de natures arbitrairement
Mobilisé avec le grade de capi- d'impressions liées au monde végétal Nœud gordien (1953) qui propose opposées. Chez cet homme singulier,
taine au début de 1939, Jünger parti- semble effacer la tragédie des une profonde méditation sur le destin curieux de tous les plaisirs et de tous
cipe à la campagne de France. Il tient hommes : « Courrier important. européen, et encore Eumeswil (1977) les mystères, la culture n'avait pas
un Journal de Guerre qui deviendra Friedrich Georg [son frère] m'apaise qui oppose la figure de l'arnaque aux altéré la vigueur des sens ni du carac-
l'une de ses œuvres majeures. La pre- par une série de ses lettres réconfor- tentations de l'action ou de la révol- tère. En lui, s'accomplissait la récon-
mière partie, publiée en langue fran- tantes, bien qu'il m'apprenne te. Bien d'autres ouvrages suivront. ciliation du poète et du guerrier, de la
çaise en 1942 sous le titre Jardins et qu'Uberlingen a été bombardé : des On retiendra qu'en 1984, à Verdun, spiritualité et de l'action, couples
Routes, est aussitôt saluée par la cri- hommes ont été tués et des maisons l'écrivain participa aux côtés du antiques que la dualité des siècles
tique parisienne. De 1941 à 1944, il détruites ... » A la phrase suivante, il chancelier Kohl et du président Mit- chrétiens avait séparés.
sert à l'état-major des troupes d' occy- s'évade comme vers un autre monde, terrand à la cérémonie de réconcilia- D.V.
pation à Paris, avec une interruption aidé par les commentaires de son tion entre les deux nations et à Dominique Venner a consacré de
durant l'hiver 42-43 pour une affecta- frère : « L'air était embaumé de l'hommage aux morts des deux nombreuses pages à Ernst Jünger dans
tion de quelques mois sur le front l'odeur des cyprès, des thuyas, des guerres. son livre Histoire d'un fascisme alle-
russe. Son long séjour parisien est sapins et d'autres conifères, dont les Guerrier apaisé, sage nullement mand, les Corps-Francs du Baltikum
l'occasion de rencontres suivies avec branches et les aiguilles avaient été désabusé, réaccordé aux forces de la (Pygmalion, 1996). Il a rédigé nne étude
sur les engagements de jeunesse de
les nombreux écrivains que Florence fauchées et écrasées par les terre, immergé dans le courant des
1'écriviùn allemand à paraître dans un
Gould réunit dans la paix de son éclats ... » eaux profondes, il offre une figure Dossier H, consacré à Ernst Jünger.
salon. Une proximité intellectuelle Après la défaite allemande de unique dont Je passé dangereusement
certaine avec les conjurés du 20 1945, et malgré son désaveu constant assumé gage et authentifie la parole. (l) Ernst von Salomon, Le Question-
juillet 1944 vaut à Jünger d'être peu du nazisme, Jünger est suspecté. Il De là vient l'étrange fascination naire, traduction française. Gallimard,
après démobilisé sans être autrement refuse de répondre au questionnaire exercée par son personnage hiéra- Paris, 1953.
LIVR

Autour de dominicain italien, son idéal de


la Méditerranée
par Fe rnand Braude l
Disparu en 1985, le grand
historien n'était pas un spécialiste de
l'Antiquité mais il était un amoureux
Livres restauration de l'Église par la
purification, heurtaient bien sûr un
pape qui se caractérisait avant tout
par ses mœurs dissolues. Mais les
prédications aux accents
prophétiques de Jérôme Savonarole
de la Méditerranée à laquelle il avait ne laissaient pas d'inquiéter Rome
consacré son doctorat d'État. En par l'ascendant qu'elles exerçaient
1968, Albert Skira, l'éditeur suisse, sur le peuple de Florence. Marina
persuada Braudel d'écrire, à
Marietti, tout en retraçant la vie de
l'intention du grand public, une
Savonarole jusqu'à son supplice,
collection d'albums sur la
tente d'expliquer comment la figure
Méditerranée. Ce texte, resté inédit,
du religieux fascine encore de nos
a été complété à la lumière des
jours. « Ses vertus et sa renommée
nouvelles découvertes
étaient plus hautes que les flammes
archéologiques par le préhistorien
du bûcher qui l'ontfait périr », avait
Jean Guilaine et l' antiquisant Pierre
religieux, représentations religieuses, nouveaux à tous ceux qui déjà écrit déjà Lacordaire en son
Roui! lard sous forme de notes en bas
comportement) tout ce que 1'on sait s'intéressent au passé romain. Il temps.
de page. Elles ne cassent pas le
de la plus vieille religion connue. aborde en effet des aspects souvent PUF, Que sais-je ? no3295, 128 pages, 42 F.
mouvement de l'écriture de Braudel
Une connaissance rendue possible méconnus de la crise du III' siècle. M. M.
mais complètent son information. Le
résultat est somptueux : une fresque grâce à la découverte de l'écriture, On retiendra notamment les études
vers 3200. Elle permet en effet de novatrices qui ont été consacrées par Saint-Simon ou
vibrante, chaleureuse qui de la
Préhistoire à l'accomplissement de la connaître des dieux, une mythologie Catherine Wolff au brigandage dans le sy s tème de la Cour
conquête romaine, rend à la du monde, des récits (dont L'Épopée l'Orient romain, par Yann Le Bohec par Emmanue l Le Roy
Méditerranée son épaisseur de Gilgamesh), des temples, un culte aux mentalités collectives, et par Ladurie avec la collaboration
historique, ses couleurs, ses paysages qui distinguent cette religion du Catherine Salles au culte de Sol de Je an-Fran çois Fito u
et ses hommes. sentiment religieux que l'on perçoit invictus. Elles permettent de mieux
Devenue au XIX' siècle l' une des
De Fallois. 535 pages, 150 F. dans les peuples sans écriture. A saisir la mutation du III' siècle et la
sources majeures de l'histoire des
F. V. compléter par Mésopotamie, relative << renaissance >> du IV', selon
dernières décennies du règne de
l'écriture, la raison et les dieux une vision aujourd'hui bien admise,
Louis XIV et de la Régence, les
La plus vieille religion : (Folio-Histoire, no 81). mais qui tranche avec celle d' une
Mémoires et leur auteur ont déjà été
en Mésopotamie Gallimard, coll. Folio·Histoire, n' 82. décadence irréversible engagée à
443 pages, 58 F.
l'objet d'excellents travaux,
par Je an Bottéro partir des Sévères.
F.V. notamment ceux de Georges Poisson
Éditions du Temps. 352 pages, 135 F.
Il s'agit de la réécriture, avec de Ph. C. et d'Yves Coirault (ce dernier étant
nombreux compléments, de La L~Empire romain de le maître d'œuvre des volumes de
Religion babylonienne, un des la mort de Commode l'édition de la Pléiade, qui a succédé
Savonarole
premiers essais (il date de 1952) du au concile de Nicée à celle, classique, de Boislisle).
par Marina Marie tti
grand assyriologue catholique. L'ouvrage d'Emmanuel Le Roy
Ouvrage collec tif dirigé
Évitant toute érudition, vite Il y a cinq cents ans, le 23 mai Ladurie n'a pas pour vocation
par Yann Le Bohec
désespérante pour ces millénaires, 1498, Savonarole était conduit au d'apporter du nouveau sur la
Bottéro présente de façon claire et Destiné aux agrégatifs, cet bûcher pour hérésie. biographie de Saint-Simon ou sur
méthodique (sources, sentiments ouvrage ouvrira des horizons L'intransigeance morale du l'analyse littéraire de son œuvre. Il

Latiniste, archéologue, photographe, créateur Les Voies romaines s'adapter aux conditions locales pour construire et
de revue, homme de terrain autant que de par Raymond Che valie r entretenir un réseau étendu, solide, vivant, qui
bibliothèque, éveilleur d'esprit et défricheur de l'absence d'un index géographique, on ne voit marque le paysage jusqu'à nos jours. Avec de
domaines mal explorés par l'historien, Raymond quoi lui reprocher. surprenants travaux d'art : levées, tunnels, ponts
Chevalier, maintenant à la retraite, n'a pas eu la Après avoir souligné 1' existence de pistes (1 560 ponts attestés dont un sur le Danube qui
place qu'il méritait dans sa carrière universitaire. préromaines de l'Écosse au Fayoum, l'auteur dépasse les 2 400 mètres de long). A partir de la
Cet ouvrage sur les voies romaines n'est pas la montre comment les Romains ont repris ces tracés route se dessine le cadastre, s'implante un réseau
simple reprise de l'étude parue en 1972 (Armand antérieurs, les ont équipés et les ont raccordés par urbain, se développent religions et épidémies,
Colin). Non seulement la documentation s'est des routes nouvelles mieux adaptées aux besoins et commerce et échanges culturels, s'installent une
considérablement enrichie depuis une trentaine aux nécessités du temps et de leur puissance. Au poste impériale, des villages routiers, des contrôles
d'années, en partie d'ailleurs grâce à l'activité de total, plus de 120 000 km de voies romaines douaniers, s'élaborent cartes, itinéraires et
Raymond Chevalier lui-même, mais les moyens importantes, le plus souvent rectilignes, ont été stratégies. Incontestablement existe une vie de la
d'investigation se sont profondément modifiés repérées dans tout l'Empire et plus de 4 000 bornes route avec ses caractéristiques propres que l'auteur
avec le développement de la photographie milliaires nous sont parvenues. De la simple rue évoque à partir de nombreux exemples. De quoi
aérienne et de la télédétection et celui du calcul d'un village à la grande voie stratégique, de celle justifier amplement l'assertion de Chevalier : « On
électronique pour l'étude du bornage des routes. qui longe la mer à celle qui tranche une montagne, peut refaire l'histoire d'un pays d'après celle de
Aussi, malgré un titre identique, est-ce un livre de celle qui traverse les marais à celle qui découpe ses routes. »
nouveau, rigoureux, précis et concret, une forêt, Raymond Chevalier les présente toutes. Picard. 343 pages, 260 illustrations, 350 F jusqu'au 31
copieusement et intelligemment illustré, que Aucune monotonie : si la largeur des routes est mars, 400 F ensuite.
propose Raymond Chevalier. En dehors de fixée par des règlements administratifs, Rome a su FRÉDÉRIC VALLOIRE

Il
cherche en revanche à dégager, dans C'est l'amour de la liberté qui m'a Les Officiers français de des leurs exercer des
le monde foisonnant que constitue la conduit à la royauté. » Ces paroles recruteDtent interne de commandements de tout premier
cour louis-quatorzienne, les règles que Jacques Trémolet de Villers 1875 à nos jours plan, à commencer par le général
qui commandent cette société si place dans la bouche de Pierre- Ouvrage collec tif r é alisé par Bigeard. Après l' histoire de ce corps
particulière, organisée autour de la Antoine Berryer, peignent un la r e vue L 'É1mule tte d'officiers, les auteurs ont rassemblé
personne sacralisée du monarque. personnage demeuré au long de sa les biographies de près de deux cents
Les portraits que nous brosse vie d'une exemplaire fidélité sans Les mutations en cours au sein de ces chefs, parmi lesquels on
1' auteur et la chronique des années servilité : dès la Restauration, des armées ont naturellement conduit retiendra, à titre d'exemples, des
de la Régence pourraient garantir à Berryer, avocat et parlementaire, sut les auteurs de ce gros ouvrage à se coloniaux comme Binger, Marchand,
eux seuls l'intérêt de ce livre, écrit prendre le risque de déplaire, en pencher sur ces officiers << sortis du Largeau ou le lieutenant Ernest
par l' un de nos meilleurs spécialistes défendant par exemple le maréchal rang >> qui, trop souvent oubliés au Psichari, un aviateur comme le
de la France d'Ancien Régime, mais Ney en 1815, puis en servant les profit des saint-cyriens de l'École général Vuillemin, les combattants
ce sont surtout les premiers Bourbons dans 1'adversité, de la spéciale militaire, n'en ont pas moins de 1939-1945 que furent Koenig et
chapitres, consacrés à une approche duchesse de Berry au comte de joué un rôle déterminant dans Gandoet ou Vanuxem, les paras
anthropologique inspirée des travaux Chambord. Qui pouvait mieux 1' appareil militaire au cours des deux comme Trinquier, Jeanpierre,
de Louis Dumont qui apparaissent peindre l'itinéraire de cet avocat, derniers siècles. Très nombreux dans Zirnheld, Barrès ou Cabiro, enfin le
tout à fait novateurs. Outre cette les corps de troupe dont ils ont commandant Pierre Galopin,
<< politiquement incorrect >> avant
interprétation << ho liste >> de la Cour, souvent constitué l'ossature, mais assassiné au Tchad en 1974 ...
l'heure, qu'un talentueux avocat
fondée sur une étude rigoureuse de la moins bien représentés dans Éditions Lavauzelle. Nombreuses
volontiers incorrect politiquement ? illustrations et photos en couleur. Album
hiérarchie, des rangs, du souci de la l'enseignement militaire supérieur et
Éditions Dominique Martin Morin, relié 21 x 28,2 de 400 pages, 290 F.
pureté du sang, l'ouvrage vaut 348 pages, 148 F. au sommet de la hiérarchie, ces
également par la critique qu'il Ph.C.
A.Br. officiers ont cependant vu certains
présente des travaux de l'Américain
Daniel Gordon et des études Auguste Mariette
réalisées jadis par Norbert Elias sur Histoire de la Reconquista L~Égypte ancienne
La Société de cour. par Philippe Conrad sauvée des sables
Fayard. 635 pages, 35 illustrations par Gilles Lambert
hors texte en couleur, 160 F. Petit par le format, comme tous les Que sais-je?, voici un grand livre.
Ph.C. TI comble un vide. L'histoire de la conquête de l'Espagne par les Arabes et Cette biographie de l'un des pères
les Maures, puis celle de la longue reconquête européenne et chrétienne, fondateurs de 1' archéologie
Le RoDtan noir de la n'avait jamais fait l'objet d'un ouvrage d'ensemble en langue française. égyptienne vient évidemment au bon
Professeur d'histoire, auteur de nombreux livres, excellent connaisseur de moment pour le bicentenaire de
Révolution française
l'Espagne, Philippe Conrad réussit le tour de force de condenser sans l'expédition de Bonaparte en Égypte,
Romans à thèmes. La collection jamais ennuyer les neuf siècles de la Reconquista et d'en dégager les et le début d'une longue relation
Éditions complexe de Nathan, qui temps forts, comme les enseignements généraux. Neuf siècles, car l'auteur entre la France et ce pays. C'est une
rappelle par la présentation poursuit son examen au-delà de la reconquête de Grenade par les Rois aventure assez extraordinaire que
-couverture souple et papier bible- catholiques (1492) jusqu'à l'expulsion des Maurisques décidée par l'auteur met en scène puisque
la fameuse collection Bouquins, Philippe II en 1609. Tout avait commencé, on le sait, en 711 par l'intrusion Mariette, professeur de lettres à
rassemble sous le titre Le Roman via Gibraltar (Djebel al-Tariq) d'un petit corps expéditionnaire musulman, Boulogne-sur-Mer, va réaliser son
noir de la Révolution quelques-uns en partie arabe. Sans rencontrer d'opposition sérieuse, bénéficiant même rêve en allant s'installer sur les bords
des meilleurs textes livrés sur ce de multiples complicités, profitant de la décadence et de la division du du Nil pour y multiplier les chantiers
thème par les meilleurs auteurs : royaume wisigothique, la conquête se développe si bien que les de fouilles, servir d'agent de
L'Émigré de Sénac, de Meilhan, Les envahisseurs franchissent les Pyrénées et poussent des incursions loin en renseignements à Napoléon III,
Chouans, de Balzac, Le Chevalier terre franque jusqu'au coup d'arrêt de Charles Martel à Poitiers en 732. fonder le musée du Caire et préparer
des Touches, de Barbey d' Aurevilly, Entre-temps, les montagnards des Asturies combattant autour de Pélage, la construction du canal de Suez, tout
Sous la hache, d'Blémir Bourges et remportent une première victoire à Covadonga, le 28 mai 722. Petite en faisant face à 1'hostilité déclarée
Les Dieux ont soif, d'Anatole France. bataille, vouée à devenir symboliquement le début d' une Reconquista qui des représentants de Sa Gracieuse
Qu 'en dire de plus en quelques ne trouvera son nom qu'une fois la tâche accomplie, au XVI' siècle. Majesté britannique. Une existence
lignes, sinon que la figure de Elle s'effectue sans aucun plan initial, sur trois grandes périodes. La exceptionnelle, dont le récit se lit
Marche-à-terre, personnage haut en première s'étend du Vill' au XI' siècle, l'Espagne est écrasée par la comme on dévore un roman.
couleurs des Chouans, vaut à elle supériorité de l'envahisseur. Ne subsistent que des îlots de résistance dans Lattès. 316 pages, 129 F.
seule la lecture. les montagnes du Nord. La seconde, faite d'incertitudes, va de la Ph.C.
Éditions Nathan, Complexe, 1 289 pages, reconquête de Tolède (1085) à la bataille de Las Novas de Tolosa (1214)
149 F. qui ouvre la troisième, celle de la véritable reconquête achevée en 1492. Lettres à Joseph
A.Br. Philippe Conrad n'élude aucune des questions posées par son sujet. de Maistre
Rapports entre occupants musulmans et populations chrétiennes qui leur par Louis d e Bonald
Aux Dtarches du palais : sont soumises (un bétail fiscal qui parfois se révolte). Culture arabo-
Pierre-Antoine Après avoir publié une
islamique de 1'Al-Andalous. Rôle du pèlerinage de Compostelle, cordon
Berryer~ avocat intéressante biographie de Louis de
ombilical entre 1'Espagne du nord et le reste de la chrétienté qui ne cessera
pa r Jacques Tré mole t d e Bonald, théoricien de la contre-
d'envoyer des combattants. Formation d'une société médiévale spécifique
Ville r s révolution (Clovis, 1997) et La vraie
(hidalguia), composée d'hommes libre en armes, pratiquant une guérilla
Révolution, Réponse à madame de
incessante sur la frontière. Enfin, et ce n'est pas le moins surprenant, une
<< La première fois que j'ai Staël (Clovis, 1997) de Bonald lui-
fois la victoire acquise, Grenade libérée, malgré tous les efforts des rois
entendu parler des Bourbons, j'avais même, Michel Toda poursuit sa
catholiques, l'assimilation des Mau risques se révèle impossible. Après
vingt-deux ans, j 'étais avocat, et campagne bonaldienne en présentant
huit siècles de cohabitation forcée, la greffe n'a pas pris.
l'empereur le plus glorieux que nous avec introduction et notes à 1' appui
PUF, Que sais-je? n• 3287, cartes, photos, 128 pages, 42 F.
ayons jamais connu présidait encore DOMINIQUE VENNER ces Lettres à Joseph de Maistre. Nés
aux destinées de mon pays. [... ] à un an d'intervalle, Bonald et

Il
LIVRE

Maistre ne se rencontrèrent jamais. (Montherlant sans masque, Robert Soljenitsyne. Fictif, oui, puisqu 'il précédents. Avec un grand luxe de
Leur correspondance témoigne en Laffont), livre ici, sans jamais s'agit d' un roman. Mais si proche de faits, de rappels et de documents, le
revanche d'une convergence négliger la chronique historique, une l'histoire véritable qu' il en mérite à général Le Groignec souligne que
intellectuelle presque totale touchant passionnante biographie politique de peine le nom. Pourtant, le découpage 1'ancienne aversion du Maréchal
aussi bien le rejet de 1789 que des l'auteur de Jean-Christophe. est celui d'une sorte d'énorme pour « le Boche >> le cède peu à peu
prémices doctrinaux d'ordre plus Bartillat. 380 pages, 145 F. feuilleton coupé de rebondissements au respect et parfois même au désir
général. Un peu avant sa mort, M. M. qui relancent à tout instant 1'attention de réconciliation. En témoignent
Joseph de Maistre, dont l'œuvre du lecteur. On songe au Victor Hugo notamment ses paroles au maréchal
reste pour l'instant la plus connue La Roue rouge, des Misérables, dont l'écrivain russe von Rundstedt, en mai 1944, alors
parmi les contre-révolutionnaires, Mars 1917 partage le souffle et 1'optimisme, que la défaite allemande lui semble
n'écrivait-il pas :« Je n'ai rien pensé par Alexandre Soljenitsyne malgré l' horreur de l'époque. Et inéluctable : « Je ne voudrais pas
que vous ne l'ayez écrit; je n'ai rien c'est bien ce qu'il y a d'unique dans mourir avant d'avoir vu la
Une histoire géante racontée par réconciliation de nos deux peuples ».
écrit que vous ne l'ayez pensé. » Les ce livre, écrit après 1' effondrement
un géant. Voici donc le troisième Le livre comporte en annexe une
lettres qu'adresse Bonald à Maistre du système né de la révolution. Un
<< nœud >> de cette Roue rouge qui Lettre ouverte sur la France,
permettent d'affirmer la réciproque. effondrement auquel l'écrivain prit à
commence en 1914. Il couvre une adressée à Elie Wiesel qui est un
On lira aussi avec intérêt un article lui seul une part plus grande
semaine, du vendredi 16 au jeudi 22
de Bonald De la chrétienté et du qu'aucune autre force dans le modèle de dignité.
mars 1917. Une semaine qui s'ouvre Nouvelles Éditions Latines. 460 pages, 150 F.
christianisme qui met en rapport la monde.
sur l'abdication de Nicolas II et M. M.
religion catholique avec l'islam. Fayard, 789 pages, 250 F.
Éditions Clovis. 208 pages, 98 F.
s'achève par son internement à D.V.
A.G.-J. Tsarkoié Selo. La désagrégation de La Bataille
la Russie impériale avait débuté bien Pétain et les Allemands de l'Atlantique
Le désastre de l'Europe, avant, mais ce coup J'accélère, par le général Jacques par Plùlippe Masson
1914-1918- Guerre et renversant la dernière digue avant Le Croignec
que tout ne bascule dans un torrent Grand spécialiste de 1' histoire
paix autour de Romain
de folie et de sang. L'abdication, la Troisième volume consacré au militaire et navale de notre siècle,
Rolland
désagrégation de l'armée, la montée maréchal Pétain dans l'intention Philippe Masson nous propose un
par Pierre Sipl"Ïot
du soviet de Petrograd, sont les trois avouée de défendre sa mémoire, album consacré à La Bataille de
Né quatre ans avant la débâcle de axes du prodigieux reportage mais sans esprit de polémique, ce l'Atlantique, cet épisode décisif de la
Sedan, mort en 1944, Romain historique et fictif proposé par livre est le complément logique des Seconde Guerre mondiale qui vit les
Rolland a tout au long de sa vie été U-boote allemands livrer un combat
hanté par la nécessité de la sans merci aux marines alliées. Au
Lettres, notes et earnets, 1924-1970 prix de très lourdes pertes, les sous-
réconciliation franco-allemande.
Jean-Christophe, son vaste
par Charles de Gaulle mariniers allemands ont alors fait
« Bildungsroman » pour lequel il Ce volume termine semble-t-il définitivement la série des Lettres, notes courir un péril mortel aux
allait recevoir en 1916, en plein et carnets rédigés par Charles de Gaulle au cours de sa tumultueuse Britanniques et certains de leurs
conflit mondial, le Prix Nobel, ne existence. Autrement dit des textes d'un intérêt variable suivant le sujet, le chefs comme Prien ou Kretschmer
racontait-il pas déjà la vie d' un destinataire, entre la haute politique et les banalités. Sept pages de haute comptent parmi les figures
musicien allemand venu en France voltige diplomatique destinées au président Roosevelt précèdent ainsi, à légendaires du second conflit
écrire un œuvre « grande par le vingt-huit ans de distance, quelques lignes insignifiantes à René Piot, mondial mais, malgré tous les
cœur >> ? Romain Rolland avait en cultivateur, sur un enlèvement de haies à Colombey-les-Deux-Eglises. La sacrifices consentis, ils ne pouvaient
tout cas été très tôt convaincu que dévotion autorise de tels rapprochements. l'emporter contre les armadas que les
« la paix est la meilleure des choses Avec Jacques Laurent et Jean-François Revel, quelques adversaires Alliés étaient en mesure d'engager
que la nature ait accordées à politiques, bons écrivains eux-mêmes, contestèrent parfois le style du après 1'entrée en guerre américaine.
l'homme », et il déploiera des efforts Général. La lecture toujours passionnante des Mémoires de Guerre prouve Engagée sur tous les fronts,
considérables pour la sauvegarder. quand même qu'il savait parfois rudement bien tourner ses phrases. La l'Allemagne n'a peut-être pas donné
piété familiale ne transmet malheureusement pas à son fùs Philippe les une priorité suffisante à cette bataille
En 1914, la déclaration de guerre
mêmes dispositions en partage. Son avant-propos de présentation débute dont l'issue était décisive pour la
l'avait surpris en Suisse. Il décida
ainsi par un charabia regrettable : « Ce livre[ ... ] couvre toute la période de poursuite de l'effort de guerre
d'attendre là la fin des hostilités, et la vie du général de Gaulle qui va de sa naissance (1890) à sa mort
de se situer Au-dessus de la mêlée, britannique. Avec sa riche
(1970), période déjà traitée» etc. Non, Amiral ! Selon votre dictionnaire, iconographie et ses nombreuses
comme allait le proclamer le titre une<< période >> n'estjamais qu'un moment d'un tout. Elle n'englobe pas
d'un de ses livres. Idéaliste, il tentera annexes techniques, l'album de
une existence entière. Qu' une librairie porteuse d'un des plus illustres
de réunir, à la grande indignation des Philippe Masson constitue une
noms de l'édition française laisse passer une pareille bourde ne consternera
intellectuels bellicistes (de droite sans doute pas son directeur. excellente introduction à l'étude de
comme de gauche), une sorte Quelques-uns de ces messages fort inégaux retiennent cependant cet aspect trop souvent oublié
d' « Internationale pacifiste >>, qui 1' attention. Par exemple, une lettre à Joséphine Baker, Noire américaine aujourd'hui du gigantesque conflit,
regroupait tous ceux pour qui la paix devenue une danseuse très déshabillée dans le Paris de 1930, avant de une vingtaine d'années après la
représentait avant tout un art de rejoindre crânement la France libre. L'homme du 18-Juin lui adresse en publication de l'ouvrage classique de
vivre : Hermann Hesse, Stefan 1946 ses hommages les plus respectueux, avec ceux de sa femme, en Léonce Peillard.
monarque indifférent aux fariboles quand 1'affection le tourne vers la fidèle Tallandier. 240 pages, nombreuses photos,
Zweig, Stravinski ... En mars 1917,
sujette qu'il considère aussi comme un compagnon d'armes. Le texte très 199 F.
Lénine, rentrant en Russie, avait Ph.C.
cherché à entraîner Romain Rolland habile destiné à vaincre les préventions de Roosevelt contre le gaullisme
qui refusa. Plus tard, il se laissera pourrait servir à l'instruction des diplomates par son art prodigieux de
l'insinuation persuasive. Il se confirme qu'au terme de sa lutte contre Le Soldat oublié
cependant circonvenir par les sirènes par Guy Sajer
Vichy, le grand rebelle ne l'a pas emporté tout à fait par hasard.
soviétiques. Pierre Sipriot, à qui nous
Plon. 496 pages, 119 F.
devons déjà une monumentale
biographie d'Henri de Montherlant L_ GILBERT COMTE Paru il y a trente ans aux éditions
Robert Laffont, le récit de Guy Sajer

Il
TOUT EN QUELQUES LIGNES

Récits inédits de la Guerre de Histoire de la franc-maçonnerie Paris occupé, juin 1940-août Chevallier et Je laïc Jérôme
Troie, traduits et commentés par au XIX' siècle, par André Combes, 1944, par Claude Giasone (Jacques Carcopino. Quant au troisième,
Gérard Fry (Belles Lettres, 1998, tome I (Le Rocher, 1998, 454 pages, Grancher, 1997, 176 pages, 195 F). Abel Bonnard, qui n'avait aucune
250 pages, index, 130 F). Pour la 185 F). Agrégé d'histoire, ayant lui- Collectionneur infatigable, l'auteur a aptitude administrative, mais ne
première fois traduites en français, même assumé des responsabilités au réuni dans cet album passionnant manquait pas d'idées, on reste sur sa
trois versions tardives de la guerre Grand Orient de France, André d'innombrables photos et documents faim. Un tableau d'ensemble
de Troie, transmises par les Grecs et Combes était bien placé pour inconnus ou inédits, montrant les montrant que le milieu des
adaptées par trois auteurs latins. retracer les querelles qui ont opposé aspects inattendus, cocasses ou enseignants fut pour le moins
L'interprétation romaine d'Homère, les obédiences françaises dès la saisissants del ' occupation de Paris. attentiste.
notamment dans le texte de Baedius chute de Napoléon, et pour décrire Se gardant de commentaires trop L'Université libérée.
Italicus (l" siècle), auteur de leurs interventions dans la vie appuyés, il laisse Je lecteur tirer lui- L'Université épurée (1943-1947),
l'IIi ade latine, qui résume en un culturelle et politique jusqu'à même les conclusions. Parmi les par Claude Singer (Belles Lettres,
millier de vers ce qui nous est Napoléon Ill. Un tableau flatteur. photos qui donnent à réfléchir, celle
1997, 350 pages, index, 150 F).
parvenu du poème originel. d'un défilé de chars sur les Champs-
Le Livre des 4 saisons, par Malgré l'épuration, la Libération n'a
Indispensable dans une bibliothèque Elysées, en juillet 1941 : beaucoup
Xavier Cheneseau (Jacques pas introduit de rupture profonde
homérique. de spectateurs intéressés, mais aussi
Grancher, 1997, 293 pages, 139 F). dans l'enseignement supérieur. Pour
quelques passants qui se détoument
Molière, par Roger Duchêne Intéressant guide des traditions en juger, il manque évidemment une
ostensiblement.
(Fayard, 1998, 790 pages, index, populaires nées des terroirs et des étude sérieuse sur les réformes
siècles les plus anciens, antérieurs Quand les Alliés bombardaient (parfois contradictoires) introduites
180 F). Les dévots qui étaient ses
souvent à la christianisation, et qui la France, 1940-1945, par Eddy par les différents ministres de Vichy.
ennemis ont forgé sa légende noire.
ont laissé des traces vigoureuses Florentin (Perrin, 1997, 470 pages, L'auteur souligne que l'Université,
Ses amis ont tissé sa légende dorée.
dans toutes les régions. Un recueil cahier photos, 148 F). Près de sauf exceptions individuelles, s'est
Molière, qui a tant écrit, n'a pas
de dictons, de conseils de jardinage 600 000 tonnes de bombes (22 % du peu engagée en faveur de la
laissé un mot de confidence sur ses tonnage total déversé sur l'Europe,
et de recettes de cuisines liées, elles Collaboration ou de la Résistance. Il
sentiments et sa vie privée que l'on Allemagne comprise), 1 600
aussi, aux saisons. Pour rêver d'un montre aussi des bifurcations
sait agitée. Aux légendes, Roger localités touchées et parfois inattendues. Ainsi ce Pierre Velut,
Duchêne s'attache à substituer temps passé qui peut revenir.
détruites, tel est le bilan assez proche de Déat, qui, après avoir
l'histoire, par l'étude systématique 1940, tel que je l'ai vécu, par effrayant et peu connu des voulu s'engager en 1943 dans la
des documents. Une biographie Michel Junot (France-Empire, 247 bombardements anglo-américains Waffen SS, participera en 1944 aux
exhaustive. pages, 110 F). En 1940, Michel sur la France, qui ont fait plus de combats de la libération de Paris.
Junot a 22 ans. U se destine à une 67 000 morts dans la population
Bonaparte en Égypte, par Écrivains de France, XX' siècle,
carrière préfectorale qui, après un civile, prise en otage. Ancien
Jacques Bainville (Balland, Le par Michel Mourlet (Valmonde-
crochet par Vichy, va le mener à déporté-résistant, auteur de
Nadir, 186 pages, Index, 90 F). Trédaniel, 1998, 395 pages, index,
Versailles comme chef adjoint du nombreux ouvrages sur la Seconde
Pour le bicentenaire de la rencontre 160 F). Par un écrivain, critique
cabinet de préfet, en attendant Guerre mondiale, Eddy Florentin est
franco-égyptienne de 1798, c'est littéraire et dramatique des plus
l'entrée en résistance. Un récit sobre le premier historien à consacrer une
une bonne idée que d'avoir réédité libres et des plus talentueux, une
de choses vécues et observées dans étude d'ensemble à ce sujet occulté.
l'ouvrage de Bainville (1936), dont cette France de 1940, aujourd'hui série de vrais portraits où la part du
le même éditeur à aussi republié le Il montre le cynisme du
mystifiée. destin équilibre l'interprétation des
Napoléon. Avec sa clarté habituelle, commandement allié et
œuvres. Un régal qui témoigne
Bainville offre les clés permettant La Synarchie, par Olivier Dard l'imprécision de frappes qui appelait
d'une vision de la France à travers
(Perrin, 1998,294 pages, Index, 145 F). le retour de nouveaux
d'interpréter l'aventure avortée du sa littérature.
Par ses travaux sur Jean Coutrot, bombardements. Après sa défaite de
« sultan français ». Dans la
l'auteur (maître de conférence en 1940, la France n'a plus cessé d'être Géopolitique & Economies : de
collection Le Nadir, que dirige J.-P.
histoire contemporaine à Sciences- seule, écrasée entre l'enclume de rivalités économiques en conflits
Péroncel-Hugoz, à noter également
po) était bien armé pour faire enfin l'occupant et le marteau de ses géopolitiques, par Marc Imbault et
un Averroès (par Rober Amaldez), Gérard Montifroy (Frison-Roche,
toute la lumière sur le pseudo- anciens alliés. Un ouvrage
une Histoire de la circoncision (par 178 pages, 105 F). Voici le
complot synarchiste, né à Vichy en indispensable.
Malek Chebel) et une Vie d'Étienne troisième volume d'une
Dinet, peintre en Islam (par François 1941 dans l'imagination fertile de Vichy et l'école, 1940-1944, par
l'inusable Dr Martin. Décrite par ce passionnante trilogie ouverte en
Pouillon). Rémy Handourtzel (Noêsis, 1997,
demi er comme une conjuration de 1995 par deux universitaires
326 pages, 150 F). La réforme de
Mythes et contes des Apaches technocrates liés à la banque Worms canadiens sur le thème de la
l'enseignement fut au cœur des
Chiricahuas, par Morris E. Opter et infiltrés dans le gouvemement géopolitique et de l'histoire
projets de Vichy, dès l'origine. Les
(Le Rocher, coll. Nuage Rouge, 250 Darlan, la Synarchie aurait eu la appliquées à 1'interprétation du
réformateurs voyaient dans les
pages, 145 F). Ayant travaillé de double vocation d'éliminer les temps présent et de l'avenir. Bien
défaillances de 1'ancien système
1931 à 1935 avec les Chiricahuas, révolutionnaires nationaux et de placés pour connaître la vision
l'une des causes du désastre français
auquel le gouvernement américain favoriser une emprise du grand américaine du mondialisme, les
de 1940. L'auteur s'en gausse sans
avait rendu leur liberté, Opler a patronat sur l'État... Exploitée à auteurs se sentent néanmoins
doute trop facilement et ne
réuni une véritable somme sur la l'époque par Laval et Déat, cette solidaires d'une Europe dont ils
développe que de façon superficielle
mythologie de ce peuple qui, imaginaire conjuration continuera analysent, avec pertinence et liberté,
le contenu des tentatives de
derrière Cochise, Geronimo ou d'alimenter les spéculations rénovation. Non sans toumures les faiblesses et les atouts, la
Mangas Coloradas, résista si longtemps après la guerre. Une décadence et les perspectives de
polémiques, il trace un portait
longtemps et si héroïquement à la exemplaire mise à nu d'un mythe contrasté des deux premiers renaissance.
conquête américaine. qui a la peau dure. ministres, Je très clérical Jacques CHARLES VAUGEOIS


LIVRE

demeure l'un des témoignages les


plus remarquables sur la guerre au Mythe et réalité la Révolution nationale de Vichy
front de l'Est. L'immense succès
remporté par ce livre tenait pour une
bonne part à la vérité du récit, à la Presque simultanément deux historiens s'intéressent nouveau de Vichy à 1'homme nouveau nazi et à
justesse de ton dont avait su faire à ce que Vichy appelait la Révolution nationale et lui l'homme nouveau fasciste, soulignant la place du
preuve l'auteur, un jeune Alsacien consacrent leurs thèses. Elles permettent un respect de l'homme dans la pensée de Vichy (pp. 291-
qui, à peine sorti de l'adolescence, approfondissement réel de la réflexion sur un thème 292) et celui (p. 293) où elle souligne que ni les
avait été mobilisé en 1943 dans la fondamental pour bien comprendre ce que fut Vichy Chantiers ni les Compagnons ne sont antisémites et
division Gross Deutschland. Il va jusqu'en novembre 1942. qu'ils acceptent les Juifs jusqu'en mai 1942.
vivre toutes les vicissitudes de la Madame Yagil s'attache à étudier la politique de la Michel Bergès, lui, s'intéresse au comportement des
guerre, confronté avec le froid, la jeunesse, s'intéressant particulièrement aux Chantiers de non-conformistes de 1930 face à Vichy. Son étude se
boue et la mort, dans cette espèce jeunesse, aux Compagnons de France et à la Jeunesse de fonde sur une analyse du mouvement Jeune France, et
d'état second qui conduit les France et d'outre-mer. Elle démonte fort bien les sur l'influence de Mounier sur ce mouvement. C'est une
hommes à supporter des situations structures et tente d'analyser l'idéologie de ces étude du milieu politique de Vichy tout à fait
inimaginables en temps ordinaire. De mouvements. Elle ne souligne pas suffisamment leurs intéressante car elle en souligne les nuances, les conflits,
Kharkov à Bielgorod et du front du différences. les oppositions. En réalité il y a, à Vichy, trois grandes
Les Chantiers, c'est l'ersatz du service militaire tendances, les nationaux -autoritaires qui réunissent
Dniepr à la Prusse orientale, notre
soldat va connaître les misères du obligatoire interdit par l'armistice : c'est une forme de d'anciens maurrassiens, néo-maurrassiens et
combattant de toutes les guerres et ce scoutisme très militarisé. Le texte de base des Chantiers « synarques » ; les « mouniéristes », (Lacroix, Beuve-
s'apparente à la Loi de l'éclaireur unioniste, le Méry, R. d'Harcourt de Menthon, André Philippe, le
n'est que beaucoup plus tard que les
mouvement scout protestant. La méthode est fondée sur père Fessard, par exemple, qui sont en liaison directe
cahiers d'écolier sur lesquels, à la
«le respect de la personne humaine. [Elle] reste pour avec Uriage) qui, très vite, entrent en résistance et seront
faveur d'une convalescence, il a
nous un dogme imprescriptible et sacré », précise le l'objet des persécutions de Pucheu d'abord et de
raconté son aventure fourniront, en
général de La Porte du Theil, chef des Chantiers. Il Bousquet ensuite ; et enfin les catholiques-conservateurs
1967-1968, la matière de son best-
s'agit de <<faire des hommes aussi forts et complets que autour de Jean de Fabrègues où l'on retrouve Madaule,
seller. Les jeunes éditions Gergovie
possible ». Le système, fondé sur des Chantiers installés Salleron, Thibon. L'analyse de Michel Bergès permet de
ont pris l'heureuse initiative de
en pleine nature, généralise les méthodes conçues trente bien comprendre 1'évolution de Jeune France, ce
rééditer ce récit devenu classique en
ans auparavant par Baden Powell et que de Lattre mouvement culturel dirigé par P. Schaeffer, très
l'illustrant des dizaines de dessins
voudra - mais en vain -récupérer pour 1' armée après la largement inspiré à ses débuts par la politique du Front
admirables réalisés par son auteur,
Libération. populaire, celle de Léo Lagrange, mais à qui l'on
qui donnent encore plus de force et
Les Compagnons de France c'est, à l'époque, le reprochera très vite ses tendances à la
de vérité à ce récit exceptionnel.
scoutisme du pauvre. Dans une petite ville, les élèves du « démocrassouille » pour parler comme Fabrègues,
Éditions Gergovie. 650 pages, nombreux
dessins hors texte, 16 pages hors texte
collège font du scoutisme, ceux de l'EPS sont aux adversaire de Mounier. Notons à cet égard quelques
d'aquarelles reproduites en couleur, reliure Compagnons. Les principes pédagogiques sont passages féroces sur un jeune collaborateur de
toile, 349 F (bon de commande encarté). sensiblement les mêmes, avec un caractère un peu plus Fabrègues, nommé François Mitterrand (pp. 225 à 236),
Ph.C. politique car l'éducation civique y tient plus de place, modèle des non-conformistes fascisants plus ou moins
encore que le futur scout doit, à 1'époque, avoir une repentis (p. 235). Cela nous vaut une étude intelligente
Les grandes figures de la counaissance de l'histoire et de la géographie de la de Idées, la revue théorique de la Révolution nationale,
construction européenne France. Enfin, l'auteur s'attache à la Jeunesse de France comme une analyse assez remarquable des dessous et
par Franç ois Saint-Onen et d'outre-mer, incontestablement la plus politisée de ces des conséquences du discours du Maréchal d'août 1941
mouvements mais aussi celui qui aura le moins sur le« vent mauvais».
Fondentents dn d'adhérents. Et même si cela ne fait pas l'objet d' un chapitre qui
fédéralisme - Destin Madame Y agil analyse successivement politique eût été nécessaire, Bergès souligne à maintes reprises la
de l~homme à venir scolaire et politique culturelle, car elle veut souligner ce prégnance des rapports des divers types de non-
par Alexandt·e Marc qu'elle considère, à juste titre, comme la formation d'un conformisme avec la catholicisme. Dans quelle mesure
homme nouveau. Sa position est justifiée, mais elle a Vichy ne représente pas, se demande Bergès, « un
De nombreux théoriciens ont
oublié dans sa réflexion un élément fondamental : modèle de fascisme non totalitaire (mais qu'est-ce qu'un
pensé l'unité de l'Europe. Le désir
l'apport d' une vision chrétienne de la société. C'est cela fascisme non totalitaire ?) spécifiquement français, plus
d'une fédération européenne plonge
' qui sous-tend la politique de Vichy - comme d'ailleurs ou moins tempéré par un catholicisme néo-thomiste » ?
ses racines historiquement dans la la vision politique des premiers résistants, en particulier
tradition impériale dont le principe En tout cas, estime-t-il, « le non-conformisme dans sa
à Combat, à l'OCM et à Défense de la France. tendance communitariste, se trouve-t-il en situation
cardinal veut qu' unité et multiplicité Malheureusement, au lieu de centrer son livre sur la
se conjuguent harmonieusement. Du d'extériorité par rapport au fascisme ou bien en
formation de l'homme nouveau, madame Y agil se représente-t-il une des composantes françaises?»
comte de Coudenhove-Kalergi à . disperse en analysant politique économique et politique
Louise Weiss qui souhaitaient dans Limore Yagil, L'Homme nouveau et la Révolution nationale de
agraire, problèmes où elle n'apporte rien après les Vichy, 1940-1944. Septentrion, Lille, 1997,382 pages, 160 F.
l'entre-deux-guerres une Europe ' excellents travaux d'Isabel Houssard, de Gérard Bmn ou Michel Bergès, Vichy contre Mounier, les non-conformistes face
fédérée à tous les niveaux, nous de Kuisel. On lui sera par contre reconnaissant des deux aux années 40. Economica, Paris, 1997, 406 pages, 200 F.
sommes passés à l'Europe tableaux de la fin : celui où elle compare l'homme
1
FRANÇOIS-GEORGES DREYFUS
économique de Jean Monnet et
Joseph Retinger après-guerre. Des
hommes politiques comme d'après la guerre comme Denis de pour une révolution spirituelle,
Rougemont et Alexandre Marc, Pa~f'~ ri~ali!'if.t·~ pat·
Adenauer, De Gasperi, Schuman, préalable à une fédération qui doit
Spaak ont œuvré également pour avaient bien compris la nécessité de être politique avant d'être \dt·it•JJ Bl'tH'l.ll'd . (;iiJwr·t Cumh·.
fédérer l'Europe à partir de ses l)hiliJIJH' c:.mnul. Fr·all\'fJÎ~-(;, ., ...:.::, · ~
cette idée. Néanmoins, les vrais économique.
Un·yfu .... .\rn:.uul f;u~· ul-.kannin .
fédéralistes, comme Altiero régions contre l'État-nation Georg éditeur. 287 pages, 89 F. .\l:u·lm \lan-ki. Fn'·•h:l'i•· \'allui•·•·.
Spinelli..., et surtout à l'intérieur de centralisateur. Dans un livre- L'Harmattan. 226 pages, 140 F. f:lwrlt·:o< \ " :~ng't 'tli:-o. l)mninitfW' \ .t'llllt 't',
ceux-ci, les personnalistes d'avant et testament, Alexandre Marc plaide A.G.-J.
Vos réactions aux
précédents numéros
dans le sillage des Lumières) paraÎt du préfet de Police de Paris de hussards sont armés de sabres. Le
conférer amplement ce sens. Quant l'automne 1942 à septembre 1944. roman historique autorise cer-
au néologisme initial, celui d'une L'honnêteté des auteurs de ces taines libertés, il ne les permet pas
thèse intitulée Le social-chauvi- articles n'est pas en cause. Ils ont toutes. Faut-il, pour autant, ins-
nisme, vous le jugez- et c'est parfai- certainement agi avec les meilleures truire le procès de Patrick Ram-
tement votre droil - «hasardeux ». intentions du monde. Et c'est bien ce baud ? Certains l'ont ouvert avec
Notons toutefois que ce tem1e avait qui est grave. Les puritains des une délectation effrénée, allant
été employé par Marc Angenot « sorcières de Salem » et les procu- jusqu'à se livrer à une véritable
L'art de vivre (1889, Un État du discours social, reurs du maccarthysme agissaient revue de détail. Non, car l'auteur
Montréal, Le Préambule, 1989) et aussi en toute bonne conscience. de La Bataille manifeste un talent
en France semble avalisé par Nicolas Rousse- C'est cette dérive, sorte de morale de de conteur qui emporte le lecteur.
lier (Vingtième siècle, Revue d'his- l' anti-exclusion, qui aboutit aujour- Avec brio, il a restitué l'enchante-
toire, n° 56, octobre 1997). d'hui à exclure une catégorie exten- ment des volontés, des doutes, des
Je vien,\ vous exprimer ma satis- Marc Crapez sible à l'infini de citoyens, supposés faiblesses et des hasards d'un
faction à propos du dernier numéro complices du Mal. Le négationnisme affrontement sanglant. Et n'est-ce
d'Enquête sur l'histoire consacré à
l'art de vil•re en France. En ces Tolérance me semble insoutenable et ridicule
en soi, mais on voit se développer,
pas cela surtout qui doit compter ?
Quant à la chasse aux erreurs, ne
temps de désespérance et de repen- sous prétexte de lutter contre le serait-il pas plus judicieux d'en
tance, il est hon de se rappeler que négationnisme, une intolérance ins- réserver la rage aux historiens
110us sommes malgré tout le peuple Je suis devenu un lecteur régu-
trumentalisée par des groupes genre « officiels » et patentés qui, sans
qui a fait Versailles, la bastide de lier de votre revue qui me semble un
trotskiste, que j'ai pratiqués jadis et vergogne, continuent à entretenir,
Montpa~ier, È~e village, les Préludes espace de liberté dans un environne-
dont la seule raison d'être est la
ment plutôt opaque. J'apprécie de
dans des ouvrages dits de référen-
de Debussy, le concerto à quatre guerre civile.
mains de Poulenc, et le vin de trouver dans vos pages la cohabila-
ce, des clichés sans fondement ? Je
Marcel Carcassonne pense aussi aux manuels d'histoire
Cahors. tion de sensibilités différentes et
Jacques Del imoges même opposées. La tonalité « droi-
censés instruire les jeunes généra-
tière » n'est pas celle que je préfère, cc La Bataille » tions qui fourmillent d'approxima-
tions, de mensonges et de falsifica-
La Gauche mais il me semble intellectuellement de Patrick tions.
sain qu'elle s'exprime aussi, dès lors
réactionnaire qu'elle ne s'oppose pas à la connais- Rambaud Jean-Jacques Mourreau
sance historique. Ce préambule pour
vous suggérer un dossier sur la nou- Langue
Les lignes attentives par les- velle intolérance et la nouvelle J'ai lu avec plaisir votre article
quelles vous avez bien voulu rendre exclusion, notamment dans le domai- consacré à La Bataille, le roman de
française
compte de mon livre intitulé La ne historique. Exemple, dans son Patrick Rambaud qui met en scène la
Gauche réactionnaire recèlent, numéro du vendredi 13 février 1998, bataille d'Essling, et qui a remporté
semble-t-i/, une légère infidélité. A Le Monde consacre plusieurs pages le Prix Goncourt cette année. Je vou- Félicitations pour votre numéro
juste titre en effet, vous observez le à l'édit de Nantes. L'éclairage est drais néanmoins exprimer quelques sur l'art de vivre. Dans son article,
paradoxe qu'un tel titre entende celui de la " tolérance », vertu réserves. Certes, La Bataille est un François Crouzet cite madame Wal-
désigner des ultra révolutionnaires. actuelle, fort bien. Mais dans ce roman. Mais puisqu'il s'agit d'un ter que je trouve bien pessimiste
En revanche, vous m'attribuez même numéro, en page 4, sur deux épisode historique, l'auteur, me quand elle affirme qu'un Français
revendication de ce néologisme, colonnes, sous la signature de semble-t-il, se devait de respecter sur quatre parlait français. Un sur
alors qu'il s'agit surtout d'une for- M. Henri de Bresson, on peut lire certaines réalités historiques. Et quatre quand on comprend Paris,
mule de circonstance pour publica- une dénonciation en règle, visant, l'historien amateur que je suis a été l'Île-de-France, les pays de Loire,
tion et d'un positionnement en amont semble-t-il. à l'exclusion profession- chagriné de relever des anachro- toutes les grandes villes, sans parler
des recherches de Zeev Stemhell. nelle, d'un chercheur du CNRS éti- nismes, voire des erreurs de termino- de la Champagne, de la Bourgogne...
D'ailleurs, je n'évoque ce syntagme queté « une taupe révisionniste à logie. Je n'en citerai que deux, que Un. détail : ce sont les Marseillais
qu'à une seule reprise (p. 288), sans Berlin. >> En page 13, sous la signa- j'ai jugées gênantes : les hussards qui apportent à Paris en 1792 le
le reprendre à mon compte, en usant ture d'un professeur d'histoire portaient à leur flanc des sabres, et chant de guerre de l'armée du Rhin.
de guillemets, pour indiquer qu'ainsi contemporaine à 1'université de non des épées, et les chevaux ont des Or, ces volontaires ne sont pas des
fia ressenti ce courant par la gauche Bourgogne, M. Jean-Marc Berlière, jambes et non des pattes ! bourgeois, mais des va-nu-pieds. Et
moderne (de manière à la fois polé- on peut lire également une sorte de Yves Dérouvel ils chantent en français. Encore un
mique, car les néo-hébertistes adu- réquisitoire posthume visant Mauri- détail, tchatche n'est pas un mot
lent 93, et justifiée puisqu'ils ce Toesca, dont une notice nécrolo- Ce sont là d'inexcusables arabe mais espagnol (voir Lon/y, Le
bafouent 89). En outre, si ce titre gique avait insuffisammelll jilstigé le erreurs qu'ancien cavalier je ne français d'Afrique du Nord, Bordas
demeure ambigu, le sous-titre retenu lointain passé pendant l'Occupation puis naturellement oublier. Les 1971).
(Mythes de la plèbe et de la race comme directeur ar(ioint du cabinet chevaux sont dotés de jambes, les Guillaume Bazin

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