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EN RUSSIE

LA GUERRE
LOIN DU FRONT

À PARIS,
DANS L’OURAL,
APRÈS DEUX ANS
DE CONFLIT
EN UKRAINE

M Le magazine du Monde n o 646. Supplément au Monde


n o 24599/2000 C 81975 / SAMEDI 3 FÉVRIER 2024.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
DISPONIBLE SUR DIOR .COM

L E N O U V E AU RO U G E
7 0 T E I N T E S . F I N I S C O U T U R E S A T I N & V E L V E T.
The Pine on the Corner,
1990.

Jeff Wall, diapositive dans un caisson lumineux, 119 × 149 cm

CARTE BLANCHE À Jeff WALL.


JUSQU’AU 21 AVRIL, LE PLASTICIEN CANADIEN DE 77 ANS PRÉSENTE
CHAQUE SEMAINE DANS “M” UNE DE SES PHOTOGRAPHIES
À LA MISE EN SCÈNE MINUTIEUSE. SES IMAGES FAUSSEMENT
DOCUMENTAIRES NOURRIES DE L’HISTOIRE DE LA PEINTURE
SONT EXPOSÉES À LA FONDATION BEYELER, EN SUISSE.

4
Au programme DEUX AN S ! Ressenti : quatre, cinq, dix ans… Dans un tout autre registre, même s’il y est aussi question
La guerre que la Russie a déclarée à l’Ukraine a débuté il y de Russie et de racines, la journaliste Véronique Mortaigne,
a quasiment deux ans. Mais elle est tellement douloureuse longtemps spécialiste de la chanson au Monde, relate l’his-
pour la population ukrainienne qu’elle semble durer depuis toire d’un des rares tableaux de Serge Gainsbourg encore
bien plus longtemps. Qui peut se hasarder à en prédire existants. Né Lucien Ginsburg de parents juifs russes qui
l’issue ? La contre-offensive lancée par Kiev avant l’été n’a avaient fui l’antisémitisme, le jeune homme veut d’abord
pas donné les résultats escomptés. Elle n’a d’ailleurs pas être peintre. Il fréquente une école d’art mais ne se trouve
donné de résultats du tout. La situation s’enlise. Les bom- aucun talent. Il démarre alors une carrière de pianiste de
bardements et les attaques de drones viennent régulière- bar et se rapproche de Juliette Gréco dans le Paris bohème
ment terroriser les populations des grandes villes d’Ukraine. de l’après-guerre. Il finit par détruire ses toiles… Sauf
Pendant que, sur le front, l’épuisement se fait sentir. Même quelques-unes, dont ce petit format, représentant deux
si les troupes tiennent. Encore. Miraculeusement. enfants accroupis, évanescents. Sa sœur jumelle et lui-
Et de l’autre côté, en Russie, que se passe-t-il ? Pas grand- même. Il le laisse à Gréco qui le trimballe de maison en
chose de neuf non plus… C’est ce que raconte, dans ce maison, au il de toutes ses vies, le perdant et le retrouvant
numéro de M Le magazine du Monde, le journaliste Benoît sans cesse, jusqu’à sa mort. Ses héritiers l’ont vendu. Et il
Vitkine, correspondant du Monde à Moscou. Avec la photo- se retrouve aujourd’hui en dépôt au Musée Gainsbourg
graphe Maria Turchenkova, ils se sont rendus dans un minus- qui a ouvert cet automne rue de Verneuil, dans le 7e arron-
cule village de l’Oural appelé Paris, où trône une tour Eiffel, dissement de Paris.
une référence française destinée à évoquer une histoire qui L’histoire de ce tableau, aussi rocambolesque que mélan-
remonte aux guerres napoléoniennes. colique, aurait-elle pu inspirer une chanson ? C’est dificile
Le conlit actuel, comme les précédents, est pourtant pré- à dire. Bien sûr, il y a le rapport à Juliette Gréco, une
sent partout dans cette bourgade d’à peine deux mille habi- femme qui a occupé une place à part, car Gainsbourg n’en
tants. La petite école a son propre musée, où sont honorés fut pas le Pygmalion. C’est elle, au contraire, qui l’a aidé à
les héros. L’Ukraine est bien lointaine, mais de nombreux s’afirmer comme auteur-compositeur-interprète. Mais il
Parisiens sont partis se battre. On compte déjà quatre morts y a aussi la peinture, un épisode qu’il a voulu effacer, lui
parmi eux. Dans les rues gelées, à l’intérieur des modestes qui n’a cessé de mettre en scène sa vie et de peauiner sa
habitations, il ne se trouve personne pour déplorer la mobi- légende. La visite de la rue de Verneuil évoque d’ailleurs
lisation générale décrétée par le président Poutine. Et per- tout de ce mélange singulier de fragilité et d’impudeur
sonne non plus pour remettre en cause une guerre que l’on que fut son existence. Cette œuvre est en tout cas à classer
justiie en répétant les mêmes paroles au patriotisme méca- dans le registre poétique de Serge plutôt que dans les
nique. Comme une leçon bien apprise. Une évidence fata- éclats provocateurs de Gainsbarre.
liste. Et la vie dans la minuscule Paris raconte sans doute
beaucoup de l’immense, et si calme, Russie. Rien n’y bouge.
Et la guerre continue. Marie-Pierre LANNELONGUE

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Le sommaire

LA SEMAINE

Alexa Brunet pour M Le magazine du Monde. Maria Turchenkova pour M Le magazine du Monde.
18 Entre-soi 29 À titre personnel
Les apprenties chimistes Olivier Martin, directeur
de salle de bains. d’un établissement de
formation agricole.
19 À Ubisoft, le procès
d’une entreprise toxique. 30 Anatomie d’un ratage
de la France aux Oscars.
22 Dans le sud de la Turquie,
des promesses enfouies sous 32 C’est peut-être
les décombres. un détail pour vous…
L’équipe de France
26 Requiem expressionniste de handball championne
Alessandra Sanguinetti/Magnum Photos

pour les victimes du d’Europe.


7 octobre.
34 La première fois que
27 L’histoire se répète “Le Monde” a écrit
Dépouillés in Paris. Mark Zuckerberg.

28 La chimio à domicile aux


bons soins des prestataires
de santé.

8
LE MAGAZINE
35 À Paris, dans l’Oural, la 52 Dans l’édition, les fact-
guerre en bruit de fond. checkers ont peu voix au
Dans ce village russe loin de chapitre. Venues de la presse,
Moscou, le front ukrainien se les pratiques de vériication
rappelle aux habitants dont de l’information n’ont rien
seize ont été mobilisés et de systématique dans le
quatre sont morts. Mais ces champ éditorial. Certaines
premiers drames intimes ne maisons et leurs auteurs
soulèvent pas pour autant de font toutefois le pari de La couverture
contestation contre Poutine. l’exactitude et de la rigueur a été réalisée
dans les enquêtes et récits par Maria
Turchenkova pour
46 Gainsbourg, le tableau et ses qu’ils publient. M Le magazine
ombres. Exposée aujourd’hui du Monde.
dans le musée dédié au 56 PORTFOLIO
chanteur rue de Verneuil à Graines de pampa. Sous le
Paris, la toile “Les Enfants regard de la photographe
au square” raconte tout Alessandra Sanguinetti,
un pan méconnu de l’histoire Guille et Belinda, deux
de Serge Gainsbourg. jeunes Argentines, rêveuses
et imaginatives, passent de
l’enfance à l’âge adulte.
LE GOÛT

Lee Whittaker pour M Le magazine du Monde. Lucas Lehmann pour M le Magazine du Monde
65 Tapis dans la lumière. 74 Exercice de style 86 Bouche à oreille
Dessous dessus. La véritable pizza
69 Fétiche napolitaine de
Énergie verte. 76 Lily McMenamy, Guillaume Grasso.
la vie en rôles.
70 Librement inspiré 87 Écologiquement vôtre
Les habits du maharaja. 78 L’esprit du lieu L’ouvre-tout italien.
De la suite dans les idées.
71 Variations 88 L’invité du podcast
À travers bois. 82 Une chambre en ville Clara Ysé
Dans le cœur battant
72 Tête chercheuse de Montpellier. 89 Jeux
Guslagie Malanda,
actrice funambule. 84 Traitement de saveur 90 Une histoire de…
Champion des champignons. Table en Formica.
73 Belles feuilles
Coups de maîtres. 85 À lire et à manger
La perfection faite cafetière.

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SYSTÈME D’ASSISES DYLAN | DESIGN RODOLFO DORDONI
CANAPÉ RAPHAEL | DESIGN GAMFRATESI

DÉCOUVREZ-EN PLUS SUR MINOTTI.COM/DYLAN


DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE,


Benoît HOPQUIN et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME (service photo).

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Ophelia LAMY.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Guillaume LETELLIER. Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN et


Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Geneviève
CAUX, Nadir CHOUGAR, Sébastien JENVRIN, Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL (responsable
édition technique). Avec Soizic BRIAND, Pauline FEUILLÂTRE et Sarah ZEGEL. Révision_
Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Arno DUBOIS.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS


DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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Origine du papier : Norvège. Taux de ibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certiié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier.
Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

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1 – BEN OÎT VITKIN E est le correspondant du 3 – VÉRONIQUE MORTAIGNE, longtemps critique 4 – CLÉMENTINE GOLDSZAL est journaliste indé-
Monde en Russie. Il s’est rendu dans l’Oural pour musicale au Monde, est l’autrice d’une quinzaine pendante. Cette semaine, elle a enquêté sur le
observer les changements provoqués par la guerre de livres, dont Double je (Éditions des Équateurs, processus de vériication des faits dans l’édition.
en Ukraine dans un village de mille sept cents 2018), consacré au couple Gainsbourg-Birkin. « Cela fait longtemps que je me demande com-
habitants, Paris. « Même rapide, même encadrée, Pour M, elle s’est intéressée à un autre pan de la ment sont fact-checkés les livres de non-iction :
cette plongée permet de sentir à quel point les habi- vie du chanteur en suivant le cheminement d’une un budget est-il alloué à la vériication des faits
tants des territoires les plus reculés ont adopté le de ses toiles : Les Enfants au square. « Ce petit et des sources ? Qui porte la responsabilité des
message principal de la propagande russe, selon tableau révèle les secrets détours de Serge et de sa erreurs ? Pourquoi n’existe-t-il pas de charte ou
lequel le pays ne fait que se défendre. La vie quoti- sœur jumelle, Liliane, mais aussi les passions de de convention qui permettrait d’harmoniser les
dienne, il faut dire, n’est pas trop affectée par Juliette Gréco, qui en était la propriétaire. Vendue pratiques ? En un mot, peut-on faire coniance à
le conlit. » P. 35 aux enchères en 2021, la toile, rare rescapée de la ce que l’on lit dans les livres ? En réalité, il existe
destruction de son œuvre picturale par Gainsbourg, autant de manières de faire que d’éditeurs et
2 – MARIA TURCHEN KOVA est une photographe a été achetée par un antiquaire célèbre, qui l’a d’auteurs, et très peu de garde-fous à l’impression
indépendante franco-russe. Elle s’intéresse aux inalement prêtée à la Maison Gainsbourg pour d’informations non vérifiées, mensongères ou
questions de mémoire et de violence, détermi- son musée, ouvert en septembre. » P. 46 simplement incorrectes. Mais des solutions réa-
nantes pour les relations entre l’individu et l’État. listes existent et certaines maisons inventives
Elle habite et travaille à Moscou. Pour ce numéro, parviennent à maintenir un niveau d’exigence
elle s’est rendue à Paris, dans l’Oural, à la ren- élevé. » P. 52
contre de ces villageois qui vivent à distance la
guerre menée en Ukraine. P. 35 5 – THÉOPHILE SUTTER est un auteur-illustrateur
parisien. Il publie des bandes dessinées et il
écrit et interprète des chansons déchirantes que
l’époque, cette ingrate, tarde à faire passer à la
postérité. Pour M, il s’est penché sur le monde
des fact-checkers littéraires. P. 52

Elles et ils ont participé à ce numéro.

Le Monde. Maria Turchenkova. Le Monde. Clémentine Goldszal. Théophile Sutter

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LILUM SOFA SYSTEM
COORDONNÉE ET CONÇUS PAR ANTONIO CITTERIO

MILAN, LONDON, PARIS, MUNICH, NEW YORK, WASHINGTON, DALLAS, MIAMI, BOSTON
Le M de la semaine.
« CE QUE LE GIVRE FAIT SUR LES CLÔTURES DES CHAMPS EN LOZÈRE. » Juliette ROUX

Juliette Roux

Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine

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ENTRE-SOI LES APPRENTIES CHIMISTES DE SALLE DE BAINS.
AVANT MÊME L’APPARITION DES PREMIERS BOUTONS, DES PRÉADOS ADOPTENT
UNE “SKINCARE ROUTINE” SOPHISTIQUÉE ET SE JETTENT SUR LES POTS DE CRÈMES
ANTIRIDES DONT SE MOQUENT LEURS MÈRES.

Texte Guillemette FAURE

A U X É TAT S - U N I S , on les pourrait faire une autoroute de leur c’est abusé. » « J’en ai besoin pour
appelle les « Sephora tweens » ou chambre jusqu’à Sephora. Elles aiment cacher mes imperfections. » « Ma peau a
les « Sephora kids », des gamines qui tripoter des petits pots hors de prix tellement glow up. » « Faut que ça
laisseraient des traces de doigts sur dont les couleurs semblent avoir été mousse pour que ça aille dans les
les testeurs de fond de teint et arra- choisies par des coloristes de bubble pores. » « Le but de la skincare, c’est
cheraient des mains des vieilles peaux teas, mais vont ensuite faire des rales aussi de mettre des trucs sans savoir ce
les derniers pots de crème miracu- chez Action parce que c’est moins que c’est. » « Oh my gosh. » « C’est
leuse. On n’en est pas là chez nous, cher. Elles ne vont plus chez Claire’s comme tout, au début c’est waouh et
mais on voit déjà des cohortes de pré- parce que ce n’est plus de leur âge. après on s’en lasse. »
ados qui ne se contentent plus de lip Elles ne font pas ça pour les garçons,
gloss à la fraise mais tiennent à mais parlent de leur skincare avec un LEURS GRANDES VÉRITÉS
s’acheter des sérums, des exfoliants et mélange de rhétorique de développe- En CM1, c’est trop jeune pour avoir une
des crèmes contour des yeux pour ment personnel et de termes de skincare routine. Pas plus de deux
leur skincare routine. dermatologie. gommages par semaine.
À la surprise de leurs parents qui, au Elles restent longtemps dans la salle de
même âge, se barbouillaient au bains à cause des temps de pose. Si elles LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Clearasil, elles sont passées en passent dans la cuisine, c’est le temps Pourquoi on n’a pas de blush à la mai-
quelques mois de la fabrication de de faire bouillir de la sauge et du thym son ? Est-ce qu’il faut attendre 15 ans
pâte slime à base de colle Cléopâtre à pour une décoction à mettre dans un pour la crème antiride ?
la concoction de mixtures hydratantes, vaporisateur. La discipline militaire
parce qu’une peau bien hydratée c’est avec laquelle elles suivent leur skincare LEUR GRAAL
fondamental. Le secteur cosmétique routine contredit toute la réputation Ouvrir des pots pour les renifler.
n’a pas hésité à adapter son marketing bordélique de l’adolescence. Passer un quart d’heure à se maquiller,
à leur goût pour la patouille : la marque Elles se déplacent avec une énorme puis tout enlever et en remettre un
Drunk Elephant a ajouté des « bars à trousse, des fois qu’il faille se faire un tout petit peu. Déclarer vouloir aller
smoothies » sur ses présentoirs (« adieu masque exfoliant dans le métro. Elles en Corée juste pour la skincare. Les
les superpositions, maintenant on laissent des lotions dans les tiroirs de sérums avec goutte-à-goutte. Rajouter
mélange »). D’autres multiplient les leur bureau et des rouleaux d’adhésif une cuillère d’huile d’olive et dire
miniatures à essayer et à collectionner dans la salle de bains. Elles gardent qu’on fait ses produits soi-même.
ou parfument masques et gloss à tout aussi les boîtes vides de certaines
ce qui se mange. crèmes. Elles n’ont pas de cernes, mais LES FAUTES DE GOÛT
n’envisagent pas de sortir sans anti- Les mères à côté de la plaque qui leur
À QUOI ON LES RECONNAÎT cernes, contrairement à leurs mères disent qu’elles n’ont besoin que de
Les potions arrivent à leur domicile qui feraient bien d’en mettre. Elles ne crème solaire. Les mères qui répètent
par des canaux mystérieux, mélange font plus que les câlins du bout des « tu vas t’abîmer la peau ». Les mères
d’anniversaires et de « cadeaux ». bras et pour dire bonsoir, donnent des qui voudraient qu’elles utilisent des
Grâce à quoi elles ont plus de crèmes bisous qui collent un peu à cause du déodorants naturels. En résumé, les
que leur mère et leurs grands-mères baume contour des lèvres. mères. Les pères qui demandent pour-
réunies, y compris des lotions dont quoi autant se maquiller avant une
elles ne se souviennent plus à quoi COMMENT ELLES PARLENT balade en forêt en famille. Les grandes
elles servent. Elles ont une morning « Tu commences par les produits à pail- sœurs qui se foutent d’elles parce
routine, mais elles ne sont pas très lettes de chez Claire’s à 10-11 ans et tu qu’elles n’en sont plus là depuis au
morning. Avec les cotons à démaquiller passes aux produits sérieux vers moins trois mois. Les petites sœurs qui
qu’elles utilisent chaque semaine, on 13-14 ans. » « Soixante-dix euros le pot, veulent les imiter.
LA SEMAINE

Les équipes de Just


Dance 3, dans les locaux
d’Ubisoft, à Montreuil,
en 2012.

UBISOFT, LE PROCÈS UN AN D’ENQUÊTE, une soixantaine de témoins, cinq


gardes à vue : le dossier de plus de mille pages sur les violences
D’UNE ENTREPRISE TOXIQUE. sexuelles à Ubisoft, que Le Monde a pu consulter, révèle au
grand jour un problème quasi systémique chez le groupe
Trois anciens hauts cadres de l’éditeur français, numéro trois mondial du jeu vidéo. Une quarantaine
d’agressions sexuelles sont mentionnées sur une dizaine d’an-
français de jeux vidéo, dont le nées, dont une écrasante majorité concerne le département de
numéro deux, sont convoqués, le 6 février, l’éditorial, chargé de la supervision créative des jeux vidéo. Mais
l’ambiance « toxique » semble s’étendre bien au-delà du pôle
au tribunal de Bobigny en vue d’un procès, « édito » du sixième étage du siège de l’entreprise. La procédure
pour des faits de harcèlement sexuel et pour « harcèlement sexuel », « harcèlement moral » et « agression
sexuelle », avait été lancée par le parquet de Bobigny à la suite
moral. Si la direction du groupe n’est pas de révélations faites par Libération en 2020. Des plaintes ont été
poursuivie, elle a largement été mise en déposées à l’été 2021 par deux victimes, ainsi que par le syndi-
cat Solidaires Informatique. L’affaire avait poussé la direction
cause par les plaignants pour avoir laissé d’Ubisoft à se séparer de son vice-président du service éditorial,
prospérer un climat général délétère. Thomas (dit Tommy) François, en 2020, et le directeur créatif et
Charles Platiau/Reuters

numéro deux d’Ubisoft, Serge Hascoët, avait démissionné dans


la foulée. Maude Beckers, avocate spécialiste des violences
Texte Soia FISCHER
sexuelles au travail, avait en outre porté plainte contre la société
Ubisoft France, son PDG, Yves Guillemot, la DHR monde et plu-
sieurs personnes des ressources humaines soupçonnées

19
LA SEMAINE

« traumatisante ». Serge Hascoët, lui, raconte « s’être roulé en


boule et avoir laissé passer l’orage ». Seul un programmeur, mis
hors de cause par le parquet, concède quelques « blagues bor-
derline, voire inacceptables ». Avant d’ajouter : « Jamais, à
l’époque, je me serais dit qu’on se retrouverait devant une bri-
gade de police pour parler de ça. »
Plusieurs témoins contactés par Le Monde parlent du groupe
comme d’une « secte » ou d’une « famille ». « Et, comme dans une
famille, on lave son linge sale en privé », ironise Émilie (qui a sou-
haité rester anonyme). Le dossier énumère de nombreuses ten-
tatives pour obtenir de l’aide des ressources humaines (RH). À
une assistante qui se disait harcelée et agressée sexuellement,
une directrice des RH aurait répondu « qu’il ne fallait pas venir la
voir pour chaque petite contrariété ». Lors des entretiens d’em-
bauche, les RH avaient pour habitude de demander aux candi-
Tommy François, d’avoir couvert les faits. Finalement, seuls Serge Hascoët, dates si elles pouvaient supporter un environnement « avec des
ex-vice président Thomas François et Guillaume Patrux, lead game designer, sont blagues un peu lourdes, voire sexistes ». Un délégué du person-
du service
éditorial (à oficiellement convoqués pour une audience en vue d’un procès, nel dit avoir tenté d’ouvrir une enquête au sein du groupe lors de
gauche) et Serge mardi 6 février, au tribunal de Bobigny. « Cette procédure devrait la vague #metoo. « Les RH m’ont répondu : tu arrêtes de parler
Hascoët, ancien être aux violences sexuelles et sexistes au sein d’une entreprise de ça immédiatement. Il n’y a pas de problème chez Ubisoft. »
numéro deux
d’Ubisoft. ce que le procès France Télécom a été pour le harcèlement « On s’est mis à espérer que Vincent Bolloré rachète Ubisoft et
moral », souligne le syndicat. Maude Beckers abonde : « Cela fait vire le management, se souvient Maya (qui a souhaité rester ano-
vingt-trois ans que je traite des violences sexuelles au travail, nyme) au téléphone. Même avec tout ce qu’on savait sur Bolloré,
c’est la première fois que je vois un dossier d’une telle ampleur. » on se disait que ça ne pouvait pas être pire. »
Pour autant, l’avocate estime que, en refusant de retenir les Lors d’un audit mené par une entreprise externe en 2020 à la
charges contre le PDG et l’entreprise en tant que personne demande de la direction générale, après l’enquête de Libération,
morale, « la justice rend des personnes individuelles respon- puis devant les enquêteurs, une accusation de viol, qui serait
sables d’un harcèlement qui est systémique et met de côté survenu au siège de Paris en 2015, a refait surface. Les faits,
l’organisation d’une société qui capitalise et proite de tout ça ». connus des services des RH, impliquaient une jeune femme et
L’enquête pénale décrit l’ambiance de l’open space du service un cadre qui n’était pas directement visé par l’enquête. Ce der-
éditorial comme celle d’une chambre d’adolescent, où certains nier a quitté Ubisoft pour l’étranger en octobre 2020. Interrogé
« créa » régnaient en maîtres. Ils rotaient, invectivaient les par Le Monde, le parquet de Bobigny écrit que « ces dénoncia-
femmes, se grattaient les fesses, passaient des ilms porno sur tions n’ont pas été étayées par les éléments recueillis au cours
haut-parleur et se faisaient livrer du shit. Certaines employées, de la procédure et n’ont donc pas donné lieu à l’ouverture d’en-
souvent les plus jeunes et les plus précaires, étaient harcelées, quêtes incidentes ». L’auteur présumé a pourtant été mis en
notées sur leur physique et parfois agressées. L’une d’elles cause par d’autres femmes dans le dossier pour des faits simi-
raconte ainsi que, lors d’un voyage d’entreprise, Tommy François laires, Il n’a jamais été convoqué par le parquet de Bobigny.
arrive dans la salle de petit déjeuner et lance : « Je me suis branlé Contacté par Le Monde, Ubisoft a refusé de répondre précisé-
toute la nuit, c’était super ! », en sortant de sa poche son télé- ment à nos questions. Le groupe souligne son « étroite collabo-
phone, qui diffuse un ilm porno. « Un jour, pendant une réunion, ration avec les autorités compétentes » et ajoute que, « par res-
Serge [Hascoët], entouré de ses vice-présidents, a dit qu’une pect de la conidentialité des témoignages alors recueillis et de la
collègue “mal baisée” empêchait sa créativité et qu’il fallait la dignité des victimes connues, toute communication publique par
dévergonder à grands coups de bite dans les fesses », relate nos soins ou de commentaires sur les cas recensés est évidem-
une autre. « En été, si on arrivait en robe, on pouvait facilement ment proscrite ».
entendre : “Ah ! excusez-moi, faut que j’aille me masturber. » Dès l’été 2020, après l’enquête de Libération, Yves Guillemot
Certaines femmes auraient été agressées sexuellement lors de avait écrit un mail aux salariés : « Les situations que certaines et
soirées d’entreprise devant témoins, d’autres obligées de faire certains d’entre vous ont vécues ou dont vous avez été témoins
le poirier, en jupe, dans l’open space. D’autres encore rapportent sont inacceptables. » Il promettait « un changement structurel au

Capture d’écran YouTube. Thierr y Dussard /PhotoPQR/Le Télégramme/MA XPPP


que des hommes de l’équipe avaient l’habitude de se glisser sein d’Ubisoft ». C’est à ce moment que l’entreprise a accepté
derrière elles et de lâcher : « Tu la sens, là ? » Des hommes aussi que sa plate-forme Whispli, prévue à l’origine pour signaler les
disent avoir subi des baisers forcés lors de soirées alcoolisées cas de corruption, soit ouverte aux situations de harcèlement.
de la part des cadres du sixième. Dès les premiers jours, « on a été submergés », se souvient un
En garde à vue, en octobre 2023, confrontés aux accusations ancien employé. Plusieurs centaines de signalements ont été
des différents témoins, les accusés nient les faits et se posent en faits dans les premières semaines.
victimes. Les enquêteurs notent qu’ils n’ont « aucun regard pour Un peu plus de trois ans après, alors que plusieurs employés
les plaignantes ». Guillaume Patrux et Thomas François du sixième sont partis et que des outils et des protocoles ont
déclarent tous deux que leur licenciement a été une expérience été mis en place, plusieurs salariés attestent d’un « mieux ».
Mais beaucoup, aussi, parlent de « rupture de coniance », deux
membres des RH visés par le parquet et accusés d’avoir couvert
les agissements étant toujours en poste. Plusieurs relèvent une
À une assistante qui se disait harcelée et stratégie « à deux vitesses » : les personnes « en bas de l’échelle »
sont sanctionnées, là où d’autres, plus haut placées, sont simple-
agressée sexuellement, une directrice des RH ment déplacées. À l’image d’Hugues Ricour, bien connu de la
aurait simplement répondu “qu’il ne fallait pas plate-forme Whispli, et destitué de son poste à Singapour pour
des faits présumés de harcèlement sexuel… mais rapatrié à
venir la voir pour chaque petite contrariété”. Paris en 2021 et toujours en place aujourd’hui.

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À QUELQUES KILOMÈTRES DU CENTRE- oficiels – considérés comme sous-estimés. Ce, les organisations professionnelles qui alertent
VILLE D’ANTAKYA, la plus grosse agglomération alors que la région se situe à près de 200 kilo- sur les grandes quantités d’amiante présentes.
de la région du Hatay, tout au sud de la Turquie, mètres de l’épicentre. Plus de six mille bâti- Embauchés à la hâte en bord de route,
un cimetière a été improvisé en bord de route. ments s’y sont effondrés, 71 % du bâti y a subi les ouvriers journaliers qui acceptent
Se succèdent en rangées des centaines de des dommages. Özlem Parlak l’admet, il lui est d’effectuer ce travail ingrat sont bien souvent
monticules de terre identiques. Les rares désormais impossible de retourner dans cer- des réfugiés syriens.
pierres tombales afichent invariablement pour tains arrondissements de la ville : « À Defne, Au lendemain du désastre, la colère populaire
date de décès le 6 février 2023. Ce jour-là un dans les quartiers de Gazi, Armutlu, Elektrik, par s’était déchaînée contre les promoteurs immo-
séisme de magnitude 7,8 endeuillait le pays. exemple. On ne peut plus parler de quartier, biliers. À Antakya, la résidence de luxe
Certains emplacements n’ont pour identiiant d’ailleurs, c’est une plaine complètement vide. » Rönesans s’était tout bonnement couchée sur
qu’un numéro de série peint sur une vulgaire Antakya, ou Antioche, en français, ville millé- le lanc, faisant près de mille victimes, d’après
planche de bois. « La médecine légale a fait ce naire, creuset multiculturel et terre d’accueil des les estimations. L’arrestation du constructeur
qu’elle a pu, mais il y avait tant de corps que tous trois religions du Livre. Le centre-ville histo- à l’aéroport alors qu’il fuyait à l’étranger avait
n’ont pas pu être identiiés », explique Özlem rique est aujourd’hui méconnaissable. été emblématique de cette chasse aux sor-
Parlak. Cette étudiante en communication de Beaucoup de bâtiments qui constituaient le cières. Sur les un million six cent mille habi-
23 ans est originaire de la ville de Malatya, à patrimoine architectural de la région ont vu tants de la région du Hatay, certains ont migré
quelques centaines de kilomètres de là. Après leurs murs se issurer ou leur toit s’effondrer. à l’étranger, d’autres se sont installés ailleurs
la catastrophe, elle aurait pu choisir de rejoindre Repères visuels incontournables en Turquie, les dans le pays, mais des centaines de milliers de
sa famille, mais, depuis un an, elle a fait le choix silhouettes des minarets ont désormais disparu personnes n’ont eu d’autre choix que de res-
de rester à Antakya. Militante du Parti ouvrier dans la région. De rares immeubles vides ter. Deux cent quinze mille personnes sont
de la Turquie (Türkiye İşçi Partisi, TIP), une for- tiennent debout au milieu de vastes terrains logées dans des cités-conteneurs, au point
mation d’extrême gauche, elle travaille sans vagues. L’entêtant vrombissement des que les blocs rectangulaires de couleur grise
relâche, avec son organisation politique, à la machines de chantier ne cesse qu’à la tombée font partie intégrante du paysage.
coordination de l’assistance à la population. du jour. Douze mois de travaux de déblaiement En juillet, le président Recep Tayyip Erdoğan
La panique, l’odeur des cadavres… Les souve- ont à peine sufi à dégager les milliers de avait promis trois cent dix-neuf mille logements
nirs qu’elle garde des heures qui ont suivi les mètres cubes de gravats, de sable et de métal. dans l’année pour les onze régions touchées.
secousses sont encore vifs. Sur les cinquante Faute de réparations envisageables, c’est main- Aujourd’hui, la direction de la gestion des
mille victimes des séismes recensées dans le tenant au tour des constructions inhabitables catastrophes et des situations d’urgence parle
pays en 2023, près de la moitié d’entre elles d’être détruites. Les quantités de poussière de sept mille logements dont les clés seront
aurait péri dans le Hatay, d’après les chiffres soulevées saturent l’atmosphère et inquiètent remises symboliquement le 6 février à des
familles tirées au sort. « J’ai eu de la chance, car

DANS LE SUD DE LA TURQUIE, nous avons pu obtenir un conteneur très rapide-


ment », se réjouit Ezgi Sakuçoğlu, 29 ans. Une

DES PROMESSES ENFOUIES odeur de café lotte dans cet espace d’à peine
10 mètres carrés. Des couettes, des vêtements

SOUS LES DÉCOMBRES. et des jouets s’entassent et une petite cuisine a


été aménagée dans un coin. « Il y a malheureu-
sement régulièrement des fuites d’eau avec les
Durement frappée par le séisme du 6 février 2023, grosses pluies. Les fusibles sautent souvent et
nous sommes privés d’électricité alors que le
la région du Hatay peine à se reconstruire. Malgré radiateur électrique est notre seule source de
les engagements du président Recep Tayyip Erdoğan, chaleur », raconte cette inirmière, mère d’une
petite ille de 2 ans. Contrairement à son mari,
deux cent quinze mille rescapés vivent encore, elle n’a pu réintégrer son poste, car l’hôpital où
un an après la catastrophe, dans des cités-conteneurs. elle travaillait s’est effondré.
L’activité économique reprend progressive-
Texte Céline PIERRE-MAGNANI
ment en fonction des secteurs. À une vingtaine
de kilomètres au nord du centre-ville, l’usine
d’enduit de Yasemin Gümüş n’a subi que des
destructions minimes. Bien que la reconstruc-
tion stimule le secteur du bâtiment, l’entrepre-
neuse n’en bénéicie pas encore : « Pour l’ins-
tant, l’État travaille avec ses propres sociétés.
Notre activité reprendra véritablement quand le
secteur privé pourra repartir », explique-t-elle.
Aucun permis de construire n’est attribué au
privé pour le moment et les établissements
bancaires pratiquent des taux d’intérêt sur les
Pavel Nemecek/CTK Photo/ABACA

prêts si élevés qu’ils en sont dissuasifs pour


la cheffe d’entreprise. Les élections munici-
pales auront lieu le 31 mars, mais l’échéance ne
suscite aucun enthousiasme parmi les habi-
tants. Yasemin Gümüş ne fait plus vraiment
coniance aux hommes politiques et ne compte
À Antakya, plus que sur ses propres forces pour recons-
le 11 janvier. truire sa ville et imaginer demain.
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-vous ce que
l’IA peut faire
pour votre entreprise. Quels coûts permet-elle de
maîtriser ? Quelles marges et quels produits peut-
elle améliorer ? Faut-il la déployer dans un an,
dans une semaine ou dès demain ? Et pourquoi
pas tout de suite ? À quel point rend-elle vos
équipes plus innovantes et plus productives ?
Ou tout simplement meilleures ? Ces questions
sont essentielles. Mais elles ne valent rien
sans la confiance, au cœur des enjeux les

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cruciaux : où sont stockées les
données ? Sont-elles sécurisées ? Et
qui est aux commandes ? Le moment est venu
d’élever nos attentes et nos exigences envers l’IA.
Ce qui nous ramène à la première des valeurs de
Salesforce : la confiance. Parce que les facultés
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qu’elle a réalisé la série accrochée au Jewish Museum. Dès
octobre, l’institution de la Ve Avenue réléchit à la meilleure
façon de répondre à cette tragédie. Les dessins de Zoya
Cherkassky avaient été repérés par un membre de l’équipe
sur Instagram. Le tout nouveau directeur, James Snyder, les
a trouvés « incroyablement émouvants ». Avec cette exposition,
prolongée jusqu’au 18 mars, le musée inaugurait une série
d’initiatives autour du conlit et du monde de l’art. « Beaucoup
d’artistes ont commencé à réagir au 7 octobre et à ce qui s’est
passé par la suite, mais il semble que nous soyons le premier
musée, peut-être le seul jusqu’à présent, qui s’interroge sur
son rôle face à ce type d’événements », ajoute James Snyder.
Les douze images expressionnistes de Zoya Cherkassky ne
peuvent laisser indifférents. Si certaines présentent explicite-
ment des scènes de grande violence, la plupart expriment
l’horreur sans la igurer. C’est le cas d’Oct. 7. 2023, où la terreur
se lit dans les yeux des membres d’une famille et dans
ces mains appliquées sur la bouche d’une grand-mère et celle
d’un nouveau-né pour ne pas être repérés de leurs assaillants.
Au-dessus de leurs têtes, l’artiste a reproduit le même œil soleil
que Picasso avait peint dans sa célèbre toile Guernica, réalisée
en 1937 pour dénoncer le bombardement de la ville basque
par l’Allemagne nazie. « Ça a été la première œuvre d’art à
laquelle j’ai pensé lorsque j’ai appris ce qui s’était passé dans
les kibboutzim du sud d’Israël, raconte-t-elle. La cruauté
de ce massacre m’a fait penser à Guernica. »
Réalisés à l’aquarelle, aux marqueurs, aux crayons de couleur
et à la cire, ses dessins se détachent d’un fond noir où les per-
sonnages sont particulièrement expressifs. « D’habitude, mes
couleurs sont beaucoup plus vives, précise Zoya Cherkassky.
Je réléchissais au langage à choisir pour parler de la guerre,
de la mort et de la souffrance. Le style que j’ai utilisé ressemble
à l’art de l’époque de la seconde guerre mondiale, surtout au
REQUIEM EXPRESSIONNISTE POUR modernisme allemand. » Comment ne pas être saisi par ces
LES VICTIMES DU 7 OCTOBRE. jeunes qui courent au milieu des blessés et des cadavres pour
échapper aux balles de leurs agresseurs, comme ceux du festi-
Le Musée juif de New York expose depuis décembre val Tribe of Nova fuyant les assassins du Hamas ? Ou par la
douze œuvres de la peintre israélienne Zoya Cherkassky, tristesse de ce groupe de femmes kidnappées qui avancent le
dos courbé, blessées ou en pleurs ? « Dans toutes ces guerres
réalisées au lendemain des massacres du Hamas. déclenchées par des hommes, les femmes sont toujours vic-
Une réactivité à la hauteur du traumatisme. times », dénonce la peintre. Si ses scènes représentent pour la
plupart des anonymes – « cela peut arriver à n’importe lequel
Texte Raphaëlle BESSE DESMOULIÈRES
d’entre nous » –, BRING THEM BACK HOME! (The Kidnapped
Children) fait apparaître le vrai visage d’enfants enlevés, en
AVANT QU’IL NE PÉNÈTRE DANS L’EXPOSITION, très grande majorité libérés depuis par le Hamas. Dans les
au troisième étage du magniique bâtiment du Jewish Museum, dernières images exposées, Zoya Cherkassky révèle sans
à New York, un panneau met en garde le visiteur. Dans la petite détour les atrocités de ce 7 octobre : des lammes, des mains
pièce aux murs et aux sol noirs, l’artiste israélo-ukrainienne Zoya attachées, des corps entassés, mutilés, un bain de sang, une
Cherkassky donne à voir les massacres perpétrés par le Hamas femme violée. Mais aussi des survivants à jamais traumatisés.
en Israël le 7 octobre 2023 et dans lesquels ont péri mille deux Alors que la guerre entre Israël et le Hamas va entrer dans
cents personnes. Réalisées dans la foulée des attaques et son cinquième mois, l’artiste préfère ne plus parler de politique.
exposées deux mois plus tard, ces images expriment l’urgence. Fin octobre, dans une interview au journal juif américain
« C’est une sorte de rélexe psychologique, je suppose, explique- The Forward, celle qui se déinit comme « de gauche » et parti-
t-elle par mail. Comme au début de la guerre en Ukraine : sane d’une solution à deux États s’y montrait très critique envers
j’ai réalisé une série de dessins au cours des deux premières le gouvernement de l’État hébreu. « C’est à cause de ses
semaines. Lorsque tout s’effondre, je dessine. » membres que cela s’est produit : ils ont abandonné ce côté
Zoya Cherkassky, cour tesy For t Gansevoor t

Le 7 octobre, la quadragénaire était à son domicile de Tel-Aviv d’Israël – tous ces gens des kibboutzim. L’armée n’a fait que pro-
avec des amies russes. L’une d’elles lui dit avoir « lu dans les téger les colons hooligans en Judée-Samarie [nom biblique de la
médias que des terroristes allaient de maison en maison et Cisjordanie] », accusait-elle, avant de juger que « toutes ces tue-
Oct. 7. 2023, tuaient des gens ». « J’ai répondu : “Ce sont vos fausses nou- ries, tous ces bombardements dans les deux sens ne servent à
de Zoya velles russes ! Ce n’est pas possible !” Mais nous avons tous dû rien ». Quand, au lendemain des attaques, elle a pris ses crayons
Cherkassky,
œuvre dans croire à l’incroyable. » Le lendemain, elle s’envole avec sa ille de pour s’atteler à la tâche, dans cet atelier de Berlin où elle avait
laquelle l’artiste 8 ans et sa nièce Yasmin pour Berlin. « Yasmin a fui l’Ukraine il y trouvé refuge, Zoya Cherkassky n’a pas pensé à un message en
a glissé une a deux ans. Nous avions un sentiment de déjà-vu. » Elle-même, particulier. « Je voulais seulement mémoriser les horribles événe-
référence
au Guernica née en 1976 à Kiev, a émigré en Israël en 1991. Si elle est ren- ments du 7 octobre, pleurer les victimes, les montrer à travers les
de Picasso. trée depuis chez elle, à Tel-Aviv, c’est dans la capitale allemande yeux des Israéliens. C’était une sorte de requiem pour moi. »
LA SEMAINE

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE DÉPOUILLÉS IN PARIS.


EN VISITE DANS LA CAPITALE, LA POPSTAR ÉMIRATIE AHLAM A ÉTÉ VICTIME,
LE 26 JANVIER, DU VOL DE DEUX VALISES DONT LE CONTENU EST ESTIMÉ
À 100 000 EUROS. SON CAS VIENT S’AJOUTER À LA LISTE DES PERSONNALITÉS
SPOLIÉES LORS DE LEUR SÉJOUR DANS LA VILLE LUMIÈRE.

Texte Yann BOUCHEZ

26 JANVIER 2024, 2 MARS 2023, UN SCÉNARIO 3 OCTOBRE 2016, KIM 17 AOÛT 2014, LE CONVOI 5 JUIN 2012, AXL ROSE ET
LA DIVA DÉVALISÉE POUR NETFLIX KARDASHIAN LIGOTÉE DU PRINCE SAOUDIEN LES COLLIERS DE LA COLÈRE
Un coûteux moment de dis- Pour suivre la fashion week, Ce devait être à Paris une Avec son cortège de limou- La colère du chanteur des
traction. La chanteuse de Blake Abbie, Lynn Ban fashion week comme les sines, le prince Abdul Aziz Guns N’Roses fut telle que la
pop émiratie Ahlam, star des (photo) et Jett Kain avaient autres pour Kim Kardashian, Ben Fahd, fils aîné du roi police dut venir le calmer.
réseaux sociaux au Moyen- loué un appartement non avec pour seul désagrément Fahd d’Arabie saoudite, ne Ce mardi de juin 2012, alors
Orient, a déposé plainte loin des Champs-Élysées. les lashs trop insistants des voyage pas en toute discré- que le groupe de rock amé-
auprès de la police pari- Ces trois acteurs de Bling paparazzis. Mais, dans la tion. Sur la route entre l’Hô- ricain vient de jouer pour
sienne en cette fin janvier Empire: New York, une série nuit du 2 au 3 octobre, de tel George-V et l’aéroport du une centaine de privilégiés,
pour le vol de deux valises de télé-réalité sur Netlix qui faux policiers se pointent à Bourget, qu’il rejoint en après un grand concert au
Hussein Faleh/AFP. Efren Landaos/Sipa. Étienne Laurent/EPA/Ma xPPP. Uncredited/AP/SIPA. Owen Sweeney/Rex Features/Sipa

contenant notamment des suit des personnalités très la résidence hôtelière de direction d’Ibiza en cette mi- palais omnisports de Paris-
vê t e m e nt s , e s t i m é s à fortunées, toutes d’origine luxe où la star américaine août, un monospace trans- Bercy, Axl Rose découvre
1 0 0 0 0 0 e u ro s . S e l o n asiatique, ont vu leur appar- fait étape, dans le 8e arron- portant un de ses chauffeurs, que sa loge a été visitée.
Le Parisien, la diva, qui tement cambrioler en leur dissement. Arme sur la un oficier de sécurité et un Manquent trois colliers d’or
séjournait dans le 16e arron- absence. Butin : une montre tempe, Kim Kardashian est intendant est arrêté par des et d’argent, valeur estimée à
dissement, aurait laissé ses Rolex, des diamants, l’équi- ligotée dans sa salle de hommes armés et cagoulés. 160 000 euros. Mais le larcin
bagages quelques instants valent de 5 000 euros en bains. Environ 6 millions Des bijoux et une valise fut bref et le butin vite
sur le palier de la résidence liquide et une tablette élec- d’euros de bijoux sont volés. contenant 250 000 euros en retrouvé : dès le lendemain,
où elle logeait, alors qu’elle tronique. Qui permettra aux « Cette expérience a ouvert petites coupures sont déro- une mannequin se présente
était sur le départ. En 2016, policiers, grâce à sa géoloca- une porte sur le fait que le bés. Les braqueurs repartent au commissariat du
elle avait déjà dénoncé le vol lisation quelques heures monde n’était plus un endroit dans deux BMW volées qu’ils 1er arrondissement pour res-
d’une Rolex de 100 000 euros plus tard dans le 18e arron- sûr », coniera la vedette de incendieront. En mai 2021, tituer les bijoux. Sans avoir,
et d’un rubis, dérobés dans dissement, d’interpeller télé-réalité. Après une six hommes sont condam- relate alors la presse, donné
un de ses sacs, sur la terrasse quatre hommes suspectés longue enquête, douze nés à des peines de trois d’explications sur les raisons
d’une brasserie parisienne. de recel et de récupérer la hommes devraient être à sept ans de prison pour de son geste.
majorité des objets volés. jugés au printemps 2025. ce braquage.

27
LA SEMAINE

L’infirmière indépendants (Upsadi). Nous n’avons même


Kezban Zengin pas été invités au Conseil national de la refon-
Tanriverdi
explique à Juan dation alors que nos salariés sillonnent le terri-
Marques toire en permanence. Lorsqu’on parle de
comment vont se déserts médicaux, nous nous pouvons interve-
dérouler les soins
de sa compagne, nir à tout moment, partout dans le pays. » En
en décembre, décembre, le syndicat a bien pensé avoir enin
dans la Drôme.
obtenu l’attention du ministre de la santé.
« Nous avons été reçus par un conseiller
du ministre Aurélien Rousseau. Il a semblé
à l’écoute, comprendre nos problématiques,
poursuit Nicolas Balmelle. Mais… » Le
ministre a démissionné quelques jours après.
« Il va falloir recommencer. » L’autre organisme
représentatif de la ilière, la Fédération des
prestataires de santé à domicile, plaide aussi
pour déinir un statut et leur reconnaissance
dans le code de santé publique comme des
acteurs de la santé de proximité.
Sur le terrain, Kezban Zengin Tanriverdi a
observé une nette augmentation des besoins
ces dernières années : « J’accompagne de plus
en plus de patients atteints de cancer, actuelle-
ment une vingtaine. Il y a deux ans, c’était deux
ÉPAIS DOSSIERS SOUS LE BRAS et marginale en France (environ 2 % des per- fois moins. » Pour Béatrice Rossier et Juan
valise à roulettes à la main, l’inirmière Kezban sonnes malades sont concernées, selon la Marques, l’hospitalisation à domicile « a été
Zengin Tanriverdi se rend chez Juan Marques Fédération des prestataires de santé à domi- une délivrance ». À quelques jours de Noël, le
et Béatrice Rossier pour la première fois cile), se développe lorsque la chimiothérapie diagnostic de la maladie a bousculé le quoti-
ce matin de décembre dans un village de peut être administrée par voie orale ou par dien des retraités en couple depuis trente-sept
la Drôme. L’escalier qui mène au logement intraveineuse. En 2020, vingt et un mille trois ans. « Madame Rossier ne voulait pas se
est étroit. Plusieurs chats, perchés sur des cents patients ont ainsi été pris en charge retrouver seule dans une chambre anonyme »,
placards, et le chien, Noisette, accueillent la simultanément à leur domicile. Mais ces dis- souligne l’inirmière. Juan Marques complète :
nouvelle venue. Dans le salon transformé en positifs, qui demandent la coordination de « Ici, elle reste avec les animaux, dans son uni-
chambre, Kezban Zengin Tanriverdi salue sa nombreux intervenants, reposent aussi sur les vers, et je peux l’aider. On ne veut pas être
future patiente, allongée sur le canapé. Âgée prestataires de santé à domicile, un métier de séparés. On ne s’est jamais quittés. »
de 65 ans, Béatrice Rossier est fatiguée et l’ombre pourtant essentiel. Valérie (le prénom a été changé) a découvert
inquiète. On vient de lui diagnostiquer un can- Peu reconnus par le monde médical, ces pro- qu’elle était atteinte d’un cancer de stade 4
cer avancé et elle ne veut pas aller à l’hôpital. fessionnels – qui n’ont pas tous un diplôme de à l’été 2023. Elle venait d’avoir 60 ans. Elle
Kezban Zengin Tanriverdi est là pour lui admi- santé et interviennent aussi bien pour de l’ap- a commencé les chimios. « Quand j’ai appris
nistrer son médicament et lui permettre de née du sommeil que pour l’installation d’un lit que je pouvais être soignée chez moi, je n’ai
suivre son traitement de chimiothérapie à la médicalisé – attendent depuis des années pas hésité. À l’hôpital, on m’a installé une sorte
maison en faisant le lien avec l’hôpital et les d’être mieux considérés. « Notre vrai combat, de ceinture avec un porte-biberon qui peut
autres professionnels de santé. Dans les pro- c’est la reconnaissance par les pouvoirs diffuser le produit pendant trois jours. La
chaines semaines, cette prestataire de santé publics, car l’équilibre économique de nos médecine a fait des progrès formidables. Cela
à domicile sera là pour l’accompagner. entreprises, la plupart du temps des petites permet de continuer à vivre et d’être, malgré
« Mon rôle est de faire du lien et de mettre structures, est précaire même si nous sommes cette expérience éprouvante, dans un certain
en coniance ces personnes. » devenus indispensables au système de soins, confort sans passer une nuit à l’hôpital. » S’il
Être atteint d’un cancer et être hospitalisé explique Nicolas Balmelle, porte-parole de opte pour cette organisation, le patient qui
chez soi… La tendance, bien que très l’Union des prestataires de santé à domicile « découvre le monde de la chimio du jour au
lendemain » a besoin de pouvoir compter sur
« une personne sensible, de coniance, avec
de la bienveillance », continue Valérie.
La profession, qui compte trente-deux mille
LA CHIMIO À DOMICILE AUX BONS salariés et recrute en permanence, est sous
tension. La dernière loi de inancement de la
SOINS DES PRESTATAIRES DE SANTÉ. Sécurité sociale a acté, pour 2024, une éco-
nomie de 150 000 millions d’euros sur les dis-
positifs médicaux. D’ici à mi-février, une réu-
Face aux déserts médicaux et à la crise de l’hôpital, nion doit établir la répartition de cette baisse
le maintien des patients chez eux est de plus en plus entre les pharmaciens, les fabricants de dis-
positifs médicaux et les prestataires de santé
prisé. Rouage pourtant essentiel à cette prise en charge, à domicile. « On s’inquiète. Sur dix ans, on
les prestataires de santé à domicile souffrent d’un a déjà subi presque 10 milliards d’euros de
baisse tarifaire, indique Nicolas Balmelle,
manque de reconnaissance de la part des pouvoirs publics. de l’Upsadi. Alors qu’on a de plus en plus de
Texte Agathe BEAUDOUIN — Photo Alexa BRUNET patients et des charges qui augmentent. »

28
À TITRE PERSONNEL OLIVIER MARTIN, DIRECTEUR D’UN
ÉTABLISSEMENT DE FORMATION AGRICOLE.
DANS LE CONTEXTE DE MOBILISATION DES AGRICULTEURS, LE PROVISEUR
DU LYCÉE AGRICOLE FRANÇOIS-RABELAIS, À SAINT-CHÉLY-D’APCHER,
EN LOZÈRE, OBSERVE QUE SES ÉLÈVES S’INTERROGENT SUR L’AVENIR
DE LEUR FILIÈRE, QU’ILS ONT L’ESPOIR DE FAIRE ÉVOLUER.

Propos recueillis par Agathe BEAUDOUIN

Lorsque le mouvement des agriculteurs


a débuté, j’ai ressenti une certaine émotion
chez les jeunes. Ils sont sensibles à cette cause.
Notre département est très rural.
Ce sont parfois des parents, des oncles, des tantes il est semé d’embûches et ils devront faire des
qui sont mobilisés dans cette grogne. Souvent, choix, affronter un gros carcan administratif,
les élèves ont grandi dans une exploitation, il faut le reconnaître.
ils connaissent la vie d’agriculteur. Cette colère Alors, évidemment, ils se posent des questions,
les interroge, mais je sens les jeunes toujours et leurs parents sont plus inquiets qu’hier, car le
motivés. Un groupe prépare le Salon de tableau n’est pas rose. Mais il ne faudrait pas les
l’agriculture à Paris, où ils vont présenter une démotiver, et c’est mon alerte : il faut leur assurer
vache laitière lors du Trophée international de un avenir plus confortable. Ces futurs agriculteurs
l’enseignement agricole. C’est une ierté pour eux. sont en demande d’une vie familiale et de temps
Jusqu’à présent, nos ilières restent demandées. pour eux, ils veulent vivre dignement de leur
Les jeunes qui viennent et qui peuvent commencer métier et pouvoir investir. Notre mission, voulue
une formation dès le CAP sont passionnés par par le gouvernement, c’est le renouvellement
l’agriculture. Ils sont proches des animaux, de générations. Dans dix ans, une grande partie des
ils défendent un territoire. Ils se penchent sur les exploitants partira à la retraite. Comment attirer des
questions de la transition écologique, travaillent jeunes dans le métier ? Comment passer ce cap ?
sur l’agroforesterie. La plupart du temps, Ce samedi 3 février, notre lycée fait sa journée
ils envisagent de reprendre l’exploitation de leurs portes ouvertes et je m’interroge : est-ce
parents. D’autres, et c’est plus récent, souhaitent que les collégiens et les lycéens viendront
se lancer dans le salariat. Sans doute pour se faire aussi nombreux se renseigner sur nos ilières
une idée de la réalité sur le terrain et, surtout, agricoles ? Comment allons-nous les inciter à se
pour espérer un quotidien plus confortable. lancer dans cette profession ? Comment allons-
Car ils seront confrontés à un déi. Le dilemme nous garder l’attrait de ce métier très noble et
de ces jeunes, aujourd’hui, c’est de savoir de passionnant ? Peut-être que des parents vont
quoi ils vivront et comment ils vivront. Au lycée, se dire : « Ne te lance pas là-dedans, c’est trop
ils sont sensibilisés. Notre rôle est de les aider compliqué. » Est-ce que les élèves
à bien choisir leur modèle de production, à leur de 6e et de 5e, souvent impatients de
présenter toutes les options et pas seulement la rejoindre nos bancs, auront toujours
polyculture. Le terrain de jeu est immense, mais des étoiles dans les yeux ?
LA SEMAINE

QUE S’EST-IL PASSÉ LE 21 SEPTEMBRE AU CENTRE aussitôt fait savoir aux responsables du CNC qui étaient là. »
NATIONAL DU CINÉMA (CNC) ? Ce qui n’aurait dû être qu’une for- Tout en précisant : « Je suis navré que le ilm de Tran Anh Hung,
malité – envoyer aux Oscars la Palme d’or Anatomie d’une qui est un cinéaste que je respecte et pour qui j’ai de l’amitié,
chute – a tourné au iasco. Le ilm choisi par le CNC pour ait été bousculé, dans une querelle qui n’était pas la sienne. »
représenter la France dans la catégorie du meilleur ilm étran- Les quatre autres membres qui ont choisi La Passion de Dodin
ger, La Passion de Dodin Bouffant, n’a inalement pas été Bouffant auraient été convaincus par le « côté frenchy » du
retenu par l’Académie américaine alors que celui de Justine ilm, une romance gastronomique en costumes dont le titre
Triet est en lice dans cinq catégories et a déjà ralé le Prix du anglais a failli être Pot-au-feu. Cette stratégie de la France
cinéma européen, deux Golden Globes et trois prix Lumière. éternelle, et sa trinité viande-vin-fromage, a été dictée par une
Après un premier tour, le 14 septembre, les sept membres de « vision désuète » du marché américain, a regretté le magazine
la commission, désignés par le CNC, les producteurs Charles Variety dans l’un de ses nombreux articles consacré au
Gillibert et Patrick Wachsberger (ce dernier était en visio), les « comité dysfonctionnel » du CNC, qui décrit le cinéma français
cinéastes Olivier Assayas et Mounia Meddour, les exporta- comme un « petit village où quelques agents et studios de
trices Sabine Chemaly et Tanja Meissner et le compositeur talents tirent toutes les icelles ». « Cette approche surannée
Alexandre Desplats se retrouvent, le 21 septembre, pour un aurait peut-être pu fonctionner il y a quinze ans, mais on est
second vote. Dominique Boutonnat (président du CNC) et aujourd’hui dans une industrie extrêmement compétitive, avec
Gilles Pélisson (président d’Unifrance, l’organisme chargé de des professionnels aguerris et un collège de votants renou-
la promotion du cinéma français à l’étranger) sont également velé », souligne Charles Gillibert. Depuis 2017, l’Académie des
présents mais comme simples « observateurs ». Oscars, accusée d’être trop blanche, trop masculine, a recruté
Cette matinée-là, Charles Gillibert, Patrick Wachsberger et des femmes, des personnalités issues des minorités et des
Olivier Assayas tombent des nues. Ils ont voté pour le ilm cinéastes de plus de cinquante pays différents.
de Justine Triet, mais c’est inalement La Passion de Dodin Ce n’est pas la première fois que la commission du CNC fait
Bouffant, de Tran Anh Hung, qui l’emporte d’une voix. Charles parler d’elle. « Pendant des années, ses choix n’avaient aucun
La commission Gillibert, producteur de Mustang qui a représenté la France sens », juge une connaisseuse du secteur. Ces dernières
du CNC a parié
sur le « côté aux Oscars en 2016, et in expert du marché américain tente années, des voix se sont élevées pour regretter que Jacques
frenchy » de La de comprendre le choix des autres. « Il n’y a pas eu de débat. Audiard, Audrey Diwan, Nicolas Philibert ou Céline Sciamma
Passion de Dodin En face, personne n’a cherché à me convaincre. » Olivier n’aient pas été sélectionnés pour cette catégorie de l’Oscar du
Bouffant pour
séduire les Assayas bataille lui aussi, pied à pied, en faveur d’Anatomie meilleur ilm étranger dans laquelle la France a pourtant long-
Américains. d’une chute : « Je l’ai personnellement très mal vécu. Et je l’ai temps brillé et totalise toujours le plus grand nombre de
récompenses avec treize prix (Mon Oncle, La Nuit américaine,
Orfeu Negro…). Mais la dernière victoire d’un ilm français
remonte à 1993, avec Indochine, de Régis Wargnier.
En 2019, le CNC a fait évoluer une première fois sa commis-
ANATOMIE D’UN RATAGE sion : un jury tournant de deux cinéastes, deux producteurs et
deux vendeurs internationaux a rejoint les membres de droit
DE LA FRANCE AUX OSCARS. de la commission (les patrons du Festival de Cannes, des
Césars et d’Unifrance). Après des années de domination de
Désormais en lice dans cinq catégories aux Oscars, ces institutions, ce sont désormais les seuls professionnels
qui votent. Un changement né d’une énième controverse :
le film de Justine Triet, Palme d’or à Cannes et en 2021, la sélection de Titane, lauréat de la Palme d’or mais
multiprimé, n’a pas été choisi par les instances jugé « dificile », plutôt que de L’Événément, d’Audrey Diwan,
un drame sur l’avortement récompensé par le Lion d’or à
du cinéma hexagonal pour représenter la France. Venise, l’année où les Américaines se battaient pour le droit
Comme de nombreux longs-métrages avant lui. à l’IVG. Certains ont vu dans ce choix l’inluence de Thierry
Frémaux, délégué général du Festival de Cannes et donc
Texte Zineb DRYEF et Mathieu MACHERET
membre de droit. Ce statut a été supprimé l’année suivante.
Le CNC envisage-t-il aujourd’hui de réformer une nouvelle fois
sa commission ? Un ancien membre, inluent, assure que oui.
Certains réclament une commission plus large. Comme il ne
sufit pas d’avoir un excellent ilm pour gagner, Charles
Gillibert plaide pour l’audition de « deux ou trois avis extérieurs
à cette commission » qui exprimeraient des arguments fondés,
« des critères qui permettent de juger les chances d’un ilm
d’aller au bout » : les festivals où a été retenu le ilm, son sujet,
le proil du distributeur, les entrées en salle, l’accueil de la Carole Bethuel/Curiosa Films/Gaumont/Aurimages

presse, la capacité à mener une tournée américaine aux


allures de campagne électorale… Car, si les membres sont
choisis pour leur connaissance du marché américain, certains
en méconnaissent parfois les subtilités.
S’il était sacré le 10 mars, Anatomie d’une chute rejouerait le
triomphe français de The Artist, qui, en 2012, avait remporté
cinq Oscars sur dix nominations, dont celui du meilleur ilm.
Là encore, Michel Hazanavicius ne concourait pas dans la
catégorie du meilleur ilm étranger. Cette fois-là, il s’agissait
d’un couac… de calendrier, sa date de sortie ne correspon-
dant pas aux délais pour candidater à cet Oscar.
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LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

L’ÉQUIPE DE FRANCE DE HANDBALL A REMPORTÉ LE TITRE DE CHAMPION D’EUROPE,


LE 28 JANVIER À COLOGNE, AU TERME D’UN MATCH DE HAUTE VOLÉE.

1- CHAMP DE BATAILLE 2- BANDES ORIGINALES 3- FRÈRES ENNEMIS 4- BIEN EN MAIN 5- BLEU HORIZON
Une peinture de la La présence à l’image Puisque l’équipe du Au-dessus de la mêlée, le Justement, à propos de
Renaissance italienne ? de maillots Adidas ornés Danemark évolue, elle, Français Dika Mem tient revêtement de sol, notons
Pas loin. Dimanche des trois traditionnelles avec un maillot Puma, au bout de son bras le que celui-ci est une ierté
28 janvier, à Cologne, en bandes de la marque proitons-en pour rappeler ballon du match. Mais française… Depuis
Allemagne, l’équipe de allemande nous permet que les deux marques pourquoi celui-ci est-il par- plusieurs décennies, la
France a mené un combat de rappeler que ce logo concurrentes partagent couru d’une multitude société Gerlor,
épique pour décrocher le absolument iconique une même origine. En l’oc- de taches noirâtres ? Tout originellement Taralex et
titre de champion d’Eu- ne fut pas conçu par currence, la Gebrueder simplement parce que installée à Tarare, entre
rope, le quatrième de son la marque elle-même. Dassler Schuhfabrik, l’en- les joueurs de handball Roanne et Lyon, est leader
histoire. Également six fois En 1951, son fondateur, treprise de fabrication de appliquent sur leurs mains, sur le marché du
champions du monde et Adolf (dit « Adi ») Dassler, chaussures que les frères avant et pendant la ren- revêtement des salles des
trois fois champions olym- se contenta en effet de Dassler, Adolf et Rudolf, contre, une résine leur sports, des plus ordinaires
pique, les Bleus conir- racheter ces trois bandes fondèrent en 1923. Ils permettant de mieux saisir aux plus prestigieuses.
ment ainsi leur statut de à la marque inlandaise se brouillèrent après la et contrôler le ballon. Depuis 1976, Gerlor
sélection masculine de Karhu, qui en avait fait guerre, en 1948. Adolf Accessoirement, la résine équipe les mêmes salles
handball la plus titrée de le signe distinctif de ses fonda sa marque, qu’il cause d’importants dégâts utilisées lors des Jeux
tous les temps. Ce qui ne chaussures de sport. Le nomma Adidas, à partir sur le revêtement des olympiques. Ce qui ne
nous garantit évidemment prix du deal ? L’équivalent de son prénom et de son salles… À tel point que nous garantit évidemment
pas le couronnement lors de 1 800 dollars et de nom. Son frère, Rudolf, les équipementiers se sont pas, non plus, le
John MacDougall/AFP

des prochains Jeux olym- deux bouteilles de whisky. fonda, lui, Puma, après lancés depuis plusieurs couronnement cet été à
piques, à Paris, en août. Santé. avoir convenu que son années dans une course Paris. Mais bon, quand
Mais bon, quand même. idée de « Ruda », n’était effrénée pour inventer même.
pas très élégante. le ballon qui colle
aux mains sans résine.

32
LES LIVRES QUI NOUS FONT AIMER LA VIE

UN PUISSANT ROMAN NOIR,


UNE ODE À LA DIFFÉRENCE.
LA SEMAINE

LORSQUE MARK ZUCKERBERG fait son La photo illustrant le portrait surprend : le fon- Lorsque le patron de Facebook retourne dans
apparition dans Le Monde, le 25 juillet 2007, dateur de Facebook est assis par terre dans un les colonnes du Monde, c’est en débordant
le réseau social Facebook, dont il a été le prin- open space, au milieu de ses employés, en largement encore de l’univers de la tech.
cipal cofondateur, existe depuis plus de trois sweat à capuche (hoodie), sans chaussettes, Le 26 mai 2012, M Le magazine du Monde
ans. Sa première version a été lancée, il y a juste une paire de tongs et un jeans trop grand. propose une enquête de Guillemette Faure
aujourd’hui vingt ans de cela, le L’image deviendra iconique mais, pour l’heure, consacrée aux sans-diplômes et iers de l’être,
4 février 2004. Autant dire que le quotidien du en 2008, elle frappe les esprits. Cécile et la journaliste de s’interroger : « Mark
soir se penche un peu tardivement sur le phé- Ducourtieux en prend la mesure : « À tout juste Zuckerberg aurait-il pu développer Facebook
nomène des réseaux sociaux. Mais qui, dans 23 ans, ce post-ado au visage poupin, à l’allure s’il était resté à la fac ? » Dans Le Monde daté
cette seconde moitié des années 2000, l’a vu toujours “cool” dans son uniforme jeans, tee- 28-29 mai 2017, le discours d’adieu aux diplô-
venir ? Pourtant, dans cet article signé Andrey shirt immaculé et claquettes, fut l’un des “start- més prononcé à Harvard par le milliardaire
Steeves, intitulé « Facebook, le cinquième site upeurs”, comme on qualiie de petites entre- est reproduit dans son intégralité. « Ensemble,
le plus visité au monde, fait l’objet d’une récla- prises de technologie dans la Silicon Valley, redéinissons l’égalité des chances », défend-
mation de paternité », les enjeux de l’aventure les plus courtisés de l’année 2007. » D’ailleurs, il, dans une sorte de grand écart, entre
industrielle sont d’emblée posés : « À tout en octobre de la même année, Microsoft a paroles et actes, au moment où la puissance
juste 23 ans, Mark Zuckerberg a jusqu’ici déboursé la somme astronomique de 240 mil- considérable du réseau social n’en init
connu un parcours jalonné de succès. Le site lions d’euros pour décrocher la seule régie pas de faire débat.
qu’il a fondé en 2004 dans sa chambre d’étu- publicitaire du site et seulement 1,6 % du La couverture de M du 20 janvier 2018 consa-
diant à Harvard pourrait bien détrôner capital de l’entreprise. crée à l’entrepreneur est emblématique de son
MySpace et devenir le premier réseau com- Le 12 octobre 2010, c’est en majesté que Mark image de plus en plus contrastée. Il apparaît
munautaire mondial. Il représenterait même Zuckerberg retrouve les colonnes du Monde, dessiné avec une coupe de cheveux rappelant
pour certains analystes “la meilleure opportu- avec des honneurs dont n’a bénéicié aucun celle de l’ancien président américain Donald
nité pour les entrepreneurs du Net de ces autre entrepreneur. Le réalisateur David Trump. Le titre est sans ambiguïté : « L’ex-ami
dernières années”. Et avec 100 000 membres Fincher vient de sortir The Social Network, public numéro 1 ». Et l’enquête de Corine
de plus chaque jour, cette prédiction pourrait consacré à l’ascension du fondateur de Lesnes est sévère : « Les critiques fusent
devenir réalité. » Facebook et à ses démêlés avec ses associés, contre le réseau : diffusion de “fake news”, uti-
Facebook, qui compte alors pas moins de dans un ilm kaléidoscope, à la structure en lisation des données privées, destruction du
31 millions d’utilisateurs, ne se réduit pas à partie empruntée au Citizen Kane (1941) lien social. Son fondateur Mark Zuckerberg
une réussite industrielle classique. La pater- d’Orson Welles, qui mettait en scène un s’est vu contraint de descendre dans l’arène.
nité de Mark Zuckerberg contestée par trois magnat de la presse. Nabab du Net, Mark Pour réparer sa créature qui connecte 2 mil-
de ses anciens congénères de Harvard, récla- Zuckerberg est statuié par l’un des plus liards de personnes, il a fait vœu de recentrer
mant le contrôle du réseau social et une partie grands cinéastes américains de son époque. le réseau sur sa fonction “amicale”. Pas
de ses royalties, raconte déjà une légende. « Raconter de manière linéaire l’ascension de sûr que cela sufise à lever le discrédit. »
Le jeune homme, en plus de ses énormes Mark Zuckerberg reviendrait à gaver le Dans un éditorial du 22 mars 2018, Le Monde
qualités d’entrepreneur, afiche une impres- spectateur de Valium, explique le réalisateur se demande ainsi si « Facebook est digne
sionnante force de caractère. de Seven au Monde. (…) J’ai déjà rencontré de coniance ». Dans celui du 21 juin 2019,
Un an plus tard, le 30 janvier 2008, dans des gens qui voulaient bâtir un empire, comme le quotidien titre : « Ne plus croire
le supplément « Entreprises » du quotidien, Zuckerberg, et y sont parvenus. J’ai côtoyé Facebook sur parole ». Et de nouveau,
Cécile Ducourtieux dresse le premier portrait l’univers des fraternités dans les universités le 27 octobre 2021, il est expliqué en dernière
du Monde consacré à l’entrepreneur. Le sous- américaines, d’où Zuckerberg était en partie page que le réseau social n’est plus en mesure
titre – « Pour avoir créé un site où chaque étu- exclu. J’avais de l’empathie pour un individu en de lutter eficacement contre la désinformation
diant peut poster des photos et noter celles partie autiste, mal à l’aise en société. Et je et les violences sur Internet.
des autres, il faillit être renvoyé de Harvard » – pouvais saisir le dilemme du fondateur de
raconte déjà une histoire se situant bien au- Facebook, un gamin supérieurement intelli-
delà du cadre économique et technologique. gent, au point d’en devenir antipathique. » Texte Samuel BLUMENFELD

LE 25 JUILLET 2007, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT

MARK
ZUCKERBERG
34
LE MAGAZINE

À Paris, dans l’Oural, la guerre en bruit de fond.


PARIS, VILLAGE RUSSE DE M ILLE SEPT CENTS HABITANTS, NON LOIN DE LA FRONTIÈRE
KAZAKHE, PAIE UN LOURD TRIBUT À LA GUERRE EN UKRAINE. QUATRE HOM M ES QUI
S’ÉTAIENT PORTÉS VOLONTAIRES SONT MORTS, SEIZE AUTRES SONT ACTUELLEM ENT
MOBILISÉS SUR LE FRONT À DES M ILLIERS DE KILOMÈTRES DE CHEZ EUX. AUTANT
DE FAM ILLES ET DE VOISINS ENDEUILLÉS OU RONGÉS PAR L’INQUIÉTUDE… POURTANT
DEUX ANS APRÈS LE DÉBUT DE L’“OPÉRATION SPÉCIALE” L’HEURE N’EST TOUJOURS PAS
À LA CONTESTATION DU POUVOIR MAIS À LA RÉSIGNATION : “PUISQU’IL LE FAUT…”
Texte Benoît VITKINE — Photos Maria TURCHENKOVA

L’antenne
téléphonique du
village russe de Paris
a été transformée
en tour Eiffel.
Ici en décembre.
LE M AG A ZINE

LA GUERRE
les couloirs de l’école ou dans la rue, les enfants saluent
respectueusement les adultes. « Je ne me souviens même
plus de la dernière fois où j’ai eu affaire à un vol »,
insiste la directrice, songeuse, avant de faire visiter les
classes les mieux dotées. La salle où les garçons, uni-
quement eux, ont droit à des cours de technologie et
de soudure ; celle où les filles, uniquement elles,
occupe, à Paris, au sud de l’Oural, l’essentiel du petit musée de l’école apprennent les tâches ménagères sur des machines à
Vassili-Blioukher – deux salles nichées au troisième étage du bâtiment coudre et des ustensiles de cuisine tout neufs.
d’où le tragique de l’histoire russe déborde, ne laissant qu’un recoin Paris, à 1 800 kilomètres de Moscou, c’est la Russie des
modeste aux tenues folkloriques et objets d’artisanat de cette région. Il y isbas, la gloubinka – le pays profond. Le village compte
a la guerre civile (1917-1921), dont le maréchal rouge Blioukher fut une mille sept cents habitants, en très grande majorité des
igure avant d’être assassiné par les siens, en 1938. La « grande guerre Nagaïbaks, une ethnie turcophone, proche des Tatars
patriotique » de 1941-1945, à laquelle le village et son école ont payé un mais de confession orthodoxe. Ils sont les descendants
tribut immensément lourd : cinq cents hommes, presque la totalité de la des Cosaques du sud de l’Oural qui ont chevauché à
population masculine adulte, ont combattu ; la moitié n’est pas revenue. travers toute l’Europe sur les talons de Napoléon,
Plus tard, l’Afghanistan, la Tchétchénie, respectivement douze et cinq en 1814, après sa défaite. Revenus chez eux, les
anciens de l’école enrôlés, dont les portraits fripés s’afichent sur des pré- Cosaques nagaïbaks ont été déployés par le tsar dans les
sentoirs. La visite elle-même dégage un lourd parfum de soviétisme. Les conins méridionaux de l’Empire, face aux frontières de
écoliers déclament sur le ton d’un poème épique les statistiques de tonnes l’actuel Kazakhstan. Ils ont nommé leurs villages en
de grain et de bétail livrées par les paysans locaux à l’Armée rouge, en 1941. souvenir des villes d’Europe qu’ils avaient traversées :
Certains ont été habillés de l’uniforme des pionniers soviétiques, chemise Fère-Champenoise, Leipzig, Berlin, Varna et Paris (Parij,
blanche et cravate rouge. « Toujours prêts », scandent-ils, une pointe de à la russe), où les troupes avaient occupé un temps
ierté dans la voix. Il y a un mois, un nouveau présentoir a fait son appari- le Champ-de-Mars et les Champs-Élysées…
tion, mais la directrice de l’école, Nadejda Ivanova, fait signe de presser le Ici, le nom des rues pourrait évoquer la banlieue rouge
pas. Comme si celui-là ne devait pas être vu des étrangers. Des leurs de la capitale française : rue Soviétique, rue du
artiicielles, des « Z », symbole de « l’opération spéciale » en Ukraine, et de Komsomol, rue des Pionniers… Mais le parallèle s’ar-
nouveaux portraits dont le papier n’a pas encore eu le temps de jaunir : rête là, si ce n’était la tour Eiffel de 50 mètres posée au
les dix anciens de l’école actuellement déployés en Ukraine. centre du village. Les maisons basses, charmantes avec
Nadejda Ivanova fronce les sourcils. Elle préfère vanter les équipements leurs fenêtres ouvragées et leurs murs en bois peint,
reçus par son école – le bâtiment est vieillot, mais chaque salle a son rétro- se serrent les unes contre les autres, battues par la
projecteur et de la peinture fraîche sur les murs – ou la bonne tenue de neige et le vent de la steppe. Peu d’agitation, pas
ses élèves. Doués, passionnés de sport, polis… La directrice dit vrai : dans même le beuglement des vaches ou le criaillement des
oies. Ici, les habitants pratiquent pour l’essentiel une
agriculture de subsistance, quelques bêtes gardées à
l’abri des cours. Ils en tuent la plupart à l’arrivée des
premiers froids – le bétail est trop cher à entretenir
quand le sol ne donne plus d’herbe.
En s’adressant aux autorités locales, « de Parisiens à
Parisiens », on espérait voir s’entrouvrir les portes de
cette Russie qui s’est refermée sur elle-même. Les discus-
sions ont été dificiles, les interlocuteurs souvent triés sur
le volet, la surveillance presque toujours présente. Dans
le village, les tourments de la guerre viennent, une nou-
velle fois, percuter la tranquille routine paysanne. Le
choc a un nom : mobilisation. Depuis le 21 sep-
tembre 2022, date à laquelle Vladimir Poutine a décidé
de l’envoi de civils sur le front ukrainien, seize habitants
ont reçu leur ordre de rejoindre les troupes engagées.
Cinq fois plus, en proportion, que la moyenne pour l’en-
semble du pays, où l’on annonce trois cent mille mobili-
sés pour cent quarante millions d’habitants. Ce jour-là,
Moscou s’est souvenu de ces milliers de communes iso-
lées, oubliées à leur sort et dont beaucoup meurent en
silence, sans soutien du pouvoir fédéral. « Piotr a reçu sa
convocation dès le soir du 21 septembre. Le 23, il était en
uniforme dans une base militaire de la région », se remé-
more Vera Fiodorova, 71 ans, dont le neveu, Piotr
Afanassiev, 46 ans, sert comme tankiste sur le front
ukrainien. Ce père de famille, employé de l’immense
combinat métallurgique de Magnitogorsk, à deux heures
de voiture de Paris, n’a pas hésité : « S’il le faut, il le faut »,
a-t-il dit en embrassant ses deux enfants.
Un an et demi plus tard, alors qu’aucune perspective de
retour ne se dessine, sa tante Vera Fiodorova répète peu
ou prou les mêmes mots. « On voudrait la paix, on

36
voudrait que les relations avec l’Ukraine reviennent comme elles étaient d’ajouter, comme si l’oubli était répréhensible. « Si on À gauche, la tombe
avant. Mais s’il le faut… Nous, nous regardons la télévision, nous écoutons le m’appelle, j’irai, lance aussi Dmitri Batraïev, fermier et du soldat Alexeï
Konnov, mort
commandant en chef [Vladimir Poutine]. Ce n’est pas notre travail de déci- père de famille de 33 ans. Pour défendre ma terre et en Ukraine en
der… » Le « travail » de la retraitée, qui a exercé toute sa vie comme inir- pour préserver l’avenir de mes enfants. » Deux ans après octobre 2022 à
mière dans le Grand Nord, c’est de soutenir ceux qui sont partis : le premier le déclenchement de la guerre par Vladimir Poutine, l’âge de 36 ans.
jour, elle a confectionné pour son neveu Piotr une petite inirmerie de cette idée qu’il s’agit de « défendre » la Russie s’est pro- À droite, son voisin,
campagne ; régulièrement, elle et son mari puisent dans leurs réserves pour fondément ancrée dans les esprits. La réponse que le fermier Dmitri
doivent donner les citoyens à cet appel est avancée Batraïev, 33 ans,
lui faire parvenir des colis : porc et mouton fumés, légumes du potager père de deux
marinés… Vera Fiodorova serait même plutôt reconnaissante à l’endroit du comme une évidence. « Puisqu’il le faut… » Comme si le enfants, Ksenia
pouvoir car le gaz doit arriver bientôt. Fini les épuisantes corvées de bois destin des hommes de Paris, génération après généra- et Ivan, prêt à partir
lui aussi sur le front
de chauffage. Les tuyaux sont déjà posés sur le sol gelé devant le jardin où tion, conlit après conlit, était de faire grandir le petit si on l’appelle.
gambadent quelques moutons. Il manque seulement les ouvriers… musée de l’école Vassili-Blioukher – ce même établisse-
Qu’on appelle cela loyauté, résignation ou soumission, ces mots, « puisqu’il ment qui explique aux enfants que le conlit a été « pla- Page de gauche,
Vassili Fiodorov,
le faut… », sont répétés d’une maison à l’autre, par des dizaines de bouches, nifié par l’Occident russophobe » dans le but de « prendre 65 ans, et Vera
jeunes ou âgées. Aucune rancœur ne s’exprime – en tout cas pas auprès le pouvoir en Russie et s’emparer de ses richesses ». Fiodorova, 71 ans,
de l’étranger de passage –, aucun mouvement qui rappellerait les tenta- L’Ukraine, d’ailleurs, (« un État bâti sur le mensonge ») posent dans leur
maison. Leur neveu,
tives des quelques groupes d’épouses de mobilisés, ailleurs en Russie, s’apprêtait à attaquer « environ deux semaines » après le Piotr Afanassiev,
d’obtenir le retour de leurs hommes. « Je n’ai jamais entendu la moindre début de l’« opération spéciale ». Elle cherchait à obte- sert comme
récrimination, le moindre mot contre le président », assure Vassili nir l’arme nucléaire et abritait sur son sol des « labora- tankiste sur le front
ukrainien depuis
Toïmourzine, qui toque régulièrement aux portes du village pour récolter toires américains d’armes biologiques ».
Maria Turchenkova pour M Le magazine du Monde

septembre 2022.
des habits pour les mobilisés. Cet homme de 78 ans est le président du Dmitri Batraïev donne une déinition toute person-
Conseil des vétérans. Aujourd’hui, ses troupes sont maigres : le dernier nelle de ce patriotisme dont les Nagaïbaks s’estiment
combattant de la seconde guerre mondiale s’est éteint en 2018 ; restent dépositaires : « Ne viens pas m’embêter chez moi, je ne
une poignée d’« Afghans », comme on appelle les participants au conlit viendrai pas chez toi. » En plus de ses bêtes (11 vaches
de 1979-1989. Lui-même est un enfant de la guerre, né en 1944, année où et 36 chevaux) et de son champ, le fermier, toque de
seules trois naissances ont été enregistrées à Paris. fourrure surplombant son visage fin, occupe un
Pour autant, la propagande outrancière venue de Moscou semble rencontrer emploi à la scierie locale. À force de travail harassant,
peu d’écho dans le village. Aucun grand discours sur les « nazis » ukrainiens son revenu mensuel peut attendre 70 000 roubles
ou l’« héroïsme » des combattants russes… « On veut qu’ils reviennent le plus (730 euros), de quoi faire vivre une famille de quatre
vite possible. Vivants et en bonne santé », dit Vassili Toïmourzine en parlant personnes. Il est aussi l’un des membres actifs du
de ceux du village partis combattre. « Et victorieux », s’empresse-t-il groupe de Cosaques locaux, qui (suite page 40)
LE M AG A ZINE

Une installation
agricole dans
le village de Paris.

38
Maria Turchenkova pour
M Le magazine du Monde
LE M AG A ZINE

(suite de la page 37) s’efforcent de faire revivre les


traditions oubliées à l’époque soviétique et forment
les jeunes, y compris à des techniques de combat et de
survie. Cela ne l’empêche pas de prononcer cette
phrase qui, ailleurs en Russie, a conduit certains oppo-
Roman, 30 ans, est l’un des seuls à exprimer sants en prison : « Qui a besoin de cette guerre ? »
une forme de scepticisme vis-à-vis de Dmitri Batraïev ne s’en cache pas, il ne brûle pas du
désir de partir en Ukraine. Son voisin et ami Alexeï
“l’opération spéciale”. Il n’a en tout cas Konnov a laissé sa peau sur le front, dès le
“pas envie de mettre [s]a vie entre les mains 24 octobre 2022, à 36 ans, sans même avoir eu le
temps de combattre. L’école, où son unité avait pris ses
d’inconnus et d’obéir à des ordres insensés”. quartiers, a été bombardée ce jour-là. Les deux
Et pourtant, si on l’appelait, il irait. hommes avaient fait leur scolarité ensemble, ils tra-
vaillaient tous deux à la scierie. Dmitri Batraïev a porté
“Où est-ce que je me cacherais ?” son cercueil le jour de ses funérailles. Sa veuve, Aliona,
était là avec ses trois enfants désormais orphelins, le
plus jeune né deux semaines après la mort de son
père. « C’était un patriote et il avait une expérience de
combat, acquise en Tchétchénie, raconte Dmitri
Batraïev. Dès les premiers jours, il était prêt à partir,
personne n’a pu le retenir. C’était un gars sympa, tou-
jours souriant… » Alexeï Konnov, dont le portrait trône
en grand au musée, n’est pas le seul enfant de Paris
mort à la guerre contre l’Ukraine. En tout, ils sont
quatre. Eux ne faisaient pas partie des mobilisés, ils
s’étaient engagés volontairement.
Le choc encaissé, la vie du village a repris son cours,
Paris est retourné à son anonymat. La presse régio-
nale a seulement évoqué, un an plus tard, le vol de la
croix et du drapeau qui ornaient la tombe d’Alexeï
Konnov. Acte politique ? Facétie d’enfants pas si exem-
plaires ? Deux jours après, les policiers Afanassiev et
Baïbatyrov ont été félicités d’avoir retrouvé la croix.
Vie de village, rumeurs murmurées derrière les portes
closes… On dit que la famille Konnov a fait restaurer
sa vieille maison, que sa mère en a acheté une neuve.
L’État paie au minimum 5 millions de roubles
(52 200 euros) aux familles des soldats tués, parfois
plus. À Paris, c’est une somme extravagante.

LE
sujet des avantages matériels pro-
curés par le conflit fait figure de
tabou – en parler reviendrait à
amoindrir le sacriice consenti par
ceux qui sont partis. Mais il est
impossible à ignorer. Dans les vil-
lages et les petites villes de Russie,
l’armée a constitué pendant des
années et pour des milliers de jeunes la seule perspec-
tive d’obtenir un emploi stable, voire de faire carrière.
Un moyen d’élever une famille aussi, de solder des
dettes… La guerre n’a pas changé cette donne-là. Il y a
seulement plus de risques et plus d’argent. Les mobi-
lisés reçoivent un salaire mensuel d’environ
200 000 roubles (2 100 euros). À titre de comparaison, Maria Turchenkova pour M Le magazine du Monde

certains retraités rencontrés à Paris ne reçoivent guère


plus de 12 000 roubles (125 euros) de pension par mois.
Les intérieurs sont modestes, la télévision toujours allu-
mée. Sans jalousie apparente, on signale ici un toit
refait, là une voiture neuve, un cheptel qui s’est enrichi…
Les affaires qui à Moscou et ailleurs retiennent l’atten-
tion – la répression omniprésente, les jeux politiques
de la capitale, les spectacles censurés, le départ des
entreprises étrangères… –, tout cela semble se dérou-
ler sur une autre planète, loin de la steppe. Et, plutôt
que du prix des iPhone, on se préoccupe de celui

40
Ekaterina Batraïeva,
61 ans, montre sa
dernière création
destinée à l’armée :
un poncho
imperméable qui
peut se transformer
en tente.

Page de gauche,
Roman, 30 ans,
éleveur de cochons,
est retourné à Paris
après avoir travaillé
en ville.
des pâtes, qui s’est envolé. Fiodor Markine, le plus important fer- à l’automne et au printemps, de s’enfoncer dans la
mier du village, donne un aperçu de ces inquiétudes rurales. Ancien trac- boue jusqu’aux chevilles. À vrai dire, en plein hiver, la
toriste, un temps directeur de sovkhoze, il possède aujourd’hui 7 000 hec- différence est dificilement notable : la chaussée est
tares de terres – peu fertiles – et emploie jusqu’à cinquante personnes recouverte d’une couche de glace si glissante qu’elle
au plus fort des moissons. Entre le prix des intrants qui s’est envolé, en cloue chez eux les habitants les plus âgés et permet
partie à cause des sanctions occidentales, et celui du blé qui cette année aux plus jeunes de patiner entre les maisons.
a été divisé par deux, il craint pour son exploitation. Le gouverneur de cette région de Tcheliabinsk s’est
L’homme aujourd’hui âgé de 65 ans a été maire de Paris entre 2000 et entiché du village, raconte-t-on encore. Le semi-
2002. Une époque où le fonds de George Soros travaillait encore en Russie, marathon organisé au mois de juin accueille toujours
autant dire une éternité, avant d’en être expulsé manu militari. « Ils nous plus de participants. La Maison de la culture, avec ses
avaient aidés à organiser une foire du livre », se souvient Fiodor Markine. grandes fresques soviétiques, est en rénovation – encore
C’est aussi lui qui raconte comment, au début des années 2000, un petit un investissement. Mais il n’y a pas un café où se retrou-
groupe de Parisiens a convaincu le patron des télécoms de la région, à ver. De quoi encourager les envies d’exil de la jeunesse,
grand renfort de vodka, de transformer l’antenne téléphonique du village mais cette absence implique aussi que l’on voit moins,
en une belle tour Eiffel… L’autre préoccupation de l’ancien élu, qui sillonne à Paris, de ces silhouettes titubantes qui constituent le
inlassablement ses terres au volant de sa Lada Niva, touche à la main- décor immuable des villages russes. Dans les magasins,
d’œuvre. C’est le drame de Paris : la jeunesse s’en va, le village se dépeuple. le rayon consacré à l’alcool conserve une proportion
Aujourd’hui, l’école compte cent quatre-vingt-dix élèves, contre trois cent raisonnable, entre les bottes fourrées, les conserves
vingt il y a vingt ans, quand Nadejda Ivanova a pris ses fonctions de direc- chinoises et les produits de la ferme…
trice. Certaines maisons sont à l’abandon. Les trois illes de Fiodor Markine « Porter le nom de Paris nous a toujours obligés à
se sont elles-mêmes installées à Moscou et à Magnitogorsk. « Il n’y a pas de prendre soin de notre village », ajoute l’ancien maire Maria Turchenkova pour M Le magazine du Monde

travail », répète-t-on encore et encore. Sur les neuf sovkhozes de l’époque Fiodor Markine. La cohésion entre les habitants,
soviétique, aucun n’a survécu. Et les grosses fermes comme celle de Fiodor aussi, est importante. Il n’y a pas eu ici, à l’époque
Markine sont l’exception. Les jeunes vont chercher de meilleurs salaires à soviétique, de déplacement massif de population.
l’aciérie de Magnitogorsk ou bien ils partent travailler pour des missions de L’isolement est moins marqué qu’ailleurs. Celui qui
quelques mois dans les villes pétrolières du Nord. n’entretient pas sa maison ou ne surveille pas ses
Paris bénéicie pourtant d’investissements, une chance rarissime pour enfants est mal vu, de même que celui qui ne respecte
une localité de cette taille. L’arrivée du gaz, il y a dix ans, a constitué un pas les traditions des Nagaïbaks – comme sacriier un
événement sans doute plus notable que la guerre. Environ 90 % des animal trois ans après la mort d’un défunt. Roman,
maisons sont aujourd’hui reliées au réseau. Cette année, les habitants 30 ans, rencontré en pleine rue de manière impromp-
s’enthousiasment pour la rénovation des routes. L’asphalte a été refait, tue, sa lampe frontale sur la tête, relativise le dyna-
dit-on, ce qui épargne les suspensions des voitures et évite aux habitants, misme du village : « Les gens d’ici se sont refermés,

42
LE M AG A ZINE

chacun a ses préoccupations, souvent financières. Le pouvoir met de de patriotisme, de guerre en Ukraine, de « valeurs tra-
l’argent dans les infrastructures et organise des rassemblements, en géné- ditionnelles », mais aussi d’écologie ou de citoyenneté,
ral sportifs, pour distraire la population, qu’elle ne se pose pas de question assure la directrice. « Chez nous il n’a jamais été ques-
ou ne sombre pas dans la dépression en regardant les nouvelles… » Après tion que les enfants manipulent des armes », insiste
être parti un temps travailler à la ville, Roman a fait le choix de revenir Nadejda Ivanova, alors que la pratique est devenue
au village, dont il apprécie le calme. Avec ses trois vaches et surtout ses courante dans des centaines d’école de Russie. Est-ce
cinquante-cinq cochons, il arrive à gagner 40 000 roubles (420 euros) à cause de cette prudence que la directrice, malgré ses
par mois. Il constate lui aussi le renchérissement, dû aux sanctions, des vingt ans d’expérience, s’est vue adjoindre une
compléments alimentaires et des vitamines qu’il donne à ses bêtes, mais « conseillère à l’éducation » ? Maria Arapova, 29 ans,
également la baisse de leur qualité. Il est l’un des seuls à exprimer une professeure d’informatique et enfant du village, a
forme de scepticisme vis-à-vis de « l’opération spéciale ». Il n’a en tout assisté à deux sessions de formation, en Crimée, pour
cas « pas envie de mettre [s]a vie entre les mains d’inconnus et d’obéir à se préparer à occuper cette fonction. Depuis, c’est elle
des ordres insensés ». Même le salaire le laisse dubitatif. Un de ses amis qui supervise l’engagement des enfants dans la vie
a acheté une moto et une voiture, lors d’une permission ; trois jours extrascolaire, elle aussi qui a favorisé l’implantation
après, en état d’ivresse, il se faisait conisquer cette dernière. Et pourtant, dans l’école de groupes patriotiques, comme le Maria Arapova,
29 ans, professeure
si on l’appelait, il irait. « Où est-ce que je me cacherais ? Comment mes Mouvement des premiers, que Vladimir Poutine a d’informatique
parents supporteraient-ils le regard des voisins ? » explicitement intronisé successeur des pionniers et cheffe du
soviétiques, ou la Iounarmia, « l’armée des jeunes », Mouvement des

CEUX
premiers du village
qui, en Occident, espéraient qui accueille dans ses rangs des centaines d’enfants de Paris, s’occupe
que la guerre, le retour des (« nos futurs défenseurs »), reconnaissables à leur uni- de la formation
cercueils iniraient par pousser forme paramilitaire beige. Il y a dans la jeunesse de idéologique
des enfants.
les Russes à « se réveiller », à Maria Arapova, dans son regard résolu, sa mâchoire
sortir de leur apathie politique volontaire, quelque chose qui rappelle les commis- Page de gauche,
ne se sont pas trompés. saires politiques des premiers temps du bolchevisme. Artem, 13 ans,
Daniil, Ivan et
Seulement, le réveil n’est pas « Le patriotisme, dit-elle, ce n’est pas seulement l’amour Alexandr, 16 ans,
celui qu’ils attendaient. Faute de la patrie. C’est l’amour des enfants et de notre avenir sont bénévoles
de tout autre récit concurrent, on serre les rangs derrière le président, à tous. » Cet avenir, il paraît, tout antant que le passé, pour l’association
Le Futur est à nous,
dont la igure se confond totalement avec celle de l’État. « Ce qui se passe voué au culte de la guerre. Le dernier panneau, dans qui vient en aide
donne un sens à notre vie », dit même Ekaterina Batraïeva, 61 ans, qui, avec le musée de l’école, l’annonce clairement : après la aux familles du
trois autres retraitées, a formé un groupe de volontaires. Aucune des « réunification » à la Russie de quatre régions ukrai- village dont l’un
des membres a été
quatre n’avait auparavant une quelconque activité citoyenne. Depuis niennes, « celles de Kharkiv et d’Odessa seront très pro- mobilisé sur le front
novembre 2022, elles se réunissent régulièrement pour coudre des habits, bablement concernées à leur tour ». ukrainien.
des bonnets, des chaussettes pour l’armée. Leur dernière création : un
poncho imperméable qui peut se transformer en tente. D’autres volon-
taires se chargent de les acheminer jusqu’au front.
Ekaterina Batraïeva est l’ancienne directrice de la Maison de la culture.
Sa retraite ne dépasse pas 16 000 roubles (170 euros) par mois – assez
pour se nourrir, grâce au potager et à ses chèvres, pas assez pour faire
face au moindre imprévu ou payer des médicaments. Et si l’État, plutôt
que de faire la guerre dans un pays étranger, s’attachait à améliorer le
système de santé ou même à augmenter sa retraite ? « Je n’ai jamais pensé
à ça, répond-elle. L’État sait ce qu’il a à faire. J’espère seulement que tout
ça n’aura pas été en vain… » Chez les jeunes aussi le discours patriotique
porte. Ils sont quatre, ce jour de in décembre, âgés de 13 à 16 ans, à se
retrouver devant le portail de la retraitée Vera Fiodorova, dont le neveu
a été mobilisé. Baskets, jogging Adidas, pas précisément le genre que l’on
s’attendrait à voir se lever un samedi matin pour déblayer la neige chez
un couple de retraités. Tous sont membres du groupe Le Futur est à nous,
formé après le début de l’« opération spéciale », qui vient en aide aux
familles des mobilisés, leur apportant du bois ou faisant de petits travaux
d’entretien. « Pour nous, c’est évident d’aider les autres, surtout en ce
moment », afirme Ivan, 16 ans, qui rêve de devenir sportif professionnel
ou, dans une version plus réaliste, métallo. C’est la même évidence qui
leur fait dire que, si la guerre se prolonge et si on les appelle, ils feront
« leur devoir ». Daniil, 16 ans lui aussi, qui a déjà perdu un oncle dans cette
guerre, est le seul des quatre à envisager un avenir à Paris.
Même le prêtre qui sert dans la toute petite église du village est là pour
battre le rappel. « Le meurtre est un péché, mais défendre sa patrie est l’acte
le plus saint qui soit », assure le père Sergueï, 54 ans, qui revient tout juste
d’Ukraine, où il a conduit un convoi d’aide humanitaire et rencontré les
mobilisés de Paris. Lui aussi sait ce qu’est la guerre, pour avoir servi deux
ans en Afghanistan à la in des années 1980. Un souvenir dificile ? « Au
contraire, les meilleures années de ma vie. À la guerre, il n’y a pas de men-
songe. » L’ofice du dimanche attire une poignée de retraitées.
L’école, elle, s’adapte à toute vitesse pour répondre aux besoins de l’État.
Différents cours d’éducation civique ont été introduits, où il est question
Avec SG,
faites grandir vos idées
avec nos experts
en patrimoine.
LE M AG A ZINE

Les Enfants au square,


une des rares toiles de Serge
Gainsbourg exposée au
Musée de la rue de Verneuil,
à Paris.

GAINSBOURG,
LE TABLEAU
ET SES
OMBRES.
Il ne reste quasiment plus
aucun tableau des débuts
de Serge Gainsbourg en tant
que peintre. “Les Enfants au
square” est une des rares
toiles qu’il n’a pas détruites.
Elle évoque sa propre enfance
et sa sœur jumelle,
dont il ne parlait pas. Jusqu’ici
caché du grand public,
le tableau est resté longtemps
chez Juliette Gréco qui
le choyait. Vendu en 2021
à une famille d’antiquaires,
il est aujourd’hui exposé dans
le musée Gainsbourg
Crait+Müller/Drouot

à Paris, sans rien perdre de


ses mystères.
Texte Véronique MORTAIGNE

47
LE M AG A ZINE

ovembre 2015, Juliette très attention, commente Irmeli Jung, photo- chanteur, qui se rêvait peintre, n’a pas détruites ce

N
Gréco explose. Une graphe et amie de longue date de Juliette Gréco. jour de 1958 quand, comprenant qu’il ne serait pas
colère d’un noir Un petit format pas trop moche, mais vague, avec un grand artiste, il avait brûlé la plupart de ses
Gréco : décoiffante. peu de couleur », toujours posé à l’inverse du tableaux. Parce qu’elle met en scène un énième
« Son » tableau a dis- sens de la lumière. Hors cadre, donc. mystère gainsbourien. Un bout de cette mytholo-
paru. Dans la grande Quand le tableau disparaît, la maisonnée bruisse gie dont, à force de livres, d’émissions, de coffrets
demeure de pierre de du nom du ou des coupables. Pour éviter l’embar- collectors, de ilms et d’expositions, on semble
Verderonne, dans ras, on met ça sur le compte de l’âge de sa proprié- tout connaître, mais qui surprend toujours. La
l’Oise, c’est le branle- taire (oublieuse). Mais Juliette Gréco a toute sa toile raconte le Gainsbourg d’avant le mythe,
bas de combat. « Je tête, elle est en tournée d’adieu. A posteriori, cer- d’avant Jane, d’avant Gainsbarre…
suis très malheureuse, tains y verront les prémices de l’AVC qui va la frap- Drôle de gueule, ce tableau, si peu photographié,
j’ai l’impression qu’on per en 2016, cette même année où elle perdra sa si peu connu, aujourd’hui exposé parmi tant de
m’a arraché un petit ille unique, Laurence Marie Lemaire, emportée photographies et d’afiches au Musée Gainsbourg,
morceau de ma vie », par un cancer. « Il y avait beaucoup de passage inauguré en septembre 2023 rue de Verneuil, à
se désole la chanteuse alors âgée de 88 ans, qui chez elle et le tableau agissait pour certains comme Paris. Il montre deux silhouettes floues, deux
vit dans la campagne isarienne avec son mari, un aimant, afirme Julie-Amour Rossini, unique enfants en boule, repliés en fœtus, chemise andro-
le pianiste et compositeur Gérard Jouannest. petite-ille et héritière de Juliette Gréco. Comme gyne, petite robe à pois, jouant dans un square,
C’est le désordre dans cette maison où circulent elle n’aimait pas beaucoup la maréchaussée, elle penchés l’un vers l’autre avec tendresse. Au pre-
la famille, les collaborateurs, les journalistes, préfère alors expédier un communiqué à l’AFP. » mier plan, un petit râteau. Un style postimpres-
les proches, les employés, les conquis, les Celui-ci contient un ultimatum : « Je donne sionniste, façon Bonnard. « Ils paraissent très com-
dévoués, les lagorneurs. quelques jours à mes voleurs pour le remettre là où plices. C’est comme un zoom, comme si un parent
Qui a osé porter la main sur cette petite peinture ils l’ont trouvé, après je lance la machine de s’était assis au bord du bac à sable », note Julie-
au charme délavé à laquelle la chanteuse tient guerre ! » Et ça marche. Retour rapide, et miracu- Amour Rossini. « Un camaïeu, 50 centimètres
tant ? Ce n’est pas parce que Juliette Gréco la leux, au bercail de l’huile sur toile. sur 35. Précieux. Des cheveux blonds, des cheveux
planque parfois sous le canapé de son bureau ou Du point de vue de l’histoire de l’art, l’œuvre n’a roux. Gainsbourg était extrêmement féminin, fra-
qu’elle l’oublie par intermittence qu’elle n’y tient pas une grande importance, mais elle cumule gile… », nous disait Juliette Gréco en 2016.
pas. La preuve, périodiquement, la toile est réta- quelques marques d’exception. Parce qu’elle est Le tableau date du tout début des années 1950.
blie sans sa majesté, posée en évidence sur une signée Ginsburg, le vrai nom de Serge Gainsbourg. Lucien Ginsburg est alors élève de l’Académie de
cheminée. « En fait, on n’y faisait pas toujours Parce qu’elle est l’une des seules toiles que le futur Montmartre, dirigée par le peintre Fernand
Léger. Il veut peindre, il a épousé une artiste
peintre, Élisabeth Levitsky, ille d’aristocrates
russes orthodoxes antisémites, « Lise » est à ce
titre très peu aimée de la famille Ginsburg, juifs
immigrés de Russie. Pour calmer sa mère,
Lucien plaide la vengeance : « Moi, un petit juif
si moche, je me tape les plus prestigieuses descen-
dantes des pogromistes d’antan. »
Au début des années 1950, le « peintre en deve-
nir » est à la peine, peu sûr de son talent et sans
le sou. En 1954, il remplace son père, Joseph, pia-
niste attitré du cabaret montmartrois Madame
Arthur. De formation classique, Joseph Ginsburg
nourrit la famille en accompagnant les stars du
transgenre, Coccinelle et Bambi, mais aussi Lucky
Sarcelle, pour qui Lucien écrit sa première chan-
son, Antoine le casseur, déposée à la Sacem cette
année-là sous le nom de Julien Grix. En 1957,
après changement d’identité, Serge Gainsbourg
divorce de « Lise » et de la peinture. Exit l’art
majeur. Les Enfants au square survit à sa rage.
En 1959, bien avant La Javanaise (1963), Serge
Gainsbourg l’offre à Juliette Gréco.
L’interprète amie des existentialistes domine déjà
la scène intello de l’après-guerre quand elle croise
un Gainsbourg aux oreilles décollées, sans voix et
mort de trac. Ils fréquentent Les Trois Baudets, le
cabaret montmartrois dirigé par le producteur
Jacques Canetti, dont Boris Vian, qu’ils admirent,
Document personnel. INA via AFP

est un pilier. Ils ont en commun une passion pour


Le Titien, en particulier pour L’Homme au gant,
peint vers 1520. « Ils parlaient peinture pendant
des heures, raconte Didier Varrod, journaliste,
documentariste et directeur musical des antennes
de Radio France. Comme ils étaient fauchés, ils
passaient leurs journées à lâner au Louvre » et
dans d’autres musées, au chaud.

48
Juliette Greco et Serge
Gainsbourg sur le plateau
de l’émission « Top à… »,
de Maritie et Gilbert
Carpentier, en 1964.

Page de gauche, Serge


Gainsbourg et sa sœur
jumelle, Liliane, vers 1930.
Par quel nœud gordien ces deux artistes
frondeurs ont-ils été unis ? Par l’histoire sans
doute. Juliette Gréco fut arrêtée par la Gestapo en
1943 à l’âge de 15 ans, battue, puis libérée, tandis
que sa sœur aînée et sa mère sont déportées au
camp de Ravensbrück pour des faits de résistance.
Lucien, lui, passe la guerre caché dans le Limousin.
En juillet 1959, la chanteuse joue les inter-
vieweuses, pour l’émission de radio « Soyez les
bienvenus ». Elle est habile, Juliette Gréco.
Charnelle et futée. Il est timide, elle le met à nu,
l’oblige à l’intimité. — « Vous êtes agressif ?
Les antiquaires Marina Pourquoi ? » — « Admettons que ce soit une couver-
et Benjamin Steinitz, ture. » Le pire dans la vie ? « L’imbécillité. » Votre
qui ont acquis le tableau seul amour ? « La peinture. »
de Gainsbourg en 2021.
Ici, dans leur galerie, « À la suite de cette émission, il est venu chez moi
à Paris, en janvier. et m’a dit : “J’ai tout brûlé, tout détruit, je vous
donne ça. C’est la seule qui reste” », expliquait
l’amie de Sartre et de Desnos. Élisabeth Levitsky,
l’ancienne épouse, voit dans Juliette Gréco,
séductrice patentée, la main armée de cette
désertion. « Sa relation ambiguë, profonde, au
tableau s’ancrait dans une sorte de culpabilité
d’avoir mené Gainsbourg en dehors de sa passion
de la peinture et d’avoir participé à sa conversion
à la chanson », selon Didier Varrod.
Juliette Gréco ne se sépara jamais de l’objet. Au
micro de José Artur sur France Inter, la chan-
teuse conie en 1987 : « J’adore cette toile. Elle a
été au-dessus de mon lit, mais je la promène un
peu partout dans la maison. C’est plus qu’un
tableau, c’est une partie de lui. » Le tableau
« Ginsburg » a été trimballé au gré des déména-
gements de sa propriétaire. Juliette Gréco fut la
première à habiter la rue de Verneuil, dans le
7e arrondissement de Paris, au 33, dans une
maison acquise au début des années 1960 grâce
à un gain au casino – Gainsbourg achète le 5 bis
en 1968. Puis la voilà rue d’Alésia, dans le
14e arrondissement, à côté de chez les Hardy-
Dutronc. En 1966, elle acquiert une maison de
campagne, à Verderonne, qu’elle partage avec
son nouveau mari, Michel Piccoli. Le tableau
migrant s’y ixe. « Il y avait deux petits bureaux,
l’un avec des canapés, l’autre avec une biblio-
thèque. Le tableau était par terre, comme les
enfants », se souvient Julie-Amour Rossini.
Parfois noyé au milieu de dizaines de poupées,
de cartes postales, des statues d’art africain,
acquises au moment de sa liaison avec le pro-
ducteur de cinéma américain Darryl Zanuck.
Après son AVC, Juliette Gréco s’installe déinitive-
ment dans la maison des hauteurs de Ramatuelle,
dans le Var. Lors de son déménagement, sa
petite-ille demande : « Tu veux que je le mette où,
le Gainsbourg, mamie ? » La championne du verbe
Frankie & Nikki pour M Le magazine du Monde

a alors perdu la parole, mais pas sa lucidité. « Elle


tend la main, là, sur la cheminée de sa chambre,
droit devant ses yeux. À côté d’un dessin du peintre
japonais exilé à Montparnasse, Foujita, la repré-
sentant et des photos de son grand-père qu’elle
aimait tant. Ce tableau représentait la tendresse et
l’intimité de Gainsbourg. »
En novembre 2021, un an après la mort de sa
grand-mère à Ramatuelle, Julie-Amour Rossini,
qui vit à Roscoff, en Bretagne, loin des rumeurs de
LE M AG A ZINE

la mode et du show-business, organise une vente La petite ille, c’est sa sœur jumelle. Le noyau Lucien-Serge… En quête d’unité, les jumeaux,
aux enchères à Drouot, par l’intermédiaire de la familial – et sa gémellité – du chanteur est un même « faux », ont un fonctionnement particu-
maison de vente Crait-Müller. « Ce fut une aven- aspect très peu connu du grand public. Ainsi, lier, duel. Ils sont à la recherche de la fusion per-
ture, je m’en souviendrais », conie Thomas Müller. dans la famille Ginsburg, après la mort d’un pre- due et mélangent parfois les genres. « Regarder la
Il y a de tout, des automates, des robes de scène mier ils, Marcel, emporté à l’âge de 16 mois par sœur jumelle occultée permet une autre lecture de
(les plus belles ont été données au Musée Galliera), une pneumonie, Jacqueline était née en 1927, l’œuvre de Serge Gainsbourg, cela explique sans
des sacs, des objets, des cadeaux de grandes puis des jumeaux, Liliane et Lucien, le 2 avril doute ses inclinaisons pour le travestissement, y
marques. Et le fameux tableau. 1928. Jane Birkin analysait ainsi la situation : compris en nazillon, avance Bruno Bayon, ancien
Adjugé à 132 000 euros avec les frais, il est « Olga avait eu un petit garçon mort, Jacqueline journaliste à Libération et auteur de Gainsbourg
vendu plus cher que le Foujita. L’acquéreur se était née trois ans avant et, là, Olga attend des mort ou vices (Grasset, 1992), livre d’entretiens où
veut discret. Pourtant, il ne peut s’empêcher de jumeaux, elle n’ose pas faire l’avortement à le chanteur raconte sa mort, dressant un bilan
poster une photo sur Instagram, avec le com- Pigalle, et quand les jumeaux sortent, c’est salé de ses abîmes et de sa sexualité. Cela résonne
mentaire : « honneur, bonheur et émotion, fore- Liliane en premier. Croyant que les jumeaux sont avec le caché-montré de Gainsbourg. »
ver inspiration ». Les Enfants au square se forcément identiques, Olga se met à pleurer, car Sur la pochette de Love on the Beat, photogra-
retrouvent, pâlichons et incongrus en diable, au elle se voit avec trois illes ! Et quand Serge est phiée par William Klein, Gainsbourg apparaît
beau milieu de photos de meubles, bustes, sorti, c’est : garçon, joie, surprise ! Quel soulage- grimé en femme – « portrait craché de sa sœur »,
lustres anciens et d’un extrême rafinement. Le ment ! Évidemment, Olga fut d’une injustice remarquait Jane Birkin. Pas l’aînée, Jacqueline.
compte est, en effet, celui de la prestigieuse typique des familles juives. » « L’autre, sa jumelle. » Celle du bac à sable. Jamais

LA
Galerie Steinitz, spécialisée dans la vente de à court d’inspiration dans la vacherie, Juliette
meubles et d’objets du XVIIIe siècle. Installée rue rançon est élevée. Serge Gréco nous susurrait : « La ille du tableau est
Royale, dans le 8e arrondissement parisien, elle comble le vide laissé par le laide. La sœur jumelle, c’était Gainsbourg en
a été fondée en 1968 par Bernard Steinitz, juif frère mort. Il doit être par- femme et c’était pire. Elle était affreuse, épouvan-
originaire de Pologne. « Mon père avait le regard fait, il ne pouvait commettre table. Lui n’était pas laid, il avait une beauté inté-
pétillant, il pensait que tout ce qu’il vivait après aucune erreur. Toute fusion rieure incroyable et un charme fracassant. »
la Shoah était du bonus », dit Benjamin, son ils, avec la jumelle devient Toujours vivantes, Jacqueline et Liliane habitent
qui a pris sa suite en 1998. impossible. Passé l’enfance, Liliane s’efface. Mariée à Paris, loin des regards publics, tout comme les
Quand, in 2021, ce dernier voit passer la vente à Meyer Zaoui, elle devient professeure à deux premiers enfants de Serge Gainsbourg,
Gréco dans la Gazette de Drouot, il repère la toile. Casablanca. Elle n’est pas contre cette occultation. Natacha et Paul, nés dans les années 1960 de
« J’ai été extrêmement ému par ce tableau. Il est Jamais coupé, le contact avec son frère devient Françoise-Antoinette Pancrazzi, sa deuxième
joli, esthétique, mais son histoire également. » Du « plutôt impersonnel. Il m’impressionnait parce qu’il épouse, dite Béatrice, 92 ans et toujours silen-
Gainsbourg et du Gréco, des vies parallèles, des était parfois un peu glacial. Il y avait une certaine cieuse. Liliane, nous disait Jane Birkin avant sa
années de résistance têtue. S’il a cédé à cet mise en scène. Il me faisait entrer chez lui et admirer mort, en juillet 2023, est « d’une gentillesse com-
« achat impulsif », c’est parce que, dit-il, des liens son intérieur fabuleux », confiera-t-elle à Gilles plète. Elle n’a pas le cynisme cruel de Serge. C’est
invisibles se sont tissés entre la famille Verlant, biographe de Gainsbourg. Le jour de la comme s’il avait pris tous les côtés sarcastiques en
Gainsbourg et la sienne, « une famille un peu mort de leur mère, en 1985, Serge se replie avec gardant le romanesque. Elle, c’était Madame
folle », et une réussite éclatante dans les arts, sans Liliane, rue de Verneuil, où ils écoutent ensemble Bovary. » Et de conclure : « Les deux sœurs étaient
souci des modes : « C’était très émotionnel. Je vou- la Pavane pour une infante défunte, de Ravel. « Ça terriiantes au Scrabble. »
lais l’acheter sans avoir l’impression de posséder m’a remué les entrailles », poursuivra-t-elle. Aujourd’hui, le tableau est donc au Musée
quoi que ce soit, mais pour être le dépositaire de La gémellité aura tiraillé Gainsourg toute sa vie. Gainsbourg, prêté pour cinq ans par la famille
nos histoires. Oui, j’aimais beaucoup Gainsbourg, « Quand j’ai commencé à travailler avec Serge, en Steinitz. Là encore, une petite péripétie. Avant
l’artiste. Ma sœur aînée, qui a eu une vie compli- 1977, il avait très peur de devenir monsieur Birkin, la vente, la maison Gainsbourg en cours de
quée, qui est décédée de ses excès, m’avait offert explique Alain Chamfort. Il ne parlait pas de sa construction était intéressée par le tableau. Des
l’album Aux armes et cætera. » Puis il écoute gémellité, il la refoulait. Or, il y a toujours une part appels du pied avaient été faits par le clan
Mauvaises nouvelles des étoiles, avec le morceau d’enfance chez l’artiste. Et lui avait connu cet état Gainsbourg à Julie-Amour Rossini. Ayant appris
Juif et Dieu, puis Rock Around the Bunker et le d’union compliqué, fait d’amour et de détestation, cela, Benjamin Steinitz avait écrit à Charlotte
fameux Nazi Rock. « Je suis né sous une bonne un rapport clos où personne ne rentre. » Le com- Gainsbourg juste avant la vente. « Je lui ai dit
étoile – jaune », plaisantait Gainsbourg. Benjamin positeur de Manureva, lui-même père de que, si elle voulait acquérir le tableau, je ne
Steinitz, qui a épousé une Russe, se réjouit de ces jumeaux, ajoute : « Gainsbourg était un person- pousserais pas les enchères, afin d’éviter que
pirouettes. « C’est très ashkénaze, tout ça. Ça me nage plein de contradictions, partagé entre la l’œuvre ne s’éloigne de la famille. » Elle ne
parle, cela fait écho dans ma tête. Je me suis senti misogynie et l’amour des femmes. » répond pas, il l’achète.
aussi fou que lui, le talent en moins. » « Quand on a, comme moi, l’âme pliée en fœtus, Mais, immédiatement, La Maison Gainsbourg
Car Les Enfants du square sont une plongée dans on a besoin de provoquer pour la dégourdir », sollicite un prêt. « C’était compliqué de passer de
la psyché de son auteur et de son enfance. disait celui qu’on appelait « Ginette » à l’école, la volonté à la rélexion. Je pensais : “Ce serait joli
Le petit garçon à droite du tableau, c’est lui. tellement il était mignon. Gainsbourg-Gainsbarre, que ce soit au Musée Gainsbourg, dans sa maison,
chez lui.” J’étais ému. Mais m’en détacher…
explique Benjamin Steinitz. Avec mon épouse,
nous avions imaginé le poser dans notre chambre,
devant le lit. À la veille de l’inauguration, je
“SERGE GAINSBOURG NE PARLAIT PAS DE n’étais pas mûr. Et puis, j’ai pensé que cela ferait
SA GÉMELLITÉ, IL LA REFOULAIT. LUI AVAIT plaisir à Monsieur Serge. » Il cède, par respect, à
la toute dernière minute. Quant à Julie-Amour
CONNU CET ÉTAT D’UNION COMPLIQUÉ, Rossini, elle a donné au Musée Gainsbourg un
FAIT D’AMOUR ET DE DÉTESTATION, UN RAPPORT autre objet chéri de sa grand-mère, une lettre
expédiée à la chanteuse par les parents Ginsburg
CLOS OÙ PERSONNE NE RENTRE.” la remerciant d’avoir créé La Javanaise, pierre
LE CHANTEUR AL AIN CHAMFORT angulaire de la notoriété de leur ils.

51
LE M AG A ZINE

Dans l’édition,
les fact-checkers
ont peu voix au chapitre.

VENUE DE LA PRESSE, LA PRATIQUE CONSISTANT


À VÉRIFIER LES FAITS ET LES SOURCES D’UNE
INFORMATION PREND DIFFICILEM ENT PIED DANS
LE CHAM P ÉDITORIAL FRANÇAIS. LES EXIGENCES
D’EXACTITUDE APPLIQUÉES AUX ENQUÊTES OU
RÉCITS PUBLIÉS S’EFFACENT SOUVENT DERRIÈRE
LES IM PÉRATIFS DE PRODUCTION OU LA
PRÉÉM INENCE ACCORDÉE AU STYLE. ENCORE
M INORITAIRES, CERTAINES MAISONS ET QUELQUES
AUTEURS FONT TOUTEFOIS ÉVOLUER LES USAGES.

POUR RACHÈLE Bevilacqua, l’explique Gabrielle Rochmann, sa


des Éditions du Portrait, c’était une directrice générale adjointe.
évidence. Quand il s’est agi de « Quand un éditeur nous dépose un
publier en français La Banalité du projet, nous demandons à un expert
bien, d’Enrico Deaglio – monu- – le plus souvent un historien – de
mentale biographie, parue mi-jan- le lire et de nous indiquer s’il est
vier, du Juste italien Giorgio bien en phase avec les connais-
Perlasca, qui sauva des milliers de sances historiques. Certains le font
juifs hongrois pendant la seconde à titre bénévole, d’autres non. C’est
guerre mondiale –, l’éditrice a fait en prenant en considération son
appel à la Fondation pour la avis que nous décidons ensuite col-
mémoire de la Shoah. Notamment légialement de soutenir le livre. »
au programme de soutien qui, Dans le cas de La Banalité du bien,
chaque année, accompagne un un peu plus de la moitié des
ouvrage « ayant vocation à trans- 4 000 euros versés à l’éditrice par
mettre l’histoire et la mémoire de la la Fondation (qui participe à hau-
Shoah et des génocides ». Le proto- teur de 25 % à 30 % au coût global
cole garantit que les œuvres de publication) a inancé la relec-
Texte Clémentine GOLDSZAL publiées avec l’aide de la fondation ture de l’ouvrage par l’historien
Illustration Théophile SUTTER « respectent l’histoire », comme spécialiste de la Hongrie Paul

53
Gradvohl. Le reste du mon- Mais pour une enquête ultra bor-
tant a contribué à rémunérer la dée, combien de livres non vériiés ?
traduction de Nathalie Bauer, éga- Les exemples de grosses erreurs
lement docteure en histoire et spé- imprimées sont légion et
cialiste de l’Italie, qui signe aussi concernent tous types de personna-
les notes de bas de page. lités et d’ouvrages. Ainsi, le témoi-
En somme, le livre a été fact-checké. gnage Survivre avec les loups
Depuis quelques années, cet angli- (Robert Laffont, 1997), dans lequel
cisme, qui signifie littéralement l’autrice belge Misha Defonseca
« vériication des faits », est de plus s’inventait de toutes pièces un
en plus courant. Dans un texte de passé de rescapée de la Shoah,
référence paru en 2004 (The Fact aurait-il été publié si un fact-chec-
Checker’s Bible, Anchor, non tra- ker s’était penché de près sur ses
duit), Sarah Harrison Smith, afirmations ? Même question pour
ancienne fact-checker au magazine L’Imposture climatique (Plon), livre
américain New Yorker (dont les pra- à charge du géologue et ancien
tiques en la matière sont saluées à ministre Claude Allègre contre la
travers le monde), déinissait ainsi « fausse écologie », critiqué à sa sor-
la lecture ciblée du vériicateur de tie, en 2010, par plusieurs journa-
faits : « viser la précision », « faire listes et surtout des centaines de
des recherches sur les faits », « éva- climatologues pour ses approxima-
luer les sources : personnes, jour- tions, ses interprétations erronées,
naux et magazines, livres, voire ses falsifications d’études
Internet, etc. », « vérifier les cita- scientiiques. Ou encore pour l’essai
tions », « s’assurer qu’il n’y a pas de De la guerre en philosophie (Grasset)
passages plagiés »… Dans la presse où, en 2010, Bernard-Henri Lévy
américaine de qualité, cet exercice citait un certain Jean-Baptiste Botul,
se fonde sur des recherches éten- spécialiste du penseur Emmanuel
dues, sur la relecture des docu- Kant, qui n’avait jamais existé, sinon
ments consultés par le journaliste dans un livre canular signé d’un
(copies de diplômes universitaires, journaliste du Canard enchaîné…
livres compulsés ou documents La raison de cette absence de vérii-
conidentiels obtenus au cours de cation est d’abord pratique. Pour un
l’enquête) et, parfois, sur de nou- livre d’investigation de plusieurs
veaux entretiens avec les interve- centaines de pages, le processus de
nants cités, ain de s’assurer de la fact-checking peut prendre des
idélité de leurs propos rapportés. semaines. Un temps que peu de
Mais qu’en est-il du secteur de l’édi- maisons d’édition sont prêtes à
tion qui publie et diffuse des consacrer à un ouvrage et à son
ouvrages de non-fiction qui ont auteur. « C’est pourtant fondamental
parfois le pouvoir de peser sur le pour éviter les erreurs », insiste
débat public ? Le constat est tout Victor Castanet, prix Albert Londres
autre. Aux États-Unis comme en 2022 pour son livre Les Fossoyeurs
Europe, l’exigence d’exactitude par (Fayard), plongée dans le fonction-
rapport à ce qui est écrit semble nement des maisons de retraite de
souvent relever de la seule respon- la société Orpea. « Pour un journa-
sabilité des auteurs. liste habitué à travailler dans une
Aux États-Unis, où les avances ver- rédaction, où l’on est encadré par ses
sées aux journalistes pour des pairs, mais aussi par une charte et
enquêtes sont plus élevées qu’en des règles déontologiques précises, la
France, les professionnels les plus solitude peut être très grande sur le
réputés rémunèrent le plus souvent terrain, quand on travaille à un
sur leurs propres deniers les fact- livre », explique-t-il.
“Même si nous exigeons que tout ce checkers qui relisent leurs textes
avant parution. Encore rien de tel en
Fondatrice des Éditions de l’Obser-
vatoire et directrice générale
qui est entre guillemets ou affirmé soit France. Dans le récent ouvrage adjointe du groupe Humensis (qui
systématiquement sourcé, certaines L’Homme aux mille visages (Grasset),
qui raconte sa traque, sur plusieurs
réunit les Presses universitaires de
France et les éditions Belin), Muriel
choses peuvent passer entre les mailles années et sur plusieurs continents, Beyer se veut modeste quand elle
du filet. Après, c’est une histoire de d’un extraordinaire faussaire senti-
mental, la productrice de l’émission
évoque son travail de vériication.
Elle met en avant les différents pro-
confiance. L’auteur peut affirmer avoir de France Culture « Les Pieds sur fessionnels de son équipe qui inter-
les documents et mentir…” terre », Sonia Kronlund, remercie
bien les dizaines de personnes qui
viennent sur un texte en cours de
publication : « Lorsque je travaille
Muriel Beyer, directrice des Éditions de l’Observatoire l’ont épaulée dans ses recherches. avec un auteur, le manuscrit, une
LE M AG A ZINE

fois validé par moi, est envoyé à d’éventuelles poursuites de la part Diamond, connu pour ses ouvrages assure que les livres signés par
l’assistant d’édition. Il ou elle vériie des entreprises ou des individus de vulgarisation scientiique, il écri- des hommes et des femmes
les dates, l’orthographe des noms mis en cause dans un ouvrage, est vait : « Le temps est venu pour ceux politiques sont « particuliers » :
propres, la concordance des faits souvent considérée comme suffi- d’entre nous qui travaillent sur des « La liberté d’opinion est sacrée ; ils
historiques évoqués… Le texte part sante par les éditeurs. Elle est pour- livres de non-iction d’insister pour ont le droit de dire et d’affirmer
ensuite vers le préparateur de copie, tant seulement complémentaire, que le fact-checking professionnel quelque chose qui les regarde.
qui se penche sur la ponctuation, comme l’explique Victor Castanet. devienne aussi inaliénable à l’édition Quand ils écrivent leurs Mémoires,
l’usage des temps et les détails Pour Les Fossoyeurs, la présidente que le sont la publicité, le marketing libre à eux de voir les événements
techniques, mais peut aussi pointer, de Fayard, Sophie de Closets ou la maquette de la couverture. (…) comme ils l’entendent. »
par exemple, qu’il manque une (aujourd’hui à la tête de Cela ne peut pas être le destin d’un Cette confiance aveugle à l’égard
source pour tel passage. » Elle Flammarion) a fait appel, dans un livre de se rapprocher toujours plus d’un auteur n’est toutefois pas
reconnaît : « Même si nous exigeons premier temps, aux journalistes du d’un tweet – peut-être véridique ou toujours de mise. Dans le monde
que tout ce qui est entre guillemets Monde Gérard Davet et Fabrice peut-être pas. Le livre doit se tenir en universitaire, la relecture par les
ou affirmé soit systématiquement Lhomme pour travailler sur le marge, viser plus haut. » pairs est un passage obligé avant

SI
sourcé, certaines choses peuvent texte. « Ils ont proposé des coupes, chaque publication dans une revue
passer entre les mailles du filet. fait un premier travail d’édition qui scientiique. Dans le domaine beau-
Après, c’est une histoire de visait à réduire le risque juridique coup moins encadré de la littéra-
confiance. L’auteur peut affirmer mais aussi à atténuer des tournures ture générale, c’est-à-dire grand
avoir les documents et mentir… » de phrase trop véhémentes ou à public, certains auteurs se plient
La confiance et le style faisant loi couper les passages où je donnais d’eux-mêmes aux regards d’experts.
dans la culture éditoriale française, trop mon avis, explique l’auteur. Beata Umubyeyi Mairesse, dont le
la demande de vériications précises Sophie, elle, me demandait, au récit intime et historique sur le
est susceptible de froisser certains cours de l’enquête et pour chaque génocide tutsi, Le Convoi, vient de
auteurs. « La culture de la plume fait que j’avançais, si j’avais les paraître chez Flammarion, a ainsi
peut parfois faire passer un peu à l’as documents, les autorisations des demandé à son amie, l’historienne
les préoccupations de fact-chec- témoins que je citais nommément… » chargée de recherche au CNRS et
king », analyse Geoffrey Le Guilcher, Les preuves écrites accumulées au spécialiste du Rwanda Hélène
cofondateur des Éditions Goutte il de l’enquête sont mises à l’abri Dumas, de revoir son manuscrit
d’Or. Longtemps journaliste d’inves- dans le coffre de Fayard et Victor ain d’y relever toute imprécision,
tigation (pour Le Canard enchaîné, Castanet élabore un document incohérence ou erreur. Cette der-
la revue XXI, ou Mediapart), auteur Word où il consigne la liste des nière a également fourni une chro-
d’une biographie non autorisée « cinquante accusations les plus nologie, qui récapitule le déroulé
de Luc Besson (Luc Besson, l’homme sensibles », associant à chacune le du génocide en in d’ouvrage. Elle
qui voulait être aimé, Flammarion, nombre de témoins cités et les l’a fait « en amie », autrement dit
2016), ce Parisien de 37 ans a preuves correspondantes. gracieusement…
monté sa maison en 2017 avec une Le coût engagé dans la production tout le monde, sans forcément s’y
grande ambition : se contenter de ce livre (un peu moins de atteler, semble prendre conscience
de publier trois livres « de qualité » 100 000 euros, selon l’éditeur) est, que le fact-checking est indispen-
par an. Sous-entendu, impeccables peut-on penser, rédhibitoire pour sable, il apparaît qu’un genre de
factuellement. des maisons moins solides que non-fiction y échappe : le livre
Inspirée des pratiques de la presse Fayard ou Flammarion. Une idée politique. Ainsi, en 2016, dans
américaine, la méthode qu’il a mise fausse, selon Geoffrey Le Guilcher : La France pour la vie (Plon),
en place avec Clara Tellier Savary, « Je ne crois pas à l’argument inan- l’ancien président de la République
cofondatrice de la maison, est artisa- cier ; c’est plus une question de prio- Nicolas Sarkozy afirmait que son
nale. En 2019, pour L’Amour sous rités. Quand on veut qu’un bouquin ami Vincent Bolloré n’avait « aucun
algorithme, de Judith Duportail, qui ait de l’impact, il faut absolument contrat avec l’État » quand il l’avait
prouvait, documents à l’appui, que qu’il soit solide. La méthode doit invité à passer cinq jours sur son
l’algorithme du site de rencontre faire partie de l’ADN de la maison. yacht, en 2007, lors de son élection.
Tinder était sexiste, les éditeurs ont Beaucoup d’éditeurs et d’éditrices Au moment des faits, Rue89
sollicité deux relectures distinctes, en publient un nombre de titres si élevé et Le Monde avaient pourtant déjà
complément de leur propre travail qu’il est souvent compliqué d’entrer exhumé les archives des marchés
de vériication des sources, des faits en profondeur dans les arcanes d’un publics et démontré que l’homme
et des recherches de l’autrice : « Un texte. » Ils n’auraient simplement d’affaires breton, par l’intermé-
ami spécialisé en informatique et en pas le temps de consacrer des jours, diaire d’une iliale, avait passé des
codage a relu le brevet [du logiciel] et voire des mois, à passer au peigne contrats avec l’État à cette date.
nous en a donné une analyse, et nous in chaque fait avancé. D’où l’intérêt Dans ce même livre, Nicolas
avons aussi fait vériier par quelqu’un de faire appel à des intervenants Sarkozy évoque la campagne amé-
d’autre que la traduction des termes extérieurs, argumentait en 2019 ricaine « violente » qui opposa
du brevet était juste. » Ce travail sup- dans le New York Times le journa- George Bush à Barack Obama. Une
plémentaire a pris quelques jours, liste Anand Giridharadas. Dans sa erreur historique, ces derniers
coûté environ 1 000 euros et s’est critique de Bouleversement. Les n’ayant jamais été rivaux dans la
réalisé en complément de la relec- nations face aux crises et au change- course à la Maison Blanche. Muriel
ture du livre par un avocat. ment (Gallimard, 2020), livre selon Beyer, qui a publié au cours de sa
La supervision juridique, qui vise à lui très approximatif du géographe carrière François Bayrou, Gérald
protéger les maisons et les auteurs et historien américain Jared Darmanin et Nicolas Sarkozy,

55
GRAINES DE PAMPA.
Photos Alessandra SANGUINETTI — Texte Flora GENOUX

56
LE PORTFOLIO
Page de gauche, les Ophélies, 2001.
Ci-contre, les bergères, 1998.

En Argentine, où elle a grandi, l’Américaine Alessandra Sanguinetti, 55 ans, s’est attachée


à suivre deux cousines fusionnelles d’une famille de métayers jusqu’à l’âge adulte.
Dans un univers rural gouverné par les hommes, les jeunes illes jouent à inventer leur
vie sous l’œil complice de la photographe. De ce travail dans lequel rêves d’enfants
et réalité se mêlent, l’artiste a tiré deux livres. La Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris,
accueille l’exposition “Les Aventures de Guille et Belinda” jusqu’au 19 mai.
DE QUOI EST FAIT LE TEMPS QUI FILE, celui qui projette les années
au goût éternel de l’enfance, vers la fugace adolescence, puis, sans crier
gare, vers l’âge adulte ? Des jeux, l’attente, des saisons, des bougies, un
bébé. De leur village situé dans la province de Buenos Aires, à 220 kilo-
mètres au sud de la capitale, Guillermina et Belinda, deux cousines com-
plices, vivent et changent sous le regard de la photographe américaine
ayant grandi en Argentine Alessandra Sanguinetti. L’épaisseur des images
se mesure en décennies. La photographe de 55 ans, membre de l’agence
Magnum, commence à suivre les deux enfants en 1998, lorsqu’elles ont
9 ans. Régulièrement, elle leur rend visite, jusqu’à aujourd’hui. « Guille »
et Belinda sont désormais trentenaires.
Ce travail, Les Aventures de Guille et Belinda, est exposé à la Fondation
Henri-Cartier Bresson jusqu’au 19 mai. Le corpus photographique a déjà
donné matière à deux livres : The Adventures of Guille and Belinda and
The Enigmatic Meaning of their Dreams (« les aventures de Guille et
Belinda et l’énigmatique sens de leurs rêves », Nazraeli Press, 2010, non
traduit), et The Adventures of Guille and Belinda and The Illusion of an
Everlasting Summer (« les aventures de Guille et Belinda et l’illusion d’un
été éternel », Mack, 2020, non traduit).
« Elles sont pleines d’amour, d’espièglerie, de liberté », observe Alessandra
Sanguinetti. Comme tous les enfants, les cousines jouent. Et déclinent les
parodies, par genres. Au rayon ilm d’action, une Belinda gangster vise
d’un revolver en plastique sa cousine dans le rôle de la victime implo-
rante. Ou peut-être s’agit-il d’une voleuse prise en lagrant délit ? Dans
cette période située vers la sortie de l’enfance, elles enilent colliers et
bracelets. De lourds pendentifs encadrent le visage encore juvénile de
Belinda, regard vers un objectif tenu par une femme de vingt ans son
aînée, à qui elle semble signiier que tous ces simulacres ne sont rien
d’autre que la répétition de la vie adulte. Comme les santons d’une crèche
de Noël, les cousines posent, l’une ange, l’autre Vierge Marie un poupon-
Jésus dans les bras. Une poignée d’années plus tard, on voit Belinda,
17 ans, allaitant son premier enfant. « Leurs jeux relèvent aussi de la pro-
phétie », remarque Alessandra Sanguinetti.
Ludiques, oniriques, créatives, les cousines et la photographe mêlent
leurs regards. La photographe revient d’un voyage à Londres avec, dans
ses valises, une image d’Ophélie, une peinture du Britannique John
Everett Millais représentant le personnage shakespearien dans une rivière
juste avant sa noyade. Les cousines revisitent l’instant tragique, elles aussi
des leurs dans les mains et lottantes sur l’eau, mais calmes et solidement
ancrées dans la vie.
L’histoire universelle est aussi celle, singulière, de l’Argentine rurale. Les
deux enfants grandissent dans une famille modeste de métayers, entou-
rées de bétail, l’alliage du ciel et des champs comme ligne d’horizon. « En
Argentine, en général, les histoires du campo [les régions agricoles] sont
incarnées par des hommes, avec la igure du gaucho [gardien de trou-
peaux] qui est mythiiée. Là, on peut voir Guille et Belinda, des illes puis
des femmes, se transformer en protagonistes de leur propre vie. » Ainsi, ce
campo de la pampa se mue en une scène ouverte, celle où les deux com-
plices posent, solidement amarrées l’une à l’autre, un bâton de berger
entre les mains de Belinda, l’air décidé à mener la danse.

« LES AVENTURES DE GUILLE ET BELINDA », D’ALEXANDRA SANGUINETTI, À LA FONDATION


HENRI CARTIER-BRESSON, 79, RUE DES ARCHIVES, PARIS 3 e, DU 30 JANVIER AU 19 MAI.
HENRICARTIERBRESSON.ORG

58
LE PORTFOLIO
Alessandra Sanguinetti/Magnum Photos

Page de gauche, le nuage noir, 2001.


Le lit de Juana, 2004.
Ci-dessus, le collier, 1999.
60
LE PORTFOLIO
Alessandra Sanguinetti/Magnum Photos

Page de gauche, les cousines, 2005.


Ci-dessus, de haut en bas et de gauche
à droite, l’exploratrice, 2002. Revolver, 2001.
Sainte conversation, 2005. Quinze, 2005.
62
LE PORTFOLIO
Alessandra Sanguinetti/Magnum Photos

Page de gauche, la Sainte Vierge, 2001.


Ci-dessus, pour de vrai, 2007.
Valérie Lemercier, Éric Reinhardt, Monia Chokri, Benjamin Lavernhe,
Panayotis Pascot, Romain Duris… Retrouvez les invités
du “Goût de M” sur lemonde.fr/le-gout-de-m
Le podcast “Le Goût de M” est disponible gratuitement sur toutes les plates-formes.
Rhizomes 6 Pomme dor,
LE GOÛT
de Charlotte Culot, série
limitée de vingt-deux pièces,
Maison Rhizomes.

TAPIS dans la lumière.


Por tia Sarris/Rhizomes

LE TAPIS REDEVIENT UNE PIÈCE MAÎTRESSE DU DÉCOR. DE JEUNES ÉDITEURS


NOUENT DES COLLABORATIONS AM BITIEUSES AVEC DES DESIGNERS
ET DES ARTISTES QUI CRÉENT DES MODÈLES AUX COLORIS ASSUMÉS ET
AU GRAPHISM E SOPHISTIQUÉ, CONÇUS COM M E DES ŒUVRES D’ART
Texte Marie GODFRAIN CONTEM PORAINES À POSER AU SOL OU À ACCROCHER.

65
De gauche à droite, tapis De Stijl, d’Eileen
Gray, réédité par ClassiCon. Belle saison,
de Sibylle De Tavernost, en collaboration
avec Anissa Kermiche, Sibylle De Tavernost.
So Much Fun, de Claude Cartier, CC-Tapis.

DU TROTTOIR, l’œil est attiré par une œuvre abstraite Leleu (Maison Leleu), d’André Arbus (Manufacture Cogolin) ou de
de grand format accrochée au mur d’une boutique du bou- Charlotte Perriand (CC-Tapis) mettent en lumière. Et que poursuivent
levard Saint-Germain, à Paris. Un tapis tissé main en laine de les designers contemporains.
Nouvelle-Zélande où, sur un fond écru, se découpent un À la faveur de l’engouement actuel pour l’artisanat et du retour en force
rond beige, des lignes perpendiculaires aux traits noirs plus des motifs, de la couleur et du goût pour les atmosphères narratives dans
ou moins épais et un carré bleu marine. Avec son modèle les intérieurs, le tapis tout sauf passe-partout vient retrouver sa place au
De Stijl, Eileen Gray (1878-1976) avait imaginé, il y a cent ans, centre du décor, note Florence Bourel, directrice artistique de la maison
cet équilibre parfait de formes géométriques qui vient d’être française Toulemonde Bochart, dont le chiffre d’affaires ne cesse d’aug-
réédité par l’allemand ClassiCon. La pièce, ainsi que trois menter depuis dix ans, avec une accélération ces trois dernières années.
autres modèles de la célèbre architecte et designer irlan- « Alors qu’il n’était qu’un accessoire de confort, souvent uni et beige, il
daise, était présentée à Paris, fin janvier, au showroom devient depuis peu une œuvre d’art, une signature, une affirmation de son
Silvera, à l’occasion de Paris Déco Off, une semaine de pré- goût personnel. Autour de lui, on peut construire la décoration d’une pièce
sentation des éditeurs et créateurs de la décoration, baro- entière », renchérit la décoratrice et distributrice de mobilier contempo-
mètre des tendances. À quelques centaines de mètres de là, rain Claude Cartier, qui vend régulièrement des pièces entre 5 000 et
les toutes jeunes maisons Rhizomes et Édition 1.6.9 expo- 13 000 euros dans sa boutique lyonnaise, ce qui ne lui arrivait quasiment
saient leurs tapis d’artistes contemporains dans des galeries jamais auparavant. Autre signe d’un marché en ébullition : les tapis de
du quartier. Au même moment, au nord de Paris, la designer créateurs – signés Virgil Abloh, Supakitch, Misaki Kawai… – proposés par
Jenna Kaës, sélectionnée par un jury d’experts comme l’un Ikea il y a six ans, se sont arrachés avant d’être revendus une fortune en
des cinq talents français émergents, faisait sensation au seconde main. « Le tapis est comme une prairie intérieure, qui peut évoquer
salon Maison & Objet avec ses tapis néogothiques en un extérieur, s’il s’appuie sur un dessin figuratif, ou un ailleurs onirique, si
ClassiCon. Eva K. Salvi/Sybille De Tavernost

moquette de polypropylène brûlée au chalumeau et empiè- l’on propose un motif abstrait. Sa dimension narrative en fait aussi un élé-
cement de fourrure de mouton verte recyclée. ment incontournable à une époque en quête de sens », s’enthousiasme
Le tapis renoue depuis peu avec le succès et redevient un l’artiste Pierre Marie, qui vient de dessiner un modèle pour la boutique
objet de créativité, comme cela a été le cas au XXe siècle et Hermès de Vienne, un autre pour le studio d’architecture milanais Dimore
particulièrement pendant la période Art déco. À partir des et un troisième à moins de 400 euros pour Monoprix.
années 1920, les décorateurs ont invité des artistes contem- Les jeunes éditeurs de tapis – 1.6.9, Maison Rhizomes, Diacasan, Sibylle
porains à créer des pièces en rupture avec les motifs clas- De Tavernost, Atelier Tortil ou Tapicheri… – se multiplient et engagent des
siques, rappelle Cécile Tajan, responsable des ventes design collaborations ambitieuses avec des designers et des artistes contempo-
chez Sotheby’s. Une recherche que les récentes rééditions rains. Ils s’inscrivent, par là, dans l’essor du collectible design, ce design de
d’Eileen Gray, chez ClassiCon, donc, mais aussi de Paule collection unique ou numéroté, distribué en galerie et dans les foires,

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LE GOÛT
Palm Springs, After the Bushfire, photographie d’Er win Olaf/Galerie Rabouan Moussion
Guillaume Grasset/Claude Car tier,

“Alors qu’il n’était qu’un accessoire de confort, souvent uni et beige, il devient
depuis peu une œuvre d’art, une signature, une affirmation de son goût
personnel. Autour de lui, on peut construire la décoration d’une pièce entière.”
Claude Cartier, décoratrice
LE GOÛT

sur le même modèle que l’art contemporain, porté par Marcelis a transcrit dans une forme libre le geste de la main pour ôter la
des sites très haut de gamme comme Invisible Collection. buée des miroirs, Patricia Urquiola a dessiné une succession de camaïeux
« Mon travail de déchirures, de collages, de matières et de reliefs qui se succèdent sur une forme organique, tandis que Faye Toogood a
peut être exprimé sur des tapis et se rapproche de l’art des mul- imaginé Doodles, un tapis comme un découpage géant irrégulier sur lequel
tiples, où une œuvre se décline en plusieurs exemplaires », igurent des motifs dessinés à main levée, rehaussé par la combinaison de
constate l’artiste Charlotte Culot, qui a imaginé plusieurs ils épais et ins, créant ainsi différentes hauteurs et textures, de la plus lisse
œuvres abstraites pour Rhizomes. Sam Baron, auteur de à la plus hirsute. Un vocabulaire de initions très riche procuré par la mul-
pièces pour Nodus, GUR ou Tai Ping, aborde le tapis comme titude des techniques sur lesquelles s’appuie CC-Tapis – comme la plupart
« une feuille de papier vierge, une page blanche dont on va de ses concurrents – et que l’éditeur présentera en avril au Salon du meuble
pouvoir s’emparer librement. À nous, designers, de trouver le de Milan : crochet, brodé main, petit point ou point de chaînette…
dessin qui va avoir une présence et un relief qui vont le rendre Autant de savoir-faire ancestraux qui viennent aussi remettre au premier
aussi captivant qu’une pièce tridimensionnelle ». Pour la collec- plan les vertus fonctionnelles du tapis, dont l’acte de naissance remonte
tion Florae Folium (Tai Ping), il a ainsi associé de la grosse à plusieurs siècles avant notre ère. « Il absorbe les sons, délimite une zone,
laine, pour le côté poudré de la leur, à de la soie, pour le permet de modiier la perception sensorielle (ouïe, toucher, chaleur) d’une
brillant des pétales, et à des ibres plastiques pour le pistil… pièce ou l’équilibrer, mais aussi de nous rapprocher du sol pour une
ambiance plus informelle », détaille l’architecte d’intérieur Chloé Nègre,

LES
modèles contemporains aux courbes grande amatrice de tapis, qui a dessiné cinq modèles pour la maison
irrégulières tissent une nouvelle histoire Pinton. Ces dernières années, l’éditeur français a collaboré avec de nom-
des tapis qui s’affranchissent des breux artistes, dont le peintre Julien Colombier ou le décorateur Pierre
rectangles et carrés millénaires. Ces Gonalons pour des modèles colorés, comme des nouveaux classiques
tissages-sculptures, CC-Tapis, dont qua- qui viennent égayer une pièce. « Le tapis a une importance cruciale dans
siment aucune pièce n’arbore de forme traditionnelle, en a fait la création d’une ambiance. C’est un objet autour duquel on se réunit et
sa spécialité. Un pari audacieux pour Fabrizio Cantoni, qui qui procure un confort tactile et visuel », résume l’Espagnole Nani
s’est lancé il y a treize ans. « À l’époque, les gens se ichaient Marquina, fondatrice de la maison qui porte son nom au tout début des
complètement du tapis, se souvient le fondateur de la maison années 1980 et dont le catalogue afiche les plus grands noms du design
italienne. C’était un secteur poussiéreux, comme celui des cous- – dont Doshi Levien, Ronan et Erwan Bouroullec ou Jaime Hayon, pour
sins ou du papier peint. Le tapis contemporain noué main ne citer qu’eux. Elle se souvient de son premier tapis, dessiné en 1982,
– cette technique ancestrale utilisée pour les tapis d’Orient – de ses débuts chaotiques, avec l’amusement de celle qui règne
n’existait tout simplement pas. » Pour l’éditeur italien, Sabine aujourd’hui sur l’un des plus beaux catalogues de tapis de designers.

Alber t Font/Doshi Levien, Tai Ping/Sam Baron

De gauche à droite, Rabari 1, de Nipa Doshi


et Jonathan Levien, Nanimarquina.
Florae Folium, de Sam Baron, Tai Ping.

68
Lampadaire Axel
Chay × Monoprix.
180 €. monoprix.fr

FÉTICHE Énergie VERTE.


Figure montante du design contemporain, Axel Chay est un autodidacte qui s’assume et qui manipule en virtuose les formes élémen-
taires et les couleurs. Alors qu’il éditait lui-même ses lampes et fauteuils en métal, son matériau fétiche, il vient de s’associer avec
Monoprix pour une collaboration pop et régressive comprenant des arts de la table, des bougeoirs, du petit mobilier et un lampadaire.
« Mais j’ai voulu proposer une lampe inattendue, née de la forme triangulaire, un objet ambigu, car, en la voyant de loin, on l’imagine plus
grande qu’elle n’est, alors qu’il s’agit en réalité d’un lampadaire assez bas à poser au sol », explique le designer, qui a troqué ses formes
courbes pour un demi-sapin de Noël vert gazon orné de boules lumineuses qui viendra dynamiser les intérieurs. Texte Marie
GODFRAIN — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Maona MICOUD — Scénographie Marie LABARRE
LE GOÛT

RÉÉDITION

Serge Mouille
remet la TABLE.
Serge Mouille a marqué l’histoire
du design avec ses créations en
métal découpé, en aluminium ou
en laiton. Orfèvre et sculpteur, il
ouvre son atelier en 1945, dans
lequel il fabrique des lustres, des
appliques murales et des rampes
en métal. En 1953, l’architecte
décorateur Jacques Adnet lui com-
mande des luminaires, dont il
devient un virtuose en proposant
des modèles dépouillés en métal
laqué noir, inspirés à la fois des
Le maharaja courbes féminines et de la nature.
Yeshwant Il est repéré en 1956 par le gale-
Rao Holkar II,
en 1931. riste Steph Simon – qui expose
aussi Charlotte Perriand et Jean
Prouvé – et commence à recevoir
des commandes publiques. Inscrit
dans la création contemporaine,
le designer est aussi membre de
la Société des artistes décorateurs
LIBREMENT INSPIRÉ
et, à ce titre, participe au Salon des

Les habits arts ménagers, qui accueille, en


1962, plus d’un million de visiteurs.
Cette année-là, il y expose sa table

du MAHARAJA.
LES COLLECTIONS MASCULINES DE KARTIK
Vrillée, l’une des seules pièces de
mobilier qu’il dessinera, composée
d’un plateau en verre elliptique
reposant sur une structure décou-
pée dans une tôle d’acier de
RESEARCH MÊLENT TRADITIONS INDIENNES
10 millimètres d’épaisseur formant
ET LIGNES EUROPÉENNES, À LA MANIÈRE
un piètement cruciforme. À
DU DERNIER PRINCE D’INDORE.
l’époque, une trentaine d’exem-
plaires sont réalisés. Depuis le
CRACK EN MATHS, Kartik Kumra a étudié lancées. Ses costumes pouvaient être taillés dans
début de l’année, le modèle est
l’économie à l’université de Pennsylvanie, à des tissus locaux et il fréquentait l’intelligentsia
réédité par les héritiers du desi-
Philadelphie (États-Unis), avant de repartir vivre à étrangère, comme Man Ray, qui le photographia.
gner, fabriqué dans la même

Kar tik Research. National Por trait Galler y, London. Éditions Serge Mouille
New Delhi (Inde), sa ville natale, pour fonder, il y Quant à son palais, Manik Bagh [bâti en 1930], il
manufacture qu’à l’époque, près
a trois ans, son propre label de mode, à seulement rassemblait des porcelaines typiquement
de Château-Thierry, dans l’Aisne,
21 ans. Baptisé Kartik Research, ce laboratoire sty- indiennes, des poignards de chasse ou des tapis de
où ce dernier avait posé ses valises
listique veut « valoriser en premier lieu les savoir- velours imprimés de tigres, avec du mobilier
en 1963. Marie GODFRAIN
faire » indiens, explique l’autodidacte, qui a mis Bauhaus ou des détails Art déco », sans compter
un an à fédérer un réseau de fabricants à travers le les œuvres de Brancusi et l’argenterie Puiforcat. TABLE VRILLÉE, DE SERGE MOUILLE, PRIX
SUR DEMANDE. SERGE-MOUILLE.COM
sous-continent. Laine tissée sur des métiers vieux C’est cet équilibre entre Orient et Occident qui
de deux siècles, broderies en perles faites main, inspire les chemises en velours à imprimés pais-
doublures imprimées au bloc de bois, teintures ley ou les ensembles workwear matelassés et
naturelles à l’écorce d’arbre… Ses collections mas- imprimés indigo. Mais aussi ce costume en coton
culines valorisent « le geste avant tout ». Pour le tissé à chevrons, d’un noir sobre et aux détails
printemps-été 2024, une igure l’a particulière- princiers : le pantalon, porté haut, s’accompagne
ment inspiré : le maharaja d’Indore, Yeshwant Rao d’une ceinture ton sur ton qui marque la taille,
Holkar II (1908-1961). « Ce fut un mondain pas par- tandis que la veste à double boutonnage dévoile
ticulièrement connu en Inde, raconte Kartik Kumra. un lumineux revers en soie. Valentin PÉREZ
Ce qui m’a séduit chez lui, ce sont les confrontations
peu conventionnelles entre l’Inde et l’Europe qu’il a 740 € LA VESTE, 370 € LE PANTALON. KARTIKRESEARCH.COM

70
De gauche à droite
et de haut en bas,
plateau Edgar, L’Objet,
295 €. eu.l-objet.com
Plateau en bois,
La Maison de commerce,
145 €. lamaisonde
commerce.com
Plateau Norr, de
Skagerak Design pour
Fritz Hansen, 99 €.
fritzhansen.com
Plateau Corniche M,
Reine Mère, 63 €.
reinemere.com

VARIATIONS À travers BOIS. Savoir-faire manuel d’excellence, l’ébénisterie s’exprime aussi bien avec des pièces imposantes,
comme des buffets ou des fauteuils, qu’au travers d’objets plus accessibles pouvant requérir différentes techniques de travail du bois. Le
plateau en chêne et poignées en cuir Norr en est une parfaite illustration, dans sa plus simple expression, chez Fritz Hansen, tout comme
le modèle Corniche, en chêne massif et contreplaqué fabriqué dans le Jura par un ébéniste partenaire de l’éditeur Reine Mère, qui assure
à travers la France le maintien et le développement de petits ateliers de proximité. Pour son très beau travail de marqueterie appliqué au
plateau Edgar, L’Objet a fait appel à des artisans chinois. Enin, La Maison de commerce, qui repère à travers l’Europe des techniques ances-
trales, propose des plateaux, en peuplier teinté, façonnés à la main par un artisan inlandais. Des intemporels qui vont se patiner et embellir
avec le temps. Texte Marie GODFRAIN — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Maona MICOUD — Scénographie Marie LABARRE
TÊTE CHERCHEUSE une poupée qui est, chez Bonello, une lui proposer non seulement d’en
allégorie récurrente », analyse la être, mais aussi d’endosser le rôle-

Guslagie MALANDA, comédienne dans un sourire. Sa


présence n’a beau émailler que
quelques scènes de ce long-métrage
de deux heures vingt-six, elle s’y
titre, celui d’une jeune femme noire
qui peine à s’intégrer dans la
famille, aisée, du père de sa fille,
avec qui elle reprend contact après

actrice funambule.
LA COMÉDIENNE, MÈRE INFANTICIDE M UTIQUE DANS
révèle vénéneuse. « Ce qui compte
pour moi, c’est qu’un personnage ait,
comme ici, une épaisseur. Pour le
reste, premier, deuxième ou sixième
des années de silence. De cette pre-
mière fois, Guslagie Malanda
retient, « face à la caméra, le senti-
ment d’être une funambule ».
“SAINT OM ER”, D’ALICE DIOP, INCARNE UNE POUPÉE rôle, je m’en moque », assure-t-elle. Pourtant, entre la sortie de ce pre-
SENSIBLE ET VÉNÉNEUSE DANS “LA BÊTE”, LE Cinéphile, khâgneuse aux biblio- mier film et celle de Saint Omer,
DERNIER LONG-MÉTRAGE DE BERTRAND BONELLO. thèques débordantes, cette actrice s’écoulent quasiment huit ans sans
UN NOUVEAU RÔLE MARQUANT POUR L’ACTRICE DE née dans une famille « intello » de qu’on la revoie à l’afiche. Elle tente
34 ANS AUX CHOIX EXIGEANTS. Pontoise – mère professeure, nor- de s’épanouir en commissaire d’ex-
malienne et agrégée d’allemand, positions indépendante, décryptant
père ingénieur – dit ne s’être l’approche de plasticiens émer-
« jamais autorisée à rêver de gents (Nathanaëlle Herbelin, Hamid
cinéma ». Elle est étudiante en his- Shams, Sirine Ammar…), tandis
toire de l’art lorsque, un soir de qu’elle revient systématiquement
2012, lors d’un vernissage, un dépitée des castings. Prostituée,
DAN S “SAINT OMER”, inconnu lui glisse un numéro. Il droguée, terroriste, radicalisée… on
D’ALICE DIOP, elle était Laurence s’agit d’un coiffeur qui agit pour sa ne lui suggère d’endosser que des
Coly, une femme jugée aux assises cliente directrice de casting Sarah emplois stéréotypés à l’image de la
pour avoir abandonné son bébé sur Teper. « Mais ça va pas la tête ! » Il a place dévalorisante dévolue aux
une plage à la marée montante, de fallu qu’elle perde son pari contre personnages issus des banlieues,
plus en plus statique et indéchif- son petit ami de l’époque pour musulmans ou noirs. « Sans comp-
frable à mesure que le procès qu’elle se décide à l’appeler, ter les accents africains qu’on me
avance. Un an après, Guslagie penaude. Elle passe une audition réclamait tout le temps, moi qui ai
Malanda remonte le cours du temps pour le film alors en préparation, grandi dans le Val-d’Oise. Je tombais
avec La Bête, le nouveau film de Mon amie Victoria (2014), de Jean- des nues. C’était comme si le cinéma
Bertrand Bonello en salle le 7 février. Paul Civeyrac. était aveugle à la jeunesse qui
Dans ce voyage spatiotemporel qui « J’ai séché un cours pour y aller, se émerge et qui, à tous les niveaux, n’a
s’étire sur plus de deux siècles, l’in- souvient-elle. Lors de la première plus envie d’être ramenée à des cli-
telligence artiicielle init par anes- rencontre, je n’avais aucun texte. chés. » Elle dit non à tout, déçue
thésier tout sentiment humain. Jean-Paul Civeyrac m’a simplement mais intègre. Jusqu’à ce qu’Alice
Guslagie Malanda y surgit en Kelly, demandé de choisir un morceau de Diop entame Saint Omer.
Léa Seydoux et une poupée gagnée par les émo- musique et m’a filmée en train de La carrière mondiale du ilm, dou-
Guslagie Malanda,
dans La Bête, tions qui se met à avoir le cœur qui l’écouter. » Elle croit avoir échoué blement récompensé à la Mostra de
de Bertrand Bonello. bat. « Quelle joie de pouvoir jouer mais, un an après, est rappelée pour Venise, va tout bouleverser. Depuis,
quand on lui demande sa profession,
Guslagie Malanda répond toujours :
« actrice ». Adepte de bushcraft, la
vie en pleine nature, elle rêverait
d’interpréter une survivaliste, songe
à flirter avec la tragédie sur les
planches et espère avant tout être
dirigée par « des auteurs qui voient
dans le monde quelque chose de plus
grand qu’eux. Si c’est pour se conten-
ter d’un regard qui restreint, ça ne
sert à rien de faire de l’art », décrète-
t-elle. Admiratrice de Krzysztof
Kieślowski, de Chantal Akerman ou
d’Agnès Varda, « des réalisateurs qui
se débattent avec le cinéma et vont
jusqu’au bout du geste artistique »,
elle a appris désormais à faire
connaître aux cinéastes son désir de
collaborer avec eux. « Aujourd’hui,
sourit-elle, je suis davantage armée
pour aller chercher ce que je veux. »
Valentin PÉREZ
Carole Bethuel

LA BÊTE (2 H 26), DE BERTRAND BONELLO.


AVEC LÉA SEYDOUX, GUSLAGIE MALANDA,
GEORGE MCKAY. EN SALLE LE 7 FÉVRIER.
LE GOÛT

Coups de
BELLES FEUILLES

MAÎTRES.
L’ÉDITEUR ITALIEN CASSINA, CONNU
POUR PROPOSER TOUJOURS À LA VENTE
LES CLASSIQUES DE L’HISTOIRE
DU DESIGN, A ÉLABORÉ UN CATALOGUE
AVEC DES DOCUM ENTS INÉDITS.

Texte Marie GODFRAIN

AVEC SON CATALOGUE COMPOSÉ DES P LUS GRAN DES En 1973, l’éditeur décide de réunir ces maîtres disparus dans une À gauche, la
ICÔNES DU MOBILIER DU XX e SIÈCLE, Cassina jouit d’une place collection dédiée, iMaestri était née. Un catalogue de quatorze reconstruction
par Cassina,
exceptionnelle dans un monde du design fasciné par sa propre igures du design moderne auquel l’éditeur consacre une somme en 2006,
histoire. D’ailleurs, l’éditeur italien ne s’en cache pas, il tire une à l’occasion de son cinquantième anniversaire. « Nous avons voulu du Cabanon
grande majorité de ses revenus des chaises, fauteuils, canapés un livre à la fois accessible et précis », détaille Ivan Mietton, qui a Le Corbusier,
à Roquebrune-
et tables dessinés par ces figures que sont Le Corbusier, collaboré avec le directeur artistique Nicola Aguzzi. Le fondateur Cap-Martin
Charlotte Perriand ou Gio Ponti… Une spécialité, construite du studio Undo-Redo a imaginé un livre à la fois très coloré et (1952). À droite,
une chaise
dans le temps, que raconte Ivan Mietton, historien du design, bourré d’informations précises et d’illustrations, dont certaines appartenant à la
curateur et auteur du livre Echoes, consacré à ces maîtres. inédites : des dessins de Charles Mackintosh prêtés par la Glasgow Hill House, de
« Cassina est la première entreprise à avoir proposé des rééditions School of Art, de Carlo Scarpa conservés aux archives de Charles Rennie
Mackintosh,
de mobilier moderniste, explique-t-il. À la in des années 1950, la Castelvecchio, à Vérone, des planches-contacts du catalogue ori- document de la
galeriste suisse Heidi Weber négocie avec Le Corbusier l’édition ginal de Gio Ponti ou une photo du prototype d’un canapé de Vico collection iMaestri
de son mobilier de 1929, les célèbres fauteuils Grand confort ou Magistretti inalement jamais entré en production. « Pour ce mobi- de Cassina.
Cassina Historical Archive. Mattia Balsamini

la Chaise longue, en métal, dessinés avec Pierre Jeanneret et lier très connu, nous nous devions de proposer des documents iné-
Charlotte Perriand. Très vite, le succès commercial est au rendez- dits et pas du déjà-vu », juge Ivan Mietton. Chaque portrait de
vous et Heidi Weber, qui fait fabriquer ce mobilier par Cassina, designer est constitué d’une courte biographie, d’un tableau chro-
n’arrive pas à suivre les demandes de sa clientèle. Au moment du nologique (reprenant les dates et les noms d’époque de ses créa-
décès de Le Corbusier, elle décide donc de céder ses droits à l’édi- tions) ainsi que de photos et de textes consacrés à ses principales
teur italien. » Cassina acquiert au même moment les droits du œuvres. Une somme en anglais destinée aux professionnels et aux
père de la modernité, l’architecte écossais Charles Rennie passionnés de design qui permet de rappeler combien ces clas-
Mackintosh, et du designer néerlandais Gerrit Rietveld. siques étaient loin d’en être au moment de leur création.
« Aujourd’hui, on a du mal à réaliser à quel point vendre ce mobi- ECHOES: CASSINA. 50 YEARS OF IMAESTRI. SOUS LA DIRECTION D’IVAN MIETTON,
lier était visionnaire », rappelle Ivan Mietton. RIZZOLI, 352 P., 85 €. CASSINA.COM

73
EXERCICE DE STYLE

DESSOUS
dessus.
LONGUE ET PUDIQUE À L’ORIGINE,
LA CULOTTE S’EST RACCOURCIE
ET SIM PLIFIÉE AU FIL DU TEM PS.
AU POINT QUE CERTAINES FILLES
L’ARBORENT À LA VILLE AUSSI
NATURELLEM ENT QU’UN PANTALON.

“HIGHER! HIGHER!” (« plus haut ! Plus


haut ! »), s’époumone une foule d’hommes ras-
semblée sur un trottoir de Manhattan. Ce soir du
15 septembre 1954, New York bouillonne.
Perchée sur des talons hauts, juste au-dessus
d’une bouche d’aération du métro, Marilyn
Monroe joue ce qui deviendra l’une des scènes 1
les plus cultes du septième art. À chaque pas-
sage d’une rame, un courant d’air soulève sa
robe blanche, dévoilant, pour le plus grand plai- Pendant ce temps, les femmes, elles, sont surmontée d’une culotte noire son uniforme.

Coiffeur : Gor Dur yan @ASGPARI S. Directeur de casting : Aymeric @AYMCASTI NG


sir des badauds, une culotte tout aussi immacu- empêtrées dans des couches successives de Une silhouette reprise soixante ans plus tard par
lée. Deux, en vérité, la lumière des projecteurs jupons – jusqu’à quarante-cinq. Mais de culotte, le mannequin Kendall Jenner, sortie acheter des

Assistantes de la styliste : Elisa Khayat et Tina Pierre. Mannequin : Miko Foy


@LISRUT TE NAG EN CY. Maquilleuse : Marielle Loubet @CALLISTE AGE NCY.
étant si puissante que la star hollywoodienne a point. À la in du XVIIIe siècle, hygiénistes et leurs dans un look Bottega Veneta devenu viral.
judicieusement superposé les couches ain de autres pères la morale leur en imposent inale- Sur les podiums aussi, la culotte fait un retour
protéger son intimité. Et voilà comment Sept ment le port. D’abord longue jusqu’aux che- assumé : portée seule chez Miu Miu ou Chloé,
ans de réflexion (Billy Wilder, 1955) a fait de ce villes, la culotte remonte aux genoux et se bou- elle se fait à peine plus discrète sous une jupe ou
dessous un symbole de désir et de féminité. tonne à la taille. C’est Étienne Valton, fils de une robe transparente (chez Dior, depuis la pre-
La culotte n’est pourtant pas, à l’origine, faite bonnetier, qui imagine, après la première mière collection de Maria Grazia Chiuri, en 2017,
pour les femmes. Sous l’Ancien Régime, elle est, guerre mondiale, une version en coton, coupée ou encore chez Chanel ou JW Anderson). Moins
selon le Larousse, un « vêtement à jambes habil- haut sur les cuisses et dotée d’une ceinture élas- provocant qu’engagé, plus adapté aux déilés,
lant le corps de la taille aux genoux » réservé aux tique – la fameuse culotte Petit Bateau. séances photos et tapis rouges qu’aux couloirs
hommes des classes aisées. Cet ancêtre du pan- Parce qu’elle est avant tout synonyme de pudeur, du métro, ce sous-vêtement exposé à la vue de
talon, qui se porte donc à la vue de tous, s’élar- il est de notoriété publique que la culotte ne se tous semble rappeler, au propre comme au
git ou rétrécit en fonction des modes. « Avant la dévoile pas. C’était compter sans un aréopage de iguré, qui porte la culotte désormais.
Révolution, les culottes sont si étroites que cer- it girls (ces illes en vogue qui font et défont les
tains hommes sont, dit-on, dans l’incapacité de tendances), qui, se libérant des diktats, adoptent
sauter une barrière », raconte ainsi Yvane Jacob la culotte à la ville comme d’autres le pantalon. Texte Margaux KREHL
dans Parées. Histoire de l’émancipation vesti- Star des sixties, l’actrice Edie Sedgwick, muse Photos Joan BRAUN
mentaire des femmes (Hugo Doc, 2023). d’Andy Warhol, fait ainsi d’une paire de collants Stylisme Laëtitia LEPORCQ

74
LE GOÛT

(1) Slip en Nylon, 650 €, (4) Culotte en jersey de soie


manteau, top, polo, chemise et chemise Rochas, prix sur
et sandales Miu Miu. demande. rochas.com
miumiu.com Collant Falke, falke.com
Chaussures Ferragamo.
(2) Culotte en coton et ferragamo.com
élasthanne, Petit Bateau,
35 € le lot de 3. (5) Shorty en laine
petit-bateau.fr et cachemire, Eres, 250 €.
Minishort en cuir, eresparis.com
Courrèges. courreges.com Veste Sessùn. fr.sessun.com
Pull Uniqlo. uniqlo.com Pull Pomandère.
Top Ann Demeulemeester. pomandere.com
anndemeulemeester.com Collant Falke. falke.com
Collant Wolford.
wolford.com (6) Culotte noire taille haute
en coton, Intimissimi,
(3) Minishort en laine 15,90 €. intimissimi.com
extensible, 430 €, veste, Culotte en jacquard de laine
boucles d’oreilles et mohair et polyamide, Marni,
chaussures Ferragamo. prix sur demande.
ferragamo.com marni.com
Top Paul Smith.
paulsmith.com
Collant Falke. falke.com
Chaussures Ferragamo.
ferragamo.com
2 5

4
LE GOÛT

Lily McMenamy,
à Londres,
le 24 janvier.
LE VISAGE RAPPELLE CELUI Combien d’enfants ayant grandi sur révèle, apprend les archétypes de la Mais la singularité du travail de Lily
DE L’ACTRICE Nastassja Kinski dans les banquettes de boîtes de nuit ou comédie classique, ainsi que du McMenamy, son caractère unique,
Paris, Texas. Même jeunesse qui dans les backstage des salles de mime. « La découverte du bouffon, ne tient sans doute pas seulement là,
semble consciente, désabusée spectacle ont tout fait pour fuir cet de l’idée d’un personnage qui dans la pop anglo-saxonne. Elle
même, du temps qui passe, que environnement ? Combien se sont incarne l’excès, le grotesque, a réside sans doute dans ce que cer-
chez l’héroïne du film de Wim rangés des voitures dont ils avaient changé les choses pour moi. » taines artistes, à mi-chemin entre la
Wenders. Même regard un peu été, trop tôt, les passagers ? Lily Au début des années 2010, dit-elle, performance et le rire, ont su inven-
perdu. Même timidité. Mais, quand McMenamy a passé une enfance plu- « les mannequins se devaient d’être ter sur scène. Valérie Lemercier, en
Lily McMenamy commence à par- tôt calme, avec sa mère, à Londres. sexy. Me transformer, jouer avec les premier lieu, dont l’intensité des
ler, c’est tout son corps qui s’anime. Elle se souvient avec émotion des codes du laid, avec l’idée de mons- spectacles a quelque chose de sur-
Les traits deviennent incroyable- « virgin mojitos » sirotés au bar des truosité, du difforme, c’était une réaliste. Lily McMenamy a récem-
ment expressifs, les longs bras établissements de son père, ou des façon de prendre le pouvoir sur mon ment découvert d’anciens sketchs de
minces s’agitent. Et, alors qu’on gardes du corps chargés par ce der- parcours, ma vie ». Dans ses perfor- la Française et en a été marquée. Elle
l’interviewe ce jour de janvier sur nier de la surveiller dans ses boîtes mances, dont elle a parfois publié cite aussi la Suisse Zouc, sensation
son parcours, ce qui la stimule, de nuit quand elle venait en vacances le travail préparatoire sur son du théâtre francophone des
voilà qu’elle parsème son récit à Paris. Le jour même où elle init le compte Instagram, elle se met dans années 1970. Un temps internée
d’imitations : individu rencontré la lycée, elle prend l’Eurostar pour la la peau d’une poupée détraquée dans un hôpital psychiatrique, elle
veille, vieille connaissance… France, où elle devient mannequin. qui prend vie, comme une marion- avait tiré chez les patients, les visi-
Des personnages, elle en incarnera Elle déile pour Hedi Slimane, pour nette libérée de ses ils qui fait ses teurs et le personnel médical une
dix-sept à la Bourse de commerce, Marc Jacobs, qui la fait avancer sur le premiers pas. Elle retourne à galerie de personnages. Quelque peu
à Paris, qui l’invite à jouer le seule- podium portant seulement un short Londres, s’inscrit dans une école oubliée du grand public aujourd’hui,
en-scène A Hole Is a Hole, dans le et des gants de résille noire. Une d’art respectée, le Goldsmiths elle n’en est pas moins toujours une
cadre du programme de concerts et image qui marque les esprits. College, y obtient un master. référence dans l’univers de la perfor-
de performances faisant écho à la Lily McMenamy est l’un des visages Thème en apparence frivole, éloi- mance, grâce à sa gestuelle et à sa
vaste rétrospective consacrée à l’ar- du début des années 2010. Mais, gnée du réel, la question du manne- puissance sur scène, parfois extrême,
tiste américain Mike Kelley. Et Lily très vite, elle en a assez. « J’ai passé quinat la travaille. Parce qu’il la que Lily McMenamy admire dans les
McMenamy, 29 ans, se démultipliera tellement de temps à dépendre du concerne personnellement, mais nombreuses vidéos qu’on trouve sur
sur scène, passant d’un personnage désir des autres, à rester silencieuse. aussi parce qu’elle y voit un lien YouTube. Une force qui impression-
à un autre avec une rapidité prodi- J’ai eu envie d’exister pour moi- direct avec la question du féminisme. nait l’écrivain Hervé Guibert, auteur
gieuse. « Ce sont différentes versions même. » La mannequin évoque la Elle cite la peintre Marlene Dumas : d’un livre d’entretiens avec l’artiste
de moi-même. » sensation de son corps comme « Être une femme, c’est être de facto (Zouc par Zouc, Balland, 1978 ;
Les avatars de A Hole is a Hole, dont celui d’une poupée muette. Sur un modèle. » Et la penseuse Susan Gallimard, « L’Arbalète », 2006) dans
elle a écrit le scénario et conçu la Google, elle tape : « cours de théâtre Sontag : « Vivre, c’est poser. » Elle lequel elle disait notamment : « Il est
scénographie, forment le récit de sa qui ne sont pas psychologiques ». évoque les stars de la pop, Kate Bush maladroit d’exprimer par des mots
vie. Une vie pas comme les autres. L’algorithme lui suggère l’école notamment, qui l’ont marquée, avec des dimensions qui dépassent bien les
Des parents, d’abord. Lily Jacques-Lecoq, institution créée leur capacité à se mettre dans la mots. » Les performances de Lily
McMenamy est la fille de Hubert par le professeur du même nom peau de personnages pour exprimer McMenamy ne pourraient être
Boukobza et de Kristen McMenamy. (1921-1999), apôtre du « théâtre leurs drames les plus intimes. Et elle mieux résumées.
Le premier, né en 1950 et mort en physique ». Soit une vision du qualifie Madonna de « muse abso-
2018, a été l’une des grandes igures métier d’acteur très intense qui lue », par ses dizaines d’avatars créés
du monde de la nuit parisienne. privilégie l’expressivité, les mouve- au il des décennies. « Tous les perfor- A HOLE IS A HOLE, DE LILY MCMENAMY,
À LA BOURSE DE COMMERCE-PINAULT
Personnage épicurien, haut en cou- ments du corps, plutôt que l’inté- meurs, quels qu’ils soient, ne peuvent COLLECTION, 2, RUE DE VIARMES, PARIS 1 er,
leur, homme d’affaires, il a possédé riorité, la psychologie. Là, elle se qu’être impressionnés par elle. » LE 7 FÉVRIER.
des restaurants et surtout géré les
Bains Douches, à Paris, boîte de nuit
dont il fera un hub où se croiseront
célébrités françaises, stars hol-
lywoodiennes, personnalités de la
mo de. L’Américaine Kristen
McMenamy, elle, est mannequin,
parmi les plus respectés du milieu
pour avoir notamment travaillé
dans les années 1980 et 1990 avec
quelques-uns des plus grands pho- Lily McMENAMY,
tographes, de Steven Meisel à Paolo
Roversi, en passant par Peter
Lindbergh et Juergen Teller. Tout
cela a marqué A Hole is a Hole.
Ainsi, dans ces dix-sept person-
nages, il y a le père, écrasant
la vie en rôles.
L’ACTRICE ET MANNEQUIN S’APPRÊTE À INTERPRÉTER
SON SEULE-EN-SCÈNE, “A HOLE IS A HOLE”, À LA BOURSE
(d’amour, d’excès), mais aussi une
DE COM M ERCE, À PARIS. LA PERFORM EUSE FORMÉE AU
videuse de boîte de nuit, person-
M IM E Y INCARNE UNE GALERIE DE DIX-SEPT PERSONNAGES
nage gouailleur comme l’était
TRUCULENTS QUI RETRACENT SA PROPRE EXISTENCE.
Edwige, physionomiste du Palace,
surnommée « la reine des punks ». Texte Clément GHYS — Photo Lee WHITTAKER

77
LE GOÛT

L’ESPRIT DU LIEU Diplômé d’une école de commerce, passé par le groupe Axa,
Alexandre Chapellier est aussi collectionneur de longue date

De la SUITE de vestes et d’objets militaires. Il a construit Cinabre sur une


esthétique gainsbourienne, un chic masculin infusé de goût
de l’uniforme et d’esprit british, et dont la bonne tenue laisse
toujours entrapercevoir un trait d’humour. Cravates en satin
de soie rose bonbon ou imprimé de corgis (ces chiens si

dans les idées.


LA DÉCORATION DE LA NOUVELLE BOUTIQUE CINABRE,
chers à feu la reine Elizabeth II), nœuds papillons à motif
tartan ou Art déco, robes de chambre lie-de-vin ou tapisserie
lorale, gants en cachemire, bretelles à rayures, pochette
toile de Jouy ou carré de soie frappé d’un spationaute… Le
tout, possiblement brodé aux initiales du client et fabriqué
CITÉ BERGÈRE, À PARIS, EST PARSEMÉE D’OBJETS VINTAGE dans son atelier de Fontaine-Raoul, dans le Loir-et-Cher, ou
CHERS À ALEXANDRE CHAPELLIER. UNE ESTHÉTIQUE chez des partenaires français, dans les monts du Lyonnais ou
DANDY, AVEC UNE POINTE D’HUMOUR, QUE LE FONDATEUR les Pyrénées-Atlantiques. « Tout le monde s’habille à l’iden-
DE LA MARQUE DE CRAVATES ET DE NŒUDS PAPILLONS tique, et particulièrement les hommes français, constate le
A ÉGALEM ENT APPLIQUÉE AUX DEUX CHAM BRES À LOUER maître des lieux, aux faux airs de Wes Anderson. L’accessoire
DANS LES ÉTAGES SUPÉRIEURS. joue un rôle d’autant plus différenciateur. »
Reste que, depuis des années, l’un de ses best-sellers, régu-
Texte Valentin PÉREZ — Photos Lucas LEHMANN lièrement adopté par le président de la République, est une
cravate en twill de soie d’un marine passe-partout… C’est
in 2016 que le styliste Mathieu Barthelat Colin, qui travaille
en coulisses pour Emmanuel Macron et son épouse, alors en
campagne, l’approche dans le but d’emprunter quelques
cravates. Un hasard qui se transforme en opportunité
lorsque, l’élection remportée, l’Élysée fait de lui un fournis-
seur oficiel. Depuis, les nœuds papillons blancs en coton
piqué qu’arborent les huissiers du palais proviennent, par
À L’ENTRÉE, DEUX COMPTOIRS peinture laquée et exemple, de la boutique Cinabre.
Inox, aux airs de vaisseaux de science-iction, font face au visi- Chaque semaine, des touristes étrangers débarquent en
teur. À droite : la caisse. À gauche : la conciergerie, où un jeune réclamant d’emblée « la cravate Macron ». « L’enjeu étant de
groom sourit aimablement, comme échappé d’un roman leur montrer que nous ne nous résumons pas à un modèle »,
d’Arthur Conan Doyle, en veste et coiffe rouge vif. Un rouge commente le propriétaire. Dans la boutique, il n’y a en effet
dit cinabre, comme le nom de la marque installée ici depuis qu’à tirer vers soi l’un des soixante-huit tiroirs du grand
quelques mois, avec la double intention d’être à la fois une meuble à cravates en noyer verni pour y découvrir une mul-
boutique d’accessoires et un hôtelier grand chic. On vient chez titude d’articles ou rester planté devant un juke-box qui fait
Cinabre, cité Bergère, un passage discret à deux pas des déiler mécaniquement, à la place de pochettes vinyles, un
Grands Boulevards, à Paris, moins par hasard que par le éventail de carrés de soie. Fauteuils vintage, moquette taupe
bouche-à-oreille, pour y acheter, dans la boutique au rez-de- épaisse et, à l’entrée, un drôle de bivouac militaire qui emplit
chaussée, cravates, nœuds papillons, foulards, bretelles ou l’espace. « Je me suis fait plaisir », avoue Alexandre Chapellier.
ceintures d’un chic seventies et fantaisiste, ou bien parce que Ici, au mur, des cartes à collectionner trouvées dans de vieux
l’on souhaite dormir dans l’une des deux suites d’environ paquets de cigarettes anglaises. Là, des objets de sa collec-
En haut, de gauche à droite,
90 mètres carrés chacune disposées dans les étages. tion personnelle, ièrement exposés : casque de la garde
la boutique Cinabre, près Alexandre Chapellier, qui a fondé la marque Cinabre en 2011, républicaine, veste de garde de Sa Majesté à boutons dorés
des Grands Boulevards, a déniché en 2020 cet immeuble où vivotaient une galerie ou uniforme de préfet de la IIIe République, chênes et oliviers
à Paris, est spécialisée dans
les accessoires, tels que d’art et des bureaux. « Dans notre boutique précédente, brodés sur la manche.
cravates, nœuds papillons, rue d’Hauteville, les affaires tournaient bien, mais je pensais DJ à ses heures, Alexandre Chapellier s’est aussi concocté « un
foulards, bretelles, etc. avoir davantage de choses à dire et à montrer que quelques salon d’écoute et de parfum ». Un boudoir dissimulé derrière
En bas, à gauche, un casque
de pompier présent dans cravates et foulards », dit-il en pensant notamment à cette un rideau dans lequel on peut écouter les vinyles de son choix
la suite numéro 2. À droite, décoration cohérente, élégante et personnelle, qu’il a pu (David Bowie, The Buggles, Roxy Music…) sur une platine ver-
l’établissement dispose déployer avec l’aide de Charlotte Albert et d’Alexis Lamesta ticale japonaise tout en humant les trois bougies Cinabre,
aussi d’un service
de conciergerie et d’un – le duo derrière Necchi Architecture –, et qui a été dévoilée développées par le nez Léonore Fernandez, débauchée de
groom. il y a quelques semaines. chez Diptyque. « Il nous a fallu trois ans pour mettre sur

79
pied ces signatures olfactives, à l’aide de parfumeurs et de tendu (plafond compris) d’une tapisserie rayée crème, rose À gauche, la suite numéro 2,
ciriers français, détaille-t-elle. La première, un vétiver calmé tendre et leurie signée Pierre Frey, abrite une longue ban- avec tapisserie et velours
bleu nuit tendus aux murs,
par de la noisette verte ou de la fève tonka, suggère l’avant- quette sur mesure avec platine vintage intégrée, une console mobilier et hi-fi vintage.
réception. La deuxième est un chypré loral, une rose fumée à laquée au-dessus de laquelle trône une lithographie de Alexandre Chapellier,
l’encens mixéé à du patchouli et de la mousse de chêne : c’est Bernard Buffet igurant l’allure sérieuse de François Mauriac. fondateur de Cinabre, dans
le jardin d’intérieur de la
une évocation de la fête effervescente. La troisième, à base de Il faut laisser son regard s’échapper pour repérer des suite numéro 1.
lierre et de rose fraîche, a été la plus délicate : on voulait cap- dizaines de touches personnelles du propriétaire des lieux.
turer l’odeur de Paris vers 6 heures du matin, lorsqu’on rentre Un casque de pompier parisien de la in du XIXe siècle, ses
prendre un dernier verre ou s’écrouler, rincé par la nuit. » vieux vinyles laissés à disposition, des photos encadrées de
À terme, Alexandre Chapellier espère transformer ses sen- ses aïeuls datant des années 1950, des beaux livres qui
teurs en véritables parfums pour la peau. Mais aussi propo- dévoilent les ressorts de son goût et portent sur le dan-
ser des plaids, de la papeterie (développée avec Duvinage), dysme, les jardins, Henri Samuel, Madeleine Castaing, Jean
des trousses réalisées avec des chutes de tissus. « Viendront Prouvé ou Loulou de La Falaise… « Je ne voulais surtout pas
des verres, de la porcelaine, des vide-poches, des shakers », d’appartements froids ou trop Pinterest », dit Alexandre
énumère l’entrepreneur. Une diversiication qui pourra trou- Chapellier en révélant un bar à cocktails rouge vermillon
ver sa place dans les deux suites à louer. La première, bai- dissimulé dans un salon feutré bleu nuit.
gnée de beige, comprend une salle de bains carrelée de CINABRE, 14, CITÉ BERGÈRE, PARIS 9 e. À PARTIR DE 650 €
blanc et de vert tendre ; une cuisine tout équipée ; une LA NUIT POUR UNE SUITE. CINABRE-PARIS.COM
grande table à manger jouxtant un bar à cocktails et un
canapé vintage Beka ; un petit jardin d’hiver où lire et deviser Lucas Lehmann pour M Le magazine du Monde

sous une véranda ; une chambre à la Guy Bourdin, intimi-


dante et canaille, dans laquelle un matelas est posé sur une
estrade moquettée… « Je voulais oser quelque chose qu’on ne
ferait pas forcément chez soi », s’amuse Alexandre Chapellier
Alexandre Chapellier espère transformer ses
en louant les vertus de la literie Hästens, « la Rolls-Royce du senteurs en véritables parfums pour la peau.
pieu, fait à la main à Köping, la ville d’enfance de ma mère en
Suède et où mon grand-père était ingénieur chez Volvo ».
Mais aussi proposer des plaids, de la papeterie
Plus intime, la seconde suite, un niveau au-dessus, se com- des trousses réalisées avec des chutes de tissus.
pose de pièces pensées pour paresser. Une grande baignoire,
posée au centre du « salon de bains », est entourée par des
Une diversification qui pourra trouver sa place
banquettes pour lire ou discuter. Un salon, entièrement dans les deux suites à louer.
80
AU BORD
Guerres en Europe et au Proche-Orient, crises permanentes en France, catastrophes
écologiques à répétition sur la planète, l’inquiétude générale monte en 2023 au sein des
populations, témoins d’un monde de plus en plus au bord du précipice.

DU PRÉCIPICE ? Pour mieux mesurer l’état de cette peur collective, le Bilan du Monde dresse l’état des lieux des
198 pays du globe après une année d’épreuves et d’événements locaux et globaux.

Une publication indispensable pour comprendre le monde d’aujourd’hui et revisiter


l’année 2023.

Vient de paraître chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique


UNE CHAMBRE EN VILLE

Dans le cœur battant de MONTPELLIER.


L’HÔTEL HÉRAULTAIS DE LA CHAÎNE EKLO, À DEUX PAS DU CENTRE-VILLE, ACCUEILLE AVEC
CONVIVIALITÉ UNE CLIENTÈLE ADEPTE D’ESPACES DOUILLETS ET D’ÉCRIN DE VERDURE.

Texte Julien THÈVES — Photos Mary GAUDIN

PARCE QU’ILS SONT BON MARCHÉ, les feutre qui ont servi à la rénovation du bâtiment,
hôtels Eklo sont rarement situés en centre-ville. un ancien immeuble de bureaux des années 1970.
Rien de tel à Montpellier, où le dixième établisse- La rondeur d’une lampe ou d’un miroir brise
ment de la chaîne a ouvert en novembre à deux l’orthogonalité des lignes. Dans les espaces de
pas de la gare Saint-Roch. L’enregistrement se fait vie, au rez-de-chaussée, l’hôtel assure l’anima-
au bar. L’équipe est aussi enjouée que les clients tion, avec karaoké, mini-concert ou cours de
attablés entre amis ou collègues. Quant à la salsa le week-end. Baby-foot, terrain de pétanque
chambre, elle est familiale : ces alcôves juchées et jeu d’arcade complètent la proposition. Le
au-dessus du lit double raviront les enfants ou les buffet du petit déjeuner est très correct, tout
adultes en quête d’un cocon régressif. Rien ne comme le menu du restaurant. Rare à
manque au confort de la pièce au sol stratiié, au Montpellier, un jardin promet d’être délicieux
matelas douillet et à la climatisation eficace. De aux beaux jours. Deux oliviers commencent à
petits détails décoratifs attirent le regard, comme peine leur croissance sur la terrasse.
ces appliques Sammode qui ressemblent à un
bâton lumineux pris dans une résille de métal ou
CHAMBRE DOUBLE À PARTIR DE 63 € LA NUIT,
ces chaises vintage Cartel de Belleville. Le pla- LIT EN DORTOIR À PARTIR DE 25 €, 4, RUE JULES-FERRY.
fond en béton brut porte encore les repères au EKLOHOTELS.COM/FR/MONTPELLIER

82
LE GOÛT

À 800 MÈTRES : FRÉQUENTER LA BEAUTÉ


Le musée Fabre créé en 1828 héberge bon nombre de
trésors, des scènes de village de Brueghel aux Outrenoirs,
de Soulages, en passant par un Blanc de Simon Hantaï,
un Christ crucifié de Rubens, une Chauve-Souris de
Germaine Richier, de saisissants pieds et mains coupés
de Géricault ou un Orphée d’Odilon Redon. Jusqu’au
5 mai, l’institution locale expose le sculpteur contem-
porain Toni Grand, originaire de la région.
(1) 39, BOULEVARD BONNE-NOUVELLE. OUVERT TOUS LES JOURS
SAUF LUNDI, 9 €. MUSEEFABRE.FR

À 900 MÈTRES : DÉCOUVRIR UN BASSIN RITUEL


En poussant la porte d’un vieil immeuble, au bas d’une
volée de marches, on atteint le mikvé, minuscule pis-
cine naturelle souterraine, constamment renouvelée
par la nappe phréatique. À partir du XIIe siècle, les juifs
s’y immergeaient pour se puriier, avant un mariage,
par exemple. Les témoins assistaient au rite d’une
fenêtre à colonnette située entre le bassin et le désha-
billoir. Cette eau verte et tranquille évoque la présence
juive, qui fut essentielle à l’essor de l’université de
médecine de Montpellier, la première d’Occident.
(2) 1, RUE DE LA BARRALERIE. VISITABLE UNIQUEMENT AVEC UN
1 GUIDE DE L’OFFICE DU TOURISME, 5 €. MONTPELLIER-TOURISME.
FR/DECOUVRIR/MILLENAIRE/LES-INCONTOURNABLES/LE-MIKVE

À 1 000 MÈTRES : SAVOURER UNE CUISINE SOIGNÉE


Formés aux meilleures tables (Anne-Sophie Pic,
Troisgros…), Boris Caillol et Coralie Semery ont ouvert
l’Ébullition en 2019. Ces Montpelliérains d’adoption
proposent une cuisine d’inspiration méditerranéenne
grâce à d’excellents fournisseurs locaux : boucherie
Bousquet, Pêcherie cettoise, crémerie des Beaux-
Arts… La seiche crémeuse à l’aïoli précède le ilet de
marcassin rôti au céleri-rave avant un inish chocolaté
époustoulant. Avec ses vieilles pierres apparentes et
son allure contemporaine, ce restaurant d’à peine dix-
huit couverts est vite complet.
(3) 10, RUE DU PILA-SAINT-GÉLY. OUVERT MIDI ET SOIR DU MARDI AU
VENDREDI. PLATS À PARTIR DE 29 €. RESTAURANT-EBULLITION.EU

2 3 À 1 100 MÈTRES : PRENDRE UN VERRE AVEC ART


L’ancien collège royal de médecine et de pharmacie a
laissé la place à un centre d’art dont les galeries s’en-
roulent autour d’un patio arboré. Tourné vers la créa-
tion émergente, le MoCo Panacée (comme Montpellier
Contemporain) accueille la biennale des artistes du
territoire. Son très agréable café, avec service au
comptoir, propose d’appréciables tapas, des planches
mixtes et de longues occasions de trinquer. Le MoCo
se dédouble avec son musée principal, situé 13, rue de
la République, près de la gare.
14, RUE DE L’ÉCOLE-DE-PHARMACIE.
TAPAS À PARTIR DE 6 €, VERRE DE VIN À PARTIR DE 3,50 €.
MONTPELLIER.FR/3215-MOCO-PANACEE.HTM MOCO.ART

À 1 100 MÈTRES : JOUIR D’UNE VUE ILLIMITÉE


Dans le prolongement de l’Arc de triomphe (inspiré de
la porte Saint-Martin, à Paris) se déploie le parc du
Peyrou, avec sa statue équestre du Roi-Soleil et son châ-
teau d’eau à colonnes. Au loin, le pic Saint-Loup annonce
les Cévennes. Côté ville, la tour blanche Higher Roch
domine les toits anciens. Le dimanche matin, une bro-
cante s’installe dans les allées du parc. Quelques food
trucks proposent une halte agréable.
(4) RUE FRANÇOIS-FRANQUE. MONTPELLIER-TOURISME.FR/
DECOUVRIR/MILLENAIRE/LES-INCONTOURNABLES/
4
PLACE-ROYALE-DU-PEYROU
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR Champion des CHAMPIGNONS.


BIOLOGISTE SPÉCIALISÉ EN MYCOLOGIE, MARC-ANDRÉ SELOSSE EST
UN INFATIGABLE CHERCHEUR. IL APPRÉCIE LES M ETS SIM PLES ET LES CÈPES,
QU’IL DÉGUSTE CRUS POUR M IEUX EN APPRÉCIER TOUS LES ARÔM ES.

ventre avant de passer à la suite. Nous avions donc LA SALADE


bien notre dose de légumes journalière, même si FRAÎCHE AUX
je détestais les potages. Toutes les vacances, nous CHAM PIGNONS
les passions à Belle-Île-en-Mer, dont mon père est DE MARC-ANDRÉ
originaire. Nous étions à la ferme, au foin, à récol- SELOSSE
ter les pommes de terre. Nous pratiquions la
PRÉPARATION
pêche à pied, ramassions les crevettes, les moules, À L’ASSIETTE,
les pouces-pieds, dans le respect de la nature, en POUR 1 PERSONNE
prélevant peu. À Belle-Île, j’ai appris à connaître et Prendre quelques poignées
à apprécier la source du produit. Mon père faisait de feuilles de salade fraîche,
mesclun, pourpier ou
aussi son vinaigre, avec des vins que lui donnaient roquette. Laver et bien
ses cavistes et des aromates – un vinaigre par- essorer. Mêler aux feuilles
fumé, tannique. Dans mon enfance, la salade était une cuillerée d’huile d’olive,
d’huile de noix, d’argan ou de
aromatisée avec ce vinaigre, c’était du sérieux. noisette, selon l’humeur du
Aujourd’hui, je préfère déguster ma salade sans jour. Ensuite, c’est optionnel,
parsemer d’une pincée de
vinaigre, car je lui trouve un goût trop puissant, qui fleur de sel. Ajouter un tour
éteint le vin que l’on peut boire avec. J’aime une de poivre blanc, discret, ou
salade fraîche et croquante, à peine assaisonnée, noir, plus persistant.
Ajouter quelques feuilles
surplombée d’un petit bouchon de jeune cèpe cru d’origan sauvage, celui qu’on
finement tranché à la mandoline. Il a des goûts appelle pleuric, notamment,
que l’on connaît à peine – ces tanins, ces terpènes, séché et récolté sur les côtes
de Belle-Île. Puis prendre un
Texte Camille LABRO — Photos Julie BALAGUÉ qui disparaissent à la cuisson. Le petit bolet cru petit cèpe bouchon, très
exprime une sapidité, une légère amarescence en ferme, très frais, ou un
goût et, en bouche, un peu d’astringence. C’est cortinaire de Berkeley ou
encore un bolet des
“CE SONT LES CHAMPIGNONS qui m’ont ouvert la voie de subtil, à peine sensible, mais c’est ainsi qu’en peupliers. Trancher très
la gastronomie. J’ai commencé à me passionner pour le sujet au cuisine on peut se faire plaisir avec les sens.” finement le champignon cru
collège, en cours de sciences naturelles. J’ai fait des études scienti- à la mandoline et déposer ce
carpaccio sur les feuilles de
fiques, un doctorat en biologie et une thèse sur la génétique des LES GOÛTS ET LES COULEURS DU MONDE. UNE HISTOIRE mesclun ainsi assaisonnées.
champignons. J’ai notamment étudié les associations entre les NATURELLE DES TANNINS, DE L’ÉCOLOGIE À LA SANTÉ, Il est préférable de déguster
DE MARC-ANDRÉ SELOSSE, ACTES SUD, 2019. cette salade seule, avant
champignons et les racines des plantes qu’ils aident à pousser. Ces À PARAÎTRE EN MARS : NATURE ET PRÉJUGÉS. CONVIER
le fromage, plutôt qu’en
recherches m’ont amené à m’intéresser plus particulièrement à L’HUMANITÉ DANS L’HISTOIRE NATURELLE, ACTES SUD. accompagnement, afin de
certains types de champignons, comme les cèpes et les truffes, que bien sentir et de profiter
j’ai eu la chance de goûter en quantité. J’ai noué de plus en plus de de tous ses délicats arômes.
liens avec des champignons qui se mangent : j’aime les reconnaître,
les nommer, les goûter. On peut goûter tous les champignons,
même toxiques, pourvu que l’on recrache tout. Car identifier les
champignons n’est pas une chose facile, il faut avoir recours à tous
ses sens pour avoir plus d’indices. Les mycologues doivent souvent
utiliser d’étranges expressions pour décrire les odeurs et le goût des
champignons : épluchures de patates fraîches, odeur de poulailler…
Cette formation organoleptique m’a aussi permis de devenir ama-
teur et dégustateur de vins, ce qui m’a conduit à écrire un ouvrage
sur les tanins – un plaidoyer pour la sensorialité, l’approche du
monde par les sens. Mes programmes de recherches actuels, tou-
jours en lien avec les champignons, portent sur la céréaliculture, la
viticulture, la trufficulture, donc l’alimentation.
À table, mes parents étaient des hédonistes, accordant une grande
importance à la qualité de ce qu’on mangeait. Ils veillaient à acheter
des produits sans pesticides et faisaient leurs courses auprès des
producteurs, au marché. Certes, c’était les années 1970, nous man-
gions de la viande à tous les repas et il y avait toujours une grosse
motte de beurre salé sur la table, origine bretonne oblige. Mais le
dîner commençait généralement par une soupe, pour remplir le

84
LA TOUCHE
GRAPHIQUE
Le logo de la marque
Bialetti : un homme à
moustache, pointant
son doigt vers le ciel,
dessiné par
Paul Campani.
LA CAFETIÈRE STAR
La Moka Alpina,
entièrement verte,
avec un couvercle
reprenant la forme
du célèbre chapeau
à plume des chas-
seurs alpins italiens.

À LIRE ET À MANGER La perfection faite CAFETIÈRE.


DA N S L A C U I S I N E , au cafetières de la marque italienne : retrouver nez à nez, en plein
milieu des couverts, des casse- Bialetti : A Catalogue, paru aux édi- milieu de votre cuisine, avec celui
roles et des assiettes qui s’em- tions Spector Books (non traduit, ou celle à l’origine de la produc-
pilent, se cachent parfois des tré- 2023). Transformant son obses- tion de cet objet industriel de
sors. Prenez la cafetière italienne, sion en véritable objet d’étude et masse. Et de boire un café à sa
avec son petit glouglou caractéris- propos artistique, l’artiste belge a santé. Léo BOURDIN
tique et son corps escamotable en rassemblé une collection de plus BIALETTI : A CATALOGUE, DAVID BERGÉ,
forme de sablier. En l’utilisant, de soixante-sept pièces originales SPECTOR BOOKS, 80 P., 24 €.
chaque matin, pour faire couler qu’il a toutes photographiées et
un café noir ébène, on est loin de scrupuleusement référencées,
s’imaginer qu’en réalité on tient créant ainsi un ouvrage aux fron-
entre les mains un objet culte. tières de la recherche esthétique et
Parce qu’il combine ergonomie et de la mise en situation, qui s’ap-
esthétique, parce qu’il conjugue préhende comme une œuvre à
l’usuel, le pratique et le beau, part entière. Au il des pages, on
l’ustensile aux lignes saillantes s’immerge dans les différentes ité-
possède un design iconique, rations industrielles de l’objet culi-
reconnaissable entre mille. naire : on observe la forme du cou-
Confectionnée par la marque vercle évoluer, la taille du réservoir
Bialetti depuis les années 1950, la s’agrandir ou se réduire, la couleur
fameuse cafetière Moka Express et le dessin du manche changer.
s’est vendue à plus de trois On comprend comment, à force
cents millions d’exemplaires à tra- de micrométamorphoses, la
vers le monde. Derrière cette machine à café culte est parvenue
incroyable réussite commerciale, à trouver ses propres codes et
un homme, Renato Bialetti. Ain points d’équilibre, en même temps
de prendre ses concurrents de qu’elle envahissait le marché.
court, l’entrepreneur a mis en En marge de son travail photogra-
place une stratégie : cloner la ver- phique, David Bergé nourrit un
sion originale de sa cafetière en récit fouillé, fait d’interviews
une multitude de modèles aux auprès d’anciens ouvriers et de
variations subtiles. Problème, dans proches de la famille Bialetti, qui
sa course à l’innovation, il n’a pas nous plonge au plus près des ori-
jugé bon de tenir de registres ni de gines de celle que l’on appelait
conserver prototypes ou archives, jadis la « Ferrari des cafetières ».
emportant avec lui (ses cendres En préambule, il nous donne un
M Le magazine du Monde

reposent dans une cafetière) toute conseil : « Prenez votre Bialetti,


une partie de l’histoire de son dévissez-là, ôtez la bande d’étan-
entreprise. C’est en partant de ce chéité en caoutchouc et, sous le
constat que David Bergé s’est mis iltre, découvrez les initiales de la
en tête de reconstituer un cata- personne qui a moulé votre
logue – non officiel – des machine ! » L’occasion de se
LE GOÛT

DAROCO, pizzeria Peppe, sur les hauteurs de Naples. Le clan


Faggio, le groupe Big Mamma… Ces lance la pizza dite « al piatto » (« à
adresses parisiennes à succès ont un l’assiette ») ou « dei signori » (« des
point commun : leur pizza aux anciens »), plus petite qu’à l’époque.
bords boursouflés, dite « napoli- « Mon arrière-grand-père et ses frères
taine ». Depuis dix ans, en France, la étaient fatigués de voir les
romaine, plus fine et croustillante, Napolitains ne jamais finir leur pizza,
perd du terrain. Pourtant, selon les surnommée la “roue de carrosse” »,
vieux sages de l’association Verace s’amuse Guillaume Grasso.
pizza napoletana, fondée en 1984 à C’est dans cette première pizzeria
Naples, seules seize pizzerias fran- du clan, toujours en activité, que le
çaises les préparent dans les règles trentenaire s’est formé. S’il perpétue
de l’art. Parmi leurs critères : des la recette familiale, sa touche réside
produits essentiellement issus de dans son ammaccare, le façonnage
Campanie (région dont Naples est la du disque. « C’est ce qui différencie
capitale), 5 % à 20 % de levain dans chaque pizzaïolo. Mon arrière-
la farine utilisée, un temps de fer- grand-oncle le faisait d’une seule
mentation de huit heures au mini- main. » Seul aux fourneaux, ce geste
mum, vingt-quatre heures au plus, est son secret, l’impérieux four en
entre soixante et quatre-vingt-dix bois, au centre de la salle, ne laisse
secondes de cuisson dans un four à apparaître que son visage. La gour-
bois et des bords entre 1 et 2 centi- mandise invite à commander la
mètres de hauteur. pizza aux artichauts, provolone et
La pizzeria de Guillaume Grasso, speck ou à la truffe noire fraîche en
ouverte en 2018, est l’unique adresse hiver, quand c’est la saison. Mais,
parisienne à avoir décroché le label. pour saisir la beauté de la pâte, il
Une petite salle bouillonnante de faut choisir l’intemporelle marinara.
DE BOUCHE À OREILLE
trente-cinq couverts, toujours Paisible, sans complication. Une
comble, point de rendez-vous des pincée d’origan, une belle gousse
“Pour saisir la habitants de cette rue très calme du
15e arrondissement. Ici, le comptoir
d’ail éparpillée, du basilic, de la
sauce tomate repulpée d’huile

beauté de la pâte s’habille de l’écharpe bleue du club


de football SSC Napoli, le serveur,
cousin du patron, chante aussi l’Ita-
d’olive italienne, fruitée et poivrée…
Le peu d’ingrédients glisse sur la
pâte humide, moelleuse et aérienne.

de ces pizzas, il faut lie avec son accent. Aux murs, les
photos monochromes racontent
l’histoire des Grasso. Une famille
S’il en reste dans l’assiette, les bords
légèrement brûlés appellent à sau-
cer. Le goût évoque celui d’une belle

choisir l’intemporelle populaire qui, en 1916, ouvre


Gorizia, la première pizzeria du
quartier bourgeois du Vomero, situé
tomate d’été simplement assaison-
née. Sur la marinara, le chef peut
déposer, après cuisson, des anchois
marinara. Paisible, du village de Cetara, sur la côte
Amalfitaine, avec, pour contreba-

sans complication.” lancer le salé, des tomates cerises


cuites légèrement sucrées, des pien-
noli del Vesuvio, une variété
ancienne traditionnellement culti-
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
vée sur les pentes sombres du vol-
RACONTE UN PRODUIT OU UNE EXPÉRIENCE
can. Mais de la mozzarella, jamais,
GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ. COM M E
« Mio Dio, pas de fromage avec l’an-
LA VÉRITABLE PIZZA NAPOLITAINE QUE
chois ! », s’insurge Guillaume Grasso.
PROPOSE GUILLAUM E GRASSO À PARIS.
De l’huile piquante ? Sacrilège aussi.
« À Naples, l’huile piquante on la
Texte et photos Ophélie FRANCQ
donne aux touristes… » C’est la loi de
la maison, inscrite sur les boîtes en
carton destinées à la livraison.
LA VERA PIZZA NAPOLETANA,
45, RUE BRANCION, PARIS 15 e.
PIZZA MARINARA : 9 €.

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ÉCOLOGIQUEMENT VÔTRE L’OUVRE-TOUT italien. L’“AP ROTUTTO” (littérale-
ment « j’ouvre tout », en français),
est un classique du design industriel
italien, confectionné en une seule
matière : une tôle d’Inox épaisse et
résistante, pliée, découpée et éven-
tuellement laquée. Il a été créé dans
les années 1950, pendant le boom
économique, lorsque les fabricants,
aidés par des créatifs, introduisaient
sur le marché de nouveaux outils
pour faciliter la vie domestique.
Depuis, il se range dans presque tous
les tiroirs de cuisine de la Péninsule
et en sort très souvent, car, malgré
son dessin très simple, il accomplit
de multiples tâches, en cuisine ou
ailleurs. Sa forme triangulaire
convient à tous les diamètres de
couvercle ; grâce à sa prise en main
ergonomique, l’ouverture des
bocaux s’opère avec un minimum
d’effort. Les deux découpes cen-
trales permettent à la fois de dévis-
ser les bouchons les plus tenaces et
de décapsuler bières, sodas ou
autres bouteilles. Une pointe en Inox
soudée sur son angle arrondi perce
et ouvre le haut des boîtes de
conserve et déchire facilement le
ruban adhésif sur les cartons ou les
emballages. Enin, peu épais, l’apro-
tutto se glisse dans l’interstice entre
le couvercle et le pot de peinture
pour en faciliter l’ouverture par effet
de levier. Né pour la cuisine, cet outil
ingénieux et polyvalent s’empoigne
aussi bien pour le bricolage que lors
des pique-niques dans la nature.
Texte Stefania DI PETRILLO
Photo Jonathan FRANTINI

MATÉRIAU
Acier Inox thermolaqué.

BÉNÉFICE VERT
Universel et inusable,
il regroupe plusieurs fonctions
en un seul objet.

PRIX
Environ 6,50 euros.
calder.it
Chaque fin de semaine,
une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plates-formes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

CLARA YSÉ.
LA CHANTEUSE, EN TOURNÉE AVEC SON ALBUM “OCEANO NOX”, EST L’INVITÉE
CETTE SEMAINE DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Enfant, je passais ma vie « J’ai une photo de Frida « J’ai commencé par écrire
à chanter. Quand j’avais Kahlo chez moi. Elle fait de la poésie. Pour moi,
6-7 ans, ma grand-mère a partie des artistes qui cela se situait du côté
rencontré Yva Barthélémy, m’ont pas mal inspirée. de la musique. J’étais fan
une grande professeure J’adore ses œuvres, je les des poétesses Ingeborg
de chant lyrique. Elle avait trouve magnifiques. Elle Bachmann, Marina
70 ans, c’était quelqu’un représente aussi pour moi Tsvetaïeva, Anna
d’extraordinaire, d’un peu la figure très puissante Akhmatova, de René Char,
sévère mais tellement d’une personne qui a de Pessoa. La poésie est
habitée par la musique. connu une forme de rési- aussi une façon de
Elle m’a laissée assister lience, même si je me répondre à une trahison
à ses cours et ce sont méfie de ce mot. Elle a su du langage, en inventant
mes premiers souvenirs réinventer un univers plus un autre ordre de parole
d’extase. » fort que celui qui a été pour refaire émerger de
Jean-François Rober t

détruit. » la vérité quelque part. »


JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 646 Sudoku
Yan GEORGET
N O 646 - TRÈS DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 646
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I S’intéresse aux maladies dans notre environnement. II Méthodes pour


remplir convenablement nos têtes. Oblige. III Petit point dans l’eau. Du jaune dans la prairie.
Préposition. Bien arrivée. IV Pas bien maligne. Presser par le temps. V Personnel. Fit l’innocent.
Enjambas comme un Suisse. VI Grand dieu chez Astérix. Reprenait plusieurs fois. Démonstratif.
VII Danse chez Trenet. Glossines velues. De même valeur. VIII Enclumes et marteaux. Cours de
Russie. Peut être approuvé. IX Voudrait protéger les plus jeunes. Manœuvre équine. X Cordes
du Maghreb. Polluent notre vie quotidienne. XI Équipa le bâtiment. Séparées. XII Fin de partie.
Bruit à la fermeture. Nul jusqu’à l’ouverture. XIII Tombe chaque jour. Cent à remonter. Pêché
en Méditerranée. XIV Venue de Germanie. Grande école fermée. Accord chez Gogol.
XV Plongeraient dans l’obscurité.
VERTICALEMENT 1 S’intéresse à la philosophie des sciences. 2 Assassines en herbes, si vous ne
les respectez pas. Vieux ruminant disparu. Préposition. 3 Poissons rouges. L’ours ou le panda.
Apprit. 4 Inscrivons dans le temps. Tous ceux d’avant. N’est qu’accessoire. 5 En règles. Le titane.
Servies au pub. La meilleure part est pour lui. 6 Préparer la mise en place du tenon. Belle
tranche chez le poissonnier. 7 Gouffre en région. Sa in a fait couler beaucoup d’encre. Attire
l’œil du lecteur. 8 Pour jouer en famille. A imposé son thermomètre et ses degrés. Une fois de
plus. 9 Article. Prépare à l’ofice. Monte en réseaux. 10 Se lance. Prend du plaisir quand ça fait
mal. Le foot en Amérique du Nord. 11 Supporté. Posa ses collets chez les autres. 12 Vert et
droit. Sensible aux éclats. Lier et relier. Paresse dans les arbres. 13 Bons, ils ne sauraient mentir.
Paralysées dans les grands froids. 14 Descendue froidement. Équipée d’une queue. Porteur
d’informations. 15 Vous n’en verrez pas la in. Mît à sec.

Solution de la grille n° 645


HORIZONTALEMENT I Froissée. Atouts. II Rappointiront. III Ave. Léserait. Sr. IV Carpentras. Agir. V Tuai. Sens.
Ernée. VI Idiot. Ricanions. VII OESN. Tatillonne. VIII Nr. Cri. Éblé. Sor. IX Nageurs. Love. IV. X Ardoise. Évasa. XI Mou.
Oints. Manet. XII Éclairée. Géne. XIII Ères. Rhino. Do. XIV Tuner. Ceinturon. XV Situation. Siens.
VERTICALEMENT 1 Fractionnements. 2 Ravaudera. Oc. Ui. 3 Opérais. Gaulent. 4 Ip. Pioncer. Areu. 5 Sole. Rudoiera.
6 Siens. Tiroirs. 7 Enstéra. Siné. Ci. 8 Éternité. Stéréo. 9 Irascibles. Hin. 10 Aras. Allô. Gin. 11 Toi. Enlèvements.
12 Ontario. Évanoui. 13 Ut. Gnons. Âne. Rê. 14 Siennoise. Don. 15 Surréservations. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
de mots trouvés et de sudoku sur jeux.lemonde.fr

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LE GOÛT

UNE HISTOIRE DE… Table en FORMICA.


CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE Texte Aude WALKER
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN PLAT, D’UN LIEU. Illustration Furze CHAN

bastonne dans les oreilles, son cœur qui fait tout


biper de partout. On lui dit de se détendre, de
lâcher, détends-toi. Il ferme les yeux. Quelques
minutes après, il entend encore les sons de chan-
tier autour de lui, le cliquetis des outils. Elle parle.
D’abord des blagues qu’il ne comprend pas, mais
drôles apparemment, tout le monde rit autour.
Puis vient le sujet de son appartement. Elle vient
d’emménager et elle décore son appartement.
Au-delà du fait qu’il trouve ça un peu décalé de
parler de meubles alors qu’il peut mourir dans son
gros dodo, elle n’arrête pas de dire un mot qu’il ne
comprend pas : Formica. Elle parle d’une table en
Formica. Elle demande son avis à tout le monde,
elle n’est pas sûre, elle se demande. Lui aussi il veut
participer et donner son avis, mais il ne sait pas en
quoi elle est cette table et ce que ça veut dire. Il
aime bien apprendre de nouveaux mots. Il n’arrive
pas à ouvrir les yeux, mais de loin : Formica. Il faut
qu’il demande, il s’y accroche comme un grimpeur
à son rocher. Et puis, sa voix équilibriste qui
déraille un peu, sur le il entre l’enfance et l’âge
adulte émerge avec la force glissante d’un monstre
aquatique : « C’est quoi le Formica ? »Tout le
monde crie, « mais tu ne dors pas, mais c’est pas
possible, un éléphant ne résisterait pas à une dose
pareille ». Ça s’agite. On le touche, le pique, le
À FORCE, il s’est fait à tout ; l’odeur mi- tatouages sur les mains qui font comme des bouscule. Il veut lui demander plein de choses, le
curry moisi, mi-javel, les médecins qui te parlent bagues de mariage, plusieurs mariages. Elle fait Formica, ses amours, mais surtout la moto, com-
soit comme si t’étais une chaise, soit un chiot de la moto. Un jour, il l’a vue partir par la fenêtre ment c’est la moto, la sensation. Par-delà les
mignon débile, les bips dans la nuit, le sempiter- de l’hosto. Laisse tomber, comme tout était lumières blanches, il la voit dans son costume de
nel ballet des gestes de toute personne entrant beau, la moto basse, noir et orange sanguine, cuir sur sa moto sanguine, pas de casque, ses che-
dans sa chambre qui se répète à l’infini, les son blouson en cuir noir, blanc et rouge, court veux bouclés libres dans le soleil, le moteur à
clowns pas drôles, le blanc partout, les sales mais très large, son pantalon en cuir noir sur ses fond, sur une route entourée d’une forêt très
gueules épuisées des inirmiers et la sueur sur baskets, ses cheveux bouclés qui dépassaient de verte. Elle est belle, elle accélère. Il sombre.
leur blouse ; tout ça, O.K., mais il y a un truc qui son casque, sa jambe jetée comme un lasso au-
résiste, il n’y arrive pas, c’est l’anesthésie géné- dessus de la selle avant de monter dessus. Il fait
rale. Il déteste tout dans ce moment : le masque souvent déiler cette image quand il s’ennuie
ridiculement petit, comment veux-tu qu’on n’ait dans sa chambre.
pas envie de l’arracher, le « on va faire un gros Alors qu’elle lui dit qu’il va faire un gros dodo
dodo », même pas « tu », il n’y a plus de « tu », plus grâce au masque de clown, il demande si, cette Alors qu’elle lui dit qu’il va
d’altérité, que des « on », que des illusions d’être
ensemble, la musique de merde balancée à la va-
fois-ci, il peut faire sans. Elle répond : « Tu tien-
dras pas, c’est ultra-douloureux. Et puis, c’est un
faire un gros dodo grâce au
vite de leur téléphone en charge sur la table à geste dangereux, tu bouges, tu peux mourir. » Il masque de clown, il demande
côté des outils, les gaz qui font soi-disant rigoler,
mon œil, lui, il a l’impression qu’on le pousse
n’ose pas lui répondre que, de toute façon, il peut
mourir avec la merde qu’il a, non ? et il sourit.
s’il peut faire sans. Elle
dans un puits, qu’il va chuter sur des kilomètres Il inspire expire, fait tout pour détendre ses répond : “Tu tiendras pas,
sans jamais trouver le sol, juste tomber sans in
et être avalé par la nuit des temps…
membres sur la table. Les lampes blanches au-
dessus de sa tête sont presque des lames de cou-
c’est ultra-douloureux. Et puis
C’est sa troisième ponction lombaire, l’anesthé- teau dans les yeux. Il fait super froid. Pourquoi c’est un geste dangereux, tu
siste vient le voir, « je voulais te faire un coucou
avant ». Un coucou avant que je meure à tout
est-ce qu’il fait toujours aussi froid, ils ne peuvent
pas mettre le chauffage, sérieux ?
bouges, tu peux mourir.” Il
juste 12 ans ? C’est vraiment sympa. Heureu- Ça commence. Le petit masque oppresseur, ses n’ose pas lui répondre que,
sement que c’est la plus belle ille de la terre.
Elle est au-delà de stylée, avec ses baskets de
yeux noirs maquillés de noir qui essayent de se
faire tout doux, bijou, « on va faire un gros dodo »,
de toute façon, il peut mourir
fou, bleu électrique à grosse semelle noire et ses la peur de crever, son cœur qui s’emballe et avec la merde qu’il a, non ?
90
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SERAX X KELLY ERICSON


WEARSTLER Cet élixir visage est si eficace qu’on peut constater son
eficacité tensive dès la première application, ce qui
Pour sa première incursion dans s’explique notamment par le fait qu’il renferme un glyco-
l’univers des arts de la table, la desi- polymère ilmogène développé à partir de galactoman-
gner américaine Kelly Wearstler a nanes de Caesalpinia spinosa (un arbuste extrêmophile)
choisi de s’associer avec Serax pour et de galactanes sulfatés de Kappaphycus
créer deux collections de vaisselle en alvarezii (une algue d’eau chaude). En
porcelaine, verres, couverts et accessoires de table. formant un maillage à la surface du vi-
Zuma présente un motif graphique numérique et sage, il assure une action sculptante par-
l’aspect peint main quand Dune s’inspire de la ticulièrement convaincante, doublée d’un
Grèce antique avec des pinces en marbre. bénéice sur le moyen terme puisqu’il aide
www.serax.com aussi à remodeler les traits.
Élixir revita-liftant SUPREME 4D
ERICSON LABORATOIRE
Flacon pompe 30ml, 199€
www.ericson-laboratoire.com

DECOTEC
Signature, la collection très actuelle de DECOTEC répond en élégance
et fonctionnalité à vos envies. Mariant le mix-matière Laque & Bois,
Laque & Compact ou total look en placage Chêne clair ou foncé ou
encore laqué, combinez les modules à porte, à tiroirs et à niche ouverte
de différentes dimensions et aménagez sans contrainte votre espace
d’eau. Choisissez un plan et une vasque à poser dont l’extérieur est
assortie aux façades des tiroirs, ou une vasque monobloc en Céramique
ou en Solid Surface. https://decotec.fr/collections/signature

SERENA
LIGNE ROSET UZIYEL
Imaginée par Patrick Pagnon et Claude Pelhaître, Serena Uziyel est une créa-
Book&Look offre une multitude de combinaisons : trice de chaussures et de
étagère murale, bibliothèque, meuble TV, bahut, sacs d’origine turque. Les
meuble de séjour… disponibles dans plus de 15 chaussures sont fabriquées
options de laque et de noyer, pour se marier avec en Italie mais chaque élé-
tous les intérieurs. Dotés d’étagères en verre ou ment décoratif est fabriqué
en aluminium, les en Turquie par une commu-
meubles de séjour et les nauté d’environ 250
bahuts peuvent accueil- femmes que la créatrice a
lir des niches avec un constituée au il du temps, préservant ainsi les techniques
fond lumineux doté de locales anciennes et soutenant ces igures féminines par le
LED. Le système push travail, un projet d’empowerment et de préservations
d’ouverture des portes d’artisanat très cher à la créatrice. La signature de la
possè de une butée en marque dans ses collections est le motif Catena (chaine),
silicone qui offre un qui symbolise un désir d’union et de soutien entre les
amorti silencieux. femmes. Parmi les illes qui ont porté la marque, on re-
www.ligne-roset.fr trouve Isabeli Fontana,Ana Beatriz Barros et FridaAasen.
www.serenauziyel.com

Page réalisée par M Publicité

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