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5 0 M M A 1 R E

Ces droites qu~ on dit extrêmes


23 43
La naissance de la Ill" République Le RPF à l'assaut du Système
PAR DOMINIQUE VENNER PAR ALAIN REBAIS

24 46
L'aventure boulangiste La flambée poujadiste
ENTRETIEN AVEC MARC CRAPEZ PAR ADRIEN BROCARD

28 47
Les Jaunes contre les Rouges Le Front national
PAR JEAN-JACQUES MOURREAU PAR PHILIPPE CONRAD

31
Antisémitisme et antimaçonnisme
avant 1900
PAR MATHIEU LAMBERT

Le général Boulanger 33
Barrès, Maurras, Péguy
4 Naissance
L'aventure française
du nationalisme moderne
de 1798 en Irlande PAR PATRICK JANSEN
PAR PIERRE JOANNON

37
5 La Rocque et le PSF
Actualité de l'histoire PAR JEAN MABIRE
PAR MACHA MANSKI

40 Le phénomène Le Pen
7
Le PPF de Jacques Doriot
Sur la Nouvelle-Calédonie PAR HENRI LANDEMER 50
PAR ADRIEN BROCARD
Le mystérieux M. Mégret
41 PAR VINCENT D URUY
8 L'extrême droite en résistance
Souvenirs aristocratiques de 1848 PAR D OMINIQUE VENNER 52
PAR FRANÇOIS CROUZET
Une analyse de la crise française
PAR CHARLES VAUGEOIS
10
Éditorial : Une leçon de maintien 54
PAR DOMINIQUE VENNER
Voyage à l'intérieur du Front
ENT RETIEN AVEC J EAN-CLAUDE BARDET
12
Vasco de Gama 58
et l'épopée portugaise Les livres et l'histoire
PAR PHILIPPE CONRAD

64
13
Philippe Ariès
Du MSI à l'Alliance nationale
PAR CHARLES VAUGEOIS et la " Nation française "
PAR GILBERT COMTE

18
66
Droite radicale et " piste noire "
PAR MARIO SABATl La parole est aux lecteurs

21 En couverture :
Le colonel de La Rocque
Alessandra Mussolini ne renie rien Alessandra Mussolini chef des Croix-de-Feu
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR BENOiT LUCHINI
Actualité de l ~histoire
puis guérillero au Mexique, et enfin
L~aventure française de 1798 en Irlande demi-solde aigri et belliqueux traînant
Le 23 août prochain, un détachement pièces d'artillerie à Castlebar, capitale peuvent suppléer le nombre. Le petit une existence de misère avant de
de la marine française et de 1'armée du comté de Mayo. Les« bleus>> n'en corps expéditionnaire de la mourir, dans son lit, le 4janvier 1823,
irlandaise commémoreront, à font qu'une bouchée. Les Anglais République est pris en tenaille par dans une sombre masure de La
Kilcummin, le débarquement du petit s'enfuient et ne s'arrêtent qu'à Tham, Lord Cornwallis et le général Lake Nouvelle-Orléans. C'est l'Irlande qui,
corps d'armée expédié par le à soixante kilomètres du champ de qui marchent à sa rencontre à la tête incontestablement, restera son plus
Directoire, sous les ordres du général bataille. Ce sauve-qui-peut général est de trente mille soldats aguerris. Le 8 beau titre de gloire : « Ce qu'a fait
Humbert, pour libérer l'Irlande du resté dans les mémoires sous le nom septembre, Humbert livre sa dernière Humbert avec des forces minuscules
joug anglais. des« courses de Castlebar >>.Humbert bataille près du petit village de dans un pays où plus de cent mille
En France, un colloque à l'université est maître de la capitale du Mayo, tout Ballinamuck. Ses hommes hommes étaient disponibles contre lui
de Brest, l'inauguration d'une plaque le comté est à sa botte. Mais sans les chancelants, à bout de forces, sont est tout simplement stupéfiant et ne
sur la maison natale du général renforts promis, gêné plus qu'autre rapidement débordés. Le général semble pas avoir reçu de la part de
Humbert à Saint-Nabord, dans les chose par la foule de paysans français remet son épée au vice-roi : il 1'histoire l'appréciation flatteuse qui
Vosges, et la publication de loqueteux qui a grossi les rangs de sa lui reste 844 hommes à peine. s'imposait. » Cet hommage posthume,
documents originaux feront écho aux minuscule armée, que peut-il faire, Mis en présence d'Humbert, Lord on le doit à la plume du Commander
manifestations irlandaises. sinon retarder l'inéluctable ? Il fonce Cornwallis ne cherche point à E. H. Stuart Jones de la Royal Navy.
Dans tout le comté de Mayo, rebaptisé sur Sligo et l'Ulster, change ses plans, dissimuler son étonnement : On ne saurait mieux dire.
pour l'occasion« French Mayo >>et bifurque sur Dublin. Mais « - Où est votre armée ? demande-t-il PIERRE JOANNON
pavoisé aux couleurs de la France, de 1' enthousiasme, la ruse et à l'officier français. Vient de paraître : La Descente des Français
nombreuses manifestations vont l'habileté des -La voici tout entière, répond en Irlande en 1798, Journaux des généraux
Sarrazin et Fontaine et du capitaine Jobit.
rappeler ce que fut « l'année des Français ne Humbert en montrant sa poignée Lettres du général Humbert et rapport de
Français >> et la geste héroïque de la d'éclopés. Lord Cornwallis, édition établie par Pierre
petite troupe d'Humbert. -Et que comptiez-vous faire ? Joannon. Éditions La Vouivre, 11 , rue Saint·
L'aventure commence le 22 août - Alier à Dublin et briser les fers Martin 75004 Paris. 198 F.
1798, deux mois après 1' écrasement d'une nation qui souffre sous votre
de la grande insurrection irlandaise joug. Manifestations commémoratives
dont on fête, en ce moment, le - Voilà bien une idée qui ne pouvait Plusieurs colloques universitaires ont été
bicentenaire du nord au sud de sortir que d'une cervelle française », organisés.
l'île. Une petite escadre s'exclame le vice-roi interloqué. Du 30 mars au 1 avril à l'University of Notre
fi

française portant dans ses flancs C'est la fin des espérances Dame, Indiana, USA.
Du 19 au 23 mai, en alternance à Belfast
un millier de soldats mouille à la irlandaises. Pas de la carrière de (Ulster Museum) et à Dublin (Dublin Castle).
point de Kilcummin, à environ trois Humbert. Il guerroye en Du 4 au 6 juin à la faculté Victor-Segalen.
mille du village de Killala, sur la côte Suisse puis à Saint- Université de Brest.
du Mayo. Le général Humbert, Domingue. Les faveurs Du 19 au 23 août : General Humbert Summer
qui s'est signalé à Quiberon et de Pauline Bonaparte School, Co. Mayo. Thème de la session :
au fort Penthièvre, compagnon l'obligent à s'exiler, la " The Républican Ideal ans its legacy today. .,
23 août: Des détachements de l'armée
de Hoche, ancien castreur de mort dans l'âme. On irlandaise et de la marine française
porcs et marchand de peaux le retrouve en commémoreront le débarquement d'Humbert
de lapins, débarque ses Louisiane, à la pointe de Kilcummin.
hommes sans perdre de temps acoquiné aux frères Du 28 août au 5 septembre : Reconstitution
et les lance, baïonnette au canon Lafitte, soldat aux de la bataille de Ballinamuck.
à l'assaut de Killala, puis de ordres de Jackson Du 4 au 6 septembre : Hommage du
Ballina. La surprise est pendant la bataille département des Vosges à la mémoire
d'Humbert : pose d'une plaque sur la maison
totale, la résistance quasi de La Nouvelle- natale du général Humbert à Saint-Nabord ;
inexistante. A la hâte, les Orléans, contre inauguration d'un bas-relief, rue du Général·
Anglais rassemblent six les Anglais Humbert à Remiremont ; exposition consacrée
mille hommes et seize Le général Humbert à la bataille de Castlebar. encore une fois, à la descente des Français en Irlande.

••• I:: DITIO\ ••• J.:DITIOi\ ••• ÉDITIO\ ••• J.:IHTIO\ ••• f.:I>ITIO\ •••

• L'avocat Jean-Mà.rc; des chartes, est décédée le Pierre Drieu La Rochelle Drieu La Rochelle édite maréchal Pétain a été
Vataut, qUi vient de 7 mai à La·Chapelle- ('!.Daniel Leskens, 16 J.·B. également un .bulletin. A:u adjugé 1 520 000 F le 12
publier chez Plon le texte d'Angillon, à l'âge de Brussehnansstraat- 1700 sommaire du numéro de mai 1998 lors d'une vente
de sa plaidoirie en faveur quàtre·vingNrois ans. Elle Dilbeek, B.elgique) ont printemps 1998, un inédit aux enchères qUi se tenait
de Maurice Pap<>n, était l'auteur d'une publié dans leur dernière en français d'Ernst Jünger à l'Hôtel Drouot. L'ouvrage
commence à travailler sur quarantaine d'ouvrages, livraison deux text.es de sur le Joumal posthume de qui provenait de la
une nouvelle biographie dont une célèbœ Histoire Jean Mabire consacrés à ,Pneu, publié en 1992. bibliothèque du docteur
intitulée Clemenceau, de l'unité française parue l'auteur de Gilles, et Méné.trel, secrétaire
respectivement intitulés • Un exemplaire de La particulier du chef de
criminel de guerre. en 1948 aux éditions du
a Drieu, la Norman.die et le France et son année de l'État français, avait été
Conquistador.
• L'historienne çatholique nordisme », « Drieu et Je Charles de Gaulle, -estimé par l'expert de la
Marie-Madeleine Martin, • Les Cahiers de tempérament cotentina.is ». respectueusement vente entre 100 000 et
ancienne élève de l'École l'Association des amis de L'Association des amis de dédicacé en 1938 au 200 OOOF.
ACTUALITE DE L'HISTOI

Régine Pemoud Le bestiaire d'Arcy-sur-Cure


Visages de femmes au Moyen Âge
La grotte d'Arcy-sur-Cure (Yonne) a été être dégagée au printemps 1998. Elle
pécialiste du Moyen Âge et de ses témoins ... dépasse
S Jeanne d'Arc, Régine Pemoud est
décédée le 22 avril 1998 à 1' âge de 88
largement les cercles
universitaires. Régine
visitée dès le XVI' siècle. Buffon, qui avait
gravé son nom sur la paroi, est sans
reproduit un véritable bestiaire : mam-
mouths, minocéros, ours, oiseaux... Des
ans. Dès son entrée à l'École des Pemoud fonde à Orléans le doute l'un de ses plus illustres visiteurs. espèces sont rarement représentées
chartes en 1928, Régine Pemoud, Centre Jeanne-d' Arc. Son Dès la fin du XIX' siècle, la grotte a été dans l'art rupestre. Les premières ana-
grâce à des maîtres comme Roger provoquant Pour en finir fouillée par des spécialistes. De 1946 à lyses ont daté ces peintures de 24 000 à
Grand, Henri Focillon, Henri Pirenne, avec le Moyen Âge ( 1977) et 1964 André Leroi-Gouman y a régulière- 28 000 ans avant notre ère. Elles figure-
s'était passionné pour le monde Le Moyen Âge pour quoi ment travaillé. La grotte d'Arcy n'avait raient ainsi parmi les plus anciens ves-
médiéval. Elle entreprit de restaurer faire (1986) ont fortement cependant pas dévoilé tous ses secrets. tiges rupestres découverts en France,
auprès du public 1'image dénaturée de contribué à une nécessaire En effet en 1990 les puissantes lumières avec celles des grottes Chauvet (- 30 000)
la longue époque médiévale. En réhabilitation. Elle n'ajamais d'un projecteur descendu dans la grotte et Cosquer(- 27 000). La campagne de
1947, Régine Pemoud est nommée cessé d'écrire, fidèle à son pour les besoins d'un reportage télévisé fouilles va sans doute être prolongée.
conservateur du musée de Reims, principe : « Transmettre dans avaient révélé sur les parois d'une salle la
puis aux Archives nationales, à Paris. un langage simple ce que On peut lire l'ouvrage de Dominique Baffrer
j'avais découvert par des
trace de peintures rupestres, dissimulées et Michel Girard, Les cavernes d'Arcy-sur-
Elle publie en 1946 un premier livre
Lumière du Moyen Âge, puis tire recherches difficiles. » Régine sous une épaisse couche de calcite. Une Cure, paru aux éditions La Maison des
successivement de 1' oubli les figures Pernoud a vu son œuvre vaste fresque de 6 mètres de long a pu Roches (120 pages, 148 F).
d'héroïnes médiévales comme couronnée à deux reprises par
Aliénor d'Aquitaine, Christine de 1'Académie française en 1981
médiévale et dont l'art renvoie une qu'elles perdirent une part de leurs
Pisan et plus récemment Hildegarde puis en 1997. Avant de mourir Régine
image précise. Qu'elles soient mères prérogatives à la Renaissance. Dans
de Bingen. En 1953, la découverte du Pemoud avait eu le temps d'achever
de famille, paysannes, citadines, ce livre, l'historienne évoque les
texte non traduit du procès en un séduisant ouvrage, Visages de
marchandes, épouses de médecin ou figures de Clotilde, sainte Geneviève,
réhabilitation de Jeanne d'Arc femmes au Moyen Âge, qui inaugure
châtelaines, jusqu'au XIV• siècle les Radegonde, et bien sOr Aliénor
modifie l'orientation de sa carrière. une nouvelle collection aux éditions
femmes ont détenu à la fois pouvoir d' Aquitaine. Mais aussi celles moins
Le destin de la Pucelle d'Orléans la Zodiaque. Dans ce livre
et savoir. Régine Pernoud assure connues de Dhuoda, l'épouse de
fascine. Désormais elle lui consacrera magnifiquement illustré,
Bernard de Septimanie qui nous a
l'essentiel de ses travaux. Le succès Régine Pemoud révèle la
légué le plus ancien traité
que rencontrent Vie et mort de Jeanne place réservée à la
d'éducation, ou Herrade de
d'Arc, Jeanne d'Arc par elle-même et femme dans la société
Landsberg, abbesse du Mont Saint-
Odile de 1167 à 1195 qui avait
Einstein piégé par le KGB composé une encyclopédie illustrée
destinée à son couvent, l' Hortus
Les sympathies affichées par Einstein pour l'Union soviétique Deliciarum ..
après la Seconde Guerre mondiale étaient connues. Mais voilà Visages de femmes au Moyen Âge,
que l'on découvre mieux. Sotheby's a mis aux enchères le 26 juin par Régine Pernoud. Éditions Zodiaque,
1998 neuf lettres du physicien adressées entre novembre 1945 et 261 pages, 230 F.
juillet 1946 à Margareta Konenkova. Celle-ci était l'épouse du
sculpteur soviétique chargé de réaliser un buste d'Einstein.
Pendant la guerre la jeune femme avait séjourné à Princeton et Mort de François
avait eu une liaison avec l'auteur de la théorie de la relativité. Or,
Einstein et Oppenheimer qui fut, lui aussi, Lehideux
comme l'ont révélé les Mémoires publiés aux États-Unis en 1995
de Pavel Soudoplatov, un ancien patron du KGB, Margareta accusé de relations coupables. Lors du bouclage de ce numéro,
Konenkova n'a jamais cessé d'être un agent des services nous avons appris le décès de Fran-
d'espionnage soviétiques. Aujourd'hui décédé, Soudoplatov avait confirmé dans une lettre que Margareta çois Lehideux, le 21 juin 1998, à 95
Konenkova était un agent du KGB et qu'elle avait été chargée, sous le contrôle du vice-consul soviétique à New- ans. n était le dernier ministre
York, d'influencer Oppenheimer à Princeton et d'autres scientifiques américains, dont Einstein. Soudoplatov a vivant du maréchal Pétain. Après
longuement expliqué que pour 11 recevoir des informations capitales sur la bombe atomique 11, ses services 1958, le général de Gaulle lui avait
cherchaient à 11 endoctriner les savants 11. Même si Einstein ne détenait lui-même aucune information sur la bombe proposé d'entrer dans son gouver-
atomique comme l'ont souligné plusieurs historiens américains soucieux de le disculper, notamment Robert Jervis nement. Nous évoquerons le des·
(Columbia). Il n'en avait pas moins succombé aux charmes de l'espionne. La manipulation d'un savant aussi
prestigieux était un atout de première grandeur pour pénétrer Je cercle de ceux qui savaient. tin de ce témoin de l'histoire dans
notre prochain numéro.

••• f.~tHTTO~ • • • f:tHTIO~ •• • f:DITION • •• ÉDITION •• • f.~DITTON •• •

• Histoire politique XIX' ee sous la direction de consacré à Clovis sont première fois en français tels que le duc de Cossé-
xx• Siècle. Important Dominique de Roux est publiés sous la direction de sous la direction de Brissac, Murat, futur roi de
catalogue contenant 1 500 réédité chez Fayard. On y Michel Rouche en deux Jacques Catteau dans une Naples, Bessières, futur
titres rares ou épuisés. Sur trouve notamment des volumes sous coffret. traduction d'Anne Coldefy- maréchal d'Empire, Lasalle,
simple demande à la textes de Robert Poulet, Clovis, histoire et mémoire. Faucard aux éditions futur général de cavalerie
librairie Les Oies sauvages, Marcel Schneider, Thomas 480 F. Disponible chez Bartillat. Plus de 3 000 légère (rr Un hussard qui
Marc Vidal, BP 16, 77343 Molnar, Michel Deguy, et Épona, 7, rue Jean-du- pages, en trois volumes. n'est pas mort à trente ans
Pontault-combault Cedex. des extraits de la Bellay 75004 Paris. Premier tome en octobre. est un jean-foutre 11), etc.
TéVfax : 01 60 34 72 67. correspondance inédite de Tél : 01 43 26 40 41. En cours de souscription
Bernanos. (170 pages, 170 F.)
•La Garde constitutionnelle chez l'auteur : Colonel (e.r.)
• Le Cahier de L'Herne • La correspondance de Louis XVI, un ouvrage François Grouvel, 2, montée
consacré à Georges • Les Actes du Colloque complète de Dostoïevski va consacré à l'unité qui a de l'Oratoire, 13111 Coudoux.
Bernanos publié en 1962 international de Reims être publiée pour la compté des personnages Tél : 04 42 52 05 22.
ALITÉ DE L'HISTOIRE

Curzio Malaparte Voyage historique numéro (19·20) de


L'Afrique réelle, revue
(1898-1957) L'Afrique du Sud avec de Giants Castle. dirigée par Bernard
Lugan, Spécial Afrique
Bernard Lugan. Champs de bataille de
Voyage historique de Blood River et du Sud. Avec un
urzio Malaparte aurait cent intransigeante du fascisme. Mais les 12 jours sur la trace Isanddhlwana document

C ans aujourd'hui. L'écrivain


continue de susciter la
controverse. Ses engagements
critiques violentes à l'encontre de la
tendance parlementaire et bourgeoise
valent au journal d'être saisi dès
des Boers et des
Zoulous. Départ de
Paris le mardi 1"
(guerres zoulous).
Séjour et safari à
Phinda Game Reserve
(l'une des plus belles
exceptionnel :
Pourquoi les généraux
blancs n'ont-ils pas
déclenché la guerre
successifs déroutent. Il a pourtant 1' année suivante. Il publie des essais décembre 1998, retour
d'Afrique australe). pour fonder le
mieux que quiconque incarné les le samedi 12 Volkstaat lors de
aux titres virulents Les Noces des décembre. Le Cap, la Feu de camp dans le
contradictions du siècle. De son eunuques, L'Italie contre l'Europe, bush, etc. l'accession au pouvoir
ville et le musée de Nelson Mandela.
véritable nom Kurt-Erich Suckert- L'Italie barbare, et multiplie des huguenot. Renseignement et
son père était un Allemand établi en lnscrlptloDI : Agence Nombreuses
incartades à la discipline fasciste. En Bloemfontein et le Ozone, 5 bis, nae Fays, illustrations sur la
Italie-, il est né le 9 juin 1898 à 1929, au lendemain des accords de champ de bataille où 94160 Saint-Mandé. Tel : guerre des Boers. Le
Prato, en Toscane. À 16 ans, au début Latran qui scandalisent son fut tué Villebois· 01 43 65 97 31. numéro : 120 F (port
de la guerre, attiré par l'aventure, il Mareuil. A travers le En prélude à ce inclus). L'Afrique
anticléricalisme, Malaparte fait
fuit le collège pour s'engager dans massif du voyage, ne pas réelle, BP n°6, 03140
paraître dans une revue Monsieur Drakensberg. Réserve manquer le nouveau Charroux.
les légions garibaldiennes et
Caméléon, une attaque à peine
combattre sur le front français. Il
déguisée contre Mussolini. Celui-ci
restera marqué à jamais par cette quitte avec fracas le parti fasciste. Il Naples soumise aux Américains dans
ne se formalise pas et lui confie la
expérience décisive pour ce style voyage en Europe, en Afrique, en La Peau qui fait scandale et reste
direction de la prestigieuse Stampa
<< condottiere >> qu'il affectionnera,
de Turin. Mais en 1931 Malaparte Asie. De Paris il écrit directement en l'un de ses livres les plus célèbres. Se
notamment à travers les nombreux français Technique du coup d'État et partageant entre Paris, la Toscane
duels qui émailleront sa vie. A la fin Le bonhomme Lénine. Les deux qu'il a souvent chantée, et sa maison
de 1919, il aspire à une révolution ouvrages sont simultanément de Capri, il écrit encore le Christ
sociale, et opte pour le fascisme, le interdits en Italie et en Allemagne. interdit qui déchaîne la colère des
seul mouvement qu'il juge capable démocrates chrétiens. Avant de
Technique du coup d'État qui montre
d'encadrer les masses populaires et mourir en 1957, il trouve encore le
une grande admiration pour
de les doter d'un chef. Ainsi temps de s'intéresser au maoïsme.
Mussolini est en revanche très hostile
participe-t-il en 1922, à la marche sur Malaparte a été l'un des plus
à Hitler portraituré comme << une
Rome. La révolution mussolinienne puissants tempéraments littéraires de
femme>> .. . Rentré en Italie,
lui paraît la suite de la révolution 1' époque contemporaine. Le cynisme
nationale italienne de Mazzini. Il y Malaparte qui continue en fait à
bénéficier de la bienveillance du qu'on lui reproche n'était sans doute
trouve de quoi étancher sa soif comme l'a écrit Michel Mourre que
d' héroïsme et son nihilisme Duce est assigné à cinq ans de
« le masque derrière lequel il cachait
nietzschéen. L' anti-intellectualisme résidence au soleil des îles Lipari.
son désespoir lucide en face de la
du fascisme comme sa prédilection Après 1941, 1'enfant terrible du
décadence européenne ».
pour la violence ne le heurte pas : fascisme est envoyé comme
« Je ne suis pas de ceux à qui correspondant sur le front de 1'Est Kapun est disponible en Folio (n' 237),
déplaisent la force, le courage, la puis dans l'Europe centrale occupée. ainsi que La Peau (n' 502).
violence, la férocité ». En 1921, il Il puisera dans cette expérience la Technique du Coup d'État a été réédité
publie son premier livre La révolte matière de son livre Kaputt publié en dans la collection Les Cahiers Rouges
des Saints maudits, signé Malaparte 1944 à Naples -occupé par les chez Grasset.
«parce que Napoléon s'appelait Américains. Après la chute de Des nouvelles Sodome et Gomorrhe et
Mussolini, Malaparte est rentré dans Une femme comme moi, sont parues
Bonaparte et a mal fini. Je
chez Pocket, et Sang aux éditions du
m'appellerai Malaparte et je finirai cette partie de l'Italie passée sous le Rocher (Collection Alphée).
bien ». En 1924, il fonde contrôle allié et combat jusqu'à la Le sourire de Lénine a été récemment
l'hebdomadaire La Conquista dello paix avec les partisans de la division traduit aux éditions Perrin et Perrin
Stato, qui devient l'organe de l'aile Malaparte, volontaire à 16 ans. Patente. Il transcrit le spectacle de (46, rue Sainte-Anne, 75002 Paris).

••• E\POSITIO~S ••• E\POSITIO~S ••• E\POSITIO:\S ••• E\POSITIO\S •••

• Le musée des Arts et avec celles du musée de XX• siècle. Ses toiles française d'étude de la forêt )) , du 20 au 24 juillet
Traditions popula.il'es l'Homme au palais de reflètent l'histoire d'un céramique en Gaule qui 1998, à Ploërrnel, sous la
(MATP), créé par Georges· Chaillot. pays martyrisé par la s'est tenu à Istres au direction de Philippe Walter,
Henri Rivière et dirigé Révolution, la guerre civile, pnntemps 1998, sera avec la participation de
• Des œuvres d'un peintre et soixante-dix ans de présentée jusqu'au 31 août
aujourd'.hui par russe qui a cc choisi la nombreux universitaires.
l'archéologue Michel dictature communiste. au musée René-Baûcaire Spectacles et visites
liberté »en 1988, et qui
Colardelle se transformera Elles renvoient également (place du Puits-Neuf 13800 commentées des
depuis vit à Paris, sont Istres).
prochainement en musée l'image de la décadence de expositions du Château de
exposées jusqu'au 31
des Civilisations de la la société soviétique. Comper. Exposition u Le Roi
juillet à la galerie Guiter • Dans le cadre de la
France et de l'Europe. Ses (23, rue Guénégaud 75006 • Une exposition sur Semaine Arthurienne, cycle Arthur n. Renseignements
collections installées Paris. Tél : 01 43 54 30 88). l'évolution de la céramique de conférences organisé par à l'Office de tourisme du
jusqu'à présent au bois de Né en 1953 (l'année de la depuis le VII• siècle, la ville de Ploërrnel et le pays de PloërrneL 5, rue du
Boulogne (6, avenue du mort de Staline), Sergueï intitulée Thrres naufragées, Centre de l'hnaginaire Val, 56800 Ploërrnel.
Mahatma-Gandhi 75116 Tchépik reste marqué par et organisée en marge du Arthurien sur le thème 'tél : 02 97 74 02 70.
Paris) seront regroupées le destin de la Russie au congrès de la Société cc Brocéliande entre loups et Fax : 02 97 73 31 82.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
'

Musiques médiévales en Alsace


BATAILLE POUR UN CAILLOU Du 28 août au 27 septembre, le festival Voix et route romane- qui a derrière lui
cinq années d'existence et une cinquantaine de concerts- va privilégier cette
'accord de Nouméa, signé le 21 routes maritimes qui relient
L avril 1998, débouchera-t-il sur
l'indépendance de la Nouvelle-
l'Australie et la Nouvelle-Zélande au
Japon et aux États-Unis. Et ces atouts
année l'œuvre de Hildegarde de Bingen, née il y a tout juste neuf cents ans. Dix
monuments prestigieux, de Saint-Martinde Marmoutieràl'abbayedeMurbach,
en passant par les églises deRosheimetdeKaysersberg, vont accueillir groupes
Calédonie, à la satisfaction de suscitent bien des convoitises. et chorales venus de toute.l'Europe pour compléter l'exploration du répertoire
puissances océ(llliennes pressées de Incurie, incompétence, ou plus musicalmédiéval.Desconférencesconsacréesauxdifférentsaspectsdel'œuvre
voir la France renoncer à son simplement trahison : le récit que fait de Hildegarde viendront compléter les concerts. Une occasion exceptiollil!llle
influence dans cette partie du monde ? le général Franceschi, dans un pour découvrir l'univers esthétique et spirituel du XII• siècle européen.
Troisième producteur mondial de ouvrage paru au mois de mai (1 ), des Relll8ignementa •ur demllllde au bureau du feiUval, t6l: 03 88 36 89 3Z,
nickel, le « Caillou >> est entouré événements qui ont secoué les îles au
d'une zone maritime exclusive qui cours des années quatre-vingt, met en Franceschi date des législatives de l'indépendance avec l'aide des
s'étend sur 2 105 000 km', soit quatre lumière, à l'origine des troubles, non 1978, illustre cette forfaiture : Territoires amis du Pacifique. »
fois la surface de la France. Par sa seulement l'action subversive de la " Nous avons obtenu des garanties Trois ans avant son élection à la
situation, il détient la clé des Ligue communiste révolutionnaire formelles de François Mitterrand sur présidence, François Mitterrand a
communications entre les océans (LCR) d'Alain Krivine, mais surtout l'accession de la Calédonie à donc opté pour une solution dont
Pacifique et Indien, au carrefour des des complicités qui s'expriment du l'indépendance», écrivent les même le référendum de septembre
plus haut niveau de l'administration auteurs de cette note « ultra- 1987, très favorable à la France, ne le
locale jusqu'à l'Élysée. L'ancien confidentielle>>. Ils conseillent donc détournera pas. Au lendemain de ce
commandant supérieur des Forces aux militants de " tempérer leur scrutin, Lionel Jospin, premier
armées en Nouvelle-Calédonie met ardeur jusqu'au lendemain des secrétaire du parti socialiste, affirme
clairement en cause, non seulement élections législatives. C'est d'ailleurs que " ce référendum ne
les différents politiques en charge des seulement après cette date que le règle rien et le gouvernement doit
destinées du Territoire- Roynette, processus d'agitation devra jouer à accepter d'écouter le FLNKS,faute de
Pisani, Montpezat, à l'exception fond. Ils auront alors tout loisir de quoi il mettrait le Territoire dans
notable de Fernand Wibaux -, mais malmener les colons et les obliger à l'impasse. » Faut-il s'étonner qu'il
encore le président de la République quitter leur terre. Nous avons même tente aujourd'hui de programmer
lui-même, qui aura milité tout au long la garantie de l'impunité en cas de l'accès du territoire à l'indépendance ?
de cette affaire pour l'abandon d'un soulèvement et, s'illefaut, ADRIEN BROCARD
territoire français. d'assassinat de quelques blancs, (1) La Démocratie massacrée, par le général
Un effarant document pour créer un climat propice à Michel Franceschi. Pygmalion, 430 pages,
Le général Franceschi. indépendantiste, que le général l'accélération de l'accession à 139 F.
, , " ' ,
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Liger. En juin, chez Robert Laffont. En juin, chez Cal mann-Lévy. En septembre, chez Perrin.
Souvenirs aristoeratiques et Dloqueurs
sur les événeDlents de 1848
La célébration du cent -Oui! Oui! que je voyais hier, n'est plus Lamartine, en termes noblement
-Eh bien, je vous les accorde !" Et ministre, et M. de Lamartine que je sucrés, disait à peu près la même
cinquantième anniver· à la faveur de la surprise que leur vais voir ce soir, le sera chose qu 'Estourmel. « Les Ateliers
saire de la révolution de causa une munificence aussi probablement demain. Ainsi va le nationaux, plaidait-il, c'était une
1848 est l'oçcasion de imprévue et pendant qu'ils monde!» aumône sacrée et indispensable de
J• pensaient à ce qu'ils pourraient en Le spectacle de la rue l'amuse autant l'État, honorée par l'apparence du
revisiter l'événement à faire, ils' esquiva. » que celui des salons. Il va dans les travail.»
travers les souvenirs Ce comte d'Estourmel est clubs, il se mêle à tous les Estourmel était à la campagne pour
d'un aristocrate irres· décidément un mauvais citoyen. TI attroupements, il écoute, il discute. quelques jours quand a éclaté le
ne croit ni aux grands principes ni « 25 février. Un soleil de mai ! Toute sanglant soulèvement de juin. Son
pectueux qui connais· aux grands hommes du jour. Il tient la population de Paris est dehors ; témoignage nous manque et c'est
sait le Tout·Paris comme un journal où ill es arrange de la elle va se promener, regarder les bien dommage. Mais il avait vu
sa poche. belle manière. Journal d'autant plus barricades. J'entre aux Tuileries. Je venir l'orage : « On enivre ces
savoureux que son auteur est passe sous ces portes, closes pour malheureux, écrivait-il dès le 17
diablement malin et qu'il a déjà moi depuis dix-huit ans ; je lis, mars. On fausse toutes leurs notions
«J'entends crier sous mes beaucoup vu et beaucoup retenu. inscrit sur les vitres : Mort aux du juste, du droit, du possible. On
fenêtres: "Vive la En 1848, il a soixante cinq ans. Il voleurs ! C'est toujours bon à tient école publique de déraison et
république démocratique descend d'une famille picarde de afficher. » de sophisme ; puis, plus tard, on
et sociale !"Je l'aimais mieux très ancienne noblesse : un Les arbres de la Liberté que les leur tirera des coups de fusil pour
aristocratique et sociable. Je sens Raimbaud d'Estourmel, compagnon curés aspergent d'eau bénite à tout avoir fait ce qu'on les excite à
bien que j'aurai de la peine à me de Godefroi de Bouillon, a sauté le va excitent ses sarcasmes : « Un faire.»
monter au ton du jour. .. Je me premier sur la muraille de Jérusalem. malin, auquel on demandait à quoi Il y a cette foule obscure et houleuse
souviens de cet axiome d'un livre de Le marquis d'Estourmel a échappé servaient tous ces arbres de Liberté, dans les Derniers Souvenirs du
cuisine : le lapin demande à être de justesse à la Terreur. Son fils, a répondu: "C'est pour en avoir comte d'Estourmel. Il y a aussi
écorché vif, le lièvre préfère sous le Directoire, s'est beaucoup l'ombre." Les planteurs, que beaucoup de gens connus et
attendre. Je suis tout à fait du amusé, il a beaucoup dansé et flirté, personne ne dirige et encore moins rencontrés à plus d'une reprise.
sentiment du lièvre ... » mais il a aussi beaucoup lu et ne réprime, sont, pour la plupart, Ceux qu'il n'aime ou n'estime pas
Ces phrases moqueuses unt été travaillé : il a été reçu auditeur au des fainéants et des ivrognes. outre mesure comme Proudhon qui
écrites en 1848, année qui vit la Conseil d'État- c'était un peu L'impromptu suivant leur est dédié : l'horrifie ; comme George Sand
chute de Louis-Philippe et l'ENA d'alors- et Napoléon en a "Que cet arbre n'est-il un chêne ! 1Il accusée d'écrire en mauvais style les
l'avènement de la Il' République. On fait un sous-préfet. La Restauration aurait pu nourrir sans peine 1Avec le communiqués emphatiques de
en célèbre cette année le cent l'a nommé préfet de l'Aveyron, puis gland qu'il eut porté 1Les citoyens Ledru-Rollin ; comme Hugo même
cinquantième anniversaire. Les de la Sarthe, enfin de la Manche en qui l'ont planté" ». auquel on lance un coup de pelle au
célébrants saluent la souveraineté du 1824. Il y était encore quand Mais voici enfin plus sérieux, passage : « On voit avec peine un
peuple, le suffrage uni verse!, Charles X a été renversé. TI l'a beaucoup plus sérieux et plus grave : homme du talent de M. Victor Hugo
l'abolition de l'esclavage, la liberté accompagné jusqu'à Cherbourg dans la crise, le chômage, les pseudo- se ranger à la Chambre parmi les
de la presse, la proclamation des sa lente retraite et a tout de suite mesures sociales du gouvernement, la plus exaltés. Cela ne peut
droits de l'homme. refusé de servir Louis-Philippe. montée de la colère populaire. « On s'expliquer que par le refrain de sa
Le comte Joseph d'Estourmel se Libre, riche, curieux de tout, il a organise des ateliers de charité dont ballade : "Le vent qui souffle à
montre beaucoup moins beaucoup voyagé toujours revenant l'inconvénient est de salarier travers la montagne 1L'a rendu
enthousiaste. Les droits de l'homme, à Paris dont il ne pourrait se passer. l'oisiveté volontaire comme le fou!" »
par exemple, loin de lui inspirer Le livre où il raconte 1848, ses chômage forcé. Tous les fainéants s'y Parfois c'est une triste visite chez
l'attendrissement respectueux qui est descendants l'ont trouvé dans ses font recevoir et appointer. Les madame Récamier à l'abbaye aux
de rigueur, lui rappellent tout de papiers après sa mort, en 1849, et meneurs ne cessent de pousser les Bois : « M. de Chateaubriand est
suite une petite histoire gaie qui date l'ont appelé Derniers souvenirs. ouvriers à la révolte contre leurs assis au côté droit de la cheminée,
de la précédente révolution : Français de très vieille France, patrons auxquels ils prétendent faire immobile, silencieux, ennuyé
« En 1830, après les journées de Estourmel a traversé trois payer les demi-journées comme des surtout... En général on évite de
Juillet, M. Casimir Perier eut à révolutions et quatre ou cinq entières... Beaucoup d'ouvriers des rompre avant quatre heures ce
répondre aux exigences populaires. régimes avec une gaieté qui est la ateliers nationaux passent leur temps morne et muet tête-à-tête ... Quand
Un jour, en rentrant chez lui, il se forme la plus élégante du courage, à vaguer et à jouer au bouchon. On madame Récamier se plaît
trouve serré de près par une foule une inépuisable ironie, indispensable leur donne vingt sols par jour, la officieusement à commencer ainsi
turbulente. Hommes, femmes pour se garder des vains demi-solde de l'oisiveté, et ils la quelque récit : "M. de
criaient : "Nous voulons avoir les enthousiasmes et des sottes vanités. préfèrent à la solde entière qu 'il Chateaubriand disait tout à
droits de l'homme !"M. Perier, Légitimiste décidé, le comte faudrait gagner par quelque labeur. » l'heure ... ", déjouant cette
craignant que la retraite ne lui fût d'Estourmel ne jette la pierre à Chose remarquable: en 1849, un an coquetterie qu 'elle a pour son
coupée, s'adresse aux plus personne et il a des amis dans tous à peine après 1'échec et la esprit, il retrouve une parole brève
échauffés : "Vous demandez les les camps et tous les mondes. condamnation des Ateliers et sèche pour proférer ces seuls
droits de l'homme? « Mercredi 23 février. M. Guizot, nationaux, décidée le 21 juin 1848, mots: "Madame, je n'ai rien dit".
SOUVENIRS DE 184

On pourrait croire qu'il tire vanité Lamartine d'une liberté d'esprit


de son silence, quelquefois même de charmante, note Estourmel. On lui
son ennui. Pourtant ce n'est pas tout recommandait quelqu'un pour je ne
d'être vie,;, il faut être aimable. » sais plus quel emploi : "Mais quels
Une des silhouettes les plus sont ces titres ? demandait M. de
curieuses c'est celle de ce prince Lamartine, Au moins a-t-il été
Bonaparte entrevu une première fois condamné en police
chez les Girardin. Le comte correctionnelle ?" »
d'Estourmel, qui a assisté à son On finit par bien regretter de voir
élection à la présidence, est mort finir l'an 48 et de devoir quitter le
avant d'avoir vu le prince-président comte d'Estourmel. On ne reverra
se muer en Napoléon III. Mais il pas de sitôt quelqu'un de cette
avait tout de suite pressenti l'avenir. qualité. Un homme de très bonne
A l'été 1848 il écrivait déjà : « La compagnie, et, en même temps, de
vieille étoile impériale reparaît à grande culture. Plein de préjugés ?
l'horizon; trois départements ont Oui. Pas plus, et plutôt moins, que
choisi pour leur représentant le les gens de son milieu et de son
prince Louis Bonaparte. En France éducation. Du moins ne les exprime-
(je crois l'avoir déjà remarqué) rien t-il pas sur le ton hargneux ou
ne dure, mais rien ne finit. M. de sectaire. Et puis qui donc a dit :
Talleyrand disait : "Tout arrive". IL « J'appelle préjugés les idées des
faut ajouter : Tout recommence. autres quand je ne les partage pas ».
Nous roulons dans un cercle plus ou Léger, frivole, superficiel ? Un peu,
moins étroit, plus ou moins vicieux. peut-être. Lucide surtout, Je plus
La République, l'Empire, la souvent, en s'efforçant de rester
Restauration, l'usurpation. Le tour aimable et gai. Et pourquoi la
est fait ; nous recommençons : la clairvoyance devrait-elle toujours
République, l'Empire... » être grave et ennuyeuse ?
Mais l'homme qui hante Le comte d'Estourmel a dit :
véritablement le journal du comte « Après les mauvaises actions, ce
d'Estourmel c'est Alphonse de que je déteste le plus, ce sont les
Lamartine. Poète et politicien, mauvaises façons. » Les siennes
aristocrate et démagogue, sincère et étaient parfaites. C'est un plaisir de
truqueur, il ne cesse de fasciner et de Je rencontrer.
dérouter ses amis, hommes du FRANÇOIS CROUZET
monde, hommes de son monde, qui L'article qu'on vient de lire nous
n'arrivent pas à le suivre et ne se avait été adressé par François Crou-
résignent pas à l'abandonner. Il zet quelques jours avant sa mort le 11
passe et repasse sans cesse dans ses avril1998. Écrivain et journaliste férn
A l'Hôtel de Ville, le 25 février 1848, Lamartine s'oppose à l'adoption du d'histoire, lui-même ms de journalis-
pages, soulevant tour à tour, et drapeau rouge qui n'a jamais fait« que le tour du Champs-de-Mars, traîné
souvent en même temps, te, François Crouzet avait 67 ans.
dans le sang du peuple », alors que le drapeau tricolore « a fait le tour du Après des études à Louis-Le-Grand,
l'admiration, l'ironie, la stupeur, la monde avec nos libertés et nos gloires ». Henri-IV et la Sorbonne, il avait à 25
colère, la tristesse. Il n'y a qu'à
ans entamé sa carrière à Dinumche
puiser. Tout au long de cette année MaJin comme critique littéraire.
« 26 février. Deux personnes qui ont et tout ce qu'il aime c'est de plaider
terrible Lamartine montre, à qui Après avoir travaillé dans plusieurs
regarde bien, toutes les facettes de entendu hier les allocutions de M. le pour et le contre. Un jour, à
quotidiens parisiens, il avait rejoint
son génie, de son astuce, de sa de Lamartine en parlent l'abbaye-aux-Bois, on parlait de la
Le Figaro en qualité de rédacteur en
diversement. "Vous ne pouvez, me suppression de l'impôt sur le sel, et
candeur aussi et de sa mégalomanie, chef. n avait également collaboré à lA
cruellement punie pour finir. dit 1'une, vous faire idée d'un tel dans un accès de confiance, il nous Parisienne, au Spectacle du Monde... TI
« 25 février. Vers dix heures, M. de effet ! La foule était comme avoua qu'il avait deux discours tout laisse plusieurs livres notanunent un
Lamartine rentre, épuisé de fatigue, suspendue à ses lèvres ! Il a prêts dans lesquels il soutenait pamphlet Contre René Char (Les
mais l'esprit libre et trouvant renouvelé les prodiges de également les opinions opposées. Je Belles Lettres) dans lequel il se gaus-
toujours des choses obligeantes à l'éloquence antique." Le second ne pus m'empêcher de lui appliquer, sait de procédés trop apparents et
dire. IL va se jeter un moment sur témoin était resté moins frappé de en l'altérant un peu, le vers de avouait incliner plus pour Villon, Ver-
son lit, puis il retourne à l'Hôtel de l'admiration des auditeurs pour son Tartuffe : "Il est avec le sel des laine ou Rimbaud. François Crouzet
Ville. » talent que pour sa faconde. Il/es accommodements." » avait une excellente connaissance de
avait entendus dire dans leur Plus les jours passent et plus l'histoire toujours associée chez lui à
C'est l'heure de la fameuse
un sens poétique et à une culture litté-
harangue pour le drapeau tricolore, langage vulgaire : "Décidément, Lamartine au pouvoir donne de
raire qui faisait le charme de ses
« qui a fait le tour du monde avec le c'est celui-ci qui blague le mieux !" gages à 1'extrême gauche. Il n'est
articles élégants et spirituels, dont on
nom, la gloire, la liberté de la Soyez donc sublime ! » pas dupe pourtant et sait très bien espère qu'ils seront un jour repris en
patrie », contre le drapeau rouge, qui Une autre fois, Estourmel rapporte que beaucoup de ces pseudo- volume. Dans notre numéro 24 (lA
n'ajamais fait que« le tour du une anecdote que lui a conté son ami républicains qui se sont mis sur les France. Histoire d'un art de vivre) il
Champ-de-Mars traîné dans le sang l'académicien Briffaut: «Notre places seraient mieux aux galères. avait publié un très bel article sur
dupeuple. » grand poète se contredit sciemment, « J'ai trouvé ce soir M. de «La langue au-dessus de tout"·

Il
u lendemain de ces guerres civiles européennes que

A furent les conflits de la Révolution et de l'Empire ou


ceux de notre premier demi-siècle, le mépris qu'inspi-
raient des vainqueurs pas toujours estimables éveilla par
Une leçon
contraste de 1' attrait pour des vaincus qu'ornait le charme
romantique du courage malheureux. Il en fut ainsi pour les
Sudistes après la guerre de Sécession, et pas seulement sous la
plume de Margaret Mitchell. Les vaincus de la Libération ont
joui de cette amère faveur dans certains romans des « Hus-
sards ». Il en avait été de la sorte au profit de Napoléon et des
siens après 1815 dans les romans de Stendhal. Malgré une car-
rière militaire qui excéda peu une grosse année, l'ancien sous-
lieutenant de dragons de l'armée d'Italie resta jusqu'à sa mort
habité par une invincible nostalgie de l'aventure napoléonienne.
Un athéisme précoce contribua à renforcer son aversion pour la
société conformiste et cléricale de la Restauration.
« Il se piquait de libéralisme, disait son ami Mérimée, et
était au fond un aristocrate achevé. » Lui-même n'en disconve-
nait pas : «Je me soumets à mon penchant aristocratique après
avoir déclamé dix ans de bonne foi contre toute aristocratie. »
Ici, Beyle (1) joue sur les mots. Son « penchant aristocratique »
n'est pas un effet de l'âge. C'est une disposition native qui lui a
toujours fait chérir les comportements chevaleresques et les
mœurs raffinées, plus que cette caricature d'aristocratie qu'était
à ses yeux la bonne société de 1820 ou de 1830, mélange de
nouveaux riches prétentieux, de ci-devant campés sur leur vin-
dicte, et de dévots enrôlés dans cette police de la pensée qu'était
la « Congrégation ».
Le climat moral de 1' époque stendhalienne est peu différent
du nôtre. Seulement, le glissement sémantique, dû à l'écoule-
ment du temps, brouille les perspectives. Il suffit de les éclairer
pour que tout se mette en place. Comme dans le monde sovié-
tique finissant, les anciennes idées révolutionnaires se sont
muées en opinions conservatrices. Le qualificatif républicain qui
jéfinissait un dangereux conspirateur ve~s 1830, désigne cent
;inquante ans après un bourgeois rangé. Mais sous les étiquettes
;hangeantes, les hommes, eux, ne changent pas. Comme l'expli-
}Uait le banquier Leuwen à son fils, pour réussir en politique et
ians le monde, il faut être « un coquin ». Toutes les époques ont
:u leurs légions de « bien-pensants » et de conformistes prêts à Bivouac de l'Empereur, la veille d'Austerlitz. Dans ses romans, Stendhal
:xpédier au bûcher les insolents et les réfractaires un peu trop
·emuants et nuisibles aux coquins. Pour décrypter ce qu'il y a de
>ermanent dans les romans de Stendhal, il suffit de remplacer le puisque l'ancien contenu a perdu son pouvoir subversif. Dès les
1ualificatif « libéral » par l'un des sobriquets actuels réservés premières lignes, le ton est pourtant donné. Elles décrivent sans
mx indociles, et alors tout s'éclaire. En leur temps, puisqu'ils excès de précaution et avec un enthousiasme batailleur l'entrée
:taient des insoumis, Julien Sorel, Lucien Leuwen et Fabrice del des troupes de Bonaparte à Milan, le 15 mai 1796. L'imaginaire
)ongo étaient nécessairement des « jacobins ». Aujourd'hui, on duché de Parme, qui sert de cadre au roman, est un condensé de
es désignerait sous je ne sais quelle appellation malséante dont corruption et de bigoterie dans lequel un lecteur français averti
es gazettes abondent. de la fin du XX' siècle peut reconnaître l'anticipation de ce qu'il
En maints passages de La Chartreuse de Parme, le plus poli- a sous les yeux.
igue des trois grands romans de Stendhal, l'histoire de cape et Publié en 1839, alors que le courant bonapartiste et libéral
l'épée ne dissimule qu'à grand peine le brûlot révolutionnaire. avait conquis droit de cité, ce roman passa inaperçu. Quelques
riais le lecteur d'aujourd' hui n'y prête plus aucune attention, années plus tôt, Stendhal s'était inquiété des risques éventuels.

Il
ÉDITORIAL

milieu pauvre, engagé vers 1820 comme précepteur des enfants

le maintien du riche et peu sympathique monsieur de Rénal, Julien Sorel est


contraint de dissimuler son admiration pour l'Empereur déchu
s'il veut conserver sa place. Venu trop tard pour « être tué ou
général à trente ans », ne pouvant construire son existence par le
rouge de la gloire militaire, il ne lui reste d'autre voie que le noir
de la carrière ecclésiastique ; la prudence cauteleuse au lieu de la
fougue guerrière. A l'horizon, une mitre d'évêque s'il a su plaire
et se courber, ou la morne perspective d'une cure de campagne ...
Stendhal a résumé le sentiment de cette déchéance dans sa cor-
respondance privée: «Comment voulez-vous que deux cent mille
Julien Sorel qui peuplent la France et qui ont l'exemple de
l'avancement du tambour duc de Bellune, du sous-officier Auge-
reau, de tous les clercs de procureurs devenus sénateurs et
comtes de l'Empire » ne nourrissent pas des rêves de révolte ?
La nostalgie de l'épopée est soulignée par la présence de
demi-solde qui entrent en scène à l'occasion d'affaires d'honneur,
par exemple comme témoins dans les duels. De même, l'avocat
de Julien Sorel est-il un ancien capitaine de l'armée d'Italie.
Le lecteur attentif découvre sans peine la philosophie morale
de l'écrivain sous 1'enveloppe de ses héros. Primitivement,
chacun d'eux recherche l'aventure, le succès, la gloire et un
amour romanesque, mais certainement pas le bonheur. Au final,
il choisissent le parti de la hauteur quel que soit le prix. Pendant
un temps, ils se laissent convaincre de pactiser avec l'époque par
d'habiles mentors, cyniques et parfois même sympathiques
(monsieur de La Mole, le comte Mosca, la Sanseverina, le ban-
quier Leuwen), qui s'efforcent de leur apprendre les règles du jeu
social. « Crois ou ne crois pas ce qu'on t'enseignera, explique à
Fabrice la Sanseverina, qui s'est mise en tête d'en faire un évêque,
mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne
les règles du jeu du whist ; est-ce que tu ferais des objections aux
règles du jeu du whist ? » Que leur demande-t-on ? Seulement
d'oublier de penser afin de respecter les tabous de l'époque. La
réussite, la fortune, les honneurs sont à ce prix. Ils semblent s'y
résoudre. Puis vient un sursaut inattendu de fierté, manifestation
de leur goût du geste inutile et de la position sacrifiée. Stendhal
fait dire à Mathilde de La Mole, modèle de dignité et d'énergie :
« Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme.
C'est la seule chose qui ne s'achète pas. »Dans le défi, le héros
1-endra la nostalgie d'une épopée opposée à la médiocrité de son temps.
stendhalien retrouve sa véritable nature.
A l'issue d'un procès où ses éclats l'ont voué à l'échafaud,
Ainsi, avait-il jugé opportun de différer la publication de Lucien Julien Sorel refuse de faire appel de sa condamnation. Mieux
Leuwen, roman resté inachevé, dont le héros, un jeune officier vaut mourir que déchoir. De façon imprévisible, Lucien Leuwen
bonapartiste, ressemble comme un frère à un jeune « fasciste » assume la faillite de son père et vend tous ses biens pour rem-
idéaliste de 1960. Sous-lieutenant de lanciers, réduit à ne sabrer bourser les créanciers de sa famille. Fabrice, lui, choisit de reve-
que des bouteilles dans une petite ville de province mal pavée, nir volontairement en prison. Chacun à sa façon refuse de transi-
Lucien Leuwen crie son amertume : « Quelle gloire ! Mon âme ger alors que tous les autres le font autour d'eux. Ce sont des
sera bien attrapée lorsque je serai présenté à Napoléon dans purs dans un monde de canailles.
l'autre monde. Sans doute, me dira-t-il, vous mouriez de faim DOMINIQUE VENNER
pour faire ce métier-là ?
-Non, général, je croyais vous imiter »... (1) On sait qu'Henri Beyle (1783-1842) avait choisi d'écrire sous
Même tonalité dans Le Rouge et le Noir (1830). Né dans un le nom de Stendhal.
Vasco de Gatna et t~épopée portugaise
e Portugal célèbre cette caravelle, un bateau rapide cap des Tempêtes, rebaptisé ensuite

L année, à travers le
cinquième centenaire
de 1' arrivée sur les côtes
et maniable bien adapté à la
navigation hauturière mais
capable d'aborder des côtes
cap de Bonne-Espérance. La
découverte de l'Amérique par
Colomb ne détourne pas le Portugal
indiennes de Vasco de Gama, dépourvues de ports a été de la priorité donnée à la
la mémoire d'une aventure réalisée dans les chantiers circumnavigation africaine. C'est en
prodigieuse qui fit de lui, pour de Lagos et les grands effet dans l'océan Indien que se
plusieurs siècles, l'une des traités de construction trouve la clé du trafic des épices,
grandes puissances impériales navale du temps sont tous toujours aux mains des musulmans, et
de l'Occident européen. Deux dus à des Portugais. Il faut c'est là que pourra reprendre, pense-t-
siècles après la conquête d'un évoquer enfin la part prise on, la nécessaire croisade contre
espace allant des Moluques au aux découvertes par l'infant l'Islam. Vasco de Gama, qui a
Brésil, un voyageur italien Henri le Navigateur, surtout remonté la côte orientale de
admirait encore « une nation préoccupé de poursuivre en l'Afrique, s'est lancé, à la faveur de
qui, quoique faible en nombre, Afrique du Nord la croisade la mousson, dans une ultime traversée
avait étendu sa domination entamée par la prise de de 1'océan Indien qui, en trois .
sur toutes les parties du Ceuta en 1417, nouvelle semaines, le conduit sur les côtes
monde par son industrie, par étape d'une reconquête occidentales de l'Inde, à hauteur de
ses vertus, par sa valeur et chrétienne qui devait en Calicut. Des comptoirs protégés par
oar une foule de héros qui principe conduire les un fort constituent bientôt les points
('avaient servie nouveaux croisés jusqu'à d'appui d'une puissante
successivement... » ces Jérusalem, mais le travail thalassocratie, qui se substitue au
iécouvreurs et ces conquérants accompli autour de lui à commerce musulman de l'océan
;hantés par Luis de Camoens, Sagres, non loin du cap Indien, à la grande fureur des
'immortel auteur des Saint-Vincent, fut l'une des Mameluks d'Égypte et de leurs
~usiades.
Henri le Navigateur (1394-1460). conditions nécessaires des clients vénitiens. Après Vasco de
<\près avoir chassé, au milieu succès ultérieurs. Grand Gama, Francisco de Almeida et
lu Xill' siècle, les derniers occupants cela le rôle personnel joué par des maitre de 1' ordre du Christ, héritier Alfons~ d'Albuquerque- qui prend
nusulmans, le petit royaume né de la souverains et des princes d'exception, du Temple, dont les croix pattées Goa en 1510 et Malacca en 1511 -
·econquête ibérique a fixé en 1297 le roi Jean I", ses fils Édouard, Pierre rouges orneront les voiles des organisent cet immense espace. La
:es frontières définitives avec la et Henri, après eux le roi Alphonse V caravelles, Henri fut un très sage prise d'Ormuz, à l'entrée du golfe
:astille voisine. On peut dès lors se l'Africain puis les rois Jean II et administrateur des richesses de Persique, celle des Maldives, de
lemander comment cet État médiéval Manuel I". L'époque est favorable l'ordre et de ses possessions Ceylan, de Sumatra et des Moluques
1UX ressources naturelles très aux entreprises portugaises. France et personnelles, ce qui lui fournit les compensent largement l'échec subi
imitées, peuplé d'un peu plus d'un Angleterre se déchirent jusqu'au moyens des expéditions lancées vers devant Aden. Bientôt, les Portugais
nillion d'habitants dans la seconde milieu du XV' siècle, la Castille est le sud des côtes marocaines. Après s'installeront à Macao, découvriront
noitié du XV' siècle, a pu donner à en proie à la guerre civile et donne lui, le roi Jean II sera l'artisan de -cela ne fait plus aucun doute -les
on expansion maritime et ensuite la priorité à la reconquête de l'ouverture de la route du Cap. côtes australiennes et Femao Mendes
ommerciale une dimension Grenade, les cités italiennes se Une fois réalisée- au cours des Pinto sera le premier Européen à
>lanétaire qui fit de lui le rival des retrouvent confrontées, surtout après années 1420 -la conquête de Madère fouler le sol de l'archipel japonais.
randes puissances du temps. la chute de Constantinople survenue et des Açores, les marins portugais Pedro Alvarez Cabral a << découvert »
itué à l'extrême sud-ouest de la en 1453, avec la menace majeure que disposent d'un relais qui leur permet officiellement le Brésil en avril 1500
éninsule européenne, le petit constitue l'expansion ottomane. La de bénéficier des vents d'ouest sur la mais il est à peu près certain que les
Jyaume passé en 1385 aux mains de Méditerranée redevient pour route du retour, et d'éviter ainsi Portugais y avaient déjà abordé.
t dynastie d' Aviz est naturellement longtemps une zone d'affrontement d'avoir à naviguer contre l'alizé du En quelques années, 1'empire ainsi
uvert sur les grands espaces entre la Chrétienté et le monde nord-est qui les a poussés, à l'aller, le constitué assure, grâce à l'or de
tlantiques mais l'expérience musulman. Les besoins en métal long des côtes africaines. En 1434, Mina, aux épices indiennes et au
au tique acquise par ses pêcheurs ne précieux qui sont alors ceux de Gil Eanes double le cap Bojador au sucre de Madère, la fortune du
eut, pendant longtemps, compenser l'Occident européen ne peuvent sud du Maroc. Le cap Vert est atteint royaume et rend possible l'éclosion
absence de bons sites portuaires. Au qu'encourager les navigateurs à en 1444 et l'embouchure du Sénégal de l'admirable art manuélin.
IV' siècle, ce sont surtout les · contourner par 1' Atlantique 1'obstacle est reconnue. Les îles du Cap-Vert Jusque-là << Roi du Portugal et des
aliens, les Basques et les Normands que constitue l'espace islamique, sont découvertes en 1456. Quand Algarves >>,Manuel l" peut se
Ji jouent le rôle de pionniers de la pour aller se procurer directement le Henri le Navigateur meurt en 1460, la proclamer, dès le retour à Lisbonne
tvigation océanique. La poursuite, précieux or du Soudan. Des Gambie et la Sierra Leone ont été de Vasco de Gama, « Seigneur de la
1r les côtes maghrébines, de la innovations techniques vont aussi atteintes et la mise en valeur de conquête, de la navigation et du
oisade entamée dans la péninsule jouer leur rôle dans la genèse de la Madère et des Açores est entamée. En commerce d'Éthiopie, d'Arabie, de
érique et le souci de ne pas être grande aventure. On utilise désormais 1483, Diogo Gao atteint Perse et de l'Inde »,car l'Empire
:vancé par les rivaux castillans, déjà la boussole et le gouvernail d'étambot l'embouchure du fleuve Zaïre et le portugais a pris en quelques années,
stallés aux Canaries, dans les à une époque, le XV' siècle, qui voit royaume du Manicongo. Après une et pour plusieurs siècles, une
chipels atlantiques sont les le Portugal s'imposer comme le nouvelle progression au long des dimension planétaire.
incipales raisons des initiatives centre du savoir cartographique côtes angolaises et namibiennes,
•rtugaises. Il convient d'ajouter à européen. La mise au point de la Bartolomeu Dias franchit en 1488le PHILIPPE CONRAD


'
DU MSI A L~ ALLIANCE NATIONALE

Histoire et mutations
du néo-fascisme italien
sous l'égide d'un parti communiste (PCI) usine, dans chaque rue, dans chaque village.
PAR CHARLES VAUGEOIS
reconstitué, porte les passions meurtrières à Agissant hors de tout contrôle, ayant droit de
leur paroxysme. vie et de mort, ils font planer une menace sur
Incroyable mais vrai. En Ita- Après la victoire alliée et l'effondrement tous ceux qui ne se sont pas concilié les
définitif du fascisme - Mussolini est exécuté bonnes grâces des nouveaux dirigeants. Pré-
lie, le souvenir du fascisme n'a le 28 avril 1945 (1) -, les exécutions vont sider un CNL est le moyen le plus sûr de
jamais disparu. Depuis 1946, le redoubler. L'épuration sauvage n'épargne ni faire rapidement fortune. On dénombrait
les ecclésiastiques ni les femmes. Dans la environ 70 000 partisans dans les maquis
MSI a revendiqué l'héritage du région de Rome, on estime à 7 000 le nombre d'Italie du Nord avant la capitulation alle-
Duce, participant à toutes les de femmes massacrées, tandis que 5 000 mande. Peu de temps après, il y en aura
autres sont jetées en prison et 20 000 ton- 500 000 sur la liste des « anciens ». Ces
élections et à quelques conspira- dues et violentées. CNL et les tribunaux d'épuration qui en
tions. Puis, un jour de 1995, il
s'est transformé. Histoire d'une A la fin de 1944, dans le nord de
l'Italie où ii a constitué la
permanence. République sociale italienne (RSI),
Mussolini passe en revue un
détachement armé des ses partisans
en chemise noire, parmi lesquels on
remarque même des enfants. Sur le
a fin du fascisme avait commencé

L
souvenir 11 héroïque et
lors de la destitution et de l' arresta- révolutionnaire " de la RSI se
tion de Mussolini par le roi, le 25 constitue en 1946le Mouvement
social italien (MS!).
juillet 1943, et plus encore, après le retour-
nement en faveur des Alliés du maréchal
Badoglio, au mois de septembre. Quelques
heures après que la radio eut annoncé la
capitulation italienne, la populace envahit les
rues des grandes villes italiennes et se lance
dans la chasse aux fascistes. Ceux qui sont
pris sont lynchés et mis à mort par des foules
en délire, sauf dans le Nord, où la présence
militaire allemande maintient le calme. C'est
là qu'après son évasion, Mussolini reconsti-
tue un nouveau fascisme pur et dur, faisant Les Comités de libération nationale émanent, siégeront encore deux ans après la
retour aux sources socialistes du mouve- (CLN) chargés de l'épuration antifasciste ont disparition de Mussolini.
ment, la République sociale italienne (RSI). été encouragés par les Alliés, qui comptent Les anciens fascistes estimeront à 300 000
Mais son existence est suspendue à une puis- ainsi se débarrasser définitivement du fascis- le nombre d'exécutions sommaires de l'épu-
sance allemande qui entre en agonie. La me dont la popularité avait été immense ration sauvage, chiffre certainement exagéré.
guerre de partisans, qui se dévelop~e alors jusqu'en 1938. Il y a un CNL dans chaque Paul Sérant, historien scrupuleux de cette
Ufiche de recrutement de la Malgré une écrasante défaite et une ter-
l division de fusiliers marins
ma Mas " que commande le
rible épuration, par rapport à laquelle la
1 Valerio Borghese au temps Saint-Barthélemy semble une plaisanterie, la
RSI. Cette unité a combattu fidélité populaire au souvenir du fascisme
'44-1945 en Vénitie Julienne sera assez forte pour susciter un courant
•our défendre cette province
les convoitises yougoslaves. d'opinion impossible à déraciner.
Tous les Italiens n'avaient pas oublié ce
que Mussolini leur avait apporté avant de se
lancer dans la guerre. Il restait l'homme qui
avait donné à l'Italie un développement agri-
cole et industriel sans égal, des lois sociales
novatrices, un empire colonial dont elle pou-
vait être fière et un rang de grande puissance.
Longtemps, il avait su unir la majorité des
Italiens autour d'une mystique collective qui
apparaissait à tous les observateurs comme
un tour de force. Jusqu'à la guerre, le prix à
payer en mesures autoritaires et en suspen-
sion de libertés avait été léger ; de même, le
fascisme italien était resté étranger au racis-
me et à l'antisémitisme hitlérien. Aussi,
jusqu'à la fin des années trente, le fascisme
italien avait-il fait figure de modèle dans
toute l'Europe. Avant d'être précipité dans
les bras du Reich par les erreurs diploma-
période, s'est livré à une série de recoupe- En accord avec les Alliés, il avait été tiques de l'Angleterre et de la France, l'État
ments qui lui permettent d'évaluer à 100 000 arrêté que le sort de la monarchie italienne mussolinien avait fait figure d'obstacle
le nombre des victimes (2). serait décidée après la guerre par référen- majeur à l'expansion du pangermanisme hit-
Certaines opérations des comités d'épu- dum. La gauche et le parti communiste lérien.
ration atteignirent un tel niveau d'horreur tenaient à l'abolition de la monarchie. Pour Contrairement aux Allemands, les fas-
qu'elles suscitèrent dans toute l'Italie un parvenir à ce résultat, ils étaient prêts à solli- cistes n'éprouveront après 1945 aucune cul-
mouvement d'indignation, comme dans citer tous les concours. C'est ainsi que des pabilité. Ils n'avaient pas derrière eux les
l'affaire de Schio, le 6 juillet 1945, où quin- émissaires communistes rencontrèrent des désastres et les horreurs du III' Reich. Après
ze partisans s'emparèrent de la prison et représentants du parti fasciste clandestin. Ces l'épuration de 1945-1946, ils pouvaient
assassinèrent 55 présumés fascistes qui y derniers acceptèrent de faire campagne même faire figure de victimes plus que de
étaient détenus, dont 21 femmes. contre la maison de Savoie qui s'était désho- bourreaux.
Faisant allusion à l'assassinat du député norée à leurs yeux par sa « trahison » de L'accusation de trahison qui permit
socialiste Matteoti en 1924, les anciens mus- 1943. Ils posèrent comme condition la libé- d'écraser en France les partisans de la
soliniens feront cette réflexion amère rappor- ration de la majorité des détenus politiques. « révolution nationale », ne s'appliquait pas
tée par Alfred Fabre-Luce : « Les fascistes C'est ainsi que le ministre communiste, épu- aux fascistes italiens. Ceux-ci avaient au
ont tué un homme : on en a parlé pendant rateur féroce, prit l'initiative de l'amnistie. contraire incarné la résistance à la capitula-
vingt ans. Les antifascistes en ont tué Togliatti vise également un autre objec- tion et au « déshonneur » de 1943, puis la
300 000, on en a parlé pendant quinze tif. Ne désespérant pas de rallier à son parti défense des terres convoitées par l'ennemi
jours! » un certain nombre de petits fascistes déçus, il yougoslave.
Les premières mesures d'apaisement leur lance publiquement des appels expli- Le nationalisme des anciens fascistes a
viennent en octobre 1946 sous forme d'une cites. trouvé un écho chez beaucoup d'Italiens unis
amnistie partielle. Contre toute attente, celle- L'amnistie a des effets immédiats. Les dans un commun ressentiment contre les
ci est signée par Palmiro Togliatti, secrétaire prisons se vident et les anciens fascistes, grandes puissances alliées qui, après avoir
général du parti communiste et ministre de la encore nombreux, entreprennent de s'organi- accepté le concours des antifascistes, sem-
Justice. Comment cet ennemi juré des fas- ser. L'éclatement de certains scandales, blent leur tenir rigueur du passé national et
cistes, chef d'un parti haineux et rancunier, comme la vente massive de faux certificats multiplient les mesures vexatoires. La ran-
a-t-il été conduit à un geste de clémence peu de résistance, contribuent à hâter l'heure de cœur des Italiens atteint son maximum avec
en harmonie avec ses habitudes ? la clémence et la naissance du néo-fascisme. la décision alliée d'accorder en 1946 le ratta-

Il
Héros de la campagne d'Abyssinie, fidèle à
Mussolini, commandant en chef des armées de la
RSI en 1943·1945, le maréchal Graziani (1882·
1955) rallie le MSI dès sa sortie de prison en 1950.

chement de Brigue à la Suisse, de Tende à la d'antifascisme, et pour cette raison libérés


France et, surtout, la Vénétie Julienne à la les derniers par les Alliés. C'est ainsi que le
Yougoslavie. A la fin de la guerre, plus de 22 décembre 1946, plus d'un millier de
300 000 Italiens avaient dû fuir la région « non-coopérateurs » venant de l'Inde, ont
annexée par les Yougoslaves au milieu de débarqué à Naples en chemise noire et en
massacres horribles qui avaient fait plusieurs chantant l'hymne fasciste, Giovinezza.
dizaines de milliers de victimes italiennes. Les missini, comme on appelle les
On n'avait pas oublié que, face aux forces membres du MSI, organisent les premiers
titistes, les volontaires en « chemise noire », « noyaux d'action sociale » au sein de la
notamment la fameuse Decima Mas du prin- grande centrale syndicale socialo-communis-
ce Borghese, avaient été les seuls défenseurs te. Ces noyaux donneront naissance en 1950
de ces malheureux. Le procès du prince, en expéditions pumtJ.ves contre les dirigeants à la CISNAL, le syndicat néo-fasciste.
1949, révèle l'évolution des esprits. trop zélés des comités d'épuration. L'influence de ces noyaux s'affirme rapide-
Après de tumultueux débats et près de En 1946, les Alliés ont exigé la livraison ment. A la fin de 1947, sous la direction de
quatre années passées en cellule, le prince de la flotte italienne, y compris les bâtiments Giorgio Almirante, ils sont à l'origine des
Borghese est condamné le 17 février 1949 à ayant lutté contre l'Allemagne après 1943. grandes grèves « apolitiques » de Milan.
dix-huit ans de prison. Cependant, sous la Sûrs d'être approuvés par l'opinion, les FAR Le gouvernement s'inquiète de ce dyna-
pression de l'opinion indignée par l'affaire sabordent plusieurs navires qui doivent être misme. Le 3 décembre 1947, il fait adopter
de Trieste, le Premier ministre démocrate- livrés à l'URSS. Cependant, la répression par le parlement une loi antifasciste pré-
chrétien Alcide De Gasperi prend aussitôt policière s'intensifie. En juin 1947, Pizzari- voyant des peines de 10 à 20 ans de prison
une mesure de grâce. Et le « Prince noir » est ni, chef régional de Milan, est arrêté, des en cas de tentative de reconstitution d'un
libéré « en raison de son action patriotique dépôts d'armes sont découverts à Rome. parti fasciste. Le MSI ne cessera de se
en Vénétie Julienne». L'année suivante, plusieurs responsables sont défendre contre ce type d'accusation, s' affir-
L'apparition d'un courant néo-fasciste arrêtés dans la capitale. La plupart des chefs mant respectueux des institutions républi-
peu négligeable avait été prévu dès 1945 par et militants des FAR vont rejoindre l'action caines et attaché à la légalité.
l'organe monarchiste L'Italia Nuova : « En légale qui s'organise au cours de l'année Un premier grand rassemblement prévu à
admettant qu'il soit possible d'éliminer de la 1947. Rome pour le 10 octobre 1947 est interdit. Il
vie politique plusieurs centaines de milliers Le MSI, Mouvement social italien, dont a pourtant lieu. Les participants entonnent
d'Italiens, parmi lesquels on compte natu- le nom rappelle celui de la République socia- des chants fascistes avant de se colleter avec
rellement les éléments les plus jeunes et les le (RSI), a été créé le 26 décembre 1946, à la police. Le parti communiste en profite
plus dynamiques, quel serait le résultat fatal Rome, au domicile d'Arturo Michelini, pour exiger l'interdiction du mouvement.
de cette mesure ? Nous aurons contraint les ancien secrétaire fédéral adjoint du parti fas- Mais il n'obtient que l'assignation à résiden-
ex-fascistes à se serrer les uns contre les ciste de Rome. Comme lui, la plupart des ce dans un village perdu du secrétaire géné-
autres en une union nouvelle et solidaire qui fondateurs viennent des FAR, Giorgio Pini, ral, Giorgio Almirante.
ne pourra que devenir un nouveau parti Augusto De Marsanich (ancien secrétaire Aux élections de 1948, les résultats sont
politique. Un parti auquel nous aurons pré- d'État aux Postes de la RSI et oncle d' Alber- maigres. Un peu plus de 500 000 voix et six
paré, de nos propres mains, un avenir cer- to Moravia), Pino Romualdi (ex-secrétaire députés, grâce à la proportionnelle. En
tain. » adjoint du parti fasciste, condamné à mort revanche, la démocratie chrétienne obtient
Malgré la rigueur de la répression anti- par contumace et gracié), Giorgio Almirante un succès inattendu, s'affirmant comme un
fasciste, des réseaux clandestins s'étaient (ancien rédacteur en chef du quotidien fas- grand parti gouvernemental de centre-droit.
formés très vite en Italie du Sud, avant ciste Tevere et ancien chef de cabinet du Après son échec électoral, le comité central
même la fin de la guerre. Unfascio clandes- Minculpop, le ministère de la Propagande de du MSI remplace Almirante tenant d'une
tin fonctionne à Rome à partir de l'été 1944. la RSI), Enzo Maria Gray (rallié au roi après ligne « socialiste-nationale » ( « de gauche »)
Il édite le journal clandestin Onore. Malgré l'arrestation de Mussolini, mais racheté aux par Augusto De Marsanich, partisan d'une
les nombreuses opérations de police et la ter- yeux des fascistes lors de son procès), Pelle- entente « de droite » avec les monarchistes
reur de 1945, ce journal a continué de grini (ex-ministre des Finances de la RSI, encore relativement puissants à l'époque.
paraître. condamné à mort, évadé et finalement gra- Faute d'avoir pu obtenir la dissolution du
Dès 1946, ces groupes s'organisent en cié), etc. MSI, les communistes et l'extrême gauche
Faisceaux d'action révolutionnaire (FAR), Les premières troupes viennent surtout s'efforceront de lui interdire la rue et de
animés par de très jeunes militants. Les FAR des anciens fascistes libérés peu à peu des l'acculer à des réactions violentes. De véri-
vont multiplier les coups de main, prenant prisons et des camps de concentration ainsi tables batailles rangées opposent commu-
d'assaut des émetteurs radio pour diffuser que des « non-coopérateurs », ces prison- nistes et étudiants néo-fascistes à Rome en
des émissions pirates, montant aussi des niers de guerre qui ont refusé de faire acte avril1949.
Le prince Borghese (1906·1974) célèbre chef
des hommes-torpille italiens, fidèle à Mussolini.
Après 1968, il participe à d'obscurs complots
qui le contraignent à J'exil en 1970.

En 1950, le procès du maréchal Grazia- Sans être lavé de sa « tache originelle »,


ni, ancien chef des armées de la RSI, est le MSI se trouve également associé à l'union
l'occasion de nouvelles manifestations. sacrée des partis de droite et du centre face
Condamné à 19 ans de prison, Je maréchal au péril communiste de la guerre froide. Des
bénéficie peu après d'une grâce amnistiante. alliances électorales locales se nouent avec le
Dès sa sortie de prison, il rallie le MSI. A parti monarchiste encore puissant et avec les
son tour, le social-démocrate Saragat exige démocrates-chrétiens. La « droite » du mou-
la dissolution du MSI. vement fait de ces accords l'objectif de sa
Malgré les efforts de modération de la stratégie, tandis que la« gauche » minoritai-
direction du mouvement qui veut éviter à re, incarnée par Almirante, condamne cette
tout prix une interdiction, la situation ne ligne qualifiée d'opportuniste qui transforme
cesse de se tendre. Des incidents violents ont le MSI en force d'appoint et en otage d'une
lieu à la fin de 1950 à Alexandrie, Trente, majorité qui lui est étrangère. En 1954, au
Padoue, Pistoia, Milan. Un attentat vise le congrès de Viareggio, la « gauche » ne par-
siège du parti socialiste, mais Il Tempo laisse vient pas à reprendre le contrôle du mouve-
entendre qu'il s'agit de provocations de la ment. Le « droitier » Michelini devient
gauche. secrétaire général, tandis que De Marsanich
Le 25 mai 1951, la police arrête tous les est promu président. Pourtant, la « gauche »
dirigeants clandestins des FAR dont plu- du MSI reçoit un soutien important en laper-
sieurs ont des responsabilités au sein du sonne du prince Borghese, seul soldat italien
MSI. Parmi eux, Pino Rauti qui avait été invaincu et de notoriété internationale.
volontaire à 17 ans dans la garde fasciste Malgré tout, le mouvement parvient tant
sous la République sociale, et l'inspirateur bien que mal à maintenir son unité. Un grou-
idéologique des FAR, le philosophe Julius pe de jeunes militants fait cependant scission
Evola, paralysé des deux jambes à la suite derrière Pino Rauti, ex-dirigeant des FAR. Ils
d'un bombardement (3). Leur procès, dit vont créer le mouvement Ordine Nuovo, qui
procès des 36, s'ouvre le 10 octobre 1951. Il s'affirme révolutionnaire et européen.
marque la fin de l'action clandestine. Après avoir connu un reflux aux élec-
Cette atmosphère dangereuse ne nuit pas 1945 et de proclamer son annexion à la You- tions de 1958, la ligne de la « droite »
au MSI qui consolide ses positions électo- goslavie. semble sur le point de réussir en 1960,
rales en 1951. Le mouvement compte 2 000 Dès 1947, les néo-fascistes feront du lorsque le gouvernement démocrate-chrétien
sections sur l'ensemble du territoire. Il retour de Trieste à l'Italie l'un de leurs che- de Tambroni est investi grâce aux voix mis-
publie une trentaine de périodiques, dont vaux de bataille. Le MSI se développe dans sinistes. Tambroni, ancien fasciste passé à la
cinq hebdomadaires et un quotidien national, la ville qui est placée sous contrôle allié. «résistance» en 1943, a été le défenseur des
Il Secolo d'ltalia, fondé par Franz Truchi. Lorsque ses militants triestins sont frappés fascistes après 1945. Représentant de la frac-
Les succès relatifs de 1951 se confirment de lourdes condamnations en 1953, un appel tion la plus sociale de la démocratie chrétien-
aux élections générales de 1953, qui donnent d' Almirante reçoit le soutien de tous les par- ne, grand admirateur du général de Gaulle, il
29 députés. tis, hormis les communistes. Au mois de souhaite favoriser l'intégration du MSI dans
L'une des raisons de cette progression novembre, une manifestation nationaliste la vie politique italienne. Cette tentative
tient à la flambée nationaliste qui a embrasé tourne au massacre. Les soldats britanniques entraîne une réaction très violente de toutes
l'Italie au sujet de Trieste. Ce port, qui avait tirent, faisant 4 morts et 30 blessés revendi- les forces de gauche. Des émeutes éclatent à
été Je principal débouché maritime de qués par le MSI. Gênes pour y interdire le congrès du MSI.
l'empire des Habsbourg et dont l'importance Une émotion intense saisit toute l'Italie. Elles s'étendent rapidement à toute l'Italie.
n'avait cessé de croître depuis Je XIX' siècle, Des consulats britanniques sont saccagés. Le Cinq militants communistes sont tués lors
était une ville italienne par la population et le MSI, que divisent alors de forts courants d'affrontements avec la police à Reggio
cœur. Durant la Première Guerre mondiale, antagonistes, refait son unité. d'Émilie. Les démocrates-chrétiens ne sont
Trieste avait été l'objectif principal des Jusqu'à la solution d'octobre 1954, favo- pas armés pour une telle crise. Ils abandon-
armées italiennes sur l'Isonzo. Elles y péné- rable à l'Italie, la persistance de la question nent Tambroni qui est prestement démis de
trèrent, victorieuses, le 4 novembre 1918, de Trieste pousse le MSI à refuser l'Alliance ses fonctions de Premier ministre par le pré-
saluées par toute la population. Les traités de atlantique, puis la CED. C'est à cette époque sident Gronchi.
·paix rattachèrent Trieste à l'Italie. Cepen- que des contacts sont établis en France avec Après cet échec, le MSI se trouve de
dant, la défaite fasciste permettra aux le mouvement gaulliste (RPF), notamment nouveau rejeté à la périphérie de l'établisse-
troupes de Tito de s'en emparer le 30 avril avec André Malraux. ment, tandis que la démocratie chrétienne,

Il
Pino Rauti, fondateur en 1956 d'Ordine
Nuovo. Cet intellectuel de choc a combattu à
17 ans avec les dernières chemises noires de la
RSI. Plusieurs fois il a quitté et réintégré le MSI.
Il claque définitivement la porte en 1995 lors de
la transformation en Alliance nationale.
bel et bien dans un sanglant chaos. Les atten-
tats à la bombe vont se multiplier sans qu'il
opérant un virage brutal, pratique l'ouverture soit possible de démêler qui manipule et qui
à gauche en intégrant le parti socialiste à la provoque. L'éditeur milliardaire gauchiste
coalition gouvernementale. Feltrinelli prend le maquis et se tue au cours
La guerre froide touche à sa fin. La d'un attentat. On arrête l'avoué et éditeur
détente entre l'Est et l'Ouest va modifier néo-fasciste Franco Freda, soupçonné d'être
profondément la politique intérieure de tous un jalon essentiel de la « piste noire ». De
les États européens, notamment de l'Italie. jeunes juges gauchistes veulent prouver que
Le parti communiste cesse d'être considéré tout le mal vient de la droite, tandis que cer-
comme un danger. On verra bientôt en lui un tains policiers sont acharnés à ne voir les ter-
partenaire possible. Ce glissement à gauche roristes qu'à l'extrême gauche.
isole plus encore le MSI, qui ne parvient pas Alors que le MSI n'a pas cessé de décli-
à surmonter une stratégie d'ouverture à droi- "' ner depuis 1960, les graves événements qui
te désonnais condamnée, d'autant que ses a surviennent à partir de 1969 vont redresser
alliés monarchistes se sont effondrés. son audience. Après la mort de Michelini,
Aux élections de 1963, le MSI accuse un Rome, Reggio, Gênes, Pérouse, Florence et survenue en juillet 1969, Giorgio Almirante
net recul. Ses alliés monarchistes ont disparu Palerme, mais le développement est déce- est élu secrétaire général sans difficulté. Il
alors que les libéraux le concurrencent dan- vant. La jeunesse du mai italien se tourne obtient le retour au bercail de Pino Rauti et
gereusement. Le mouvement est au bord de plus facilement vers le gauchisme ou la d'une partie d'Ordine Nuovo. Le change-
l'explosion. Au VII' congrès de la même marijuana que vers lui. Le prince Borghese ment de direction s'accompagne d'une nou-
année, la « gauche » d' Almirante tient des va bientôt faire l'amère expérience des grou- velle stratégie d'ouverture à droite. Aux
assises séparées. Finalement, après la tentati- puscules extrémistes plus ou moins infiltrés élections régionales de 1970, le MSI passe
ve d'un MSI-Renouveau, Almirante réin- d'indicateurs de police et de provocateurs. de 4,3 % à 5,2 % des voix. Ce n'est rien
tègre le mouvement. Les événements de 1969 vont bientôt encore. Aux élections législatives de juin
Comprenant que ces querelles risquent éveiller chez le « Prince noir » et quelques 1971, il bénéficie d'un véritable raz de
de tuer le parti, Michelini se rapproche autres des rêves putschistes dont ils ne se marée, atteignant 13,9 % des suffrages dans
d' Almirante au congrès de 1965 qui aboutit relèveront pas (4). Le 29 octobre, une grève les zones, il est vrai favorables, de Rome et
à un compromis entre les deux tendances. générale est déclenchée à Naples et à Ancô- de Sicile. Pour la clôture de la campagne, le
Pourtant, rien ne semble capable d'enrayer le ne. Ce sont des incidents de routine, mais à 19 juin 1971, un formidable meeting a réuni
déclin du mouvement qui perd encore des Turin, le même jour, et pour la troisième fois à Rome 70 000 personnes, piazza del Popo-
voix aux élections de mai 1968. depuis le début de l'année, les usines Fiat lo. Le MSI se pose ouvertement en candidat
Le prince Borghese tire les conséquences sont le théâtre d'émeutes. Des grévistes par- au pouvoir.
de cet effondrement. Il a vu le MSI reculer courent les ateliers, dévastant tout sur leur Les partis « constitutionnels » ripostent
irrémédiablement. Il assiste avec dégoût aux passage, brisant les chaînes de montage, par des élections anticipées en mai 1972.
querelles internes, aux scissions, aux sor- défonçant à coups de barres de fer les voi- Pour les aborder, le MSI obtient le ralliement
dides combinazioni, aux luttes de clans et de tures sur le point d'être terminées. Le parti du parti monarchiste (PDIUM), d'ailleurs en
P,ersonnes qui déchirent le mouvement. Pen- communiste semble débordé. Il met en cause pleine déconfiture, ainsi que d'un certain
dant ce temps, il voit naître dans la jeunesse des « provocateurs ». nombre d'indépendants et de personnalités
une nouvelle contestation, qui s'insurge L'Italie entre dans des années qui sem- militaires (amiraux Birindelli et D'Andria,
contre les compromissions politiques et la blent le prélude à un chaos révolutionnaire. généraux Lorenzo - ancien chef des carabi-
société de consommation. Cela rejoint ses Grèves et violences se multiplient et paraly- niers -, Parlato, Tannucci, Barbara, etc.). Il
aspirations. Pour lui, le fascisme a toujours sent le pays. Face à ce pourrissement, le gou- présente ainsi des listes sous l'appellation
été un défi à la société bourgeoise, une vernement est impuissant. Le seul pouvoir nouvelle de « Destra nazionale », tout en
revanche de la jeunesse sur les professeurs, réel est exercé par les syndicats contrôlés par conservant les attributs du MSI, à commen-
une révolte des travailleurs contre les nantis. les communistes, que débordent souvent les cer par la flamme tricolore.
En mai 1968, pour coller au mouvement gauchistes de diverses obédiences. Le MSI-Destra nazionale obtient près de
de la jeunesse qui embrase l'Italie comme la L'attentat de Milan qui fait quinze morts trois millions de voix (8,7 %) et 56 députés
France, le « Prince noir » refuse d'être can- le 12 décembre 1969 à la Banque nationale (30 sortants), ce qui fait de lui le quatrième
didat MSI aux élections législatives. Et le 13 de l'Agriculture, alourdit encore la situation. parti d'Italie, juste derrière les socialistes. La
septembre 1968, avec le soutien d'Ordine La presse l'attribue aussitôt à l'extrême droi- coalition MSI-monarchistes a gagné un peu
Nuovo, il fonde son propre mouvement, le te, mais l'opinion y voit la marque de plus d'un million de voix par rapport à 1968.
Fronte nazionale. Des groupes se créent à l'extrême gauche. Cette fois, l'Italie plonge Le décompte des voix permet de penser que
Droite radicale et << piste noire >>
Durant les « années de plomb », l'arme à la main. Plusieurs fois, il a quitté puis des comparses tout en échappant aux
réintégré le MSI, qui a fait de lui un député et même investigations. Quant aux raisons, il n'est que de
de 1969 à 1980, l'Italie a enregistré un secrétaire général (1990-1991 ). Mais il était trop réfléchir au terrifiant niveau de corruption de l'État
peu homme des combinazioni pour s'y maintenir pour les imaginer. Comme par hasard, chacun de
7 866 attentats contre des casernes
durablement. Son intransigeance vaudra à son ces attentats est survenu dans une période
et locaux administratifs. Sans groupe d'être honoré d'une allusion flatteuse dans délicate pour les partis de l'" arc constitutionnel , .
les mémoires du philosophe Julius Evola : «Le Cela ne signifie pas que les militants de la droite
compter les actes terroristes les seul groupe qui a tenu ferme doctrinalement sans radicale fussent restés à l'écart de la violence
plus meurtriers (151 morts), les s'abaisser à des compromis, c'est celui qui a pris armée. Bien que dans des proportions infiniment
le nom d'Ordine Nuovo »(Le Chemin du Cinabre, p. moindres qu'à l'extrême gauche, ils y ont trempé.
agressions politiques ont fait 362 208). De fait, l'un des buts du mouvement a été de Un certain nombre d'entre eux se sont retrouvés en
morts, tandis que 37 « terroristes » donner une traduction politique aux prison pour longte111ps, la justice italienne ne
enseignements d'Evola, tels qu'ils s'expriment pratiquant pas les remises de peines de façon
étaient tués au cours d'affronte- notamment dans Les hommes au milieu des ruines aussi généreuse qu'en France (2).
ments armés avec la police ou les (1 ), ouvrage écrit tout spécialement pour servir de Dans l'ensemble, ces militants se sont
" bible , aux jeunes activistes de l'après-guerre. honorablement comportés dans ces épreuves. De
carabiniers. La plupart des vio- Les préoccupations de doctrine sont nettement 1978 à 1981, certains d'entre eux ont publié
moins apparentes à I'Avanguardia Nazionale, clandestinement un bulletin de liaison, Quex, créé
lences incombèrent à l'ultra-
mouvement tourné avant tout vers l'action. Son par Mario Tuti, ancien dirigeant d'un groupuscule
gauche, mais la droite radicale y chef et fondateur, Stefano Delle Chiaie, poursuivi toscan, le Front national révolutionnaire,
comme instigateur de divers attentats des années condamné à la détention perpétuelle pour le
eut aussi sa part. Qui a dit que soixante-dix, longtemps exilé à l'étranger avant meurtre de deux policiers. L'un des thèmes
l'Italie était la patrie de la frivolité d'être incarcéré en Italie, a finalement été blanchi récurrents de Quex est l'éloge de l'action héroïque,
en juin 1989 de tous les crimes dont on l'accusait. d'autant plus exemplaire qu'elle est privée
~t de la douceur de vivre ? Ses déclarations à sa sortie de prison, recueillies d'objectifs rationnels. S'identifiant aux
par Le Choc du Mois(n' 20-21, juillet-août 1989) cc légionnaires , du mystique révolutionnaire
Lieu de passage obligé pour la plupart des sont caractéristiques d'un esprit peu doué pour la roumain Codreanu (3), les jeunes rédacteurs de
eu nes militants de la droite radicale, le FUAN, soumission : «S'il n'y avait pas eu de nombreux Quex écrivaient : « Pour le légionnaire la lutte n'est
1rganisation estudiantine du MSI, a toujours été camarades assassinés[ ... ) pour assombrir une pas une action uniquement matérielle, mais
me passoire représentative de la droite italienne époque entière, je remercierais mes persécuteurs essentiellement spirituelle. [...] La pensée de la
!n général, de son folklore et de son de m'avoir [offert] dix-sept ans de fascinantes mort est toujours présente dans son cœur. .. »
:onfusionnisme. « Tout et le contraire de tout s'y expériences, m'empêchant ainsi de mourir idiot au Chez de jeunes hommes ayant affronté des
!SI niché, estime l'universitaire Marco Tarchi. De milieu de la déliquescence et de l'abrutissement de dangers mortels et connaissant le sort peu
'atlantisme le plus viscéralement yankee au tiers la société de consommation "· enviable du prisonnier, ces paroles ne sont pas
~ondisme insurrectionnel. Du conservatisme le De près ou de loin, ces groupes ont été que de la rhétorique facile et grandiloquente. Dans
11us mesquin à la démagogie nationale-populaire. impliqués dans les violences des " années de le droit fil des enseignements d'Evola, elles
lu patriotisme cocardier à l'internationalisme de plomb, (1969-1980) ponctuées de sanglants résultent plutôt d'une adhésion intériorisée à des
roisième voie. Du rigorisme moraliste à attentats, dont les auteurs réels n'ont jamais été principes anti-utilitaires, qui les ont semble-t-il mis
'immoralisme surhumaniste. Du nostalgisme identifiés, malgré l'insistance de la magistrature et à l'abri des désillusions et reniements fréquents
1transigeant au prurit parlementaire... " Passées de la presse à désigner prioritairement une " piste chez leurs homologues gauchistes. Pour eux,
!S premières années " héroïques "• le MSI n'a noire , destinée à détacher les électeurs du MSI et combattre était devenu une nécessité existentielle
1mais été très enthousiasmant pour les jeunes qui à faire oublier le terrorisme très réel des Brigades et l'action dangereuse était voulue pour elle-même,
'y risquaient. S'ils ne s'en échappaient pas rouges et autres organisations gauchistes. au-delà de toute passion vulgaire et de toute
ussitôt, c'est qu'ils étaient retenus par le Parallèlement à une guérilla urbaine faite de instrumentalisation politique.
entiment de la " citadelle assiégée ». En sortir, meurtres en série dont les acteurs sont connus, MARIO SABATl
'eût été trahir. Mais les plus audacieux cette époque est en effet marquée par une série
écouvraient vite que la meilleure façon d'être d'attentats extrêmement meurtriers, depuis celui (1) Traduction française, Trédaniei-Pardès, Paris
dèle était de rejoindre l'un des groupes autrement de la piazza Fontana, à Milan, le 12 décembre 1969 Puiseaux, 1984.
1usclés de la droite radicale, Ordine Nuovo (ON) (16 morts.et 87 blessés) jusqu'à celui de la gare de (2) Franco Ferraresi, La destra radicale.
u I'Avanguarda Nazionale (AN). Bologne, le 2 août 1980 (85 morts, 203 blessés). Feltrinelli, Milan, 1984.
Le premier, ON, le plus ancien et le plus durable, L'hypothèse d'un terrorisme d'État fut (3) Fondateur de la Légion de l'Archange Saint-
1algré la dissolution qui l'a frappé en 1973, a été immédiatement avancée par l'Internationale Michel, autrement appelée Garde de Fer, Codreanu
•ndé en 1956 par Pino Rauti, un intellectuel, qui situationniste. Une trentaine d'années après, il ne fut assassiné avec plusieurs de ses camarades par
·e un grand prestige d'avoir été volontaire à 17 subsiste en effet pas d'autre piste. Seuls les la police politique, le 30 novembre 1938. Voir notre
1s en 1944 pour défendre la République sociale services secrets avaient le pouvoir de manipuler n' 7 (Les crimes politiques).
le MSI seul a pratiquement doublé ses voix, doute l'un des hommes qui a le plus marqué suffrages, faisant élire une centaine de dépu-
faisant une percée notable à Rome (18 %) et son siècle, mais que le fascisme est mort tés et une cinquantaine de sénateurs. Un
dans les régions déshéritées du Sud, le Mez- avec lui : « Nous ne sommes ni fascistes ni mois et demi plus tard, le 10 mai, c'est la
zogiorno. néojascistes, mais post-fascistes. » Plus deuxième onde de choc. Chargé de consti-
Ce succès accroît l'inquiétude des partis tard, il abandonnera ce « post-fascisme ». tuer un gouvernement, Berlusconi impose
de l' « arc constitutionnel » qui, une nouvelle Les élections municipales partielles de trois ministres MSI (Télécommunications,
fois, songent à interdire le MSI, à la faveur novembre 1993 soulignent l'effondrement de Agriculture et Environnement). Le président
de l'aggravation de la situation intérieure ita- la démocratie chrétienne et du parti socialiste de la République italienne fait grise mine, les
lienne et du terrorisme endémique d'extrême au profit du PDS (ex-parti communiste), de médias de la gauche européenne se déchaî-
gauche et d'extrême droite, dont les groupes la Ligue du Nord et du MSI. Celui-ci devient nent, Jack Lang prône la mise en quarantaine
sont infiltrés par toutes sortes de provoca- le premier parti à Rome où la liste de Qian- de l'Italie, mais les dirigeants américains et
teurs. Mais ces projets sont différés par le franco Fini obtient 48 % des voix au israéliens réservent leur jugement.
soutien qu' Almirante apporte au référendum deuxième tour, et à Naples, où Alessandra Le 22 décembre, après sept mois d'exer-
organisé en 1974 par Fanfani et la démocra- Mussolini, petite-fille du Duce et fière de cice du pouvoir, le gouvernement Berlusconi
tie chrétienne en vue de modifier la loi For- l'être, obtient 46% des suffrages. est contraint de démissionner en raison de la
tuna instituant le divorce. Cela ne se fait pas Mais voici que les choses s'accélèrent défection de la Ligue du Nord qui s'est reti-
sans déchirements au sein du MSI qui, pas avec l'entrée fracassante en politique de Sil- rée de la coalition. Le principal bénéficiaire
plus que son électorat populaire et souvent vio Berlusconi qui constitue une coalition de l'expérience est le MSI-AN qui a fait la
anticlérical, n'est favorable à cette campagne
inspirée par l'épiscopat. C'est un échec élec-
toral, mais sans doute a-t-il éloigné pour un Sous le regard de Giorgio
Almirante (au fond),
temps les menaces. rencontre cordiale entre Jean-
Après sa percée de 1972, son audience Marie Le Pen et Gianfranco
s'est de nouveau tassée autour de 5,1 %aux Fini, à Nice, lors d 'une
réunion des Droites
législatives de 1979 et 6,4 % aux euro-
européennes, en 1985.
péennes de 1984.
En décembre 1987, au XV' congrès de
Sorrente, Almirante impose son poulain
Gianfranco Fini qu'il fait élire secrétaire
général contre Pino Rauti. La ligne est alors
de lutter contre la partitocratie qui a fait
main basse sur l'Italie.
Survenue le 24 mai 1988, la mort de
Giorgio A1mirante ouvre une nouvelle
époque pour le mouvement. Avec lui, c'est
la dure génération des fondateurs qui dispa-
raît. Après l'intermède de Pino Rauti, secré- "'
0

taire général de janvier 1990 à juillet 1991, à


qui l'on fait supporter un échec aux élections des droites, Forza Italia, ouverte au MSI, ce preuve de ses aptitudes à être un « parti de
législatives, Gianfranco Fini redevient secré- qui ne s'est jamais vu depuis la fondation gouvernement ».
taire général. Né à Bologne la rouge en d'une République dont le ciment a toujours Entre-temps, Gianfranco Fini a multiplié
1952, Fini a adhéré au MSI à vingt ans, en été l'antifascisme. Pour la circonstance, le les initiatives témoignant de sa rupture défi-
1972, « pour défendre la liberté », après MSI s'est reconverti en Alliance nationale nitive avec le passé « noir » du MSI. Il est
s'être vu interdire par des manifestants gau- (AN) pour s'ouvrir à diverses personnalités allé s'incliner en ce haut lieu de l'antifascis-
chistes l'accès à un cinéma où l'on projetait de la droite modérée. me que sont les fosses Ardéatines, où furent
les Bérets verts de John Wayne. Sous son Mieux que quiconque, Berlusconi a com- massacrés en 1944, par les troupes alle-
impulsion et grâce aux conseils de son ami pris comment fonctionnera la nouvelle géo- mandes, ·plus de trois cents otages italiens. Il
l'avocat Giuseppe Tatarella, le MSI s'efforce métrie du scrutin majoritaire qui remplace le a rencontré le grand rabbin de Rome pour
d'adopter un style « respectable » afin de scrutin proportionnel en vigueur depuis témoigner de son hostilité à l'antisémitisme.
mordre sur l'électorat démocrate-chrétien, 1945. Aux élections législatives des 27 et 28 Il a pris officiellement ses distances avec
désemparé par les « affaires » et la corrup- mars 1994, la démocratie chrétienne roule Jean-Marie Le Pen, mais dans des termes
tion des années précédentes. Fini ménage les dans la poussière et Forza Italia arrive en beaucoup plus mesurés que ne le laissent
transitions. Il déclare que Mussolini est sans tête. Le MSI-AN obtient à lui seul 13 % des supposer les titres des journaux qui les rap-
Gianfranco Fini, Je 25 janvier 1995 à la
tribune du dernier congrès du MS! qu'il a réuni
pour le transformer en Alliance nationale.

portent. Bref, il a obtenu de devenir fréquen- constances favorables de 1969. L'extraordi-


table. Comme le dira le philosophe de naire durée du MSI tient certainement à la
gauche Lucio Colletti : « Cette jeune géné- tradition politique spécifiquement italienne
ration n'a pas l'intention de mourir en mon- dont il était l'héritier. Elle tient aussi à son
tant la garde autour du catafalque du fascis- implantation électorale, populaire et régiona-
me. Sans leur donner de chèque en blanc, le (centre et sud) ainsi qu'à son organisation
faisons leur un peu confiance pour former qui en fit un contre-pouvoir analogue, toutes
une vraie droite. » proportions gardées, au parti communiste.
Le 23 octobre 1994, sur proposition de Avec 250 000 adhérents, 300 000 inscrits à
Gianfranco Fini, la quasi-unanimité du comi- son syndicat, le CISNAL, plus de 10 000
té central a voté l'autodissolution du MSI jeunes dans ses organisations de lycéens et
qui devient effective en janvier 1995, à Fiug- d'étudiants, ses élus, sa presse (cinq hebdo-
gi au XVII' et dernier congrès du mouve- madaires et un quotidien), il assurait la per-
ment. Le MSI est mort, remplacé par manence d'une culture idéologique autono-
l'Alliance nationale. Vieux théoricien de la me. Qu'en sera-t-il à l'avenir?
« troisième voie », Pino Rauti part en ela- ~ Ch. V.
quant la porte, suivi de quelques fidèles. ~
Mais, pour l'écrasante majorité des congres- (1) Sur l'exécution de Mussolini, on se repor-
sistes, l'attrait du succès est plus fort que périodiquement déçus et impatients. Se prê- tera aux précisions apportées par Dominique Lor-
tout. Mis à l'index à l'étranger, Fini et ses tant aux provocations et constituant le vivier mier dans notre numéro 23 (octobre-novembre
amis ont jeté aux poubelles de l'histoire le du terrorisme « noir » des années soixante- 1997), p. 7.
vocabulaire et la mythologie qui avaient per- dix, ces marges radicales protégèrent peut- (2) Les Vaincus de la Libération, par Paul
mis au MSI de traverser presque cinquante être involontairement le MSI. Malgré leurs Sérant. Robert Laffont, Paris, 1964.
ans d'histoire sans disparaître tout en évo- querelles et leurs divergences souvent (3) Voir le portrait de Julius Evola par Arnaud
luant. Après avoir condamné « tout racisme graves, les dirigeants du mouvement eurent Guyot-Jeannin dans notre numéro 26, p. 6.
et discrimination », l'ambitieux chef de l'intelligence et la sagesse de ne jamais se (4) Après avoir trempé, en décembre 1970,
l'AN a même fait accepter par ce congrès de séparer (hormis Pino Rauti). Si Alrnirante dans une rocambolesque tentative de coup d'État,
Fiuggi une déclaration dans laquelle il est dit avait fait scission, comme il a été tenté de le le prince Borghese s'enfuit en Espagne où il
que l'antifascisme a été « un moment essen- faire en 1963, il n'aurait pu créer qu 'un meurt le 26 août 1974. Plusieurs officiers supé-
tiel pour le retour des valeurs démocratiques groupuscule de plus, sans avenir. Son départ rieurs seront ultérieurement impliqués dans cette
que le fascisme avait violées ». A l'issue des aurait sans doute incité Michelini à fondre le tentative de putsch, notamment le général Vito
assises, Fini a été élu président de 1' AN, qui MSI avec les libéraux au sein d'un conglo- Miceli, à 1'époque directeur des services de ren-
se définit comme un parti de droite moderne, mérat droitier où il aurait perdu son identité, seignement, le SID, ainsi que le colonel Ugo
populaire, social et démocratique (5). signant ainsi son arrêt de mort. Au contraire, Ricci, qui commandait la plus belle unité blindée
Au cours de ses cinquante années d'exis- restant au sein du MSI, Alrnirante contribua de l'armée italienne.
tence, le MSI avait résisté à tout, à la répres- à la permanence du mouvement, assurant les (5) Dai MS/ ad AN, par Mario Tarchi. Ed. Il
sion, aux menées de ses adversaires, à ses conditions d'un nouveau départ dans les cir- Mulino, Bologne, 1997,416 pages, 35 000 lires.
propres échecs, à ses crises internes, aux
énormes changements sociologiques des
années soixante comme à l'usure du temps. BIBLIOGRAPHIE
Phénomène sans équivalent en Europe, ce
parti se caractérisait par sa permanence. Sur la droite italienne en général de 1945 à nos Sur Julius Evola et son influence :
Jouant loyalement le jeu constitutionnel (ce jours: - Orientations, par Julius Evola (traduction,
que lui reproche l'ultra-droite extra-parle- - Esuli in Patria. 1fascisti nell'ltalia introduction et notes de Philippe Baillet). Pardès,
mentaire), il avait participé depuis 1947 à repubblicana, par Marco Tarchi. Guanda, Parme, Puiseaux, 1988.
toutes les élections, parvenant à conquérir et 1995. - Julius Evola. Dossier H, dirigé par Arnaud
à conserver contre vents et marées une base - Cinquant'anni di nostalgia. La destra italiana Guyot-Jeannin, L'Âge d'Homme, 1997.
stable d'un million et demi d'électeurs dopo il fascismo, par Marco Tarchi. Rizzoli, Milan, - Politique et Tradition. Julius Evola dans le
fidèles qui gonflait dans les circonstances 1995. siècle (1898-1974), par Christophe Boutin. Kimé,
favorables mais ne disparaissait jamais. Parti Pour un point de vue de gauche : Paris, 1992.
légaliste, le MSI avait constamment suscité -cc Julius Evola et la droite radicale de l'après- Textes de Franco Freda et témoignages sur lui
sur sa droite l'opposition irréductible de guerre ., , par Franco Ferraresi, in Politica dans :
petits groupes ultra-fascisants, regroupant Hermetica, n• 1, 1987, p. 95-119. - L'éditeur emprisonné. Soutien à F. G. Freda,
- La destra radicale, sous la direction de Franco sous la direction de Jean-Gilles Malliarakis. La
Ferraresi. Feltrinelli, Milan , 1984. Librairie française, Paris, 1985.


, ' , ,
PETITE-FILLE DU DUCE ET CELEBRE DEPUTE DE L'A.N.

Alessandra Mussolini
• •
ne renie rien
PROPOS RECUEILLIS Enquête sur l'histoire : Après cin- ont modifié les orientations et les stratégies.
PAR BENOÎT LUCHINI quante ans d'existence, comment et pour- Le MSI n'a pas échappé à ce besoin de
quoi le MSI, dont les fondateurs se récla- modernité - .qui concernait le programme et
La jeune et belle Alessandra maient d'un fascisme idéal et de la Répu- les perspectives - , adaptant ses structures et
blique sociale italienne, s'est-il transformé sa physionomie politique aux exigences de
Mussolini est célèbre. Ancienne en Alliance nationale, mouvement de droi- l'Italie. Celle-ci devait en effet renaître après
actrice, élue triomphalement te « démocrate, national et social » ren- les retentissants scandales liés à la corruption
dant hommage à l'antifascisme? publique. Je rejette l'orientation de votre
député MSI à Naples en 1992, Alessandra Mussolini : Au seuil de l'an question en ce qui concerne la définition de
elle est à la fois la petite-fille du 2000, la politique doit être vécue de façon l'Alliance nationale par rapport au MSI :
dynamique et tous les partis de tous les pays celui-ci aussi, en effet, a été un parti 'forte-
Duce et la nièce de Sophia démocratiques d'Europe ont subi des méta- ment démocratique, national et social, à
Loren. Nous l'avons rencontrée. morphoses plus ou moins profondes, qui en l'égal de l'Alliance nationale. Le changement

Il
essentiel tient à l'ouverture du parti à de plus demment- à l'exception des forces commu- grand-père et petite-fille. Bien que je ne l'aie
larges couches d'Italiens, ralliés grâce à notre nistes, qui vivent en dehors de leur temps - pas connu directement, je 1' ai rencontré à tra-
programme, à des élections libres, à la pro- estime que la privatisation de nombreux ser- vers les récits de ma grand-mère Rachele et
fonde honnêteté matérielle et morale de nos vices et activités publics, de même que le de mon père Romano, qui m'ont transmis
adhérents, grâce enfin aux grandes poussées développement de l'économie de marché, l'image d'un homme et d'un père très mar-
réformatrices et libératrices que nous avons sont des passages obligés pour moderniser qué par les liens familiaux.
proposées. Une dernière précision, enfin : je les pays occidentaux et pour leur offrir des Un jugement historique sérieux, en
n'ai pas souvenir d'hommages significatifs perspectives susceptibles de les rendre com- revanche, ne peut pas être résumé en
que notre parti aurait rendus à l'antifascisme. pétitifs par rapport à la puissance écono- quelques mots. Mais je peux affirmer en
mique américaine et à celle de l'Est asia- pleine connaissance de cause que Benito
ESH : Comment et quand la décision tique. Mussolini a été un personnage fondamental
de changer a-t-elle été prise ? de l'histoire mondiale et que seuls les gens
AM : J'ai déjà répondu en partie. Il est ESH : En quoi l'Alliance nationale est- de mauvaise foi peuvent nier qu'il fit de
cependant incontestable que les brillants elle différente des autres partis italiens du nombreuses choses positives dans l'intérêt
résultats obtenus par Gianfranco Fini et par pôle de centre-droit ? de l'Italie. La majorité des gens se conten-
moi-même aux élections municipales de AM : Du point de vue du programme, tent de circonscrire autant que possible une
1993- à l'occasion desquelles le MSI devint nous avons cherché et nous cherchons à longue période de l'histoire de l'Italie
le premier parti à Rome et à Naples, Fini et dégager de grandes lignes communes, afin durant laquelle beaucoup de bonnes choses
moi-même échouant de très peu dans la de pouvoir offrir à l'électorat un système furent faites, bien plus que dans d'autres
conquête de la mairie de ces villes - ont différent de celui proposé par la gauche, pays. Ceci reste vrai même si trop de gens
constitué un temps fort. Ce phénomène s'est actu~llement au pouvoir, et plus efficace. veulent jouer aux censeurs de la politique
accru avec la victoire, de concert avec Forza Mais il est vrai que sur certains points la fasciste et mussolinienne à des fins parti-
Italia et la Ligue du Nord, aux élections vision et l'approche peuvent diverger for- sanes, surtout en Italie où le moment n'est
législatives de 1994. Le nouveau parti était mellement même si les intentions sont uni- pas encore venu de faire une analyse poli-
né de la volonté populaire, avant même que taires. tique sérieuse du fascisme.
Je changement soit entériné au congrès de Il est vrai aussi que l'Alliance nationale
Fiuggi, en janvier 1995. dispose d'un enracinement très fort et d' une ESH : Dans le domaine des valeurs, un
participation populaire consolidée par de jeune Italien d'aujourd'hui peut-il s'iden-
ESH : Cette décision, due à Gianfran- saines valeurs éthiques et morales qu'il est tifier à un certain héritage spirituel du
co Fini, a-t-elle suscité des oppositions au difficile de retrouver ailleurs. fascisme?
sein du MSI? AM : Comme je l'ai dit, politiquement
AM: Une petite minorité n'a pas adhéré ESH : Quelle est la position de parlant, le monde a changé, et avec lui la
à l'Alliance nationale et a quitté Je parti : il l'Alliance nationale par rapport à l'Euro- politique et la façon de faire de la politique.
s'agit de 1 % des adhérents. Cependant la pe de Maastricht et de l'euro ? Il est certain qu'une grande partie de la spi-
transition historique, exactement comme AM : Le gouvernement italien a fait ritualité ou des poussées idéales que des
dans Je cas de l'ex-PC!, a rencontré quelques payer au prix fort l'entrée de l'Italie dans idéologies fortes comme le fascisme suscitè-
résistances initiales, surtout dans les secteurs l'Europe. Il s'agissait néanmoins d'un passa- rent ont été neutralisées par l'histoire. Mais
les plus liés à la tradition du MSI. Tout cela a ge nécessaire, pour les raisons que j'ai expo- je dois dire que le manque de passion, de
fait l'objet d'un débat interne profond mais sées plus haut. Mais l'Alliance nationale a transport émotif, est un défaut de la poli-
serem. un objectif très précis, en fonction duquel tique actuelle. Tout cela manque aux jeunes
elle livre bataille à un gouvernement inca- et je pense que certains mouvements où ces
ESH : L'Alliance nationale est-elle pable de fournir des réponses concrètes : élans et sentiments sont réaffirmés exercent
d'une autre nature que le MSI, et en l'Union européenne doit servir à créer des une certaine fascination. C'est le cas de la
quoi? emplois et doit favoriser le développement. Ligue du Nord, qui de fait, attire de nom-
AM : La matrice est évidemment la Le risque existe en effet de voir se former breux jeunes. Personnellement, j'estime que
même. La fidélité à la patrie, aux valeurs tra- une Europe des banquiers, avec des chô- Je fascisme peut encore suggérer des
ditionnelles de la famille, la défense des plus meurs en nombre croissant. modèles spirituels et de comportement par
faibles - tout cela est passé du MSI à lesquels un jeune peut être attiré. Et je ne
l'Alliance nationale. Mais l'approche des ESH : Quel jugement historique et pense pas qu'il s'agisse d'un phénomène
problèmes économiques est différente. Il y a personnel portez-vous sur votre grand- négatif.
un éloignement profond des logiques éta- père, Benito Mussolini ?
tiques, de l'État-providence, typiques du AM : Je résume le jugement personnel TRADUIT DE L'ITALIEN
vieil héritage du MSI. Tout le monde évi- dans un rapport d'affection naturelle entre PAR BENOÎT LUCHINI
La naissance de la République et le boulangisme

T
out est venu de la guerre. Engagé coloniales, des scandales retentissants et
inconsidérément contre la Prusse, J'enrichissement d'une tourbe d'affai-
le conflit de 1870 tourne au ristes. Paradoxalement, le patriotisme est
désastre. Le 2 septembre, Napoléon III enseigné à J'école à l'égal d'une religion.
capitule à Sedan. Il n'est plus qu'un pri- La très républicaine Ligue des patriotes
sonnier. Deux jours plus tard, à Paris, est fondée en 1882 pour entretenir J'esprit
Jules Favre, Jules Ferry et Léon Gambet- de la « revanche >>. Paul Déroulède en
ta proclament la République et la prend la direction en 1885. L'année sui-
déchéance de l'Empire. Le même jour, vante commence l'aventure boulangiste.
républicains modérés et radicaux for- Officier sorti du peuple, ayant partici-
ment un gouvernement de Défense natio- pé à la plupart des campagnes de son
nale présidé par Je général Trochu, avec temps, il devient ministre de la Guerre en
Jules Favre aux Affaires étrangères, janvier 1886 sur recommandation de Cle-
Gambetta à l'Intérieur, Crémieux à la menceau. Dans la France cocardière de
Justice, tandis que Thiers, tête de file des l'époque, le style revanchard du général
monarchistes modérés, est chargé d'aller assure sa popularité. N'a-t-il pas osé pro-
plaider la cause de la France à l'étranger. voquer J'Allemagne lors d'un incident
Comme les armées prussiennes avancent frontalier ? Officier républicain, il
vers la capitale, le gouvernement consti- révoque le d~c d'Aumale qui avait été
tue une délégation à Tours, puis Bor- son protecteur. Il supprime aussi les dis-
deaux que rejoint Gambetta. Malgré des penses du clergé (« les curés sac au
actes d'héroïsme, les armées formées en dos ! »). Lors des grèves de Decazeville,
province pour dégager Paris sont battues. il refuse d'engager la troupe (« les sol-
Un armistice est accordé par Bismarck dats partageront leur pain avec les gré-
en février 1871 pour J'élection d' une vistes »). Ayant été écarté du ministère en
Assemblée nationale. Celle-ci est domi- mai 1887, il voit se cristalliser sur son
née par une majorité monarchiste (légiti- nom un formidable mouvement que
mistes et orléanistes). D'un commun mènent le patriote Déroulède, Je commu-
accord, la question des institutions nard Rochefort et les républicains « révi-
futures est laissée en suspens. Thiers est sionnistes » qui veulent une République
élu « chef du pouvoir exécutif». Il ouvre Le général Georges Boulanger (1837-1891). libérée de la « cuisine » parlementaire.
aussitôt des négociations avec Bismarck Le 8 juillet 1887, une foule énorme
et signe avec l'Allemagne Je traité de Franc- de la République, pendant que le duc de Bro- tente d'interdire le départ du général pour
fort (10 mai 1871), obtenant des concessions, glie (orléaniste) assure la direction effective Clermont-Ferrand où il est exilé. Ainsi naît
mais sans pouvoir éviter l'annexion de du gouvernement. Cette république de Je boulangisme, vaste rassemblement de
l'Alsace et d'une partie de la Lorraine. Acte l'ordre moral, fortement cléricale, laisse per- mécontents que rejoignent bientôt des bona-
funeste qui ruinera les relations franco-alle- durer l'équivoque sur la restauration monar- partistes et des monarchistes, dont la fan-
mandes et suscitera à partir de 1880 J'éveil chique. tasque duchesse d'Uzès. Mis à la retraite en
d'un fort courant nationaliste et revanchard. Le 16 mai 1874, de Broglie est renversé 1888, Boulanger se lance dans la politique,
Dirigée par Thiers, J'impitoyable répres- par la coalition des extrêmes : légitimistes, se faisant élire triomphalement plusieurs fois
sion de la Commune de Paris (21-28 mai bonapartistes et républicains, dont Thiers a à la faveur de partielles, notamment à Paris,
1871), que dénoncera plus tard Édouard Dru- pris la tête. Tandis que la Chambre vote à la le 27 janvier 1889. Mais au soir de cette der-
mont, scelle pour un temps l'entente de la sauvette les lois constitutionnelles de 1875 nière élection, il refuse de marcher sur J'Ély-
république bourgeoise et des monarchistes conçues pour une restauration de plus en sée comme les partisans du « coup de tor-
modérés. plus compromise, des élections partielles chon » J'en pressent. Agitant une menace
Pendant deux ans, Thiers conduit une confirment un glissement favorable aux d'arrestation, Je ministre de l'Intérieur
œuvre de redressement incontestable, obte- républicains. Les élections législatives de Constans fait peur au « brave général » qui
nant l'évacuation totale des troupes d'occu- 1876 donnent à ces derniers une victoire que s'enfuit à Bruxelles pour ne plus revenir.
pation en mars 1873. Prenant acte de l'abs- confirment les élections municipales de 1878. Deux ans plus tard, il se suicidera sur la
tention du comte de Chambord (refus de Mac-Mahon est contraint de se « soumettre tombe de sa maîtresse, Mm• de Bonnemain.
renoncer au drapeau blanc) et d' une évolu- et de se démettre» (30 janvier 1879). L'élec- Le « mouvement national », qui s'est formé
tion républicaine du pays révélée par tion de Jules Grévy ouvre la période de la durant cette aventure, reste encore foncière-
di verses élections, il appelle ses amis à se « république opportuniste », marquée par ment républicain et populaire. Maurice Bar-
rallier à une « république conservatrice ». J'établissement de la liberté de la presse, le rès, jeune écrivain célèbre, y a fait ses pre-
Leur refus provoque sa chute le 24 mai 1873. droit d'association, et le droit de grève. Elle mières armes.
Le maréchal de Mac-Mahon, soldat valeu- est également caractérisée par une vive poli-
reux mais piètre politique, est élu président tique anticléricale, d'importantes conquêtes DOMINIQUE VENNER
" "
DES REPUBLICAINS CONTRE LA REPUBLIQUE

L" aventure boulangiste


ENTRETIEN AVEC MARC CRAPEZ

Né en 1969, Marc Crapez est l'auteur de La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race dans le
sillage des Lumières, ouvrage préfacé par Pierre-André Taguieff (Berg International, 1997). Il publiera en
octobre prochain Naissance de la gauche (préface de G. Hermet, éditions Michalon). Ouvrages qui, entre
autres, versent des pièces inédites au dossier de l'analyse du phénomène boulangiste.

Enquête sur l'histoire : Aujourd'hui, le partiste. Celle-ci en effet reposait essentielle- République quand il fut au gouvernement
boulangisme passe pour un mouvement ment sur les masses rurales, alors que, comme (1879-1885), oui, pourquoi mobilise-t-il
antirépublicain. Qu'en est-il réellement et l'a démontré André Siegfried, « le boulangis- contre sa personne une coalition de républi-
qui était le général Boulanger ? me proprement dit se développe en réalité cains de gauche et de socialistes, que l'on va
Marc Crapez : Qui il était vraiment, ça je surtout dans certains milieux républicains, trouver associés à des antirépublicains
n'ai pas compétence pour répondre. Pour tels que les grandes villes, les centres durant le boulangisme ?
autant qu'il ait eu des convictions, Boulanger ouvriers ». MC : Parce que Ferry est un modéré, un
fut, selon 1'expression d'André Siegfried, démocrate représentatif très hostile à 1793, qui
« incontestablement républicain » . De fait, ESH : Pourquoi Jules Ferry, l'homme entend concilier le républicanisme français
sur un plan événementiel, c'est initialement qui a sans doute fait le plus pour installer la issu de 1789 avec un parlementarisme dont les
un « général républicain », le protégé sources seraient plutôt britanniques. Si
des radicaux, un ministre réformateur la distinction de Régis Debray entre
qui jouit d'une grande popularité. En républicains et démocrates est pertinen-
tant que mouvement, le boulangisme se te, alors on peut l'appliquer à ce qui
déclenche lors d'une élection partielle sépare Gambetta de Ferry.
de mai 1887, qui coïncide avec le limo-
geage du général du ministère de la ESH : Lorsque s'éveille le mouve-
Guerre. Plus subtilement, le mécanisme ment populaire en faveur du général
idéologique s'était mis en place dès le Boulanger, que représentent les
mois de décembre 1886. Henri Miche- anciens communards comme incarna-
lin, un député radical-socialiste (au tion d'un mythe politique, comme
sens fort que ce terme recouvrait aux force éventuelle, et comme réseaux
débuts de la III' République), dépose à d'influence ?
la Chambre un projet de révision de la MC : A tout prendre - et quoique
Constitution. Or ce projet de loi, certains communards aient été anti-bou-
conforme à la vieille doctrine radicale, langistes -, on peut dire que le boulan-
se trouve repoussé par une majorité de gisme recouvre davantage l'héritage de
radicaux soucieux de montrer qu 'ils la Commune et l'anti-boulangisme celui
sont devenus aptes à assurer la gestion des Versaillais. D'autant que le boulan-
normale de l'État. Dès lors, les « purs » gisme est avant tout un phénomène pari-
s'engagent dans une sécession révolu- sien. C'est au fond, là, dans la capitale,
tionnaire contre cet état d'esprit conser- une retombée de la tradition sans-culot-
vateur. Des socialistes sont séduits par te, celle de petits producteurs indépen-
cette intransigeance. Le boulangisme dants, égalitaires sans être le moindre-
est lancé, qui s'attire bientôt des appuis ment collectivistes, individualistes mais
bonapartistes, tout en demeurant assez Boulanger vu par ses adversaires. En réalité, le « brave » partisans d'un pouvoir fort qui fasse
nettement distinct de la tradition bona- général ne cessa jamais d'être républicain. taire les «coteries ».

Il
L'AVENTURE BOULANGISTE

ESH : Quel était le rôle d'une personna-


lité aussi forte et complexe qu'Henri Roche-
fort?
MC : Un rôle essentiel car son journal,
L'Intransigeant, tenait en haleine le petit
peuple parisien. Quelque simplistes qu'aient
pu être ses idées, il est indéniable que Roche-
fort disposait d'un grand talent de plume. Il fut
un « polémiste à l'esprit éblouissant, à la
mtire intarissable », reconnaissait l'historien
Georges Weill. A cette aura littéraire, s'ajou-
tait le titre de gloire d'avoir été en quelque
mrte l'ennemi personnel de Napoléon III. Et•
;e n'était pas rien que d'avoir ridiculisé
Badinguet (1). Rochefort était une forte per- Le poète Paul Déroulède (1846-1914) lors d'un de ses nombreux procès. Combattant
;onnalité, en effet. En revanche, elle ne me volontaire en 1870,/ondateur de Ùl Ligue des patriotes en 1882, républicain soucieux de réfor-
;emble pas particulièrement complexe. Il mer Ùl République, il soutient fougueusement Boulanger. Antidreyfusard en 1898 par solidari-
limait les jolies femmes et les jolies choses, té avec l'armée, il tente un coup de force l'année suivante. Il est condamné au bannissement
;'était un aristocrate, un réactionnaire d'une en 1900, rentre en 1905 et meurt en 1914 dans l'espoir de Ùl «revanche».
:ertaine façon. Mais, d'un autre côté, il était
'oncièrement anticlérical, et athée par surcroît. des « Très bien ! très bien ! à l'extrême «le racisme intégral n'est pas une perversion
>uis, il avait en horreur le bourgeois. Alors gauche » - notamment lorsqu'il s'émeut du du nationalisme, mais une perversion du
JOur lui, la geste révolutionnaire montagnarde sort du « petit boutiquier exproprié par la scientisme». Comment l'expliquez-vous?
- ces indomptables proconsuls, ces généraux concurrence des grands magasins » -, et lui MC : Je ne saisis pas bien le rapport avec
le vingt ans -, ça vous avait fière allure, attire inversement des « Interruptions » et le boulangisme. Mais sinon c'est très simple, il
:'était des patriotes intrépides en lutte contre « Réclamations à gauche et au centre ». Tel se n'y a rien à expliquer. D'ailleurs Marc Ange-
ohn Bull et la canaille cosmopolite financée présentait le socialisme du XIX' siècle, proche not l'avait déjà constaté, au XIX' siècle « ce
,ar Coblenz. Comme dans un roman de cape à bien des égards de thèmes et de mots qui sont les anthropologues les plus à gauche,
:t d'épée. Marx appelait cela le « socialisme basculeront ensuite à l'extrême droite. Il n'est comme Abel Hovelacque, grand libre penseur
ëodal ». qu'à voir Clovis Hugues. C'est que, Pierre et doctrinaire radical-socialiste, qui se mon-
Rosanvallon le souligne, le socialisme était trent en matière de discrimination raciale, de
ESH: Pouvez-vous rappeler ce qu'avait l'adversaire de « la culture politique indivi- thèses de la polygénèse, de l'impetfectibilité
:té le mouvement socialiste en France dualiste de 1789 ». Le grand tournant, c'est des races noires, etc., les plus extrêmes et les
usqu'aux années 1880 et quelle était la part l'affaire Dreyfus. La science politique d'alors plus intransigeants et ce sont les anthropo-
espective d'hommes comme Proudhon et décrit cette mutation. Roberto Michels expose logues catholiques comme A. de Quatrefages
llanqui? comment le socialisme perd son caractère de Bréau qui se présentent comme les plus
MC : Il est difficile d'en parler briève- révolutionnaire. Il arrive au socialisme ce qui prudents et les plus modérés ».
lent. Si vous le voulez bien je vais d'ailleurs était advenu au conservatisme britannique
~pondre un peu à côté. Au XIX' siècle, le quelques décennies auparavant et que relate ESH : Pouvez-vous rappeler qui était
ocialisme se présente comme un large cou- Moiséi Ostrogorski, une forte dilution de Paul Déroulède et sa Ligue des patriotes et
anf de mécontentement anticapitaliste. Trois l'idéal dans la realpolitik électorale d'un systè- leur rôle dans le boulangisme ?
xemples pour illustrer mon propos. me pluraliste de partis, une immolation susci- MC : Oui. La Ligue des patriotes est fon-
.orsqu'en 1884 Clemenceau s'oppose à la tant les lamentations des « purs » : « Les vieux dée en mai 1882, en vue de poursuivre l'œuvre
:hambre au député catholique « conservateur ou les vrais conservateurs ne pouvaient plus de la Commission d'éducation militaire insti-
xia! » Albert de Mun, ille fait en des termes s'affirmer ni faire entendre leur voix... s'il y a tuée par Paul Bert. Ministre de l'Instruction
·ès révélateurs : « Toute conciliation est encore des conservateurs anglais, il n'y a plus publique dans le « grand ministère » Gambet-
npossible, parce que votre socialisme est un de parti conservateur... Il n'en reste que le ta, Paul Bert est un radical qui ne plaisante pas
JCialisme d'oppression et que le nôtre est un nom, qu'une organisation opérant sous ce avec le patriotisme. « Restez Français par le
Jcialisme d'émancipation » Ue souligne). En titre ». sentiment national, implore-t-il, ne vous lais-
893, le radical-socialiste Alexandre Mille- sez pas envahir par je ne sais quel esprit de
md tempête dans La Petite République fran- ESH : Dans vos travaux sur la « gauche cosmopolitisme, toujours détestable, qu'il soit
lise : « C'est contre la haute finance qu'il réactionnaire », qui contredisent sur ce rouge ou qu'il soit noir ». Cela signifie qu 'il
JUS faut concentrer nos efforts. La nation point les opinions courantes, vous montrez rejette tant le collectivisme que le cléricalisme. •
1it reprendre sur les barons de cette nouvelle que l'antisémitisme se développe tout parti- Gambetta pour sa part, se félicite du fait que
:odalité cosmopolite les forteresses » etc. Ue culièrement dans un milieu d'ultra-gauche les foules urbaines soient « passionnément
mligne). En 1894, Jules Guesde prononce à héritier de la Révolution et adepte des républicaines et guerrières », donc il approuve
Chambre un discours socialiste qui lui vaut Lumières. Plus précisément, vous dites que la création de cette ligue qui entretient les
ENTURE BOULANGISTE

BONAPARTISME Freycinet et Jules Ferry, pourtant adversaire


Tout d'abord disqualifié dans l'opinion par le personnel de Gambetta.
désastre de 1870, le parti bonapartiste connaît
un regain de vitalité dans les premières années ORLÉANISME de sensations et d'émotions en cet éréthisme !
de la Ill' République. Il compte 75 députés en Courant politique rassemblant les partisans Et l'occasion ou jamais de s'engager, de
1876, 104 dans la Chambre de 1877. Mais la mort d'une monarchie constitutionnelle symbolisée dompter son dilettantisme, de tout connaître.
du prince impérial (21 juin 1879) fera prospérer par la famille d'Orléans (Louis-Philippe). A Avec à la clef un fauteuil de député ajusté au
les divisions entre l'héritier légitime, le prince l'assemblée de 1871, où ils disposaient d'une caractère de Barrès : faire partie des impor-
Jérôme, décrié pour son anticléricalisme majorité, ils appuyèrent d'abord Thiers apprécié tants tout en restant rebelle à bien des choses.
farouche, et son fils, le prince Victor. Après la pour sa répression de la Commune et pour la
crise boulangiste qui déçoit la droite autoritaire, conclusion de la paix. Quand Thiers eut ESH : Pouvez-vous évoquer la person-
le bonapartisme connaîtra un lent et proclamé en novembre 1872 son ralliement à la nalité de Clovis Hugues ?
irrémédiable reflux, malgré la création d'un parti République, le duc Albert de Broglie sonda la MC : C'est un socialiste « très XIX' » :
plébiscitaire de l'Appel au peuple en 1923. coalition de tous les monarchistes pour faire proche du sans-culottisme, imperméable au
élire à sa place le maréchal de Mac-Mahon (24
marxisme, patriote en diable, égalitaire, antica-
LÉGITIMISME mai 1873). Au fil du temps, les orléanistes se
pitaliste, anticollectiviste, antireligieux, antisé-
mite. En 1879, au congrès ouvrier de Châtelle-
Courant politique réunissant depuis la rallièrent à la République, se voyant justifiés
rault, « il glorifia la Révolution, excusa la
révolution de 1830 les royalistes fidèles à la dans ce choix par le pape Léon Xlii en 1892.
Commune, récita un poème », déchaînant ainsi
branche aînée des Bourbons, représentée par le
la ferveur d'un auditoire que Jules Guesde
comte de Chambord, petit-fils de Charles X. Le RADICALISME
avait fait somnoler. Premier député socialiste
comte de Paris, chef des Orléans, ayant fait Courant politique au sein du parti républicain
de la III' République, il est élu en 1881 dans les
hommage au comte de Chambord en 1873, les conduit par Clemenceau, qui, au début de la Ill'
Bouches-du-Rhône. Ce poète « partageux » est
légitimistes et les orléanistes fusionnèrent, République, s'opposa aux " opportunistes ,
coutumier des cénacles : Edmond de Goncourt
mais se divisèrent à nouveau sur la question du (Gambetta, Ferry). Cette fraction défendait une
croise ce « méridional marmiteux, ayant tout à
drapeau blanc (le comte de Chambord avait fait application radicale et immédiate de tout le
fait l'air d'un bon bougre », tandis que Jules
savoir qu'il ne renoncerait jamais à cet programme républicain (notamment la
Renard décrit ce pittoresque « rouge », qui
emblème). Quand le comte de Chambord séparation des Églises et de l'État). Les
« fait le chien-loup et pousse des hurlements »
mourut en 1883, sans descendance, le parti radicaux se situaient à l'extrême gauche et
lors d'un dîner Flammarion. A demi boulangis-
légitimiste disparut et se rallia dans l'ensemble plusieurs (Naquet, Rochefort) rallièrent le
te, Clovis Hugues offre son siège de député à
à la maison d'Orléans. boulangisme. Les conséquences de l'affaire
Boulanger lorsque celui-ci est battu en 1888.
Dreyfus, l'échec du cabinet modéré dirigé par
Anticlérical patenté, il traite le marxiste Gues-
OPPORTUNISME Méline et leurs progrès aux élections de 1898,
de de « Torquemada en lorgnon », et considère
Tactique prônée par Gambetta au début de la leur permirent d'accéder au gouvernement. Ils
que le «jésuitisme constitue un danger pour la
Ill' République. Constatant la fragilité du régime fondèrent en 1901 le parti républicain radical et morale privée et publique ». Antisémite régu-
qui rencontrait l'hostilité d'une grande partie de radical-socialiste, très attaché, malgré cette lier, il collabore en 1892 à La Libre Parole de
l'opinion restée fidèle à la monarchie ou au épithète, à la propriété privée. Drumont, et l'année suivante à La Délivrance
bonapartisme, il soutenait que le programme du Peuple de Morès. Hostile à l'immigration, il
républicain ne pourrait être réalisé qu'avec des RÉVISIONNISME fustige en 1893 « l'acceptation chez nous, au
«étapes nécessaires "• après avoir gagné à la Courant d'idées représenté par les même titre que nous, et sans la moindre res-
République les « nouvelles couches sociales " républicains favorables au général Boulanger, qui ponsabilité militaire devant le drapeau, de
(petite bourgeoisie) et même les notables réclamaient la révision de la Constitution de 1875 cette horde d'étrangers qui envahissent l'usine
orléanistes. L'opportunisme l'emporta avec dans un sens plus autoritaire et plébiscitaire. et l'atelier français ». Aux législatives de mai
1898, il trouve Dreyfus« archicoupable »et se
idéaux de nation armée. Pour les plus modérés Versaillais, contre les bourgeois, contre les présente ulcéré par un adversaire qui prétend
des opportunistes en revanche - dès avant opportunistes, contre Ferry». attaquer « la citadelle judéo-internationale,
l'épisode boulangiste -, la ligue n'est qu'un comme si je n'avais point, au nom même de la
Patrie, cent fois cravaché de mes discours et
repaire d'agités. En décembre 1885, Déroulè- ESH : N'est-il pas surprenant que le
de mon vers indigné la face des Rothschild et
de se proclame « disciple de Gambetta et jeune Maurice Barrès, l'écrivain l'un des
de leurs plats courtisans ».
républicain autoritaire ». En juillet 1887, son plus doués de sa génération, se soit lancé
allégeance boulangiste se trouve désapprouvée dans l'aventure boulangiste au point d'en ESH : Comment expliquer la participa-
par de très nombreux comités provinciaux. rester à jamais marqué ? tion d'un homme comme Naquet dans le
Mais les effectifs parisiens le suivent. Ce sont MC :C'était précisément une aventure, le boulangisme ?
sociologiquement bien souvent ceux-là même contraire d'un passe-temps pour rombière ou MC : Assez simplement. D'abord le mou-
qui, depuis 1830, ont concouru à toutes les vieille chaisière. Or Barrès était jeune ; et vement n'était pas hostile aux juifs. L'antisémi-
émeutes parisiennes. La revue conservatrice artiste surtout. Alors il devint boulangiste le tisme déclaré est une rencontre qui intervient à
Le Correspondant note au sujet des boulan- plus naturellement du monde: c'était à faire, il partir de 1890, lors du post-boulangisme. Et
gistes : « La revanche, pour eux, c'est la fallait en être. Aucun doute il y avait là un puis Alfred Naquet est un libre penseur qui
revanche à l'intérieur, la revanche contre les maelstrom où déployer ses fines antennes. Que s'amuse à organiser des banquets gras à l' occa-
L'AVENTURE BOULANGISTE

Le socialiste « sans-culotte »
Clovis Hugues. Cette
caricature d'époque souligne
son anticléricalisme qui ne le
sion du Yom Kippour. En fait, il n'est pas cédait en rien à son
boulangiste par antiparlementarisme obtus ; antisémitisme. Admirateur de
quoique radical, il l'est plausiblement à la 1793, partisan de la
façon de certains orléanistes. Face à un régime Commune, il est le premier
sclérosé, il escompte une République audacieu- socialiste élu député sous la
se, socialement, et libérale, politiquement. III' République. En1898, il se
range parmi ceux qui
ESH : Tandis que certains boulangistes condamnent Dreyfus.
font l'éloge de 1793 et des « guillotinades »,
le mouvement reçoit le soutien de certains
monarchistes, et notamment de la duchesse
:l'Uzès qui s'y est partiellement ruinée.
~·est-ce pas surprenant?
MC : La coalition boulangiste s'édifie par
ttrates successives. A un noyau de base radi- "'c
;al-socialiste, s'ajoutent nombre de bonapar-
istes et pour finir de monarchistes. Non sans
·éticences eu égard au républicanisme anticlé-
ical et révolutionnaire des boulangistes pari-
:iens. Derniers venus, ces monarchistes sont
!gaiement les premiers à fausser compagnie à blème en l'ayant soustrait à des explications n'existe pas de clivage socialisme/nationalis-
'entreprise dès lors qu'elle échoue. d'ordre idéologique. Lors du boulangisme, la me au XIX' siècle. Le dilemme boulangiste
contre-propagande républicaine s'était s'ordonne en fonction d'une alternative, mise
ESH : La caractéristique profonde du employée à accréditer l'idée d'un césarisme- en relief par Siegfried, entre « République
wulangisme n'est-elle pas son caractère de hypothèse malheureusement reprise sans bar- nationale » et << République parlementaire ».
nouvement « transversal » à toutes les guigner par quelques historiens. Or nous Aussi aurais-je tendance à considérer que la
amilles politiques ? savons, depuis Gabriel Monod et André Sieg- première mouture de l'idéologie nationaliste
MC : Vous avez tout à fait raison. Jusqu'à fried, qu'il s'agit d'une fausse piste. Notre surgit en France quelque part entre le boulan-
m certain point. C'est affaire de tempérament compréhension du boulangisme repose ensuite gisme et l'affaire Dreyfus, sur la période 1887-
l()litique autant que de doctrine. Toutefois les sur les travaux, déjà anciens, d'Adrien Danset- 1904, date à laquelle le nationalisme antirépu-
amilles politiques réagissent assez différem- te et de Jacques Néré (on retient par la suite les blicain d'Action française prend la relève.
Jent. L'opportunisme n'est jamais boulangis- noms de Frederic H. Seager, C. Stewart Doty, Cette première doctrine nationaliste propre-
: ; le sans-culottisme l'est toujours. Les socia- Odile Rudelle, Marc Angenot). A brûle-pour- ment dite provient d'un socialisme national
stes se rangent plutôt (à l'image de Louise point dès lors, la réponse serait oui - le bou- qui n'est autre que l'ultime avatar de ce tem-
1ichel) dans la neutralité bienveillante. Les langisme a engendré une synthèse nouvelle pérament barricadier, insurrectionnel, émeu-
1dicaux et les royalistes se retrouvent profon- entre socialisme et nationalisme -, si ce n'est tier, à la faveur duquel, de la Révolution fran-
ément déchirés : quantité d'orléanistes, et qu'en fait les choses ne se présentent pas vrai- çaise à la Commune, Paris s'était maintes fois
1ême de légitimistes, demeurent absolument ment ainsi. Une fois écartée l'affaire du césa- soulevé contre le pouvoir en place. C'est de
11ti-boulangistes. En second lieu, il convient de risme, il importe de ne plus retomber dans le par la résorption de cette tradition révolution-
istinguer les boulangistes authentiques, sin- travers de ce grimaud grec avouant ingénu- naire que la République française devient un
~res, assidus, prolongés - les radicaux-socia- ment : « Je vois la solution, mais je ne vois régime définitivement assis. Un contemporain
stes -, des recrues souvent furtives que furent pas le problème ». Parce qu'en l'espèce, lors- l'annonce: « L'esprit de réforme paraît de nos
:s monarchistes. Entre les deux, les bonapar- qu'est obtenu ce qui vous semble être vraisem- jours attirer, canaliser; absorber les différentes
stes s'impliquent à des degrés très différents blablement la réponse, vous vous apercevez formes de ce qui était jadis l'esprit de mécon-
:lon qu' il s'agit du jérômiste urbain ou du vic- alors que la question n'est plus adéquate. Je tentement, de révolte, de révolution ».
'rien rural (2). Ces tendances de fond étant m'explique. Pour qu'il ait pu se produire une PROPOS RECUEILLIS
1turellement pondérables en fonction synthèse entre le socialisme et le nationalisme, PAR VIRGINIE TANLAY
'implantations géographiques spécifiques. encore eût-il fallu que synthèse il y eût besoin,
c'est-à-dire que ces deux éléments eussent pu (1) Badinguet. Nom d'un ouvrier dont Louis-
ESH : Quelles furent les conséquences à paraître incompatibles, donc qu'ils eussent Napoléon Bonaparte emprunta les vêtements pour
ng terme du boulangisme ? A-t-il engen- préalablement été constitués. Or un polito- s'évader du fort de Ham, en 1846, après une tentati-
ve de coup d'État. Sous le Second Empire, les
ré, comme on le dit parfois, une synthèse logue évoque en 1898 « l'ancien parti "bou-
adversaires du régime donnèrent ce surnom à
mvelle entre socialisme et nationalisme ? langiste-révisionniste ", désigné aujourd'hui l'ancien conspirateur devenu Napoléon !Il.
MC : C'est une très bonne question ; dans quelques circonscriptions sous le nom un (2) Jérômiste : partisan du prince Jérôme Bona-
ailleurs je me l'étais posée. C'est en effet la peu vague de "nationaliste" ». En fait, de parte, connu pour son républicanisme et son anticlé-
testion soulevée par Zeev Stemhell. Elle même que le clivage droite/gauche intervient ricalisme. Victorien : partisan du prince Victor, fils
tra eu le mérite d'avoir fait avancer le pro- seulement à partir de l'affaire Dreyfus, il du premier et plus traditionaliste.

Il
UN SYNDICALISME NATIONAL

Les Jaunes
contre les Rouges
PAR JEAN-JACQUES MOURREAU

Dans le jargon syndical, leur


nom demeure synonyme d'insulte,
même si personne ou presque ne
sait ce qu'ils furent. Ils voulaient
la liberté du travail, l'organisation
du droit de grève, l'accession à la
propriété, l'entente cordiale entre
l'ouvrier et le patron, la liberté
d'association et d'enseignement, la
décentralisation. Ils s'opposaient
au collectivisme des Rouges...

A
u terme d'une histoire édifiante dont il
a achevé la rédaction le 10 juin 1936 à
bord du Félix Dzerjinski, Aragon met
en scène un « jaune » qui rallie des grévistes
découragés (1). Trente ans plus tôt, un roman-
cier aurait aussi bien pu imaginer l'inverse. Le
mouvement des Jaunes est né « dans la tour-
mente des grandes grèves qui éclatent, de Grève générale des mineurs. Une colonne de grévistes va chercher de force ceux qui refu-
1898 à 1901, dans beaucoup de centres indus- sent la grève. De la résistance de ces derniers va naître en 1899le mouvement des Jaunes.
triels importants », écrit l'historien israélien
Zeev Sternhell (2), l'un des rares à s'être inté- ment agitée : scandale politico-financier de Le surgissement des Jaunes ne vient pas
ressé au sujet (3). « C'est l'échec de ces Panama, attentats anarchistes, séquelles du d'en haut, souligne l'historien britannique
grèves, dit Sternhell, avec leur cortège habi- boulangisme, affrontements entre dreyfusards Theodore Zeldin (4). Il naît de la violence qui
tuel de souffrances et de violences, la désor- et antidreyfusards. Les syndicats rouges font est faite à ceux qui refusent la loi des Rouges.
ganisation momentanée des syndicats de la grève générale l'instrument de la lutte Circonstances ? Le l" novembre 1899, à
"rouges" et l'appui de certains patrons, qui révolutionnaire destinée à détruire le capitalis- Montceau-les-Mines, des mineurs qui refusent
ont provoqué et facilité la création de syndi- me et la société bourgeoise. La loi Waldeck- de participer à une grève politique, se sont
cats indépendants ». Rousseau (1884) légalisant les syndicats fait retranchés dans le café de la Mairie. Assaillis
Pour comprendre, il faut oublier ce rac- fleurir des groupements indépendants, dont les par les Rouges, ils résistent aux coups de
courci simpliste et rappeler que la vie poli- premiers syndicats chrétiens formés sous la revolver, aux pierres et aux projectiles divers.
tique de cette fin de ce siècle est singulière- houlette de l'Église. La troupe, la gendarmerie interviennent.


JAUNES CONTRE ROUGE

Pierre Biétry (1872-1918) vu par ses adversaires.


Natif du Territoire de Belfort, il anime la propagande
révolutionnaire et conduit la grève à Audincourt contre
le patronat local en septembre 1899, action qui lui vaut
Débloqués par les charges de police, les assié- d'être condamné à un mois de prison. L'année
gés remplacent les carreaux cassés par des suivante, il participe aux grèves de Giromany.
feuilles de papier jaune dont ils avaient un Il appartient alors au Parti ouvrier français de
stock. « Ils étaient baptisés. Les Rouges, par Jules Guesde avec lequel il rompt en septembre
dérision, appelèrent le siège social des indé- 1900 lors du congrès d'Ivry, en proposant une
pendants qu'ils avaient saccagé : "Syndicat motion contre la grève générale, repoussée
jaune". » (5) parce qu'elle propose la collaboration de
La résistance des ouvriers de Montceau- classe. C'est le début de son périple.
les-Mines est un signal. Le mouvement
s'étend rapidement dans les bassins miniers,
au Creusot, à Montbéliard et à Paris. En mars nera l'accès de la propriété à des milliers
1901, le cheminot Paul Lanoir (6), le « père d'êtres humains jusqu'ici asservis par l'argent
des Jaunes », est porté à la tête de l'Union ouparl'État. »
fédérative des syndicats indépendants Liberté d'association et liberté d'enseigne-
Uaunes). L'ouvrier horloger Pierre Biétry, ment ... « Les Jaunes demandent, explique Bié-
transfuge du syndicalisme révolutionnaire, try, la liberté absolue d'association, suppri-
entre en scène en qualité de secrétaire général mée par la Révolution qui nous a tous mis en
adjoint. .. tutelle; ils réclament la liberté de l'enseigne-
Le mouvement des syndicats indépendants ment ; chacune de ces libertés aide l'autre.
ration du Livre, les dessinateurs industriels, les
qui fait sien le symbole corsaire de la fleur du Est-ce que les grandes universités anglaises et
employés de commerce, les employés du gaz.
genêt, n'est pas une coquille vide. Il regroupe allemandes sont déchues parce qu'elles ne
Le 1" avril 1902, les dissidents fondent la
sont pas sous la férule de l'État ? Est-ce que
317 syndicats et près de 100 000 adhérents. Il Fédération nationale des Jaunes de France. Ils
leurs professeurs ne sont pas des hommes de
dispose d'un hebdomadaire L'Union ouvrière se donnent le programme qu'ils réclamaient
valeur ? Et cependant ils se développent en
et de l'aide du bonapartiste Laroche-Joubert, vainement à Lanoir.
dehors de l'ingérence de l'État. »
fabricant de papier à Angoulême. Le 27
Négation de la lutte des classes, anti-étatis-
décembre 1901, il ouvre à Paris la première Un programme me, accession à la propriété ouvrière, action-
bourse du travail indépendante (7). Les élec- prophétique nariat populaire : on cherche vainement ce sur
tions de mai 1902 approchent...
quoi Sternhell peut faire peser le soupçon de
A la veille de l'inauguration, Je 23 fascisme. Est-ce parce qu'à 1' internationalisme
Les Jaunes ne se contentent pas de dénon-
décembre, Émile Loubet a reçu à l'Élysée ses cer la politisation des grèves et du syndicalis- des Rouges, les Jaunes opposent « un pafl·io-
représentants conduits par Paul Lanoir. Le pré- me. Novateurs sur bien des points, ils annon- tisme intelligent » ? Ou parce que, sacrifiant à
sident de la République, qui n'aime pas les cent le syndicalisme réformiste et certains J'esprit de l'époque qui dépasse le clivage
socialistes, leur a prodigué ses encourage- grands thèmes des droites à venir. Ils se décla- gauche-droite, les Jaunes sont volontiers anti-
ments. Il n'est pas le seul. Jules Méline, admi- rent hostiles aux socialistes collectivistes. A dreyfusards ? (9)
rateur de Proudhon dans sa jeunesse, leur fait l'étatisme des Rouges, ils opposent la décen- Le mouvement des Jaunes bénéficie de
bientôt des clins d'œil et leur apporte le sou- tralisation. Biétry précise : « Les launes l'appui d'anciens boulangistes de gauche, du
tien de l'Association républicaine. On va demandent à l'État de s'occuper de l'armée, bureau politique du duc d'Orléans, de roya-
jusqu'à dire que Waldeck-Rousseau aussi ... de la marine, des relations étrangères, de la listes comme la duchesse d'Uzès, du journalis-
Le premier congrès des Jaunes se tient à justice, etc., et de laisser aux initiatives pri- te Rochefort. Soutenu par La Croix, alors à la
Saint-Mandé les 27, 28 et 29 mars 1902. Le vées des Français, - dans des divisions admi- pointe de l' anti-dreyfusisme, il attire les syndi-
programme s'exprime par cette formule: « Le nistratives régionales, - le soin de presque cats indépendants chrétiens. Ce qui ne va pas
Capital-travail et le Capital-argent sont les tout le reste ... » sans heurts. Le congrès de mars 1904 est mar-
deux facteurs indispensables à la vie sociale. Refus de la grève anarchique et révolu- qué par l'expulsion des démocrates-chrétiens
L'un complète l'autre, les deux se font vivre tionnaire des Rouges. Cela ne veut pas dire du groupe lillois de l'abbé Lemire. Dès lors, la
mutuellement. Le devoir de ces deux collabo- qu'ils se prononcent contre Je droit de grève. guerre s'installe entre le mouvement jaune et
rations est donc de rechercher amiablement, Ils réclament l'organisation du droit de grève les adeptes du Sillon de Marc Sangnier. A la
de bonne foi et en toutes circonstances, le (préavis) et des dispositions en faveur de fin de l'année 1905, dans Demain, Paul
point de rencontre des concessions réci- l'arbitrage. Partisans de l'association du capi- Bureau, consacre deux atticles féroces à
proques qu'ils se doivent l'un à l'autre. » tal-travail au capital-argent, thème que l'on dénoncer les « ambiguïtés perverses du mou-
Des dissensions éclatent peu après. Quels retrouvera plus tard traduit par la formule vement des Jaunes. allant jusqu'à parler
en sont les motifs ? Biétry accusera Lanoir « association du Capital et du Travail », ils d'associations hybrides ou louches, mi politi-
d'avoir cherché à complaire au patronat en se récusent la lutte des classes et se prononcent ciennes, mi-professionnelles. » (l 0) De ce
limitant à former « des groupes antigrévistes pour 1'entente des classes. Leur but est de conflit, témoignent les souvenirs de Jules Zirn-
avec des moyens d'existence identiques à ceux « faire revivre la paix sociale, l'harmonie held, l'un des fondateurs de la CFfC (li).
des Rouges. » (8) En tout cas, Biétry fait entre les hommes ». Biétry précise : « Leur Le congrès de 1906 marque 1' éloignement
sécession. Organisateur et meneur d'hommes, lutte contre les monopoles, contre le socialis- à l'égard des origines ouvrières. Biétry, qui ne
il est sui vi par les ouvriers horlogers, la Fédé- me, contre l'étatisme, rendra la liberté et don- parle plus de « socialisme national », note :
ES CONTRE ROUGES

«Ce qu'il y a eu d'admirable dans ce congrès, l'organe royaliste, les relations qu'il entretient regret d'avoir répudié son engagement syndi-
ce qui fait aussi sa grande force, c'est qu'il aussi avec l'Action libérale de Jacques Piou cal et ce « socialisme national » dont il se
représentait d'une façon parfaite notre belle et (14), la Ligue de la Patrie française, le soutien réclamait à ses débuts. Amer, il quitte la scène
courtoise nation française, sans exclusion de d'Édouard Drumont et de La Libre Parole, politique et bientôt la France (19). Son aventu-
personnes. Les ouvriers y causaient amicale- l'appui de 1' ancien boulangiste Arthur Meyer. re n'a duré qu'une décennie. Il n'en subsiste
ment avec des patrons grands et petits, le sol- Biétry est l'enfant chéri de toutes les droites. d'autre trace qu'une étiquette infamante.
dat y coudoyait les généraux, la robe du prêtre Pour les gauches, il est « l'homme le plus Causes de l'échec ? La tentation de la
n'y était point déplacée, le pasteurs 'y rencon- détesté de France », celui qui ose parler à la «grande politique», l'absence d'autonomie
trait avec le paysan, l'ouvrier mineur serrait classe ouvrière. Biétry, quant à lui, se voit syndicale et de cohérence idéologique, le
la main du représentant de la France d'autre- comme le champion providentiel des droites. défaut de persévérance, la déloyauté des
fois ; l'industriel, le commerçant y faisaient Il songe dès lors à entrer en lice sur le terrain droites, mais aussi la courte vue du patronat
cause commune avec des membres de l'Insti- politique. Candidat à Brest contre le socialiste qui ne conçoit le syndicalisme qu'inscrit dans
tut ; les poètes et les artistes y apportaient la Émile Goude (15) lors des élections législa- la lutte des classes ou qu'en supplétif à sa
note harmonieuse et élevée ; tous y étaient tives de 1906, il bénéficie de l'appui d'une dévotion.
unis dans la même pensée de l'apaisemenl des coalition hétéroclite où l'on retrouve des J,-J,M.
esprits et de la réconciliation des cœurs. » membres de l'Action libérale, de la très catho-
Alors, les Jaunes recensent 409 syndicats lique Ligue des femmes françaises, d'ecclé- ( l) Les Beaux quartiers. Denoël, 1936.
ouvriers, 41 syndicats patronaux. Ils comptent, siastiques et même de sillonnistes. (2) La Droite révolutionnaire, 1885-1914. Gal-
selon l'affirmation de Biétry, 500 000 membres limard, 1997.
Le piège de (3) Les historiens du syndicalisme français font
« décidés à ne pas se laisser faire la loi par
curieusement l'impasse sur le mouvement de Biétry.
337 000 Rouges, dont les deux tiers marchent, la tentation politique (4) Histoire des passions françaises, 1848-
pour ne pas dire les trois quarts, la mort dans 1945. Ambitions et amour. Le Seuil, 1978.
l'âme, dans la crainte de dures représailles. » Élu député de Brest, le 20 mai 1906, Pierre (5) Pierre Biétry, Les Jaunes de France et la
(12) Les Rouges, quant à eux, intensifient Biétry a trente-neuf ans (16). Il est à l'apogée question ouvrière. Paul Paclot & C', Paris, 1907.
l'agitation. Le 1" mai 1906, ils lancent des de sa carrière. Le 15 juin, à la Chambre, il se (6) Il a été exclu du Syndicat national des che-
manifestations pour la journée de huit heures. pose en rival de Jaurès. Les députés socialistes mins de fer en 1892.
Les Jaunes, pour leur part, s'opposent à cette (7) Les bourses du travail qui bénéficient de
l'insultent. Il fait face avec calme, rompu qu'il
revendication. A la limitation uniforme, ils pré- subventions de l'État, sont un enjeu majeur pour les
est à l'épreuve de réunions autrement hou-
fèrent des horaires adaptés aux particularités de syndicats révolutionnaires. Elles dispensent des
leuses. A sa descente de la tribune, on l'accla-
l'entreprise et aux exigences de la production. secours et servent de base de propagande. Les syn-
me comme un triomphateur. La droite tout dicalistes indépendants en sont systématiquement
Le mouvement est un bel instrument de entière voit en lui son sauveur. exclus.
combat. Un réseau de presse décentralisé pour Grisé d'illusions, Biétry veut aller plus (8) Pierre Biétry, op. cit.
diffuser ses idées et ses mots d'ordre. Il a loin. Son dessein : faire naître une coalition (9) Dans De Mémoire (Denoël, 1995), Pierre
même le projet de transformer en quotidien Le des droites contre le bloc de gauche. Il consta- Salinger révèle que sa mère, née Jehanne Biétry,
Jaune dont le premier numéro était paru le 1" te bientôt son isolement. Les droites se déro- était la première des deux filles de Pierre Biétry
janvier 1904, comme organe de la Fédération bent. L' Action libérale de Jacques Piou qui a « figure quelque peu controversée de l'histoire de
des syndicats indépendants. Une forte implan- pensé l'utiliser, le tient maintenant pour un France ». Le même indique que « le grand moment
tation dans le nord de la France, en particulier rival. L'Action française de Charles Maurras de la carrière publique de mon grand-père fut la
dans l'Est (Meurthe-et-Moselle, Territoire de qui a cherché à capter son mouvement, lui vigoureuse défense du capitaine Dreyfus. En 1906,
Belfort). Des relais hors de France : Suisse, sa plaidoirie fut même si ardente que la séance à
coupe les vivres, lance ses propres organisa-
l'Assemblée fut suspendue pour la journée et mon
Allemagne, Autriche et même en Russie. Des tions ouvrières, courtise l'extrême gauche et le grand-père expulsé. »
soutiens patronaux : celui de Henri de Bel- considère en ennemi (17). Lors du congrès de (10) Voir Pierre Pierrard : L'Église et les
laigue et celui sans faille de Gaston Japy. 1907, le mouvement se targue encore de grou- ouvriers en France ( 1840-1940). Hachette, 1984.
Patron des usines Japy, de Beaucourt, près de per 852 syndicats ou associations, dont 439 (Il) Cinquante années de syndicalisme chré-
Belfort, ce protestant, ancien élève de l'École syndicats ouvriers, 87 syndicats agricoles, 76 tien. SPES, 1937.
polytechnique, ne limite pas son rôle à être la syndicats patronaux ... et 12 journaux. Mais les (12) Pierre Biétry, op. cit.
caution de Biétry auprès d'autres patrons, il est défections se multiplient. (13) Auteur d'un livre intitulé Les Idées jaunes.
aussi un compagnon de lutte généreux et actif Le 23 mai 1908, Biétry lance le Parti pro- Plon, 1906.
(13). Des soutiens intellectuels : l'économiste priétiste et se donne dix ans pour accéder au (14) Le père de la << droite constitutionnelle ».
libéral et catholique Paul Leroy-Beaulieu, pouvoir. La Fédération des Jaunes est mainte- (15) Goude sera élu en 1910.
memh• de l'Institut, professeur au Collège de ( 16) Un second député jaune est élu dans les
nue. Désorientée, ébranlée, elle se disloque.
Basses-Pyrénées.
France, qt) appartient au Conseil national des En 1909, elle tient son dernier congrès. En
(17) Voir Eugen Weber : L'Action française.
Jaunes de Fra;:-:e. 1910, elle perd le contrôle sur les Jaunes du Stock, 1962.
Courtisé et soutenu par la presse, Biétry Nord. Elle finit par disparaître de l'horizon ( 18) Certains Jaunes rallieront alors les Rouges.
bénéficie à la fois du soutien des royalistes et syndical, ses militants sont traqués par la (19) Biétry embarque pour l'Indochine. A Sai-
des bonapartistes. Sternhell note les articles « chasse aux renards » lancée par les Rouges gon, il fonde un journal. Il y meurt en 1918 à l'âge
que le chef des Jaunes signe dans Le Soleil, (18). Biétry connaît alors l'isolement et le de quarante-six ans.

Il
ANTISÉMITISME ET ANTIMAÇONNISME AVANT 1900

La révolte prolet-aryenne
PAR MATHIEU LAMBERT

D'où vient l'antisémitisme ? De loin, sans


doute. Mais cette passion détestable connaît
un retour en force au XIXe siècle, attisé par
les bouleversements de la modernité. Décou-
verte de sources inattendues du côté socialis-
te et du côté catholique. Le Dr Albert Régnard,
voltairien, ex-communard,
socialiste de tendance hébertiste,
ien que sans rapport direct avec le bou-

B langisme, c'est au même moment que


prend de l'ampleur un autre courant
idéologique, non moins passionnel que l'anti-
athée militant et antisémite.

parlementarisme, le courant antisémite.


Ce courant a deux sources bien distinctes,
une source socialiste et une source catholique
et conservatrice. Particulièrement violent chez
Fourier, très sensible chez Proudhon, l'antisé-
mitisme de beaucoup de socialistes français de
la première moitié du XIX' siècle se trouve
fortement exprimé dans l'ouvrage d'Alphonse
Toussenel (1804-1885)- connu également par
ses ouvrages de zoologie-, publié en 1845 et
qui porte ce titre significatif: Les Juifs, rois de
l'époque. Pour Toussenel, le Juif incarne le
marchand, le négociant, la spéculation impro-
ductrice et spoliatrice ; dans sa pensée, antisé-
mitisme et anticapitalisme tendent étroitement républicaine sous la monarchie de Juillet... De Futur communard, l'avocat blanquiste
1 se confondre: « J'appelle, comme le peuple, nombreux historiens ont pris en compte le rôle Gustave Tridon, dans Du Molochisme juif,
1e ce nom méprisé de juif, tout trafiquant des milieux blanquistes dans la formation et la rédigé avant 1867, et publié en 1884 à
1'espèces, tout parasite improductif vivant de Bruxelles chez Édouard Maheu, désigne ce qui
politisation d'un antisémitisme à la fois social
~a substance et du travail d'autrui. Juif, usu- est à ses yeux l'ennemi absolu de la pensée
et racial. Citons notamment Maurice Dom-
•ier; trafiquant, sont pour moi synonymes. » « libre » et « révolutionnaire » : « Les sémites,
manget, Blanqui et l'opposition révolutionnai-
)ynthèse qui se trouve déjà teintée de nationa- c'est l'ombre dans le tableau de la civilisation,
.isme puisque certaines nations (notamment re à la fin du Second Empire (Armand Colin,
1960) ; Zeev Sternhell, Barrès et le nationalis- le mauvais génie de la terre ... » Un autre com-
'Angleterre et l'Allemagne) étant considérées munard, exilé à Londres, le médecin voltairien
:omme totalement dominées par les Juifs, me français (Armand Colin, 1972) ; Léon
Albert Régnard, candidat radical-hébertiste
:eux-ci ne peuvent être en France que les Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome IV,
aux Batignolles en 1880, que Gambetta fait
tgents de l'étranger en même temps que l'ins- L'Europe suicidaire, 1870-1933 (Calmann-
nommer en 1883 inspecteur général des ser-
rument de l'oppression des travailleurs. Tel Lévy, 1977) ; Marc Crapez, La Gauche réac- vices hospitaliers, publie en 1890, Aryens et
:st le sens du mythe des Rothschild, symbole tionnaire. Mythes de la plèbe et de la race Sémites, le bilan du judaïsme et du christianis-
lu capitalisme bancaire international, si sou- dans le sillage des Lumières (Berg Internatio- me, dénonçant « ces trois pestes, ces trois
lent évoqué dans la littérature de la gauche nal, 1997), etc.
EVOLTE PROLET·ARYENNE

aspects d'un même fléau, le sémitisme, le réclamant du même mot d'ordre viendront
christianisme et le capitalisme ». Le Dr bientôt s'ajouter. En 1892 surtout, paraît, diri-
Régnard collabore à la Revue socialiste, dont gé par Drumont, un journal quotidien La Libre
le directeur, Benoît Malon, ne fait pas mystè- Parole, dont le tirage atteint, quelques mois
re, lui non plus, de son antisémitisme. ffi après sa fondation, 200 000 exemplaires.
On le voit, l'antisémitisme de tradition ~ L'antisémitisme catholique est largement
socialiste n'a nullement disparu dans la France >' relayé par le journal La Croix et par différentes
des premières années de la ill' République. ligues, l'Union nationale, créée en 1893 par
Mais, comme le note Raoul Girardet (Le natio- l'abbé Garnier, ou la Ligue antisémitique fran-
nalisme français 1871-1914, Armand Colin, çaise (futur Grand Occident de France), de
1966), il se trouve bientôt relayé par un antisé- Jules Guérin, ami du marquis de Morès.
mitisme d'un autre type, l'antisémitisme du Raoul Girardet observe que le scandale de
catholicisme conservateur et populaire. D'origi- Panama (qui éclate en 1891) et le discrédit
ne très ancienne, celui-ci « semble avoir connu qu'il jette sur certains milieux financiers
un brusque réveil avec les premières mesures Édouard Drumont (1844-1917), écrivain contribuent alors très fortement à la diffusion
anticléricales du parti républicain arrivé au et journaliste catholique, qui doit sa célébrité des mots d'ordre de l'antisémitisme : « C'est à
pouvoir. C'est alors que la dénonciation de la à la publication de La France juive, puis à ce moment qu'il faut notamment situer la ren-
franc-maçonnerie prend une forme de plus en son journal La Libre Parole. contre, dans une commune dénonciation de la
plus violente et que la dénonciation du danger corruption du régime, des militants de l'antisé-
reprochent surtout, avant tout, par-dessus tout,
juif tend à s'y trouver de plus en plus fréquem- mitisme et d'une large part de ce qui subsiste
c'est d'être le meurtrier de Jésus, le souilleur
ment mêlée ». Raoul Girardet cite à titre illus- du boulangisme vaincu ». Il convient, dit-il
d'hostie, l'empêcheur de chapelets en rond...
tratif l'ouvrage d'un religieux, le père Chabau- aussi « de tenir compte du climat de luttes reli-
ty, Les Juifs, nos maîtres, publié en 1882. « On Que ces griefs tiennent peu en l'air! La croix gieuses qui pèsent lourdement sur la France
y dévoile l'origine juive des sociétés secrètes, antidote ? Quelle farce ! Comme tout cela est
des dernières années du XIX' siècle : une
on révèle leur dessein d'abattre les nations mal pensé, de traviole et faux, cafouilleux, innombrable littérature répandue dans les
chrétiennes et d'établir leur domination sur le pleurard, timide. L'aryen succombe en vérité milieux catholiques continue à dénoncer les
monde. Le thème sera dès lors inlassablement de jobardise. Il a happé la religion, la Légen- méfaits de la franc-maçonnerie, ses machina-
développé. » de tramée par les Juifs expressément pour sa tions, ses complots diaboliques; l'action sata-
Mais c'est Édouard Drumont (1844-1917), perte, sa châtrerie, sa servitude. » nique des Juifs, la haine qui leur est prêtée à
dans La France juive, publiée en 1886, qui l'égard du Christ et de son Église s'y trouvent
réalisera la synthèse de l'antisémitisme socia- « Propagée aux races fréquemment associées ». Ce climat passionnel
liste et de l'antisémitisme chrétien. Républi- aryennes détestées, est encore aggravé par certains facteurs d'ordre
cain par ses origines familiales, converti au la religion de 11Pierre et économique dans les années 1885 et 1895, la
catholicisme vers 1880, Drumont est inclas- Paul" fit admirablement concurrence grandissante des produits manu-
sable dans l'éventail des options politiques. facturés étrangers, l'arrivée en France d'impor-
Son antisémitisme est à la fois moral, national son œuvre>> tants contingents d'immigrants venus d'Europe
et social. Le Juif est à ses yeux l'agent de centrale, sont autant d'éléments qui contribuent
décomposition d'une société qu'il a entrepris Brodant sur un thème déjà cher au socia- à déclencher des réflexes xénophobes.
de dominer et d'asservir. « Il représente pour liste Régnard, Céline enfonce le clou à sa A bien des égards, écrit encore Girardet,
la patrie la menace d'une trahison permanen- façon : « Propagée aux races viriles, aux « l'antisémitisme français de la fin du XIX'
te. Il est enfin l'ennemi par excellence des races aryennes détestées, la religion de "Pier- siècle ne représente rien d'autre qu'une force
pauvres, des humbles, des petits qu'il exploite re et Paul" fit admirablement son œuvre, elle exacerbée (et souvent jusqu'à la névrose) du
et qu'il ruine. Il incarne "l'Argent" et c'est décatit en mendigots, en sous-hommes dès le protectionnisme. »
contre lui que doivent se réconcilier ses deux berceau, les peuples soumis, les hordes C'est avec l'affaire Dreyfus, entre 1898 et
principales victimes, en qui se réfugie par enivrées de littérature christianique, lancées 1900, que l'antisémitisme français va atteindre
ailleurs ce qui subsiste de dignité dans "le éperdues imbéciles, à la conquête du saint son paroxysme. Drumont, qui siège alors au
monde moderne", "l'ouvrier révolutionnaire suaire, des hosties magiques, délaissant à parlement en tant que député « anti-juif »
et le conservateur chrétien". » jamais leurs dieux, leurs religions exaltantes, d'Alger est au faîte de sa popularité. Le mou-
Un demi-siècle plus tard, dans Les Beaux leurs dieux de sang, leurs dieux de race ... » vement décroît cependant dans les premières
draps (Nouvelles Éditions françaises, Paris, La publication de La France juive, obtient années du XX' siècle. Des querelles intérieures
1941), Céline se gaussera de ce qu'il appelle un retentissement considérable. Dans les déchirent l'équipe de La Libre Parole. Écarté
la « jobardise » de cet antisémitisme chrétien : années qui suivent, de très nombreuses publi- de la direction du journal, Drumont mourra en
« Drummont [sic] et Gobineau se raccrochent cations et de très nombreux ouvrages ne vont 1917 dans un demi-oubli. L'un de ses jeunes
à leur Mère l'Église, leur christianisme cesser d'en diffuser les thèmes. En cette même disciples, Georges Bernanos, fera cependant
sacrissime, éperdument. Ils brandissent la année 1889 est fondée, sous l'égide de Dru- revivre son souvenir dans La Grande Peur des
croix face au Juif, patenté suppôt des enfers, mont, une Ligue nationale antisémitique fran- bien-pensants (Grasset, 1931).
l'exorcisent à tout goupillon. Ce qu'ils [lui] çaise, à laquelle divers autres groupements se M.L.
' /

BARRES MAURRAS PEGUY


'

Nais sance du
nationalisme moderne
PAR PATRICK JANSEN

Le nationalisme est né de la
nation et celle-ci de 1789, quand
la magie de l'âme collective
détrôna celle de la royauté. Long-
temps, la contre-révolution lui fut
hostile, alors que Jules Michelet
et Henri Martin célébraient la
« mission » de la France. Le
mariage se fit entre 1870 et 1900,
dans l'angoisse de la décadence,
par-delà gauche et droite.

«Le 22 décembre 1894, un officier


d'artillerie, stagiaire à l'état-major
de l'armée, le capitaine Alfred Cortège de ]eanne d'Arc, place de la Concorde en 1914. On reconnaît Charles Maurras
Dreyfus, était condamné pour trahison à la portant la barbe, légèrement décalé sur la gauche. ·
déportation perpétuelle dans une enceinte for-
tifiée. L'indignation était immense. Clemen- connues la III' République : 12 ans entre la nir Dreyfus, les faits et la chronologie ont été
ceau regrettait que ce crime n'entraînât pas la condamnation de Dreyfus et sa réhabilitation cent fois rappelés : la condamnation, la dégra-
mort. A la Chambre, un député soutint qu'on définitive en 1906. Contrairement à la crise du dation, le bagne ; Je procès et la condamnation
devait fusiller le traître. Ce député s'appelait 16 mai, au boulangisme et même au scandale de Zola ; la mise en évidence du « faux
Jean Jaurès. Il n'existe pas à ce moment à la de Panama, elle ne s'est pas contentée Henry », et son immense effet en faveur de
suiface de la terre un homme assez sagace d'ébranler le régime pour finalement Je renfor- l'innocence de Dreyfus, malgré son absence
pour deviner que, de l'affaire Dreyfus, sortira cer, conformément à l'adage nietzschéen qui de valeur judiciaire ; Je procès de Rennes et
une révolution. » stipule que « ce qui ne me tue pas me rend ses demi-mesures, la grâce présidentielle ; la
Ainsi s'exprime, quelque quarante ans plus fort ». Elle a bel et bien transformé de réhabilitation, enfin.
plus tard, Jacques Bainville dans l'histoire de fond en comble Je paysage politique et idéolo- Au-delà de ses péripéties, maintenant loin-
La Troisième République qu'il publie en 1936, gique français pour lui donner des traits dont taines, l'Affaire constitue donc une coupure
quelques semaines à peine avant sa mort. La beaucoup sont encore observables aujourd'hui. dans la vie politique française.
«révolution dreyfusienne », le mot est de A l'occasion du centenaire, Je 13 janvier C'est vrai à gauche: Jaurès et Clemenceau
Georges Sorel, n'a pas seulement constitué la 1998, de l'article de Zola, « J'accuse » dans ne furent pas les seuls à radicalement changer
plus grave et la plus longue des crises qu'ait L'Aurore, dirigée par Clemenceau pour soute- d'avis. A partir de 1898, c'est la gauche tout
ÈS, MAURRAS, PÉGUY

entière qui décide de se servir de l'Affaire à Ceux-ci viendront le 4 novembre, lui enjoi-
des fins politiques et entre dans la bataille. gnant en effet d'évacuer le fort, car le gou-
Péguy, ·pour qui l'Affaire doit rester vernement anglais a affirmé ses « droits
« essentiellement mystique » reproche incontestables sur le territoire occupé
alors avec véhémence à Jaurès cette par Marchand ». L'incident ne sera
instrumentalisation et ce glissement réglé qu'en mars 1899, la France et
vers l'anticléricalisme. Pour lui, une 1' Angleterre modifiant alors leur
iniquité a été commise, la réparer est convention sur le partage des zones
tout simplement une question de d'influence en Afrique orientale.
conscience et d'honneur pour les <:J Pourtant, quand Marchand rentre en
Français. ~ France après Fachoda, on n'assiste à
La position de la gauche est g aucune tentation factieuse du côté du
d'ailleurs moins évidente et moins sabre. Le caractère républicain de
pure qu 'il n'y paraît. Comme le sou- l'armée est désormais fixé ; l'époque
ligne Joseph Reinach dans son Histoi- boulangiste est bel et bien révolue.
re de l'affaire Dreyfus, dans leur L'échec politique des nationalistes
recherche de soutiens, les partisans de semble total, comme leur besoin de
Dreyfus s'étaient d'abord adressés aux structuration. Ils ne constituent qu'une
militaires eux-mêmes, puis avaient appro- force très minoritaire : 15 élus en 1898, 59
ché les milieux religieux ; mais la frilosité en 1902. Monarchistes et bonapartistes
des catholiques, contents du ministère Méline n'apparaissent plus, selon le mot de René
(alliance des modérés et de la droite), les avait Rémond, que comme de « simples survivances
repoussés plus à gauche, vers Jaurès, et aussi historiques ».
vers Clemenceau, exilé de l'intérieur depuis le Pendant quelques brèves années, la créa-
scandale de Panama (1) et qui cherchait une tion et le développement des ligues témoi-
occasion de rentrer enfin en scène. Comme Appartenant à la seconde génération de gnent de la transformation du jeu politique lui-
l'écrit crûment Bainville : « Une affaire en l'AF, Georges Bernanos (1888-1948) écrit: même.
chassait une autre. Le dreyfusisme lavait du « Nous n'étions pas des gens de droite. Le La Ligue des patriotes de Déroulède,
panamisme ». cercle d'études sociales que nous avions d'une part, fondée dès 1882 puis reconstituée à
L'ambiguïté est plus vive encore dans les fondé portait le nom de Cercle Proudhon, l'occasion de l'affaire Dreyfus : elle jouera un
milieux nationalistes. Maurras affirme alors affichait ce patronage scandaleux. Nous rôle dans les victoires nationalistes des muni-
que, si Dreyfus est innocent, il faut le nommer formions des vœux pour le syndicalisme cipales de 1900 et des législatives de 1902. La
maréchal de France et fusiller une douzaine de naissant. Nous préférions courir les chances Ligue de la Patrie française, créée en janvier
ses principaux défenseurs. Et Barrès juge d'une révolution ouvrière, que compro- 1899 pour s'opposer à la Ligue des droits de
l'Affaire « une question de vie ou de mort mettre la monarchie avec une classe l'homme (fondée en juin de l'année précéden-
pour la nation ». demeurée depuis un siècle parfaitement te) et qui connaît des débuts fracassants :
Pourtant, dès son arrivée au pouvoir, à la étrangère à la tradition des aïeux. » Les vingt-cinq académiciens et quatre-vingt
tête d'un gouvernement de « défense républi- Grands Cimetières sous la lune, 1938. membres de l'Institut, sous la présidence de
caine » (dont le ministre de la Guerre est Gal- Jules Lemaître ; mais elle manque de program-
liffet, le massacreur de la Commune, par général Roget de marcher sur l'Élysée, mais me défini, refuse de s'engager nettement dans
ailleurs partisan de la révision du procès Drey- celui-ci refuse et fait au contraire arrêter la défense de l'Église (or la question religieuse
fus), Waldeck-Rousseau cherche à calmer le Déroulède (traduit non pas devant la Haute va connaître une agitation particulière entre la
jeu de l'Affaire elle-même, tandis qu'il engage Cour mais devant une cour d'assises, Déroulè- loi sur les associations de 1901 et celle de
des poursuites contre les principaux dirigeants de sera acquitté trois mois après par un jury séparation de 1905) et cherche davantage une
nationalistes, Déroulède, Buffet, Guérin. Le populaire). remise en ordre du régime qu'une rupture
thème de la « République en danger » lui per- Quant à Jules Guérin, qui vient de ressus- nette avec lui ; elle ne survivra guère au départ
met d'étendre sa majorité jusqu'à l'extrême citer la Ligue antisémitique sous le nom de de Barrès qui quitte le comité en 1901. La
gauche, même s'il ne réussit pas à établir la Grand Occident de France, il se réfugie dans Ligue antisémitique, enfin, où l'on trouve
réalité d'un complot, les adversaires du régime les locaux de la ligue pour échapper à la aussi des blanquistes et des communards ; la
étant fort divisés entre eux. police: c'est, pendant 38 jours, l'épisode haut condamnation de Guérin y met fin.
A la mort soudaine de Félix Faure, anti- en couleurs de « fort Chabrol ». Il finit par se A vrai dire, en cette extrême fin du XIX'
dreyfusard notoire, le 16 février 1899, Loubet rendre et est condamné au bannissement. siècle, s'il apparaît bien en France un nationa-
lui succède, sur désignation de Clemenceau. Mais l'année 1898 a aussi été celle de lisme structuré et représenté par divers groupe-
Le 23 février, Déroulède tente, lors des Fachoda. Le commandant Marchand, arrivé en ments, le concept même de nationalisme
obsèques de Félix Faure, de s'opposer par la juillet dans cette forteresse délabrée du haut cherche encore son sens précis. Le grand
force à ce qu 'il considère comme le triomphe Nil, est rejoint le 26 septembre par une flottille Larousse de 1874 recense les acceptions de :
de l'affairisme et une déclaration de guerre anglaise qui exige qu'il évacue le fort. Il refu- 1. patriotisme outrancier, chauvinisme ; 2.
aux nationalistes. Il cherche à convaincre le se, déclarant attendre les ordres de la France. revendication à l'indépendance d'un peuple
BARRÈS,MAURRAS,PÉGU

DROITES ET
GAUCHE
assujetti. C'est Barrès, puis Maurras qui vont,
à partir de la dernière décennie du siècle, lui Le vendredi 28 aoot 1789, l'Assemblée
donner enfin son sens de système de pensée nationale constituante entame, à Versaille$,
la discussion sur le droit de veto du roi. En
essentiellement fondé sur l'affirmation de la
balance, s'affrontent deux conceptions de la
primauté des valeurs nationales, Barrès dans
souveraineté : souveraineté de droit divin
une approche surtout éducative et morale ;
incarnée par un monarque, souveraineté
Maurras sous un angle plus politique et insti- nationale concrétisée par une assemblée de
tutionnel. représerrtants élus. Aux partisans d'un
Toutefois, depuis des décennies, un natio- exécutif fort où le roi disposerait d'un veto
nalisme diffus baigne la conscience populaire : absolu - le parti " aristocratique » -
il est véhiculé par le souvenir des provinces s'opposent les« patriotes "• hostiles par
perdues, la volonté de revanche, mais aussi principe à l'Idée d'un veto royal. Entre les
par les manuels scolaires, en particulier ceux deux, les « monarchiens »,héritiers de la
d'histoire ou encore par des livres au succès très ancienne opposition de la noblesse.à
immense comme Le Tour de France par deux l'absolutisme royal, qui aimeraient un veto
enfants. Dans l'admirable recueil d'études limité et une Chambre haute analogue à la
paru sous la direction de Pierre Nora et intitulé Chambre des Lords britannique.
Les Lieux de Mémoire (Gallimard, collection Au cours des débats et lors des votes, les
Quarto, trois volumes) on peut mesurer députés prirent l'habitude de se grouper par
l'ampleur de ce nationalisme latent, d'héritage affinité d'idées. Du « côté droit •• du ·
révolutionnaire et d'essence messianique. président de séance se rangèrent les
partisans du vetq absolu, bientôt rejoints par
les monarchiens. Du « côté gauche "• ceux
Michelet-Péguy, un qui n'en voulaient pas. Le couple politique
nationalisme de gauche droite-gauche était né.
Du côté droit se distinguent déjà deux
Véritable religion de la patrie, il est omni- familles. De l'une, celle qui 1ient pour l'ordre
présent dans l'œuvre de Michelet, chantre des ancien, naîtra la droite légitimiste. De l'autre,
« saintes baïonnettes de France », qui considè- celle qui avait de l'admiration pour la
re que le premier devoir d'un père est monarchie anglaise et qui était convaincue
« d'enseigner la patrie à son fils en lui mon-
de la nécessité des réformes, dérivera en
trant les monuments du passé», la France éter- partie la droite libérale, orléaniste .avant la
lettre. A la jonction des deux, apparaîtra plus
nelle porteuse des valeurs de civilisation ; dans
tard le courant du catholicis-me social.
celle de son disciple Henri Martin, l'auteur de
Cette division spatiale et sémantique
l'Histoire de France populaire, et le premier restera parlementaire pendant une bonne
président de la ·Ligue des patriotes ; chez partie du XIX• siècle. En fait, ce n'est
Lavisse peignant les grandes figures de l'his- qu'après les premières décennies de la
toire de France, de Vercingétorix à Jeanne Ill' République que les notions de droite et
d'Arc et d'Henri IV à la Révolution (mais, dit- de gauche, prendront leur sens actuel,
il, « c'est après la Révolution que la France L'écrivain Maurice Ba"ès (186i-J923). Entre-t~mps était née une troisième famille
est vraiment une patrie ») ; ou encore chez 11 vouliût faire sentir le nationalisme non de droite, qui réconciliait pouvoir fort et
Péguy chantant dans Victor-Marie comte Hugo comme une doctrine, mais comme une bio- héritage de la Révolution, le bonapartisme.
la gloire des armes et la vocation militaire. graphie, .celle des Français. Ainsi de la Révolution ont surgi les
C'est aussi ce nationalisme « de gauche » droites en France, du moins dans leurs 1·
dont on trouve trace dans l'épopée coloniale et grandes lignes, celles que définissait en
dans les déclarations de Ferry qui la justifient : qui regroupa un temps des éléments soudés 1953 René Rémond dans La Droite en
« Il faut dire ouvertement que les races supé- par l'anti-libéralisme, l'antiparlementarisme et France. A cette tripartion institutionnelle,
rieures ont un droit vis-à-vis des races infé- l'antisémitisme. Fondé en novembre 1899 à François Bourricaud a substitué une
rieures [... ] parce qu'il y a un devoir pour Montceau-les-Mines, le premier « syndicat classification fondée sur de.s sensibilités
jaune », ainsi nommé à cause de la couleur du culturelles ; conservateurs, modérés,
elles. Elles ont le devoir de civiliser les races
papier mis aux fenêtres pour remplacer les car- populistes. Et il ajoute : «J'appelle
inférieures. [... ] De nos jours, je soutiens que
reaux brisés par les assaillants, dirigé par populistes ceux qui exaltent une identité
les nations européennes s'acquittent avec lar-
communautaire associant morts et Vivants,
geur; avec grandeur et honnêteté de ce devoir Lanoir puis par Biétry (qui sera élu à Brest en
ces derniers non plus séparés par des
supérieur de civilisation. » 1906), financièrement soutenu par la duchesse
égoïsmes de classe, mais confondus et
Cette ambivalence du nationalisme au d'Uzès, comptera jusqu'à 100 000 adhérents et rassemblés. "(Histoire des droites en
tournant du siècle permet de mieux com- proposera un programme social s'opposant en France, sous la direction de Jean-François
prendre l'originalité absolue et le caractère tous points au socialisme internationaliste (tel Sirinelli, Gallimard, 1992, tome 1, p. 569-570).
profondément novateur du socialisme national que la charte d'Amiens de la CGT le codifiera
ÈS, MAURRAS, PÉGUY

IDSTOIRE
DES DROITES
POUR EN SAVOIR PLUS avec, éventuellement, la part de diabolisation Contrairement à Maurras, Barrès refuse
qui peut s'attacher à cette étiquette. Contraire- toutèfois de limiter la France à la monarchie :
On peut se reporter notamment à ment à celui de Michelet, ce n'est pas là un « Je ne puis méconnaître ses périodes les plus
plusieurs de nos numéros, dans lesquels on nationalisme conquérant et messianique mais le récentes. Elles ont disposé nos concitoyens de
trouvera des notices et articles consacrés fruit d'une méditation sur la décadence et cela telle sorte qu'ils réservent pour le principe
aux personnalités suivantes (par ordre aussi bien chez Barrès que chez Maurras. A ce républicain ces puissances de sentiment que
alphabétique): propos il importe de noter qu'une réflexion sur d'autres nations accordent au principe d'héré-
N•&: la décadence ne conduit pas inéluctablement au dité et sans lesquelles un gouvernement ne
• Jacques Bainville • Maurice Barrès nationalisme, bien au contraire. A l'époque qui peut subsister ». Comme Napoléon s'écriant :
• Georges Bernanos • Général Boulanger nous concerne, le grand penseur de la décaden- « J'assume l'intégralité de l'histoire de Fran-
• Paul Bourget • Marcel Bucard • Louis· ce, Gobineau, vient de s'éteindre (il est mort le ce, de Clovis au Comité de salut public », Bar-
Ferdinand Céline • Comte de Chambord 13 octobre 1882) tout à son rêve de pureté eth- rès privilégie une vision unitaire de l'identité
• Georges Clemenceau • françois Coty nique et d'idéaux chevaleresques, aux antipodes française et se refuse à établir un tri dans ce
• Léon Daudet • Général de Gaulle d'un tel nationalisme.
• Eugène Deloncle • Paul Déroulède que nous lèguent la terre et les morts. Nous
La décadence, Barrès en a la révélation, si sommes des héritiers qui ne pouvons marchan-
• Colonel Driant • Pierre Drieu La Rochelle
on peut dire, lors de son voyage en Grèce, où der l'héritage. Mais là, intervient cependant
• Édouard Drumont • Jean Filliol • Pierre
il ne rêve pas de l'Antiquité mais des une dérive qu'on ne peut masquer.
Gaxotte • Gyp • Daniel Halévy • Henri de
royaumes francs : dans le Voyage de Sparte, la Si le Roman de l'énergie nationale a fait la
Kerillis • Colonel de La Rocque • Comtesse
de Loynes • Georges Mandel• Thierry citadelle des Villehardouin à Mistra le fascine démonstration des méfaits du déracinement
Maulnier • Char-les Maurras • Arthur Meyer plus sûrement que Lycurgue. dans cette société française qui s'urbanise et se
• Marquis de Morès • Emmanuel Mounier « Sommes-nous donc un peuple fini et laïcise, en revanche, Les Bastions de l'Est
• Albert de Mun • Charles Péguy • Jacques devons-nous nous laisser mourir ? » dira, à la romanceront de façon souvent excessive la
Perret • Raymond Poincaré • Ernest veille de la guerre, Léon Daudet. Comment réaction xénophobe au germanisme jugé enva-
Psichari • Lucien Rebatet • Ernest Renan notre pays, qui fut si grand, a-t-il pu devenir hissant.
• Henri Rochefort • Georges Sorel • Pierre cette France menacée face à une Allemagne Lors des tentatives d'intimidation alleman-
Taittinger • Hippolyte Taine • André Tardieu conquérante ? de à propos de la politique marocaine de la
• Adolphe Thiers • Duchesse d'Uzès
France, Barrès et Maurras seront en première
• Georges Valois. Assumer l'histoire ligne (mais c'est aussi à cette occasion que
N" 10:
nationale de Clovis Péguy se sépare de ses amis socialistes). Bar-
• Raymond Abellio • Maurice Bardèche ·à Robespierre rès, qui est élu à l'Académie française en
• Robert Brasillach • Louis-Ferdinand 1907, organise l'année suivante les manifesta-
Céline • Julien Freund • Jacques Laurent Parce qu'aux menaces extérieures répon- tions contre le transfert des cendres de Zola au
• Charles Maurras • Lucien Rebatet dent les menaces intérieures : la République, Panthéon. En mars 1908 l'Action française
• Antoine de Saint·Exupéry. selon Maurras est impuissante à protéger la devient quotidienne, traduisant ainsi le travail
France parce qu'elle laisse se développer en en profondeur que la pensée nationaliste a
N-23: son sein même _les forces qui la détruisent. imprimé à la société française pour le meilleur
• Robert Brasillach • Joseph Darnand C'est le célèbre mythe maurrassien des et pour le pire.
• Pierre Drieu La Rochelle. « quatre États confédérés » : l'État protestant, Le pire, ce sera cette surenchère jacobine
juif, maçon, et métèque. et germanophobe qui contribuera au climat
On peut également consulter des études En 1913, quelques mois avant que n'éclate préalable à la Première Guerre mondiale, puis
publiées dans Enquête sur l'histoire : la guerre, en cette même année où Hansi publie aux conséquences du conflit. Mais ·il faut se
- Les relations entre les intellectuels Mon village, Péguy, l'Argent et l'Argent, suite, garder néanmoins d'une lecture trop anachro-
français et allemands, par Thierry Buron et Ernest Psichari l'Appel des armes, Léon nique des combats idéologiques des temps qui
(n• 6, 10 et 20)
Daudet publie l'Avant-guerre, sous-titré Études ont immédiatement précédé 1914. Le courant
-Nationalisme et jusqu;au-boutisme, par
et documents sur l'espionnage juif-allemand nationaliste français, avec l'extrême diversité
Gilbert Comte (n• 12)
en France depuis l'affaire Dreyfus. Il y des personnalités, de Maurras à Péguy, qui le
-De Gaulle et Je gaullisme (ensemble du
n• 14) écrit sans crainte de l'excès : '' L'Allemand[ ... ] composaient, n'était nullement un frileux ou
-Fort-Chabrol (n• 21) a su trouver en France toutes les facilités, égoïste repli sur des situations matérielles
- Le Six février 1934 (n• 21) toutes les complicités, toutes les trahisons acquises. Il était tout au contraire, à l'aube
même, qui lui ont permis de supplanter nos d'un siècle comme nul autre destructeur
nationaux [...] de telle sorte qu 'au moment d'identité, une affirmation de la pérennité de
par exemple en septembre 1906) : accession à d'une déclaration de guerre, [...] les fidèles l'âme d'un peuple.
la propriété, décentralisation, patriotisme et sujets [du roi de Prusse], nos hôtes de la veille, P.J.
respect de l'armée. installés en nombre imposant dans nos villes,
Après l'Affaire Dreyfus et avec Barrès et dans nos campagnes, dans nos administra- (1) Sur le scandale de Panama et sur les événe-
Maurras, cependant, le nationalisme va désor- tions, pourront, en toute tranquillité, saboter ments politiques de 1870 à 1914, on se reportera à
mais être catalogué comme « idée de droite », ici même nos travaux de défense. » notre no 6 << L'Âge d'or de la droite >>.


" " "
LA GENERATION DES TRANCHEES

La Rocque et le PSF
PAR JEAN MABIRE

Traiter le colonel de La Rocque de « fasciste » se voulait injurieux, mais ce fut surtout imbécile. Au
niveau de l'analyse politique, c'est aussi intelligent que le slogan de Mai 68 «CRS= SS ».Ce fut justement
l'émergence d'un grand mouvement de masse républicain comme le PSF qui a contribué à bloquer en
France toute tentative fasciste dans les années trente.

U
n pays ne mobilise pas neuf millions Maurice d'Hartoy. Il ral\lène aussi dans son
des siens - parmi lesquels on compte- porte-cartes des livres qui sont plus des
ra trois millions de blessés et quinze poèmes héroïques que des témoignages : Au
cent mille tués - sans que la génération des front et surtout Cris dans la tempête.
anciens combattants survivants ne soit amenée Fondateur d'une association de décorés au
à jouer un rôle essentiel dans la vie de la péril de leur vie, il va trouver pour son futur
nation. Tout naturellement, ce rôle devait mouvement un nom qui ne manque pas de
devenir « civique», c'est-à-dire politique. lyrisme, les Croix-de-Feu et un insigne un peu
Les années passant, ce mouvement se compliqué mais superbe : une croix de Malte,
grossit de nouvelles classes d'âge qui deux glaives, des flammes et surtout une fort
n'avaient pas connu le conflit. impressionnante tête de mort.
1936 donnera ainsi naissance à un grand D'Hartoy bénéficie de l'aide du parfumeur
mouvement politique qui prit le nom de Parti Spoturno, dit François Coty, propriétaire du
social français, mais qui appartiendra bien plus Figaro, fondateur du journal L'Ami du peuple
à un centre, parfois musclé, qu'à une extrême et mécène de la plupart des mouvements natio-
droite, déjà fantomatique et imaginaire. ~ nalistes de son époque.
Dans cette aventure, qui s'étend sur une j Coty est un être à la fois généreux et fan-
vingtaine d'années, de 1919 à 1939, il n'existe ~ tasque, susceptible et changeant (1). Il se
pas de modèle unique européen. Une nation brouille avec le fondateur des Croix-de-Feu
victorieuse comme l'Italie verra naturellement Le lieutenant-colonel de LA Rocque, pour une histoire de femme et reporte provi-
les anciens combattants, à commencer par les ancien collaborateur du maréchal Foch, à la soirement son admiration sur un autre ex-capi-
« Arditi », rejoindre les faisceaux de combat grande époque des Croix-de-Feu. taine, Marcel Bucard en train de tourner fran-
de Mussolini pratiquement dès leur démobili- chement au fascisme, ce qui le conduira à fon-
sation, et arriver au pouvoir après la Marche tion politique. Question aussi de personnalité, der le parti franciste en 1933.
sur Rome de 1922. En Allemagne, nation avec un « chef» qui est un militaire de carrière Qui va prendre la direction des Croix-de-
vaincue et humiliée, la lutte d'Adolf Hitler et de tempérament, officier supérieur de métier Feu ? Apparaît alors, en 1929, François de La
pour la chancellerie va durer près de quatorze et non pas un homme du rang gefreiter ou ber- Rocque, un ancien officier de carrière de qua-
ans, ce qui permettra l'éclosion, à la droite du saglieri. rante-quatre ans qui a longtemps servi au
parti national-socialiste, d'un puissant mouve- Ce ne sera d'ailleurs pas le lieutenant- Maroc avant de prendre une retraite anticipée.
ment d'anciens combattants, le Stahlhelm colonel de La Rocque qui va fonder les Croix- Même s'il n'est que médiocre orateur, il ne
(Casque d'acier), dont les militants ne rejoin- de-Feu, noyau initial du futur PSF, mais un manque ni d'énergie, ni d'ambition, ni d'allu-
dront les sections d'assaut du NSDAP curieux personnage, parti à la guerre comme re, malgré une petite taille et un visage volon-
qu'après la prise de pouvoir du 30 janvier simple cavalier, vite muté sur sa demande dans taire certes, mais assez funèbre. Il a une certai-
1933. un régiment de choc de zouaves, et qui en ne expérience du maniement des hommes,
En France, tout va se dérouler bien autre- revient chevalier de la Légion d'honneur avec mais guère de curiosité dans le domaine intel-
ment. Question de tempérament national, avec les galons de capitaine, une sérieuse blessure lectuel. Ses idées sont celles de sa caste : il est
un substrat jacobin très implanté dans la tradi- et une belle citation sur sa croix de guerre : patriote intransigeant, catholique pratiquant et
CQUE ET LE PSF

assez impressionné par le gros des anciens combattants


célèbre livre de Lyautey sur se rassemble en dehors de lui
Le rôle social de l'officier. et se refuse, dans une certaine
D'un caractère discipliné et mesure, à « faire de la poli-
conformiste, il se méfie de la tique », obéissant au mot
politique extrémiste. d'ordre de l'UNC, l'Union
Républicain modéré, il nationale des combattants,
critique parfois le régime par- dont la devise est tout un pro-
lementaire, sans songer pour gramme : « Unis comme au
autant à le renverser. Le mot front».
de révolution lui fait horreur Devant la montée du
et il n'aborde la politique « péril communiste », La
qu'avec un air renfrogné. Rocque se trouve contraint à
Le mouvement des Croix- prendre de plus en plus parti.
de-Feu ne saurait se bomer à Il publie un petit ouvrage Ser-
réunir des anciens combattants vice public, exprimant une
décorés de la médaille militai- idéologie qui reste dans la
re ou de la croix de guerre ; il ligne d'un catholicisme social
ouvre aussi ses rangs aux fort modéré. Il décide surtout
« briscards » qui ont servi de renoncer à toute entreprise
avec honneur sur le front. Il qui pourrait passer pour la
veut aussi rassembler leurs fils "'c constitution d'une « ligue ».
qui arrivent à l'âge d'hommes, Cela n'empêchera pas son
d'où la création en 193 3 des Accompagné de dirigeants des Croix-de-Feu, le colonel de lA Rocque mouvement d'être dissous le
VN, les Volontaires nationaux. (au centre) assiste chaque année à la synagogue de la rue de la Victoire à 23 juin 1936 par le gouverne-
Ainsi apparaît une assez un office religieux en souvenir des anciens combattants juifs. ment de Léon Blum, alors que
pâle imitation des « ligues » le Front populaire est au pou-
d'extrême droite, Camelots du roi, jeunesses à une révolution, mais à une simple réforme voir. Dès le lendemain un nouveau mouve-
patriotes, solidarité française ou chemises du système parlementaire avec la bénédiction ment issu des Croix-de-Feu et des Volontaires
vertes de la Défense paysanne. des chefs militaires prestigieux comme Lyau- nationaux prend le nom de Parti social fran-
La Rocque fait partie de ces chefs qui sont tey ou Pétain. çais, ou PSF.
poussés par leurs troupes et s'efforcent de les De plus en plus, l'esprit élitiste de corps- Cette nouvelle formation politique ne tar-
retenir sur les chemins de ce qui lui paraît une franc, que prônait d'Hartoy, le cède à l'illusion dera pas à revendiquer deux millions d'adhé-
aventure; cela n'empêche pas de donner à son d'un vaste regroupement de toutes les bonnes rents - contre cent mille seulement au fasci-
organisation une certaine structure militaire volontés. On le verra lors de l'émeute du 6 sant PPF de Doriot- et ce chiffre, même divi-
encadrée par des officiers et sous-officiers de février 1934, où La Rocque retient ses parti- sé par deux pour correspondre plus sûrement à
réserve et de laisser entendre, devant la sans, arrivés jusqu'aux grilles du Palais-Bour- la réalité, reste impressionnant.
décomposition d'un régime secoué par les bon. Croix-de-Feu et Volontaires nationaux ont Comme sont impressionnants les défilés
scandales, qu'on va voir ce qu'on va voir. sans doute cette nuit-là sauvé une République du PSF, même si les hommes de La Rocque
Ces rodomontades ne dépassent guère les qui ne leur en aura guère de reconnaissance ! n'ont qu'un brassard pour tout uniforme. Les
propos couramment proférés dans les popotes réunions se multiplient, souvent sous forme de
ou les cercles d'officiers. La Rocque se garde kermesses tricolores, réunissant des dizaines
des outrances verbales de l'Action française. La fin des Croix-de-Feu de milliers de sympathisants.
Pour lui, la République n'est pas « la Gueuse», Les « dispos » - terme qui désigne les dis-
contre laquelle vitupère le tonitruant Léon Il se trouvera un dissident des Croix-de- ponibles des sections de choc - impression-
Daudet, mais l'héritière d'un vaste courant Feu, Pozzo di Borgo, pour affirmer dans son nent beaucoup les partis de gauche dont les
national qui se réclame de la patrie en danger hebdomadaire Choc, que La Rocque était dirigeants vont sans cesse dénoncer le « fascis-
de 93, de l'épopée coloniale de la III' Répu- « tenu » par le gouvernement et avait naguère me » des fidèles de La Rocque.
blique, du boulangisme certes, mais surtout de bénéficié de fonds secrets. Calomnie peut-être, Il est de fait que le mouvement impres-
l'Union sacrée de la Grande Guerre. mais qui n'est pas nécessaire pour expliquer le sionne avec ses cohortes marchant en bon
Ce n'est pas parce qu'il est anticommunis- légalisme fondamental du lieutenant-colonel ordre, mais en se gardant bien de tendre le bras
te que le lieutenant-colonel comte va donner comte, acceptant de suspendre toute manifes- « à la romaine ». La Rocque bénéficie aussi du
dans le fascisme (2). Il déteste ces anciens tation au lendemain d'une émeute qui avait ralliement d'un aviateur prestigieux, à qui une
capitaines sortis du rang comme Bucard, Jean- fait quand même dix-sept morts. disparition en plein ciel vaudra le surnom
Renaud ou Boissei qui rêvent de quelque coup Le président des Croix-de-Feu va alors se d' « archange » : Jean Mermoz.
de force et appartiennent à la même rude école consacrer, en bon militaire, à remettre ses Quelques sanglantes bagarres avec les
qu' un certain Ernst Rôhm de l'autre côté du troupes en ordre de marche, développant communistes ou les socialistes entretiennent la
Rhin. Ce à quoi songe La Rocque, ce n'est pas l'organisation des Volontaires nationaux, car le légende d'un PSF fascisant et les adversaires


'

LA ROCQUE ET LE PS

n'hésitent pas à comparer les


volontaires des Équipes volantes
de propagande aux SA ou aux
SS d'outre-Rhin.
Dans une situation qui se
tend de plus en plus et dont la
guerre d'Espagne formera bien-
tôt l'arrière-plan international, le
PSF impressionne et déçoit tout
ensemble. Il impressionne par
son organisation et ses effectifs.
Il déçoit par son immobilisme.
Au moment où la guerre civile
devient une éventualité admise
et voulue par les extrémistes des
deux bords, la passivité de La
Rocque favorise la naissance
d'un mouvement clandestin, Défilé des Croix-de-Feu sur les Champs Élysées« dans le calme et la dignité».
prêt à la lutte armée, qui regrou-
pera les déçus de l' AF comme chapeau haut de forme enfoncé sur le crâne té par les Allemands puis emprisonné par les
du PSF : l'OSARN, l'Organisation secrète comme un casque. Français dès son retour de captivité.
d'action révolutionnaire nationale d'Eugène Catholique résolu, il se réclame du judéo- Ce destin tragique apporte une conclusion
Deloncle, vite surnommée la Cagoule. christianisme contre l'athéisme bolchevique et pathétique au grand échec des Croix-de-Feu,
Imperturbable devant tous ces remous, le paganisme national-socialiste. Politiquement, partis d'un petit groupe de quelques milliers
sans cesse vilipendé par ses ennemis, attaqué il reste centriste, finalement très proche des de combattants authentiques pour se retrouver
par ses anciens amis, La Rocque continue à radicaux, dont il partage bien des valeurs, mais noyés dans un parti de masse de deux ou trois
s'accrocher à la légalité républicaine, se sen- très réservé sur le socialisme et même p~ois millions d'hommes et de femmes de bonne
tant moins extrémiste que certains de ses parti- sur le social, dont pourtant son parti se réclame. volonté, incapables de faire cette synthèse
sans, impatients de voir s'instaurer ce que Il reste, d'abord et avant tout, un officier, entre la droite et la gauche dont rêvaient les
toute une partie de l'opinion nomme la Révo- conservateur mais républicain, un peu étonné non-conformistes de cette époque.
lution nationale. lui-même d'avoir trahi le devoir de réserve de J.M.
Le PSF se contente de se donner une devi- cette « Grande Muette » qu 'est par tradition
se qui sera un jour reprise par le gouvernement 1' armée française. D'ailleurs, les militaires de Bibliographie
de Vichy : Travail, Famille, Patrie, ce qui vau- haut rang ne « marchent » pas dans ses rêves de - Les Croix-de-Feu et le PSF, par Philippe
dra à son président une fantasmagorique accu- Rudaux. France-Empire, Paris, 1967.
réforme qui ne pourraient désormais aboutir -Le colonel de La Rocque, 1885-1946, ou les
sation d'avoir préparé la prise de pouvoir de que par une révolution et même une guerre civi-
juillet 1940 du maréchal Pétain. (3) Pièges du nationalisme chrétien, par Jacques Nobé-
le à l'espagnole dont personne ne veut. court. Fayard, Paris, 1996.
Le célèbre colonel est bien loin de toute - Sur le 6 Février 1934, on se reportera à
velléité de coup d'État et ne partage certes pas 1' article d'Éric Vatré dans notre numéro 21,
les impatiences de certains de ses adhérents
Après 1940, un choix
<< Rebelles et insurgés », juin-juillet 1997.
dont les plus résolus seraient sans doute deve- pétainiste et résistant
nus cagoulards si la police n'avait réussi à (!) On cite le mot amusant de ce parfumeur
décapiter l'Organisation. La tentation de putsch ou de pronuncia- mécène qui se débarrasse d' un de ses éternels
La Rocque, comme beaucoup de natio- miento n'existe pas chez les grands chefs << tapeurs >> par cette formule : << N'insistez pas :

naux, reste obsédé par le danger allemand. Il d'une armée bien décidée à rester l'arme au 1'odeur n'a plus d'argent ! >>
pied et les yeux fixés sur la frontière du Rhin. (2) La thèse insoutenable d'un La Rocque fas-
se situe dans le cadre non seulement de la
Pas plus qu'eux, La Rocque ne songe à un ciste a été notamment développée par un universi-
République une-et-indivisible mais dans celui taire américain, Robert Soucy, dans un ouvrage
d'un Ancien Régime désireux de donner à une coup de force. En cette fin des années trente, publié aux États-Unis en 1995, French Fascism.
France éternelle ses « frontières naturelles ». la situation internationale le préoccupe de plus The Second Wave, 1933-1939. Dans une lettre
Aussi le chef du PSF est-il aussi hostile à en plus. Il sent la guerre venir et il croit qu'elle publiée par Le Monde du 21 juillet 1995, M. Gilles
Hitler qu'à Staline et d'autant plus hostile à sera la croisade de la Chrétienté contre la bar- de La Rocque, fils du chef des Croix-de-Feu, accu-
Hitler que « Strasbourg est sous le feu des barie. Le pacte germano-soviétique viendra sa l'auteur d'avoir trafiqué les citations afin d'en
canons allemands». enfin confirmer à ses yeux la conjonction des modifier la teneur dans un sens favorable à la
forces du Mal. démonstration.
Dans une époque où l'antisémitisme (3) Ayant servi de 1919 à 1928 à l'état-major
anime toute une partie de l'opinion, il tient à Lors de la défaite, il sera tout naturelle- du maréchal Foch, << boutique >> concurrente de
se démarquer de tout racisme et ne manque ment, sans cas de conscience, à la fois pétai- celle du maréchal Pétain, le colonel de La Rocque a
pas de fréquenter à certaines occasions une niste et résistant. Il ne lui reste plus qu' une toujours nourri à l'encontre du second une réserve
synagogue où il se fait photographier avec un demi-douzaine d'années à vivre. Il sera dépor- teintée d'hostilité.
LE PARTI POPULAIRE FRANÇAIS
DE JACQUES DORIOT
Populiste, le PPF de Jacques Doriot ? Il est révélateur que tous les premiers née comme soldat de r •~ classe. Même pas
Sûrement pas. D'abord, parce qu'il ne responsables du PPF soient des anciens du caporal!
PC. Ainsi Henri Barbé, Jules Teulade, On le trouvera en Russie, en Allemagne,
fut jamais un mouvement de masse, Alexandre Abrenski, Marcel Marschall, Vic- en Chine et même sur un siège de député ou
jouant le jeu démocratique. Il apparaît, tor Arrighi ou Paul Marion. Tout cela est fort dans un fauteuil de maire.
avant tout, comme une dissidence du bien expliqué (malgré quelques trous de Après 1936, l'ancien révolutionnaire va
premier parti communiste, demeurant, mémoire, plus ou moins volontaires) dans le devenir l'inspirateur d' une évolution fulgu-
gros livre de souvenirs de Victor Barthéle- rante. Et pas toujours heureuse. Malgré
comme lui, une faction aux effectifs
my: Du communisme au fascisme. (1) l'adjectif de « populaire », son parti est de
réduits, mais composée de militants S'il n'est pas« populiste », mais stricte- moins en moins populiste. On le verra bien
bien tenus en main par une ment « élitiste », à l'image du PC d'alors, quand Doriot souscrit pour offrir son épée
organisation centralisée. regroupant une minorité particulièrement d'académicien à Charles Maurras !
tapageuse et offensive, le PPF n'est pas Pourtant, l'appareil du PPF reste aux
davantage une « école de pensée », comme mains d'anciens cadres du PC, malgré la pré-
Q uelle que soit l'idéologie politique dont
il se réclame, un tel mouvement consti- l'Action française. Doriot est un homme
d'action, aussi impressionné par la révolu-
sence d'un ex-Croix-de-Feu (Yves Parin-
gaux) au bureau politique et une certaine
tue une élite militante, fanatiquement
dévouée au parti et d'autant plus dévouée tion de _Béla Kun en Hongrie que par le « droitisation » du comité central.
que celui-ci est aux ordres d'un chef « cha- coup d'Etat de D' Annunzio à Fiume, aux- Doriot, qui avait naguère prôné l'alliance
rismatique », qui ne doit rien à l'élection et quels il a assisté en tant que « poilu avec les socialistes (elle se réalisera sans lui
tout à sa volonté. Cela, Lénine puis Staline d' Orient » au lendemain de la guerre, terrni- lors du Front populaire), va désormais recher-
l'avaient compris bien avant cher un accord avec les nationaux.
Doriot. Mais chacun tient farouchement à
Une quinzaine d'années de son indépendance, le PSF de La
pratique bolchevique devaient Rocque comme parti de masse et
marquer à jamais « le grand l' AF de Maurras comme école de
Jacques », capable, mieux qu'un pensée. Alors, Je PPF de Doriot est
autre, de comprendre, de retenir voué à la solitude, à l'intransigean-
et de pratiquer la leçon de Mos- ce, à la surenchère. On le verra
cou. On ne guérit jamais de sa bien pendant l'Occupation.
jeunesse. Jacques Doriot, séduit dans sa
Doriot est certes un homme jeunesse par l'idée internationale
de courage et sa croix de guerre fera mieux que nul autre le chemin
en témoigne, tout comme ses qui conduit à remplacer Moscou
exploits militants à la tête des par Berlin. Dans la Collaboration,
bagarreurs de la jeunesse com- le PPF sera moins que jamais un
muniste. Mais il est aussi un parti de masse, mais un appareil,
homme d'appareil - un « appa- assez habile à manœuvrer des
ratchik » - même s'il se hisse au groupements parallèles et secto-
sommet de l'organisation au riels, comme à investir une bonne
point même de quitter le parti partie de la presse et de la radio.
quand il s'aperçoit qu' il n'y La défaite venue, Doriot, qui
occupera pas la première place et avait été le fondateur et l'un des
que celle-ci lui sera soufflée par combattants de la LVF, disparaît
un Thorez, sans doute plus docile sur une route d'Allemagne dans
aux exigences du Komintern. une attaque aérienne. Les survi-
Quand il rassemble, en 1934, vants du PPF garderont les
le Rayon (majoritaire) de Saint- méthodes partisanes qui furent
Denis et quand il fonde, deux ans Le tribun en action. Jacques Doriot (1898-1945) est né dans une celles des communistes au lende-
plus tard, le 28 juin 1936, le Parti famille ouvrière de l'Oise. Jeune métallo, combattant courageux de main du congrès de Tours : on dit
populaire français, Jacques Doriot 14-18, il adhère au parti communiste dès sa formation en 1920 et se même qu'en prison, ils parvinrent
reste totalement marqué par son à faire adhérer à un parti qui
fait remarquer par sa pugnacité. Expédié à Moscou à l'école des n'existait plus quelques-uns de
expérience communiste (ce qui ne
veut certes pas dire par l'idéolo-
cadres de l'Internationale, il est en principe destiné aux plus hautes leurs gardiens ...
gie marxiste, dont nul agitateur ne fonctions. Mais sa liberté d'esprit provoque son exclusion en 1934. Il HENRI LANDEMER
se soucie beaucoup, en Russie, fonde alors le PPF. Sa volonté de vengeance à l'encontre du commu-
comme ailleurs). nisme le poussera après 1941 dans la collaboration la plus extrême. (1) Albin Michel, 1978 .
,1'

L~EXTRÊME DROITE EN RESISTANCE

.
Les annees noires ""

PAR DOMINIQUE VENNER

Opposants de naissance, rebelles mier qui a [eu] l'idée du Front populaire.


Doriot vient du parti communiste et Déat était
par tempérament, cultivant le l'un des espoirs du parti socialiste ». (1) La
mépris du conformisme, habitués droite n'échappe pas aux ruptures. Tandis que
les modérés se réfugient souvent dans l'atten-
à narguer la légalité, initiés aux tisme, les militants les plus durs des ligues fas-
pratiques clandestines, nationa- cisantes, les Camelots d1,1 roi et les cagoulards,
sont les premiers à s'engager et à tout risquer
listes cocardiers, germanophobes dans un camp ou l'autre. Question d'habitude.
Tandis que Joseph Darnand, ancien d' AF et de
le plus souvent, les militants
la Cagoule, combattant héroïque de 14-18 et
d'extrême droite sont mieux pré- de 39-40, se retrouve quelques années plus
tard à la tête de la Milice, beaucoup de ses
parés que quiConque pour s'enga- anciens camarades figurent parmi les premiers
ger les premiers dans l'aventure résistants de l'an 40.
Le 11 novembre 1942, l'ancien député
dangereuse de la Résistance; Pas Félix Gouin, qui a rejoint Londres via
tous, mais beaucoup. l'Espagne au mois d'août pour y représenter le
parti socialiste SFIO, adresse un rapport à
Léon Blum, alors interné en France. Que dit-
il ? Parmi « les très rares Fr;ançais » qui, au

B
eaucoup . plus qu'une défaite, la
débâcle de 1940 marque la fin d'un début, ont suivi de Gaulle, il y avait
monde. Il ne s'agit pas seulement d'un « quelques civils, mais davantage de mili-
pays qui agonise et d'un régime qui taires. La plupart étaient des gens de droite et
s'effondre. Les anciennes références sont pul- d'extrême droite, et ils ont transporté dans la
23 maison leurs préjugés, leurs croyances ou
vérisées. Toutes les familles spirituelles ou
politiques sont atteintes et divisées par le cata- leurs haines idéologiques [... ]. Ils ont consti-
clysme. La plupart des suffrages favorables au tué ici une sorte de copie en réduction du gou-
maréchal Pétain lors du vote des pleins pou- L'homme du 18 Juin appartenait à une vernement Pétain ; mêmes tendances, mêmes
voirs, le JO juillet 1940, viennent de la gauche famille légitimiste proche de l'Action fran- outrances, mêmes conceptions autoritaires
parlementaire, de cette chambre du Front çaise. Lui-même a manifesté souvent où [... ].Seule différait l'attitude à observer vis-à-
populaire élue en 1936. Rien d'étonnant. allaient ses préférences. Dans C'était de vis de l'Allemagne ».
Avant 1940, la gauche, Léon Blum en tête, Gaulle (Fallais-Fayard, 1997, tome 2) Alain Voilà pour les gaullistes de Londres. Mais
appréciait vivement Pétain, qui avait été dans Peyrefitte rapporte ses confidences : « Je ceux de France ? Félix Gouin en a connus
sa jeunesse un officier dreyfusard et passait n'aime pas la république pour la répu- dans la région de Marseille, où il a même ren-
pour bon républicain. Faut-il rappeler que blique. Mais comme les Français y sont contré à plusieurs reprises un agent de la Fran-
Pierre Laval, ancien défenseur de syndicalistes attachés, j'ai toujours pensé qu'il n'y ce libre, le capitaine Fourcaud : « Les premiers
d'extrême gauche était un pilier de la Répu- aurait pas d'autre choix ».Autre confidence émissaires du gaullisme participaient à peu
blique laïque, ce qui lui vaudra bien des rapportée par Claude Guy, aide de camp du près tous de l'état d'esprit qui animait les
ennuis avec la droite résistante de Vichy ? Il y Général (Grasset, 1996) : « A entendre [les adhérents de Londres [... ]. Nous fûmes inquiets
a mieux. Comme le rappelle René Rémond : républicains], la France a commencé à et troublés des liaisons que nous découvrions
« Tous les principaux protagonistes de la Col- retentir en 1789 ! Incroyable dérision : car entre eux et tel groupement de droite et
laboration à Paris viennent de la gauche : c'est au contraire depuis 1789 que nous d'extrême droite. A la réflexion, cela peut
Doriot, Déat, Bergery... Bergery est le pre- n'avons cessé de décliner.» s'expliquer, je crois, assez facilement. Les
NNÉES NOIRES

gens de droite étaient en général des hommes troupes allemandes à Paris. Philippe Barrès,
d'action en lutte violente avec le conformisme fils de l'écrivain et autre membre du groupe,
régnant.» rejoindra à Londres le général de Gaulle. Roger
C'est à ces « gens »-là qu' Alain Griotte- Souchère, Philippe Lamour ou Jacques Debu-
ray, qui fut le plus jeune chef de réseau de la Bridel s'engageront dans des actions de résis-
France combattante, a consacré un livre talen- tance, tandis que leur ancien camarade Marcel
tueux qui montre qu'en 1940 «la droite était Bucard, héros de 14-18, finira, après avoir ral-
au rendez-vous » de la Résistance. En réalité, lié la Collaboration, devant un peloton d'exé-
la plupart des authentiques résistants dont il cution, le 19 mars 1946.
trace le portrait appartiennent moins à la droite A des degrés divers, toutes les ligues
qu'à l'extrême droite. nationales d'avant-guerre fournissent très tôt
Opposants de naissance ou rebelles par des cadres à la Résistance : notamment les
tempérament, cultivant le mépris du confor- Croix-de-Feu et le PSF, avec Maurice
misme bourgeois, enclins à distinguer, suivant Ripoche, le colonel Touny, Charles Vallin ou
la formule maurrassienne, le « pays réel » du - André Mutter, sans compter le colonel de La
«pays légal », habitués à narguer la légalité et Rocque en personne, fondateur du réseaù
ses représentants, rodés aux ruses et aux Klan, arrêté par la Gestapo et déporté en 1943.
risques de la répression, initiés souvent aux Voilà pour les chefs. On connaît beaucoup
pratiques clandestines, conspirateurs par moins le sort et le destin de milliers de mili-
esthétisme, nationalistes intransigeants et ger- tants de droite engagés de façon précoce dans
manophobes pour la plupart, les militants la Résistance, aucune étude d'ensemble
d'extrême droite sont mieux préparés que qui- n'ayant été consacrée à ce sujet. Les jeunes
conque à s'engager par idéalisme, bravade, nationalistes étaient en nombre à Paris, parmi
insouciance et générosité d'humeur dans des Le capitaine de frégate Honoré d'Estien- les manifestants du 11 novembre 1940 aux
actions de résistance, alors que celles-ci sont ne d'Orves (1901-1941), premier agent de la abords de l'Étoile. Le fait a été révélé par Jean
encore incomprises du grand nombre et France libre fusillé par les occupants. Ses Ebstein-Langevin, ancien des Volontaires
condamnées par les esprits tant soit peu rassis. aïeux avaient chouanné, lui-même était de nationaux (formation de jeunesse du PSF) et
Qui sont les résistants de l'an 40, en tendance légitimiste. sympathisant AF. On sait aussi que 500
dehors des officiers des services spéciaux de membres du PSF seront arrêtés par la Gestapo,
l'armée d'armistice? La liste est vite dressée. et que seulement la moitié d'entre eux reverra
nels. Ainsi Jacques Perret, écrivain monarchis-
On y trouve une surprenante proportion d'acti- la France en 1945.
te, collaborateur de Je suis partout avant la
vistes de droite, des hommes et des femmes Parmi les tout premiers résistants, se trou-
guerre, fougueux combattant des corps-francs
veront aussi, bien entendu, des hommes venus
qui ont été proches - parfois intimes ... - de la en 39-40. Capturé en 1940, évadé deux ans
d' horizons différents ou opposés, tels Claude
Cagoule militaire ou civile, tels Groussard, plus tard, il rejoint un maquis de l'ORA, dont
Bourdet, François de Menthon, Jean-Pierre
Loustaunau-Lacau, Marie-Madeleine Fourca- il décrira les aventures picaresques dans
Lévy, Boris Vildé, ou Anatole Lévitsky. Il n'en
de, Saint-Jacques, Fourcaud, Heurteaux, le Bande à part, prix Interallié. Voici aussi Raoul
reste pas moins que la proportion des hommes
capitaine Brouillard (Pierre Nord en littératu- Girardet, qui n'est pas encore un éminent his-
venant de la droite nationaliste est exception-
re), Dungler ou Jeantet. torien. Jeune Camelot du roi, engagé très tôt
nellement forte.
On découvre encore nombre d'anciens dans des actions de résistance avec son ami
Les activistes d'extrême gauche sont aussi
Camelots du roi, à tout le moins des maurras- Jacques Bruel, il sera arrêté en 1944.
préparés mentalement que les militants
siens. Citons Gilbert Renault, futur colonel Mais ce n'est encore là qu'un aperçu de
d'extrême droite à devenir des rebelles et des
Rémy ; le lieutenant de vaisseau d'Estienne l'étonnante proportion de militants de la droite
clandestins. Pourtant, leur engagement sera
d'Orves ; Henri d'Astier de la Vigerie, futur extrême que l'on trouve aux origines de la
généralement beaucoup plus tardif, notamment
organisateur du débarquement en Afrique du résistance active.
celui des communistes qui attendront le
Nord ; Pierre de Bénouville, jeune journaliste Prenons les choses autrement. Les hommes
déclenchement de la guerre germano-sovié-
fascisant en rupture d' AF après la déception qui, les premiers en France dans les années 20- tique (22 juin 1941). Il manque à l'extrême
du 6 février 1934, futur dirigeant de 30, se sont définis comme fascistes comptent gauche ce nationalisme épidermique, cette
« Combat » et général FFI ; son camarade également parmi les résistants de la première aversion instinctive pour l'Allemagne, cette
Jacques Renouvin, ancien AF également, fon- heure ; Georges Valois, fondateur du Faisceau ; humeur batailleuse et cocardière que l'extrême
dateur des futurs groupes francs de Combat. ainsi que son ancien adjoint, Jacques Arthuys, droite possède en propre et qui seront tout au
Tous ceux-là seront faits Compagnons de la créateur à la fin de 1940 de l'Organisation civi- long de l'Occupation de puissants mobiles aux
Libération par le général de Gaulle, de même le et militaire (OCM). Arrêté le 21 décembre engagement résistants.
que Michel de Camaret, vieux complice de 1941, le premier mourra en déportation en D.V.
Bénouville. Il faudrait aussi citer Armbruster, 1943 ; le second périra à Bergen-Belsen en Pour en savoir plus : Histoire critique de la
La Bardonnie et beaucoup d'autres demeurés 1945. Le Dr Thierry Martel, fils de l'écrivain Résistance. Pygmalion, Paris, 1995.
obscurs, dont l'action n'est révélée qu'au nationaliste et antisémite Gyp, lui aussi mili-
hasard de souvenirs et de témoignages person- tant du Faisceau, se suicide lors de l'entrée des (1) La Une no 12, novembre 1997 .


'
LE R P F ~ A' L~ASSAUT DU SYSTEME

Un gaullisme de choc
PAR ALAIN REBAIS

Tout commence le 20 janvier Cette fin sans gloire a plongé le RPF dans En vain. « La résistance acharnée et conju-
la part maudite de l'histoire du gaullisme. Un guée des partis, la malveillance des syndicats
1946. En plein Conseil des épisode sans légende (1). De Gaulle termine ses et, simultanément, celle des dirigeants
Mémoires de guerre sur son départ de la prési- d'entreprises qui [... ] se méfiaient [... ] de mes
ministres, le Général jette sa
dence du gouvernement, le 20 janvier 1946. Il projets de réforme sociale, l'hostilité de
démission de chef du gouverne- ne rouvre ses souvenirs qu'à la veille du 13 presque toute la presse [... ] enfin un système
mai 1958, lorsque les événements d'Alger électoral dit "des apparentements" [... ] parve-
mènt provisoire pour protester viennent battre à la porte de la Boisserie. naient à empêcher l'entrée à l'Assemblée
contre le retour du « régime des Entre-temps, à peine une page de son pre- nationale d'un nombre suffisant de députés
mier tome des Mémoires d'espoir pour rappe- décidés à changer le régime. »
partis ». Un an plus tard, il crée ler qu'il avait fait « beaucoup pour essayer de Le résumé est exact, mais édulcoré. On
changer la situation avant qu 'elle ne tournât voit bien que le RPF fut le cahier de brouillon
le RPF et désigne le communisme mal ». L'épopée du RPF nommé sous le seul de la V' République, à un élément près. On n'y
comme ennemi principal. Cet · tem\e de « Rassemblement », que le Général a trouve pas mentionné le levain du RPF : un
toujours préféré, s'y trouve résumée à grands anticommunisme flamboyant. L'élément d'où
ennemi dénoncera en lui un traits : « Dès le 16 juin 1946, j'exposais à découlera tout le reste, les thèmes politiques
Bayeux ce que devait être notre Constitution sociaux et internationaux. L'élément qui
« général fasciste ». Début d'une
[... ]. Puis comme était finalement votée celle explique à la fois le succès immédiat, la violen-
aventure oubliée. qui, à l'opposé, instituait la lV' République, ce des combats politiques et aussi le déclin
j'avais tenté. de rassembler le peuple français lorsque le danger parut moins vif. Le RPF agit
sur l'intérêt primordial et permanent de la « à la façon d'une ligue » - son secrétaire
France et d'aboutir à un régime nouveau ». général, Jacques Soustelle, emploie le mot dans

L
e Rassemblement du peuple français
naît le 7 avril 1947, place de Broglie à
Strasbourg. Six mois plus tard, aux
élections municipales d'octobre, le succès est
sans précédent. Près de 40 % des électeurs
français ont été conquis par les thèmes lancés
à grandes chevauchées par un général de
Gaulle dopé à l'idée d'une nouvelle résistance.
Le RPF conquiert 13 des 25 premières villes
de France, à commencer par Paris. Le tiers des
110 villes de plus de 30 000 habitants, est
repris soit à la SFIO qui perd, entre autres,
Bordeaux, Lille ou Grenoble, soit au parti
communiste, qui abandonne Marseille, Saint-
Étienne, Toulon et Alger.
En Angleterre, constate Pierre Brisson
dans Le Figaro, devant l'ampleur d'une telle :3
vague, il y aurait une dissolution. Mais nous
sommes en France. Les partis politiques vont Vaste rassemblement du RPF à Bagatelle, le 1" mai 1952. L'histoire du mouvement avait
«jouer la montre» jusqu'à l'échéance norma- commencé de façon violente, en 1947, par des attaques en règle des communistes contre toutes
le des législatives de 1951, allant jusqu'à ses réunions. De Gaulle confie alors à Dominique Ponchardier, héros de la Résistance, ,la mis·
repousser les élections cantonales de 1948 sion d'organiser un service d'ordre (SO-RPF), ancêtre du SAC. Pistolets et b(lrres de fer
pour éviter toute confrontation. seront au rendez-vous.
LLISME DE CHOC

LERPFEN
QUELQUES DATES tA FRANCE EST EN PtRIL
NOS UBERTtS . $0Nf IN D.ANGER
vend à 456 000 exemplaire et son pseudopode,
• 20 janvier 1946. Le général de Gaulle Lu Dtcfulure de l'Étranger n.~~ .
r Ce Soir, à 419 000. Le Figaro peine à 382 000...
quitte la présidence du gouvernement pour l~i faire échee : . En 1945 et 1946 l'essentiel de la droite a pré-
provisoire. féré « voter utile » en portant ses voix au MRP
•16 juin 1946. Discours de Bayeux. Le TOUS pour faire barrage aux communistes. Mais
général de Gaulle définit les principes qu'il Fr<tn.Qai$ et Françaises
ledit « barrage », associé aux communistes et
oppose aux projets institutionnels de la Rassem.blex-vous la SFIO dans les combinaisons gouvernemen-
IV' République.
tales, rassure difficilement.
•13.oc;tobre 1946. La Constitution de la a~Jtour de
L'inquiétude d'un grand nombre de Fran-
IV' République est adoptée par référendum,
avec 53 % de « oui » (35 o/o des inscri1s).
CHARLES d~ GAULLE çais devient vite manifeste. Le 5 mai 1946, un
pour : _ premier projet de Constitution est rejeté. Un
• 30 mai'S 1947. A Bruneval, le Général
• l'eCOn•tnllre .la Franc., sondage IFOP indique en première raison (33
indique « le jour va venir où, rejetant les , • sauv..- se• libertés, %) la crainte des communistes - qui sont trop
jeux stériles où s'égare ta nation et se • assW"et la Paix,.
disqualifie l'État, ta masse immense des • DOilfrir VOS eDfaat•, visibles derrière ce texte - et à 17 % « la peur
• l'etroUYel' YOtre pros,.trité. pour les libertés », ce qui revient au même.
Français se réunira sur la France "·
• 7 avril1947. A Strasbourg, place de Broglie, ffi AU SEIN DU Quelques jours avant le scrutin de Gaulle avait
25 prévu le phénomène : « Le texte constitution-
devant.SO 000 personnes, I.e général de ~ RAssEM!lLEMENT. Dll Pturu FRANCAis
nel importe peu : les gens votent avec leurs
Gaulle annonce la naissance du RPF. ;:! &l.llUE TAinOUT . PARti
• 29juin 1947. Discours de Ulle, sur le sentiments. Ils s'apercevront à temps que la
programme économique du RPF. AffiChe du RPF en avri/1947. Constitution qu 'on leur propose est un instru-
• 27 juillet 1947. Discours de Rennes, axé ment au service des communistes. »
sur la menace communiste extérieure et ses mémoires - avec un objectif : ramener de Lorsque le RPF est fondé, en avril 1947,
intérieure. Gaulle à la tête de l'État grâce à un vaste mou- les communistes sont toujours au gouverne-
e19-26 octobre 1947. Raz de marée RPF aux vement populaire. Elle avait un levier : l'anti- ment. Plus pour très longtemps, puisqu' ils le
élections municipales : le parti gaulliste frise communisme. Mais c'était une ligue qui quitteront le 5 mai suivant. Mais l'étau ne se
les 40 o/o d'électeurs et remporte le tiers des n'envisagea jamais d'autre passage que par les desserre qu'en apparence. D'abord ils sont les
villes de p.llis de 30 000 habitants. Les urnes. Quand de Gaulle confie à son secrétaire, premiers à penser qu'ils vont revenir, ensuite
adhésions affluent Le RPF compte 400 000 Claude Mauriac, « Il s'agit d'être prêt si les leurs positions dans tous les rouages de la
encartés réels, ce qui en fait le deuxième communistes s'avisaient d'employer la force société sont considérables tandis que la mena-
parti de France en termes d'adhérents et le ou de prendre illégalement le pouvoir. Dans ce ce soviétique se précise chaque jour.
premier en électeurs. cas, bien sûr, nous répondrions par le fer et En mars 1946 Churchill avait évoqué le
e17 juin 1951. En raison de la loi des par le feu », ce n'est pas l'hypothèse principale « rideau de fer » en train de tomber sur l'Euro-
« apparentements » destinée à briser son qu'il retient. Au jeu de la démocratie, les « féo- pe. Dix-huit mois après, de Gaulle passe à la
essor, le RPF, avec 22 % des voix ne récolte dalités » seront les plus fortes. La leçon ne sera menace d'invasion, couplée à un coup d'État,
que 119 députés. Il en aurait fallu, selon les pas perdue au moment du 13 juin 1958 (2). de la partie d'Europe demeurée libre. Il
stratèges du parti, 200 pour bloquer le Pour s'accomplir, la démocratie nécessite par- explique en juillet 1947 : « Ce bloc de près de
système et parvenir .à un changement fois d'un coup de pouce. 400 millions d'hommes » et dont la frontière
0constitutionnel. A partir ce cette date, le
« n'est qu 'à deux étapes du Tour de France[ ...]
groupe parlementaire gaulliste se délite par dispose dans tous les pays libres de groupe-
morceaux, refu~nt l'opposition
1947, année terrible
ments à sa dévotion ». << Sur notre sol, au
systématique. Le 6 mars 1952, 21 députés
Quand de Gaulle a-t-il entendu siffler le milieu de nous, des hommes ont fait vœu
RPF votent l'investiture à Antoine Pinay. Le
vent d' Est ? « Non ... je n'avais pas le choix! d'obéissance aux ordres d'une entreprise
29 mai 1952, 41 membres du groupe font
se justifie de Gaulle devant Claude Guy (3), étrangère de domination. [... ] Ils ont pour but
savoir officiellement qu'ils refusent toute
cinq jours après son départ de la présidence du de parvenir à la dictature chez nous, comme
ppposition systémaJiq!Je. Le 10 juillet 1952,
ils sont 89... • gouvernement en janvier 1946, Quelques jours leurs semblables ont pu le faire ailleurs avec
de plus et je m'émiettais .. . alors les commu- l'appui de cette puissance. » Ces hommes, ce
• 26 avrll/3 mai 1953. Fort revers électoral
nistes me tenaient. » sont ceux qu'il ne nomme plus que « les sépa-
aux élections municipales. Le RPF perd la
plupart de ses positions•. Outre-Manche, Churchill a été plus rapide ratistes ». Les mêmes qui « sur 1'Afrique fran-
• 6 mai 1953. L'étiquette RPF est retirée par que lui. Il mène sa campagne de juin 1945 en çaise [... ] portent un de leur plus grands
le Général à tous les parlementaires, qui sont traitant ses alliés travaillistes d' hier de « Ges- efforts de dislocation ». Car le RPF se veut
libres de s'organiser selon leurs affinités. tapo rouge ». C'est trop tôt dans l'euphorie de aussi un ardent défenseur de l'Union française.
•1" juin 1953. La quasi intégralité du la victoire et sans prise assurée contre un pro- De ce rejet absolu du communisme décou-
personnel du RPF; rue de Solferino est gramme de nature social-démocrate auquel les lent toutes les positions du RPF, économiques,
licenciée. Le mouvement n'est pas dissous, Britanniques aspiraient. Tandis qu'en France sociales ou internationales. Devant les journa-
mais il est mis en sommeil. De Gaulle ne la menace est plus concrète. Avec 30 % des listes, de Gaulle ne renie pas les nationalisa-
conserve qu'un secrétariat personnel. voix, aux élections de 1945, les communistes tions « des grands moyens de production »
sont le premier parti du pays. L'Humanité se comme l'électricité ou le charbon, ou encore le

Il
UN GAULLISME DE CHO

crédit, héritage de la vision pianiste des années tembre 1955, le RPF a failli renaître le 31 jan-
trente reformulée par le programme du CNR, vier 1998. Il s'en sera fallu de quelques voix.
mais il leur affirme crûment qu'« il n'y a aucu- Lors du congrès du RPR réuni pour trou-
ne raison pour que Renault reste perpétuelle- ver un nouveau nom à la formation gaulliste,
ment nationalisé, du moment que Louis la motion Pasqua qui proposait « RPF » obtint
Renault est mort ». Et pas davantage de motifs 49,94% des voix. Le contenu du sigle n'était
«pour que les entreprises d'aviation restent à plus Je même - Rassemblement du peuple
perpétuité nationalisées ». Les nationalisations français en 1947, Rassemblement pour la
ne sont d'ailleurs qu'une illustration d'un mal France en 1998- mais le clin d'œil à l'histoire
bien plus grand encore : l'emprise du syndica- ne manquait pas de saveur.
lisme, c'est-à-dire de la CGT, sur la vie écono- A.R.
mique. Comment briser cette puissance ? « La
première condition c'est d'imposer- j'insiste (1) Le RPF a fait l'objet de nombreux travaux
universitaires et il figure dans les souvenirs de nom-
sur le terme- d'imposer l'élection libre, secrè-
breux protagonistes, comme ceux de Jacques Soustel-
te, universelle, sur les lieux du travail [... ] la le ou de Louis Terrenoire. Mais il faut attendre 1983,
seconde condition c'est imposer à ceux qui se la date est révélatrice, pour que le politologue gaullis-
présentent pour être les porte-parole de leurs te, Jean Charlot, étudie et réhabilite cette période dans
camarades dans leur profession, de faire par- André Malraux, appel aux intellectuels son livre Le Gaullisme d'opposition (1946-1958)
tie de cette profession. [... ]J'ajoute qu'il fau- du 5 mars 1948, salle Pleyel, à Paris : «Nous chez Fayard. Si de Gaulle est plus que discret dans
dra faire en sorte qu'il n'y ait pas une profes- savons désormais qu'on ne sera pas ses Mémoires, nous disposons, pour la période, du
sion de syndicaliste» (4).
d'autant plus homme qu'on sera moins Tome II de ses Discours et messages ainsi que de ses
Français ... Pour le meilleur comme pour le Lettres, notes et carnets, l'ensemble chez Plon.
Un tel discours de combat avait sa cohé-
pire, nous sommes liés à la patrie. » (2) Voir<< De Gaulle, 13 mai 1958,l'art du coup
rence, mais le RPF se voulant un « rassemble- d'État>>, Enquête sur l'histoire n° 26, mai-juin 1998.
ment » et non pas un parti, c'est-à-dire un (3) On ne peut que recommander tout particu-
Dès 1948 il sème les germes de la PAC
mouvement débordant les frontières droite- lièrement, édité chez Grasset en 1996, le journal En
« Pour faire vivre le groupement européen
gauche, il lui fallait un pendant social. Il vint écoutant de Gaulle (1946-1949) de Claude Guy,
d'Occident, sans lequel nous serions tôt ou officier d'ordonnance puis aide de camp du général
avec la création de l'Action ouvrière (AO) elle
tard submergés par qui vous savez, la France, de Gaulle, admis par ses fonctions à l'intimité la
même appuyée sur le thème de l'association
qui seule en est capable, doit pouvoir vendre à plus rapprochée et la plus constante.
capital-travail, que de Gaulle ne se lasse pas
ses voisins, notamment aux pays allemands, les (4) Tous propos qui conservent quelques réso-
d'expliquer : « C'est dans un régime orga-
produits alimentaires qui leur manquent ». nances cinquante ans plus tard ...
nique d'association entre tous ceux qui tra- (5) Entre plusieurs exemples, Philippe Pétain,
vaillent ensemble à l'intérieur d'un même Quant à la formule fameuse sur l'Europe « de
discours du l" mai 1941 : « Lorsque dans chaque
groupe d'entreprises que doivent se traiter l'Atlantique à l'Oural » elle jaillit à la même
entreprise, ou chaque groupe d'entreprises,
d'égal à égal les rémunérations et les condi- époque. Bien loin d'être une formule neutralis- patrons, techniciens, ouvriers, auront pris l'habitu-
tions du travail ». Le tout sous l'arbitrage de te, comme on l'a longtemps crû, elle impliquait de de se réunir pour gérer en commun les intérêts
l'État « ce qui exige d'ailleurs que celui-ci qu'une organisation européenne n'aurait aucu- de leur profession, pour administrer en commun
ne raison de se fermer si les peuples asservis leurs œuvres sociales [... ], il ne tardera pas à se
soit impartial ». Une musique que nombre
parvenaient à se libérer un jour (6). créer entre eux une solidarité d'intérêts et une fra-
d'assistants avaient déjà pu entendre quelques ternité de sentiments indestructible [... ]. Le bon
années auparavant (5). En 1949 de Gaulle persiste « l'unité pren-
sens indique, en effet, lorsqu'il n'est pas obscurci
La menace intérieure réglée par des institu- drait, d'abord, la forme d'une confédération.
par la passion ou par la chimère, que l'intérêt pri-
tions dotées d'un exécutif fort et d'un régime Ainsi, chaque État garderait-il sa souveraineté, mordial, essentiel, des membres d'un même métier,
économique plus juste, il reste la menace exté- sauf dans les domaines que les nations attri- c'est la prospérité réelle de ce métier. » Philippe
rieure. Là encore, de Gaulle tient le moyen de bueraient à la communauté pour qu'y soit réa- Pétain, Discours aux Français. Albin Michel, 1989.
faire pièce à la menace soviétique. C'est lisée l'unification. Ces domaines devraient (6) La formule « L'Europe de l'Atlantique à
être, pour une première période : la défense l'Oural >> figure de nombreuses fois dans les Dis-
l'union européenne. « J'ai constamment fait
terrestre, navale, aérienne de tous les terri- cours et messages de cette période, par exemple le 9
connaître à quel point nous étions partisans de juillet 1947 devant la presse anglo-saxonne, ou enco-
l'union européenne, notamment pour faire de toires des peuples confédérés ; l'ajustement re dans un communiqué officiel du 17 mai 1950. Le
l'Europe une unité économique ». Il le redira des productions nationales et des échanges Général règle d'abord une question historique: il n'y
cent fois. A Marseille - lors d'un meeting que extérieurs ; la monnaie ; la mise en valeur de a pas de raison que la Hongrie, la Roumanie ou la
les communistes ont voulu lui interdire par la certaines ressources dans les territoires Bulgarie doivent payer leur ancienne adhésion à
force- il proclame : « Puisque, hélas! Moscou, d'outre-mer ; le développement culturel et l'Axe d'une quelconque exclusion. Mais si ces pays
Varsovie, Budapest, Bucarest, Sofia, Belgrade, scientifique ». On a bien lu : même la monnaie doivent adhérer, ce sera après avoir recouvré leur
faisait partie des objectifs européens du RPF ... liberté. Hypothèse qu'il n'entrevoit clairement que
Prague ont été plongées dans cette nuit où l'on
dans le tome III de ses Mémoires de guerre (rédigé
ne distingue plus les visages, il faut bâtir Ce sont de telles formules qui rendent iro- entre 1954 et 1956), soit après les insurrections de
l'Europe occidentale comme un groupement nique le dernier épisode - avorté - de la vie du Berlin et de Budapest, où il écrit cette formule pro-
d'États liés entre eux pour une économie et, RPF. En déshérence à partir de 1952 et suspen- phétique : « Il n'est point à la longue de régime qui
éventuellement, pour une défense communes ». du sine die par le général de Gaulle le 13 sep- puisse tenir contre les volontés nationales » .
,
LA FLAMBEE POUJADISTE
((Je suis Caboche, et voilà les chefs la nuit du 4 août, la lutte contre le despotisme et intérêts catégoriels, Poujade descend dans
l'abolition des privilèges. l'arène politique, s'en prend à Mendès France,
des Jacques». C'est ainsi que Pierre
Ça ira, ça ira, ça ira ! Son père, ex-militant qu'il accuse d'avoir bradé l'Indochine, et prend
Poujade présenta ses élus aux royaliste, doit se retourner dans sa tombe fait et cause, dès le début de l'insurrection FLN,
Français, au lendemain de sa victoire lorsque le fils écrit, lyrique, qu'" un jour de pour l'Algérie française.
inattendue aux législatives de janvier magnifique colère, des hommes de chez nous, Des positions ne font pas un programme.
1956. Que pouvait avoir de commun des petits, des sans-grades, se sont dressés, se Poujade n'en veut pas. A la veille des législatives
sont unis. Comme jadis à Valmy, comme hier sur de janvier 1956, un mot d'ordre en tient lieu :
le chef de l'Union de défense des les barricades, ils n'avaient pour arme que leur '' Pour en sortir, sortez les sortants ». C'est ce
commerçants et artisans (UDCA) courage; ils n'avaient pour force que le droit; que font les Français, dans une proportion que
avec l'écorcheur parisien et les ils n'avaient pour idéal que la liberté. "Le ton est nul n'avait prévu : par 11,6% des suffrages
paysans révoltés du XIV• siècle ? La d'un jacobin ; la tripe patriotique aussi : c'est exprimés, soit 2,5 millions de voix, ils envoient
son amour sincère de la France qui pousse 52 députés poujadistes former à l'Assemblée le
révolte, tout simplement ; révolte
Poujade à devenir, comme l'écrit Maurice groupe Union et fraternité française.
populaire, allumée et entretenue par Bardèche dans Défense de l'Occident en mai Chez ses adversaires comme dans les salles de
un homme qui sortait lui-même de ce 1956, "ce chef qu'il ne voulait pas être». rédaction, l'émoi est à son comble : le fascisme
peuple au nom duquel il prétendait Inclassable Poujade. On le traitera demain de menace ! Même la presse étrangère épouse la
" fasciste " ; on le soupçonne un temps d'être querelle. Au lendemain des élections,
bousculer l'oligarchie.
communiste et de nombreux membres de son l'hebdomadaire américain Newsweekexplique
entourage viennent en effet du PCF : il devra sérieusement que la France « ne peut plus
é le 1" décembre 1920, dans une famille de
N sept enfants, d'un père tôt disparu, Pierre
Poujade, faute de pouvoir suivre des études,
d'ailleurs « épurer » son mouvement pour
rassurer et conquérir les classes moyennes. Il y
désormais être comptée au nombre des grandes
puissances mondiales» ! Et le Système se défend :
a du Déroulède chez lui ; mais ne tient-il pas onze députés poujadistes sont invalidés par
exerce tour à tour les métiers de typographe,
aussi des rousseauistes utopiques du siècle l'Assemblée, pour des raisons très contestables.
débardeur, goudronneur ... La politique
dernier, qui rêvaient de donner au peuple les Au mois de mai 1956, Maurice Bardèche, qui
l'intéresse vite : à seize ans, il milite aux
attributs de son entière souveraineté ? On croit toujours à l'avenir du mouvement, compare
jeunesses dorlotîstes. Après 1940, il rejoint les
l'étonnerait peut-être en lui trouvant une filiation Poujade à un « sergent des bataillons de l'an Il
Compagnons de France. Il passe les Pyrénées
avec Ledru-Rollin. Et pourtant... élu général par acclamations sur le champ de
en novembre 1942 pour gagner l'Algérie, après
" Ce qu'il y a de plus profond en lui, analyse bataille"· Bonaparte ou Boulanger? Deux ans
un séjour dans les prisons franquistes. Il
encore à chaud Maurice Bardèche, ce n'est pas plus tard, c'est un autre général qui remporte en
s'engage enfin dans la RAF et finit la guerre en
son antidémocratisme comme on l'a cru, c'est rase campagne la bataille contre la
combattant de la Libération.
au contraire l'image naïve et enthousiaste qu'il IV' République.
On pourrait croire à la fin de l'aventure. L'an se fait de la vraie République : c'est son Révolte sans cohésion politique, le poujadisme
1952, il tient une librairie-papeterie à Saint·Céré, attachement à ce qu'on appelait le tiers état, était condamné à n'être qu'un feu de paille,
une bourgade du Lot qui l'a élu conseiller c'est sa confiance dans les états généraux, c'est révélateur cependant de la révolte de certaines
municipal sous l'étiquette RPF. Celui qui lui sa colère contre ceux qu'il démasque comme catégories sociales et de l'épuisement de la
aurait prédit à cette époque que trois ans plus des privilégiés de notre temps. Il ne combat pas IV' République.
tard il réunirait 50 000 personnes au Vél' d'Hiv, et la République, ilia ramène à ses origines. » Pierre Poujade avait commis l'erreur de fuir les
qu'un caricaturiste anglais l'affublerait du Dans un manifeste publié le 6 août 1955, élections en 1956. Absent de l'Assemblée
surnom de " Poujadolf "• l'aurait sûrement Poujade prône non seulement la collaboration nationale, il n'était pas en mesure de diriger son
beaucoup surpris. des diverses couches sociales contre la lutte groupe parlementaire et de le maintenir uni. Sur
Le destin lui fait pourtant signe en juillet 1953, des classes, mais aussi la " démocratie directe ce terrain, le Système était le plus fort. Les
quand des polyvalents prétendent effectuer une et organique » contre la démocratie dissidences se multiplient L'échec personnel de
série de contrôles fiscaux chez une trentaine de représentative. Retrouvant les thèmes du RPF de Poujade lors d'une élection partielle à Paris, en
commerçants de la petite ville, qui constituent, 1950, il attaque pêle-mêle les partis, les lobbies, janvier 1957, annonce le déclin du mouvement,
sous sa présidence, un comité de résistance. les prébendiers du "Système». Pays réel contre que précipite le retour au pouvoir du général de
Leur révolte contre le fisc gagne si vite qu'en pays légal ? Sur ces positions le rejoint tout un Gaulle en 1958. La plupart des députés
novembre 1953, le comité a déjà pris une peuple de mécontents déçus par les partis poujadistes apportent leur soutien au Général,
dimension nationale : I'UDCA est née. classiques, qui rejoignent I'UDCA ou ses alors que Poujade le combat mollement. C'est la
Le mouvement, qui réclame d'abord l'égalité filiales : Unions de défense des travailleurs fin du mouvement, dont on retrouve beaucoup
fiscale des commerçants et artisans avec les français (UDTF), des professions libérales et d'anciens militants, notamment Joseph Ortiz ou
grosses sociétés, l'égalité des droits sociaux intellectuelles (UDPLI), de la jeunesse française Marcel Bouyer, dans les combats de l'Algérie
pour tous les travailleurs et l'imposition unique à (UDJF, présidée jusqu'en octobre 1956 par Jean· française. Le poujadisme a été aussi l'occasion
la base, en vient bientôt à dénoncer aussi Marie Le Pen), ou encore des Agriculteurs de pour le jeune Le Pen de faire ses premiers pas
l'étatisme, le dirigisme et la bureaucratie. Se France (UDAF) qui fusionnera avec le Parti dans la politique parlementaire comme député
référant volontiers à la Révolution française, paysan de Paul Antier et la Défense paysanne de de Paris de 1956 à 1958.
Poujade invoque à la fois la prise de la Bastille et Dorgères. Ne se contentant pas de défendre des ADRIEN BROCARD


LE FRONT NATIONAL

Un mouvement énigmatique
PAR PHILIPPE CONRAD

Ce devait être un feu de paille.


Quinze ans plus tard, le Front
national est devenu l'axe autour
duquel tourne la politique fran-
çaise et ses fantasmes. Les invec-
tives pleuvent. Les études se mul-
tiplient. Sans qu'on y voie plus
clair. Examen critique d'une
énigme qui dérange.

«Le Front national étonne, déconcerte,


fascine. Phénomène monstrueux,
inconcevable, quasi magique, l'obser-
vateur peine à lui trouver une explication
rationnelle : toutes se noient, se contredisent,
voire s'annihilent. Et les mêmes interrogations
demeurent, que le déferlement d'ouvrages
journalistiques, sociologiques, économiques
ou philosophiques n'épuise pas... » C'est en
ces termes que Renaud Dely, journaliste à
Libération, introduit récemment sa présenta-
tion d'un énième livre consacré au parti de
Jean-Marie Le Pen. Ce langage en dit long sur
la fascination que le mouvement populiste
exerce sur ses adversaires. Présenté successi- :!5
vement comme un rassemblement de « petits
Blancs » haineux et mal dans leur peau, Le l" mai 1988, dans les jardins des Tuileries, le Front national rassemble plus de 50 000
comme une secte bizarre totalement attachée à personnes (100 000 selon les organisateurs).
son gourou fascisant, comme le signe du mal-
vivre de la « France qui perd», le Front natio- lement d'un manichéisme sommaire, assimi- nique, mais l'observateur impartial, lui, doit
nal inquiète, car sa progression demeure régu- lant Le Pen à Hitler, suivant une méthode déjà tenir compte de la réalité.
lière et les sondages rassurants selon lesquels utilisée par les communistes contre de Gaulle Les anathèmes, il faut le noter, n'ont pas
les Français voient en lui un « danger pour la au temps du RPF. Que la fête des Bleu-Blanc- empêché la progression d'un mouvement dont
démocratie » ne peuvent dissimuler que Rouge n'ait pas grand-chose à voir avec le l'installation sur la scène politique constitue
d'autres enquêtes révèlent une opinion large- congrès de Nuremberg et que la France des l'événement majeur des quinze dernières
ment favorable à nombre de ses thèmes. Plutôt années quatre-vingt-dix soit à mille lieues du années. Il n'est pourtant pas impossible, quand
que d'approfondir les questions qu'il pose ou chaos italien du début des années vingt et de on échappe aux grilles de lecture convention-
de réfuter les idées qu'il avance, les adver- l'Allemagne de 1930, ne gêne pas ceux qui nelles, de comprendre les raisons d'un succès
saires du Front national se contentent généra- tentent de réveiller un antifascisme anachro- dont l'origine ne se résume pas seulement à la
ONT NATIONAL

APPEL ÀLA
JEUNESSE D'EUROPE
Aujourd'hui, Ici à Strasbourg, né Breton
et Français, fier du passé de mon pays,
jamais lassé de combattre pour ses
couleurs, et aspirant demain encore à le
servir, je me sens également, comme vous
tous, l'héritie.r de l'ensemble de la
civilisation européenne dans sa multiple
diversité et même dans ses antagonismes.
Il est historique ce jour qui voit ici au
bord du Rhin se réunir par centaines les
filles et les fils dont les pères ont combattu
les uns contre les autres pendant des
millénaires avec vaillance, courage et
honneur. Que de fois le sang européen a été
versé pour des dieux, des croyances, des
nations, des intérêts et sous des enseignes Trois militants de l'époque« héroïque». De gauche à droite ]ean-Pie"e Schénardi, Jean-
et des drapeaux différents 1 Pie"e Stirbois et Pie"e Sergent.
Mals, ce ne fut jamais en vain que le sang
de vos pères a ensemencé la vieille terre crise économique et sociale survenant après frages . Durant cette période, les va-et-vient se
d'Europe à chaque fols plus fertile car ils les énormes mutations des « trente glo- multiplient entre le FN et les nombreux grou-
mourraient pour la défense ou l'exaltation rieuses ». L'histoire du Front et des mouve- puscules qui constituent la « soupe primitive »
toujours sacrée de leur peuple, de leur patrie ments qui l'ont précédé, la personnalité de son d'où jaillira l'éveil de 1983-1984. François
souveraine, de leur langue ou de leur président, le contexte qu'a engendré l'incapa- Duprat, « vieux » routier de l'ultra-droite,
religion que leur père et le père de leur père cité de la classe politique face aux défis d'une rejoint ainsi le FN, auquel adhère également le
leur avaient léguées 1[...] immigration massive et des gigantesques groupe réuni autour de Pierre Bousquet et du
Winston Churchill, à l'issue de la mutations culturelles et sociales aujourd'hui à bulletin Militant (tendance nationale-révolu-
Seconde Guerre mondiale, déclarait aux l'œuvre, tout cela permet d'expliquer, malgré tionnaire). Le mouvement « solidariste », dont
étudiants de l'université de Zurich en l'extraordinaire diabolisation dont il est l'un des leaders est Jean-Pierre Stirbois et qui
septembre 1946, il y a plus de quarante ans: l'objet, la montée inattendue d'un mouvement plonge ses racines dans l' ex-OAS-Métro-
« Europe, réveille-toi 1» qui s'est largement confondu avec la person- Jeunes, rallie à son tour en décembre 1977,
Quarante-deux ans plus tard, nalité charismatique de son principal dirigeant. ainsi que divers groupes et personnalités issus
l'exhortation vibre encore dans un désert. C'est en octobre 1972 qu'intervient la de la mouvance catholique traditionaliste. Aux
car, si l'Europe est devenue entre-temps un naissance, assez chaotique, d'un petit mouve- législatives de mars 1978, 156 candidats
géant économique, elle est toujours un nain ment appelé Front national. Soucieux d'élargir obtiennent 1,6 % des suffrages. Une alliance
politique. leur champ d'action politique, Alain Robert et entre le FN et le PFN semble initialement se
C'est vous jeunesse d'Europe qui allez
les dirigeants activistes d'Ordre nouveau pen- dessiner dans la perspective des élections
jouer non seulement votre avenir, votre
sent trouver en Jean-Marie Le Pen, légendaire européennes de juin 1979, mais le PFN ira
liberté, votre vie, mals également la liberté et
député Algérie française de 1956, fondateur finalement seul à la bataille, avec un Jean-
l'existence même de l'Europe.
jadis du Front national des combattants, orga- Louis Tixier-Vignancour vieilli comme porte-
Vous saurez le faire avant tout par votre
nisateur en 1965 de la campagne présidentielle drapeau... Le résultat, 1,3 % des voix, n'est
courage à concevoir un nouveau projet
de Jean-Louis Tixier-Vignancour, oui, ils pen- guère encourageant et cet épisode de l'euro-
politique fondé sur le respect du passé et de
sent trouver en lui le « notable » susceptible de droite n'a fait qu'aggraver les divisions.
sa tradition mais aussi tourné vers l'avenir,
fédérer les diverses tendances d'une extrême Duprat a été assassiné en mars 1978, Pierre
audacieux et ambitieux : celui de la
droite condamnée à la marginalité depuis la fin Bousquet et ses amis prennent leurs distances
renaissance d'un vaste empire européen.
Mythe fondateur et tâche exaltante pour une
de la guerre d'Algérie. A ses côtés, on trouve en 1981, année qui voit l'élection de François
jeunesse qui devra refuser l'appétit dévorant
déjà Roger Holeindre, Jean-François Chiappe, Mitterrand à la présidence de la République,
des étatismes et des bureaucraties pour Pierre Durand, André Dufraisse et François sans que Jean-Marie Le Pen, qui souhaite être
s'inspirer de son passé glorieux et se Brigneau. Les 115 candidats présentés aux candidat, ait pu obtenir les cinq cents signa-
souvenir que si l'Europe existe en tant que élections législatives de mars 1973 ne rassem- tures d'élus indispensables. Le FN est alors au
telle, c'est parce qu'elle n'a jamais accepté blent que 0,52 % des suffrages. La dissolution plus bas de son histoire. Aux législatives de
de se soumettre au sens matérialiste de d'Ordre nouveau en juin 1973 mène rapide- juin, 74 candidats du FN n'obtiennent que
l'histoire. C'est parce qu'elle a lutté, c'est ment au conflit entre Le Pen et ses jeunes 0,18 % des suffrages... L'opposition nationale
parce qu'elle a su se sacrifier. camarades, ce qui aboutira, quelques mois apparaît irrémédiablement divisée, marginali-
JEAN-MARIE LE PEN plus tard, à la fondation d'un parti concurrent, sée, et à peu près inexistante en tant que force
Extraits du " Discours à la jeunesse le PFN (Parti des forces nouvelles). En mai électorale. L'intelligentsia de droite ne la
d'Europe "• Strasbourg, le 6 avril1988. 1974, l' élection présidentielle voit l' ancien prend d'ailleurs guère au sérieux. Les catho-
député poujadiste obtenir 0,74 % des suf- liques traditionalistes se préoccupent surtout


LE FRONT NATIONAL

d'organiser la résistance à Vatican II (l'occu- suffisante et d'une véritable implantation


pation de Saint-Nicolas-du-Chardonnet date nationale, le mouvement semble condamné
de 1977}, alors que les animateurs de la « nou- pour longtemps encore à son statut groupuscu-
velle droite» du GRECE et du Club de l'hor- laire, à son rôle d'éventuelle force d'appoint
loge pensent que la clef du succès passe par la pour les candidats modérés, qui commencent
conquête idéologique de la « droite classique » tout juste à accepter de nouveau ce vocable de
du RPR et des Républicains indépendants. Le « droite », banni depuis plus de trente ans du
Front national apparaît alors comme un ras- vocabulaire politique.
semblement de nostalgiques de l'Algérie fran- Tout change en 1983 qui voit la première
çaise, qui n'est guère en phase avec la société irruption significative du FN sur la scène poli-
française. Gaullistes et giscardiens suffisent tique. Les élections municipales de mars 1983
pour gérer l'anticommunisme du peuple de ne sont pas, faute de notables connus, une
droite et l'ultra-libéralisme de type thatchérien consultation très favorable pour un parti
prôné alors par Jean-Marie Le Pen ne ren- comme le Front national. Ses rares candidats
contre guère d'écho. n'obtiennent encore que 0,1 %des voix. Pour-
Il faut cependant noter chez le président tant, dans le xx· arrondissement (quartier
du FN deux particularités qui ne seront pas populaire de l'est parisien), Jean-Marie Le Pen
étrangères à son succès futur. S'opposant à la obtient 11,3 % des voix. D'autres résultats
tradition antiparlementaire de l'extrême droite ponctuels montrent que les questions de
depuis Maurras, il a toujours pensé que le pou- l'immigration et de l'insécurité sont devenues
voir sortirait des urnes et que la règle du jeu « payantes » sur le plan électoral,' au point que
démocratique est la seule qui permette d'exis- la droite modérée n'hésite plus elle-même à
ter et de former les cadres d'un mouvement jouer de ces thèmes pour reconquérir une par-
moderne. Par ailleurs, il n'a jamais douté de la tie de l'électorat populaire. Il ne s'agit encore
politique, convaincu qu'un jour ou l'autre son là que d'un frémissement. La véritable percée ~
« message » rencontrerait une large audience n'intervient qu'à l'automne.
dans le pays. Et ce moment, soudain, va se A Dreux, le 11 septembre, une élection Le 13 février 1984, Jean-Marie Le Pen
produire. municipale partielle donne à Jean-Pierre Stir- est invité pour la première fois à l'« Heure
bois 16,7 % des voix au premier tour, ce qui de vérité ». Il fait un tabac. Les Français
Jean-Pierre Stirbois amène la droite locale à constituer une liste découvrent « celui qui ose dire tout haut ce
Le « tonnerre de Dreux , d'union qui permet au candidat FN et à trois que tous les autres pensent tout bas ». Ses
de ses camarades d'être élus au deuxième tour, adversaires le disent «fasciste », mais il n'a
La victoire de François Mitterrand et le raz malgré l'intense mobilisation « antifasciste » jamais cessé d'en appeler au peuple dans le
de marée socialiste dû au scrutin majoritaire que suscite ce scrutin. Cette élection déclenche respect des institutions. Le soir des élections
vont contribuer à changer la donne. Le reflux une polémique au niveau national. La gauche européennes de juin 1984, André IAjoinie,
du marxisme, la détérioration continue de accuse la droite de pactiser avec un émule représentant du PC, ayant quitté la salle sous
l'image de l'URSS, tout cela, combiné à d'Hitler. Bernard Stasi et Simone Veil lui don- prétexte qu'il refusait de débattre avec un
l'échec vite évident d'une gauche qui préten- nent raison, alors que Bernard Pons, secrétaire « ennemi de la démocratie », s'attira cette
jait « changer la vie », constitue une chance général du RPR, approuve l'accord réalisé à repartie : « En démocratie, justement, on

inespérée pour la droite sonnée en 1981. C'est Dreux pour battre la gauche socialo-commu- n'a pas le privilège de choisir ses adver-
~lie qui perçoit d'abord les dividendes électo- niste. Quant à Jacques Chirac, après avoir saires, mais on doit faire face à ceux que le
approuvé l'accord, il le condamnera. Dans le suffrage universel vous désigne. »
'aux de cette situation nouvelle. Dès les canto-
laies de mars 1982, la gauche recule de sept tintamarre du« tonnerre de Dreux», Raymond
)Oints à son profit, tandis que les 65 candidats Aron s'efforce de raison garder, écrivant dans A Aulnay, la droite n'a pas ouvert ses
J'extrême droite (sur 1945 cantons où le siège sa chronique de L'Express: « Quatre membres listes au FN au second tour. Un sondage natio-
ie conseiller général était renouvelable) ne du FN sur une liste d'opposition à Dreux, nal réalisé par la SOFRES auprès de sympathi-
irainent que 0,2 % des suffrages. Un chiffre c'est moins grave que quatre membres du PC sants RPR a révélé que 56 % d'entre eux se
iérisoire qui s'explique par le faible nombre au Conseil des ministres ». L'élection de déclarent favorables à une alliance avec le FN,
les candidats, mais qui ne doit pas occulter Dreux est suivie d'un autre coup de semonce, alors que seulement 7,21 % y sont hostiles.
:ertains résultats locaux inattendus : les tout aussi spectaculaire, en novembre 1983, à Jacques Chirac découvre ainsi que le FN
12,6 % de Jean-Pierre Stirbois à Dreux-ouest, Aulnay, dans la fameuse « ceinture rouge » de devient un danger mortel pour sa formation.
es 9,5 % de son épouse Marie-France à la banlieue parisienne où le candidat du Front C'est l'un des facteurs qui fera désormais de
)reux-est, les 10,3 %obtenus dans un canton obtient 9,3 % des voix. En décembre, c'est Le lui un adversaire irréductible de Le Pen.
le l'est lyonnais, les 13,3 %remportés dans la Pen en personne qui, dans sa Bretagne natale, L'année 1984 commence favorablement
,anlieue de Dunkerque. A ce moment, Mar- à La Trinité-sur-Mer, enlève, contre toute pour le Front. Le 13 février 1984, Le Pen est
eille ne donne encore que 2 à 3 % des voix attente, 12 % des suffrages, lors d'une législa- invité pour la première fois à « L'Heure de
tux candidats du Front. Faute d'une notoriété tive partielle. vérité ». Ce soir-là, l'émission bénéficie d' un
NT NATIONAL

, ,
LE MYSTERIEUX M. MEGRET
Qui est-il, d'où vient-il ? QueUes sont du jeudi (6 novembre 1997), je rencontrais des
ses ItlPtivations et ses ambitions ? Les 1 gens avec qui j'étais parfaitement en phase. »
C'est là que va se sceller son destin politique.
réponses sont sans doute à rechercher
dans ses années de formation. 1 Au contact de trois hommes : Yvan Blot, Jean·

1 Yves Le Gallou et Jean-Claude Bardet. Tous trois


ont tenté leur chance dans la mouvance RPR·
« Une vie réussie est un rêve d'adolescent
réalisé à l'âge adulte, disait Alfred de Vigny. Ce
rêve, je l'al conçu il y a longtemps et je ne l'ai
•• UDF qui les déçoit, ce qui décide de leur
adhésion au FN. Itinéraire qui sera aussi celui de
jamais abandonné. A une autre époque, Il se Mégr.et. En 1979, il entre au ministère dè la
serait sans doute incarné dans une carrière de Coopération comme conseiller technique du
soldat. Mais aujourd'hui, il s'exprime par une gaulliste Robert Galley. « Mégret était
action politique. "Voilà ce qu'écrit le délégué profondément nationaliste, dira l'ancien ministre,
général du FN dans 'La Flamme (ouvrage de il croyait à la grandeur de la France. "
réflexions publié chez Robert Laffont, en 1990). Ayant adhéré au RPR, Charles Pasqua le fait
Aîné et seul garçon d'une famille de quatre élire, à trente ans, au comité central du RPR. Il
enfants, le Mur délégué général du FN est né le est de la génération d'Alain Juppé et de Jacques
4 avril1949 à Paris. Il est le fils de Jacques Toubon. Après 1981, il est parachuté dans les
Mégret, un homme qui a fait toute sa carrière Yvelines, face à Rocard et s'en sort plutôt bien.
dans la fonction publique, .pourterminer au Avec 26 % des voix au premier tour, il met
Conseil d'État. Rocard en ballottage. Mais, dès cette année-là, il
C'est lui qui orienta les études du jeune y a quelque chose de définitivement cassé entre
homme. « Je n'avais guère Je choix. Je devais lui et l'ancienne majorité. Mégret considère que
faire l'ENA ou Polytechnique. » Bruno Mégret a la défaite de la droite n'est que la conséquence
dix ans lorsque son père est nommé aux de sa faiblesse doctrinale et idéologique. Il
Communautés européennes, à Luxembourg, décide alors dè quitter le RPR et crée, avec Jean·
puis .à Bruxelles. A l'École européenne, Bruno Claude Bardet, sa propre organisation, les
est studieux, « et chahuteur "• insiste+il, pour Comités d'action républicaine (CAR), tremplin
suggérer qu'il n'était pas seulement le garçon pour une future action politique.
bûCheur que l'on imagine. Chez les scouts, il est Le 13 février.1984, Le Pen est invité pour la
chef de la patrouille des Sangliers, se découvre première fois à '' L'Heure de vérité"· Il fait un
le goût des responsabilités et retient que " les tabac. Quatre mois plus tard, aux européennes,
choses doivent se faire dans l'effort et la sa liste recueille 11,1% des voix. Le Front est
discipline "· lancé.
Dès cette époque, écrit Romain Rosso dans
A Polytechnique, sous l'uniforme et Les premiers contacts individuels sont pris
L'Express du 26 février 1998, Mégret semble
l'épée au côté, il a le sentiment de rejoindre pendant l'été 1985. L'alliance CAR·FN est scellée
construire sa personnalité en décalage avec les l'un des derniers sanctuaires d'ordre et de le 10 octobre, au cours d'un dîner entre Bardet,
codes et les valeurs de ses camarades. Réservé,
service dans une société en décomposition. Mégret et Le Pen. Sans adhérer immédiatement
et secret depuis toujours, il a le sentiment d'être au FN, Mégret obtient la tête de liste dans l'Isère
" ingénieurs du corps ,. - le gratin. Deux ans et, le 16 mars 1986, il est élu aux législatives
différent.
plus tard, son diplôme en poche, il décroche un sous l'étiquette RN.II adhère aussitôt au groupe
En 1968; il e3t en deuxième année de classe
Master of Science à l'université è1'e Berkeley en parlementaire qui se constitue autour de Jean·
préparatoire (maths spé) au prestigieux lycée
Californie. Marie Le Pen.
Louis·le-Grand. ll a dix·neuf ans, mais il se tient
A l'X, déjà, il manifestait son intérêt pour la " Si j'étais resté au RPR, écrit-il dans La
à distance. Il est alors frappé par la " puissance
idéologique "de la gauche et par la « faiblesse chose publique et l'économie mondiale. Il venait Flamme, j'aurais goûté aux délices frelatées des
aux soirées dansantes organisées dans la boite privilèges de l'établissement. Mais en échange
du pouvoir"·
Une année passe, il intègre Polytechnique. De de nuit de l'école, mais il ne dansait pas. Il était de quels renoncements, de quelles
justesse. « Oui, mais je n'ai pas redoublé ma là, sans plus. compromissions, ou même de quelle
prépa », précise Mégret. En réalité, il a délaissé Dans l'univers soixante-huitard de ses soumission à un lâche conformisme ? Au Front
l'École des mines, alors qu'il était arrivé études, son tempérament d'homme de droite à la national, je suis un homme libre, je suis libre de
cinquième au concours. rigueur toute militaire parait décalé. « Je m'y mes convictions èt de mes actes. Et je me sens à
Pourquoi l'X plutôt que les Mines ? « Le sentais à l'aise tout en étant différent, dira la pointe de l'une des grandes aventures
prestige de l'école et l'encadrement militaire me Mégret. J'ai une certaine capacité à m'adapter politiques de notre époque. "
séduisaient "• explique Mégret. tout en restant moi-même. " :· L'ingénieur des Ponts quitte, en effet, le poste
A Polytechnique, Mégret travaille d'arrache- . S~s vrais amis, Mégret les rencontrera dans douillet de directeur adjoint des infrastructures
pied pour sortir dans la " botte "• qui ouvre les un autre univers : celui du Club de l'horloge, un et des travaux de la région Ile-de-France pour
portes des grandes écoles d'application. Il finit cercle de hauts fonctionnaires qui travaille au entrer dans l'aventure dangereuse du FN. Il y a
dix-huitième de sa promotion et opte d'emblée renouvellement doctrinal de la droite. « Polir la • fait son chemin.
pour les Ponts et Chaussées et sa section des première fois de ma vie, confie-t-il à l'Événement VINCENT DURUY


LE FRONT NATIONAL

Rencontre avec
le président Reagan
en 1987. Après
l'effondrement de
taux d'écoute exceptionnel. Les téléspecta- l'URSS, Le Pen
teurs découvrent un homme qui leur était renoue avec U1
inconnu. La partialité des journalistes se politique gaullienne.
retourne contre les accusàteurs. « Je suis celui Il dénonce alors
qui ose dire tout haut ce que tous les autres l'hégémonie
pensent tout bas ! » Délivrés dans un langage mondiale des États-
direct, bien tourné, drôle et percutant, les argu- Unis au nom du
ments portent. Le patriotisme sans complexe droit des nations à
du personnage est lancé. Il est lancé. leur indépendance et
Crédité de 3,5 % des intentions de vote des peuples à leur
pour les prochaines élections européennes au identité.
début du mois de février, le Front passe à 7 %
dans les sondages, après «L'Heure de vérité».
Et, le 17 juin, deux millions d'électeurs lui
assurent 11,2 % des suffrages, un résultat
inimaginable un an plus tôt. L'analyse du scru-
tin est extrêmement révélatrice : entre 19 et
21 %dans les Bouches-du-Rhône, le Var et les
Alpes-Maritimes, de 13 à 15 %dans le Rhône,
la région parisienne, la Moselle ou le Haut-
Rhin ... Une géographie électorale bien diffé-
rente de celle du poujadisme de 1956, puissant JEAN-MARIE LE PEN ET L'IMMIGRATION
dans les zones rurales, l'Ouest et le Sud-Ouest.
Recueillie par Elie Hatem pour Al Moharer supercherie médiatique exercée à mon en
Cette fois, c'est la France urbaine, la plus
News (6 mai 1998), hebdomadaire libanais contre. Je ne suis pas « contre les Juifs " ni
dynamique en termes économiqUes, celle qui
publié à Londres, une longue interview, reprise hostile au judaïsme. Je le dis, le répète
se trouve à l'est de la fameuse ligne Le Havre-
largement dans les pays arabes, a permis à solennellement et en toute franchise 1Je suis
Lyon-Montpellier, qui fournit au FN ses gros
Jean-Marie Le Pen de préciser ses positions. contre la dualité d'allégeance. [...]
bataillons d'électeurs. Les pieds-noirs qui ont
En voici les principaux extraits. En tant que nationaliste français, je reflète la
voté pour Tixier-Vignancour sont toujours là
conscience du peuple français. Je désire que la
mais, à l'évidence, de nouvelles couches et de
AL MoHARER NEWS : Monsieur Le Pen, vous France soit forte, dans un monde où le fort
nouvelles régions fournissent au Front natio-
êtes accusé de cultiver la haine et l'animosité domine les plus faibles. La France doit être
nal son électorat. L'exaspération que suscite le
contre les Arabes et les Juifs. Qu'en dites-vous ? égale à elle-même. Je désire rester français sur
gouvernement de la gauche explique une cer-
JEAN·MARlE LE PE!l : Cette accusation est mon propre territoire. Cela vous semble-t-il
taine radicalisation de la droite classique et, illogique ou erroné ? Est-ce là du racisme ?
complètement fausse et manque d'honnêteté.
avec 17,6 % et 16,6 % de voix pour le FN, Je ne suis point contre les Arabes. Bien au AL MoHARER NEWS : Monsieur Le Pen, si vous
Neuilly et le XVI' arrondissement de Paris, contraire, je suis le seul à les soutenir, chez arrivez au pouvoir, comment allez-vous
illustrent bien ce phénomène, mais l'essentiel eux, dans leur propre pays, et à défendre leurs résoudre les problèmes de l'immigration 1
vient de la France urbaine confrontée avec les causes. Ma position à l'égard de l'immigration, JEAN-MARIE LE PEN : Ma position à l'égard de
problèmes nouveaux de l'immigration et de notamment l'immigration clandestine, ne doit ces problèmes est claire : je limiterai
l'insécurité. pas être interprétée comme une attitude l'immigration légale et mettrai fin à
Les cantonales de 1985 confirment le suc- d'hostilité contre les Arabes ou contre une l'immigration clandestine en rétablissant les
cès des européennes. Les 8,8 % de suffrages catégorie d'entre eux. [...] contrôles à nos frontières. En outre, je ferai en
obtenus par 1 521 candidats (contre 65 en Citez-moi un seul pays qui accepte de sorte que la nationalité française ne soit pas
1982) correspondent en fait à un niveau légaliser des centaines de milliers d'Immigrés distribuée, comme c'est le cas aujourd'hui, à
d' influence national à 10 %, aucun candidat clandestins, comme le gouvernement actuel est ceux qui ne la méritent pas, et en aucun cas aux
du FN n'ayant été présenté dans un quart des en train de le faire ? immigrés illégaux. La nationalité française sera
cantons renouvelables. Performance particu- Je suis l'ami de plusieurs chefs d'États octroyée selon le besoin national à ceux qui la
lièrement remarquable quand on sait que ces arabes et musulmans. Je dirais même que je méritent véritablement et qui feront allégeance
élections se jouent sur la notoriété locale des suis pratiquement le seul homme politique à la France. En même temps, j'encouragerai
candidats, inexistante dans le cas de ceux du français à s'être révolté contre l'attitude matériellement et moralement le retour des
FN, dont une centaine peuvent se maintenir au inhumaine que la communauté internationale a immigrés vers leur pays d'origine, y compris en
second tour. Malgré les succès obtenus, le prise envers l'Irak et à dénoncer inlassablement aidant ces derniers à créer chez eux des
scrutin majoritaire semble pourtant condamner la criminelle politique de blocus contre le emplois en faveur de leurs ressortissants, ce
à la marginalité cette nouvelle force politique malheureux peuple irakien. [...] qui encouragera ces gens à rester dans leurs
bien décidée à jouer désormais dans la cour de En ce qui concerne les Juifs, permettez-moi pays, et à conserver une bonne image de la
la « bande des quatre », et à qui le qualificatif de dénoncer dans votre journal l'extraordinaire France.
j' « extrême droite » ne convient plus.
NT NATIONAL

Une analyse d la crise française


' est en France que se joue Curieusement, Emmanuel Todd n'évoque
«
C l'affrontement idéologique
majeur » de notre époque, assu-
re le sociologue Emmanuel Todd ~ans un
jamais les souffrances liées à l'immigration
dans le vote ouvrier en faveur du FN. Souf-
frances qui affectent aussi beaucoup d'ensei-
essai roboratif et provoquant (1 ). « La presse gnants dans les quartiers difficiles, mais pas
internationale le sent bien, qui décrit les au point, pour le moment, de modifier leurs
soubresauts de plus en plus fréquents et de votes.
plus en plus violents du système français Pour des raisons culturelles opposées, les
comme ayant un sens à l'échelle planétai- dirigeants du FN ont tendance, eux, à· majo-
re >?. En effet, dans ce pays, on observerait, rer les questions liées à l'immigration, et à
« le retour des croyances collectives [... ] le trop négliger l'aspect économico-social de la
peuple, la nation et l'État... » révolte dont ils sont l'expression. Leur silen-
En trois cents pages denses et fouillées, ce embarrassé durant les grèves de
1'auteur développe une analyse originale de novembre-décembre 1995 est sur ce point
la crise française, qui tranche avec les clichés significatif. On ne saurait pour autant com-
de la gauche intellectuelle dont il procède. A parer les difficultés sociales liées à la poli-
1'en croire, tous les ingrédients seraient tique économique et l'ampleur des consé-
réunis pour une explosion politique et socia- quences ethniques et historiques d'une
le de première grandeur. immigration extra-européenne massive, plus
« Dominée par des élites exceptionnelle- révélatrice encore de la « dénationisation »
ment incompétentes », la France a contribué de la classe dirigeante que le soutien à
plus que toute autre nation à l'erreur de stra- « La presse internationale décrit les soubre· l'euro. Toutes choses qui échappent à
tégie économique et historique que constitue sauts de plus en plus fréquents et de plus en plus l'auteur.
le traité de Maastricht (p. 27). A coups violents du système français cmnme ayant un
Par-delà tout ce qu'il apporte cependant
sens à l'échelle planétaire. ,.
d'arguments percutants, l'auteur instruit le d'utile à l'analyse de l'époque, l'essai
procès de l'Union européenne, du monétaris- d'Emmanuel Todd apparaît comme une sorte
me et du libre-échangisme qui sont en passe, l'endogamie culturelle accroît son homogé- de manifeste d'un << national-républicanis-
dit-il, de ruiner l'économie française. néité. « Niveau culturel élevé, revenus suffi- me » qui s'efforce de regrouper autour de
Si les dirigeants français de droite et de sants, catégorie professionnelle supérieure : Jean-Pierre Chevènement quelques intellec-
gauche ont fait avec obstination ces choix ces indicateurs définissent le centre de gra- tuels hostiles à l'Europe de Maastricht autant
absurdes c'est d'abord en raison de leur tota- vité du lectorat de tous les news maga- qu'au Front national. Son éventail s'étend
. le « dénationisation » (néologisme de P.-A zines », qui sont tous « aujourd'hui la même des communistes à la droite du RPR. Les cal-
Taguieff). Voilà le trait distinctif qui détermi- chose » (p. 255-256). Ce ne sont plus les culs y ont leur place, mais les idées aussi. A
ne l'inconsistance et la futilité de la classe « deux cents familles » qui déterminent les commencer par-l'idée de nation. Mais laquel-
dirigeante. « La liquéfaction des croyances choix normatifs de nos sociétés, mais cette le ? Au hasard d' une page, on découvre que
collectives transforme les hommes politiques classe (p. 257). pour l'auteur, « La nation achevée est, par
en nains sociologiques » (p. 286). Cette Malgré son hostilité peu déguisée au essence, une association d'individus égaux »
« dénationisation » explique la soumission à Front national, Emmanuel Todd reconnaît (p. 17). Une « association d'individus
un mondialisme que l'auteur réduit en que celui-ci, par ses résultats électoraux, est égaux » ? C'est donc l'improbable << nation-
miettes : « La mondialisation est une illu- l' indicat~ur le plus parlant de la révolte qui contrat » de Sieyès. Idée diamétralement
sion, parce que le mécanisme économique affecte les victimes du monétarisme et libre- opposée à la << nation-héritage » du général
n'est .en rien le moteur de l'histoire .. . Il échangisme : jeunes, ouvriers et classes de Gaulle et des fondateurs de la ill' Répu-
n'est lui-même que la conséquence de forces moyennes. blique, qui faisaient remonter l'origine de la
et de mouvements dont le déploiement inter- A l'inverse, les enseignants, qui consti- France au Gaulois Brennus.
vient à un niveau beaucoup plus profond des tuent le cœur sociologique de la gauche, ont Par-delà ces défmitions qui ont évidem-
structures sociales et mentales » {p. 16). maintenu leur confiance au PS, même aux ment de l'importance, si M. Todd est aussi
Un chapitre entier explore la sociologie pires moments. Étant peu menacés par l' évo- attaché qu'ille dit à l'idée de nation, on se
de la nouvelle classe dirigeante, sans pour lution économique, ils ont accepté tous les demande finalement pourquoi, après avoir
autant éclairer les causes de sa « dénationisa- reniements et même le ralliement du PS à la soutenu Chirac en 1995 et le PC en 1997, il
tion ». L'auteur montre que cette classe est pensée unique que , Todd préfère appeler ne joint pas ses efforts à ceux d'un Le Pen
formée d'environ 20 % de privilégiés, asso- « pensée zéro ». Sans doute les enseignants qui a fait de la souveraineté nationale le
ciant hauts fonctionnaires, dirigeants de sont-ils aussi « dénationisés » que la classe cœur de sa prédication populaire. Avec plus
grandes entreprises, représentants supérieurs dirigeante. L'Europe monétaire et 1'ouvertu- de succès que quiconque.
des professions libérales, hommes politiques re aux échanges internationaux leur parais- CHARLES VAUGEOIS
et gens des médias. Elle « est soudée par le sent des projets plutôt sympathiques et rai-
niveau éducatif qui définit un style culturel sonnables. Tant qu'ils ne vireront pas, la (1) Emmanuel Todd, L'Illusion économique,
et pn style de vie » (p. 253). Sa tendance à pensée unique ne sera pas menacée. Gallimard, 1997, p. 27-28 .


LE FRONT NATIONA
1

Soucieux de limiter la casse électorale qui


menace le parti socialiste aux législatives de
1986 et conscient qu'il a tout intérêt à di viser
la droite, François Mitterrand se souvient qu'il
a promis d'établir le scrutin proportionnel
dans ses « cent dix propositions » de 1981.
C'est chose faite et le changement de mode de
scrutin, s'il permet d'atténuer la défaite des
socialistes, va ouvrir à trente-cinq députés du
FN les portes de l'Assemblée nationale. Mitter-
rand peut regretter que la droite « classique »
parvienne malgré tout à obtenir une majorité ~
suffisante pour gouverner sans l'apport des
voix du FN, mais il va savamment instrumen- Dès l'annonce de l'odieuse profanation au cimetière juif de Carpentras, le ministre de
taliser la nouvelle donne politique à droite en l'Intérieur socialiste, Pie"e Joxe, que l'on voit ici en compagnie du grand rabbin Sitruk, dit
agitant à souhait l'épouvantail fasciste-raciste « connaître les coupables » et désigne implicitement le Front national. Ce dernier a toujours
afin d'interdire entre Je FN et la droite, l'équi- considéré qu'il s'agissait d'un «coup monté» destiné à le perdre dans l'opinion et à instituer
valent de l'alliance PS-PC qui lui a permis des lois pour le bâillonner.
d'arriver au pouvoir. Il favorisera et financera
le lancement de SOS-Racisme, contrôlé par général du GRECE (nouvelle droite) ; Bernard progression d'un parti le plus souvent interdit
des trotskistes. La droite tombe dans le piège Antony, animateur de Chrétienté-Solidarité, d'antenne et privé de relais médiatiques large-
et se soumet à l'interdiction« morale» de tout qui vient du CNI ; le pasteur Blanchard, ment ouverts à ses concurrents et adversaires.
accord ou alliance avec le FN. venant de l'ultra-gauche ; Pierre Sergent, Chaque année, en septembre, depuis 1981, la
Les élections législatives de 1986 ont tou- ancien chef de l'OAS-métro. Rallie également fête populaire des Bleu-Blanc-Rouge se veut
tefois permis de confirmer et de préciser cer- une cohorte de jeunes énarques et autres diplô- un pendant de la Fête de l'Humanité commu-
taines des caractéristiques du mouvement de més, Jean-Yves Le Gallou, Bruno Mégret, niste et rassemble dans une ambiance bon
Jean-Marie Le Pen. Il apparaît clairement qu'il Jean-Claude Bardet, Yvan Blot qui se sont enfant des milliers de militants et sympathi-
remporte maintenant ses plus grands succès connus au Club de l'horloge et ont été déçus sants en deux journées conviviales qui sont
dans les milieux populaires, chez les ouvriers, dans leur tentative de rénovation du RPR ou devenues, avec le .défilé du 1er mai en l'hon-
les employés, les cadres moyens. Les 21 % et du mouvement giscardien. neur de Jeanne d'Arc, l'un des moments forts
22 % obtenus à Roubaix et Tourcoing sont là de la liturgie frontiste.
pour le prouver. Son électorat, jeune et actif, La faiblesse criante Plusieurs éléments paraissent cependant en
se distingue assez nettement de celui de la des relais médiatiques mesure de compromettre les progrès du parti.
droite classique. Il est significatif que les per- Certains « notables » élus en 1986 prennent
sonnes âgées, les cadres supérieurs et les Jean-Pierre Stirbois, qui a hérité de son leurs distances pour rejoindre la droite tradi-
catholiques pratiquants sont les catégories les expérience de militant « national-solidariste » tionnelle. Les propos malheureux de Jean-
plus réservées alors qu'elles constituent tradi- une rigueur presque bolchevique, s'efforce de Marie Le Pen qui, surpris par la question d'un
tionnellement un vivier naturel de la droite doter le mouvement en pleine croissance d'une journaliste, parle de « détail de l'histoire de la
libérale ou conservatrice. Une fois la grande organisation structurée. Des groupes annexes, Seconde Guerre mondiale » à propos des
peur de 1981 digérée, Neuilly et le XVI' ne orientés vers les milieux économiques, les chambres à gaz, sont largement exploités pour
votent plus qu'à 11 et 10 % pour le parti de femmes, les anciens combattants ou les jeunes, le diaboliser, dans la perspective de la prési-
Jean-Marie Le Pen ... sont alors constitués. Malgré l'existence du dentielle de 1988. Des élections qui s'annon-
Parallèlement à sa montée en puissance quotidien catholique traditionaliste Présent, cent difficiles dans la mesure où la division de
électorale, le parti se renforce. Il compte main- fondé par Bernard Antony et dirigé par le tho- la droite (Jacques Chirac et Raymond Barre
tenant plusieurs dizaines de milliers d'adhé- miste maurrassien Jean Madiran, ou de Natio- sont en compétition) peut encourager son élec-
rents, ce qui est significatif en une époque de nal Hebdo, initialement animé par Roland torat à voter « utile » dès le premier tour et à
reflux général du militantisme, qui voit fondre Gaucher, la presse de la mouvance nationale - tenir à l'écart un candidat dont les chances
les effectifs des partis et des syndicats. C'est à laquelle il convient de rajouter plusieurs peuvent paraître trop faibles.
entre 1984 et 1986 qu'à la« vieille garde» des titres indépendants comme Rivarol ou Minute Malgré le « détail », Jean-Marie Le Pen
Stirbois, Holeindre, Chaboche ou Reveau, un - n'a toujours pas réussi à conquérir un mar- obtient 4 300 000 voix et 14,4 % des suffrages
certain nombre de personnalités nouvelles ché en rapport avec l'ampleur des succès obte- exprimés le 24 avril 1988, au premier tour de
vont rejoindre le FN et y jouer un rôle impor- nus lors des consultations électorales. L'échec la présidentielle. Un record historique pour la
tant à l'avenir : Bruno Gollnisch, brillant uni- ultérieur, pour des raisons financières , du quo- famille politique « nationale » avec des pro-
versitaire lyonnais ; Jean-Claude Martinez, tidien Le Français, pourtant conçu de façon grès spectaculaires en Picardie, dans la région
spécialiste reconnu des finances publiques qui moderne et intelligente par Charles Viller et Rhône-Alpes, dans le Var, dans l'Est, et des
a d'abord fréquenté le RPR et le PS ; Pierre Philippe Colombani, a confirmé cette faiblesse percées inattendues dans des départements '
Vial, universitaire lui aussi et ancien secrétaire structurelle, qui peut handicaper à terme la comme le Morbihan, la Haute-Loire, le Tarn et
ONT NATIONAL

Voyage à l'intérieur du Front


ment politique ; la meilleure preuve est que
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE BARDET
je réponds volontiers à vos que)_tions. L'une
des originalités du Front par rapport aux par-
Plus d'une trentaine de livres ont été consacrés au Front national, le tis de la classe politique réside par contre
plus souvent par des adversaires. La particularité de celui de Roland dans le dévouement exceptionnel de ses
Gaucher, La Montée du FN, 1983-1997(Ed. Jean Picollec), c'est qu'il militants, leur capacité de sacrifice et de
souffrance au service de leurs idées.
émane d'un ancien dirigeant
du mouvement, dans ESH: Prenant acte de l'élection prési-
l'intention avouée de dentielle de 1995 à l'occasion de laquelle
M. Le Pen est arrivé en tête des votes
dénoncer des erreurs ou
ouvriers avec 27 % contre 20 % à M. Jos-
des fautes. La personnalité pin, 17 % à M. Hue et 8 % à Mm•
de M. Gaucher donne du LaguiJler, Roland Gaucher ajoute : « La
poids à son témoignage. force montante en faveur du Front, c'est
celle tk la classe ouvrière et des chômeurs.
D'autant que ce livre Or, c'est peu dire que cette force est mal
apparaît comme la première représentée à l'intérieur du Front: elle ne
tentative de réflexion l'est pas du tout ». Le FN, dit-il, souffre
critique écrite de l'intérieur. d'une « grave contradiction interne » qui
oppose « un électorat de plus en plus popù·
Membre du bureau politique laire à une direction bourgeoise ». Est-ce
du FN, conseiller régional exact?
de Lorraine et directeur J-C B: ll est exact que, par son électorat,
le Front est devenu le premier parti ouvrier
d'Identité, revue doctrinale de France. Cela s'explique. L'alignement des
du Front, M. Jean-Claude gouvernements de gauche et de droite sur
Bardet a accepté de Maastricht, le monétarisme rigide et la sou-
répondre aux questions mission au libre-échangisme ont des effets
catastrophiques sur l'économie française et
suggérées par ce livre. tS donc sur l'emploi. Les ouvriers et employés
du secteur privé sont frappés de plein fouet
Enquête sur l'histoire : M. Gaucher ESH : Nous avons cependant relevé par cette politique aberrante dont le parti
n'est pas n'importe qui. Ancien membre sous sa plume des jugements formulés communiste est solidaire. Le Front national
du bureau politique du FN, ancien député avec clarté, ainsi : « La force du Front, est le seul à l'avoir constamment dénoncée et
européen et ancien conseiller régional de c'est en partie le charisme de son leader» à avoir fait des propositions claires en faveur
Franche-Comté, il a été longtemps direc- et le dévouement de ses « militants tk d'une autre politique. N'oubliez pas non plus
teur de Nationt9 Hebdo. Il se présente lui- base », .mais « sa grande..faiblesse c?est que ce sont les catégories les plus défavori-
même comme un vieux militant des luttes aussi le tempérament du même homme, et sées qui sont victimes de l'immigration, à la
nationales et comme un bon connaisseur le culte insensé dont il est l'objet de la part fois dans les banlieues et les quartiers pudi-
des méthodes d'action du parti commu· d'une flopée tk courtisans ». Pour M. Gan· quement appelés « difficiles », mais aussi
niste qu'il prend souvent comme cher,« Il a toujours été impossible d'ouvrir dans le domaine de l'emploi. Les Français
exemples. Avez-vous lu soô livre? un débat vraiment authentique à l'intérieur qui souffrent et se sentent trahis par toute la
Jean-Claude Bardet :Je connais un peu du parti». Qu'en pensez-vous? classe politique, qui de surcroît se font insul-
Roland Gaucher pour l'avoir rencontré dans J·C B : Sans Jean-Marie Le Pen, le ter par les grands médias, ceux-là savent que
le cadre des activités de l'Institut d'études Front national n'aurait jamais existé. Toute le Front est le seul à les défendre et à faire
occidentales il y a une trentaine d'années, critique bute sur ce fait irréfutable qui mérite entendre leur voix. Je n' ai pas de statistiques
puis dans les arcanes du Front national. Bien toute notre admiration pour son auteur. Ceci sur le nombre de militants et de responsable.s
entendu, j'ai lu son livre avec attention. Il étant, qu'il y ait au Front national des courti- d'origine ouvrière dans notre mouvement,
m'est apparu comme un ouvrage écrit à la sans ne me paraît pas constituer un scoop. mais je suis bien placé pour savoir qu'il y en
diable, destiné plus à régler des comptes per- C'est le lot de toutes les structures humaines a, et je souhaite que l'on fasse le maximum
sonnels qu'à témoigner de façon objective. à tel point que c'est l'inverse qui serait anor- pour qu'il y en ait toujours plus.
Du coup, les considérations critiques s'en mal. Quant au débat interne, il est aussi pos- PROPOS RECUEILLIS
trouvent contestables, sinon fausses . sible que dans n'importe quel autre mouve- PAR GUY CHAMBARLAC

Il
LE FRONT NATIONA
'

DES CLÉS POUR


UNE ASCENSION
Garonne, la Savoie, la Seine-Saint-Denis ou le
Val-de-Marne. 27 % des petits patrons de Quelle que soit la part des militants sans
l'industrie et du commerce, mais aussi 19 % qui ce mouvement n'aurait pu exister, c'est à
des ouvriers ont voté pour Jean-Marie Le Pen. la personnalité combative et charismatique
Le fonds « poujadiste » demeure présent mais de son fondateur que le Front national doit
le Front national s'attache aussi durablement principalement d'être ce qu'il est, en raison
de nouvelles couches sociales. Malgré de notamment du rôle " pédagogique » de son
nombreux gestes en direction de l'électorat comportemenl
Un facteur de la permanence du Front est
frontiste (Pasqua dit « partager les mêmes
êi cependant ignoré des observateurs. Les
valeurs » ), et le refus exprimé par Le Pen de
campagnes de diabolisatlon, la partialité des
voter pour le « pire » (Mitterrand), au second
En marge dù Front, se développe sponta- médias, les manipulations électorales, les
tour, 57 % seulement des électeurs, dont les
nément dans la jeune génération le phéno- insultes contre les électeurs et les militants,
voix se sont initialement portées sur le chef du la multiplication des procès, bref, l'exclusion
mène nouveau et multiplicateur du « rock
FN, se tournent vers Chirac et 27 % vers Mit- visant le Front national et dont il n'existe pas
identitaire ». Plusieurs groupes enregistrent
terrand alors que 16 % s'abstiennent ou se d'exemple dans une démocratie, a contribué
déjà des CD. Vae victis qui emprunte parfois
réfugient dans le vote blanc ou nul. Des choix plus que tout à fonder l'identité du
aux musiques populaires irlandaises, In
qui révèlent le caractère composite de 1' électo- mouvement, développant une psychose du
Memoriam, dans un style plus noir et provo-
rat frontiste, et qui montrent bien que le mou- quant. D'autres encore. martyr qui est un ciment capable de
vement ne peut être réduit à une simple « droi- transcender les oppositions des personnes
te de la droite ». et les divergences d'idées, tout en favorisant
du « foulard islamique », largement relayée
Ce brillant essai ne peut être transformé la fidélité de l'électorat.
par les médias, va favoriser l'élection à Dreux,
aux législatives qui suivent car la majorité Par-delà toutes les supputations
lors d'une consultation partielle, de Marie-
RPR-UDF de 1986-1988 s'est empressée de conjoncturelles, la montée du FN, malgré
France Stirbois avec 61 % des voix au second
rétablir un mode de scrutin majoritaire qui, ses carences et malgré les coups
tour. Elle sera seule à représenter le Front au
accompagné d'un découpage électoral établi d'adversaires disposant du pouvoir d'État et
Palais-Bourbon de 1989 à 1993. Au même
sur mesure par Charles Pasqua, enlève au du monopole médiatique, signifie qu'il
moment, les 47 % de voix obtenues au second répond à des besoins vitaux inscrits dans
Front national tout espoir d'obtenir des sièges.
tour à Marseille par Marie-Claude Roussel une réalité sociale durable. Contrairement à
Ses candidats n'en devancent pas moins ceux
témoignent d'un rapide rétablissement de tant d'autres mouvements politiques de
de la droite dans 124 des 555 circonscriptions,
l'influence frontiste. Au printemps suivant, le masse plus ou moins éphémères, la
mais seule Yann Piat est finalement élue dans
congrès de Nice donne l'image d' un parti en permanence du Front reflète cette réalité qui
la 3' du Var... avant de quitter le parti pour
pleine ascension que l'institut BVA crédite de se traduit par trois révoltes additionnées.
rejoindre la droite locale quelques mois plus
18% d'intentions de vote ... Une révolte ~ociale contre la précarité du
tard. Chargé d'organiser la campagne prési-
travail, la fin des solidarités et
dentielle de Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret
se voit promu aux fonctions de délégué Le choix gaullien l'étranglement bureaucratique. Une révolte
ethnique contre une immigration extra·
général alors que Carl Lang accède au secréta- du chef frontiste
européenne ressentie comme une invasion.
riat général après la mort accidentelle, en
Une révolte politique contre des élites
novembre 1988, de Jean-Pierre Stirbois. Le rejet du système va grandissant et le
disqualifiées, aveugles et arrogantes. Étant
Les élections municipales de 1989, diffi- Front peut espérer en tirer de sérieux divi-
le seul à parler et à agir au nom des
ciles pour un parti dépourvu de « notables » dendes électoraux. Cette ascension est brutale- « indigènes »,des Français qui souffrent et
enracinés, confirment les progrès antérieurs. ment interrompue par 1' affaire de la profana- se sentent exclus dans leur propre pays, le
Les bons résultats (11,8 % des voix) obtenus tion du cimetière juif de Carpentras, le 10 mai Front, s'il ne commet pas d'erreurs majeures,
lors des européennes témoignent d' une pro- 1990. Le Front national n'a rien à voir avec a certainement de beaux jours devant lui.
gressive « nationalisation » des scores du cette affaire abjecte, mais il est dénoncé avec
Front. Mais la diabolisation entretenue par la une violence extrême comme le pourvoyeur
pression médiatique va de pair avec ces résul- des idées et des sentiments qui l'ont rendue pour y rencontrer Saddam Hussein, et obtenir
tats encourageants. On se déchaîne contre le possible. Dans les mois qui suivent, les son- la libération de quarante-cinq otages français.
douteux calembour « Durafour-crématoire », dages révèlent un nouvel accès de méfiance. Donnant partiellement raison au choix très
alors que Claude Autant-Lara, élu aux euro- La guerre du Golfe n'arrange pas les « gaullien » du chef frontiste, 1' opinion va évo-
péennes, tombe dans le piège que lui tendent choses. Une partie de 1' électorat frontiste luer sensiblement sur cette question mais les
les journalistes de Globe, soucieux d'alimenter approuve en effet l'intervention américaine perspectives n'en demeurent pas moins bou-
contre le Front l'accusation d'antisémitisme ... contre l'Irak, alors que Jean-Marie Le Pen se chées pour un Front national isolé, fort du seul
Les sondages sont alors moins favorables et donne une stature d'homme d'État ramant à dévouement de ses militants et de la fidélité
l'absence de perspectives électorales à court contre-courant. Définissant une politique euro- d'un électorat que les campagnes de diabolisa-
terme semblent condamner le Front, qui n'a péenne en rupture avec celle des États-Unis, il tion médiatique ne parviennent pas à réduire.
pas d'élus au parlement, à une certaine déclare que la France n'a « rien à fa ire dans Sept ans après le « tonnerre de Dreux », le
impuissance. C'est à ce moment que l'affaire ce boutre », puis il se rend même à Bagdad << feu de paille » décrit par certains analystes

Il
ONT NATIONAL

brûle toujours et il suffit d'un contexte porteur ti elles de 1996 aux législatives de 1997, la
pour qu'un souffle nouveau vienne le relancer. droite ayant tous les pouvoirs, il a joué la rup-
La déconsidération de la classe politique et les ture, y compris dans la rue. Après les législa-
troubles violents dans certaines banlieues - aux tives de juin 1997, tous ses efforts visent à faire
Minguettes et à Mantes-la-Jolie, notamment - éclater la droite pour obtenir une recomposition
vont relancer la dynamique protestataire. à son avantage. C'est la tactique efficacement
Aux élections régionales du 22 mars 1992, mise en œuvre aux élections régionales de
les listes du FN remportent 13,5 % des voix 1998 qui voient le Front augmenter le nombre
contre 9,5 % six ans plus tôt et seuls 20 dépar- de ses élus tandis que la droite est obligée de
tements donnent des résultats inférieurs à passer des accords locaux avec lui pour conser-
10 %, contre 66 en 1986. Le référendum sur le ver plusieurs régions. Avec un potentiel de
traité de Maastricht (20 septembre 1992) ne 15 % des suffrages, le Front avait la partie
permet pas de comptabiliser les voix du FN belle face à une droite traumatisée par la dérou-
mêlées à celles d'autres partisans du « non », te des élections législatives anticipées de 1997.
mais les sondages révèlent que son électorat a Il était en position de la contraindre à choisir
été particulièrement homogène dans cette Exemple d'interprétation médiatique des entre deux positions : se rapprocher de lui pour
consultation, dont il sera logiquement le prin- élections régionales de 1998. L'allusion conserver ses présidences de région, ou livrer
cipal bénéficiaire au fil des années, étant le rituelle à Vichy ou au nazisme est de règle. celles-ci à une gauche minoritaire. Dans les
seul à persévérer dans la défense sans faille de deux cas de figure, le Front sortait renforcé.
ayant laissé en quelque sorte liberté de vote à Tout accord faisait sauter la tactique d'exclu-
la souveraineté nationale.
ses électeurs. Alors que la présidentielle de sion adoptée contre lui par le RPR-UDF. En
Les législatives de mars 1993, qui voient
1988 avait été suivie de l'échec frontiste aux cas de refus, le Front bénéficiait de la colère
un effondrement général de la gauche, sont
législatives, celle de 1995 voient le parti de d'électeurs et d'élus obligés par leurs chefs de
l'occasion pour les candidats du Front d'être Jean-Marie Le Pen confirmer sa progression
présents au second tour dans une centaine de donner à la gauche des présidences que les suf-
aux municipales de juin. On attendait Bruno frages lui avaient refusées. « En participant
circonscriptions, le plus souvent contre le can- Mégret à Vitrolles. Il y échoue de peu dans un
didat de la droite classique. Un succès incon- activement depuis quinze ans à la diabolisa-
duel contre le socialiste sortant, mais Toulon, tion d'un parti sans lequel elle est désormais
testable malgré le mode de scrutin majoritaire Orange et Marignane se donnent, à la faveur de
qui interdit tout espoir d'accès à l'Assemblée hors d'état de gagner; écrira Dominique Jamet,
triangulaires, une municipalité Front national.
nationale. [la droite] a ourdi le piège diabolique dans
Un succès confirmé le 9 février 1997, malgré
Les européennes de juin 1994 constituent lequel elle est aujourd'hui ligotée ». Soutenus
une intense campagne de diabolisation, quand
une rude épreuve dans la mesure où la liste par le président Chirac, les états-majors pari-
l'épouse de Bruno Mégret est finalement élue
frontiste est concurrencée par celle de Philippe siens ordonnent donc aux élus locaux d'accor-
maire de Vitrolles à la faveur d'une consulta-
de Villiers- qui s'est fortement engagé contre der à la gauche la victoire qu'elle exige.
tion partielle, son mari étant provisoirement
l'Europe de Maastricht - et par celle de Ber- inéligible. En dépit de la pression médiatique,
nard Tapie, téléguidé depuis l'Élysée par Fran- des manifestations de rue de l'ultra-gauche et
Le séisme historique
çois Mitterrand pour faire de la surenchère de la multiplication des poursuites contre la des régionales 1998
populiste autant que pour torpiller la liste presse frontiste, le parti poursuit son implanta-
socialiste conduite par Michel Rocard. Avec tion, largement confirmée aux législatives de L'élection de , cinq présidents de région
10,9 % des voix, le Front sauve les meubles, juin 1997 où il progresse partout, notamment là avec les voix FN est saluée par des commen-
sans plus. Mais si l'on additionne ses voix à où il a enlevé des municipalités. Jean-Marie Le taires apocalyptiques. Les uns parlent de
celles de Villiers, qui défend un programme Chevallier, le maire de Toulon, est même élu « séisme historique » (Adler), voire d' « assas-
analogue sur un mode plus rassurant, on député ... avant d'être invalidé, pratique désor- sinat de la République » (Benamou). On assis-
obtient près de 25 % des suffrages, ce qui fait mais fréquente contre les élus frontistes. Jean- te à une montée aux extrêmes qui conduit à
réfléchir. Marie Le Pen est lui-même condamné à une utiliser la rue contre des élus et fait écrire à un
L'élection présidentielle d'avril 1995 va peine d'inéligibilité temporaire à la suite d'un Jean-François Kahn qu 'il faut « faire reculer
donner au leader du Front une éclatante incident mineur survenu à Mantes au cours de la bête », à un Gilles Trotjmann que les élec-
revanche. Avec 15 %des voix, il améliore ses la campagne des législatives. Survenant après teurs du Front ne sont que « des ordures et des
scores antérieurs alors que les deux candidats la folle dissolution décidée par Chirac, les lâches », ou à l'écrivain Jean Vautrin qu'il faut
de la droite classique, Jacques Chirac et législatives de mai-juin 1997, qui ramènent la contre « le fascisme » en appeler à « une haine
Édouard Balladur, sont devancés par Lionel gauche au pouvoir, ont laissé la droite affaiblie, absolue ». Ces appels à la haine pour « lutter
Jospin et piétinent l'un et l'autre en dessous de divisée et démoralisée comme jamais. Situation contre la haine » ont fait dire à Alain Finkiel-
la barre des 20 %. Rassemblant 19 % des nouvelle que le Front va exploiter avec une kraut que ces discours et les actes qui ont suivi
moins de vingt-cinq ans, Le Pen a des raisons habileté consommée. Vis-à-vis de la droite, le ne sont rien d'autres que totalitaires. Et le phi-
de penser que l'avenir lui sourit. parti lepéniste avait jusque-là pratiqué deux losophe d'ajouter au sujet du discours des
Jacques Chirac est élu au second tour mais, tactiques différentes. Des législatives de 1988 élites sur l'immigration : « L'antiracisme tend
cette fois encore, une partie des suffrages lepé- aux présidentielles de 1995, il s'était efforcé de à devenir aujourd'hui un signe extérieur de
nistes lui a fait défaut, Jean-Marie Le Pen nouer des accords. Inversement, des présiden- richesse ou d'appartenance aux beaux quar-
LE FRONT NATIONAL

LES DROITES
EN FRANCE
BffiLIOGRAPHIE
- Les Droites en France, par René
Rémond (Aubier 1963, dernière édition,
1982). Ouvrage célèbre, mais vieilli.
- Histoire des droites en France, sous la
direction de Jean-François Sirinelli.
(3 volumes. Gallimard, Paris, 1992). Une
montagne où se glanent quelques pépites.
- Le Nationalisme français. Anthologie,
1871-1914, par Raoul Girardet. (Le Seuil-
Point-Histoire, Paris, 1983). Incontournable
sur le sujet.
Une partie de l'équipe dirigeante. De gauche à droite, Bruno Mégret, Marie-France Stir- - Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste
rJis, Jean-Marie Le Pen, Jean- Yves Le Gal/ou et Bruno Gollnisch. en France, par Zeev Stemhell. (Le Seuil, Paris,
1983). Essai brillant et tendancieux, «le plus
ers. Au lieu de culpabiliser à tour de bras, il principale d'une résistance identitaire, ce qui a-historique qui soit» disait Raymond Aron.
1udrait mieux s'interroger sur la fuite vers le explique en partie la violence des attaques L'auteur ne replace jamais les hommes ou les
N d'une grande partie de l'électorat popu- dont il est l'objet. Lui-même peut prêter sou- idées dans le contexte des événements, ce
lire. » Bonne question, en effet. vent le flanc aux critiques et il n'est pas qui permet de leur faire dire n'importe quoi.
Quinze ans après les débuts de son ascen- exempt de contradictions, ainsi quand il se - L'anarchisme de droite dans la
on, le Front demeure une énigme pour ses réfère sans nuances à.un nationalisme jacobin littérature contemporaine, par François
)fibreux adversaires, incapables d'imaginer qui porte en lui-même la dissolution des Richard (PUF, Paris 198B).Intéressant. A lire
1e le monde a changé depuis les années tren- peuples et nations organiques auxquels le en parallèle avec l'introuvable et drôle
et la Seconde Guerre mondiale. Ils s'achar- Front est en principe attaché. Complexe de droite par Jean Plumyene et
:nt à dénoncer en lui une nouvelle figure du On ne peut en tout cas se pencher sur la Raymond Lasierra (Flammarion, 1968).
seisme toujours renaissant sans percevoir la nature du phénomène sans réserver une place - Le Symptôme Le Pen, par Pascal
ofonde originalité d'un phénomène qui privilégiée au leader du mouvement. Condam- Perrineau. (Fayard, Paris, 1997). L'histoire,
tparaît, certes, comme l'héritier d'une certai- né à une longue traversée du désert de par son l'évolution et la signification du FN à travers
: tradition des droites radicales mais qu'il est tempérament fougueux et sa fidélité à ses l'analyse fouillée des sondages et des
u sérieux de réduire à cela. La simple struc- convictions, Jean-Marie Le Pen a su rebondir résultats électoraux.
re des classes d'âge de l'électorat frontiste, de manière totalement inattendue, se haussant - Enquête au cœur du Front national, par
:s jeune dans son ensemble, confirme avec naturel au rôle de premier plan que l'his- Géraud Durand (Jacques Grancher, 1996).
tctualité de ses motivations. L'importance toire lui offrait. De la nébuleuse de groupus- Documenté.
s votes ouvriers, dont beaucoup allaient cules qui constituait, jusque dans les années - La France blafarde. Une histoire
lis au parti communiste, montre aussi que le quatre-vingt, la droite radicale, il a su faire une politique de l'extrême droite, par Jean-
énomène échappe à toutes les catégories tra- force dynamique qui est devenue le centre Christophe Cambadélis et Éric Osmond.
ionnelles. stratégique de la politique française, au point (Plon, Paris, 1998). Ouvrage très hostile,
On peut difficilement considérer comme de se poser désormais comme une véritable mais souvent perspicace.
fascistes » un discours anti-étatique, la alternative de gouvernement. - Par-delà droite et gauche, par Arnaud · ·~
rendication à plus de vraie démocratie et un Une perspective prise au sérieux par cer- lmatz. (Godefroy de Bouillon, Paris, 1996).
:ionalisme purement défensif. Si un qualifi- tains adversaires lucides, tel François de Cio- Sur les différents courants d'idées des droites
if semble convenable, c'est bien celui de sets qui, dans son dernier livre, Le Compte à radicales et leur évolution, un ouvrage
topuliste » quel que soit la connotation péjo- rebours (Fayard), estime inéluctable l'arrivée honnête, complet et actuel.
ive que certains veulent donner à ce mot. du FN au pouvoir si l'État ne s'attaque pas aux
Même s'il véhicule une symbolique et des causes profondes de sa progression.
mes dont la généalogie appartient aux Il faut remarquer que la diabolisation sys- vement est solidement installé et il compte des
tites, le Front national n'en apparaît pas tématique orchestrée par les grands médias, les dirigeants aguerris par des luttes particulière-
ins comme un phénomène politique radica- groupes de pression et la classe politique, se ment difficiles. Ses scores électoraux, son
Ient nouveau, face à des partis, à des révèle un puissant facteur de cohésion et de implantation nationale et la notabilisation pro-
nmes politiques et à des lobbies intellec- solidarité. C'est pourquoi, qùand il se produi- gressive de ses leaders locaux en font une
ts manifestement dépassés par l'immense ra, le retrait de Jean-Marie Le Pen, toujours force incontournable. En tout état de cause, les
:e de civilisation que la France et l'Europe très vert malgré son âge, n'entraînera sans circonstances commanderont les mutations
tagent avec tous les pays développés en doute pas le déclin d' un parti qui apparaît très inéluctables d' un parti qui est aujourd'hui
.e fin du XX' siècle. Face aux menaces en phase avec les problèmes majeurs de la exclu du système et jouit pour cette raison de
ltiples des puissances et des intérêts qui société française. On peut penser que la relève la capacité de se poser à terme comme l'un des
ssent au mondialisme avec le soutien des s'opérera, quelles que soient les luttes de ten- éléments majeurs d'une « grande alternance ».
ises, le Front national représente la force dances et les rivalités personnelles, car le mou- Ph.C.
Les Cathares Laffont) devenu aujourd'hui une
De la chute
de Montségur
aux derniers bûchers
par Michel Roquebert
Livres référence incontournable. Il récidive
avec Les deux patries, un essai dans
lequel il s'attache à l'étude
historique d'une notion appelée à
jouer depuis deux siècles un rôle
Spécialiste incontesté du déterminant dans notre histoire
catharisme, Michel Roquebert nous nationale. Après avoir recherché
propose aujourd'hui le cinquième dans les textes médiévaux l'amour
volume d'une Épopée cathare d'une France que Charles d'Orléans
entamée en 1970. Il aborde ici la définit comme << le trésor de
période la plus mal connue de cet noblesse », l'auteur montre que,
épisode dramatique de l'histoire paradoxalement, les clercs
occitane car, pour beaucoup, réintroduisent l'idée romaine d'une
l'aventure religieuse du catharisme patrie supérieure à tout, idée que la
se termine en mars 1244, quand le royauté se renforçant exploite à son
sénéchal Hugues des Arcis parvient profit. La monarchie absolue
à s'emparer de Montségur. confirme cette évolution etc' est
L'exécution des<< parfaits >> réfugiés « dans le service du roi et dans le
dans la fameuse forteresse semble bonheur de l'État que- selon
alors marquer la fin d'une hérésie Condamné au << Mur strict >> à pauvres mots plein la gueule, mais Bossuet- le grand Condé met sa
qui a fourni au roi de France le Carcassonne, il vécut la fin de sa vie leur cœur est à cent mille de là ... », gloire ... ». Déjà l'État s'est substitué
les chaînes aux pieds, nourri d'eau et formule qui figure dans le Manifeste à la France charnelle, à la <<douce
de pain sec, pour avoir protesté du l " novembre 1521 de Münzer. France >> chantée par les poètes du
contre la terreur inquisitoriale ... Ludd. 276 pages, 145 F. Moyen Âge et de la Renaissance.
L'appareil de notes, la bibliographie J.-J.M. Ainsi, dès le XVII' siècle, le
et l'index témoignent d'une érudition Dictionnaire de Richelet affirme que
sans faille. Chemins d'étoiles <<le sage n'a proprement point de
Perrin. 580 pages, 149 F. patrie » et que « la patrie est partout
Cette nouvelle revue, dont le
Ph.C. où l'on est bien », que« les Anciens
deuxième numéro est paru en mai,
est née de la volonté de marier étaient sottement infatués de l'amour
Thomas Münzer ou l'histoire à l'aventure spirituelle et de leur patrie. » Nous sommes déjà
la guerre des paysans aux di verses itinérances qui attirent loin du patriotisme de devoir mis en
par Maurice Pianzola chaque année des milliers de œuvre par Jeanne d'Arc. Les
marcheurs et de pèlerins sur les libertins cyniques du XVII' attendent
En mars 1525, quarante mille de la patrie qu'elle soit simplement
routes de Compostelle, sur les
paysans insurgés tiennent les le lieu « où l'on peut vivre
chemins des Sept Saints bretons ou
campagnes d'Allemagne, commodément et à son aise ». Peu
sur la voie Regordane qui relie le
démolissent un millier de châteaux après, Fénelon explique que
Puy-en-Velay à Saint-Gilles-du-
forts et s'emparent de leurs << chacun doit infiniment plus au
Gard. Le chemin vécu comme une
richesses. C'est le fameux genre humain, qui est la grande
découverte et comme une ascèse,
Bundschuh pour lequel Al brecht patrie, qu 'à la patrie particulière
celui du Moyen Âge chrétien comme
Dürer eut des sympathies. Un dans laquelle il est né. » Formulation
celui des millénaires antérieurs. Une
prétexte d'une conquête en bonne et mouvement qui s'enflamme de la d'un cosmopolitisme chrétien qui
démarche originale, appuyée sur une
due forme du Midi languedocien. Il Saxe jusqu'à l'Alsace et qui reste prépare celui des Lumières, illustré
réalisation soignée, en vue de
n'en est rien car les derniers fidèles largement ignoré du public français. par les propos de d'Aguesseau,
voyager intelligemment et de
de la foi cathare vont prendre le L' un de ses chefs se nomme Thomas Voltaire ou Jau court. A la fin du
découvrir des terroirs oubliés,
maquis, chercher refuge dans les Münzer. Ses discours enflammés XVIII', l'idée de patrie se confond
héritiers des plus longues mémoires.
forêts des hautes vallées ariégeoises inquiètent depuis longtemps Luther Chemins d'étoiles. Nombreuses photos noir avec celle du bonheur et des droits
et y maintenir des foyers de et les princes de l'Empire et blanc et couleur, 54 pages, 35 F. de l'homme et la France réelle n'a
résistance jusqu'en 1329, date des germanique. Ses paroles s'inspirent A commander au 32, rue Pierre-Nicole plus grand-chose à voir avec elle.
derniers bûchers. Les derniers de l'Évangile. Ses compagnons 75005 Paris. Une métamorphose qui trouve dans
parfaits seront pourchassés pendant furent massacrés par milliers à Ph.C. la Révolution les développements
plusieurs décennies car ils Lupstein, Scherwiller et ailleurs. que l'on sait. Exclusif, fanatique et
bénéficieront de nombreuses Münzer mourut la tête tranchée sur Les deux pairies xénophobe, le patriotisme jacobin va
complicités dans la population. le billot. L'auteurs' attache à retracer Essai historique mettre le feu à l'Europe sous
L'Inquisition, au sein de laquelle le destin de ce personnage essentiel sur l'idée de patrie prétexte de libérer les << esclaves >>
s'illustrent particulièrement le futur de l'histoire allemande que les en France des tyrans. Rien ne doit résister à la
pape Benoît XII et le sinistre communistes allemands guerre sainte menée par la nouvelle
par Jean de Vigue rie
Bernard Gui, aura fort à faire pour revendiquèrent comme un des leurs religion universelle et les
venir à bout de l'hérésie et les et à propos duquel Heine disait : Spécialiste del 'histoire religieuse récalcitrants se voient dénier le droit
Dominicains verront même contester « Luther avait tort, et Thomas et auteur de travaux majeurs à l'existence. Pour Couthon, << il ne
leurs méthodes par leurs rivaux Münzer raison ... ». Puisée aux consacrés à l'éducation pendant s'agit pas de punir les Vendéens,
franciscains. Ce qui vaudra à meilleures sources, son évocation l'Ancien Régime, Jean de Viguerie mais de les anéantir... ». Ce
Bernard Délicieux, devenu le empreinte d'une évidente sympathie nous a donné il y a peu un patriotisme jacobin ne disparaît pas
défenseur des victimes, de mourir en est précédée d' un texte de Raoul Dictionnaire du siècle des Lumières avec la fin de la parenthèse
prison après avoir été torturé. Vaneignen intitulé« Ils ont de (collection Bouquins, Robert révolutionnaire, il se survit bien au-

Il
, LIVRE

delà de l'épopée napoléonienne. La en œuvre. On voit naître une contradiction avec leur vocation La guerre de 14-18
guerre de 1870 et la perte de. administration économique avec des d'origine. Car le système colbertiste racontée par un
l'Alsace-Lorraine vont être agents dégagés des offices, pas avait toute son efficience lorsqu'il Allemand
l'occasion, pour le patriotisme encore recrutés sur concours mais s'agissait du secteur textile haut de
par Werner Beumelhurg
républicain incarné par un Gambetta avec examen pour vérification des gamme destiné à l'exportation.
et, plus tard, par un Clemenceau compétences, une grille de carrière, Lorsque le secteur économique se L'auteur de cette histoire
d'appeler à de nouvelles << guerres du un tableau d'avancement, au mérite, diversifiera, les inspecteurs ne seront allemande de la Première Guerre
droit >> mais ce que montre Jean de une simili-retraite. D'abord plus vus que comme des agents du mondiale n'est pas n'importe qui . Né
Viguerie, c'est que l'adhésion à leur « carcan gothique » des en 1899, mort en 1963, il est de la
intéressés aux bénéfices des
discours est maintenant générale. La réglementations dénoncé au XVIII' génération d'Ernst Jünger qu'il a
entreprises qu'ils contrôlaient, ils
France catholique s'y est ralliée et et qui aboutira à leur suppression en bien connu. Engagé à 16 ans, en
deviennent peu à peu salariés de
« le mourir pour la patrie » 1791. Mais on peut survivre bien au- 1916, juste après la première bataille
l'État. Au-delà du maintien et de
révolutionnaire est·maintenant delà d'une disparition. En 1786 un de Verdun, promu officier sous les
l'amélioration de la qualité, soucis entrepreneur leur demandait
assimilé au martyre chrétien. La obus, il n'a pas acquis sa
contre-révolution elle-même- dont constants, ils s'intéressent au « Laissez-nous faire, protégez-nous connaissance de la guerre dans la
Maurras est le dernier avatar- développement industriel des beaucoup ». Qui nierait que ce ne poussière des archives. Peu après la
rejoint les farouches républicains régions, prônent le désenclavement soit encore un cri fort actuel ? fin du conflit, il devient en 1921
dans la haine du<< Boche>>. L'auteur industriel et épousent la cause de la Fayard. 480 pages, 160 F. rédacteur en chef de la Deutsche
analyse ainsi les méfaits du croissance, ce qui les met en A.R. Soldatenzeitung au ministère de la
jacobinisme, perversion idéologique Rcichwehr. C'est le début d' une
des sentiments naturels d'amour du longue carrière dans la presse et
pays et de devoirs envers lui qui Roald Amundsen. Le plus grand l'édition qui fait de lui l'une des
s'étaient exprimés dans l'ancienne des explorateurs polaires figures majeures du « nationalisme
France, avant la monarchie absolue par Jean Mabire soldatique >> durant la grande
et son culte de l'État. Jean de décennie de la Révolution
Viguerie analyse enfin, sur un mode Historien militaire et chantre conservatrice. Son histoire de la
pessimiste, les tendances des de l'héritage normand, Jean guerre, terminée en 1929, avait été
dernières décennies, en montrant que Mabire s'est aussi consacré, traduite par le lieutenant-colonel
le patriotisme révolutionnaire depuis de nombreuses années, à Koeltz et publiée par Payot en 1933.
exclusivement idéologique et coupé l'histoire des explorations C'est elle que Bartillat a eu la bonne
du corps vivant de la nation se polaires. Directeur dans les idée de ressusciter. Ainsi découvre+
débarrasse de celle-ci en la années soixante-dix, de la on le plus terrible des conflits du
dissolvant dans une «humanité>> collection «Aventures point de vue allemand. Au récit de
irréelle, imaginée voici deux siècles maritimes >>, il a été, au début des l'histoire, Beumelburg ajoute ce
par les penseurs des Lumières. Un _années quatre-vingt, l'une des qu'il a en propre comme écrivai n,
travail utile pour comprendre les chevilles ouvrières du volume l'aptitude à recréer la vie, tant au
interrogations d'aujourd'hui. On « polaire >> de l'encyclopédie niveau du commandement que des
peut lire en parallèle le Que sais-je ? Découvreurs et conquérants. ll combattants ou de la population. Un
no 3346 (La Patrie) de Raymond renoue depuis quelque temps avec livre empreint d' un patriotisme
Chevallier, consacré au même sujet, une passion qui ne s'est jamais
tragique.
mais souvent à partir d'autres démentie puisqu'il s'attache Bartillat. 537 pages, 150 F.
sources et dans une autre aujourd'hui- après un Béring à D.V.
perspective. faire revivre l'étonnante figure de
)ominique Martin Morin, 53290 Bouère. Roald Amundsen, le vainqueur du La Fln tragique
180 pages, 152 F. passage du Nord-Ouest, le
Ph.C. premier homme à fouler la glace du pôle Sud. Après s'être initié au froid et des Romanov
à la glace dans le massif du Telemark, il fait ses premières armes au cours par Pierre Lorrain
La fortune de l'expédition de Gerlache dans l'Antarctique et réalise alors le premier Spécialiste de la Russie, Pierre
du eolbertisme hivernage dans les glaces australes mais c'est au nord de l'Amérique, là où
Lorrain nous livre une synthèse
État et industrie de multiples expéditions ont échoué, qu' il va, sur son Gjoa, trouver dans les
définitive, éclairée par la mise à jour
glaces de l'archipel arctique canadien, la voie qui le conduira jusqu'aux
dans la France récente des archives soviétiques, sur
eaux de la mer de Beaufort. Parfaitement adapté, à l'image de son
Iles Lumières les derniers moments de la famille
prédécesseur Nansen qui apparaît comme un modèle, au monde rigoureux
par Plùlippe Minard impériale russe. Alors que les restes
des glaces, il va accumuler une expérience de cet environnement hostile
des malheureuses victimes de la
qui, malgré les expéditions antérieures, fera cruellement défaut à son ri val
Depuis trois siècles le révolution bolchevique, clairement
Robert Falcon Scott, disparu tragiquement au retour de sa course
: colbertisme >>(qui n'est qu'un identifiés par les analyses
malheureuse vers Je pôle Sud. Mais Amundsen lui-même n'échappera pas à
noment du mercantilisme) sert de génétiques, sont sur le point de
une fin tragique. Parti en hydravion à la recherche du dirigeable d' Umberto
epoussoir aux tenants du libéralisme retrouver une véritable sépulture, la
Nobile naufragé sur la banquise arctique, il disparaîtra dans la mer de
t de modèle à ceux du dirigisme. Le reconstitution du long calvaire
Barentz. Jean Mabire nous raconte, avec le talent narratif qu'on lui connaît,
.vre de Philippe Mi nard, modifie enduré par le tsar et les siens se
cette destinée exceptionnelle et, après Béring, le lecteur espère que ces deux
"axe de cette polémique en faisant révèle particulièrement émouvante.
biographies marqueront le début d'une série dans laquelle l'auteur nous fera
ortir de l'ombre le corps des Cet ouvrage est aussi l'occasion de
·revivre, de Dumont d'Urville à Nansen; de Peary à Rasmussen, la
1specteurs des manufactures dissiper certains des mythes qui
fantastique épopée de ceux qui ont découvert les étendues superbes et
)yales. C'est passionnant sur terribles de l'univers polaire. entourèrent longtemps la fin tragique
évolution des politiques Glénai. 250 pages 120 F. des Romanov.
:onomiques de l'Ancien Régime et Ph.C. Bartillat. 350 pages, 120 F.
1 vie de ceux chargés de les mettre Ph.c. [
L'Europe brisée franco-allemand. L'ouvrage La guerre à l'Est
par Daniel Halévy s'accompagne de cartes (des fronts), par August von Kageneck
d' un index et de notes précises de
Le livre est sous-titré Journal de Sébastien Laurent sur les nombreuses Fils d'un aide de camp de
la guerre 14-18. Préfacé par Jean- relations de Daniel Halévy. Un Guillaume II, engagé en avril 1939 à
Pierre Halévy, il publie les notes que homme que l'on commence à La guerre 17 ans, l'auteur ne quittera l'uniforme
Daniel Halévy consignait
irrégulièrement au fil des jours. Âgé
redécouvrir, témoin prodigieux du absolue qu'à la capitulation allemande en mai
1945. Entre-temps, il était devenu
XIX' comme du XX' siècle, dont on
de 42 ans en 1914, Daniel Halévy n'a peut espérer la réédition de toute son définitivement antinazi.
pas connu la guerre au front mais il œuvre (livres, études, articles). Correspondant en France de Die Welt
s'en est rapproché quand il était en Les éditions de Fallais ont déjà pendant trente ans, il a déjà publié
1915 et 1917 interprète auprès des publié de 1992 à 1995, trois livres plusieurs ouvrages à succès sur ses
troupes anglaises et américaines. d'Halévy. Sur Proust, Dreyfus et souvenirs de guerre. Dans celui-ci, il
Grand bourgeois cultivé, familier de raconte de la façon la plus véridique et
Degas.
Péguy (dont la mort au combat le De Fallais. 392 pages, 150 F. sobrement pathétique l'odyssée
frappe cruellement), lecteur.de J.-P.A. Ct'iaif if' X\ ' .-;u'..··h· hallucinante du 18' régiment
Maurras, de Barrès, d'Hervé, mais l'\,rrin d'infanterie qui a combattu sur le front
aussi ami de socialistes et J,a guerre absolue, de 1'Est pendant toute la guerre et où
d'anarchistes, Halévy est Allemands. Il n'omet pas de rappeler son propre frère a trouvé la mort.
difficilement classable politiquement. 1940-1945 les complicités dont Staline et les L'histoire de ce régiment a valeur
Mais il voit et entend beaucoup plus (C'était le XXe siè_c le, siens bénéficièrent en Occident pour générale pour toutes les autres unités
qu'il rapporte fidèlement. Et même tome 3) relayer le mensonge, et cite en engagées à l'Est. A !ire ces pages, on
pour ceux qui croient bien connaître par Alain Decaux contrepoint le reportage de Robert comprend ce que signifiait bravoure,
14-18, ce qu'il nous apprend Brasillach effectué sur les lieux. discipline et ténacité pour le soldat
surprendra. Notamment sur le climat Alain Decaux a entrepris de Ensuite Alain Decaux relate allemand, ainsi que le reconnaîtra
de l'arrière, sur les civils. Au fur et à raconter le XX' siècle àtravers les 1' opération Catapult au cours de après 1945 le général George C.
mesure que le conflit se prolonge et épisodes les plus marquants de son laquelle la marine britannique en Marshall, chef d'état-major de l'US
s'enlise, la tentation du défaitisme est histoire. Il a déjà livré deux volumes juillet 1940 anéantit daris la rade de Arrny : « Les Allemands sont des
très forte avec le dégoût engendré par consacrés respectivement au début Mers el-Kébir la flotte françai~e. Il combattants par nature. Ils étaient
les hécatombes du front. On du siècle et à l'entre-deux-guerres évoque l'arrestation de Jean Moulin, instruits d'une façon exemplaire, et le
comprend qu'en 1917 certains aient (C'était le XX' siècle, La Course à en suggérant qu'elle ne fut possible fondement de leur discipline était
pensé à une paix blanche qui aurait l'abîme, Perrin 1996 et 1997). Cette que par la trahison d'un résistant. inébranlable». Aujourd'hui, le
profité à l'Allemagne mais il y eut fois, il se penche sur la période Parmi d'autres sujets forts, il raconte souvenir du 18' est incarné par un
heureusement l'intervention 1940-1945, baptisée à juste tire La encore la destitution de Mussolini et bataillon de chars de la Bundeswehr.
américaine. Peu nationaliste (il avait Guerre absolue. Le recueil s'ouvre comment il parvint à échapper aux Dans le quartier de cette unité, un
le respect des grands empires qui sur la tragédie de Katyn. Alain Alliés grâce à 1'intervention de monument rappelle la mémoire des
s'effondreront en 1917-1918), Daniel Decaux dénonce sans ambages le Skorzeny. L'exactitude et milliers de tués du régiment, et les
Halévy est profondément patriote. Ce mensonge derrière lequel les 1'honnêteté de l'historien servies par casernements des jeunes soldats
qu'il voit dans la zone d'occupation Soviétiques s'abritèrent pendant plus le talent du conteur. portent les noms d'anciens du 18'.
française en Rhénanie lui fait de cinquante ans pour faire reposer Perrin. 372 pages, 128 F. Perrin. 202 pages, 105 F.
pressentir le prochain malentendu la responsabilité du crime sur les M. M. D.V.

De Lattre Ceux à qui mes méthodes ne plairom pas peuvent Jeune et héroïque officier de cavalerie en 1914,
par Pierre Pellissier prendre le bateau. Je veux faire des changements. imprégné ensuite de l'exemple de Lyautey au
Je vais même les faire tout de suite... » Et pour Maroc, longtemps fidèle au maréchal Pétain et
Nommé commandant supérieur des troupes de montrer qu'il ne s'agit pas de menaces vides, le hostile à la dissidence gaulliste, de Lattre tente un
Tunisie, investi des pouvoirs civils et militaires, le général suspend illico le chef du 3• bureau. baroud d'honneur lors de l'invâsion de la zone Sud
général de Lattre de Tassigny arrive à Tunis à la Personne ne sait pourquoi, mais chacun se sent par la Wehrtnacht en novembre 1942. Condamné
mi-septembre 1941. ll choisit pour résidence Dar désormais menacé. Dans la foulée, commence une par un tribunal de Vichy, il s'évade avec la
· Hussein, palais des Mille-et-Une-Nuits au cœur de tournée d'inspection du territoire, qui sème la compliéité de ses geôliers, rejoint l'Afrique du
la ville indigène. Aux portes, il veut des spahis terreur du nord au sud. Les têtes tombent Et Nord où il succède à Juin, débarque en Provence
drapés de burnous rouge et blanc, sabre au clair. toujours le même souci du décorum. Chez les avec les Américains le 16 août 1944, libère Toulon
Mieux qu'un autre, il connaît le rôle de l'apparat artilleurs de Sidi Daoud, dans la nuit, après le salut et Marseille, remonte en fanfare la vallée du
dans l'art du commandement. Son arrivée en · aux couleurs sous la lumière des phares, il Rhône, livre les terribles combats d'Alsace, avant
cyclone sème la panique dans tous les états-majors harangue les hommes, leur dit le culte de 1'effort, la de représenter la France pour la capitulation du
somnolents de la Régence. Convoqués à Dar confiance dans l'avenir, l'indispensable discipline. Reich, le 8 mai 1945. Nommé haut commissaire en
H,ussein, les officiers ne seront pas déçus : Dans sa grande mollesse et sa grande misère, Indochine en 1950, le miracle agit de nouveau. n
«Messieurs, leur dit le général, j'arrive précédé l'armée française des années 1940-1950 a eu avec rétablit une situation désespérée. Jarnais cornn1e à
d'une réputation bien établie. Je sail que vous le général de Lattre le seul grand chef qui ait tenté cet instant il n'a autaùt mérité son surnom de« roi
vous demandez ce qui va vous arriver. Je vais vous de la sortir d'une décadence où celle de la nation Jean ». Éprouvé par la mort de son fils Bernard tué
le dire. Vous donnez. Je viens vous réveiller. Je l'avait entraînée. C'est ce que montre lelivre à 23 ans, rongé par la maladie, il s'éteint à Paris le
veux qu'on travaille. Beaucoup. Plus de cinéma, documenté et sans complaisance de Pierre 11 janvier 1952, alors qu'on vient de lui accorder
plus de cocktail à 5 heures, plus de vie de Pellissier, déjà auteur d'excellentes biographies de le bâton de maréchal de France.
fonctionnaire. A n'importe quelle heure du jour ou Pétain ou de Brasillach et d'une remarquable Perrin. 604 pages, 159 F.
de la nuit, je veux vous trouver instantanément. Bataille d'Alger. D.V.


LIVRE

revanche sur les combats perdus de français << nationaliste étranger ». Il Allant au bout de sa logique
1948. Organisateur et bénéficiaire du aurait été dommage que ces textes « antiraciste », il préfère les
coup d'État de 1952, il engage une portant sur Lénine (pour qui il musulmans aux pieds-noirs : « Il
modernisation laïque de l'Égypte conservait une certaine indulgence), avait reconnu son frère en 1'autre et
comme l'a fait trente ans plus tôt Staline et sa folie, le dossier truqué l'avait choisi contre les principes du
Mustapha Kemal en Turquie, ce qui de l'innocence des espions sang, de la terre ou de la classe... »
l'oppose aux Frères musulmans. atomiques Rosenberg, Khrouchtchev Lattès. 280 pages, 119 F.
Après le succès de la nationalisation et le 20' Congrès, ne soit accessibles Ch. V.
du canal de Suez, malgré qu'aux spécialistes et aux
l'intervention franco-britannique, il chercheurs. A noter des découvertes Les RG à l'écoute
échoue dans sa tentative comme cette analyse fouillée sur de la France
d'unification avec la Syrie. Face à << Le communisme et les Juifs » par Francis Zamponi
Israël, son armée est une nouvelle publiée en mai 1951 dans une revue
fois battue lors la guerre des Six littéraire mensuelle disparue Sous un titre accrocheur, une
Jours en 1967. Quant il meurt trois Contacts, où Souvarine montre que étude sérieuse des rapports entre une
ans plus tard, Nasser est célébré sur 1'antisémitisme, Staline valait police axée sur le renseignement
comme le champion des peuples du bien Hitler. (intérieur) et la politique entre 1981
tiers monde. Que reste-t-il Au fil des pages, on appréciera ce et 1997. Une période où les RG
aujourd'hui de son héritage laïc dans qui fut la force de Souvarine. Une durent traverser et affronter
Les crbnes masqués un monde arabe en proie à alternances (législatives) et
argumentation nourrie de faits et de
du résistantialisme l'islamisme ? On se reportera sur ce cohabitations (au sommet de l'État).
références. Une volonté de traquer et
par l'abbé Desgranges point au témoignage de la propre démolir les désinformations Si le livre, dont l'auteur ne cache pas
fille du Raïs, publié par l'auteur. répandues en Occident par les ses sympathies politiques, fait le
Jeune prêtre limousin acquis au
Chronique. 128 pages, 208 photos et cartes, point sur certa.ins épisodes
christianisme social de Léon XIII, officines soviétiques. L'espoir
99 F. controversés de l'histoire des RG
aumônier militaire pendant la Ch. V. d'ouvrir les yeux des<<idiots utiles »
Première Guerre mondiale, ou de ceux qui croyaient se servir du (mais il n'y a rien sur l'affaire de
représentant au parlement du parti Kremlin pour une géopolitique Carpentras), il va au-delà. Il souligne
démocrate populaire -version planétaire. les mutations d'un service que les
française de la démocratie-chrétienne Plon. 271 pages, 139 F. gouvernants estiment essentiel par
- l'abbé Desgranges rejoint la J.-P.A. les informations qu'il collectionne et
Résistance mais s'indigne ensuite qui touchent aussi aux problèmes de
des crimes de l'épuration et se voit Commandant rebelle la société française et aux menaces
rejeté du MRP pour avoir dénoncé le par Georges Robin qui pèsent sur elle, comme les
zèle vengeur de François de groupes à risques (les islamistes en
En avril1961, alors qu'il tête), les sectes, les banlieues
Menthon et de Pierre-Henri Teitgen.
commande le Groupement de chaudes, etc. Désormais, les RG sont
Il s'attache dès lors à dénoncer les
commandos parachutistes, le chef de théoriquement interdits d'enquête sur
crimes et les mensonges du
bataillon Robin apporte son soutien les partis politiques, et leur
<< résistantialisme », qu'il prend bien
au putsch raté du général Challe, ce organisme de sondages électoraux a
soin de distinguer de la véritable
qui lui vaut d'être emprisonné été dissous. Ce qui peut expliquer
résistance à l'occupant et refuse de
pendant cinq ans avec plusieurs de leurs fausses estimations des
considérer comme relevant de la
ses camarades officiers, mais aussi élections anticipées de 1997. De
trahison le fait d'avoir combattu le
nombre de civils qui sont oubliés même, le livre est trop succinct sur le
communisme. Réédition de son livre
dans ses souvenirs. Avec le secours renseignement financier qui
depuis lopgtemps introuvable.
d'une plume professionnelle, il débouche sur nombre d'affaires
Éditions de I'JEncre, 12, rue de La
Sourdière, 75001 Paris. 150 pages, 115 F. Chroniques raconte son itinéraire de jeune judiciaires en cours, ainsi que sur les
Ph.C. du mensonge Français né à Alger en 1921, quand fameuses notes blanches (non
communiste rayonnait encore la France. Engagé signées) qui préviennent les
Nasser en 1939, parachutiste au 1~ RCP en responsables des prochains
par Boris Souvarine
1944, il choisit alors la carrière scandales. A noter des informations
par Michel Marmin
Présenté par Branko Lazitch (dont militaire. Après les combats de la intéressantes sur
Il n'existait pas de biographie ce fut certainement le dernier Libération, il participe à la guerre « l'incompréhensible [pas pour les
française du champion du réveil travail), annoté par Pierre R.igoulot, d'Indochine puis à celle d'Algérie, RG] progression du Front
arabe célébré jadis par Benoist- c'est un ensemble d'écrits et toujours à des postes exposés. Cet national ».
Méchin dans Un printemps arabe. d'articles que l'auteur du célèbre officier valeureux se révèle La Découverte. 299 pages, 135 F.
Cette lacune est comblée par Staline essaima entre 1950 et 1977 finalement plus révolté que rebelle. J.-P. A
l'ouvrage très complet et très illustré dans diverses publications comme le S'il se révolte en effet contre le
de Michel Marmin. Les nombreuses Contrat Social, Est-Ouest, Preuves, double-jeu du général de Gaulle en Les Juifs d'extrême
photos de 1' ancien président égyptien au tirage souvent restreint et peu Algérie, jamais il ne remet en gauche en mai 68
rendent compte de son charisme citées. Souvarine lui-même, dont il question l'universalisme de son
par Yaïr Auron
~xceptionnel. Rude combattant de la est fait grand cas maintenant, étant enfance. Il suppose que ce bagage
oremière guerre israélo-arabe, il est alors catalogué comme un idéologique périmé apporte de D'emblée, l'universita.ire israélien
!nsuite le fondateur des << Officiers anticommuniste primaire. Réputation bonnes réponses aux problèmes auteur de cette étude, assure que
.ibres >>,conjuration de jeunes sulfureuse même en pleine guerre posés en Algérie et ailleurs par la « les juifs ont été dans une large
;en turions résolus à s'emparer du froide et justifiée au point de rédiger cohabitation devenue explosive de mesure à la tête des jeunes
>ou voir pour libérer l'Égypte de la vers 1950 une proposition de loi populations différentes travaillées insurgés ». C'est la thèse qu'avait
utelle étrangère et prendre une visant à interdire le Parti communiste par une xénophobie révolutionnaire. déjà soutenu en juillet 1988 un
VESSENTIEL SUR DES LIVRES REMARqUÉS
Lettres de Tanis, par Pierre que l'histoire juge sévèrement, qu'il principal est Theodor Herzl, mais il disparition de l'ancien Empire
Montet (Le Rocher, cahier de s'agisse du sac du Palatinat (1679), n'est pas le seul. C'est ce que français.
60 photos, croquis et ca~, du bombardement de Gênes (1685), mon.tre cette très riche anthologie
272 pages, 165 F). Présentées et de la révocation de l'édit de Nantes rassemblée et commentée par Denis Avec de Gaulle. Du Tchad 1941
commentées par un important (1685) ou des dragonnades. Charbit, professeur de civilisation à Baden 1968, par le général Massu
appareil critique, les lettres de française à l'université de Tel-Aviv. (Le Rocher, 202 pages, llO F).
l'archéologue Pierre Montet, Le Chaos français et ses signes, C'est la partie consacrée à la fuite à
découvreur du site de Tanis, foyer par Hervé Pinoteau (PSR., 86200 La noblesse du Périgord, par Baden, en Mai 68, qui retient
des dynasties royales de l'Égypte La Roche·Rignault, 514 pages, Joëlle Chevé (Perrin, 362 pages, l'attention dans ces pages
pharaonique. Ses lettres à son 550 F). Une étude foisonnante et 149 F). Une histoire sociologique et désarmantes de naïveté. Le brave
épouse décrivent cette aventure même ébouriffante sur la agréablement anecdotique des général note qu'en 1961-1962,
jusqu'à la découverte des tombeaux symbolique du pouvoir, de nobles et des croquants d'une région époque de l'GAS, la Sécurité
dans Je temple ravagé. Un document Louis XVI à la v• République. Par particulièrement riche en châteauX. militaire faisait régner dans l'armée
indispensable dans la bibliothèque définition. la symbolique est Histoire de permanences et de « une chasse aux sorcières
de tout amateur d'égyptologie. porteuse de sens. Elle renvoie révoltes, d'épreuves et de défiS épowantable »,mais il n'en tient
souvent à un passé mythique, les surmontés pour être et paraltre nulle rigueur à son idole. Pendant
L'art de vi11re au temps de Diane aigles à la Rome impériale, le malgré la dureté des temps et les les journées de Mai, il reçoit à
de Poitiers, par Sabine Melchior- faisceau de licteur (commun à la revers de fortune. On découvre au Baden le maréchal soviétique
Bonnet (Nil Éditions, 254 pages, République française et au fascisme passage que la ruine des châteaux Kochevoï, commandant en chef en
110 F). Au-delà du personnage italien) ~la République romaine... forts fut moins le fait de Richelieu RDA, qui se dit indigné par la
fascinant de la maîtresse en titre Sous les signes, une intéressante que celui de la mode qui les fit révolte des étudiants. « Il faut les
d'Henri II, l'intérêt de ce livre tient à histoire politique. déserter au profit de demeures plus écraser! >> rugit-il, brandissant un
tout ce qu'il apprend sur la vie agréables, dès lors que leur fonction poing formidable.
quotidienne à la Cour, l'étiquette, les Histoire de l'esclavage aux militaire était devenue sans objet.
rites amoureux, les divertissements, États-Unis, par Claude Fohlen Le Mai 68 de la Nouvelle Droite.
les voyages, l'éducation, la santé, et (Perrin, 343 pages, 139 F). Comme Xavier Vallat et la Question Ouvrage collectif (Le Labyrinthe,
l'hygiène corporelle (la toilette l'écrit excellemment l'auteur, juive, par François Brigneau 41, rne Barrault, 75013,
sèche, les linges de corps et les spécialiste des États-Unis en (Publication FB, 21, rne 176 pages, 120 F). Dans leur grande
parfums remplacent l'eau des siècles Sorbonne, l'abolition de J'esclavage Mademoiselle 75015 Paris, diversité, la quinzaine de
précédents). Affichant sa pudique (conséquence de la guerre de 112 pages, 70 F). Le récit témoignages-souvenirs réunis dans
nudité sur tant de tableaux, Diane Sécession 1861-1865) a créé la documenté de l'étonnant procès en cet ouvrage constitue une
symbolise l'éternité du pouvoir question noire. Question capitale et Haute Cour du premier commissaire intéressante contribution à 1'histoire
féminin. lancinante à laquelle les États-Unis, aux Questions juives de Vichy, de la Nouvelle Droite (fondée en
malgré le mythe du melting-pot, ancien combattant glorieux de 1969) qui réunit des sensibilités
Noces de Sève et de Vent, par n'ont jamais apporté de réponse 14-18, héritier de l'antisémitisme parfois opposées. Ton désenchanté
Marie de Valence (Cercle satisfaisante, sans doute parce qu'il chrétien, révoqué en mai 1942 à la chez les uns, pugnacité chez
Beltaine, 03190 Vallon-en-Sully, n'y en a pas. L'auteur rappelle qu'en demande des autorités d'occupation. d'autres, sans compter le souci de
150 pages, 179 F port compris}. faisant la guerre au Sud, les Durant tout son procès, il recherches et d'approfondissements
Pour qui aime les traditions Nordistes n'étaient aucunement revendiqua hautement ses qui caractérise le courant d'idées
vivantes, la forêt, la terre et Je vent, intéressés par le sort des esclaves. responsabilités et ses choix. n fut illustré par Alain de Benoist.
les sources etleurs sortilèges, les Leur but était d'interdire la condamné à dix ans de réclusion.
fées et les farfadets, les cerfs et le naissance d'une Confédération Le Procès Papon: un journal
loup, il faut lire sans attendre ces indépendante de t'Union. La L'Afrique du Nord dans la d'audience, par Éric Conan
poèmes fougueux, pleins de ségrégation de fait qui s'est ensuite guerre, 1939-1945, par Christine (Gallimard, 324 pages, 105 F).
sensualité païenne, servis par des instaurée partout s'explique-t-elle Levisse-Touzé (Albin Michel, Journaliste à L'Express, Conan a
dessins superbes. Un hymne à la vie par le simple « préjugé racial » ? A 467 pages, 160 F). Question assisté aux 95 journées d'audience.
et à la nature, une balade à travers te lire en conservant à portée de la souvent évoquée dans les souvenirs La relation qu'il en donne, jour
temps qui auraient enchanté Henri main le Gettysburg de Dominique et dans les ouvrages historiques, elle après jour, est impitoyable pour ses
Vincenot. Venner (Le Rocher). reste cependant en partie occultée. Il confrères qui taisent ce qui les
n'est pas convenable en effet d'aller gênent, pour la télévision qui
Louvois, par Aimé Richardt Sionismes. Textes fondamentaux contre les idées reçues. Or, de 1940 manipule les images, pour les deux
(Tallandier, 380 pages, 135 F). présentés par Denis Charbit à novembre 1942 (débarquement représentants du ministère public qui
Habile, brutal et insatiable, cumulant (Albin Michel, 983 pages, 240 F). anglo-américain), l'Afrique du Nord défendent Je contraire de ce qu'ils
le secrétariat à la Guerre, la A la fin du XIX• .siècle, au sein des resta rigoureusement fidèle au soutenaient sous la présidence de
surintendance des Postes, des commonautés juives d'Europe, des maréchal Pétain. Puis elle servit de Mitterrand, pour les avocats des
Bâtiments, des Arts et voix s'élèvent pour réclamer la base militaire et politique à la parties civiles qui n'hésitent pas à
Manufactures, empiétant sur les tbmlation d'un État juif afm reconquête d'une indépendance insulter les résistants venus
Affaires étrangères, rival du clan d'échapper antan! à l'assimilation française à travers les combats de la témoigner en faveur de l'accusé...
Colbert dans les faveurs du roi, qu'à l'antisémitisme. Ainsi nm1le Libération. Au terme de cet ouvrage Des sommets sont atteints par les
créateur d'une machine militaire sionisme, mouvement qui se Situe documenté, l'auteur montre que la Klarsfeld, père et fils. Finalement,
comme on n'en avait jamais vu, dans le courant général d'éveil des situation dérivant du débarquement c'est Papon qui se sort le moins mal
Louvois ne cessa de pousser nationalités et conçoit l'identité al:Iié de 1942 est la cause directe de de cette sinistre comédie. Un
Louis XN à une politique de force juive comme nation. L'acteur l'éveil des nationalismes et de la document passionnant et accablant.
LIVRE

colloque de la revue communautaire « moment de défaillance». Est bien du printemps 1969. C'est lui et le raisons qui ont pu entraîner une telle
Passages selon qui Mai 68 avait été montrée également la profondeur de SAC qui déménagent l'Élysée de catastrophe. Il se replace résolument
un écho du messianisme juif (il la rupture avec son Premier ministre nuit après la démission du Général. dans la longue durée de l'histoire
fallait se battre pour « une société Georges Pompidou, qui ne Des archives jalousement gardées à rwandaise et revient sur les
nouvelle d'où le Mal était extirpé»). pardonnait pas au Général son l'institut Charles-de-Gaulle, massacres qui ont ponctué l'histoire
Sur une liste de 153 noms de inertie dans l'étrange affaire certaines ne pouvant être consultées du pays depuis l'indépendance pour
personnalités marquantes de Mai 68, Markovic montée d'après lui par que sur autorisation (rare) de mettre en lumière les origines
publiée par Le Matin Magazine pour « un gang corse et des gens très l'amiral et fils. lointaines d'une tragédie qui a coûté
le quatorzième anniversaire des haut placés dans la police ». Ce Fayard. Notes de Philippe Gaillard. la vie à des centaines de milliers de
événements, Yaïr Auron relève 55 livre apporte aussi des surprises. 790 pages, 195 F. Tutsi. Plus de trente ans après
noms juifs, estimant d'ailleurs ne pas Parmi bien d'autres tâches, Foccart J.-P.A. l'indépendance, il analyse le conflit
les avoir tous identifiés. TI rappelle la était chargé des opérations de 1994 comme le « retour du
boutade de Krivine : « Pourquoi ne électorales et on découvre un de La France blafarde mwami > >,le roi traditionnel du
parle-t-on pas yiddish au bureau Gaulle gérant le parti gaulliste Une histoire politique Rwanda, qui se présente aujourd'hui
politique de la Ligue communiste comme une armée en bataille, de l~extrême droite sous les traits du major Kagamé. Un
révolutionnaire ? A cause de n'oubliant ni ne pardonnant rien, livre qui doit beaucoup aux travaux
par Jean-Christophe
Bensaïd ! » Daniel Bensaïd, en effet, féroce dans ses jugements parfois de Bernard Lugan sur la question
erronés : « Giscard est moins que Cambadélis et Éric mais qui apporte aussi des éléments
est un juif d'Afrique du Nord, tandis
rien, [... ] il ne sera jamais Osmond nouveaux sur l'attentat qui a coûté la
que les dix autres (sur douze) du
bureau politique étaient originaires président », « Pompidou élu après L'intention de nuire est affichée, vie au président Juvénal Habyarimana.
d'Europe orientale. «Dans les autres mon départ ne tiendra pas face aux mais le contenu n'est pas débile. Selon l'auteur, ce sont les Tutsi du
organisations de gauche, poursuit-il, communistes>>, etc. On doute que la L'historique du Front national, de FPR qui ont abattu son avion, au
le nombre des juifs était relativement stature historique du << commandeur >> ses antécédents groupusculaires, puis moyen d'un missile sol-air fourni par
plus faible, bien qu'éloquent au sein sorte grandie de certaines pages ... de son étonnante ascension, est l'Ouganda, allié privilégié des
des instances dirigeantes». Pourquoi conduit avec minutie et une certaine Américains dans la région.
Ramsay. 260 pages, 109 F.
une telle concentration ? En manière perspicacité. L'ouvrage s'efforce
de réponse, l'auteur cite Pierre
Ph.C.
Jacques Foceart aussi de tracer une généalogie
Goldman, personnage emblématique intellectuelle qui n'est pas exempte
de l'extrême gauche, qui avait choisi de fascination. Au commencement
comme épigraphe à son livre de tout, il y aurait la pathétique BERNARD
Souvenirs obscurs d'un Juif polonais « Lettre à un soldat de la classe 60 >>
né en France, une formule de écrite en 1944 par Robert Brasillach, DEBRÉ
Léopold Trepper, chef de l'Orchestre à Fresnes, dans l'attente de la mort.
rouge : « Je suis devenu communiste Quinze ans plus tard, une poignée
parce quej'étaisjuif ». Le Général d'étudiants nationalistes relève le
Albin Michel, 334 pages, 135 F.
E.B.
en Mai gant et publie un Manifeste de la
classe 60, début d'une spirale
Le retour
Le Général en mal
lOI<mal <l<l lÉlü:!c'e- il
. 96/i-196~ intellectuelle qui, par l'aventure
fondatrice d'Europe Action, la
duMwami
par Jacques Foccart Nouvelle Droite et le Club de
l'horloge, mènerait aux instances
Présenté sous le titre Journal de dirigeantes actuelles du FN. Joli
!'Élysée, c'est le deuxième tome des thème de roman, celui de générations La vraie histoire
:ntretiens que l'auteur, gaulliste
1istorique, secrétaire d'État et aussi
successives se transmettant une
torche jusqu'à l'éveil du brasier.
des génocides rwandais
Jatron de différents réseaux Bien entendu, les auteurs (un Rumay
~aullistes d'action et de soutien Il est aussi question évidemment collectif trotskiste) prennent prétexte
.comme le SAC dont il reconnaît que des affaires africaines même si, de de cette filiation supposée pour Le XX"' siècle
les« mauvais garçons» utilisent la 1968 à 1969, elles passent au second dénoncer dans le Front national la
:arte) avait presque tous les jours entre guerre et paix
plan. De Gaulle soutient la sécession réincarnation d' un inusable fascisme.
tvec le général de Gaulle à l'Élysée. du Biafra par l'intermédiaire de la Essais d'histoire
Cette conclusion fait choir leur gros
)ans doute conscient de son Côte d'Ivoire mais se fait des pavé au niveau de l'inopérante
des relations
émoignage pour 1'histoire, chaque illusions sur l'issue de l'entreprise. littérature de diabolisation. Paralysés Internationales
oir Jacques Foccart enregistrait ce La France est prise dans les par leurs aversions et par d'obsolètes contemporaines
tu'il avait su, vu et entendu. Ce qui << chicayas >> entre ses protégés et grilles d'interprétation, ils peinent à par Jacques Freymond
tonne ce gros livre quelque peu déjà engagée dans une guerre civile cerner la spécificité du mouvement
ncombré par des détails inutiles, au Tchad. Les chefs d'États noirs se populiste et à proposer une antidote. Historien suisse malheureusement
nais qui permet de revivre au jour le succèdent à l'Élysée pour demander Plon. 512 pages, 139 F. peu connu en France, Jacques
)Ur les années 1968 et 1969. C'est- appui et subsides. D'où, par E.B. Freymond nous livre dans cet
-dire la fin d'un septennat moments, le ras-le-képi du Général ouvrage les textes d'articles ou de
1terrompu. exprimé très crûment « au fidèle Le Retour du Mwami conférences qui lui ont fourni
Sur plusieurs épisodes de cette Foccart >> : « On ne voit que des 1'occasion, au cours des cinquante
par Bernard D e bré
ériode, le témoignage de Jacques nègres à l'Élysée. Je ne veux plus en dernières années, d'analyser à chaud
'occart est irremplaçable. Pour Mai voir d'ici deux mois >>. Ministre de la Coopération au les événements, tout en conservant la
8, il confirme la gravité de la crise Malgré sa ferveur quasi lendemain du génocide qui a frappé distance nécessaire à une
u pouvoir et la tentation pour de religieuse, Jacques Foccart ne peut le Rwanda en 1994, le professeur interprétation sereine. Ses réflexions
iaulle de se retirer dans un cacher l'atmosphère de fin de règne Bernard Debré s' interroge sur les sur la Seconde Guerre mondiale ; sur
'
PHILIPPE ARIES ET « LA NATION FRANÇAISE »

Une histoire dénaturée


oici quatorze ans, déjà, Philippe tations scabreuses, et du dégrossissage à la logue [...] étranger à l'esprit du journal. »

V Ariès disparaissait avec la discrétion


d'honnête homme qu'il avait obser-
vée tout au long de son existence. Journaux
serpe ? Les lecteurs d'Enquête sur l'histoire
(1) connaissent un peu la dame. Ils savent
qu'elle hait de tout son cœur ce qu'on appelle
Celui-ci pataugerait en effet dans un vichys-
me incurable, obsessionnel. « Tout est occa-
sion de célébrer Pétain, de le statufier [...].
et radios signalèrent-ils seulement Je décès aujourd'hui un peu sommairement« l'extrê- Le moindre livre qui parle du Maréchal est
d'un des très bons esprits de notre époque ? me droite ». Elle la déteste au temporel encensé, le rôle du Maréchal glorifié, et le
Nul ne le garantirait quand la gloire média- comme au spirituel. Reconnaissons-lui en le régime de Vichy passionnément défendu. » Si
tique appartient désormais sans partage aux privilège. C'est tout autant le nôtre d'exami- l'hebdomadaire prétend refuser tous les
escrocs de la politique, aux bateleurs, et aux ner une nouvelle fois ses méthodes, afin de dogmes, madame Verdès-Leroux s'insurge :
pitres de la « communication ». En outre, le voir si elles relèvent d'une étude équitable, «Les articles d'Ariès dévoilent que c'est lui-
mort avait eu très longtemps le défaut de ou de distorsions tendancieuses, artificieuses même (et, souvent lui seul) qui voulait
penser à rebours des modes. Né dans la tradi- et trompeuses, propres à induire toute person- accueillir, confronter les diversités ». Avec
tion royaliste, il lui demeura fidèle. Raison de ne de bonne foi en erreur. des pages et des pages sur ce thème, elle
plus pour ne pas lui accorder les regrets Très vite, avec une entreprenante audace, convoque les ombres de Gustave Thibon,
publics, les pleurs sans fm qu'obtient auto- elle distingue puis sépare le héros qu'elle Jean de La Varende, Louis Salleron, René
matiquement n'importe quel chroniqueur s'est choisi des combats, puis des compa~ Gilloin effectivement marqués par l' État
sportif. gnons de sa jeunesse. A l'en croire, «Philip- français. Mais pourquoi ne parle·t~lle donc
Vers la fin de ses jours, cependant, Phi- pe Ari~s [... ] livre des émotions autant que jamais d' autres collaborateurs du journal tout
lippe Ariès éveilla par ses travaux d'historien des réflexions » parfaitement inaccessibles à aussi nombreux, et plus fréquemment
des sympathies dans la Gauche intellectuelle ses proches. « Indépendant, non conformiste publiés ? Jean-Marc Dufour lorsqu'il écrit
proche du Seuil. A l'initiative de Michel [...], il ne refuse jamais le monde présent. » sur Je Vietnam ou l'Amérique latine ; Tho-
Winock, semble-t-il, la puissante maison Aussi, « la lecture du journal [... ] confirme mas Molnar sur les États-Unis ; Victor
d' édition réunit dans seul volume les cent que cette droite' traditionnelle avait toutes les Duloup - Vladimir Volkoff - sur la Russie ;
trente-six articles qu'il publia dans l'hebdo- raisons de s'inquiéter de la nature de ce Albert Sold sur Je socialisme, pour ne rien
madaire maurrassien La Nation française , "canard", tant les préoccupations diffèrent, dire de Michel Chrétien, Georges Laffly,
entre sa fondation par Pierre Boutang à tant les divergences sont voyantes. » A Paul Sérant à la plume si noble, si généreu-
l'automne 1955, et mars 1966. Honorable et l'appui de sa thèse, notre femme savante se ; le spécialiste de l'Afrique noire. Aucun
précieuse entreprise ! Grâce à elle, des pen- devrait au moins citer l'une ou l'autre de ces ne regrette Vichy. Chacun s'efforce dans son
sées, des réactions, des mœurs encore disputes internes. Elle n'en mentionne aucu- espace d'analyser d'abord son sujet en toute
proches des lendemains immédiats de la ne, pas plus qu'elle ne s'attarde sur les éloges compétence ; la référence pétainiste ne servi-
Seconde Guerre mondiale reviennent sous souvent décernés par Ariès à ses voisins de rait d'ailleurs à rien.
nos yeux, à travers le regard d'un observateur colonnes. Pourtant, ils figurent bien dans le L' « esprit du journal » comme dit notre
particulièrement perspicace. texte. L'effronterie a parfois de ces pudeurs étrange interprète oriente plutôt l'ensemble
Pour présenter ces textes souvent d'une ou de ces prudences. de ses collaborateurs vers le grand large.
rare fmesse, qui donc a choisi madame Jean- Selon le même système, Ariès porte sur Chaque semaine, il consacre ainsi une page
nine Verdès-Leroux, spécialiste des interpré- les choses de ce temps << un regard d'ethna- entière aux plus importantes publications

les crises du Proche-Orient ou sur la Dictionnaire changements et des retournements.


révolution iranienne sont empreintes de géopolitique Les notices sur les États sont
d'une remarquable lucidité et
anticipent brillamment sur les
DICTIONNAIRE États, concepts, rédigées dans le but de comprendre
et de mémoriser l'essentiel plus que
auteurs
évolutions ultérieures. Penseur DE GÉOPOLITIQUE par Aym e ric Chauprade e t
d'accumuler des faits, ce qui rend la
atypique, l'auteur avait déjà lecture aussi rapide que stimulante.
démontré en 1951 , dans son Lénine François Thual L'ouvrage s'articule en quatre
et l'impérialisme, l'inanité des thèses Un ouvrage clair et pratique, écrit parties. 1. Géopolitique des États
défendues par le leader bolchevique. dans le souci d'offrir des (classement alphabétique).
Ce travail fondamental était demeuré • informations que l'actualité ne 2. Grandes dynamiques
totalement inconnu en France et ce périmera pas et des clefs pour géopolitiques mondiales illustrées
pendant plusieurs décennies. On ne comprendre les réalités par des cartes. 3. Concepts de la
peut que souhaiter la réédition de ce internationales. Les auteurs ont géopolitique et 4. Principaux
petit ouvrage que Jean-Baptiste choisi de souligner les dynamiques théoriciens de la géopolitique.
Du roselle tenait en très haute estime. de longue durée, les invariances Un ouvrage indispensable pour
Georg éditeur. 266 pages, 110 F. géopolitiques et les facteurs l'étudiant, le chercheur, l'enseignant,
Ph.C. susceptibles d'entraîner des le professionnel de la vie
LIVR

étrangères, et cite en abondance le Times, le décanté, expurgé, rénové, c'est accepter ses une vingtaine d'années. Le rejet des vieilles
Herald Tribune, le New York Times, I'Eco- choix, ses conduites sous J'Occupation, théqries ne résulte donc pas de la pression
nomist, le Corriere della Sera, le Tempo, la c'est accepter l'État de Vichy». Un peu vite sociale, d'un opportunisme misérable. Clai-
Nation de Lausanne, etc. Belle ouverture dit ! Durant le soutien san,s réticences ni rement, ouvertement, La Nation française
d'esprit pour des gens confinés. La plupart relâche qu'elle accorda au maréchal Pétain, abandonne l'antisémitisme. Pourquoi ne pas
des articles se caractérisent non par une l'Action française ne retrancha rien de le signaler .? Le sujet serait-il tabou, sans
sorte d'enfennement, de repli sur soi, mais l'antisémitisme qu'elle professait avant la importance ? Avec Jean Bloch, Michel
tout au contraire par une prédilection évi- guerre. Il ne s'en retrouve justement rien Chrétien - Sylberstein de son vrai nom - ,
dente po_ur les choses vues, insolites, depuis non plus parmi les collaborateurs de Pierre deux juifs collaborent très régulièrement au
les accidents de la circulation, l' irrédentis- Boutang, lorsqu'il fonde son hebdomadaire. journal. Pour sa part, le chroniqueur de la
me kurde, la nouvelle politique agricole, Curieuse façon d'accepter des « choix », rubrique africaine intègre à ses analyses
etc. La chronique sur le cinéma de Philippe des « conduites » assurément condamnables beaucoup des remarques, des conclusio.ns
de Cosme recommande Tonnerre sur le de la période antérieure. de l'école anticolonialiste. A l'occasion, il
Mexique du communiste Einsenstein, parmi exprime un antiracisme absolu, sans céder
les films à voir, en accord avec « l'esprit» pour autant aux démagogies souvent insépa-
très tolérant de la maison. Aussi Ariès rables du genre. Mme Verdès-Leroux l'a
n'écrivait-il pas en dehors, à côté, mais en forcément lu. Puisque sa présentation des
parfaite harmonie avec elle. Comment Mme textes de Philippe Ariès prétend offrir une
Verdès-Leroux peut-elle, ose-t-elle pré- sorte d'histoire du journal, était-ce si diffici-
tendre l'inverse? le d'en tenir compte ? A un examen loyal,
Certes, la ligne rédactionnelle du jour- complet, la mauvaise foi préfère les doutes,
nal évolua forcément de sa naissance à sa les allusions, les demi-vérités qu'autorise
disparition. Seule une collection complète parfois le silence.
permettrait d'évaluer les changements. A Qu'aurait pensé Philippe Ariès d'une
défaut _d'en disposer, notons la tendance reconstitution de sa vie aussi fallacieuse ? Il
générale, entre 1961 et 1963, sur plus de faut décidément beaucoup d' outrecuidance
cent vingt numéros. Le lecteur constate non pour ajuster ainsi la carrière, le tempéra-
une obsession vichyssoise quelconque, mais ment d'un homme à des convenances poli-
une disparition complète du sujet pendant tiques actuelles. Résumons·nous : aucun
des mois entiers. Le nom du Maréchal, les conflit n'éclata jamais entre notre camarade
conflits de l'épuration ne figurent plus nulle . et les autres collaborateurs de La Nation
part. Et pour cause ! Avec la guerre d' Algé- ~ française. Des articles d'inspirations diffé-
rie, l'affermissement du gaullisme, la déco· ~ rentes s'y complétaient parfaitement. Pen-
Ionisation, la guerre froide, la France entiè- § dant onze ans, Philippe Ariès s'y trouva
re a d'autres soucis. Or, il faut bien la semble-t-il à l'aise. Une durée semblable,
suivre. Contre toute évidence, la collabora- Philippe Ariès. cela pèse dans la vie d'un homme. D'un
trice de M. Winock n'en continue pas poids encore insuffisant, semble-t-il, pour
moins d'élaborer sa petite alchimie person- influer sur vingt-cinq pages, dans la prose
nelle. Tout au contraire encore, des articles d'une grande fantaisiste.
Aussi affirrne-t -elle sans nuances : « le marquent une rupture sans équivoque avec G.Cte.
journal est inexorablement marqué, conduit cette part de l' héritage maurrassien. A
par les choix antérieurs de l'Action françai- l'époque, le sujet ne possède pourtant pas (1) Lettre ouverte à une historienne, Enquête
se ; vouloir être héritier de Maurras, même l'importance colossale qu' il a pris depuis sur l'histoire n° 17, La vérité sur Clovis, p. 66.

internationale, le stratège au cours de réunions tenues à la Montesquieu. En économie, plus sujette à caution ... Ce qui rend
commercial, ou simplement l'esprit Sorbonne, une pléiade d'historiens l'anal yse de Turgot, fondée sur le plus critiquable la seconde partie du
cultivé. pour se pencher sur les véritables rôle de l'entrepreneur et de livre, consacrée au XX' siècle, où le
Ellipses. 621 pages, cartes, 195 F. origines du libéralisme. La réflexion l'innovation, se révèle autrement lien établi à toute force entre
Ch. V. historique sérieuse est devenue si plus novatrice que celle, plus tardive, gaullisme et libéralisme autour de
rare chez les hommes publics qu'un d'Adam Smith pourtant considéré Jacques Rueff ne paraît guère
Aux sources tel effort mérite d'être salué. comme le fondateur de l'économie convainquant.
Perrin. 482 pages, 159 F.
du modèle libéral D'autant que le résultat aboutit à politique. Reagan, qui ne lisait guère
A.R.
français faire surgir une France intellectuelle paraît-il, a formé sa vision
sous la direction d'Alain à la charnière du XVIII' et du XIX' économique au contact des œuvres
très méconnue. Le diagnostic est de Frédéric Bastiat (1801-1850), Pa~t·~ ,~.-:ali~•:•·~ pat·
Madelin .l•·an-Panl An!!•·lo·lli. ~=•·io·
clair: loin d'être un produit ignoré en France mais toujours
De plus en plus il arrive que des d'importation venu d'Angleterre et réédité aux États-Unis. Et Bunilanli. (;iiiH•f'l (umh·.
hommes politiques jouent aux des États-Unis, le libéralisme est l}n l'Amérique ne semble pas s'en Philipp" Cunmol • .\l,ll'ha .\ lan,.l.i •
historiens. Rien de tel ici, où Alain de nos grands produits d'exportation. porter trop mal. .kau-.lao•tpu•,. ""lll'l't•an • .\laiu
Ho·hai,., Chm·lo·,. \"aul!•·uk
Madelin ne prétend nullement En politique, la Constitution Évidemment, l'application directe
llmuini'll"' Vo·uuo·•··
transgresser les genres mais a réuni, américaine doit (presque) tout à du << modèle libéral >> en France est
Vos réactions aux
-
numéros précédents
· il avait été dépossédé de ces postes même de mettre fin à ce conflit sécu· turges (Hugo von Hofmannsthal),
pour crime de liberté d'esprit par les laire. Au fait, dans quel camp les poètes (la poésie de Hesse fut
professionnels installés du très politi- Albanais étaient-ils en 1940 ? immortalisée par les quatre derniers
quement conformisme. Antoine Baltmitgère lieder de Richard Strauss).
Né à Paris, il était un des derniers Manifestement, tous ces écrivains
Provençaux initiés, comme l'a écrit Longtemps avant le XX• siècle ne comptent pas pour Jünger. Les a-
Nicolas Il Luc Boivin dans un très bel hommage la future Albanie (constituée t-i/lus ? Comptent-ils pour les admi-
publié dans Terre et Peuple de mai· comme État seulement en 1919) rateurs de Jünger ?
juin 1998. Ainsi que le rappelle ce avait été convertie à l'Islam par Jünge r restera comme témoin de
Il semble subsister un doute sur dernier, il avait par avance exprimé quatre siècles d'occupation otto- son époque (et quelle époque pour
les restes de la famille Romanov. noblement ses dernières volontés mane, tout en éprouvant l'influen- l'Allemagne!), et aussi pour ce qu 'il
Doute que je croyais avoir été résolu dans les Écrits de -Paris : << Si mes ce vénitienne et italienne. Le 7 appelle <<les démarches de ma pen-
avec la recherche ADN, selon diffé- cendres devaient quelque jour être avril 1939, l'armée mussolinienne sée », pensée déroutante, volontaire-
dispersées... j'aimerais beaucoup envahit le pays qui est conquis en ment hermétique et souvent abstruse
rentes informations. En se référant à
qu'elles le fussent, plutôt qu'au une semaine. Le roi Zog s'enfuit. pour un lecteur français qui s'inter-
La Nuit de l'Oural, page 314, il exis-
bruyant Forum, dans les eaux noires Victor-Emmanuel ill devient roi roge sur l'« Âme allemande », et qui
te une hésitation sur une dépouiile :
et tranquilles du lac de Némi. >> Et il d'Albanie. En octobre 1940, le n'arrive pas à saisir le lien entre les
Marie ou Anastasia ? Et si c'était
terminait sur une dernière leçon pays sert de base à la tentative ita- lectures et les réflexions de Jünger.
Marie ...
d'espoir : << Arrêtez-vous un instant lienne de conquête de la Grèce. La Ce ton solennel, prophétique,
Je n'ai pu m'empêcher d'avoir
s' il vous plaît à la petite fontaine résistance s'y organisera plus tard parfois imprécateur (quelle impor-
une pensée pour la malheureuse
municipale qui chantonne là son filet en liaison avec les partisans de tance donnée à Léon Bloy !), sans
Anna Anderson, qui avait toujours
d'eau. Recueillez provision de cette Tito sous la conduite du chef com- doute inspiré par la lecture de la
proclamé être Anastasia, rescapée
eau-là, fût-ce dans une vieille bou- muniste Enver Hodja, futur dicta- Bible, << semence et matière primor-
du massacre des Romanov. teur stalinien jusqu'à sa mort en
teille de Coca-Cola. Et, rentré chez diale de tous les écrits », <<la théolo-
Personnellement, par intime con- vous, l'hiver venu, buvez-en de ci de 1985. En avril 1944, des volon-
viction, j'ai toujours cru que cette gie règle le cours et la valeur des
là quelques gouttes. Je vous assure taires albanais recrutés par l'Alle- sciences », << la reine des sciences, la
personne était bien Anastasia, malgré que quelque part, Diane romaine ou magne constituent la division de
les jugements contraires, et compte théologie », <<les rapports étroits du
Artémis grecque revivront de ce WatTen SS Skanderbeg qui est savoir et 'de la foi ». La création
tenu des dégâts partiels sur la mémoi- geste avec vous. Parce que mourir à engagée contre les maquis.
re d'une enfant, qu'elle était lors du (Darwin écarté).
Némi, n'est pas mourir mais renaître M. M. Ses rêves, notés chaque matin au
massacre, qui a assisté et vécu une éternellement. »
telle horreur ! il est bien regrettable réveil, l'astrologie et les horoscopes,
de ne pas connaître son ADN, ce qui
Jérôme Garcia Ernst Jünger les superstitions, la télépathie (La
aurait pu clore à jamais ce doute, ou Cabane dans la vigne, p. 232),
en lui rendant sa filiation, tant reven-
Albanie et Kossovo 1'occultisme, les paradis artificiels.
diquée, lui permettrait de rejoindre Ouf ! Le coup a été rude : La recherche de la << spiritualité
enfin sa famille dans la sépulture de l'article relatif aux obsèques gran- supérieure »...
Saint-Pétersbourg. Je souscris totalement au contenu dioses de Ernst Jünger (n ° 26, p. JO) Laissons le temps faire son
Mais peut-être le statu quo est-il de votre article, page 8 du n° 26 se termine par la phrase suivante : œuvre. il est des célébrités qui
préférable à des remous ? concernant le Kossovo. Je plains les << ... le plus grand écrivain allemand vieillissent mal. En Allemagne, à
Yvonne Gay Serbes du Kossovo qui, après toutes de ce siècle. » J'ai déjà rencontré l'époque de Goethe, ne considérait-
leurs épreuves, en sont réduits à pareil jugement. on pas que le plus grand poète fran-
s'excuser d'exister. Les événements Dans ses Journaux de guerre (Jul- çais était Béranger ?
Mort romaine liard, 1990, p. 609), Jünger parle du Abonné à votre revue depuis le
au Kossovo sont un parfait exemple
de déni de justice et de purification <<vide de notre littérature ». Alors, numéro 1 et toujours aussi satisfait.
ethnique silencieuse. De 60 % en j'ai regardé ma bibliothèque et E. Braconnier
Dans votre n° 23, vous avez signa- 1945 à 90 % aujourd'hui, les Kosso- repensé à tous ces grands noms que
lé la disparition de Jean-Claude vars ont peu à peu phagocyté le Kos- Jünger semble dédaigner, et qui ie Je ne peux me substituer pour
Faur, le 3 juillet 1997. Permettez-moi sovo, pourtant berceau de l'identité lui rendent bien puisqu'ils ne parlent vous répondre à Pierre Wanghen.
d'apporter quelques compléments à serbe. L'autonomie, prélude à une jamais de lui. Encore faudrait-il J'observe cependant que la place
votre brève notice. Fondateur de indépendance, du Kossovo ne serait s'entendre sur ce que l'on appelle la d'un écrivain dans la littérature de
Bédésup, comme vous l'avez rappelé,· que /'.expression de la primauté de la littérature... et la culture : Kafka, son temps relève naturellement de
infatigable défenseur d'une BD libre loi du plus fort (démographiquement, Wassermann, Musil, Zweig, Wie- la subjectivité personnelle et aussi
et propre, il avait une formation militairement.. . ). Seule une sépara- chert, Mann (Prix Nobel), Hesse de modes changeantes. J'imagine
d'historien. Sa thèse de doctorat de tion définitive des deux communau- (Prix Nobel 1946- dans sa corres- que les obscurités plus ou moins
3' cycle était consacrée à Caligula. tés avec réintégration de la frange pondance avec Thomas Mann, il volontaires de Jünger ont contri-
Directeur du Centre d'étude et de ouest du Kossovo sous l'autorité de n'est jdmais question de Jünger), bué à sa notoriété. Et celle-ci ne
documentation sur l'image et conser- Belgrade et indépendance de l'autre Brecht, Heidegger, et aussi de nom- me déplaît pas.
vateur à la bibliothèque de Marseille, partie de la Vieille Serbie serait à breux romanciers, historiens, drama- D.V.

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