LE DUO FRANÇAIS

SORT UN NOUVEL ALBUM

ÉLECTRO
LIBRE

M Le magazine du Monde n o 653. Supplément au Monde

n o 24641/2000 C 81975 / SAMEDI 23 MARS 2024.
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métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
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JUSQU’AU DÉBUT DU MOIS D’AVRIL, LE PLASTICIEN CANADIEN
DE 77 ANS PRÉSENTE CHAQUE SEMAINE DANS “M” UNE DE SES
PHOTOGRAPHIES À LA MISE EN SCÈNE MINUTIEUSE. SES IMAGES
FAUSSEMENT DOCUMENTAIRES, NOURRIES DE L’HISTOIRE DE LA
PEINTURE, SONT EXPOSÉES À LA FONDATION BEYELER, EN SUISSE.

6
Au programme LA POLÉMIQUE QUI ENTOURE l’éventuelle partici-
pation d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des
Jeux olympiques est comme beaucoup de polémiques.
Imprégnée de relents clairement racistes, elle fait beau-
coup de bruit, mais elle escamote l’essentiel. Avec sa
musique qui mélange l’afrobeat, le zouk, les sons cari-
béens et un vocabulaire inventif, la jeune femme a la car-
rure d’une diva R’n’B internationale. La rage stérile de ses
détracteurs dit également leur mépris à l’égard de la
culture urbaine, qui est par déinition métissée et vivante.
Mais Madame Nakamura est l’artiste francophone la plus
écoutée au monde. Elle prouve avec éclat que la musique
produite en France peut tout à fait se frayer un chemin et
s’imposer sur la scène mondiale.
Ce fut, avant elle, le cas du duo Justice, qui fait la couver-
ture de ce numéro de M Le magazine du Monde, à l’occa-
sion de la sortie, fin avril, de son nouvel album,
Hyperdrama, et de sa présence, ce même mois, au presti-
gieux festival californien Coachella, dont Aya Nakamura a
été l’invitée en 2020 (même si l’édition a été annulée pour
cause de Covid). Avec Justice, c’est un autre registre musi-
cal, une autre histoire qui se raconte. Plus masculine, plus
8
blanche, plus parisienne, plus bourgeoise sans doute :
celle de l’électro made in France, la French touch. Le jour-
naliste Stéphane Davet, spécialiste de la musique au
Monde, raconte ces années 1990 et 2000 pendant les-
quelles se sont croisés le fameux Daft Punk, Air, le pro-
ducteur Pedro Winter, le réalisateur Romain Gavras, les
piliers du club Le Baron… et Justice, donc.
Une histoire qui a tourné à l’épopée quand tous ces
groupes ont commencé à s’imposer à l’étranger et surtout
à frayer avec des pointures de la pop comme Pharrell
Williams ou, plus récemment, The Weeknd. Justice a
même provoqué en 2006 la fureur du déjà très dérangé
Kanye West, qui est monté sur scène dépité d’avoir perdu,
quand les Français ont gagné un MTV Europe Music
Award pour le clip de We Are Your Friends. Aujourd’hui, le
duo n’a rien perdu de son aura et de sa popularité, même
s’il a décidé d’ignorer les réseaux sociaux. Ce qui lui évite
sans doute pas mal de bruit inutile. Car le seul bruit qui
vaille, ici, est celui qui vous fait vous lever de votre chaise.
Et danser.
Marie-Pierre LANNELONGUE
 Le printemps fleurit

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Le sommaire
LA SEMAINE
14 Entre-soi
Les fans éplorés
de Nicolas Mathieu.
15 Le match retour
Biden-Trump boudé par
les jeunes Américains.
18 Le goût du risque de la
productrice Odessa Rae.
20 La suite des événements
Les jours comptés de
la clinique pour ados trans
de Tavistock.
24 Au Grand Lyon, l’écolo
inconnu qui fait la pluie
et le beau temps.
26 Les Beaux-Arts de Paris
pris en lagrant délit
d’autocensure.
LE MAGAZINE
28 Le réveil de La Muse 33 La nouvelle quête de Justice.
endormie de Brancusi. Le duo électro composé par
Xavier de Rosnay et Gaspard
30 C’est peut-être Augé revient en avril avec
un détail pour vous… un quatrième album aux
La présidente de la sonorités pop, Hyperdrama,
Commission européenne, et une nouvelle tournée
Ursula von der Leyen, lancée à Coachella, aux
au Caire, avec Abdel États-Unis. Les héritiers
Fattah Al-Sissi. de Daft Punk passeront
ensuite dans les festivals
32 La première fois que français tout l’été.
“Le Monde” a écrit
Christine Angot. 40 L’ombre de la guerre en
Ukraine sur le 126e RI
de Brive. Au sein de la
caserne Laporte, en Corrèze,
les récentes déclarations
d’Emmanuel Macron n’ont
pas bouleversé le quotidien
des soldats qui s’efforcent
de se tenir prêts à intervenir
auprès des Ukrainiens. Mais,
dans leur tête, cette
éventualité semble plus
proche que jamais.
46 En Amazonie, à la terre
comme à la guerre.
Depuis 1984, des travailleurs
ruraux militants de gauche
se sont installés dans l’État
du Pará, en Amazonie
brésilienne, bercés par
les espoirs d’une répartition
plus équitable des terres.
Ils font depuis l’objet de
toutes les menaces.
Tommaso Protti pour M Le magazine du Monde. Florence Cuschieri
54 PORTFOLIO
Oiseaux de passage.
Florence Cuschieri a suivi
l’errance de sept migrants
dans les vallées reculées
des Hautes-Alpes, après
avoir passé la frontière
entre l’Italie et la France. Des
hommes que la clandestinité
contraint de tourner en
rond, un mouvement qui
rappelle à la photographe
le vol des hirondelles.

LE GOÛT
63 Gossip, retour de lamme.
66 Tête chercheuse
Jois James fan d’œufs.
67 Fétiche
Amanda Sellem pour M Le magazine du Monde. Stylisme couver ture : Louis Prier Tisdall
Des chiffres et des lettres.
68 Le sens du détail
La tulipe en étendard.
69 Variations
Thème astral.
70 Making of
Aux ils des souvenirs.
71 Maintenant ou jamais
Humains, trop humains.
72 En vitrine
Petit cours de Philo.
74 Les palettes de saison
de Lola Périer.
76 Bulle d’air
Rambouillet, par les sentiers.
78 Exercice de style
Double vie.
80 Traitement de saveur
Dôme de douceur.
82 De bouche à oreille
Le coq au vin de L’Achillée,
en Savoie.
83 À portée de main
Le moule à maamoul.
84 Empreinte végétale
Le temps des cerisiers.
86 L’invité du podcast
Paolo Roversi.
88 Jeux
90 Une histoire de…
Grande roue.
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE
DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE
RÉDACTION RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_
Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.
Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE,
Benoît HOPQUIN et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode)
et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME (service photo).
DÉPARTEMENT Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),
VISUEL Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram),
Françoise DUTECH et Federica ROSSI.
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Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Macha LASSALLE et Guillaume LETELLIER.
Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.
ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN
et Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice
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PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE,
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teur@lemonde.fr / Courriel des abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde
est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330
Malesherbes.
Origine du papier : Norvège. Taux de ibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury
certiié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN
0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie.
Routage France routage.
La couverture a été réalisée
par Thurstan Redding pour
M Le magazine du Monde.
À gauche, veste et chemise Celine
Homme, pantalon Husbands Paris,
lunettes Tom Ford. À droite, veste
et pantalon Saint Laurent par
Anthony Vaccarello, chemise Hermès,
pochette Louis Vuitton.
11
1 – ST É P H A N E DAV ET,journaliste au Monde
depuis 1991, a publié son premier article sur
Justice dans le quotidien en janvier 2006. Il a
suivi le duo à chaque étape d’une aventure qui a
fait de Xavier de Rosnay et Gaspard Augé des
icônes de la scène électro française. Deux mois
avant qu’ils publient un très attendu quatrième
opus, Hyperdrama, il a retrouvé Justice et son
équipe à Amnéville, en pleine préparation d’une
tournée qui débutera aux États-Unis, à Indio
(Californie), au prestigieux festival de Coachella.
« Hormis Daft Punk, aucun groupe de la French
touch n’a maîtrisé à ce point chaque étape de ses
créations sonores et visuelles. » P. 33
photographe né à
2 – T H U R STA N R E D D I N G ,
Hongkong en 1992, a grandi en France avant
d’étudier la politique à l’université de Cambridge,
dont il est sorti diplômé en 2013. Il s’est ensuite
tourné vers la photographie et a depuis collaboré
avec des marques de mode, comme Gucci,
Chanel, Louis Vuitton, Hermès, et des journaux,
tels qu’AnOther, i-D, Replica, T Magazine, Vogue
et le Wall Street Journal. Il signe cette semaine les
photos du duo Justice, à l’aube de sa nouvelle
tournée. « Lorsque j’étais adolescent, j’écoutais
toujours Justice lorsque je venais à Paris depuis
Fontainebleau. Aujourd’hui, j’ai eu l’impression de
boucler la boucle en photographiant l’un de mes
groupes préférés à l’époque. » P. 33
Elles et ils ont participé à ce numéro.
1 2
12
3 – ÉLISE VIN CENT est journaliste au Monde.
Lauréate du prix Albert-Londres, elle couvre les
questions de défense depuis in 2020. Alors que
la guerre en Ukraine fait rage depuis deux ans,
elle a souhaité se rendre dans un régiment de
l’armée de terre française. « Le hasard a voulu
que j’arrive au 126e régiment d’infanterie de Brive-
la-Gaillarde quelques jours seulement après les
déclarations d’Emmanuel Macron sur l’envoi de
troupes sur le sol ukrainien, ce qui a rendu les
échanges d’autant plus intéressants. » P. 40
4 – GUILLAUME RIVIÈRE, photographe indépen-
dant établi à Toulouse, couvre des sujets ayant
trait à l’environnement et à l’écologie. Il a colla-
boré à des ouvrages comme Sagesse cachée des
monastères (Mame, 2023), dans lequel il livre des
portraits réalisés en immersion, ou La Culture
maraîchère biologique (Terre vivante). Parmi ses
projets personnels, sa participation, ce mois-ci,
au festival Ressac, à Brest, avec une série photo
intitulée « Extraits botaniques ». Pour ce numéro,
il signe les images des membres de la caserne
Laporte, en Corrèze. P. 40
3 4
5 – BRUNO MEYERFELD, correspondant du Monde
au Brésil, s’est rendu au sud de l’État du Pará,
pour un grand reportage sur la guerre pour la
terre en Amazonie. « Au-delà du saccage effarant
de la nature et du génocide des indigènes, la
grande forêt tropicale est aussi le siège d’un autre
drame, plus silencieux mais tout aussi tragique. En
quatre décennies, mille cinq cents Brésiliens sont
morts en Amazonie dans les conlits liés à la terre.
Une mêlée sanglante et confuse, où s’opposent
petits paysans, grands latifundiaires, multinatio-
nales minières et orpailleurs illégaux. » P. 46
6 – TOMMASO PROTTI est un photographe d’ori-
gine italienne installé au Brésil depuis près de dix
ans. Ses thèmes de prédilection : la criminalité,
l’environnement et les conlits ruraux, avec une
attention particulière pour l’Amazonie brési-
lienne. « Le conflit foncier, emblématique du
Brésil, est un problème de longue date dans le sud
du Pará. Cette région est un exemple extrême de la
concentration disproportionnée des terres entre les
mains d’un petit nombre de propriétaires terriens
et d’entreprises multinationales. Je suis surpris de
voir à quel point tout change ici et, en même
temps, reste inchangé. » P. 46
Stéphane Davet. Thurstan Redding. Le Monde. Jessica Tara Bentley, JF Paga. Tommaso Protti.
5 6
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 ENTRE-SOI
“ET O N M E DEM AN D E S OU-
VENT d’un air gourmand “mais vous
vous êtes embourgeoisé, n’est-ce pas ?”
(...) Comme si c’était à moi de me sentir
mal d’avoir appris sur le tard à aimer le
buffet du petit déjeuner des grands
hôtels, le cachemire ou les fauteuils
design. Comme si je devais personnelle-
ment répondre des inégalités du capita-
lisme, de l’ascenseur social en panne
– ou qu’on me frotte le nez dans la
merde en ricanant “tu vois que t’aimes
ça le luxe, salope de pauvre” », écrit
Oscar, l’écrivain ils d’ouvrier au cœur
de Cher connard (Grasset, 2022), le
roman de Virginie Despentes.
Qu’aurait pensé ce double de
Despentes des mille discussions après
la « une » de Paris Match consacrée à
l’idylle entre Charlotte Casiraghi, ille
de Caroline de Monaco, et Nicolas
Mathieu, auteur de Leurs enfants après
eux (Actes Sud), récompensé en 2018
du prix Goncourt ? Ce n’est pas Monaco
qui est sous le choc, mais la France, et
en particulier les fans de l’écrivain
transfuge de classe. « Même Bourdieu
en resterait sans voix », résume l’auteur
de polars Michel Embareck sur son
compte Facebook, ajoutant, caustique
comme toujours : « Écrire, c’est mentir
avec les honneurs dus à la littérature. »
À QUOI ON LES RECONNAÎT
Le décès de son père, les week-ends de
garde de son ils, le passage du plom-
bier, ils croyaient partager toute l’inti-
mité de Nicolas Mathieu sur son
compte Instagram, sans comprendre
qu’il leur manquait une pièce du
puzzle. Ils savaient qu’il avait vécu une
histoire interdite parce que le roman-
cier l’avait suggéré sur son compte,
mais le mystère s’est envolé (« Quand il
écrivait “je te veux, tes mains, ton cul”
LES FANS ÉPLORÉS
DE NICOLAS MATHIEU.
ILS ONT APPRIS AVEC STUPÉFACTION LA RELATION ENTRE
LE PRIX GONCOURT 2018 ET CHARLOTTE CASIRAGHI, FILLE
DE LA PRINCESSE CAROLINE DE MONACO.
dans Le Ciel ouvert [Actes Sud], c’était
elle ? ») Comme des amoureux trompés,
ils veulent montrer qu’ils l’avaient vu
venir, ressortent des phrases entières
d’une vieille interview (« Seule la jeu-
nesse dorée emballait les plus belles
meufs. Moi, jai toujours aimé les choses
inaccessibles. J’avais le fantasme de la
petite-bourgeoise en Barbour », Le Monde
en novembre 2019). Ils réécrivent leur
histoire d’amour avec l’écrivain en se
persuadant qu’ils l’ont quitté depuis un
petit moment déjà (« Quand j’ai vu qu’il
publiait ses posts Instagram qu’on
croyait posés là gratuitement… »). Ils ne
peuvent pas s’empêcher de se deman-
der quel sera l’impact littéraire de tout
cela (« Finalement c’est un scénario bal-
zacien d’ascension par les lettres… »).
Nicolas Mathieu ne leur avait rien pro-
mis, mais, comme ils ne connaissent
pas beaucoup d’autres voix de cette
France-là, ils ne peuvent pas se per-
mettre d’en perdre une. Ils ont dissé-
qué les photos d’eux près de la gare de
l’Est, dans Paris Match, pour savoir si
c’était elle qui s’était glissée dans son
monde ou l’inverse (« Le café où ils sont
s’appelle quand même À la ville d’Épi-
nal », « Tu as vu, ils ont des sandwichs
pour le train »…). Ils assurent que cha-
cun est libre et que l’amour est impré-
visible, mais ne peuvent pas s’empê-
cher d’attendre la suite avec encore
plus d’impatience qu’un nouvel épi-
sode à Buckingham. « Le porte-parole
revendiqué des transfuges de classe peut
bien fréquenter qui il souhaite, j’avoue
en revanche être très preneur d’une
photo de sa bonne amie du côté d’Épinal
à côté d’un barbecue en parpaings »,
écrit le critique – mon cousin – Antoine
Faure sur son blog. Ils hésitent entre
fustiger le romancier et souhaiter être
à la place de la princesse. Ils se
Texte Guillemette FAURE
plaignent d’être tombés sur l’écrivain
de gauche en « une » d’un magazine du
groupe Bolloré, mais avaient raté l’in-
formation quand elle avait été révélée
par Voici, deux semaines plus tôt.
COMMENT ILS PARLENT
« En fait, pendant qu’il nous racontait
ça, il était avec une princesse ! » « Pour
elle, c’est super, mais pour lui… » « Les
médias ne pourront plus lui tendre le
micro pour savoir ce qu’en pense la
France d’en bas. » « Ce n’est pas très
marrant non plus la vie à Monaco. »
« Elle ne s’encanaille pas avec un écri-
vain maudit mais avec un Prix
Goncourt ! » « Tout le monde dit que
c’est un génie parce qu’elle a fait une
khâgne, mais elle l’a faite où, sa
khâgne ? » « L’amour, ça ne se com-
mande pas… » « Tant qu’il publie de
bons livres ! » « Après, il faut voir com-
bien de temps ça dure. » « Ça nous fera
un prochain livre. »
LEUR GRANDE VÉRITÉ
Au moins, quand on vénère des
auteurs morts, on n’est jamais déçu.
LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Sa mère, dont il parle si souvent sur
son compte Instagram, elle en pense
quoi ? Et si c’était Charlotte, la vraie
transclasse ?
LEUR GRAAL
Se recommander la lecture de
Mobylette (Héloïse d’Ormesson, 2021),
de Frédéric Ploussard, un autre
Vosgien, mais sans princesse.
LA FAUTE DE GOÛT
Se demander si inalement on ne serait
pas aussi sensible au risque de mésal-
liance que nos grands-parents.

Au Community College de
Philadelphie (Pennsylvanie),
le 13 mars, des étudiants
bénévoles incitent leurs
camarades à s’inscrire sur
les listes électorales.
LE MATCH RETOUR
BIDEN-TRUMP BOUDÉ PAR
LES JEUNES AMÉRICAINS.
À Philadelphie, sur les campus du
Community College et de l’université
publique Temple, la majorité des étudiants
ne montrent guère d’enthousiasme à l’idée
de revivre le duel annoncé entre l’actuel
président et son prédécesseur revanchard.
Une attitude qui relète l’état d’esprit général
des Américains de moins de 30 ans,
dont le choix sera pourtant déterminant
lors de ce scrutin à l’issue incertaine…
notamment pour le candidat démocrate.
Texte et photos Raphaëlle BESSE DESMOULIÈRES
LA SEMAINE
LA TABLE, RECOUVERTE DE GOODIES, est dressée à l’en-
trée du Community College de Philadelphie, dans le nord-est
des États-Unis. « Inscris-toi pour voter », appelle une afiche.
L’initiative, organisée par cet établissement public de l’ensei-
gnement supérieur, vise à inscrire les jeunes sur les listes élec-
torales avant les primaires démocrate et républicaine, prévues
le 23 avril en Pennsylvanie, et la présidentielle du 5 novembre.
Une jeune ille qui fêtera ses 18 ans cet été s’arrête pour remplir
le formulaire. En tout, onze inscriptions ont été réalisées en
deux heures en ce mercredi 13 mars. « Nous célébrons chacune
d’entre elles, explique Olivia Edwards, responsable du pro-
gramme. Mais il y a beaucoup d’apathie. De nombreux jeunes
nous disent qu’ils ne savent pas s’ils ont envie d’aller voter… »
Un bon résumé de l’état d’esprit des moins de 30 ans, peu
emballés à l’idée de revivre, sauf surprise de dernière minute, le
même match qu’il y a quatre ans entre le président démocrate
sortant, Joe Biden, et son prédécesseur républicain, Donald
Trump, désormais seul candidat républicain en lice, depuis
l’abandon de sa rivale Nikki Haley à la suite de sa défaite lors du
Super Tuesday, le 5 mars. Soit deux concurrents qui battent des
records d’impopularité. Que ce soit au Community College ou à
l’université publique Temple, deux écoles accueillant des élèves
aux proils socio-économiques divers, la plupart des étudiants
déplorent un choix « entre deux mauvaises options » quand ils
sont polis, « merdique » quand ils ne le sont plus.
15

Alors que le scrutin s’annonce très serré,
les moins de 30 ans constituent une force
électorale non négligeable. Même s’ils votent
traditionnellement moins que leurs aînés, ils
s’étaient particulièrement mobilisés en 2020.
Cinquante pour cent d’entre eux s’étaient dépla-
cés aux urnes, une participation en hausse de
11 points par rapport à 2016, et Joe Biden en
avait été le grand bénéiciaire, selon le Circle, un
centre de recherche rattaché à l’université Tufts
(Massachusetts). L’enjeu est d’autant plus
important dans les swing states, susceptibles de
basculer d’un côté comme de l’autre. Il y a
quatre ans, le démocrate avait par exemple
remporté la Pennsylvanie avec à peine quatre-
vingt mille voix d’avance sur le républicain. « Joe
Biden doit gagner les jeunes électeurs, afirme
Daniel Hopkins, professeur à l’université de
Pennsylvanie. Il a besoin qu’ils se mobilisent, en
particulier parce que l’une des forces de Donald
Trump est de pouvoir générer beaucoup de par-
ticipation chez ses électeurs. »
Si les deux candidats sont attaqués sur leur âge
– Joe Biden a 81 ans, Donald Trump en aura 78
au moment de l’élection –, le premier est princi-
palement visé. Ses « problèmes de mémoire »
sont souvent mentionnés par les étudiants
quand ils ne parlent pas de « démence ». « Ça me
dérange d’avoir quelqu’un d’aussi haut placé qui
se ige au milieu d’un discours, souligne Colette
(qui n’a pas souhaité donner son nom de famille,
comme tous ceux cités par leur prénom),
22 ans. Et on est censé lui faire coniance pour
des décisions importantes… » Comme elle,
beaucoup avaient voté Biden il y a quatre ans.
Mais l’enthousiasme soulevé lors des primaires
démocrates de 2020 par Bernie Sanders, pour-
tant lui aussi proche de 80 ans à l’époque, et en
partie récupéré par Joe Biden s’est évaporé.
« Rien n’a vraiment changé », regrette Vivian,
qui suit des cours à Temple. « Biden a fait
beaucoup de promesses qu’il n’a pas tenues »,
avance aussi Izzy, 21 ans. Et de citer son
engagement d’annuler une partie de la dette
étudiante. Elle l’espérait, elle qui a dû emprun-
ter pour inancer ses études. Mais le démo-
crate s’est heurté à un rejet de la Cour
16
Des goodies et
des flyers sur
lesquels est écrit
« Inscris-toi pour
voter » sont
distribués aux
étudiants
du Community
College de
Philadelphie.
suprême, dominée par les conservateurs. Le
problème, selon Jake Wethman, membre des
Temple College Democrats, une association
politique du campus, c’est que le natif de
Pennsylvanie a « échoué à communiquer au
peuple américain un grand nombre de ses vic-
toires politiques. La question de son âge
détourne l’attention de ses réalisations ».
Ces électeurs aimeraient voir les candidats
s’engager sur le coût de la vie, la violence par
arme à feu, le changement climatique, l’avor-
tement ou encore la protection de la démo-
cratie. « Les jeunes sont de plus en plus frus-
trés de voir que leur situation économique ne
s’est pas améliorée ces dernières années et
que les emplois précaires auxquels ils ont
accès ne leur permettent pas d’avoir un salaire
décent », indique Kei Kawashima-Ginsberg,
directrice du Circle. Autre sujet qui crispe :
la guerre entre Israël et le Hamas. Le soutien
indéfectible des États-Unis à l’État hébreu,
qui a secoué les facs américaines cet hiver,
“Ça me dérange d’avoir
quelqu’un (Joe Biden) d’aussi
haut placé qui se fige au
milieu d’un discours. Et on est
censé lui faire confiance pour
des décisions importantes…”
Colette, étudiante
LA SEMAINE
a révélé une fracture, notamment génération-
nelle, chez les démocrates qui pourrait coûter
cher à Joe Biden. « La situation à Gaza est
inhumaine et il n’a pas vraiment montré de
compassion, lui reproche Colette. Je com-
prends totalement que des musulmans n’aient
aucune envie de lui donner leur vote. Moi-
même, ça me fait hésiter. » En février, lors de
la primaire démocrate du Michigan, où vit une
importante communauté arabo-musulmane,
cent mille personnes ont choisi de voter blanc
pour protester contre la politique de la Maison
Blanche au Proche-Orient alors que Joe
Biden n’avait remporté l’État qu’avec cent cin-
quante-quatre mille voix d’avance en 2020.
Hela Khadhr, 20 ans, a tranché : ce sera Donald
Trump. En 2020, elle aurait voté pour le démo-
crate si elle en avait eu la possibilité. « Au début,
ce qu’il faisait était cool, mais, très vite, j’ai
trouvé qu’il parlait plus qu’il n’agissait », critique-
t-elle. « Je sais que pas mal de gens n’aiment
pas Trump et disent qu’il est juste raciste. J’étais
comme eux, mais j’ai compris que la situation
économique était bien meilleure quand il était
dans le bureau Ovale. Au moins, lui, il a fait le
job. » Celle qui juge que les clandestins « sont
nuisibles à la société » est aussi déçue par la
politique en matière d’immigration du pré-
sident sortant alors que la frontière avec le
Mexique a été traversée en 2023 par un
nombre record de deux millions et demi de
personnes fuyant leur pays.
À la peine dans les sondages malgré un léger
rebond à la suite de son discours sur l’État de
l’Union début mars, Joe Biden a récemment
lancé une campagne publicitaire, empreinte
d’autodérision sur son âge, pour vanter son
bilan sur le changement climatique, la solidité
de l’économie américaine ou encore sa pro-
messe de refaire du droit à l’avortement un
droit fédéral. Il vient aussi de lancer une initia-
tive visant à constituer une large base de
jeunes bénévoles en vue de l’élection. En
février, lors du Super Bowl, la très suivie inale
du championnat de football américain, le can-
didat avait également fait son apparition sur
TikTok – une application qu’il souhaite pour-
tant voir interdite aux États-Unis. La prestation
a fait le miel des humoristes.
Sur les campus de Philadelphie, plusieurs
élèves disent qu’ils iront voter pour Joe Biden
avec des semelles de plomb. « C’est la seule
Raphaëlle Besse Desmoulières pour M Le magazine du Monde
option envisageable, j’ai très peur d’une nou-
velle victoire de Trump », assure Izzy. Mais le
candidat démocrate aurait tort de croire qu’il
sufira d’agiter la menace Trump pour rallier
ces électeurs, met en garde Marcos Castillo,
19 ans. « Il serait naïf, pour l’équipe de Biden,
de ne pas prendre au sérieux ceux qui disent
qu’ils veulent rester à la maison le jour J »,
estime-t-il. Si un vote par défaut compte
autant qu’un vote enthousiaste, la politique
est aussi affaire de dynamique. Et, pour
l’heure, rares sont ceux parmi ces étudiants
qui se disent prêts à aller faire du porte-à-
porte pour le président sortant.
Si vous vous
demandez quel
jour on est ?

That’s L’Esprit Libre = C’est Ça L’Esprit Libre


LE 11 MARS, ODESSA RAE RETROUVE IOULIA NAVALNYA
dans une grande ville européenne qu’elle préfère ne pas
nommer, pour des raisons de sécurité. La productrice du ilm
Navalny, de Daniel Roher, Oscar du meilleur documentaire
en 2023, n’avait pas encore vu l’opposante russe depuis la mort
de son mari, Alexeï Navalny, dans une prison russe, le 16 février.
Ce jour-là, les deux quadragénaires, devenues proches pen-
dant le tournage, en 2021, prévoient de partager un thé avant
d’aller dîner chez des amis communs. « Nous avons aussi
longuement parlé de la stratégie à adopter pour la suite », décrit
Odessa Rae, par téléphone, à l’arrière d’une voiture roulant
dans les montagnes suisses. Moins d’un mois plus tôt,
le 19 février, Ioulia Navalnya a annoncé qu’elle allait poursuivre
le combat de son mari contre le président russe, Vladimir
Poutine. Pour accompagner ce nouveau statut d’opposante,
son amie nie un rôle de « conseillère » auprès de la veuve, tout
en confessant qu’elle « suggère » des idées pour faire vivre
la mémoire de ce « leader sans peur ». Grâce à ses nombreux
contacts, notamment à Hollywood, la productrice envisage
des opérations de communication, des interventions média-
tiques ou encore l’organisation d’événements en hommage
à Alexeï Navalny. « Je relaie toutes les occasions qui peuvent
aider la cause, précise Odessa Rae. Je me considère aussi
en partie comme une membre de l’équipe Navalny. »
LE GOÛT DU RISQUE
DE LA PRODUCTRICE ODESSA RAE.
Après avoir remporté un Oscar en 2023 avec le
documentaire “Navalny”, consacré au combat de
l’opposant russe mort en février, la Canadienne
multiplie les projets engagés en Ukraine et à Gaza.
Texte Lucas MINISINI
Odessa Rae,
à Los Angeles,
en février 2023.
18
LA SEMAINE
Par le biais de ses ilms, l’ancienne actrice canadienne,
aujourd’hui basée à New York, se retrouve au centre de
la géopolitique mondiale. En plus de la promotion de Navalny,
Odessa Rae fait actuellement la tournée des festivals avec
Hollywoodgate, un documentaire réalisé par Ibrahim Nash’at, qui
a suivi deux haut gradés du régime taliban pendant un an, dans
une ancienne base militaire de la CIA à Kaboul, après le départ
précipité des forces américaines, en août 2021. En parallèle,
elle termine le montage d’un ilm sur le gouvernement ukrainien,
qu’elle a suivi pendant un an et demi après l’invasion russe, en
février 2022. Odessa Rae ne se contente pas de produire des
histoires : grâce à son carnet d’adresses, elle a, par exemple,
arrangé l’exiltration du traducteur afghan engagé dans le ilm
Hollywoodgate, menacé par le régime taliban, pour qu’il
obtienne l’asile politique en Allemagne. Plus récemment, à la
manière du célèbre producteur ukrainien Alexander Rodnianski,
impliqué dans les discussions non oficielles entre la Russie et
l’Ukraine, elle reconnaît avoir joué un rôle dans les tractations
sur un éventuel échange de prisonniers américains en Russie
qui aurait peut-être pu permettre de faire libérer Alexeï Navalny
avant sa mort. Ce rôle, bien au-delà du simple travail de
production d’un ilm, interroge Odessa Rae : serait-elle devenue
un personnage des histoires qu’elle raconte ? « Je marche
constamment sur une ligne très ine », reconnaît-elle.
Née de parents canadiens et élevée entre l’Inde, Hongkong et
les États-Unis, cette passionnée de politique aurait aimé devenir
diplomate. Mais, encore étudiante en relations internationales
à Toronto, au Canada, la jeune femme à la longue chevelure
rousse est repérée en pleine rue par un producteur de ilm.
Après un premier rôle, elle est engagée dans plusieurs projets,
aux États-Unis mais aussi au Japon, où la quadragénaire a passé
une partie de son adolescence. Un temps élève dans un temple
bouddhiste, où elle apprend la cérémonie du thé et l’arrange-
ment loral, elle obtient certains rôles grâce à sa maîtrise du
japonais. « J’ai donné la réplique à Brad Pitt, dans une publicité
pour une marque de jeans diffusée sur grand écran à Tokyo »,
raconte-t-elle. À 21 ans seulement, la jeune actrice obtient son
émission à la télévision japonaise et envisage de produire ses
propres ilms. Mais, à cause du sexisme ambiant, travailler au
Japon devient « trop dificile » : la jeune femme tente sa chance
aux États-Unis, où elle participe à la création d’Ivanhoe Pictures,
une société de production, spécialisée sur les projets autour de
l’Asie et devenue célèbre après le succès international du ilm
Crazy Rich Asians, en 2018.
La réalisation de ces ilms, aux sujets souvent sensibles, n’est
pas sans risques. Il arrive à la productrice d’être « suivie » pen-
dant certains de ses rendez-vous. En 2021, au sud de l’Alle-
magne, après avoir ilmé la confession d’un des empoisonneurs
d’Alexeï Navalny, qui avoue à l’opposant, par téléphone, l’intégra-
lité du projet d’assassinat en Sibérie, en août 2020, l’équipe du
ilm panique. « On a imaginé que les services de renseignement
russes devaient nous surveiller, qu’ils allaient débarquer dans ce
Airbnb, nous tuer et détruire les images, détaille Odessa Rae. On
hurlait au réalisateur de sauvegarder la séquence en ligne, je suis
allée garder la porte pendant que Christo Grozev [l’ancien direc-
teur exécutif de Bellingcat, auteur de l’enquête sur l’empoison-
nement d’Alexeï Navalny], appelait la police allemande pour nous
Billy Bennight/ZUMA Press Wire/ Alamy
protéger. » Depuis ce moment-là, la productrice, souvent victime
de tentative de piratage sur ses appareils électroniques malgré
sa prudence et ses trois téléphones différents, a engagé une
personne chargée de sa sécurité numérique. Pour limiter les
« risques » et continuer à travailler. Aujourd’hui, elle « explore » de
nouvelles pistes de ilms : in février, à Dubaï, elle a organisé une
interview avec Motaz Azaiza, le jeune photoreporter palestinien
devenu célèbre pour sa couverture de la guerre dans la bande
de Gaza bombardée par l’armée israélienne.
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 LA SEMAINE

LA SUITE DES ÉVÉNEMENTS

LES JOURS COMPTÉS DE

LA CLINIQUE POUR ADOS
TRANS DE TAVISTOCK.
QUE DEVIENNENT LES HISTOIRES UNE FOIS LES ARTICLES
PARUS ? RETOUR SUR LA POLÉMIQUE AUTOUR DU SERVICE
DU CENTRE HOSPITALIER LONDONIEN SPÉCIALISÉ DANS LA PRISE
EN CHARGE DES MINEURS TRANSGENRES. LES AUTORITÉS
SANITAIRES ONT DÉCIDÉ D’INTERDIRE LA PRESCRIPTION
DE BLOQUEURS DE PUBERTÉ DANS LES HÔPITAUX PUBLICS
DÈS LE 1 ER AVRIL ET DE FERMER LA STRUCTURE.

Texte Cécile DUCOURTIEUX

CE QU’ON A RACONTÉ régulièrement aux enfants et aux

Début 2023, le sort du Gender
Identity Development Service
(GIDS) est en suspens. Ce service
de la clinique Tavistock, un centre
hospitalier public de Londres, est
le seul en Grande-Bretagne à
prendre en charge des mineurs
atteints de dysphorie de genre,
éprouvant un sentiment d’inadé-
quation entre leur genre et leur
sexe biologique. Il va devoir fer-
mer à la suite d’une décision prise
par le National Health Service
(NHS) England, l’autorité adminis-
trant les établissements publics
de santé en Angleterre. Le GIDS a
prescrit des bloqueurs de puberté,
soit des traitements hormonaux
stoppant la puberté, à des cen-
taines de mineurs depuis une
dizaine d’années. Mais il est soup-
çonné d’avoir mis en danger leur
santé, pour avoir recommandé
ces prescriptions sans grande
vigilance ni suivi adapté. Les
conservateurs dénoncent les sup-
posés abus du GIDS tandis que
les associations protrans et des
parents d’adolescents avec des
troubles du genre s’inquiètent. Ils
adolescents par ses services pour
le traitement des dysphories de
genre. Ils pourront seulement l’être
dans les cas de puberté précoce.
Après avoir examiné les rares
études internationales concernant
les effets de ces médicaments sur
le développement des adoles-
cents, le NHS a conclu qu’« il n’y a
pas sufisamment de preuves pour
étayer l’innocuité et l’eficacité
clinique des bloqueurs de la
puberté et justiier de rendre le
traitement systématiquement
disponible ». Cette décision
intervient après qu’un rapport
préliminaire de la pédiatre Hilary
Cass sur les activités du GIDS,
publié en 2022, avait déjà conclu
que les bloqueurs de puberté
pourraient « interrompre de
manière permanente » le dévelop-
pement cérébral, réduire la densité
osseuse et obliger les adolescents
à s’engager dans des traitements
hormonaux correctifs (destinés à
transiter d’un genre biologique à
l’autre) de très long terme.
« Nous avons toujours dit que la
sécurité et le bien-être des enfants
l’opinion clinique d’experts et qu’ils
préservent l’intérêt de l’enfant. » Le
gouvernement n’a pas hésité à ins-
trumentaliser la question trans à
des ins politiques, notamment
pour mettre en dificulté les travail-
listes. L’association Stonewall, qui
milite pour les droits des per-
sonnes LGBTQ+ et pour un accès
facilité aux bloqueurs de puberté, a
en revanche regretté la décision.
« Tous les jeunes trans méritent
d’avoir accès à des soins de santé
de haute qualité au moment où ils
en ont besoin », insiste l’organisa-
tion, afirmant que les bloqueurs
sont « réversibles ». L’administration
de bloqueurs serait encore
l’hôpital pour enfants Alder Hey, à
Liverpool. Les quelques jeunes
patients (moins d’une centaine)
auxquels sont administrés des
bloqueurs de puberté pourront
poursuivre leur traitement auprès
de ces structures.
Des questions demeurent : pour
l’instant, rien n’interdit aux cliniques
privées, vers lesquelles se tournent
certains parents et adolescents,
de prescrire des bloqueurs de
puberté aux mineurs. Quant à la
nouvelle approche, dite « holis-
tique », que sont censés adopter les
services remplaçant le GIDS à par-
tir du 1er avril, elle reste peu claire.
Dans le Times, un quotidien
Vic Lentaigne pour M Le magazine du Monde

considèrent en effet comme indis-
pensables ces bloqueurs qui
donnent du temps aux jeunes
pour questionner leur identité.
CE QUI S’EST PASSÉ DEPUIS
NHS England a annoncé le
12 mars qu’à partir du 1er avril les
bloqueurs de puberté ne pour-
raient plus être prescrits
étaient notre priorité, nous saluons
donc cette décision historique du
NHS, a réagi Maria Caulield, la
sous-secrétaire d’État à la santé du
gouvernement conservateur bri-
tannique. Mettre in à la prescrip-
tion systématique de bloqueurs de
puberté contribuera à garantir que
les soins [aux adolescents] sont
fondés sur des preuves, sur
théoriquement possible aux
patients qui feront partie d’essais
cliniques approuvés par des comi-
tés d’éthique du NHS saisis en
amont. Quant au GIDS, le service
de la clinique Tavistock, il devrait
fermer le 31 mars et être remplacé
par deux nouveaux services,
l’un à l’hôpital Great Ormond
Street, à Londres, et l’autre à
conservateur, la chroniqueuse
Janice Turner, qui a couvert les
questions trans pendant des
années, estime que, « dans cin-
quante ans, stopper chimiquement
la puberté d’enfants en bonne
santé physique mais à la santé
mentale fragile sera considéré avec
la même fascination horriiée que
les lobotomies ».

20

QUI CONNAÎT BRUNO BERNARD ? Au
baromètre des personnalités politiques, le pré-
sident de la métropole de Lyon reste un illustre
anonyme. L’élu écologiste vient pourtant de
lancer une offensive judiciaire qui devrait faire
du bruit contre les groupes Arkema et Daikin,
deux géants de la chimie soupçonnés de
diffusion massive de « polluants éternels ».
L’assignation en référé, déposée le 19 mars,
vise à évaluer le préjudice subi par l’agglomé-
ration de un million deux cent mille habitants
et à ouvrir la porte à une multitude de recours
potentiels, si la procédure prospère. Personne
ou presque ne sait que Bruno Bernard, 53 ans,
a succédé à Gérard Collomb à la tête de la
deuxième agglomération de France. Le chef de
ile régional des Écologistes (ex-EELV) a battu
l’ancien ministre de l’intérieur d’Emmanuel
Macron aux élections locales de 2020, prenant
les manettes de la seule métropole élue au
suffrage universel direct.
Sa notoriété est inversement proportionnelle
au montant de 3,9 milliards d’euros de budget
qu’il gère, ce qui fait du Grand Lyon la deuxième
collectivité la plus dotée inancièrement, après
le Grand Paris. Bruno Bernard est « le plus puis-
sant des élus écologistes », aime rappeler son
AU GRAND LYON, L’ÉCOLO INCONNU
QUI FAIT LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS.
En 2020, le très réservé Bruno Bernard a ravi les manettes
de la métropole de Lyon à Gérard Collomb. L’élu écologiste
le plus puissant de France vient d’assigner en justice deux
géants de la chimie. Et prépare en toute discrétion la gauche
à l’élection de 2027. Texte Richard SCHITTLY
Bruno Bernard au
congrès du Parti vert
européen, à Lyon,
le 2 février.
entourage. Oui, mais pas le plus célèbre. Le
maire de Lyon, Grégory Doucet, ou celui de
Grenoble, Éric Piolle, prennent beaucoup la
lumière médiatique. Lui, reste dans l’ombre.
Il faut dire que Bruno Bernard y met du sien.
Avec son allure de grand adolescent au cos-
tume en lin, sans cravate, avec son verbe hési-
tant qui lui fait manger ses ins de phrases, ce
célibataire un peu secret n’est pas le meilleur
client des plateaux de télévision ou des tribunes
surchauffées. Il rédige ses propres discours,
refusant qu’un collaborateur tienne la plume
à sa place. Des interventions télégraphiques,
ultra-factuelles, sans ioritures. « Pour moi, par-
ler devant un public, ce n’est pas du tout naturel,
pas du tout évident. Mon appréhension s’est
progressivement estompée. Aujourd’hui, je peux
m’exprimer devant mille personnes sans que ça
m’impressionne », conie Bruno Bernard de son
grand bureau rectangulaire, au premier étage
du siège cubique de la métropole de Lyon,
dans le quartier de la Part-Dieu.
Son style aride doit sans doute à sa formation
d’ingénieur, spécialiste de la mécanique des
structures. Bruno Bernard a travaillé dans l’in-
dustrie de la dépollution, créant sa société,
avant de se lancer en politique, sur le tard.
LA SEMAINE
Passionné de rafting, l’écologiste marche 8 kilo-
mètres par jour, « pour réléchir ». En grand ama-
teur de football et de basket, il rate le moins pos-
sible de matchs de l’Olympique lyonnais ou de
l’ASVEL, le club de basket mythique de
Villeurbanne, dont il est capable de citer les
scores en championnat et en ligue européenne
depuis les origines. « L’action publique m’a tou-
jours intéressé. Je vote écologiste depuis 1995,
j’ai su que c’était la bonne direction. Mais j’ai mis
du temps avant de m’engager », expose Bruno
Bernard. L’hésitation tient peut-être à son héri-
tage familial. Son père, Roland Bernard, a été
maire d’Oullins (Rhône), député, sénateur,
cacique socialiste proche de François
Mitterrand. Sa grand-mère paternelle a été l’une
des premières françaises à intégrer un conseil
municipal à la Libération, à Saint-André-de-
Corcy (Ain). Socialiste par iliation, Bernard
junior acquiert son indépendance en prenant
sa carte aux Verts en 2002, sous l’inluence de
Dominique Voynet, ancienne ministre de l’envi-
ronnement de Lionel Jospin. Aux municipales
de 2008 à Villeurbanne, le militant se fait remar-
quer par ses talents de négociateur. Le groupe
écologiste passe de trois à six élus grâce à un
accord de premier tour.
Avec un sens aigu des rapports de force, aus-
tère en apparence, « chaleureux dans l’intimité,
connaisseur en vins », soufle un proche, Bruno
Bernard développe la stratégie d’autonomie
des écologistes, jusqu’aux victoires de 2020,
à la ville et à la métropole de Lyon. « Il est prag-
matique. Il décrypte les situations, toujours avec
trois coups d’avance. Il avance avec la boussole
de l’écologie et de la solidarité. Mais jamais il ne
fera perdre la gauche dans une élection », décrit
Béatrice Vessiller (Les Écologistes), deuxième
vice-présidente de la métropole, chargée de
l’urbanisme. Là où ses opposants, comme
Philippe Cochet, maire (LR) de Caluire-et-
Cuire, voient en lui « un dogmatique qui pose
en photo à la “une” du bulletin métropolitain
pour entretenir le culte de la personnalité »,
ses proches le disent au contraire « capable de
modiier ou d’abandonner un projet s’il est trop
clivant », comme cela a été le cas pour le projet
de télécabine franchissant le Rhône.
L’élu a fait de sa timidité présumée une arme
politique. Discret, il joue un rôle national aussi
important que méconnu au sein du parti écolo-
giste. Sa mémoire et sa vitesse de calcul men-
tal en font un expert incontournable de la carte
électorale. Membre du bureau exécutif d’EELV
jusqu’en 2022, il a été chargé des élections et
des relations avec les autres partis. C’est lui qui
rencontre en tête à tête Manuel Bompard, bras
droit de Jean-Luc Mélenchon, à l’issue de l’élec-
tion présidentielle de 2022, en vue d’un accord
avec La France insoumise pour les législatives
suivantes. Ce qui produira la Nupes et, pour les
Ma xime Jegat/Ma xPPP
écologistes, une présence inégalée a l’Assem-
blée nationale. Le président de la métropole de
Lyon est désormais chargé d’une mission infor-
melle, destinée à préparer la candidature de la
gauche en 2027. Sans écrire de discours.
Alexandre Robicquet - Manager Maison Villevert

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LES BEAUX-ARTS DE PARIS PRIS EN FLAGRANT
DÉLIT D’AUTOCENSURE.
Un ouvrage publié en janvier par l’école et consacré à
l’histoire des femmes en son sein a été expurgé d’un chapitre
sur le mouvement Metoo. Une décision qui fait polémique.
Texte Emmanuelle LEQUEUX
L’AFFAIRE SECOUE LE MONDE DE LA CULTURE.
Pourquoi l’École nationale supérieure des beaux-arts
(Ensba), à Paris, a-t-elle censuré un ouvrage qu’elle venait
de publier, comme l’a révélé Le Quotidien de l’art le
8 mars ? Le livre en question, Les Suffragettes de l’art,
retrace l’hsitoire des femmes aux Beaux-arts, de 1817 aux
années 2020. Commandé à la critique d’art indépendante
Anaïd Demir, il paraît en début d’année. « Je sens alors
qu’une menace plane sur lui, mais je ne sais laquelle »,
conie l’autrice. Après dix jours en rayons, 1 100 des
2 000 exemplaires sont pilonnés. Une nouvelle version,
expurgée de quatre pages, est tirée à 1 500 exemplaires.
Coût de l’opération : 10 000 euros et une polémique qui
enle autour de l’école d’art la plus prestigieuse de France.
La critique d’art
Dans les quatre pages en question était raconté le mouve-
Anaïd Demir s’est ment Metoo qui a bousculé l’institution en 2017-2018.
intéressée à la L’école est alors dirigée par l’artiste et académicien
présence des
femmes aux Beaux-
Jean-Marc Bustamante et de nombreux étudiants font
Arts, à Paris, pression sur lui, l’accusant d’indifférence à l’égard de
de 1817 à diverses affaires de harcèlement sexuel, moral et raciste.
aujourd’hui.
Arrivé au terme de son mandat, il n’est pas reconduit par la
ministre de la culture, Françoise Nyssen, alors qu’il le
demandait, et devra quitter l’école. Dans le livre a été éva-
cuée la mention de la charte pour l’égalité entre
les hommes et les femmes qui régit, depuis juillet 2018,
la lutte contre le harcèlement.
L’expurgation dérange. D’autant plus que l’institution a vu
arriver, en 2022, une femme à sa tête, la première en plus
de deux siècles d’existence : Alexia Fabre, conservatrice
en cheffe du patrimoine, défenseuse des artistes femmes.
Celle qui a fait de la lutte contre le harcèlement un de ses
chevaux de bataille à l’Ensba assume la responsabilité du
pilonnage. « Quand le livre est sorti, beaucoup de critiques
ont émergé, notamment sur deux paragraphes du dernier
chapitre, explique-t-elle. Nous avons donc pris rapidement,
trop sans doute, la décision de retirer ce chapitre, car nous
n’avions ni le temps ni la possibilité de rendre compte de
façon juste de ce moment d’histoire. »
Les deux paragraphes incriminés rappelaient le rôle de
lanceurs d’alerte d’un groupe d’étudiants concernant
le harcèlement sexuel. Y étaient cités aussi des propos de
Jean-Marc Bustamante publiés dans le catalogue de
l’exposition « Dionysiac », au Centre Pompidou, en 2005.
« Oui, l’homme a besoin de conquérir des territoires, la
femme trouve son territoire et elle y reste ; alors que les
femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les
femmes. » Des assertions que l’ancien directeur assure
regretter, mais que la communauté étudiante avait fait
ressurgir en 2018. « Personne ne comprenait pourquoi
ces pages gênaient tant, d’autant plus qu’elles avaient
déjà été largement amendées avant publication », s’étonne
Anaïd Demir. Cette dernière avait accepté, entre autres,
de ne pas évoquer l’épisode de l’enfarinage de Jean-
Marc Bustamante, en juillet 2018, par quelques étudiants.
26
LA SEMAINE
Pour le plasticien Olivier Blanckart, professeur à l’école et
membre du conseil d’administration, cela ne sufisait pas.
Ce proche de Jean-Marc Bustamante, qui l’avait nommé
dans l’institution, a ainsi adressé une « note de dépit, coni-
dentielle, à la direction ». « Ma colère est énorme, conie cet
homme réputé pour son sens de l’invective. Tous les
acteurs vivants ont été interviewés, sauf Bustamante. Des
passages sont hors contexte. Quant à rendre hommage
aux étudiants responsables de l’enfarinage, dénoncés
comme des agresseurs par tous les rapports disciplinaires,
c’est historiquement faux. » A-t-il réclamé pour autant
la censure ? « Évidemment non, je ne demandais rien. »
En signe d’apaisement, en janvier, la direction tente
de rédiger un addendum, qui rappelle les nominations de
personnel féminin effectuées par Jean-Marc Bustamante,
passage qui lui a été soumis. « Cela aurait été à mes yeux
sufisant, nous écrit ce dernier. Je n’ai aucune idée de la
raison pour laquelle il a inalement été décidé de retirer la
totalité d’un chapitre et de réimprimer tout le livre. Je suis
évidemment contre toute censure. »
Que s’est-il alors passé pour que le livre soit inalement
pilonné, une décision dont Alexia Fabre se dit « ni heureuse
ni ière et même profondément triste » ? Des pressions ont-
elles été exercées par le ministère, par certains membres
du conseil d’administration, voire par le réseau des acadé-
miciens, comme certains le suggèrent ? Ou la réponse
réside-t-elle dans la volonté de l’institution de se protéger
de tout scandale ? Pour le coup, c’est raté. « Olivier
Blanckart a exercé au quotidien des intimidations, une vio-
lence contenue », raconte Anaïd Demir. Lui réfute d’un
revers de la main. Et de proposer « une hypothèse peride :
on a préféré censurer plutôt que de dire du bien de
Bustamante. C’était utiliser un marteau-pilon pour écraser
une mouche ». Mais Alain Berland, chargé de la program-
mation culturelle à l’école, le conirme : « Olivier ne semble
pas conscient de l’inadmissible intimidation qu’il fait peser
sur les gens et qui pousse à agir dans la panique. C’est vrai-
ment regrettable qu’aujourd’hui ce soient les harcelées qui
paraissent faibles et l’école qui paraisse réactionnaire alors
que beaucoup de choses sont pensées pour la bienveil-
lance, que les professeurs qui agissent mal sont rappelés à
l’ordre et suspendus si besoin. »
Tout aussi stupéfaite de « la portée symbolique de cette
censure », Joan Ayrton, qui a, en tant que directrice des
études, ferraillé contre le duo Bustamante-Blanckart
en 2018 (et ce au prix de son poste), mesure « le degré
de pression qui a dû être exercée ». « J’en ai moi-même
subi une très violente en 2018, dévoile-t-elle. Bustamante
Beaux Ar ts de Paris Éditions
s’attribue aujourd’hui la paternité de la charte en place,
mais, à l’époque, il considérait Metoo comme une mini-
crise qui allait passer et nous faisait perdre beaucoup de
temps. » Et d’ajouter un regret : « L’époque ayant changé,
la direction étant entre les mains de femmes, c’était le
moment ou jamais de résister. »
 Une nouvelle silhouette –
Le Culture.

Culture Mixte vario avec équipement optionnel.

Plus d‘information à : www.r-m.de

LA FINE ARÊTE DU NEZ
ÉMERGE DE L’OVALE DU VISAGE, les
sourcils s’évasent pour disparaître
dans les cheveux tirés en chignon.
La Muse endormie est, avec la
série du Baiser, l’une des
sculptures les plus connues de
Constantin Brancusi (1876-1957),
cette gloire de l’art moderne
à laquelle le Centre Pompidou
consacre une grande rétrospec-
tive du 27 mars au 1er juillet, à
Paris. De la baronne Renée Irana
Frachon, qui a inspiré ce chef-
d’œuvre et l’a, de surcroît, offert
au musée parisien, on ne sait en
revanche rien, ou presque. « C’est
insensé qu’aucune ligne n’ait été
écrite sur cette femme qui a été
pendant cinquante ans l’amie de
Brancusi et s’est montrée géné-
reuse avec l’État français »,
s’étonne Vincent Guiot, qui
s’évertue depuis quatre ans à
l’extraire d’un quasi-anonymat.
Rien ne prédestinait cet affable
quinquagénaire à se lancer dans
une opération de réhabilitation.
Tour à tour directeur d’une galerie
de photo et d’une pâtisserie à
Toulouse, avant de migrer en
Bavière, où il gère aujourd’hui
le château Rothenbuch, loué pour
des séminaires, Vincent Guiot n’a
pas étudié l’histoire de l’art. Mais
l’éclectique déborde de curiosité.
L’aventure débute en 2020, quand,
en plein coninement, il achète
aux enchères un dessin d’un
artiste suisse peu connu,
Rodolphe Théophile Bosshard
(1889-1960). En voulant en savoir
plus sur le peintre, il tombe sur
un groupe Facebook qui lui est
consacré et qui cherche à localiser
un de ses tableaux, Portrait de
la baronne Frachon. Qui est donc
cette aristocrate que Bosshard a
représentée avec une coupe à la
garçonne, mais que d’autres ont
peinte avec un chignon relevé en
boucles ? En tapant « Frachon »
dans son moteur de recherche,
Vincent Guiot tombe sur des
pages entières consacrées au syn-
dicaliste Benoît Frachon, secré-
taire général de la CGT, de 1945 à
1967. Mais absolument rien sur la
baronne, si ce n’est qu’elle a
inspiré La Muse endormie.
Pour creuser le sujet, Vincent
Guiot contacte Doïna Lemny, l’une
des meilleures spécialistes de
Constantin Brancusi. Touchée par
l’enthousiasme de l’autodidacte,
l’historienne d’art le présente
28
à Raphaël Armand, un arrière-
petit-neveu de la baronne, qui lui
fait bon accueil. « C’est une évi-
dence de tomber amoureux d’une
inconnue qui a tant compté pour
l’histoire de l’art », conie ce der-
nier, lui-même fasciné par la
charge romanesque de son aïeule.
Raphaël Armand avait 13 ans
quand la baronne s’est éteinte,
en 1983, oubliée de tous, à l’âge
canonique de 102 ans. Dès lors, il
s’efforce de rassembler les pièces
du puzzle d’une femme qui s’est
appliquée à effacer les traces de
son passé, en brûlant toutes les
lettres qu’elle avait reçues de
Brancusi et des écrivains qu’elle
avait côtoyés tels André Gide.
En recoupant les documents et
les photos transmis par Raphaël
Armand avec la correspondance
LE RÉVEIL DE “LA MUSE
ENDORMIE” DE BRANCUSI.
La baronne Renée Frachon a inspiré une des
œuvres les plus célèbres du sculpteur, auquel
le Centre Pompidou consacre une rétrospective
jusqu’en juillet. Depuis quatre ans, un passionné
a entrepris de retracer son destin oublié.
Texte Roxana AZIMI
La baronne Renée
Frachon (1881-
1983), à Téhéran,
en Iran, où elle
a vécu sept ans.
conservée dans le fonds Brancusi
et des archives glanées sur
Internet, Vincent Guiot init
par reconstituer le destin d’une
femme qui, sans être pionnière ou
défricheuse, fut portée par l’élan
des avant-gardes. Née en 1881
à Paris, Renée Toussaint épouse, à
l’âge de 22 ans, le baron Alfred
Frachon, un avocat qui, comme
elle, descend d’une prestigieuse
lignée militaire. Sa vie se partage
dès lors entre la capitale, Agay
(Var), Marrakech et Tanger. Mais
aussi l’Iran, où elle vit durant sept
ans – à son retour en France, elle
ajoutera Irana à son prénom –,
puis la Martinique. Très tôt, l’intré-
pide fait le tour du monde, avec
son mari puis seule, voyages
qui nourrissent ses recueils
de poèmes, publiés à partir de
LA SEMAINE
1921 au Mercure de France ainsi
qu’un roman, Le chemin qui ne va
nulle part, au lyrisme appuyé.
Proche des cercles lesbiens,
notamment des femmes de lettres
Élisabeth de Clermont-Tonnerre et
Natalie Clifford Barney, dont elle
fréquente les soirées, l’originale
avait joué à l’âge de 16 ans dans
L’Enlizement (1899), une comédie
de l’actrice Liane de Pougy.
Sans avoir l’argent ni le panache
de Marie-Laure de Noailles,
une mécène déjantée qui régnait
alors sur le Tout-Paris des arts,
la baronne Frachon reçoit pour le
thé ceux qui font l’actualité litté-
raire et artistique. En 1906, on lui
présente Brancusi, un sculpteur
roumain débarqué deux ans plus
tôt à Paris, qu’elle prend aussitôt
en sympathie. « Entre eux, la rela-
tion est simple, sans chichis et
sans séduction », raconte Vincent
Guiot. En 1908, la baronne
Frachon, qui se rend souvent dans
son atelier de l’impasse Ronsin
– « l’un des endroits du monde où
je me sens le mieux », écrit-elle –,
lui commande son portrait. Elle
en suivra toutes les étapes de
1908 à 1910, depuis la première
version réaliste en glaise jusqu’au
bronze doré aux traits simpliiés.
« La Muse se plaît chez moi et je
l’aime tellement ! Mon mari l’aime
et l’admire aussi », écrit-elle
à Brancusi en mai 1917.
Bien qu’elle passe l’après-guerre
à sillonner le globe, la baronne
reste idèle au sculpteur, dont elle
apprend la mort en 1957, alors
qu’elle visite le Guatemala. Six
ans plus tard, à l’âge de 82 ans,
elle décide d’offrir son exemplaire
de La Muse endormie au Musée
national d’art moderne, déclinant
les « sommes considérables » que
lui proposaient les institutions
culturelles étrangères. « Je l’ai
Fonds André Rouveyre/Photo Archives Renée Frachon/Raphaël Armand
enveloppée d’une belle soie jaune
d’Inde, prise dans mes bras et
apportée aux deux conservateurs
du musée, raconte-t-elle dans
un tapuscrit inédit retrouvé par
Vincent Guiot. Je ne pouvais
retenir mes larmes en la quittant »,
ajoute-t-elle. Entre deux esca-
pades au bout du monde, la
baronne se rend régulièrement au
musée « aux heures où il n’y a pas
de monde » et s’attarde devant
La Muse endormie. « Pour
me retrouver en elle, écrit-elle,
puisque par le génie créateur
de Brancusi, elle est Moi. »
 LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

LA PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE S’EST RENDUE, LE 17 MARS,

AU CAIRE POUR Y NOUER UN PARTENARIAT STRATÉGIQUE GLOBAL AVEC ABDEL
FATTAH AL-SISSI ET ÉVOQUER QUELQUES CONFLITS FRONTALIERS.

1- POSE DOMINICALE 2- PETITES POMPES 3- OSÉE, JOSÉPHINE 4- LES PIEDS DANS LE TAPIS 5- SISSI L’EMPEREUR
Le dimanche, que faites- Pour recevoir Ursula Puisque nous parlons Restons encore au peu au Derrière nos deux héros
vous ? Ursula von der von der Leyen en grande chaussures, notons ras du sol pour évoquer du dimanche se dressent
Leyen, elle, tente de pompe, Abdel Fattah qu’Ursula von der Leyen l’imposant tapis sur lequel les drapeaux européen et
sauver le monde. Le Al-Sissi avait fait le choix est ici chaussée d’une se trouve posé tout ce égyptien. Ce dernier fut
17 mars, la présidente étonnant de porter des paire d’escarpins noirs à petit monde. Celui-ci nous instauré par Hosni
de la Commission euro- mocassins. Dans la hié- nœud, nous renvoyant permet en effet de rendre Moubarak lors de son arri-
péenne et cinq chefs rarchie des souliers mas- directement à Joséphine hommage au savoir-faire vée, en 1984. Neuvième
d’État et de gouvernement culins, ces chaussures de Beauharnais. historique, mais quelque drapeau de l’histoire du
européens étaient ainsi au apparaissent parmi les Pourquoi ? Parce que peu oublié, de l’Égypte en pays, il se compose de
Caire pour rencontrer le moins formelles et sont, à l’épouse de Napoléon de matière de fabrication de trois couleurs. Le rouge
président égyptien, Abdel ce titre, souvent considé- 1796 à 1809 était connue tapis. Au XVe siècle, les représente le sang versé
Fattah Al-Sissi. Durant de rées comme incompa- pour son goût absolu de la tapis égyptiens étaient par les martyrs tandis que
longues heures, ils ont tibles avec le port d’un mode et sa passion folle reconnus pour leur le noir renvoie à l’époque
évoqué ensemble la crise costume. Reste à savoir pour les chaussures. exceptionnelle qualité. monarchique du pays.
économique du pays et la ce qu’en penserait Donald Propriétaire, au sommet Fabriqués selon une tech- Entre les deux ? Du blanc
lutte contre l’immigration Trump. En 2017, lors d’une de son art, de près de cinq nique locale spéciique, et l’aigle de Saladin. Le
clandestine. Puis ils se visite du président cents paires, l’impératrice ces mamelouks se premier représente la
sont mis à table ain de égyptien aux États-Unis, aimait particulièrement distinguaient également révolution de 1952 tandis
Egyptian Presidenc y/AFP

parapher un partenariat Donald Trump, théâtral, les escarpins à nœud, par leurs couleurs, bleu, que le second symbolise
stratégique. Bilan des s’était émerveillé devant dont elle avait fait sa rouge, ocre ou vert… l’unité du monde arabe.
courses ? Ces pro- sa paire de richelieus signature et même Comme ici, sur le tapis On retrouve d’ailleurs cet
chaines années, l’Europe noirs : « Love your shoes ! son support d’expression présidentiel. aigle sur le drapeau de
investira 7,4 milliards Boy, those shoes. Man ! » stylistique préféré. l’Irak et de la Palestine.
d’euros en Égypte.

30

LE 27 DÉCEMBRE 1991, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
CHRISTINE ANGOT
“J’EN AI MARRE DE PARLER DE ÇA. J’en
ai marre que mon travail soit envahi par ça », dit
Christine Angot dans Une famille, son premier
ilm, en salle depuis le 20 mars. « Ça », c’est
l’inceste et Une famille, un documentaire sur
celui qu’elle a subi. Si son premier roman Vu du
ciel (Gallimard, 1990) ne retient guère l’atten-
tion des critiques littéraires du Monde, Not to
be (Gallimard) est salué, le 27 décembre 1991,
par Patrick Kéchichian, qui loue cette « sorte
de roman de la cruauté » et son écriture « ten-
due, violente, eficace ». C’est à cette occasion
que le nom de l’écrivaine fait son apparition
dans le quotidien du soir. Déjà, le journaliste
littéraire souligne que la jeune romancière
dérange. Il est souvent question de hurle-
ments et de douleur dans les articles
concernant son travail. De sa pièce, Arrêtez,
arrêtons, arrête !, Le Monde jugeait qu’il
s’agissait d’« une pièce vache. Une menace »
(24 juin 1997). « Le livre d’une blessure », décrit
Christine Rousseau, le 8 novembre 1997, au
moment de la sortie en poche d’Interview
(Fayard, 1995). La journaliste écrit aussi, et
c’est la première fois qu’il en est question dans
Le Monde au sujet de Christine Angot :
« Un livre sur l’inceste, que l’on devine rapide-
ment largement autobiographique. »
Son premier portrait paraît le 25 sep-
tembre 1998 sous la plume de Josyane
Savigneau à l’occasion de la sortie de Sujet
Angot (Fayard). « Je ne prétends pas écrire
des “récits vrais”, comme Annie Ernaux par
exemple. Il y a là un côté confession que je
n’aime pas beaucoup », dit Angot, qui à force
de puiser dans sa vie passe pour « un peu
“folle” » dans le milieu littéraire. « Dès qu’on
la voit on sait que non, qu’il s’agit de bien autre
chose. De ce mélange de violence et de
douceur qui fait une vraie force. »
Christine Angot dans Le Monde, ce sont aussi
ses textes, qu’elle soumet régulièrement au
quotidien. Il y a de longs propos sur la politique,
l’écriture et la littérature, des réactions à
l’actualité et des reportages détonnants.
Comme ces huit pages sur un concert de
Madonna à Wembley parues dans Le Monde 2
le 19 août 2006 : « Un journaliste du Monde a
eu l’idée de m’envoyer à Londres parce qu’il
savait que j’aimais les stars. Je n’aime que les
stars qui souffrent de s’arracher à elles-mêmes
pour servir leur art, leur croyance, leur foi.
Ça il ne le savait pas. Tout le contraire du credo
de Madonna, be yourself, être soi-même. »
Christine Angot s’arrache à elle-même pour
écrire. Un peu plus encore lorsqu’elle publie
L’Inceste (Stock, 1999). « Christine Angot va
gagner, prédit Josyane Savigneau le 3 sep-
tembre 1999. Parce qu’elle ne risque pas de
plaire. Elle va trop vite, trop fort, trop loin (…)
Elle n’est pas humaniste, elle a fait exploser le
réalisme, la pseudo-littérature consensuelle,
provocante ou faussement étrange, pour
poser la seule question, la plus dérangeante :
quel est le rapport d’un écrivain à la vérité ? »
Le Monde salue ensuite chacune de ses
publications. Le 15 septembre 2000, Jean-
Luc Douin s’interroge toutefois : « Christine
Angot a-t-elle basculé dans un narcissisme
durassien, ou poursuit-elle courageusement,
avec son soufle, sa voix, son haleine et tout
son corps dolent, son entreprise (folle, vrai-
ment ?) de mise à nu d’une vérité ? »
Cette passion pour la vérité lui vaut d’être
traînée devant un tribunal pour avoir écrit
à deux reprises sur l’ex-compagne de son
conjoint et leurs enfants. « Je n’ai envie de
blesser personne, jamais, mais si la vérité que
je trouve blesse, ce n’est pas mon affaire »,
assume-t-elle le 14 janvier 2011. Mais, lorsque
des journalistes comparent ses romans au
livre que Marcela Iacub consacre à la liaison
qu’elle a entretenue avec DSK, dans le des-
sein plus ou moins avoué d’en faire un livre,
elle hurle. « Non, non, non, et non », écrit-elle
dans Le Monde du 25 février 2013. « Non.
Non, je ne fais pas une littérature expérimen-
tale, et non, l’expérience n’a rien à voir avec
la littérature. » Elle écrit aussi : « Merci à Jean-
Michel Aphatie d’avoir dit au “Grand Journal”
(…) “mais Christine Angot ça n’a rien à voir,
Christine Angot elle raconte comment son
père l’a violée”. Merci pour le “comment son
père l’a violée”. Quand vous êtes dans la vie,
non dans “l’expérience”, vous n’écrivez pas
“pourquoi” quelqu’un viole, assassine, exter-
mine, vit, est ce qu’il est et fait ce qu’il fait, mais
“comment”, vous ne vous placez ni au-dessus
ni en dessous, ni par-delà le bien et le mal ni
en deçà, mais dans l’univers du “comment” et
c’est ça qui vous demande tous vos efforts. »
L’inceste encore dans Un amour impossible
(Flammarion, 2015) et dans « Le Monde
des livres », le 28 août 2015. « Le roman de
LA SEMAINE
Christine Angot est celui d’une libération »,
écrit Jean Birnbaum. L’inceste encore dans
un portrait que lui consacrent Gérard Davet et
Fabrice Lhomme, le 18 juillet 2017 : « Mon père
est mort deux mois après la sortie de L’Inceste,
une réussite (…). Je me suis dit : “Eh ben, pas
mal.” Je trouve que c’est pas mal, qu’il soit
mort. » Les journalistes ajoutent : « Elle
ne supporte pas que ses lecteurs la prennent
pour un porte-étendard de la cause de
l’enfance martyrisée. Elle ne répond d’ailleurs
jamais aux lettres de ses admirateurs. “Je ne
suis pas le bureau des pleurs”, prévient-elle. »
Au risque de heurter, comme en 2017, lorsque,
devenue chroniqueuse chez Laurent Ruquier,
elle s’en prend à Sandrine Rousseau venue
témoigner du silence imposé aux victimes
de violences sexuelles. Et quelques mois plus
tôt, cette séquence ahurissante sur France 2
où elle s’en prend avec « tout son mépris » à
François Fillon. « Malaise, écrivent Davet
et Lhomme. (…) Mais d’où lui vient ce besoin
de se colleter avec le réel ? » Elle répond :
« Je l’ai beaucoup fait, me tirer des balles dans
le pied, mais j’ai quand même des livres qui
doivent être défendus. »
Après la parution du Consentement
(Grasset, 2020), de Vanessa Springora,
Christine Angot signe une longue lettre adres-
sée à Gabriel Matzneff, le 2 janvier 2020.
Extrait : « Vous aviez des fans. J’en ai fait partie
quelque temps. J’avais une vingtaine d’années.
Je vous lisais. Je n’avais pas encore été dans le
cabinet d’un psychanalyste. Je commençais à
avoir des insomnies, des dificultés dans ma
sexualité, mais je n’étais pas encore prête à me
dire, à admettre, que mon père s’était autorisé
à commettre un inceste sur moi parce qu’il ne
m’avait jamais aimée, qu’il n’avait aimé que
lui-même. » Elle raconte ce souvenir terrible :
« Dans mon tout premier manuscrit, qui n’a pas
été publié, à la toute in il y avait une vague
allusion à l’inceste, que j’ai vécu entre 13 et
16 ans. Je l’ai fait lire à mon père. Je m’atten-
dais à une réprimande. Pas du tout. Il m’en-
courageait à aller plus loin, à raconter, mais
un peu à la manière de Robbe-Grillet, qu’on ne
sache pas si c’était vrai ou faux. » Christine
Angot a choisi d’écrire le vrai.
Texte Zineb DRYEF
 Xavier de Rosnay et Gaspard Augé,
à Paris, le 31 janvier.
Xavier de Rosnay : veste et chemise Celine Homme, pantalon Husbands Paris, lunettes Tom Ford, ceinture et
bijoux personnels. Gaspard Augé : veste et pantalon Saint Laurent par Anthony Vaccarello, chemise Hermès,
pochette Louis Vuitton, lunettes personnelles
Texte Stéphane DAVET
Photos Thurstan REDDING
Styliste Louis PRIER TISDALL
LE MAGAZINE
La nouvelle quête de Justice.
DEPUIS LA SÉPARATION DE DAFT PUNK, EN 2021, ILS FORM ENT LE DUO STAR
DE L’ÉLECTRO FRANÇAISE. XAVIER DE ROSNAY ET GASPARD AUGÉ ATTIRENT
LES FOULES LORS DE GRANDS CONCERTS DONNÉS DANS LE MONDE ENTIER.
APRÈS UNE ABSENCE DE HUIT ANS PASSÉE À PEAUFINER LEUR NOUVEL ALBUM,
“HYPERDRAMA”, OÙ ILS ONT FAIT APPEL À DES INVITÉS DE CHOIX, LE TANDEM
COM PTE BIEN INONDER LES ONDES À LA HAUTEUR DE SES AÎNÉS CASQUÉS.
ET PRÉPARE UNE TOURNÉE INTERNATIONALE QUI DÉBUTERA AU TRÈS COURU
FESTIVAL DE COACHELLA, EN CALIFORNIE, EN AVRIL.
33

AVANT
les palmiers de la Californie, les bois de Moselle, rabougris par
l’hiver. Sur la commune arborée d’Amnéville, au cœur de ce qui fut
le bassin sidérurgique lorrain, se niche la salle du Galaxie, arène de
douze mille places devenue, pendant trois semaines de février et
mars, la résidence exclusive du groupe Justice et d’une équipe tech-
nique de près de quarante personnes. Les Parisiens Xavier de Rosnay
et Gaspard Augé y ont préparé intensément leur nouvelle tournée,
dont les deux premiers concerts auront lieu, les 12 et 19 avril, à Indio,
à 130 kilomètres au sud-ouest de Los Angeles, parmi les têtes
d’afiche de Coachella. Ce festival est sans doute l’un des événements
pop les plus prescripteurs (et mondains) des États-Unis, l’un des
raouts musicaux les plus scrutés au monde. Le duo formé en 2003
y jouera plusieurs morceaux d’Hyperdrama, son très attendu qua-
trième album, à paraître le 26 avril, huit ans après Woman.
Coachella, les deux Parisiens connaissent très bien. Ils y ont déjà été
programmés en 2007, 2008, 2012 et 2017. Performances événemen-
tielles et souvenirs indélébiles. « Nous avons donné là-bas le premier
concert de notre vie, s’enthousiasme encore Xavier de Rosnay, en
rappelant que le duo n’avait joué avant cela que des DJ sets. Nous
venions juste de terminer notre premier album, ce dont nous n’étions
pas sûrs d’être capables. Comme le concert s’était très bien passé, notre
euphorie et notre soulagement étaient décuplés. » En 2006, un an
avant, au même endroit, Daft Punk avait donné un show resté dans
les annales. Perchés au sommet d’une impressionnante pyramide
de lumières et de sons, Thomas Bangalter et Guy-Manuel
de Homem-Christo, camouflés sous leurs costumes de robots,
avaient enlammé et converti un public et des médias américains
longtemps rétifs à la culture électro, a fortiori venue d’un autre
continent. Dans le livre de la sociologue et historienne Julia Pialat,
Ed Banger Records. Une histoire des musiques électroniques françaises
(Séguier, 2023), Steve Aoki, un des plus célèbres DJ américains,
témoigne : « Quand les Daft Punk ont joué à Coachella, ça a complè-
tement changé ma vie. » En 2007, c’est par Justice que l’Américain est
cette fois secoué. « Ils sont arrivés avec leur son distordu. (…) C’était
comme s’ils criaient : “On va faire les choses à notre façon. Et notre
manière est abrasive, bruyante dissonante. (…) On ne cherche pas à
ce que vous nous aimiez. Et si vous aimez, tant mieux !” Et cette phi-
losophie a tout changé pour moi. Je me suis dit : “C’est mon mouve-
ment ! C’est ça, ma culture ! Je veux en faire partie ! Je veux reprendre
le lambeau !” » L’impact de Justice s’est afirmé au il de tournées
internationales, à travers quelques tubes, dont D.A.N.C.E., sorti
en 2007 dans l’album Cross, chanson aux chœurs d’enfants solide-
ment ancrés dans la mémoire collective. Le duo a décroché deux
Grammy Awards et une trentaine de « synchros » (des publicités
pour Peugeot, les bandes-son des ilms John Wick 4, The Square, de
Ruben Östlund, Palme d’or à Cannes en 2017, de la série The Idol…).
Le très pop Hyperdrama est leur quatrième album, après la turbine
en surchauffe de Cross, les élans épiques « seventies » et cinémato-
graphiques d’Audio, Video, Disco (2011), et les inluences soul de
Woman (2016). Un parcours qui leur permet de trôner au sommet
de la riche histoire de l’électro made in France. Et d’en être les
ambassadeurs dans le monde. Comme le fut Daft Punk jusqu’à leur
34
LE M AG A ZINE
séparation, il y a trois ans. Justice n’a jamais échappé à la compa-
raison avec leurs aînés. Et pas simplement parce que ces duos sont
chacun composés d’un membre loquace et d’un plus taiseux
(respectivement Thomas Bangalter et « Guy-Man » pour Daft
Punk, et Xavier de Rosnay et Gaspard Augé pour Justice). Les
Parisiens ont aussi la particularité d’avoir été découverts et signés
par Pedro Winter, igure du monde parisien de l’électro, à l’époque
manageur de Daft Punk, et fondateur, en 2003, du label Ed
Banger. Pour leur Coachella 2007, Justice avait demandé à la
société Daft Arts, basée à Los Angeles, conceptrice de la fameuse
pyramide, de lui fabriquer son premier décor de scène. « Comme
nous n’avions pas encore d’ingénieur du son, Thomas Bangalter
s’était proposé de rester à la console pour vériier que tout se pas-
sait bien », se souvient Xavier de Rosnay.
Souvent désignés comme héritiers des androïdes Daft Punk, Xavier
de Rosnay et Gaspard Augé peuvent-ils à leur tour prétendre au
titre de « groupe le plus cool de la planète » ? Dans Hyperdrama,
Justice multiplie, pour la première fois, des collaborations de pres-
tige (avec Kevin Parker, de Tame Impala, le chanteur soul Miguel,
le virtuose jazz-R’n’B Thundercat…), comme l’avait fait Daft Punk
(avec Pharrell Williams, Giorgio Moroder, Julian Casablancas…)
dans leur album chant du cygne et dernier triomphe, Random
Access Memories (2013). « Musicalement, deux choses essentielles
nous ont marqués chez les Daft, résument les “justiciers”. D’abord,
la preuve qu’il était possible de fabriquer à la maison, de manière
autonome, des albums capables de toucher énormément de monde
et de traverser les frontières. Puis, au moment de Discovery, leur
deuxième album, la façon qu’ils ont eue de casser les barrières, en
démontrant que l’électro était plutôt une manière de faire de la
musique, en mélangeant toutes les inluences voulues, à la différence
de la house ou de la techno, qui sont des styles déinis. »
Depuis toujours domiciliés dans les quartiers des 9e et 18e arron-
dissements de Paris, les anciens chiens fous, qui, à leurs débuts,
s’enterraient pour enregistrer dans un troisième sous-sol de la rue
Montmartre, ont changé de statut, mais sont restés idèles au
Thurstan Redding pour M Le magazine du Monde. Blouson et chemise Celine Homme. Pantalon Husbands Paris.
nord de la capitale. Quand ils décident de refaire un album, ils se
retrouvent quotidiennement dans le studio que Xavier de Rosnay
a installé dans le salon de sa maison aux allures normandes, porte
de la Chapelle. L’endroit est autant un lieu de vie qu’un lieu de
travail où ces hédonistes, amoureux de peinture, de design et de
bonne bouffe, cultivent leur vieille complicité. « Quand ils sont
ensemble, on a l’impression qu’ils ne font qu’un », remarque Kevin
Parker, le démiurge australien de Tame Impala, groupe phare de
la pop contemporaine, interprète de deux titres de Hyperdrama.
« Nous avons habité ensemble quand nous avions 20 ans et
connaissons par cœur les pires défauts de l’autre, rigole Gaspard
Augé. Nous savons chacun ce qui ne fait pas partie du logiciel de
l’autre et nous nous adaptons. » Comme ils se sont adaptés au
rythme particulier de Xavier, père d’une jeune ille dont il a la
garde, en Suède, une semaine sur deux. « J’ai choisi d’être un Lunettes Tom Ford. Ceinture et bijoux personnels
homme domestique exemplaire, explique ce dernier. Aucun destin
artistique ne vaut la peine de sacriier une vie de famille. »
Leur histoire avec la French touch a été faite de iliation et de cas-
sure. Apparue dans les années 1990, cette appellation a d’abord
désigné un conglomérat assez hétéroclite d’artistes (le psychédé-
lisme d’Air, la house de Motorbass, Cassius ou Étienne de Crécy,
la pop robotique de Daft Punk…) à qui l’Internationale électronique
ouvrait les portes de l’export. Au début des années 2000, cette vague
connaît un essouflement, même du côté de Daft Punk, dont le troi-
sième album, Human After All (2005), est dans un premier temps
un échec commercial. De manière générale, la scène électro
 LE M AG A ZINE
semble ronronner entre les sons trop lisses de la house et l’aus-
térité de la techno minimale berlinoise. Ce n’est pas un hasard si, au
même moment, les guitares ont connu un retour en force avec des
groupes (The Strokes, The Libertines, Franz Ferdinand…) au sex-
appeal plus flamboyant que celui des bidouilleurs un peu nerd
cachés derrière les platines. C’est d’ailleurs plus en enfants du rock
que de l’électro que Xavier de Rosnay et Gaspard Augé vont incarner
leur musique. Ce, même si, après quelques essais à la batterie (pour
Gaspard) et à la basse (pour Xavier), ces fans de heavy metal troquent
leurs instruments contre des machines. Ils se baptisent Justice, en
référence à l’un des albums de Metallica (… And Justice for All), et la
croix qui illustre la pochette de leur premier album a aussi été pui-
sée, avec leur complice graphiste Bertrand Lagros de Langeron, alias
So_Me, chez leurs idoles américaines (la pochette du disque Master
of Puppets). Un symbole christique qui trônera ensuite comme
emblème de leurs grands-messes live, aux côtés de murs de fausses
enceintes Marshall, la marque fétiche des amateurs de riffs de gui-
tares. De leurs racines rock, le duo gardera un goût pour l’énergie
abrasive et le spectacle, et des images d’autant plus soignées que les
deux amis sont des graphistes avant d’être des musiciens.
FILS
d’un comédien et d’une employée du Centre
Georges-Pompidou, Gaspard Augé, né
en 1979, dessine des lyers et des afiches sous
le pseudonyme de Gaspirator, quand Xavier
de Rosnay, né en 1982, fils d’une dentiste
d’origine vietnamienne et du DRH d’un hôpital parisien, termine
ses études de graphisme à l’école Estienne, à Paris, où il se spécia-
lise dans la typographie. Même s’ils sont de nature timide, ces
amoureux de l’iconographie distillée, dans les années 1970, par le
collectif britannique Hipgnosis (les pochettes de Pink Floyd, Led
Zeppelin, 10cc…) rejettent la culture de l’anonymat chère aux DJ.
Dès ses débuts, le duo a le sens du look. Jeans cigarette et bombers
colorés pour la mince silhouette de Xavier. Quand ce grand échalas
de Gaspard porte blousons de cuir, tee-shirt, tignasse et bacchantes
Thurstan Redding pour M Le magazine du Monde. Veste Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Chemise Hermès.
bouclées, avec une allure de métalleux plus que de laborantin élec-
tro. Une alchimie qui séduira au-delà des pistes de danse. « Quand
j’ai découvert Justice, je n’écoutais quasiment que du vieux rock
psychédélique, se souvient Kevin Parker, de Tame Impala. Mais je
me retrouvais dans ces clins d’œil au rock à la fois dur-à-cuire et
ironique, tout en appréciant leur production ultra-moderne. » Enfant
du rock d’une autre génération, grand connaisseur de la culture
pop, le photographe et vidéaste Jean-Baptiste Mondino, qui les
photographia, en 2007, pour le magazine Numéro, avouait dans le
livre Travail, Famille, Party (Headbangers Publishing, 2013), être
tombé sous le charme teigneux du duo. « Je n’aurais jamais cru
qu’un jour je viendrais acclamer sur scène un groupe comme Justice :
deux mecs qui triturent des machines pour une sorte de messe noire.
(…) Ça m’a étonné quand ça m’a pris aux tripes. »
À Paris, au début des années 2000, l’air du temps se catalyse dans
des établissements de nuit comme le Baron, le Paris Paris, le Rex ou
Pochette Louis Vuitton. Lunettes personnelles
les 9 Billards, où gravitent des personnalités actuelles ou futures de
la mode, du graff, de la vidéo, du cinéma, de la musique, portées par
une espèce d’utopie du danceloor. Parmi elles, une grande perche
à l’enthousiasme contagieux : Pedro Winter, né Pierre Winter
en 1975, ancien skateur fan de metal et de rock hardcore, autant que
de hip-hop et de dance music. En créant, en 2003, son propre label,
Ed Banger Records, celui qui est alors encore manageur de Daft
Punk espère décloisonner les genres et accompagner des artistes
dès leurs débuts. « L’aventure Daft Punk était géniale, mais j’étais
d’abord au service de Thomas et “Guy-Man”. En lançant le label,
Dès ses débuts, le duo a le sens du look.
Jeans cigarette et bombers colorés pour
la mince silhouette de Xavier. Quand ce
grand échalas de Gaspard porte blousons
de cuir, tee-shirt, tignasse et bacchantes
bouclées, avec une allure de métalleux
plus que de laborantin électro.
j’avais le fantasme de tout piloter dès le départ. » Tchatcheur solaire,
storyteller madré, au tempérament de « chef de colo », celui qui
œuvre aussi en DJ sous le nom de Busy P va façonner et renouveler
un catalogue (Cassius, DJ Mehdi, Mr Oizo, SebastiAn, Ufie, Breakbot,
Myd…), au gré de ses convictions artistiques, mais surtout en misant
sur « un précipité de rencontres, passions amoureuses, voyages et ami-
tiés fraternelles ». Lui permettant de revendiquer sa devise : « Travail,
famille, party. » « J’avais demandé à So_Me, qui travaillait à la direc-
tion artistique d’Ed Banger, si je pouvais m’incruster dans une soirée
raclette à Vincennes, où il rejoignait ses potes. » Organisé dans la
maison de la mère de Gaspard Augé, le gueuleton se termine par
l’écoute d’un titre que le moustachu et son complice avaient produit
pour un concours (perdu) de remix. Radicalement élaguée, cette
refonte d’un morceau du groupe Simian, Never Be Alone, tape dans
l’oreille du jeune boss d’Ed Banger Records, qui propose à ces tout
aussi jeunes débutants d’intégrer son nouveau label.
À la fois mentor et grand frère, Pedro Winter active immédiate-
ment les réseaux internationaux qu’il a constitués en manageur
de Daft Punk. Rebaptisé We Are Your Friends, le remix de Simian
devient le premier single de Justice, dont la personnalité et les DJ
sets enthousiasment rapidement au-delà des frontières. Plusieurs
personnages-clés de l’époque s’en font les apôtres. Tels l’Allemand
DJ Hell, patron de Gigolo Records, du binôme 2 Many Djs, pion-
nier de l’électro-rock en Belgique, de LCD Soundsystem, igures
dance-rock new-yorkaises, ou d’Erol Alkan, DJ et producteur
phare de la scène underground londonienne des années 2000.
« J’ai toujours écouté avec beaucoup d’attention ce que m’envoie
Pedro [Winter] », souligne ce dernier. « Après avoir reçu un CD-R
[compact-disc enregistrable] des premiers titres de Justice, j’ai com-
mencé à passer We Are Your Friends en club. À chaque fois, les gens
devenaient hystériques et venaient me demander : “Mais c’est
quoi ?” », se souvient le DJ, qui remixera quelques mois plus tard
Waters of Nazareth, l’abrasif second single des Français.
Lancée par Pedro Winter, la réputation internationale de Justice est
ampliiée par Emmanuel de Buretel. Figure de l’industrie musicale,
après avoir dirigé les branches françaises et européennes de Virgin
et d’EMI, où il a, entre autres, lancé les carrières d’Air et de Daft
Punk, ce diplômé du Massachusetts Institute of Technology a créé,
en 2004, le label Because Music (Manu Chao, Charlotte
Gainsbourg…), rapidement associé à Ed Banger Records, par l’inter-
médiaire d’un contrat de licence. « Je suis un arbre fou qui a trouvé
son tuteur, coniait Pedro Winter à propos de cette association dans
Electrorama. 30 ans de musique électronique française [Marabout,
2020]. Emmanuel [de Buretel] est une machine de guerre, capable
d’appeler en direct Paul Tollett, le patron de Coachella, ou Lyor Cohen,
responsable mondial de la musique chez YouTube et Google. » Le créa-
teur de Because Music a toujours cru à la vocation internationale de
Justice. Parmi les atouts du duo, « la façon dont ils maîtrisent totale-
ment leur outil créatif, en termes de sons et d’images ». Un talent
37

qu’il encouragera en investissant dans des clips vidéo qui par-
ticiperont beaucoup à l’aura des Français dans le monde.
« Si, au début des années 2000, l’industrie du disque connaît une
crise sans précédent à cause de la révolution numérique et des
téléchargements gratuits, de nouveaux outils vont permettre à de
jeunes artistes de se faire connaître », analyse la sociologue Julia
Pialat. Elle cite en exemple le lancement, en 2003, du réseau
social Myspace et la création, en 2005, des plates-formes YouTube
et Dailymotion. De parfaites chambres d’écho pour les spectacu-
laires vidéos de Justice. Coup d’essai génialement bricolé, le clip
de We Are Your Friends obtient, en 2006, un MTV Europe Award
et un coup de buzz inattendu de la part de Kanye West. Furieuse
de ne pas avoir obtenu la récompense, l’imprévisible star du rap
monte sur scène en lâchant un tonitruant « Fuck this ! Mon clip,
Touch the Sky, a coûté 1 million de dollars. J’ai traversé des canyons
et fait appel à Pamela Anderson. Si ce mec gagne, cette récompense
perd toute crédibilité ! » Lucide, Kanye West viendra en coulisses
glisser à So_Me, coauteur du clip : « Les mecs, vous allez avoir l’air
cool et, moi, je vais avoir l’air stupide. » Comme d’autres de ses
confrères (Jay-Z, Pharrell Williams…), le rappeur approchera le
duo français pour d’éventuelles collaborations.
Justice engrange ensuite les réussites. Comme avec le clip de leur
plus gros tube, D.A.N.C.E., dont les fantastiques animations sur tee-
shirts (à nouveau signées So_Me) inspirent ensuite Madonna, Muse
et Depeche Mode. En images, le binôme n’hésite pas à jouer de la
provocation, comme dans la vidéo de Stress, signée du réalisateur
Romain Gavras. En illustration de cet instrumental vrillant les tym-
pans, le cofondateur du collectif Kourtrajmé ilme de façon ultra-
réaliste une descente à Paris de jeunes des quartiers, avec une
violence digne d’Orange mécanique. On accuse le groupe de
racisme, d’appel à la haine. Alors sénateur socialiste de l’Essonne,
Jean-Luc Mélenchon réagit, le 17 mai 2008, sur France 5 : « Ce clip
est comme beaucoup d’autres de ces prétendues créations cultu-
relles, un coulis dégoûtant de violence et de pulsions élémentaires.
Ce n’est pas fait pour réléchir, c’est fait pour agresser. » Des années
plus tard, Jonathan Alric, membre du duo électro The Blaze,
remarqué pour ses vidéos, préfère souligner le choc inspirant de
Stress, dont « la mise en scène brouillait les frontières entre iction
et réalité, en parfaite symbiose avec la violence distordue de la
musique ». Si, aujourd’hui, le jeune public plébiscite surtout les
Reels, des vidéos de trente secondes diffusées sur TikTok, Justice
continue de miser sur la puissance visuelle de clips ambitieux, avec
ce qu’il faut de soufre. À l’instar de celui du récent Generator, réa-
lisé par Léa Ceheivi pour un budget de 150 000 euros, mettant en
scène la fluidité sexuelle de robots, dont les ébats hardcore
limitent l’accès à son visionnage sur les plates-formes.
DEPUIS
ses débuts, Justice apporte
également un soin particulier
à la conception des perfor-
mances live, un moment cen-
tral du travail du duo qui a
sans doute fait beaucoup pour sa réputation. Même si le binôme a
tâtonné au départ lors de ses premières confrontations avec le
public. « Je me souviens d’un festival où nous avions commencé
notre set de DJ par un morceau dissonant de Mr Oizo [l’alias musical
du réalisateur Quentin Dupieux] qui avait vidé le chapiteau », se
souvient Xavier de Rosnay. « [Le producteur] Erol Alkan nous avait
conseillé de prendre d’abord le public par la main, pour l’emmener
dans ce qu’il appelait : “Justice: The Movie”. Cela nous est toujours
resté en tête. » Dans l’arène d’Amnéville, Justice et son équipe
38
LE M AG A ZINE
peauinent avec un soin extrême la scénarisation sonore et visuelle.
« Un monumental puzzle se réinvente à chaque tournée », souligne
Gaspard Augé en expliquant la façon dont, pendant des mois, lui
et son complice choisissent et réécrivent des morceaux de leur
répertoire pour élaborer un show aux multiples rebondissements.
« Il faut qu’il se passe quelque chose toutes les quinze secondes »,
résume Xavier de Rosnay. Ce synopsis musical se double d’un scé-
nario visuel concocté avec des techniciens particulièrement inven-
tifs. « Une des forces de Xavier et Gaspard est de systématiquement
penser leur musique en termes scénographiques », assure Vincent
Lerisson, dit Lewis, qui, depuis 2007, conçoit les éclairages du
groupe. « Ils suivent et valident le projet de A à Z. Je ne connais
aucun autre musicien qui s’implique autant qu’eux dans ce proces-
sus », insiste cet ancien du théâtre de Chaillot qui a aussi collaboré
avec Gaëtan Roussel, Calogero, Jay-Z ou Frank Ocean.
Paradoxalement, si les concerts de Justice ont toujours fait le plein
aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe ou en Asie, leur dis-
cographie n’a pas connu le même succès. Certes, leur premier hit,
D.A.N.C.E., afiche le score enviable de quelque deux cent millions
d’écoutes toutes plates-formes confondues et leur premier album
s’est vendu à près de un million d’exemplaires, mais les suivants ont
plafonné autour de deux cent mille ventes, loin des performances
de Daft Punk. Sans parler des succès des millionnaires français de
la dance music, tels David Guetta ou DJ Snake. « C’est vrai qu’ils
n’ont pas été jusqu’ici totalement consacrés commercialement par le
grand public. Leur son a souvent été trop pur et trop dur pour passer
en radio », reconnaît Emmanuel de Buretel. Les budgets de produc-
tion du groupe s’équilibrent malgré tout entre « les streams, les
recettes de tournée, les ventes importantes de vinyles et l’utilisation
de leur musique dans des ilms, séries, jeux vidéo ou publicités… »
Hyperdrama permettra-t-il au duo parisien de devenir un authen-
tique poids lourd de la musique d’aujourd’hui et d’accéder au pan-
théon de la musique pop ? Le duo fait tout pour prouver son savoir-
faire. Et montrer qu’il maîtrise cet art du refrain, de la boucle ou de
la mélodie irrésistibles dont savait si bien user Daft Punk dans
Around the World, One More Time ou Get Lucky. Après avoir long-
Thurstan Redding pour M Le magazine du Monde. Veste et chemise Celine Homme. Pantalon Husbands Paris.
temps refusé le principe des featurings, ces invitations lancées à
d’autres artistes qui permettent une exposition maximale d’un
morceau, le duo a enrichi sa musique en allant chercher dans ces
autres voix une dimension mélodique et émotionnelle jusque-là
trop rare. « Nous n’avons rien contre la pop, mais il faut qu’elle
demeure singulière, voire perturbante », insiste le tandem.
Xavier de Rosnay et Gaspard Augé demeurent avant tout des sculp-
teurs de sons, des control freaks demandant à valider tout ce qui
concerne leurs créations et la diffusion de celles-ci. Très soucieux
de leur « intégrité » et en léger décalage générationnel, ils ont choisi
de ne pas jouer le jeu des réseaux sociaux. Quitte à ce que Pedro
Winter s’arrache quelques cheveux. « Mais ne sont-ils pas en avance
sur leur temps ? s’interroge l’historienne Julia Pialat. À l’heure où tout
le monde se promeut comme une vedette, n’est-il pas plus intéressant Lunettes Tom Ford. Ceinture et bijoux personnels
de cultiver le mystère ? » Et de laisser les fans s’occuper de votre
exposition. Parmi eux, le Canadien Abel Tesfaye, devenu mégastar
de la pop contemporaine sous le nom de The Weeknd, a récem-
ment posté plusieurs stories à ses 73,7 millions d’abonnés sur
Instagram, à l’occasion de la sortie du nouveau single de Justice.
Tout en proposant aux Français une prochaine collaboration.
Quelques années après les tubes (Starboy, I Feel It Coming) qu’il
avait cosignés avec… Daft Punk. La consécration serait déinitive.
HYPERDRAMA, DE JUSTICE (ED BANGER RECORDS/BECAUSE), SORTIE LE 26 AVRIL.
AU FESTIVAL WE LOVE GREEN, LE 1 er JUIN, À PARIS, ET EN TOURNÉE DANS TOUTE LA
FRANCE (DATES SUR JUSTICE.CHURCH)
Mannequins : Gaspard Augé et Xavier De Rosnay @ETJ USTI CE POURTOUS @BECAU SEMU SIC. Assistants du photographe :
Clément Dauven #ClémentDauvent et Jeanne Le Louarn @JEA NNELE LOUAR N. Assistants du styliste : Ruairi Horan @
R UAIR IHORA N et Chantz Norris @C HAN TZNO RRI S. Coiffure : Soichi Inagaki @SOI CH IINAGA KI @ART PARTNER, assisté de
Chikako Shinoda @SHINO CHIK A_HAIR. Maquillage : Adrien Pinault @AD RI EN PINAULT @M AWOR LDGROUP. Production :
Cinq Étoiles @CI NQETOI LE SPROD UCTIO NS et Parent @PA REN T.GLOBAL
Le lieutenant
Damien forme
l’un de ses hommes
à l’utilisation de
drone, sur le terrain
d’entraînement
du 126e régiment
d’infanterie de
Brive-la-Gaillarde
(Corrèze), en mars.
LE M AG A ZINE
LA GUERRE A COMME
L’ODEUR DU NEUF, au 126e régiment
d’infanterie (RI) de Brive-la-Gaillarde.
Pas de mornes façades, pas de
fenêtres aux vieux linteaux de brique
autour de la place d’armes de la
caserne Laporte, où trône un impo-
sant bison blanc, l’emblème du régi-
ment. Les bâtiments de chambrées
des compagnies ont des airs d’im-
meubles tout juste sortis de terre, les
bureaux du chef de corps pourraient
être ceux d’une cité administrative,
même les hangars, où dorment une
quarantaine de blindés flambant
neufs, ressemblent à s’y méprendre
à des entrepôts Amazon.
Dans cette caserne de Corrèze, les
chamboulements du monde appa-
raissent presque silencieux. Ce qui
vrombit, ce sont les moteurs des
Griffon, ces nouveaux véhicules de
transport de troupes dont le régi-
ment a été un des premiers à être
doté, à partir de 2021, pour rempla-
cer son vieux parc de VAB (véhicules
de l’avant blindés) bruyants conçus
dans les années 1970. Si les balles
siflent, c’est sous les casques anti-
bruit. À peine le débat sur l’envoi de
militaires occidentaux en Ukraine
afleure-t-il, en cette mi-mars, à l’is-
sue d’un entraînement musclé, lors
d’une brève pause cigarette, sous un
auvent bombardé par la grêle.
Personne ne souhaite se risquer, de
prime abord, à commenter les pro-
pos du chef de l’État, alors que, le
26 février, Emmanuel Macron a
provoqué le malaise chez nombre
d’alliés en annonçant brutalement
L’OMBRE
DE LA GUERRE
EN UKRAINE
SUR LE 126e RI
DE BRIVE. croiser des blindés traverser la ville
Les déclarations d’Emmanuel Macron sur la route des champs de
sur la possibilité d’envoyer des troupes manœuvres. Le 126e est le deuxième
employeur du département, der-
françaises en Ukraine n’ont pas chamboulé rière l’hôpital, et les enfants des per-
le quotidien des “Bisons” de Corrèze. sonnels occupent à eux seuls l’équi-
valent de deux classes et demie de
Mais depuis plusieurs mois, les soldats se maternelle et trois classes d’école
préparent pourtant à cette éventualité : élémentaire, selon une étude de
l’Insee parue en novembre 2023.
ils ont passé en revue leurs maigres Même le maire, Frédéric Soulier
équipements, renforcé les entraînements, (LR), confesse qu’il lui « a fallu la
guerre » en Ukraine, pour redécou-
creusé des tranchées en pensant aux vrir un vieux jumelage « dormant »
champs du Donbass… Désormais dans que sa ville avait noué en 1967 dans
l’indifférence générale, avec
les têtes, la perspective d’un front à l’est Melitopol, aujourd’hui en territoire
s’est considérablement rapprochée. conquis par les Russes.
Le retour de la guerre en Europe
Texte Élise VINCENT
est ainsi une réalité proche et loin-
Photos Guillaume RIVIÈRE
taine à la fois, à la caserne Laporte.
Depuis de longs mois, le régiment
que l’envoi de « troupes » en aux « dividendes de la paix », il a été se trouve être à quelques kilo-
Ukraine ne devait pas « être exclu ». sauvé par la magie de son ancrage mètres seulement du principal
Ici, le conlit ukrainien est au mieux corrézien et les grâces du président camp d’entraînement des soldats
« un décor un peu lointain », « une Jacques Chirac (1995-2007). Alors ukrainiens sur le sol français. Un
toile de fond », concèdent certains. que beaucoup de casernes militaires terrain que fréquentent régulière-
« Le militaire reste toujours pragma- souffrent aujourd’hui d’infrastruc- ment les militaires du 126e RI. Mais
tique, il se projette seulement d’ob- tures décaties, les « Bisons » ont tout est très cloisonné entre
jectif en objectif », tient à relativiser bénéicié d’investissements de rat- Français et Ukrainiens. « On s’aper-
l’oficier chargé de la communica- trapage inespérés. Leur isolement çoit, on se croise, mais on n’est pas
tion, même si, comme un éléphant géographique, en plein « désert censé fraterniser », explique un
au milieu de la pièce, cette guerre militaire », les a paradoxalement capitaine. Au point que le jour où
est souvent là, dans les têtes et les aidés. Et maintenant que l’armée de un combattant ukrainien s’est pré-
discussions de chambrée. terre cherche à remonter en puis- senté par mégarde à sa « popote »,
Sur la carte des régiments de l’ar- sance, c’est un des régiments les le coin repas de son groupe, il s’est
mée de terre, le 126e RI (1 200 sol- mieux lotis de France. senti « obligé de lui demander gen-
dats et 200 réservistes) fait igure de À Brive-la-Gaillarde, on vit d’ailleurs timent de partir ».
rescapé. Menacé à deux reprises de avec la guerre presque sans s’en Assis en treillis dans le salon de
fermeture lorsque l’on croyait rendre compte. Dans cette ancienne « convivialité » de la caserne, un
encore, à la in de la guerre froide, cité médiévale, il n’est pas rare de petit espace cuisine avec une
41
 table basse au milieu ornée
notamment d’un ballon de rugby
dédicacé par des joueurs du Club
athlétique Brive, le chef de corps, le
colonel Paul Sadourny, 42 ans,
tient lui aussi absolument à « gar-
der une certaine distance avec l’ac-
tualité ». Le 126e RI étant un régi-
ment polyvalent dont les effectifs
– 90 % de militaires du rang –
peuvent être projetés en urgence
sur des théâtres très différents, il
répète à l’envi : « On n’est pas dans
les soubresauts. Un jour, on part, un
jour, on ne part pas, on est obligé de
s’entraîner pour toutes sortes d’opé-
rations », reprend ce saint-cyrien
passé par les cabinets des anciens
ministres des armées Jean-Yves
Le Drian et Florence Parly.
l’Europe, on préfère insister sur
« l’héroïsme » de ces combattants,
dûment commémoré chaque année
au mois de novembre.
Au 126e RI de Brive, on est d’abord
fiers d’appartenir à un régiment
d’infanterie de ligne. « On nous le dit
dès le centre de recrutement : l’infan-
terie, c’est l’arme des trois cents der-
niers mètres, de zéro à trois cents
mètres », répète le caporal-chef Paul,
26 ans, à la tête d’un groupe de
combat, assis à une table d’une salle
d’instruction. « Si on a des doutes sur
ce que l’on fait, ce n’est pas ce conlit-
là [la guerre en Ukraine] qui doit
nous mettre la puce à l’oreille. Lors
des classes, il faut porter des sacs de
30 kilos, marcher, tenir, et normale-
ment ça ouvre les yeux », reprend le
recrutement direct comme sous-
officier. « Donc, s’il faut aller en
Ukraine ou ailleurs, on ira », assène-
t-il, déterminé.
Au club des lieutenants, cette salle
de détente située sous les toits et
réservée aux oficiers subalternes,
les insignes de chaque nouvelle pro-
motion de Saint-Cyr jouxtent des
photos jaunies de gala de Miss
France et de déilés baïonnette au
canon. La fougue des célibataires
tranche avec celle des jeunes pères.
« Quand on s’engage, ce n’est pas
pour monter la garde ! », s’emporte
Théophane, un Montpelliérain de
26 ans, diplômé en 2020 et désor-
mais en charge d’une section de
combat (30 hommes). Ce cinquième
d’une fratrie de huit n’est pas issu
chaîne de magasins de jouets pour
enfants, et son engagement est un
choix « individuel ». « L’infanterie,
c’est la reine des batailles »,
s’enthousiasme-t-il.
Devant son plateau de cantine,
Quentin (le prénom a été modiié),
33 ans, père de deux enfants en bas
âge (1 an et 3 ans), est davantage sur
la réserve. Cet oficier au parcours
atypique avait bien eu avant de s’en-
gager, il y a quatre ans, des discus-
sions avec son épouse sur les
risques du métier. Mais ce diplômé
de Sciences Po et auteur d’une
thèse sur les véhicules autonomes a
fait partie des rares du régiment à
être désigné, en 2023, pour aller
former durant quatre mois des
Ukrainiens en Pologne, dans le

AU
jeune homme, arrivé il y a trois ans
bout du couloir, à la caserne Laporte, à la suite d’un
dans la salle
d’honneur, où,
comme dans
c h a q u e ré g i -
ment, on expose les faits de gloire
des unités à travers des vitrines
remplies d’étendards aux côtés de
mannequins vêt us de vieux
uniformes, une bataille a pourtant
une place particulière : la Bérézina.
Lors de cette retraite sanglante des
troupes napoléoniennes, en 1812,
face aux forces russes, les hommes
du 126e RI se sont « sacriiés » pour
permettre à la Grande Armée de
franchir le leuve. Une maquette de
petits soldats de plomb la met en
scène, dans une neige artiicielle, à
côté de la porte d’entrée. Mais plutôt
que d’y voir un parallèle avec les
tensions actuelles sur le lanc est de
d’une famille de militaires, son père cadre de la mission « Gerfaut »,
était employé à La Grande Récré, la conduite par la France sous la
tutelle de l’Union européenne.
C’était sa première mission à l’étran-
LES TRAITS TIRÉS, ger. Et la confrontation directe avec
LE LIEUTENANT-COLONEL HUGUES des soldats revenant des tranchées
ukrainiennes l’a durablement mar-
NE CACHE PAS UNE CERTAINE qué. « Vivre 14-18 en temps réel, ça
ANXIÉTÉ VIS-À-VIS DES fait forcément réléchir », lâche pru-
demment ce grand discret.
ÉQUIPEMENTS RÉELLEMENT Depuis plusieurs mois déjà, l’entraî-
DISPONIBLES. À SON POSTE, nement a été durci, au 126e RI. Les
efforts au combat demandés sont
IL PASSE SON TEMPS À FAIRE plus longs, les marches plus dures,
RENTRER DES CARRÉS DANS les exercices de nuit plus nom-
breux. « Il y a des savoir-faire à se
DES RONDS ET IL A BIEN COMPTÉ. réapproprier », admet le colonel
“AUJOURD’HUI, PAR EXEMPLE, Marc Amarger, adjoint au chef de
corps : « Réapprendre à se camou-
J’AI DE QUOI MOTORISER DEUX fler, avoir le réflexe de se cacher
COMPAGNIES, MAIS IL SE sous une bâche lorsqu’on sort une
lampe rouge pour regarder une
TROUVE QU’ON EN A CINQ…” carte, limiter le cliquetis des

Guillaume Rivière pour M Le magazine du Monde

LE M AG A ZINE
équipements », énumère-t-il. La
pelle Glock aussi, pliable, est désor-
mais priée de rester bien à porter
de main, au cas où improviser un
trou de combat s’imposerait.
En janvier, le colonel Amarger a été
jusqu’à considérer qu’il était temps
de faire partir une demande de
budget supplémentaire à l’état-
major, pour aménager son propre
réseau de tranchées dans l’un des
champs de manœuvres du régi-
ment. Pour roder ses troupes à un
éventuel engagement en Ukraine, il
réserve régulièrement des créneaux
pour utiliser le terrain de tranchées
construit à coups de pelleteuse
dans le camp dévolu aux soldats
ukrainiens. Mais ce dernier n’est pas
toujours disponible. Or, pour
l’heure, le 126e RI ne dispose que de
quelques trous recouverts de
lichens ou vaguement creusés à la
main sur des terrains où passent
régulièrement les promeneurs.
Une nouvelle section spécialisée
dans le renseignement a aussi été
créée, en 2023, au sein de la compa-
gnie d’appui du régiment. Dite
« section de robotique et de rensei-
gnement d’infanterie » (SRRI), son
rôle est de s’approcher au plus près
de l’ennemi pour fournir de l’infor-
mation aux autres troupes, grâce à
des moyens optiques et des drones.
La SRRI a été coniée au lieutenant
Damien, 33 ans, devenu oficier il y
a peu, après plus de dix ans d’une
carrière exemplaire comme sous-
oficier. Dans l’humidité d’un sous-
bois, en cette matinée de mars, il
encadre les gestes encore mala-
droits d’un de ses hommes qui n’a
pas correctement allumé son drone
avant de le faire voler. Comme la
plupart des soldats du 126e RI, lui-
même n’avait jamais creusé un trou
jusque très récemment. « Dans le
désert, on ne creusait pas beau-
coup », justiie-t-il, en référence aux
opérations « Serval » puis
« Barkhane », au Sahel, axées sur la
lutte contre le terrorisme, dans les-
quelles il a été par deux fois déployé
entre 2013 et 2021.
Comme beaucoup, le lieutenant
Damien visionne les vidéos des
conlits actuels qui circulent sur les
réseaux sociaux et observe avec
attention les évolutions technolo-
giques de sa spécialité. Il a bien
noté, en Ukraine ou ailleurs, l’ex-
plosion des drones kamikazes
hypermaniables FPV – pour « first
person view ». Mais les munitions
téléopérées, comme on préfère les
appeler au sein de l’armée fran-
çaise, n’arriveront pas dans les
rangs avant 2026, selon les prévi-
sions officielles de la direction
générale de l’armement. Et la dota-
tion du 126 e RI se borne pour
l’heure à une trentaine d’appareils.
Dans une autre partie du terrain
d’entraînement, où s’entrelacent
fougères, chênes et pins parasols,
des oficiers achèvent une courte
nuit sous tente. Dans trois
semaines, tout le régiment doit en
effet être testé au Cenzub, un
centre consacré au combat urbain
situé à Sissone, dans l’Aisne. C’est
l’un des grands rendez-vous de
l’année pour ces hommes, où ils
seront évalués sur un scénario inté-
grant un « ennemi à parité ».
Autrement dit, un adversaire possi-
blement équipé au même
Page de gauche,
le caporal-chef Paul,
26 ans, est à la tête
d’un groupe
de combat.
Entraînement au tir
sur un simulateur
datant des
années 1990 qui a
l’inconvénient de
ne pas être adapté
aux nouveaux
fusils de l’armée.
Ci-contre,
les hommes du
126e RI au cours
d’un exercice
sur le terrain.
43

niveau que l’armée française.
Les traits tirés, le lieutenant-colonel
Hugues, 41 ans, crâne dégarni, chef
des opérations du 126e RI, ne cache
pas une certaine anxiété vis-à-vis
des équipements réellement dispo-
nibles pour maintenir à niveau l’en-
semble de ses troupes. À son poste,
il passe son temps à faire rentrer des
carrés dans des ronds et il a bien
compté. « Aujourd’hui, par exemple,
j’ai de quoi motoriser deux compa-
gnies, mais il se trouve qu’on en a
cinq… », résume-t-il. Côté muni-
tions, la donne n’est guère plus
reluisante. Si le 126e RI est doté de
systèmes antichars de dernière
génération – des missiles de
moyenne portée capables de détec-
ter une cible à près de 10 kilomètres
et de tirer avec précision à 4 kilo-
mètres –, il ne dispose que de trois
missiles tous les deux ans pour
entraîner vingt-quatre tireurs spé-
cialisés. « Concrètement, il y a donc
90 % de chance pour que leur pre-
mier tir en conditions réelles se fasse
en opération », soufle le lieutenant-
colonel Hugues. Il existe bien
d’autres entraînements possibles
sur simulateurs. Mais, dans le cas
des fantassins, par exemple, le logi-
ciel date des années 1990 et ne per-
met de s’exercer qu’avec le Famas,
et non le HK416, le nouveau fusil
d’assaut des armées… « Un sérieux
problème », euphémise un forma-
teur qui fait de son mieux pour
organiser de vraies campagnes de
tirs plusieurs fois par mois.
Le déi est d’autant plus grand que le
turnover des effectifs au 126 e RI
– comme dans l’ensemble de
44
l’armée de terre – est harassant.
Dans son petit bureau situé à l’étage
de la caserne, la capitaine Karina,
52 ans, chargée des ressources
humaines, ne cherche pas à édulco-
rer la réalité. Sur un régiment qui
compte mille cent soixante-dix per-
sonnels, à l’issue de chacune des
cinq sessions annuelles de recrute-
ment – les classes –, elle enregistre
systématiquement autour de 35 %
de défection des candidats, dont
10 % pour raisons médicales. Après
cinq ans de service, depuis 2018,
près de 70 % des recrues ne renou-
vellent pas non plus leur contrat.
« On a un déi de conquête des effec-
tifs, il y a souvent un choc de la mili-
tarité », résume-t-elle pudiquement.
septembre 2023,
EN deux jeunes qui
souhaitaient quit-
ter l’institution
sont allés jusqu’à
saisir une avocate pour contester le
délai de sept jours imposé avant de
rompre leur engagement. « Certains
voudraient pouvoir partir en deux
heures, se désole la capitaine Karina.
Mais, comme dans le monde de l’en-
treprise, il y a un préavis à respec-
ter. » Pour pallier ces difficultés,
l’armée de terre a décidé, cet été, de
lâcher la bride à tous ses régiments,
en les autorisant à recruter locale-
ment sans plus attendre qu’on leur
envoie des candidats venus de toute
la France. Depuis trois ans, une
prime de « lien au service » a même
été créée pour encourager les voca-
tions au-delà de cinq ans de contrat.
Mais le travail de Sisyphe demeure :
chaque année, à la caserne de Brive,
il faut recruter entre deux cents et
deux cent vingt-cinq personnes
pour pourvoir tous les postes.
La hausse du niveau de conlictua-
lité dans le monde aurait la vertu,
aux yeux du colonel Sadourny, le
chef de corps, de rendre plus « facile
d’expliquer aux soldats le sens de ce
qu’on leur fait faire ». Depuis la in
de l’opération « Barkhane »,
en 2022, l’armée de terre est en
effet confrontée à l’épineuse ques-
tion de l’occupation de ses soldats.
Avec ses quelque cinq mille mili-
taires répartis pendant près de dix
ans entre le Mali, le Niger et le
Tchad, « Barkhane » permettait de
confronter à tour de rôle les unités
à la guerre asymétrique, tout en
coupant court à l’ennui qui peut
guetter le quotidien régimentaire.
Or, depuis la in de la mobilisation
au Sahel, au 126e RI comme ailleurs,
on jongle surtout entre l’opération
de surveillance du territoire natio-
nal « Sentinelle », les exercices inte-
ralliés et les partenariats militaires
opérationnels, c’est-à-dire la forma-
tion d’unités de pays tiers.
En 2023, quelque trois cents soldats
du 126e sont ainsi partis, pendant
près de quatre mois, entre mai et
septembre, en Côte d’Ivoire. Mais
beaucoup ont rongé leur frein en
suivant à distance l’éviction de leurs
camarades déployés au Niger. Le
reste de l’année a été consacré à des
exercices au Portugal, aux Pays-Bas
et en Allemagne, et seuls six soldats
ont été sélectionnés pour assurer la
sécurité de la formation d’unités
mozambicaines sous l’égide de
LE M AG A ZINE
l’Union européenne, ainsi qu’un
petit groupe pour former les
Ukrainiens en Pologne. La in des
grandes « opérations extérieures »
françaises, « c’est quelque chose qu’il
faut aussi expliquer », admet sans
s’étendre le capitaine Geoffroy, face
au grand tableau qui lui permet de
visualiser l’emploi du temps de
toutes les sections de sa compagnie
(150 hommes). Sur les murs des
couloirs menant aux chambrées,
honneur est fait aux souvenirs d’Af-
ghanistan, d’Irak ou du Mali, pas
encore à la Roumanie ou à l’Estonie,
où la France a développé depuis
deux ans une présence militaire per-
manente sous l’égide de l’OTAN
avec des effectifs limités – quelques
centaines de soldats.
Si le 126 e RI n’a connu que trois
décès en opération depuis 1957
– un en Côte d’Ivoire en 2005, un
en Afghanistan en 2010 et un en
2014 pour cause de maladie attra-
pée après un passage en
Centrafrique –, le monument aux
morts de la place d’armes de la
caserne est là pour rappeler la léta-
lité d’une guerre de position.
L’essentiel des patronymes gravés
sur les stèles d’ardoise demeure
ceux de soldats tués durant la pre-
mière guerre mondiale (2 843 sur
3 249). Il y a peu, un historien est
aussi venu expliquer à certains
cadres du 126e RI, lors d’un colloque
aux Invalides, à Paris, que le dra-
peau du régiment pris par les
Russes lors de la bataille de la
Bérézina était toujours à Saint-
Pétersbourg. Et d’aucuns y ont vu
un signal des temps qui courent.
Guillaume Rivière pour M Le magazine du Monde
Le lieutenant-
colonel Hugues,
et la salle des
honneurs du 126e RI.
 Pinault Exposition

CollectionBourse de Commerce
20.03—02.09

Le
monde comme
Peter Doig, Pelican (Stag), 2003-2004, Pinault Collection © Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/ADAGP, Paris 2024

il va
Un enfant du
campement Terra
e Liberdade, dans
l’État du Pará,
au Brésil,
le 27 janvier.
LE M AG A ZINE

En Amazonie,
à la terre
comme à la guerre.
TERRE PROM ISE DE L’AMAZONIE, L’ÉTAT DU PARÁ N’A PAS
TENU SES PROM ESSES. DES TRAVAILLEURS RURAUX
M ILITANTS DE GAUCHE, REGROUPÉS AU SEIN DU
MOUVEM ENT DES SANS-TERRE DEPUIS 1984, S’Y SONT
INSTALLÉS, BERCÉS PAR LES ESPOIRS D’UNE RÉPARTITION
PLUS ÉQUITABLE DES TERRES. ILS FONT DEPUIS L’OBJET
DE TOUTES LES M ENACES : CELLE DES FORCES DE L’ORDRE
QUI SOUTIENNENT LES GRANDS PROPRIÉTAIRES TERRIENS,
CELLE DES M ILICES ARMÉES DE LA M ULTINATIONALE
VALE ET, ENFIN, CELLE DES ORPAILLEURS CLANDESTINS.
EN QUARANTE ANS, PLUS DE SIX CENT CINQUANTE
PERSONNES Y ONT ÉTÉ TUÉES.

FACE AUX MORTS, ON DIT QU’IL EXISTE

DEUX TYPES DE SILENCE : celui du respect et celui
de l’oubli. À Eldorado do Carajás, en Amazonie
brésilienne, dificile de savoir lequel prédomine.
Le long d’une courbe de la route BR-155, en cette
in janvier, une quinzaine de croix reposent dis-
persées dans les herbes folles. Certaines sont
ceintes d’un ruban rouge aux tons de sang
délavé. Un chien dort, des camions passent…
Quand soudain, sorti de nulle part, apparaît un
gamin à boucles blondes, pieds et torse nus. « Ici,
il est mort un paquet de gens », confie-t-il, un
doigt sur la bouche, avant de s’éclipser. Comme
après avoir révélé un lourd secret.
« Un paquet de gens » ? Dix-neuf, exactement :
assassinés ici même le 17 avril 1996. Des cen-
taines de paysans pauvres campent alors dans
Texte ce coin perdu du sud-est du Pará, cet État brési-
Bruno MEYERFELD lien vaste comme deux fois la France. Hommes,
Photos femmes, vieillards et enfants bloquent la route :
Tommaso PROTTI ils prévoient de se rendre à Belém, la

47

Dans le campement,
toutes les décisions
sont collectives. Ici,
une réunion entre
les représentants
des familles.
Page de droite, vue
aérienne du
campement Terra
e Liberdade.
Il accueille près
de quinze mille
personnes militant
pour le Mouvement
des paysans sans-
terre.
capitale de l’État, pour revendiquer leurs
droits sur des terres inexploitées. Mais rapide-
ment les forces de l’ordre débarquent,
encerclent les manifestants. Le bain de sang
commence… Plusieurs victimes sont exécutées
à bout portant d’une balle dans le dos, d’autres
sont mutilées à coups de machette ou de fau-
cille. On relève plusieurs dizaines de blessés.
Aujourd’hui, le monument en mémoire des vic-
times du massacre d’Eldorado semble à l’aban-
don. Érigé peu de temps après le drame, ce
dernier est l’œuvre du Mouvement des travail-
leurs ruraux sans terre (MST), plus grande orga-
nisation militante d’Amérique latine, né en jan-
vier 1984, et qui se bat depuis quarante ans
pour une répartition plus juste des terres en
occupant des surfaces agricoles et de grandes
fermes laissées à l’abandon par leurs proprié-
taires. Outre les croix, une maisonnette aux
murs vermeils et à la porte cadenassée sert de
lieu de recueillement. Par la fenêtre, on aperçoit
une fresque aux allures de Guernica brésilien,
avec des policiers qui mitraillent, des familles
éplorées et un homme à genoux troué d’une
balle. À l’extérieur, une plaque rappelant la tra-
gédie s’achève par une bien étrange question :
« Les noyers se souviennent. Et vous ? »
LE
noyer, c’est l’arbre emblématique de
l’Amazonie. Avec ses 50 mètres de
haut et ses 500 ans d’espérance de
vie, il est comme la vigie de la
grande forêt, le gardien de sa mau-
vaise conscience. Le témoin silencieux des mas-
sacres qui frappent sans trêve cette région du
monde. Car le « poumon de la planète » n’est
pas que le siège du génocide des indigènes et de
la destruction effrénée de la nature. C’est aussi,
et depuis des décennies, le théâtre d’un autre
drame silencieux et sanglant : celui de la guerre
pour la terre. Un conlit, avec ses batailles, ses
48
soldats en armes et ses victimes civiles – près de
mille cinq cents en quatre décennies.
La ligne de front se situe ici, sur les contreforts
orientaux de l’Amazonie, le long des sinueuses
collines de la Serra dos Carajás. À 700 kilomètres
de Belém, le paysage, depuis longtemps dévasté
par la déforestation, est quasi intégralement
recouvert de pâturages. Toutes d’asphaltes cre-
vassés, les routes BR-155, PA-275 et PA-160 des-
servent les grandes villes de la région : Marabá,
d’abord, puis Eldorado la « Sanglante », suivie par
Curionópolis et, enin, Parauapebas, riche et fade
cité de deux cent soixante-sept mille habitants,
ière de ses universités et de son centre commer-
cial bourgeois, le bien mal nommé Partage.
À une trentaine de kilomètres du centre-ville
règne une tout autre ambiance. Un océan de tôle,
de bois, de feuilles de palmiers et de bâches en
plastique s’étend jusqu’à l’horizon sur les vertes
collines. Terra e Liberdade (« terre et liberté »),
peuplé par cinq mille familles, soit au moins
quinze mille personnes, est l’un des plus impo-
sants campements édiiés par le MST. Une véri-
table ville, labyrinthe de baraques et de venelles
boueuses sorti de terre in 2023 avec un seul
objectif : le droit pour ces paysans de mettre en
culture une immense ferme à proximité, laissée
à l’abandon par ses propriétaires terriens, les
latifundiaires. « Il y a tout le Brésil ici, depuis le
Nordeste jusqu’au sud ! », plaisante Isabella
Moreira, 28 ans et déjà l’une des coordinatrices
du campement. Cheveux noirs coupés court et,
vissée sur la tête, une casquette rouge au logo du
MST (deux paysans levant une machette vers le
ciel), la jeune femme entraîne le visiteur à la
découverte des lieux. Dans les baraques dénuées
d’électricité, des familles de sans-terre campent
par dizaines dans les hamacs enchevêtrés.
À l’heure du dîner, les pauvres de tous âges et de
toutes origines partagent un bol de riz et de
haricots agrémentés de queue de poisson.
LE M AG A ZINE
Le MST est rodé à l’exercice. « Le campement est
organisé autour de cellules de base de cin-
quante familles. Le tout est géré par deux cent qua-
rante-quatre coordinateurs répartis en qua-
torze sections : éducation, infrastructure, discipline,
sport, droits LGBT, éducation… », détaille Isabella
Moreira. Terra e Liberdade a son règlement
interne. Le campement dispose de cuisines col-
lectives, d’une école, d’un journal, d’un poste de
santé et même d’une ambulance… À l’occasion, la
section culture organise des séances de cinéma et
des cours de Zumba. « Toutes les décisions sont
prises collectivement », insiste la militante.
Mais, sous les tentes et derrière les sourires, l’am-
biance est lourde. Terra e Liberdade a des allures
de camp retranché. Les accès sont surveillés
depuis cinq guérites, par des gardiens portant
une machette bien visible à la ceinture. Le spectre
du « massacre d’Eldorado » lotte dans l’air… « Les
policiers sont aux ordres des latifundiaires, pré-
vient Isabella Moreira. Ils nous surveillent. La
nuit, on est survolés par des drones. » En cas
d’échec des négociations, les leaders du MST
afirment être prêts à envahir et à occuper de
force la ferme voisine. Quoi qu’il en coûte. « La
police réagira de manière brutale, violente. On le
sait, on connaît le risque… », explique Isabella
Moreira, visiblement inquiète.
Dans cette région, la violence n’a jamais cessé et
le « risque » évoqué par la militante, c’est bien la Tommaso Protti pour M Le magazine du Monde
mort. À Pau d’Arco, à quelque 200 kilomètres au
sud, dix sans-terre ont été tués par la police par
un matin pluvieux de 2017. « Ceux qui courent
vont mourir ! », hurlaient alors les forces de l’ordre
en canardant à vue. En 2022, c’est une famille de
petits agriculteurs et défenseurs de l’environne-
ment, les Zé do Lago, père, mère et ille, qui ont
été assassinés à São Felix do Xingu, dans des
conditions encore obscures. Depuis 1985, dans
l’État du Pará, la « guerre pour la terre » a fait six
cent cinquante-neuf victimes. Ces chiffres sont en

L’Amazonie concentre
désormais à elle seule plus de
la moitié des conlits agraires
du Brésil et de 80 à 90 % des
assassinats qui en découlent.
cours d’actualisation, précise la Commission pas-
torale de la terre (CPT), une organisation catho-
lique proche du MST, créée en 1975 pour défendre
les petits paysans en lutte contre les grands pro-
priétaires. Depuis quelques années déjà, celle-ci
s’alarme de voir la grande forêt tropicale transfor-
mée en champ de bataille à ciel ouvert et devenir
« l’un des plus graves épicentres de la violence
rurale » au Brésil. L’Amazonie concentre désor-
mais à elle seule plus de la moitié des conflits
agraires du pays et, selon les années, de 80 % à
90 % des assassinats qui en découlent.
Dans un Brésil champion du monde des inégali-
tés, où 1 % des propriétaires possèdent la moitié
des terres agricoles, le problème ne date pas
d’hier. Mais l’épicentre du conlit s’est progres-
sivement déporté du Sud et du Nordeste vers
l’Amazonie. Un phénomène que ne sont pas
parvenus à enrayer les politiques de la gauche
du Parti des travailleurs (PT), historiquement lié
au MST. De 2003 à 2011, lors de ses deux pre-
miers mandats, Luiz Inácio Lula da Silva, dit
« Lula » (de nouveau à la tête du pays
depuis 2022), n’a pas fait la réforme agraire à
laquelle il s’était engagé, mais, en redistribuant
tout de même près de 50 millions d’hectares de
terre aux petits paysans, il a offert un peu d’oxy-
gène à plusieurs régions du pays. Le « poumon
de la planète » n’en a hélas pas fait partie.
Il en est ainsi de cet État du Pará. En 2022, la CPT
y avait répertorié quelque cent soixante-dix cas de
conlits liés à la répartition des terres, impliquant
plus de trente-trois mille familles, soit entre cent
mille et cent cinquante mille personnes. Pour les
paysans privés de lopin et de parcelle par l’injuste
système de répartition brésilien (fondé sur le
modèle latifundiaire, issu du passé colonial,
conforté et renforcé après l’indépendance), la
région fait igure de pays de cocagne, voire de
terre promise, au sens littéral. À 70 kilomètres au
sud de Parauapebas, la route PA-160 dessert ainsi
Canaã dos Carajás. Un nom biblique pour une
autre cité sans charme : morne nappe de béton,
rincée par les pluies tropicales.
Mais il ne faut pas se fier au premier regard :
« Canaã » est l’une des villes les plus
 dynamiques et prospère du Brésil. Sa popu-
lation a triplé en quatorze ans à soixante-dix-sept
mille habitants et son produit intérieur brut par
habitant (166 000 euros) est vingt et une fois supé-
rieur à la moyenne du pays. « Tous les jours, des
gens nouveaux viennent s’installer : à ce rythme-là,
on devrait dépasser les deux cent mille habitants
d’ici à cinq ans ! », explique Josemira Gadelha, la
maire de la ville. À la tête de cette « terre pro-
mise », dotée d’un budget municipal pharao-
nique de 300 millions d’euros, l’édile de 53 ans,
cheveux châtains et chemisier immaculé, voit les
choses en très grand. Pêle-mêle, elle évoque
l’inauguration d’« un nouvel hôpital », de dix-
sept écoles et d’un pôle universitaire. Elle vante
son programme social Renda Canaã (« revenu
Canaã »), qui offre un complément de revenu à
trois mille familles pauvres de la ville. La Canaã
du futur « sera une ville moderne, arborisée et
durable », prédit Josemira Gadelha, qui compte
lancer sous peu la construction d’un aéroport. Le
coût du chantier (37 millions d’euros) ne l’effraie
pas : « On peut se le payer », assure-t-elle.
Rien ne prédestinait Canaã à cette insolente pros-
périté. La ville n’a entamé son timide développe-
Les habitants du bourg
ment qu’au début des années 1980. Le régime de la Vila Bom Jesus
militaire inissant encourage alors l’installation
de petits agriculteurs venus du Nordeste dans
dénoncent la pollution
cette région jugée dépeuplée du grand Pará. résultant des poussières
« Une terre sans homme pour des hommes sans
terre ! », proclament les généraux, obnubilés par
et les rejets toxiques de
le contrôle et l’exploitation de l’Amazonie. Illico, la mine de cuivre Sossego,
le très oficiel Institut national de la colonisation
et de la réforme agraire (Incra), chargé de la régu-
du groupe Vale.
larisation foncière au Brésil, offre à mille cinq
cents familles des propriétés rurales régularisées
par le gouvernement : les assentamentos.
Mais, au début des années 2000, le sol se dérobe
concrètement sous les pieds des paysans. Vale,
g i g a nt e s q u e g ro u p e m i n i e r b ré s i l i e n
(215 000 employés, 38 milliards d’euros de chiffre
d’affaires en 2023), lance l’exploitation à grande
échelle de cette région richissime en minerais. Sa
réputation n’a alors pas encore été ternie par une
série de scandales de corruption et de tragédies,
comme la rupture, en 2019, du barrage de
 LE M AG A ZINE
Ci-contre, à droite,
Francisco Alves
da Silva, chez lui,
à Vila Bom Jesus.
Il s’oppose au
Mouvement des
sans-terre, qu’il
accuse d’« envahi[r]
la terre des autres ».
Page de gauche,
la mine de fer Serra
Sul, « le plus
important complexe
minier au monde »,
selon les mots
de son propriétaire,
le groupe brésilien
Vale.
Brumadinho, dans le Minas Gerais (sud-est), qui
a entraîné la mort de deux cent soixante-dix per-
sonnes et une catastrophe environnementale
sans précédent. À Canaã, Vale bâtit en quelques
années et selon ses propres mots le « plus impor-
tant complexe minier au monde ». En son cœur,
on trouve le mastodonte S11D (ou Serra Sul),
considérée comme la plus grande mine de fer de
la planète, avec une capacité de production de
100 millions de tonnes par an. Cinq mille
employés veillent à temps plein sur la conces-
sion, grande comme les Pyrénées-Orientales, ses
Tommaso Protti pour M Le magazine du Monde
piles de minerais noir luisant et ses énormes
machines d’extraction automatisées. Les réserves
totales du gisement promettent une exploitation
ininterrompue jusqu’en 2064…
Mais la Serra Sul est loin d’être le seul joyau de Vale
à Canaã. Le groupe possède ici une autre mine
géante, baptisée Sossego (la « tranquillité », en
portugais), l’une des plus grandes du Brésil dans le
secteur du cuivre ainsi que de multiples gisements
de manganèse, de nickel, d’or et autres minerais…
Plusieurs projets de nouvelles exploitations,
habitants du bourg. Une quarantaine de visi-
teurs se pressent et se restaurent de torresmo
(de la poitrine de porc frite) sous la véranda.
Mais le sujet qui occupe la tablée est grave, il
concerne la lutte contre les activités sans cesse
plus menaçantes du groupe minier.
Regard fuyant et ton hésitant, « tio Julio » n’a pas
vraiment les qualités d’un leader naturel. Mais
pour cet ancien sans-terre du Maranhão, débar-
qué à Bom Jesus en 1987, la situation est trop
grave pour qu’il reste les bras croisés. « La Vale est
une entreprise néfaste, dangereuse et qui n’a peur
de rien », dénonce-t-il, avant de se lancer dans un
long réquisitoire contre la mine de Sossego,
située à quelques centaines de mètres, de l’autre
côté du rio. « Impossible de vivre en bon voisinage
avec elle », tranche d’emblée l’agriculteur.
CE
dernier évoque le bruit des
machines, les sirènes assourdis-
santes et les détonations toni-
truantes déclenchées sans prévenir.
Ces véritables tremblements de
terre, similaires à un bombardement, terriient
les habitants et le bétail, provoqueraient crises
cardiaques, hypertension et fausses couches,
selon « tio Julio ». « À Bom Jesus, à cause des explo-
sions, toutes les maisons sont fissurées », parfois du
sol au plafond, dit-il. Certaines paraissent prêtes
à s’écrouler sur leurs habitants.
Les habitants du bourg dénoncent aussi la pollu-
tion résultant des poussières et les rejets toxiques
de la mine. Croisé au bord du rio Parauapebas,
Divino Domingos Pereira, 58 ans, continue à
pêcher sur sa barque malgré l’absence de pois-
sons – « Je tue du lombric ! », plaisante-t-il. L’eau
de la rivière est opaque, grasse, parfois mous-
seuse. Mais davantage encore que le risque de
maladies et de contamination, c’est l’attitude des
agents de sécurité de la Sossego qui le terriie.
« Ils sont incroyablement agressifs », lâche
souvent démesurés, sont à l’étude dans cette par-
tie de l’Amazonie aujourd’hui désenclavée : la ligne
de chemin de fer Carajás relie directement la
région au port international de São Luis do
Maranhão (Nordeste), à 900 kilomètres.
Dans le Pará, la « terre promise » est précieuse et,
elle aussi, génératrice de violences. Au conflit
« classique » entre sans-terre et grands proprié-
taires se greffe ici une lutte qui oppose le géant
minier aux assentamentos. En quarante ans, cer-
taines de ces colonies rurales se sont transfor-
mées en petits bourgs. Il en va ainsi de celle de la
Vila Bom Jesus, à 30 kilomètres au nord-ouest de
Canaã dos Carajás, à laquelle elle est rattachée
administrativement. Mille deux cents habitants
vivent dans cette commune agricole d’allure pai-
sible, avec ses petites maisons de béton colorée,
perchées sur les hauteurs du rio Parauapebas.
Mais, à Bom Jesus, la paix a été rompue par
Sossego, la grande mine de cuivre de Vale. Ce
dimanche de la fin janvier, l’agitation règne
chez José de Souza Barroso, dit « tio Julio »,
54 ans et coordinateur de l’association des
51

cet homme débonnaire. En témoigne un
épisode traumatisant, survenu il y a quelques
années. Divino Domingos Pereira vadrouille alors
sur les bords de la rivière en compagnie de ses
deux illes, « quand, soudain, deux gardiens de la
Vale sortent d’un buisson et me mettent en joue ».
Les agents le forcent à s’« allonger sur le sol, les
mains sur la tête », avant de le libérer sous les cris
des enfants paniqués… Une histoire loin d’être
isolée. « Les agents de sécurité de la Sossego nous
menacent, portent ostensiblement leurs armes et
font parfois semblant de nous viser aux pieds pour
nous intimider », déplore « tio Julio ».
Pour surveiller les abords de ses mines, la Vale
fait appel aux services de Prosegur, autre multi-
nationale, devenue la première société de sécu-
rité du Brésil, où elle a acquis une sinistre répu-
tation de milice armée. En 2020, un assaut,
mené à la balle en caoutchouc et au gaz lacrymo-
gène par plusieurs dizaines d’agents contactés
par Vale contre des sans-terre de Parauapebas,
s’est soldé par vingt blessés, dont des enfants et
des personnes âgées. Plus récemment, en 2022,
un autre employé de Prosegur a été arrêté après
avoir assassiné un agriculteur de 46 ans à
Marabá, près du chemin de fer de Carajás.
Contacté, Vale nie dans un mail toute forme
de dérives et rejette en bloc les accusations por-
tées par les habitants de Bom Jesus. L’entreprise
dit « répudier toute forme de violence » et afirme
que ses installations respectent les « normes envi-
ronnementales » ainsi que les « règles établies par
les législations » brésiliennes. Elle s’oppose aux
demandes des petits agriculteurs qui, en majo-
rité, souhaiteraient être réinstallés sur un autre
site. « L’entreprise réitère qu’il n’y a aucune base
technique qui justiie le déplacement des familles
de la Vila Bom Jesus », balaie la irme.
Face à ce refus, la colère gronde à Bom Jesus.
« Cette situation est un baril de poudre. La peur
alimente la rage. Certains habitants en ont assez
Ci-contre, une
maisonnette
du campement
de la
communauté
Eduardo Galeano.
Page de droite,
dans le
campement
vivent plus de
cinq cents
personnes.
52
de rester les bras croisés et appellent à une
confrontation violente avec la Vale. Si ça conti-
nue, ça va exploser… et il y aura des morts », pré-
dit sombrement « tio Julio ».
Mais les paysans sont loin d’être unis dans leurs
revendications face à la multinationale. « Moi, je
ne veux pas être relogé ! Je veux une compensation
inancière pour inir ma vie tranquille », proteste
ainsi Francisco Alves da Silva, 69 ans. À la tête de
43 hectares, ce grand paysan noir de Bom Jesus
fume des cigarettes sans iltre roulées dans du
papier d’écolier et boit son café dans des petits
pots en verre. « Je n’ai pas grand-chose, mais, au
moins, j’ai ça », dit-il en pointant sa parcelle.
Francisco Alves da Silva partage la colère de ses
concitoyens contre la Vale. Mais, plus que tout,
il abhorre le mouvement des sans-terre et la
gauche en général. Comme 62 % des électeurs
de Canaã, il a voté en 2022 pour l’extrême droite
de Jair Bolsonaro à la présidentielle. « Le MST
envahit la terre des autres, tue le bétail, détruit la
chaîne de production et ruine l’économie du
pays ! », explique celui qui dit avoir « gagné » son
lopin légalement, grâce à l’Incra. Il va jusqu’à
justiier la violence de la police contre les cam-
pements. « Celui qui agresse est toujours le pre-
mier responsable », maugrée-t-il.
DANS
cette mêlée confuse
pour l a te r re , i l
n’existe pas deux
camps distincts,
deux armées face à
face, les paysans de gauche d’un côté et les puis-
sances de l’agronégoce ou des groupes miniers
de l’autre. La réalité est celle d’une complexe
guerre de tranchée aux alliances mouvantes et
aux offensives disparates.
En quittant la route asphaltée sur les hauteurs de
Canaã dos Carajás, on tombe sur des dizaines de
petites masures de bric et de broc, le plus souvent
LE M AG A ZINE
en bois et en tôle. Tout cela paraît monté à la va-
vite. Et pour cause : installé illégalement en 2015
sur des terres revendiquées par Vale et régularisé
depuis par les autorités, ce campement du MST,
baptisé Eduardo Galeano, n’a pas dix ans. Eduardo
Galeano ? Un hommage au célèbre écrivain uru-
guayen, auteur du livre Les Veines ouvertes de
l’Amérique latine, paru en 1971. Les lieux comptent
aujourd’hui entre cent cinquante et deux
cents familles, soit entre cinq cents et six
cents habitants. Mais, après s’être battus de lon-
gues années contre la multinationale minière, les
paysans doivent désormais faire face à un autre
ennemi tout aussi menaçant : les garimpeiros. En
français, les orpailleurs clandestins.
« Ils sont arrivés progressivement à partir de 2017,
en ouvrant des galeries pour trouver de l’or et du
cuivre », relate Rivelino José Pereira Torres, un
homme trapu et jovial de 53 ans, natif de l’État
voisin du Tocantins, militant du MST. Leader de
la communauté d’Eduardo Galeano, il reçoit dans
le salon de sa bicoque, rebaptisée « chambre du
désordre », où une couveuse pour poussins côtoie
des piles de bouteilles en plastique, une moto,
deux frigos, un lit et un hamac. L’orpaillage,
« dans cette région, c’est tout sauf une nouveauté »,
rappelle-t-il au milieu de ce drôle de fouillis.
Les garimpeiros du Pará ont même acquis il y a
quelques années une célébrité planétaire. Ce fut
dans les années 1980 et 1990, du temps de la Serra
Pelada (« colline pelée »), cette mine d’or dan-
tesque située à proximité de la ville de
Curionópolis. Plusieurs dizaines de milliers d’or-
pailleurs s’activent alors dans un gigantesque cra-
tère boueux, piochant pratiquement nus, grim-
pant le long d’échelles en bois hautes comme des
immeubles (la plus vertigineuse s’appelait « Adieu
maman ! »). Immortalisés par les clichés du photo-
graphe franco-brésilien Sebastião Salgado, les
lieux ont marqué les esprits dans le monde entier.
Trente ans plus tard, la Serra Pelada n’est plus. Le
Tommaso Protti pour M Le magazine du Monde
ilon s’est épuisé et le « cratère » abandonné s’est
transformé en lac d’eau de pluie. Mais les orpail-
leurs n’ont pas disparu de la région. À Eduardo
Galeano, ils se sont installés en haut des collines et
se sont même professionnalisés. Fini les pioches
et les périlleuses échelles. « Ils sont équipés des pel-
leteuses et utilisent de la dynamite », explique
Rivelino José Pereira Torres, qui dénonce les
« cours d’eau pollués » par l’exploitation illégale et
des habitants terrifiés par les explosions. « Les
garimpeiros sont armés. Ils tirent en l’air pour nous
intimider ! Tout le monde a peur d’eux », poursuit-il.
Pourtant, sur le site d’orpaillage, au sommet d’une
colline, il y a bien un cratère mais pas de trace de
chercheurs d’or. À la suite d’une série de confron-
tations avec la population, ces derniers ont quitté
les lieux sur ordre de la police, explique Rivelino
José Pereira Torres. « Mais on sait qu’ils attendent
la moindre occasion pour revenir, ils complotent »,
frissonne le sans-terre, qui afirme que sa propre
tête a été « mise à prix » par les garimpeiros.
Du côté des orpailleurs, le discours est tout
autre. Crésio Francisco, 39 ans, chauffeur de
taxi et ils d’un agriculteur de Canaã dos Carajás,
est le propriétaire du site d’orpaillage de
l’Eduardo Galeano. Méiant, refusant d’être pris
en photo, l’homme donne rendez-vous dans un
grand restaurant du centre-ville et s’assoit le
dos tourné à la salle. « Ce que nous subissons,
nous, les garimpeiros, c’est de la persécution !
Tout ce qu’on veut, c’est pouvoir exercer digne-
ment notre métier », peste-t-il.
Crésio Francisco balaie toutes les accusations.
« Premièrement, ce n’est pas de l’or que nous cher-
chons à Eduardo Galeano, mais de la malachite
[une pierre verte dérivée du cuivre] », insiste l’or-
pailleur, qui soutient que l’exploitation a cessé non
pas sur ordre de la police « mais parce que l’activité
n’était pas rentable ». L’homme vomit les sans-
terre, qu’il traite de « voleurs », de « corrompus », de
« lâches ». « On n’a jamais été armés et on n’a jamais
tiré en l’air ! La vérité, c’est que les leaders sans-
terre exigeaient d’être payés en pot-de-vin pour
nous laisser continuer le travail, ce qu’on a refusé »,
insiste Crésio Francisco, qui évoque la somme de
« 30 000 reais » (5 500 euros environ).
« Les vrais opprimés, les vrais persécutés, les
vrais pauvres, c’est nous ! », lance le garimpeiro.
Il assure subir le harcèlement du groupe Vale,
qui s’oppose à l’activité des orpailleurs clandes-
tins dans la région. « On te frappe une, deux,
trois fois… tu inis par réagir, explique Crésio
Francisco. Certains orpailleurs radicaux veulent
tout brûler, tout casser, prendre une bombe et
faire péter des trucs. Un pont, par exemple… Pour
l’instant, on arrive à les calmer. Mais, si ça conti-
nue, ça va exploser, c’est sûr. »
Une guerre des pauvres, orpailleurs contre
sans-terre, menace-t-elle de débuter en
Amazonie ? Dans la grande forêt, où s’affrontent
déjà petits paysans, latifundiaires et groupes
miniers, dans une joute sanglante et désordon-
née, un embrasement généralisé menace. À
l’ombre des grands noyers, chaque camp four-
bit ses armes et nul ne compte lever le drapeau
blanc. À Canaã, Rivelino José Pereira Torres
aime répéter une citation d’Eduardo Gaelano :
« La justice est comme un serpent : elle ne mord
que ceux qui marchent pieds nus. »
 La Ronde des hirondelles, Florence Cuschieri

Aux images noir et blanc prises en 2022

sur les 26 kilomètres qui séparent
Clavières (Italie) et Briançon (Hautes-
Alpes) en passant par le col de
Montgenèvre, est associé un migrant qui
a traversé ce territoire. Ici, Mohamed.
Croix de Toulouse. 2022.
 LE PORTFOLIO

OISEAUX DE PASSAGE.
Un temps bénévole à Briançon auprès des migrants qui ont passé
la frontière franco-italienne à pied, la photographe Florence Cuschieri a
tissé des liens avec sept d’entre eux. Dans les vallées reculées des Hautes-
Alpes, elle a suivi leur errance, qu’elle compare à une ronde d’hirondelles.
Photos Florence CUSCHIERI — Texte Julia PASCUAL

55
Ahmed. Barrage du Baldy. 2021.
 LE PORTFOLIO
LA FRONTIÈRE ENTRE L’ITALIE ET LA FRANCE a res-
surgi. Avec l’ouverture, à la in des années 1990, de l’espace
Schengen de libre circulation des personnes au sein des États
membres de l’Union européenne, la matérialité de cette
bande de plus de 500 kilomètres, qui s’étend de Menton, sur
la côte méditerranéenne, au Mont-Blanc, s’était estompée.
Mais l’augmentation des lux de migrants transitant depuis le
sud vers l’ouest de l’Europe a conduit la France à y rétablir, à
partir de 2015, des contrôles policiers. La présence accrue des
forces de l’ordre dans les Alpes-Maritimes a poussé les candi-
dats à l’exil à trouver d’autres routes. Depuis fin 2016, ils
empruntent les chemins les plus discrets des Hautes-Alpes.
C’est là, dans le décor montagneux du col de Montgenèvre,
qui relie Césane, en Italie, à Briançon, que l’artiste franco-
maltaise Florence Cuschieri, née en 1993, a observé « la ronde
des hirondelles », du nom du travail qu’elle a réalisé lors de
séjours dans le Briançonnais, entre 2021 et 2023. Elle a en
particulier saisi l’« errance » de sept hommes « exilés », origi-
naires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Un choix qui
s’est fait « sur des liens d’amitié et de coniance », explique-t-
elle. Contrairement aux milliers de personnes migrantes qui
passent chaque année par le col de Montgenèvre pour
rejoindre une ville ou quelqu’un en France, en Allemagne ou
en Grande-Bretagne, eux n’avaient pas de destination précise
ni de proches à retrouver. Ils sont demeurés là. « Mon projet
ne porte pas sur le passage, mais sur ceux qui, plus singulière-
ment, choisissent de rester sur le territoire et s’approprient
Briançon comme une sorte de terre d’accueil, explique la pho-
tographe. La montagne est généralement un endroit qu’on
traverse. L’errance dans ce territoire m’intéressait. »
Accueillis dans un squat situé sur les hauteurs de Briançon,
les exilés qu’elle a photographiés composent avec leur condi-
tion précaire et font de la marche en montagne une échap-
patoire quotidienne. « Le fait qu’ils en soient réduits à tourner
en rond m’a rappelé les mouvements des hirondelles qui
La Ronde des hirondelles, Florence Cuschieri
passent la journée dans la nature et rentrent le soir. » Une
image s’attarde notamment sur un détail : une main saisis-
sant un morceau de glace translucide. « Par sa forme, [ce
morceau de glace] ressemble à une aile, mais à une aile
lourde. Elle exprime la lourdeur du passé et le fait que ces
hommes ne sont plus libres de continuer leur chemin. » Les
personnages apparaissent dans le décor naturel des Alpes.
« Je ne souhaitais pas qu’ils soient perçus comme des exilés
mais comme des personnes qui déambulent, sans savoir où
aller », précise Florence Cuschieri. On pourrait presque les
confondre avec des randonneurs. « C’est aussi ce contraste
qui était intéressant, entre les promeneurs, qui se baladent par
choix, et ceux qui sont bloqués sur un territoire. »
Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie
d’Arles, Florence Cuschieri a fait de nombreux allers-retours
entre la France et l’Italie au cours de ses études. Elle découvre
la « problématique migratoire » au hasard des bus et des trains
qu’elle emprunte à l’époque. « Lors de mes déplacements, j’ai
été témoin à plusieurs reprises de personnes forcées par la
police aux frontières à descendre du bus, raconte-t-elle. Ainsi,
ces hommes, ces femmes et ces enfants se sont vu interdire
l’entrée sur le territoire français. Ils n’ont eu d’autre choix que
de traverser la frontière clandestinement. »
La photographe s’est également engagée, entre 2018 et 2020,
comme bénévole au Refuge solidaire, un lieu associatif à
Briançon (qui a déménagé en 2021) qui offrait quelques jours
de répit aux migrants sur leur parcours à travers l’Europe. Pour
documenter la « longue marche clandestine de 26 kilomètres »
empruntés entre Clavières, du côté italien, et Briançon,
Florence Cuschieri a fait cette fois le choix du noir et blanc. « Je
ne voulais pas que l’attention soit portée sur les couleurs du
paysage mais plus sur les éléments qui le constituent », justiie-
t-elle. Ces fragments de montagne laissent apparaître des vête-
ments oubliés, des feux de bois éteints, comme autant de
vestiges d’une vie contrainte à l’invisibilité.
57
 LE PORTFOLIO

La Ronde des hirondelles, Florence Cuschieri

Mustapha. Pont d’Asfeld. 2021.

Page de droite, L’Aile de glace.
Barrage du Baldy. 2022.
59
 Sans titre. Col de Montgenèvre. 2022.
Page de droite, Ali.
Puy-Saint-Pierre. 2021.
La Ronde des hirondelles, Florence Cuschieri

60
LE PORTFOLIO
 L’autrice-compositrice-
LE GOÛT
interprète Beth Ditto,
à Paris, le 7 décembre
2023.

Texte Stéphane DAVET

GOSSIP, retour de flamme.
LE GROUPE DE ROCK PHÉNOMÈNE DES ANNÉES 2000 SORT “REAL POWER”,
DOUZE ANS APRÈS SON PRÉCÉDENT ALBUM. SA CHANTEUSE, BETH DITTO,
Photos Alexandra ALVAREZ GARCIA CONTINUE DE FAIRE SENSATION ET D’AFFIRMER UN FÉMINISME À TOUTE ÉPREUVE.

63

L’ A U R A D E S A P E R S O N N A -
LITÉ XXL a fait briller Beth Ditto au-delà du
monde du rock. Longtemps avant que les
thématiques de genre n’agitent autant le
débat public, que les termes « queer » et
« grossophobie » ne deviennent courants,
la chanteuse du groupe Gossip a marqué
les esprits. Figure exubérante du fémi-
nisme et des corps décomplexés, elle a
séduit le monde entier, notamment avec
le tube Heavy Cross, en 2009. La voilà qui
était invitée dans les déilés de mode, qui
créait sa propre ligne de vêtements, qui
Beth Ditto, tournait dans des ilms (Don’t Worry, He
le 7 décembre 2023. Won’t Get Far on Foot, de Gus Van Sant,
64
LE GOÛT
en 2018) et des séries (Becoming a God,
avec Kirsten Dunst, en 2019 ; Monarch,
avec Susan Sarandon, en 2022). La
rebelle de l’Arkansas se lançait aussi dans
une carrière solo aux contours plus pop
(son album, Fake Sugar, est sorti en 2017).
Au risque de perdre le tranchant qui lui
avait valu d’être plusieurs fois désignée
« femme la plus cool du monde » ?
Mais « punk un jour, punk toujours »,
assure en substance celle qui, au moment
de la crise du Covid-19, a renoué les liens
avec Gossip. Avec ce sixième album, Real
Power, édité douze ans après le précédent
(A Joyful Noise, 2012), le trio a retrouvé
toute sa puissance. « Cela a été très simple
de se reconnecter », insiste Beth Ditto,
jointe en téléconférence un matin de
février, à 9 h 30, heure de Portland
(Oregon), havre des cultures alternatives
américaines, où elle réside depuis 2003.
« Nous sommes restés proches, comme une
famille. Cela nous arrive de nous disputer,
mais quasiment jamais à propos du
groupe », souligne l’autrice-compositrice-
interprète, en reconnaissant qu’une cou-
pure avait été nécessaire pour recharger
leur créativité. « L’éthique punk nous per-
met de rester sains d’esprit, en privilégiant
les valeurs humaines, la pertinence et
l’engagement artistique, plutôt que la rou-
tine de l’industrie musicale. »
Joviale, Beth Ditto ne chronomètre pas ses
interviews. Elle digresse volontiers sur sa
passion pour la NBA, les funérailles de sa
tante Nancy, pêcheuse professionnelle de
poissons-chats, son admiration pour
l’idole country Dolly Parton… Inchangée,
assure-t-elle, l’alchimie – faite de « chaos
et de décontraction » – qui, depuis l’ado-
lescence, nourrit sa complicité avec le gui-
tariste Nathan Howdeshell. « Notre façon
d’écrire reste la même : rapide, instantanée.
Plus une chanson prend de temps, moins
elle nous intéresse. » La batteuse, Hannah
Blilie, demeure l’épine dorsale du trio, en
termes de rythme comme d’organisation.
« Elle planiie tout, nos répétitions comme
nos setlists [listes d’enchaînement des
chansons dans les concerts]. »
Alexandra Alvarez Garcia pour M Le magazine du Monde
Après avoir réalisé l’album Music For Men
(2009), le plus gros succès de Gossip, le
mythique producteur de disques Rick
Rubin (il a produit les Beastie Boys,
Slayer, Johnny Cash…) est de retour aux
manettes pour Real Power. L’album
dance-rock – un genre qui fit la force
d’hymnes tels Standing in the Way of
Control, en 2006, ou Heavy Cross – s’at-
tendrit de mélodies touchantes (Edge of
the Sun, Crazy Again…). En concert, le
cocktail devrait permettre à Beth Ditto de
virevolter à nouveau en bête de scène.

“Adolescente, on me
trouvait grosse, pas
gracieuse, grande gueule,
mais on reconnaissait
que je savais chanter.”
Beth Ditto
La puissance vocale de la chanteuse reste
un atout majeur. Un timbre, à la croisée
du punk et de la soul, dont elle a eu parfois
du mal à accepter la spéciicité. « Pendant
des années, j’ai essayé de fuir ma voix
naturelle, celle d’une petite fille qui a appris
à chanter dans une chorale d’église »,
explique-t-elle. « Je rêvais de ressembler à
des héroïnes radicales, comme Kim Gordon
[chanteuse, bassiste et guitariste de Sonic
Youth], Ari Up, des Slits [un des premiers
groupes de punk-rock féminin], ou
Kathleen Hanna, fondatrice des Bikini Kill
[goupe néo-punk féministe]. Alors que je
chantais comme une Tori Amos s’attaquant
à du Nina Hagen. » Si sa voix lui a valu des
punitions à l’école – « non seulement,
j’étais très bavarde, mais ma voix portait
plus que celles des autres élèves » –, elle lui
a surtout valu les seuls compliments
auxquels elle semblait alors avoir droit.
« On me trouvait grosse, pas gracieuse,
grande gueule, se souvient-elle. Mais on
reconnaissait que je savais chanter. »
Dans son autobiographie Coal to
Diamonds: A Memoir (Spiegel & Grau,
2012, non traduit), la chanteuse, qua-
trième de sept enfants, se coniait sur les
relations dysfonctionnelles de son envi-
ronnement familial, la rudesse de la pau-
vreté, les gestes incestueux de son oncle…
Elle se souvenait aussi de l’éclectisme de
la discothèque familiale, brassant rock,
pop, country, soul et blues. De la voix
magniique de sa mère qui, la première,
lui apprit à maîtriser son timbre.
Agnostique désormais, elle évoque ses
souvenirs d’église – « après mon premier
solo, à l’occasion de Noël, j’ai eu l’impres-
sion d’être une star » –, la première
confrontation de son chant au son de…
l’aspirateur. « En faisant le ménage, j’es-
sayais de chanter en harmonie avec le
bruit du moteur », explique-t-elle. Avant
que sa voix exprime enin ses frustrations
et ses révoltes. Beth Ditto dit avoir été
très tôt sensible aux injustices, sous
MUSÉE MAGNIN
EXPOSITION
21 MARS
23 JUIN 2024 DIJON
l’impulsion d’une mère célébrant l’empa-
thie dans un Sud encore miné par le
racisme et les préjugés. « Très jeune, je me
suis passionnée pour l’histoire de la
seconde guerre mondiale, puis pour celle
du mouvement des droits civiques et du
féminisme. » En se saisissant des courants
musicaux qui accompagnaient ces phéno-
mènes. Jusqu’à la prise de conscience de
son homosexualité, au début des
années 1990, qui a coïncidé avec les dis-
torsions du grunge et le militantisme du
Riot Grrrl, ce courant féministe néo-punk
mené par des groupes comme Bikini Kill,
Sleater-Kinney ou Huggy Bear, crachant
au visage du machisme rock.
Beth Ditto fuit d’abord l’Arkansas, pour
rejoindre la ville d’Olympia (Washington),
épicentre de la scène Riot Grrrl, avant de
s’installer à Portland. Gossip s’impose
alors comme l’un des phénomènes de la
fin des années 2000. Pionnière de la
cause LGBT au sein de la culture pop,
investie – jusqu’à poser nue –dans la
lutte contre le body shaming, la chan-
teuse se félicite de voir des artistes trans,
queer ou en dehors des cases – Kim
Petras, Lil Nas X, Sam Smith, Chris,
Janelle Monáe, Lizzo… – s’imposer
aujourd’hui au sommet des charts.
« Les progrès sont réels, ces dix dernières
années. Mais cela reste si fragile », constate-
t-elle en rappelant les divisions profondes
de l’Amérique, la désinformation, le com-
plotisme régnant sur les réseaux, la remise
en cause du droit à l’avortement. Elle dit
avoir vécu un cauchemar, en 2016, lors de
l’élection de Donald Trump et s’avoue
« morte de trouille », avant le scrutin prési-
dentiel américain de novembre. Une rai-
son de plus pour repartir au combat.
REAL POWER, DE GOSSIP (COLUMBIA/SONY).
EN TOURNÉE, LE 6 JUILLET À LA NUIT DE L’ERDRE,
À NORT-SUR-ERDRE ; LE 7 JUILLET AU FESTIVAL
PAUSE GUITARE, À ALBI ; LE 11 JUILLET AUX
Claude
VIEILLES CHARRUES, À CARHAIX ; LE 13 JUILLET
À MUSILAC, À AIX-LES-BAINS ; LE 22 AOÛT À ROCK
EN SEINE, À SAINT-CLOUD ; LE 24 AOÛT AU FESTI-
VAL PALMAROSA, À MONTPELLIER.
Gillot
COMÉDIES, FABLES & ARABESQUES
Claude Gillot, Quatre études de costumes de ballet pour Plutus et Le Temps pour l’opéra-ballet « Les Éléments » (détail), vers 1718-
1720, Paris, Musée du Louvre © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Michel Urtado - Design : Fabrice Urviez - laika-design.fr

TÊTE CHERCHEUSE
JOIS JAMES
fan d’œufs.
ORIGINAIRE DE SUÈDE, Jois James a
grandi en Allemagne, étudié l’art et le design
en Angleterre, travaillé entre Hambourg et
Berlin comme directeur artistique en agence
de publicité puis en free-lance et enseigné le
design graphique, la sociologie de la mode et
le visual merchandising au Cambodge.
En 2014, alors que le Suédois choisit de s’ins-
taller à une heure de Göteborg, dans la mai-
son au bord du lac héritée de son père, une
découverte va changer le cours de sa vie :
« J’ai trouvé deux petits pots avec couvercle
provenant de la manufacture royale de porce-
laine de Worcester, en Angleterre, que je
n’avais jamais vus auparavant. J’en ai déduit
que ce devait être un cadeau que mes parents
avaient reçu pour leur mariage, en 1964. C’est
une amie qui m’a révélé le secret de ces egg
coddlers. Elle a mis dedans du jambon, du
fromage, un œuf et du basilic frais, et a posé
les pots fermés dans une casserole d’eau bouil-
lante pendant dix minutes. C’était délicieux et
tellement simple d’utilisation. »
Un an plus tard, Jois James lançait une pre-
mière version, modernisée et améliorée, du
traditionnel egg coddler anglais. L’objet, en
porcelaine également, a la forme d’un œuf,
et son couvercle, surmonté d’une petite boule
pour en faciliter la préhension, se ferme grâce
à un élastique en silicone. Sous la marque
Äggcøddler (ägg signifiant « œuf », en sué-
dois), le créateur imaginera ensuite un modèle
66
où peuvent loger trois œufs, un best-seller
désormais dans lequel on peut aussi cuire de
petits gâteaux façon mug cakes.
Depuis 2017, Jois James vit entre Marseille et
Taradeau, dans le Var. À la suite de la pandé-
mie du Covid-19, il a cherché une unité de
production en Europe et c’est une manufac-
ture polonaise qui fabrique aujourd’hui une
variante de son cuit-œuf, en grès cette fois-ci,
muni d’un système de couvercle comme celui
des théières. De nouvelles couleurs sont déve-
loppées au il des saisons (vert et rose et jaune
et noir ce printemps). Des plateaux de service
complètent la gamme, certains en chêne et
conçus à la main en Allemagne, d’autres bien-
tôt en terre cuite modelés par le quadragé-
naire lui-même, qui a récemment renoué avec
la pratique de la poterie artistique de ses
jeunes années. C’est d’ailleurs en fréquentant
l’atelier de Léa Tardito, à Vidauban (Var),
qu’est né un egg coddler émaillé en blanc
nacré, gris-vert ou bleu-vert, confectionné par
cette potière. Une création artisanale du céra-
miste américain basé à Parme Daniel Cavey
est aussi disponible sur le site de Jois James qui
propose des recettes de cuisine bientôt réu-
nies dans un ouvrage. À ceux qui douteraient
encore de l’utilité de ce petit objet, l’entrepre-
neur passionné rétorque : « C’est le cadeau
parfait à faire à une personne qui a déjà tout ! »
Litza GEORGOPOULOS
JOISJAMES.COM
LE GOÛT
TANDEM
CAFÉ littéraire.
Chaque année, depuis 2018,
Nespresso et Caran D’Ache se
retrouvent autour d’un projet à
dimension environnementale.
L’idée de ces collaborations est
de valoriser des éléments recy-
clés du spécialiste du café en
capsules pour créer un objet
appartenant au catalogue du
fabricant d’instruments de
dessin et d’écriture : crayons
graphites, porte-mines, sty-
los… Pour cette sixième édi-
tion, les deux maisons suisses
ont choisi de retravailler le
modèle 849, un stylo bille à
bouton et clip né en 1969, dont
le corps, de forme hexagonale,
emprunte au design industriel.
Ici conçu entièrement à partir
de capsules de café en alumi-
nium recyclé, il s’habille d’un
bleu nuit métallisé inspiré
de la dosette Kazaar, un café
intense aux notes boisées et
épicées originaire d’Amérique
latine. Gravée sur une de ses
facettes, la phrase « A recy-
cling story is in your hands »
porte le message d’engage-
ment des deux entreprises.
Li. GE.
COLLECTION CARAN D’ACHE
× NESPRESSO ÉDITION, 6,49 €,
DANS TOUS LES POINTS DE VENTE
ET BOUTIQUES CARAN D’ACHE
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cuir imprimé et
métal, Chanel,
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FÉTICHE Des chiffres et des LETTRES. Lors de sa création, en 1955, par Gabrielle Chanel, le
modèle 2.55 est une révolution. D’abord, parce qu’il libère les mouvements en rallongeant les courtes poignées habituelles. Ensuite, parce
qu’il est fabriqué dans un cuir d’agneau souple et in, utilisé à l’origine pour la ganterie. Suivront d’autres matières : le jersey, le lamé, le
velours et, bien sûr, le tweed. Dans les années 1980, Karl Lagerfeld lui offrira une seconde vie, imaginant le modèle 11.12, dans un mate-
lassage plus moelleux, avec les chaînes cette fois entrelacées d’un ruban de cuir et un fermoir double C à la place du tourniquet rectan-
gulaire. « C’est un sac de légende, un objet de désir qui fait rêver et me fait rêver. J’aime autant son toucher que la manière dont il est fait,
sa dimension cinématographique », explique Virginie Viard, directrice artistique de la maison. La collection printemps-été 2024 foisonne
de déclinaisons : cuir tie and dye, denim délavé, paillettes brodées sur du tweed, cuirs luo et métallerie irisée ou ce modèle en cuir blanc
recouvert de lettres éparpillées. Texte et réalisation Fiona KHALIFA — Photo Carl DINER — Scénographie Adriano ESCRIBANO
 LE GOÛT

Sur une chemise en popeline ou une

minijupe en cuir griffées Situationist,
le designer Irakli Rusadze a intégré une
tulipe. Une rareté pour ce Géorgien
LE SENS DU DÉTAIL de 33 ans, expert en coupes rigoureuses
qui en général n’utilise pas de motifs.
La TULIPE « Chez nous, après la tragédie de Tbilissi
du 9 avril 1989 », la répression violente
en étendard. par l’Armée rouge d’une manifestation
antisoviétique qui it vingt morts
et des centaines de blessés, « les rues
furent jonchées de tulipes. Elles sont
restées comme le symbole de la liberté,
toujours utilisé aujourd’hui lors de nos
commémorations oficielles ». Plutôt
que d’imprimer la leur printanière
sur un tee-shirt assorti d’un slogan
politique grandiloquent, Irakli Rusadze
l’a fait reproduire plus subtilement
en surpiqûres. Sa façon de glisser
un message paciique, en pleine guerre
en Ukraine « et alors que la Géorgie a
déjà expérimenté ce genre d’attaques
Situationist/David Meshkhi

russes », rappelle-t-il, en référence

au conlit de 2008. Valentin PÉREZ

SITUATIONIST, COLLECTION PRINTEMPS-ÉTÉ 2024. SITUATIONISTOFFICIAL.COM

68
 De gauche à droite,
L’Astre, Le Galion,
190 € les 100 ml.
legalion.fr
Aphélie, Trudon, 210 €
les 100 ml. trudon.com
Pleine Lune, Bastille,
145 € les 100 ml.
bastilleparfums.com
Tubéreuse astrale,
Maison Crivelli, 200 €
les 50 ml.
maisoncrivelli.com

VARIATIONS Thème ASTRAL. Auréolée de mystère et de spiritualité, l’observation du cosmos nourrit l’imaginaire
des parfums. Tubéreuse astrale, de Maison Crivelli, et Pleine Lune, de la marque Bastille, nous invitent à lever les yeux au ciel avec
des compositions lorales et veloutées. Sillage vert en clair-obscur, Aphélie, de Trudon, tire son nom d’un astre méconnu, qui revient
vers la lumière solaire après s’en être éloigné au maximum. C’est un tout autre genre d’étoile qu’évoque L’Astre, signé Le Galion,
puisqu’il s’inspire d’Ava Gardner : ce loral épicé ambré fut composé en exclusivité pour la star hollywoodienne à la in des
années 1950. Ce n’est que quelques années-lumière plus tard, en 2022, qu’il fut enin dévoilé au public. Texte Claire DHOUAILLY
— Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Carl DINER — Scénographie Adriano ESCRIBANO

MAKING OF
IL CIELO IN UNA STANZA (« le ciel dans
une chambre »), création textile aux proportions
généreuses (2,20 m × 1,50 m), est né de la ren-
contre entre Constance Gennari, à la tête de l’en-
seigne The Socialite Family, et Sarah Martinon,
graphiste et dessinatrice. Deux femmes nourries
de références communes : les années 1970, le
cinéma italien, les univers coloriels forts… « J’ai
connu le travail de Sarah tout d’abord à travers les
imprimés qu’elle dessinait pour Françoise, la griffe
de mode de Johanna Senyk, puis les décors qu’elle a
créés pour des éditeurs de papier peint », précise
Constance Gennari. Ses souvenirs d’enfance ont
servi de point de départ au projet, « des prome-
nades au bois de Boulogne, et notamment cet
endroit où se trouvent une île et un petit chalet
chinois. J’avais envie d’un paysage semblable, mais
imaginaire, avec un lac, des arbres comme des pins
parasols, du ciel ». Inluencée par Léon Bakst et ses
70
Aux FILS des souvenirs.
LE SITE DE DÉCORATION EN LIGNE THE SOCIALITE FAM ILY A CONFIÉ
À L’ENTREPRISE DE TAPISSERIE TISSAGE DES FLANDRES
LA RÉALISATION D’UNE TENTURE M URALE D’APRÈS UNE ŒUVRE
EXCLUSIVE DE L’ILLUSTRATRICE SARAH MARTINON.
décors pour les ballets russes, les peintres nabis
comme Félix Valloton (1865-1925) et Maurice
Denis (1870-1943) ou les illustrations pop, Sarah
Martinon dessine à la main en mélangeant les
techniques. « Pour Il cielo in una stanza, j’ai peint
à l’aquarelle et aux feutres à l’encre, explique-t-
elle. Je travaille sur des papiers peu absorbants et,
lorsque je reviens sur le dessin, l’encre refond et
cela crée des effets de couches, de transparence,
comme avec la peinture à l’huile. »
Pour traduire cette œuvre à l’inspiration oni-
rique, Constance Gennari a naturellement pensé
à la tapisserie. « J’ai toujours aimé ça, j’en achète
en salle des ventes ou chez des antiquaires. C’est
très beau en tête de lit, mais ça peut se changer de
place facilement. » La fondatrice de The Socialite
Family a conié la réalisation de la pièce à Tissage
des Flandres. L’entreprise labellisée patrimoine
vivant fondée en 1890 maîtrise la technique
La tenture murale
Il cielo in una
stanza de la
graphiste
Sarah Martinon.
complexe du tissé jacquard sur métier méca-
nique. Une préparation de près de deux mois a
été nécessaire en amont du tissage. « C’est l’un
des plus beaux projets que l’on ait produits, se
réjouit son président, Marc-Antoine Kerkhof. Il
fallait réussir à traduire les couleurs du dessin ini-
tial, mais aussi retrouver la main de l’artiste, son
geste, ses coups de pinceau. » Il cielo in una stanza
est édité à dix exemplaires numérotés et signés
et porte le nom d’une chanson italienne que
Constance Gennari a beaucoup écoutée enfant.
Une bluette des années 1960 dont les paroles
disent en substance que, lorsque les amoureux
sont réunis, les murs et le plafond de leur
chambre disparaissent pour laisser place aux
The Socialite Family
arbres et au ciel. Comme dans la tapisserie.
Litza GEORGOPOULOS
THESOCIALITEFAMILY.COM
 LE GOÛT

MAINTENANT OU JAMAIS

HUMAINS, trop humains.

Dans la plupart des toiles de Thomas Lévy-Lasne, il n’y a pas d’hu-
Thomas Lév y-Lasne. Cour tesy de l’ar tiste et la galerie Les filles du Calvaire

mains, ou de loin, de dos, le visage dissimulé. Et pourtant, tout, dans

ses plages désertées, paysages urbains, détails de plantes, est marqué
par l’asphyxie du monde contemporain et par la catastrophe clima-
tique. Au premier plan de la plage, une poubelle. Dans les rues, des
détritus. Des végétaux poussent dans les interstices du béton. Son
exposition à la galerie Les Filles du calvaire porte d’ailleurs un nom
adapté : « L’Impuissance ». Celui qui est né en 1980 et a été formé aux
Beaux-Arts de Paris est l’une des voix qui portent dans le panorama
actuel de la création, notamment avec « Les Apparences », son émis-
sion hebdomadaire sur YouTube et Twitch consacrée à la peinture
actuelle, avec un tropisme assumé pour le iguratif. À la galerie pari-
sienne, Thomas Lévy-Lasne expose également ses Distanciels, des
portraits au fusain de ses proches réalisés pendant les coninements.
On y voit des êtres perdus, saisis dans le doute et l’instabilité. Humains
après tout, pour paraphraser Daft Punk. Clément GHYS
« L’IMPUISSANCE », DE THOMAS LÉVY-LASNE, À LA GALERIE LES FILLES DU CALVAIRE,
21, RUE CHAPON, PARIS 3 e, JUSQU’AU 11 MAI. FILLESDUCALVAIRE.COM

Du 23 mars au 4 août 2024

Expositions - Événements HOMMAGE À
LADISLAS KIJNO
Labanque et Chapelle Saint Pry (Béthune)
Donation Kijno (Nœux-les-Mines)
Cité des Électriciens (Bruay-la-Buissière)
Comédie de Béthune – Maison de la Poésie (Beuvry)
Béthune-Bruay – bethunebruay.fr/hommage-kijno – Renseignements et réservations : 03 21 63 04 70
Un événement organisé par la Communauté d’agglomération
de Béthune-Bruay, Artois Lys Romane et le Fonds de dotation Bina
Crédit Photo

Ladislas Kijno, Variation sur la structure 21 ou Premier hommage à Guillaume Apollinaire, 1963-1964, huile, vinyle et glycéro spray sur toile, 201 x 170 cm, collection privée © Alkis Voliotis
 Texte Valentin PÉREZ

1 2

LE LANCEMENT DE LA MARQUE de Phoebe

Petit cours
EN VITRINE
Philo, en octobre 2023, a signé le retour tonitruant
sur la scène mode de l’ex-directrice artistique de
Chloé (1997-2008) et de Celine (2008-2018). Vendu

de PHILO.
LA CRÉATRICE PHOEBE PHILO A LANCÉ DÉBUT
uniquement en ligne, en Europe et aux États-Unis,
à des prix très élevés (de 1 000 à 3 000 euros en
moyenne par article), le label aurait bénéicié, dès
les premiers jours, d’une visibilité médiatique esti-
mée à 7 millions d’euros par Launchmetrics. La
plate-forme de données a mis au point un algo-
MARS SA DEUXIÈM E COLLECTION À SON NOM,
rithme (Media Impact Value) qui mesure le « bruit »
DISPONIBLE EXCLUSIVEM ENT EN LIGNE.
que fait une marque à partir du nombre de vues,
CELLE-CI A ÉTÉ ACCUEILLIE AVEC UN
du proil des abonnés, de la durée d’engagement…
ENGOUEM ENT COM PARABLE À LA PREM IÈRE
Tandis que la marque conirme, sans davantage
ÉDITION, À L’AUTOM NE 2023. DÉCRYPTAGE
de précision, d’excellentes ventes dès la première
D’UN STYLE EN CINQ DÉTAILS-CLÉS.
semaine, Launchmetrics indique que, à ce jour,
cette estimation atteindrait 24 millions d’euros.
La deuxième édition (comprenez : collection) du
label, lancée le 7 mars et que Le Monde a pu
découvrir en février dans le showroom londonien
de la marque, ne devrait pas démentir l’engoue-
ment de ceux qu’on appelle les « philophiles »
pour le vestiaire de la créatrice.
 LE GOÛT

proportion exagérée… Pour son

label, les chemises en popeline
de coton se composent d’un col
classique mais qu’une pliure
arrière peut permettre de rele-
ver d’un cran : le col devient
alors plus plongeant sur l’avant,
les pointes bien affûtées,
comme une signature gra-
phique. D’inspiration mascu-
line, les modèles blancs et à
3
fines rayures noires ou bor-
deaux de cette édition sont
1- LA VESTE TAILLE BASSE lavés avant d’être commerciali-
La veste zippée en cuir plongé sés pour donner un effet
débarque avec un drôle d’our- blanchi au tissu.
let élastiqué, stratégiquement
placé au niveau de la taille : il 4- L’ÉPAULE INVERSÉE
ceinture les hanches et bombe, Les vestes à double bouton-
par contraste, le haut et le bas nage, déclinées cette saison en
du vêtement, dans un drôle noir, tabac (un brun foncé) ou
d’effet sablier. Les poches pla- « poivre et sel » (gris) dégagent
quées à boutons-pression se une rigueur à la fois cool et
doublent de deux poches laté- autoritaire : elles se portent
rales, le tout dominé par un col larges avec des manches
cheminée. Rien d’extraordinai- déployées. Celles-ci recouvrent
rement sophistiqué mais assez la totalité du bras ballant, ne
pour dramatiser la silhouette. laissant deviner qu’une pha-
4 lange. Surtout, elles sont pen-
2- L’ÉCHARPE TRAVERSIN sées pour paraître légèrement
Souvent résumée hâtivement à aplaties – aidées en cela, en
son vestiaire bourgeois sans bout de fabrication, par un
fausse note, Phoebe Philo coup de presse – et dotées
n’oublie pourtant jamais de d’une épaule dite inversée,
glisser une pièce de prêt-à-por- c’est-à-dire construite en étant
ter ou un accessoire dissonant, bombée vers l’intérieur.
comme on pimenterait un
plat un peu trop bien exécuté. 5- LE CUIR TRAITÉ EN
Les chemises à imprimé fou- LAMELLES
lard ou les sandales en cuir Alors que les fans vénèrent
nappées de fausse fourrure toujours les tee-shirts en cuir
rouge ou bleu ciel, surnom- du printemps-été 2010 de
mées « Furkenstock », ont joué Celine ou les ballerines à talons
ce rôle-là chez Celine, respecti- du printemps-été 2015, le cuir
vement en 2011 et en 2013. de veau, cette fois, se retrouve
Cette saison consacre l’écharpe découpé en lamelles. Ces ines
traversin. Soit une écharpe très bandes, appliquées et cousues
douce en satin de soie, pensée sur une structure en mousse-
pour être posée sur les épaules line transparente, donnent vie
et rembourrée à la manière à l’une des pièces les plus
d’un oreiller. remarquables du nouveau cru :
un pantalon où la peau se
3- LE COL MONTANT révèle subtilement entre les
GRAPHIQUE striures. Pour le rendre moins
Ah, les cols ! Au il des années, intimidant, la designer a choisi
Phoebe Philo×5

chez Celine, Phoebe Philo les a une taille élastiquée toute

tous expérimentés : mao, à simple, comme celle d’un jog-
froufrous, cheminée, doté d’un ging, et une coupe large et
5
gros bouton doré, d’une tombante façon pyjama.

73
Lola Périer et sa
chienne, Olga, dans
son exploitation
agricole, à Dourdan,
dans l’Essonne,
le 5 février.
LE GOÛT

Texte Laure GASPAROTTO
Photo Arthur MERCIER
ENTRE LES ANIMAUX QUI L’OBSERVENT
de la forêt voisine et son chien qui gambade dans
sa serre, Lola Périer, tout de violet vêtue – sa cou-
leur préférée –, compte les plants qui feront son
année : une soixantaine de variétés de tomates,
huit sortes de navets, une vingtaine de piments
différents et une quinzaine d’espèces d’aubergines
asiatiques. En ce mois de février, la maraîchère de
35 ans sort tout juste de son hibernation, qu’elle a
décidé de consacrer à l’écriture. Après la récolte de
ses courges, en novembre, elle a cessé de travailler
son jardin pour diversiier son activité pendant
l’hiver. « Mon métier génère beaucoup de pression,
notamment à cause de l’aspect climatique, qui peut
anéantir le travail et donc les inances. Pour trouver
mon équilibre, l’écriture m’offre une soupape »,
explique-t-elle. En même temps que les premiers
bourgeons éclosent, Lola Périer sort donc son pre-
mier livre pratique pour continuer de célébrer,
autrement que par le travail de la terre, le monde
inini des légumes, louant leurs nuances et leurs
différences. Ainsi, dans son jardin, une betterave
peut être d’un rouge vif, d’un blanc virginal,
dorée, rosée ou même bicolore. « La première fois
que j’ai planté une graine, j’avais trente ans. Je l’ai
vue pousser et je n’en suis jamais revenue ! »,
raconte celle qui est devenue maraîchère après
cette révélation, en 2019. « Penser que la carotte
qui est dans son assiette a mis quatre mois à pous-
ser devrait permettre de la regarder avec plus de
considération… », avance l’agricultrice.
L’ex-citadine est alors entrée en agriculture
comme d’autres entrent en religion, c’est-à-dire
impérieusement. Quittant une carrière d’agente
de comédiens et les tapis rouges pour se mettre
au vert, elle suit une formation agricole, lit des
livres sur le sujet, voyage beaucoup, jusqu’au
Japon, pour mieux appréhender l’ampleur des
variétés de légumes, la diversité de leurs goûts
et de leurs couleurs. À bras-le-corps, bottes en
caoutchouc aux pieds, elle s’empare de sa nou-
velle passion. Son diplôme d’agricultrice en
poche, elle réussit à obtenir, il y a trois ans, à
l’entrée de Dourdan, dans les Yvelines, un bail
rural auprès de Daniel Evain, un des pionniers
de l’agriculture bio en Île-de-France.
Tout près d’une forêt, dans un champ de 1 hec-
tare, l’exploitation de Lola Périer est située, à
une heure de Paris. Cette proximité lui permet
de livrer, en personne et en circuit court, ses
légumes aux formes parfois étranges et aux
couleurs vives à des établissements de restau-
ration, qui représentent les deux tiers de sa
clientèle. « Penser que la carotte qui est dans son
assiette a mis quatre mois à pousser devrait per-
mettre de la regarder avec plus de considéra-
tion… », avance l’agricultrice.
Le reste de sa production fournit Miyam, une
chaîne de supermarchés « responsables » qui
compte six magasins à Paris et dans sa proche
banlieue et pratique des tarifs raisonnables.
« Miyam m’accompagne depuis mes débuts. Ses
équipes sont même parfois venues m’aider… »,
précise Lola Périer.
Le goût de Lola Périer a été formé dès son plus
jeune âge par son père, le photographe Jean-
Marie Périer, un passionné de cuisine qui n’a
jamais hésité à parcourir des kilomètres dans la
campagne pour se rendre au marché. « Grâce à
mon père, j’ai appris à savourer des plats
incroyables, des légumes, mais aussi toutes sortes
de viandes. Ce n’est pas parce que je suis passion-
née par les végétaux que je suis végétarienne ! »,
s’exclame la maraîchère. Son exploitation se
répartit, d’une part, sur une partie en plein champ
et, d’autre part, sur trois serres de 360 mètres car-
rés, qu’elle a inancées avec l’aide de quelques
amis, dont le chef Bruno Verjus. Cette année, pour
la première fois, un saisonnier viendra l’aider et
elle a prévu de s’acheter un nouveau tracteur ain
de pouvoir se déplacer plus facilement sur ses
chemins boueux. « Avec mon premier tracteur, je
m’étais retournée, car il n’était pas adapté à ma
corpulence. Il faut savoir qu’il n’y a que 29 % de
femmes dans l’agriculture et qu’en conséquence les
outils sont plutôt conçus pour des hommes… », pré-
cise celle qui veut donner à ses contemporains le
goût d’une alimentation plus variée. En 2023, elle
a ainsi souhaité accompagner pendant un an les
enfants d’une école de Versailles dans la création
d’un potager. « Les enfants sont beaucoup plus
curieux qu’on ne le pense. Leur proposer de faire
des petits gestes ne paraît pas grand-chose, mais ce
fut énorme pour moi quand l’un d’eux m’a montré
ièrement un radis qu’il avait semé », se réjouit
Lola Périer. « Plantez, plantez partout où vous pou-
vez, dans le moindre recoin de vos balcons et dans
vos jardinières aussi ! », poursuit-elle, heureuse de
se lever désormais à 5 heures du matin pour
récolter ses herbes fraîches, toutes sortes de
shiso, des basilics, des capucines, des agastaches

Les palettes de saison

et autres pavots lamboyants.
La partie que Lola Périer préfère dans son nou-
veau métier ? Produire tous ses plants, alors
même que cela se fait de moins en moins. La

de Lola PÉRIER.
IL Y A CINQ ANS, LA JEUNE FEM M E A PLAQUÉ SA VIE
DE PARISIENNE, SON MÉTIER D’AGENTE DE COMÉDIENS,
POUR COM M ENCER SON POTAGER. DANS SON EXPLOITATION
DES YVELINES, ELLE CULTIVE DES LÉGUM ES RARES
ET VIENT DE PUBLIER UN LIVRE QUI CÉLÈBRE SA PASSION.
première année, elle a voulu tout faire. Elle a mis
six mois à s’en remettre physiquement.
Aujourd’hui, la jeune femme gère mieux ses
efforts et son organisation et, savourant l’air frais
qu’elle respire, elle se dit que pour rien au
monde elle ne regrette son choix.
UN POTAGER HAUT EN COULEUR. CULTIVER LA VARIÉTÉ :
TOMATE VIOLETTE, LAITUE ROSÉE, RADIS JAUNE…, DE LOLA
PÉRIER, MARABOUT, 192 P., 25 €.

75
1

BULLE D’AIR RAMBOUILLET, par les sentiers.

À QUARANTE M INUTES DE PARIS, UN JEUNE COUPLE AMOUREUX DE LA NATURE
A TRANSFORMÉ UN ANCIEN CENTRE ÉQUESTRE DES YVELINES EN HÉBERGEM ENTS
ÉLÉGANTS OÙ LES CITADINS VIENNENT SE RESSOURCER AU CALM E.

Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON — Photos Paloma SAINT LÉGER

NICHÉ AU CŒUR DE LA FORÊT DE RAMBOUILLET

et de ses 30 000 hectares de végétation, dans les
Yvelines, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest
de Paris, le village de Poigny-la-Forêt attire les mar-
cheurs, les cavaliers et les cyclistes en quête de verdure.
Certains viennent en voiture, leurs vélos ixés à l’arrière,
d’autres empruntent le Transilien jusqu’à la gare de
Rambouillet, puis sautent dans un taxi ou dans le véhi-
cule de leurs hôtes pour rejoindre leur destination
inale. « Il y a même des gens qui arrivent avec leurs
chevaux dans un van, assurent les trentenaires Alix et
Arthur Schildge, propriétaires des Casamaas. Mais ce
n’est pas un problème, si nous sommes prévenus assez
tôt, nous pouvons improviser un petit paddock tempo-
raire sur la propriété. » La route file au milieu des
chênes, puis à travers champs. Les habitations sont dis-
2
tantes les unes des autres, il s’agit de quelques maisons
LE GOÛT

(1) La salle de réception des Casamaas peut accueillir une vingtaine de convives. (2) Une partie des
chambres ont été aménagées dans un ancien centre équestre. (3) La décoration doit beaucoup aux
brocantes fréquentées par les propriétaires. (4) Une cuisine équipée. (5) Vue sur la forêt de
Rambouillet. (6) Le salon d’une des maisons.

anciennes et d’une poignée de chaumières. « Voici la

Casa Terra, informe Alix, en se garant à proximité d’une
maisonnette d’une trentaine de mètres carrés, dans les
bois. C’est ici que notre projet a commencé. »
En 2021, la cavalière d’origine parisienne et son mari,
qui a grandi dans les environs, ont transformé ce minus-
cule relais de chasse en un abri forestier douillet. Les
gens y séjournent seuls ou en couple, savourant la vie
sous les arbres, la sensation d’être un peu coupés du
monde et les soirées autour du brasero. Le succès de
cette première maison a convaincu les Schildge de
poursuivre leur aventure en rénovant un ancien centre
équestre situé à quelques kilomètres de là, puis des mai-
sons jouxtant le corps de bâtiments. On reconnaît l’en- 3 4

droit à son mur d’enceinte en pierre pourvu d’un grand

portail rouge s’ouvrant sur une vaste cour intérieure. Sur 5
L’ADRESSE
la droite, la grange d’autrefois abrite aujourd’hui les par-
Casamaas, 9, route des Basses-
ties communes : un salon doté d’un insert, une salle de
Masures, Poigny-la-Forêt
réception avec une imposante table pouvant accueillir
(Yvelines). casamaas.fr
jusqu’à vingt-deux convives, ainsi qu’une vaste cuisine
intégralement équipée. Derrière les très grandes baies
Y ALLER
vitrées, on aperçoit des chevaux de course à la retraite
En Transilien, de Paris : gare de
recueillis par le couple qui se promènent dans les prés.
Rambouillet à 30 ou 60 mn, puis
Des œuvres d’art ornent les murs, notamment des toiles
pick-up possible sur demande
du peintre Marc Schildge, un oncle d’Arthur, et un grand
auprès d’Alix et Arthur Schildge.
tirage original d’une photo prise à Dakar par Yann
En voiture, de Paris : environ
Arthus-Bertrand. À l’étage, la pièce aménagée sous les
50 kilomètres.
combles peut servir d’espace pour les enfants ou de salle
de yoga. Les hébergements, tous indépendants, sont
Y SÉJOURNER
répartis dans les autres bâtiments, dont les anciennes
Six hébergements pour deux
écuries. Certains disposent de leur propre cheminée ou
à quatre personnes, à partir
d’un jardin privé. Une bonne partie des meubles et des
de 175 € la nuit pour deux.
objets ont été glanés par les propriétaires dans des bro-
Brunch (sur réservation) :
cantes ou dénichés dans les greniers familiaux. On avise
19 € par personne.
un banc de messe dans une entrée, un prie-Dieu dans
une chambre ou encore une grande table basse vintage
sous un plafonnier à franges dans le salon commun. 6
Les cuisines, les salles de bains et la literie sont, elles,
très modernes. Et les services proposés dignes d’un
grand hôtel : les vacanciers peuvent réserver un mas-
sage, louer des vélos électriques ou s’offrir les services
d’un chef à domicile. Tous les matins, ils reçoivent un
message leur indiquant l’heure du lever et du coucher
du soleil, des suggestions de balades ou d’activités, des
adresses de restaurants et les horaires des marchés. La
piste cyclable dans la forêt se situe à moins de 1 kilo-
mètre. Elle mène jusqu’à la commune de Montfort-
l’Amaury, où se trouvent, entre autres, le château de
Groussay et la maison de Maurice Ravel, devenue un
musée. La ferme de la Bergerie nationale de
Rambouillet n’est qu’à une dizaine de minutes en voi-
ture. Les Schildge partagent volontiers les secrets de la
forêt avec leurs hôtes, comme la localisation de cette
étonnante pinède qui se dresse dans le sable, au beau
milieu des chênes, donnant des faux airs de côte
Atlantique à ce massif forestier francilien.

77
 LE GOÛT

EXERCICE DE STYLE

Double VIE.
APPARU EN 1994 DANS LA BOUCHE
D’UN ARCHITECTE ALLEMAND,
LE TERM E “UPCYCLING” DÉSIGNE
L’ART DE FAIRE DU NEUF AVEC
DU VIEUX. PASSÉ MAÎTRE EN
LA MATIÈRE, LE CRÉATEUR BELGE
MARTIN MARGIELA FUT L’UN DES
PIONNIERS DE CETTE TENDANCE
AUJOURD’HUI SYNONYM E D’UNE
MODE PLUS RESPONSABLE.

P E N DA N T D E S S I ÈC L E S, repriser ses
vêtements pour les faire durer était tout simple-
ment un impératif. À l’époque médiévale, où les

Aymeric @AYMCASTING. Maquilleuse : Lauren Bos @ARTLISTPARIS. Coiffeur : Nico Philippon @ARTLISTPARIS
options vestimentaires sont maigres (quand les

nobles se font réaliser un habit sur mesure, les
plus modestes le tissent ou le tricotent eux-
mêmes à partir de laine), le vêtement se transmet
de génération en génération. Et se voit régulière-
ment retaillé et raccommodé pour s’adapter au
mieux à celui ou à celle qui le porte.
Au plus fort de la seconde guerre mondiale, faire
du neuf avec du vieux est un sujet de société,
voire une mission d’utilité publique. Face au
rationnement de tissus, utilisés pour produire
des uniformes militaires, il est demandé aux
citoyens de prolonger la durée de vie de leurs
vêtements par tous les moyens. Au Royaume-
Uni, la campagne « Make Do and Mend », diffusée
à grands coups de brochures, de ilms et de déi-
lés, montre ainsi aux femmes comment transfor-
mer un pantalon d’homme en une élégante robe
ceinturée ou réaliser un peignoir d’intérieur
grâce à un ingénieux patchwork fait de nappes et
de serviettes de table. Prenant d’une certaine
façon exemple sur Scarlett O’Hara (Autant en
emporte le vent, 1939), contrainte de se tailler une
robe dans une paire de rideaux en velours vert
pour espérer séduire le ténébreux Rhett Butler et
ainsi le convaincre d’éponger ses dettes.
1
Si la pratique ne date donc pas d’hier, le terme
upcycling, lui, est relativement récent. On l’attri-
bue à un ingénieur allemand reconverti en archi-
tecte d’intérieur, Reiner Pilz, qui, il y a trente ans
tout pile, en 1994, prononçait le mot dans un
entretien donné à la revue britannique d’archi-
tecture Salvo. Au downcycling, soit la transforma-
tion d’un produit en un nouveau matériau de
qualité moindre, il opposait ainsi l’upcycling,
« pour ajouter de la valeur à des articles usagés ».
Au même moment, le Belge Martin Margiela lan-
çait sa ligne Replica, réalisée à partir de vête-
ments anciens reproduits à l’identique. « J’aime
les vêtements que je n’ai pas inventés », déclarait
un an plus tôt celui qui a fait du recyclage l’une
de ses marques de fabrique. Dévoilée en 1988, sa
première collection femme comportait déjà un
tablier de boucher en cuir retravaillé en une robe
de soirée et des vestes taillées à partir d’une robe
en tulle. Ce concept de transformation inspirera
à Margiela un vestiaire à part entière. En janvier
Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Mannequin : Glorianny Acevedo @WOMEN360. Directeur de casting :
2006, il crée la ligne Artisanal, soit une collection
de pièces uniques réalisées à partir de matières
et d’objets chinés aux quatre coins du monde. Et
présentées depuis chaque année lors de la
semaine de la haute couture parisienne.
Certaines marques de mode s’emploient donc
aujourd’hui de plus en plus à créer à partir de
l’existant ain de répondre à leur façon à l’épi-
neux problème de la surconsommation et de la
pollution due à la fabrication et aux déchets de
la mode. L’Agence de la transition écologique
rappelle que, « chaque année en France, près de
3,3 milliards de vêtements, chaussures, linge de
maison sont mis sur le marché ».
Texte Margaux KREHL
Photos Jean MARQUÈS
Stylisme Laëtitia LEPORCQ

78
 (1) Veste et jeans, en denim ornementé,
Miu Miu Upcycled, 6 900 € et 5 500 €.
miumiu.com

(2) Manteau en agneau, Yves Salomon

collection Pieces, prix sur demande.
yves-salomon.com
Jeans Levi’s vintage. levi.com
Lunettes Loewe. loewe.com

(3) Chemise et jupe, en lin régénéré

imprimé “calendriers”, Marine Serre,
650 € et 750 €. marineserre.com

(4) Sac Le Pratique zippé, en toile PVC

imperméable, Cahu, 370 €. cahuparis.com
Top en laine, prix sur demande,
Calvin Klein sur preclothed.com
Jeans Butler, en denim délavé, A.P.C.,
195 €. apc.fr

(5) Robe en triacétate et polyester

recyclé, Marcia, 545 €. marciawear.com

(6) Top à bretelles en viscose laminée

Recicla et body en taffetas de soie
Recicla, Maison Margiela, prix sur
2 5
demande. maisonmargiela.com

3 6

4
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR DÔME de douceur.

SILAMAKA SOUKOUNA, ALIAS SILAX, A OUVERT SA PÂTISSERIE À FONTENAY-SOUS-
LE COCO DJAM BO
DE SILAX
POUR 20 PIÈCES ENVIRON
GANACHE COCO VANILLE
350 g de crème 35 %, 100 g
BOIS IL Y A TROIS ANS. UNE GRANDE FIERTÉ POUR CET ARTISAN D’ORIGINE de purée ou de lait de coco,
MALIENNE QUI A GRANDI DANS LA CITÉ. SES GÂTEAUX MÊLENT TRADITION FRANÇAISE 2 gousses de vanille, 80 g de
ET INSPIRATIONS EXOTIQUES, COM M E LE COCO DJAM BO, SON MONT-BLANC À LUI. chocolat blanc, 3 g de gélatine,
100 g de poudre de coco.
INSERT MANGUE PASSION
300 g de purée de mangue,
C’est une ville qui, envers et contre tout, a fait 200 g de purée de fruit de la
passion, 50 g de sucre, 8 g de
de moi ce que je suis aujourd’hui. Durant ma gélatine.
jeunesse, j’ai soûlé tout Fontenay avec la pâtis-
BISCUIT MADELEINE
serie, alors c’était une fierté d’ouvrir ma bou- 5 gros œufs, 200 g de
tique ici, il y a trois ans. Nous sommes dévalisés sucre,200 g de farine, 8 g de
tous les jours. Nous avons une belle clientèle, levure chimique, 160 g de beurre
noisette (fondu jusqu’à ce qu’il
qui vient parfois de loin pour notre paris-brest, roussisse), ½ c. à c. d’écorce de
notre paris-bamako (à base de pâte d’arachide) pamplemousse zestée.
ou notre coco djambo, qui est une sorte de CROUSTILLANT AU
mont-blanc antillais revisité aux goûts de mon CHOCOLAT BLANC
pays. C’est ma signature et mon bonheur. 100 g de chocolat blanc, 100 g
de feuilletine ou pétales de maïs
Avec le succès du magasin, j’ai pu acheter une non sucré.
maison au Mali pour mes parents. J’ai beaucoup
LA PRÉPARATION
de projets là-bas, notamment une structure LA GANACHE
jumelée avec la France pour former les jeunes. Inciser et gratter les gousses de
Ils sont nombreux à me suivre sur les réseaux vanille. Chauffer la moitié de la
crème avec la purée de coco,
sociaux, ils me disent que je suis un exemple, ajouter la vanille grattée. Verser
que je les inspire et leur donne envie de faire le tout sur le chocolat et la
des choses. Je fais beaucoup d’interventions gélatine ramollie. Incorporer le
reste de crème, mélanger.
dans les collèges et je me dis que, si, en France, Verser dans un cul-de-poule,
il y a plein de jeunes qui me sollicitent, je dois filmer, réserver au réfrigérateur
Texte Camille LABRO pouvoir aussi contribuer en Afrique. jusqu’au lendemain. Étaler la
poudre de coco sur une plaque
Photos Julie BALAGUÉ Simone est encore là, à Fontenay-sous-Bois. Elle et enfourner de 8 à 10 min
passe parfois à la boutique et souvent je lui à 180 °C. Réserver.
apporte des petits gâteaux chez elle. C’est elle L’INSERT
“SI JE SUIS PÂTISSIER AUJOURD’HUI, C’EST EN GRAN DE mon mentor. J’espère que je pourrais être une Chauffer les purées à 40 °C.
Ajouter le sucre et porter à
PARTIE GRÂCE À SIMON E, une voisine du quartier, avec qui j’ai Simone pour d’autres jeunes.” ébullition. Ajouter la gélatine,
commencé à confectionner des gâteaux quand j’étais petit. Le mélanger, couler à chaud dans
SILAX PÂTISSERIE, 3, PLACE DU GÉNÉRAL-LECLERC,
premier que j’ai fait avec elle, c’était, je crois, un gâteau au yaourt. FONTENAY-SOUS-BOIS (VAL-DE-MARNE).
des moules en silicone en petits
demi-dômes, laisser refroidir
On préparait aussi des cakes, des tartes aux fruits, des recettes SILAXPATISSERIE.COM
puis stocker au congélateur.
familiales. Cela me fascinait que, avec juste du beurre, du sucre,
LE BISCUIT
des œufs et de la farine, on puisse faire autant de choses. C’était Fouetter les œufs avec le sucre.
magique, ça me changeait les idées. Ajouter la farine, la levure et le
Ma famille est d’origine malienne et j’ai grandi dans la cité, à zeste, puis le beurre noisette
refroidi. Étaler sur une plaque
Vincennes [Val-de-Marne], avec ma mère, mon père et mes quatre recouverte d’un papier cuisson.
frères et sœurs. Quand j’avais 7 ans, on a été expulsés, logés tem- Enfourner 12 min à 175 °C, en
porairement dans des tentes, puis la Croix-Rouge nous a installés tournant la plaque à mi-cuisson.
Sortir le biscuit, le couvrir d’un
dans des préfabriqués à Fontenay-sous-Bois, où nous sommes res- papier cuisson, aplatir avec une
tés plusieurs années. Ce n’était pas facile, je n’aimais pas être à autre plaque et laisser refroidir.
l’intérieur, alors, forcément, je passais beaucoup de temps à traîner Détailler à l’emporte-pièce rond
de 8-10 centimètres de diamètre.
dehors. À l’école, j’étais turbulent, ça ne se passait pas bien.
J’ai quitté l’école à 14 ans pour faire un CAP de pâtisserie et je me LE CROUSTILLANT
Faire fondre le chocolat au bain-
suis rendu compte que j’adorais ça. Un an plus tard, j’ai commencé marie. Incorporer la feuilletine.
mon apprentissage dans de grandes maisons, j’ai été commis à
LE MONTAGE
l’Hôtel Lutetia, puis chez Ladurée. Il était difficile d’obtenir un Dans des moules en silicone en
contrat dans un bon établissement, alors j’ai fait de l’intérim pour demi-dômes moyens, couler la
pouvoir entrer dans des cuisines de prestige comme le Prince de moitié de la ganache, ajouter
l’insert mangue-passion, couvrir
Galles, Le Train bleu, le Café de la paix. J’ai voyagé, travaillé à du reste de ganache, tapisser de
Londres, au Club Med, je suis parti au Mali, je suis revenu et j’ai fini croustillant, recouvrir d’un biscuit
par décrocher un poste de sous-chef pâtissier chez Drouant, imbibé de purée passion. Mettre
au frais et, au moment de servir,
auprès du chef Émile Cotte, où je suis resté jusqu’au Covid-19. démouler et saupoudrer de
Entre-temps, je m’étais réinstallé à Fontenay, j’ai des attaches ici. poudre coco pour la décoration.

80
 RÉVÉLER LES TERROIRS,
FAÇONNER L’EXCELLENCE
Au commencement étaient les terroirs. Les pierres
bleues sont nées d’éruptions sous-marines,
il y a 400 millions d’années. Ce sol magmatique,
qui donne aux vins un caractère complexe
et épicé, se retrouve souvent à flanc de coteau,
par veines dans le sud du vignoble, et par
zones plus concentrées au nord notamment
en Beaujolais Villages et dans les crus Côte
de Brouilly, Juliénas et Morgon.
Grâce à la formidable diversité des sols du
Beaujolais, chaque terroir, lieu-dit et parcelle
est un terrain d’expression unique sur lequel
vignerons et maisons façonnent des cuvées
singulières. Ces artisans de l’excellence signent
ainsi des vins rouges et blancs dignes des plus
belles tables.

omediaparis.com/beaujolais.com

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

 LE GOÛT

VERS COURCHEVEL, EN voulait du simple, du vrai, des plats

SAVOIE, dîner à l’extérieur revient
souvent à choisir entre un des dix
restaurants étoilés du coin, une fon-
due, un burger ou une pizza – aux
prix souvent exorbitants. Pour un
hors-piste réussi – dans l’assiette
comme au niveau de l’addition –, il
faut suivre le chemin de Bozel jusqu’à
L’Achillée, « un restaurant de village »
ouvert en septembre 2023 par Pieter
et Lucie Riedijk. Lui a exercé comme
second d’Emmanuel Renaut aux
Flocons de sel (trois étoiles Michelin),
à Megève, en Haute-Savoie, pendant
huit ans avant de devenir chef du K2
Altitude (deux étoiles), à Courchevel.
Lucie faisait partie de la brigade de
La Bouitte (deux étoiles) dans le vil-
lage voisin.
Situé à une vingtaine de minutes de
Courchevel, Bozel est un village de
charme animé toute l’année, où le
DE BOUCHE À OREILLE
couple habite depuis trois ans.
Proche des pistes de ski et des
“Le dos de la cuillère départs de randonnées, il tient lieu
de dortoir aux saisonniers de la
traditionnels qu’on ne trouve plus sur
les cartes, l’esprit des repas du
dimanche. » Comme ce chaleureux
coq au vin, déposé au centre de la
table – pour l’heure, Pieter cuisine
sans Lucie, qui vient de donner nais-
sance à des jumeaux.
Avec un poulet jaune de Bourgogne,
le chef a choisi la finesse. Le dos de la
cuillère suffirait presque à détailler la
volaille, marinée avec des lardons
fondants non fumés (du cochon noir
élevé pendant deux ans par Yann
Lartaud, un producteur du coin), des
oignons grelots sucrés, des champi-
gnons fermes et du serpolet, le
thym… La gourmandise réside dans
le jus, généreusement servi dans
l’assiette sur un lit aromatique : doux
grâce au fond de veau, mais rustique
par la puissance de la mondeuse, un
cépage rouge de Savoie proche de la
syrah. En hiver, ce ragoût s’accom-
pagne de spätzle – des pâtes alsa-
ciennes – gratinés au beaufort ou
d’une polenta crémeuse aux cèpes.

suffirait presque luxueuse station. L’Achillée a l’âme

des belles maisons. Une élégante
auberge tamisée (pas plus de trente
« Et bientôt, nous retrouverons les
légumes de printemps et d’été », s’en-
chante le chef, cantonné aux pro-

à détailler le coq couverts), à l’esprit végétal : murs

couleur sapin, tableaux fruitiers et de
l’achillée séchée sur les tables en
duits d’hiver en sa qualité de saison-
nier. « Je redeviens cuisinier, en fait. »
Loin des étoiles de Courchevel.

au vin mariné avec bois. La plante sauvage, à la légère

amertume, est cueillie par le couple
parmi d’autres végétaux. Des herbes
L’ACHILLÉE, 87, RUE JEAN-JAURÉS, BOZEL
(SAVOIE). COQ AU VIN : 26 €.

des lardons fondants.”

CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
RACONTE UN PRODUIT OU UNE EXPÉRIENCE
QUI L’A MARQUÉ. COM M E CE PLAT
TRADITIONNEL À PARTAGER, CONCOCTÉ
PAR PIETER RIEDIJK, CHEF DE L’ACHILLÉE,
EN SAVOIE.
Texte et photos Ophélie FRANCQ
et des fleurs parfois utilisées dans un
plat ou séchées dans les infusions de
Lucie, en vente au comptoir – dont
un excellent mélange à base d’ortie,
de primevère et de sureau.
Ce soir-là, quelques habitués : des
Anglais presque quadragénaires
commandant « toute la carte » et un
saint-émilion, ignorant les excel-
lentes références de la région ; mais
surtout des saisonniers ou des retrai-
tés du coin heureux de cette nouvelle
adresse. Ici, la cuisine est familiale et
se partage. Loin de l’esprit des tables
gastronomiques de Courchevel, « une
autre planète », glisse le chef néerlan-
dais avec un doux accent. « On

82
À PORTÉE DE MAIN SON HISTOIRE

Le MOULE
Les maamouls sont des pâtisseries de fête au fort pouvoir
œcuménique. Au Proche-Orient et dans les pays du monde
arabe, ces petits biscuits sablés, traditionnellement fourrés
de dattes, de noix ou de pistaches, rythment les festivités des

à maamoul. Texte Léo BOURDIN

Illustration Patrick PLEUTIN
différentes communautés religieuses. Les chrétiens arabes,
par exemple, les consomment au moment de Pâques ; les
musulmans s’en délectent pendant le ramadan, après avoir
rompu le jeûne, ou en font don aux démunis, par charité ; les
juifs les mettent sur la table de Pourim, de Roch Hachana et
de Hanoukka. C’est également un gâteau que l’on offre à un
proche qui vient de se marier, d’avoir un enfant ou de perdre
un être cher. On reconnaît la saveur des maamouls à leur
aspect : oblongs quand ils sont farcis de pistaches, ronds et
légèrement aplatis quand ils sont aux dattes, en forme de
dôme quand ils contiennent des noix. Pour les façonner, on
utilise des moules en bois typiques, semblables à de grandes
cuillères. Chaque moule est creusé avec une empreinte par-
ticulière qui permet d’ajouter des motifs (rainures, étoiles,
cannelures) à la surface des biscuits.

SON USAGE
C’est l’heure du goûter chez Sama. Une délicieuse odeur de
beurre fondu s’échappe du four. Entre deux services, à l’ap-
proche de Pâques, Karim Haïdar a pris pour habitude d’en-
chaîner les fournées de maamouls. « Pour réussir ces pâtisse-
ries, il faut porter une vraie attention à la gestuelle, explique le
chef de ce restaurant libanais situé dans le 11e arrondissement
de Paris. En langue arabe, le mot maamoul signifie “faire, façon-
ner, fabriquer” – tout est dit. » Sur le plan de travail qui lui fait
face trônent une grosse boule de pâte sablée (un mélange de
semoule ine et moyenne, de beurre clariié, d’eau de rose et
d’eau de leur d’oranger) ainsi qu’une douzaine de petites
billes brunes à base de pâte de datte aromatisée (cannelle,
cardamome). Karim Haïdar prélève un morceau de pâte
sablée, le transforme en boule au creux de sa paume, puis y
enfonce son index, tout en continuant de tourner, à la manière
d’un tournevis. Le chef incorpore sa farce dans l’oriice qu’il
vient de créer – avant de refermer soigneusement son œuvre.
La boule de pâte fourrée voyage ensuite à l’intérieur du moule
à maamoul, de sorte qu’il en épouse les moindres rebords.
Brusquement, Karim Haïdar s’empare du moule par le manche
et vient le taper plusieurs fois, à l’envers, sur le plat de la table,
pour obtenir un beau disque strié, d’environ 3 centimètres
d’épaisseur : l’un de ses irrésistibles maamouls à la datte qui
iront cuire pendant dix minutes dans un four chauffé à 220 °C.
MOULE À MAAMOUL EN BOIS, 3,49 €. ALEPMARKET.FR

À LA CAVE Le verre de l’AMITIÉ.

Si en matière de vin, les initiatives sont légion, c’est surtout le blanc qui en bénéicie, et qui
poursuit ainsi son ascension. Justine Duble, avec l’aide de quelques amis, a planté 10 hectares
de vignes dans les Alpilles. Voici enin, avec le millésime 2022, son premier blanc, un assem-
blage de cépages (chenin, clairette, roussanne, marsanne et carignan blanc) d’une classe
remarquable. La texture rafinée prouve la maîtrise de son grand savoir-faire acquis au célèbre
Domaine de Trévallon, où elle a viniié pendant quelques années. Une autre histoire d’amitié
est à l’origine du vinho verde du sommelier Micael Morais, qui a ouvert CasAlegria, sa cave
à manger, à Paris, il y a deux ans. Sa cuvée Loureiro, créée avec Dirk Niepoort, l’une des
références portugaises en matière de vin, offre une vivacité si joyeuse et une fraîcheur si
cristalline qu’elle réconforterait tous les amis du monde. Laure GASPAROTTO
DOMAINE DES ALPILLES, IGP ALPILLES, BLANC, 2022. 38 €. DOMAINEDESALPILLES.FR
ANSELMO ET DIRK NIEPOORT, VINHO VERDE, LOUREIRO, 2022. 17 €. CASALEGRIA, PARIS 17 e. TÉL. : 06-15-85-19-75.

EMPREINTE VÉGÉTALE
Le temps des CERISIERS.
LE COMPTE À REBOURS a commencé le
10 janvier, lorsque les experts de la société privée
japonaise de météo JMA ont publié l’alerte
numéro 1. Un nuage rose se répandra sur tout le
pays en remontant du sud au nord entre le 20 mars
et le 30 avril comme une traînée de poudre. La
première explosion est attendue dans la région de
Nagoya, tandis que Sapporo devrait voir son heure
arriver cinq semaines plus tard. Sur son site, JMA
prévient qu’elle « fournira des mises à jour en temps
opportun ». Car Sakura est sous étroite surveillance.
Texte Julie LASTERADE L’éclosion des leurs de cerisiers est un phénomène
Photo Amanda SELLEM de la plus haute importance au Japon, capable de
84
LE GOÛT
ZONE DE PRÉDILECTION
Les sols bien drainés
plutôt acides et si possible
orientés sud-ouest.
ENTRETIEN
Supprimer le bois mort.
FLORAISON
Mars-avril selon les
températures de l’automne
précédent.
AIME
Les journées chaudes
et ensoleillées mais aussi
les nuits fraîches.
N’AIME PAS
Les vents frais.
déplacer les foules et hautement symbolique. « On
l’attend pendant des semaines, elle arrive d’un coup,
explose et puis s’en va, explique Yoko Nakamura,
consultante japonaise en mode et art de vivre ins-
tallée en France. C’est comme une allégorie de la vie
qui nous rappelle qu’elle est belle, qu’elle est courte
et qu’il faut en profiter. » Dans l’archipel nippon,
le jour J, l’ordre est donné aux stagiaires d’aller
réserver une place sous un somei yoshino, un ceri-
sier hybride Prunus yedoensis. « Le soir, ils sont
rejoints par les équipes pour pique-niquer et faire la
fête », raconte la consultante. Pour peu qu’il vente,
une pluie de pétales vient recouvrir les nappes à
même le sol.
À Paris, Tomoji Hakuno, directeur d’Aoyama Flower
Market, rue du Bac, se procure des branches dès la
in du mois de février. Elles arrivent en boutons,
s’ouvrent en blanc ou en rose, selon la variété. Mais
ce n’est pas cela qui l’intéresse. Dans les deux cas,
« ils font ressortir toutes les couleurs », dit-il en leur
approchant des gerberas un peu frisés jaune citron,
orange, fuchsia ou vert lime. Il continue la démons-
tration avec des tulipes et des renoncules : « Le ceri-
sier se marie avec toutes les fleurs à bulbes, c’est une
bonne base. Mais il est bien aussi tout seul ou aux
côtés d’une branche de groseillier. » Le leuriste pari-
sien évoque en japonais la brume, le lou et des
images météo dificiles à traduire, puis il s’approche
d’une branchette et fait glisser son doigt sur l’écorce
sans un regard pour les leurs au bout. « Il faut lais-
ser les tiges apparentes, aérées. Ce sont elles qui
donnent la ligne, la silhouette », insiste-t-il. Elles
peuvent alors transformer un bouquet en chan-
geant seulement un peu son orientation.
 Pianos et cuisines d’exception depuis 1908

Showroom: 54 rue de Bourgogne, 75007 Paris

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 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,
une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plates-formes et le
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

PAOLO ROVERSI.
LE PHOTOGRAPHE ITALIEN, EXPOSÉ JUSQU’EN JUILLET AU PALAIS GALLIERA,
À PARIS, EST L’INVITÉ CETTE SEMAINE DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Adolescent, c’est surtout « Des amis m’ont poussé « Il y a quelques mois, j’ai vu
la poésie qui m’intéressait. vers la photographie l’exposition “Vermeer” à
J’ai développé une de mode. Quand j’ai Amsterdam. C’était subli-
certaine culture littéraire. commencé à regarder missime ! Ses tableaux sont
Pétrarque, Leopardi, les magazines, j’étais assez photographiques
Montale, Ungaretti ont été captivé par le travail finalement, avec cette
des figures importantes. d’Helmut Newton ou celui recherche de la lumière qui
J’ai découvert aussi de Guy Bourdin, les rentre par la fenêtre et ses
Pasolini ou les écrivains grands noms de l’époque. poses, comme des petits
de la Beat generation. Ils m’ont donné envie instantanés. Les voir
C’était une rêverie améri- d’aller vers cette photo les uns après les autres
caine qui me fascinait. qui, à mon avis, était très comme cela, c’était
J’ai rencontré Ginsberg créative. On pouvait y incroyable. C’est comme
mais jamais Kerouac, déployer son imaginaire. » si il m’avait suggéré
malheureusement. » certaines photos. »
Paolo Roversi

86
 MARC Beaugé
Alex BEAUPAIN
MATTHIEU Blazy
Malick BODIAN
GAUTHIER Borsarello
Ronan BOUROULLEC
VÉRONIQUE Chauvet
Monia CHOKRI
OLIVIA Cognet
Julien DOSSENA
Isabelle DOYEN
ÉCOLE Duperré
Sophie FONTANEL
ADRIEN Gloaguen
Camille GOUTAL
ALEXANDRE Guirkinger
Pierre HARDY
Ichon
SIMON PORTE Jacquemus
Rabih KAYROUZ
MEHDI Kerkouche
Alix LACLOCHE
Brigitte LACOMBE
INDIA Mahdavi
Aurélie MATHIGOT
MARION Motin
MUR.MUR
Géraldine NAKACHE
CHARLOTTE Rampling
Antoine REINARTZ
Éric RUF
ZOÉ Rumeau
Marine SERRE
JEAN Touitou
Fabien VALLOS
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23 MARS ↔24 MARS 2024

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11, RUE DUPETIT-THOUARS
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→Rencontres /ATELIERS /
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 JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 653 Sudoku
Yan GEORGET
N O 653 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 653
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Même sur le trébuchet, elle ne pèsera rien. II À secouer avant de le faire
travailler. Retenir pour ne pas rater. III Lançât un appel. Laissas passer le temps. Du coude au
poignet. IV Juste au bord. Ne peut être séparée. V Éditeur depuis 1880. Traverse l’IdF. Le chlore.
VI Tiennent séance. Comprendrai, bien que souvent négatif. VII Césium. Viennent en renfort.
Essence pour le sculpteur. VIII Rayonne sur le Nil. Belles vaches, mauvais chevaux. Conjonction.
Le prix du silence. IX Dans un ensemble. Abrite en entrant par la droite. Hercule et sa famille.
X Source d’énergie. Ils ont tous les vieux sur les bras. XI Combustible de mauvaise qualité.
Préposition. Note. XII Ne cherchez pas, vous n’y comprendrez rien. XIII Petites poésies du
Moyen Âge. Passent beaucoup de temps à la reproduction. XIV Tenue de service. Reprit. Ouvre
la gamme. XV Mise au courant.
VERTICALEMENT 1 Quand le temps ne peut rien faire à l’affaire. 2 Reprise en main plutôt édi-
iante. Bout de persil. 3 Repasse habilement. Permet avec adresse de passer à côté. 4 Fait des
vagues. Évitera les repousses. Fond de marc. 5 Naturelle et indigène. Support. Cuvette ou
monture. 6 Belle Citroën. Petits modèles chez les Castro. Suit le jabot dans la descente. 7 Mise
en beauté. Petit à la in. 8 Passer sévèrement à tabac. Entraîne dans la descente. 9 Canard sans
queue ni tête. Envies et nécessités. Le titane. 10 Chanteur à bec court. Donné par le hautbois.
Donne du goût au bétel. 11 Personnel. Sans tache. Descendra jusqu’à la nappe. 12 Doit se
planquer pour sauver sa peau. Une fois de plus. Travaillât sa sauce. 13 Un ancêtre revendiqué
par César. Début de richesse. Numéro d’identiication à l’Insee. 14 Dix à la City. Couverte ou
renversée. Tokyo avant Tokyo. 15 Leurs cabanes récoltent et fournissent du sirop. Grande
assemblée de cardinaux.

Solution de la grille n° 652

HORIZONTALEMENT I Raccompagnateur. II Éphémère. Yole. III Ipé. Edo. Diorama. IV Novateur. GPA. V Cira. CV.
Peiner. VI Anergie. Gît. VII RTT. Néantisera. VIII Cétacé. Mu. Âpres. IX Émeri. Rareté. X Ré. Envergures. XI Anastasie.
Édite. XII TTC. Rien. PS. Net. XIII Thermale. Pète. XIV Odeur. Aïeule. Ee. XV Normalisatrices.
VERTICALEMENT 1 Réincarcération. 2 Appointement. Do. 3 Chevrette. Acter. 4 Ce. Aar. Arès. Hum. 5 Omet.
Cintrera. 6 Médecine. Vair. 7 Prouvée. Resemai. 8 Ae. Amarinais. 9 Panurge. Léa. 10 Neige. Eu. Peut. 11 Opiniâtres.
Lr. 12 Tyran. Speed. Pei. 13 Eoa. Eger. Siné. 14 ULM. Rires. Tétée 15 Réas. Tas. Fêtées. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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saison froide. Les nouveaux poêles à granulés sont conçus pour répondre aux
exigences des projets résidentiels : dimensions réduites pour faciliter l’instal-
lation ; de nombreux revêtements, également personnalisés, pour adapter le
poêle au décor de la maison ; de technologies innovantes, comme Free, qui
garantit le fonctionnement du poêle même en cas de panne de courant prolongée
jusqu’à 4 heures. (En photo : poêle Eiko).
www.mcz.it

SILHOUETTE DIACASAN
SILHOUETTE est une marque Autrichienne familiale de lu- EDITION
nettes haut de gamme. En 1999, la marque a révolutionné le
marché avec la Titan Minimal Art ne pesant que 1,8 grammes, Diacasan Edition et
sans contours, vis ou Christian Signorel pré-
charnières. Sélection- sentent Bestiaire une nou-
née pour sa précision velle collection de tapis,
et sa légèreté par la assises, coussins et miroirs
plus grande agence inspirée de créatures
spatiale internationale, réelles et imaginaires is-
elle a été portée par sues de l’Antiquité. Chris-
plus de 70 astronautes. tian Signorel joue avec les
Pour fêter les 25 ans de courbes et les méandres
cette icône, la nouvelle pour mettre en scène un bestiaire fascinant issu de ses
génération est de re- voyages en Méditerranée et de son imagination : poulpe
tour avec un design de Pompéi, scarabée d’Egypte, hydre des mythes fonda-
plus contemporain. teurs prennent vie dans une palette chromatique qui
s’inspire des mosaïques de Pompéi et d’Herculanum.
www.diacasan-edition.com

* L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération. Page réalisée par Mpublicité

UNE HISTOIRE DE…
CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN PLAT, D’UN LIEU.
UN AN QUE ÇA DURE, eux deux, et, pour
la première fois, ils vont passer une tête dehors.
Sortir de leur chambre. Leur chambre symbo-
lique, leur cabane imaginaire dans les arbres,
construite planche par planche par des dizaines
de chambres différentes agglomérées, à force,
toutes réservées par lui ou elle, selon l’état des
inances respectives, sur Day Use, l’application
des amants en planque et des travailleurs à vali-
sette drainés par les réunions et les déplace-
ments professionnels, des chambres d’hôtel bra-
dées à petits prix pour une pincée d’heures
diurnes, neutres, régressives, haletantes et
grises ; un lit double, une fenêtre, des rideaux,
une salle de bains, une bouteille d’eau.
Un an de rendez-vous clandestins donnés dans
tous les hôtels excentrés de la ville, à regarder,
réflexe irrationnel de survie, par-dessus son
épaule avant de passer la porte d’entrée puis de
s’engouffrer avec l’agilité habitée d’un spectre
dans les escaliers, jamais l’ascenseur, chambre 56,
22, 267, 1087… Et leur petite musique s’en-
clenche : lui arrive le premier, allume la télévi-
sion, des clips en boucle, parce que c’est juste ce
qu’il faut de présence ; ponctuelle, deux minutes
max après l’heure donnée, elle arrive, deux petits
coups os contre porte, lui fait sonner ses pas et
lui ouvre la porte, un baiser, une blague, lui ou
elle, pour désamorcer la honte ou la tristesse,
90
Grande ROUE.
selon la gueule du week-end dans leur dos. Ils ont
choisi de toujours se retrouver le lundi en in de
matinée pour gommer la rumeur des week-ends,
les cris des enfants électrisés ou avachis dans le
rien faire, selon les ressources parentales, les ten-
sions mutiques entre les adultes, les masques à
tenir bien icelés pour que rien ne déborde. Et le
lundi matin, tandis que le reste du monde puise
de l’énergie du désespoir dans la caféine et la
puissance normative, leurs deux corps épuisés
par le devoir se retrouvent, fusionnent, mutent et
se régénèrent, dans les draps de microscopiques
chambres de minuscules hôtels cherchant de la
place dans la grande ville essoufflée devenue
incapable de fabriquer de l’espace.
Une relation bien dans son tiroir mais architec-
turée sous un soleil paradoxal. Si de l’un et de
l’autre, ils connaissent le plus intime, ce que les
autres ne savent pas, les besoins organiques,
les caresses salutaires, le fond des yeux, le grain
de peau à la loupe, les pointes d’anxiété qui
impactent le corps, le rythme cardiaque qui
accélère décélère, ils ne savent rien de ce qu’ils
sont dehors, de leur vie sur terre, de leur façon
d’interagir avec le reste du monde.
Un jour de printemps, nourris par rien, leurs
lundis se mettent à tourner à vide, leur amour
en vase clos devient claustrophobe. Il faut sor-
tir d’ici. C’est lui qui propose, paniqué dans le
LE GOÛT
Texte Aude WALKER
Illustration Furze CHAN
mistral siflant venu balayer la chaleur irradiant
de leurs corps fusionnés. Viens, on fait un vrai
truc tous les deux, dehors.
Rendez-vous à l’hippodrome. Impossible d’y
croiser une tête connue. D’abord, ils ont trouvé
ça drôle ; la population, l’absurdité de l’enjeu
rassemblant la population, l’odeur d’étable et de
parfums chers. Entre les jockeys en legging, les
parieurs à nez fraise et gros cigares, les enfants
gavés de sucre lâchés dans les allées, le sérieux
du désespoir devant un cheval trop lent, ils rient
et osent se prendre la main. Mais quand il com-
mande un Coca à la buvette, elle le trouve agres-
sif, moqueur, condescendant. Et, quand elle
demande où se trouvent les toilettes, il la juge
exagérément polie, obséquieuse, dans l’en-
semble. Sous la lumière du jour véritable, ils
décèlent pour la première fois dans leurs
regards respectifs la vipère de la gêne.
Une ile de gens bien rangés attirent leur atten-
tion. Ils lèvent la tête et tombent sur une grande
roue, héroïque et édiiante. Pleins d’espoir face
au ciel ouvert, ils prennent deux billets et s’ins-
tallent l’un en face de l’autre, genoux collés,
mains dans les mains, dans le petit habitacle. Et
décollent. La roue tourne et le silence poisse, les
mains se détachent, les yeux ne regardent plus
rien. Deuxième tour, les sourires s’effondrent.
Troisième tour, plus rien, le vide, le vertige. Une
fois arrivée en bas, elle décroche la chaînette
pour sortir et retrouver la terre ferme. Elle et lui,
derrière, savent que c’est terminé. Dans un
monde idéal, ils aimeraient partir chacun de
leur côté, ne plus jamais s’appeler, ne plus
jamais se toucher. Mais ils s’obligent et se
reprennent par la main ; des mains froides et
perdues dans la nuit du jour véritable.
Et le lundi matin, tandis que
le reste du monde puise de
l’énergie du désespoir dans
la caféine et la puissance
normative, leurs corps épuisés
par le devoir se retrouvent,
fusionnent, mutent et se
régénèrent, dans les draps
de microscopiques chambres
de minuscules hôtels.
L’eau fait partie
de notre patrimoine.
Préservons-la.

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Veolia Environnement - SIREN : 403210032 - RCS Paris - 21 rue La Boétie 75008 Paris.