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Du même auteur

À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient, Don Quichotte, 2014
Tapie, le scandale d’État, Stock, 2013
L’Étrange Capitulation – Le changement, c’était maintenant !, Gawsewitch, 2013, réédition
numérique, Don Quichotte, 2015
Les Imposteurs de l’économie, Gawsewitch, 2012
Les 110 Propositions, 1981-2011 – « Manuel critique à l’usage des citoyens qui rêvent encore de
changer la vie » (ouvrage collectif de la rédaction de Mediapart), Don Quichotte, 2011
Sous le Tapie, Stock, 2008
Petits Conseils, Stock, 2007
Jacques le Petit, Stock, 2005
L’Adieu au socialisme, (avec Gérard Desportes), Grasset, 2002
Les Stock-Options (avec Philippe Jaffré), Grasset, 2002
Voyage indiscret au cœur de l’État (en collaboration), Le Monde-Le Pré aux Clercs, 2000
La Gauche imaginaire et le nouveau capitalisme (avec Gérard Desportes), Grasset, 1999
La Grande Méprise (en collaboration), Grasset, 1996
Histoire secrète des dossiers noirs de la gauche (en collaboration), Alain Moreau, 1986
www.donquichotte-editions.com

© Don Quichotte éditions, une marque des éditions du Seuil, 2016

ISBN : 978-2-35949-541-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À tous les jeunes journalistes
qui rêvent de faire leur métier la tête haute.
T

Du même auteur

Copyright

Dédicace

What the fuck ! - (Avertissement)

Introduction

Quand la presse fait naufrage

Le putsch médiatique de Bolloré

La folle boulimie de Drahi

L’abominable vénalité de la presse française

La seconde mort de Beuve-Méry

La razzia des oligarques

La sentinelle de la démocratie

Les chemins télévisuels de la servitude

La privatisation rampante de l’audiovisuel public

La démocratie illibérale

Conclusion
Livres cités

Pour débattre de ce livre


What the fuck !

(Avertissement)

J’ai éprouvé bien des difficultés pour conduire cette enquête. Les nouveaux actionnaires de la
presse ont presque tous refusé de me rencontrer. Sans doute est-ce paradoxal car la fonction
démocratique de la presse est de faire la lumière sur toutes les affaires d’intérêt public, et de les
rendre transparentes. Il semble que les nouveaux propriétaires des médias préfèrent l’opacité quand
il y va d’eux-mêmes et de leurs affaires. J’ai donc trouvé presque partout porte close.
La réaction la plus symptomatique est celle de Louis Dreyfus, le directeur du groupe Le Monde.
Une première fois, je lui ai adressé un courrier électronique le 3 février 2016 : « Je viens vers vous
car j’écris un livre sur les turbulences dans lesquelles sont prises presse et télévision en France.
Comme vous êtes l’un des acteurs de mon histoire, j’aimerais beaucoup vous rencontrer. Est-ce
possible ? Si vous avez l’amabilité d’accepter, mon calendrier sera le vôtre : comme c’est un travail
de longue haleine, un rendez-vous d’ici fin mars me conviendrait. Par avance, je vous dis ma
gratitude. »
N’obtenant pas de réponse, j’ai relancé mon interlocuteur une semaine plus tard. Est alors arrivé
ce curieux message du patron du Monde, que je livre ici tel quel : « Bonsoir, “un des acteurs de mon
histoire”, WTF ?!?!?! Non merci ;-) Cordialement. » Sur le coup, je le confesse, j’ai été surpris par
ces mots. L’ignare que je suis n’a pas d’emblée compris la signification de ce « WTF ». Un rapide
coup d’œil sur Internet, et me voilà renseigné : « What the fuck ! » Traduction approximative :
« C’est quoi ce bordel ! » Toutefois, face à l’incompréhension réelle ou feinte de mon interlocuteur,
je ne me suis pas découragé. J’ai essayé de le convaincre par un dernier mail : « Je ne comprends pas
votre surprise. Je vais donc parler de l’histoire récente du Monde – et d’autres titres que vous
connaissez : Libé, L’Obs, Les Inrocks, etc. Conformément aux règles de mon métier, j’interroge ceux
dont je vais parler. Je pensais que c’était une demande assez naturelle – surtout puisqu’il en va de la
presse et que vous en connaissez les usages et les bonnes pratiques. Je me permets d’insister.
Soucieux d’établir un récit méticuleux, j’ai à cœur de vous rencontrer. Mais, si je ne parviens pas à
vous convaincre, je cesserai évidemment de vous importuner. » C’est ce qui est advenu : je n’ai plus
jamais reçu de réponse de Louis Dreyfus qui, soit dit en passant, est aussi le président de l’École
supérieure de journalisme (ESJ) de Lille, où les bonnes pratiques du journalisme, et notamment le
respect du contradictoire, sont enseignées. Sans doute le président de l’ESJ pense-t-il que cette règle
vaut pour tous, sauf… pour lui.
Avec d’autres, mes échanges ont tourné court plus vite encore. Mes nombreux messages
adressés à Vincent Bolloré et à la personne qui gère sa communication sont restés sans réponse.
Aucune réaction non plus, pendant près de trois mois, du chargé de communication de Patrick Drahi.
Malgré plusieurs relances, le P-DG d’Altice a refusé de me rencontrer et son collaborateur a juste
accepté un échange téléphonique… le jour même où j’achevais mon manuscrit, et au cours duquel il a
éludé presque toutes mes questions. Pas de réponse non plus de deux des principaux actionnaires du
Monde : presque partout, j’ai trouvé porte close.
Deux personnes font cependant exception dans l’univers opaque des grandes fortunes : le
troisième actionnaire du Monde, à qui je tiens à exprimer ma gratitude.
Candidat malheureux au rachat de Nice-Matin et propriétaire de Valeurs actuelles , Iskandar
Safa a aussi accepté de me recevoir, mais nos échanges n’ont pas été au-delà. Conformément à ce
dont nous étions convenus lors de notre entrevue, je lui ai adressé un mail pour obtenir des précisions
complémentaires sur deux points. Ne trouvant nulle part trace d’un décret de naturalisation à son
profit lui accordant la nationalité française et lui permettant, aux termes de la loi, de prendre le
contrôle d’un journal français, je lui ai demandé de m’indiquer la date de ce dit décret. Je souhaitais
aussi connaître son point de vue sur un document versé dans une procédure judiciaire, celle de la
Direction des constructions navales (DCNI), document où son nom apparaît. Iskandar Safa m’a alors
téléphoné pour me dire que mes questions étaient très déplaisantes, et que son avocat serait
désormais mon seul interlocuteur. J’ai demandé à l’avocat en question de m’éclairer sur ces deux
points ; il n’a jamais donné suite.
Pour réaliser cette enquête, j’ai également rencontré de nombreux observateurs et tout autant de
journalistes, mais beaucoup d’entre eux ont estimé qu’ils ne pouvaient parler à visage découvert de
leurs nouveaux actionnaires. Pour n’embarrasser aucun de mes confrères, j’ai décidé de n’en citer
aucun. Mais à tous je veux exprimer ici ma profonde gratitude pour leur précieuse aide. À Marie-
Noëlle, qui est toujours auprès de moi dans ces aventures et me conseille en même temps qu’elle
tempère mes emballements, je veux aussi dire ma gratitude. Mon confrère et ami Edwy Plenel,
président de Mediapart, sait aussi la reconnaissance que j’ai envers lui.
Introduction

Le temps est venu de se révolter contre l’état de servitude dans lequel sont placés la presse et
tous les grands médias d’information, radios et télévisions. C’est pour inviter à cette révolte
citoyenne que j’ai souhaité écrire ce livre, à quelques encablures de la prochaine élection
présidentielle ; pour en démontrer l’impérieuse et urgente nécessité ; pour que les citoyens apprécient
par eux-mêmes la gravité de la situation et s’emparent de ce débat qui les concerne au premier chef.
Au terme de ce quinquennat socialiste, sans doute y a-t-il cent autres raisons de s’indigner ou de
se révolter. Contre la politique économique et sociale néolibérale qui a été conduite, plus violente
que sous le quinquennat Sarkozy, avec pour mesure emblématique la réforme dynamitant le Code du
travail ; contre la politique sécuritaire néoconservatrice, dont la mesure phare est l’odieuse réforme
(avortée) de la déchéance de nationalité, autrefois défendue par le seul Front national ; contre
l’insupportable égoïsme de ce pouvoir qui n’est jamais – ou si peu – venu en aide aux migrants et qui
a même fait écho en certaines circonstances à la xénophobie ou à l’islamophobie ambiantes dont
l’extrême droite est la seule à tirer avantage…
Et, dans le climat crépusculaire de cette fin de quinquennat, l’état d’asservissement dans lequel
ont été placés la plupart des grands médias français mérite assurément une attention particulière. Car
jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la liberté et le pluralisme de la presse n’ont à
ce point été menacés ; jamais le droit de savoir des citoyens n’a à ce point été malmené. Ce droit était
pourtant au fondement de notre démocratie, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre
de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Il est temps de renouer avec l’ambition du Conseil national de la Résistance (CNR) qui, à la
veille de la Libération, rêvait d’une presse libre et indépendante…

Un rapide état des lieux suffit à prendre la mesure du désastre : une poignée de milliardaires
contrôlent à eux seuls la quasi-totalité des grands médias nationaux, de presse écrite ou audiovisuels.
C’est dire à quel point la concentration de la presse et des médias s’est accentuée ces dernières
années. Des milliardaires qui ont de surcroît presque tous comme point commun de ne pas avoir la
presse ou l’information pour métier. Des milliardaires qui ont presque tous acquis des journaux non
selon des logiques professionnelles mais d’influence ou de connivence.
Comptons ensemble. 1. Vincent Bolloré, à la tête d’un groupe issu du capitalisme néocolonial
français, a pris de force Canal + et asservi la chaîne cryptée à ses lubies. 2. Le financier franco-
israélien Patrick Drahi qui, symbole des excès de la finance folle, s’est lancé dans une course à
l’endettement et a croqué en quelques mois Libération, le groupe L’Express avec ses innombrables
publications, et pris le contrôle de 49 % du capital de NextRadioTV (BFM-TV, BFM-Business,
RMC), avec une option exerçable en 2019. 3. Le trio richissime composé de Xavier Niel, Pierre
Bergé et Matthieu Pigasse qui, après avoir mis la main sur le groupe Le Monde, a élargi son empire
en achetant Le Nouvel Observateur. Le même banquier d’affaires Matthieu Pigasse a par ailleurs
investi dans le magazine Les Inrocks et dans la radio Nova. 4. Le milliardaire du luxe Bernard
Arnault qui, après avoir avalé le premier quotidien économique français Les Échos, s’est offert le
premier quotidien populaire, Le Parisien. 5. Le milliardaire libanais Iskandar Safa, qui s’est offert le
magazine de droite radicale Valeurs actuelles . 6. Arnaud Lagardère a en partie liquidé l’immense
empire de son père mais a gardé le contrôle de trois grands médias : Europe 1, Paris Match et Le
Journal du dimanche… 7. Martin Bouygues, le roi du béton, détient la première chaîne privée
française, TF1. 8. Serge Dassault, avionneur et marchand d’armes de son état, est à la tête du Figaro.
9. François Pinault, l’autre milliardaire du luxe, est le propriétaire du magazine Le Point. 10. Les
Bettencourt contrôlent et financent massivement le journal L’Opinion.
Il y avait déjà de quoi être, les années antérieures, passablement révolté par la razzia dont les
grands moyens d’information faisaient l’objet. Car cette boulimie d’achat de quelques grandes
fortunes est loin d’être un phénomène récent ; au contraire, c’est l’aboutissement d’une histoire
longue. Le capitalisme de connivence à la française avait déjà abîmé beaucoup de ces titres, avant
même que Patrick Drahi, Vincent Bolloré, Xavier Niel et quelques autres ne s’en emparent. Épuisé
par de nombreuses années de crise et autant de plans sociaux qui ont poussé des générations de
journalistes expérimentés hors du navire, le Libération d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir
avec le Libération d’hier, alors propriété de la société des journalistes (la SCPL), système de
gouvernance inspiré de celui du Monde, qui garantissait son indépendance. De même, L’Express
d’aujourd’hui, avec ses couvertures « Spécial immobilier » ou « Classement des hôpitaux » – voire
pire, ses couvertures machistes (« Ces femmes qui lui gâchent la vie ») ou xénophobes (« Le vrai
coût de l’immigration ») – n’a plus rien à voir, et depuis fort longtemps, avec la publication
courageuse dans laquelle écrivaient Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, et qui fut parmi les premiers
journaux, avec Combat, à dénoncer la torture en Algérie – et à subir les foudres du ministère de
l’Intérieur par des interdictions de parution à répétition.
L’on pourrait poursuivre à l’envi. Perdant son indépendance dès son rachat par le groupe
Lagardère, Le Monde a rompu avec ses valeurs fondatrices, celles qu’incarnait son fondateur Hubert
Beuve-Méry (1902-1989), bien avant que ses actuels propriétaires n’en prennent le contrôle. Dans le
registre de l’univers télévisuel, Canal + avait déjà perdu de son impertinence et de son côté paillettes
et saltimbanques, bien avant que Vincent Bolloré ne mette la main sur la chaîne. Le modèle
Canal + semblait à bout de souffle…
Mais enfin, dans ces opérations en cascade, il y a comme un aboutissement. On peut sûrement
y voir la fin d’une histoire longue de soixante-dix ans. À la veille de la Libération, les dirigeants du
Conseil national de la Résistance (CNR), qui souhaitaient tourner la page d’une presse corrompue de
l’entre-deux-guerres, consignaient dans leur programme qu’ils veilleraient à garantir « la liberté de la
presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent ». Las !
L’histoire a fait brutalement marche arrière : ce sont ces mêmes « puissances d’argent » qui ont
aujourd’hui repris la main.
Ce qui est vrai de la presse nationale, passée sous la houlette de ces dix milliardaires, l’est tout
autant de la presse régionale où les mêmes « puissances d’argent » se sont emparées de quantité de
journaux ou de médias, au mépris du droit de savoir des citoyens. Ici, c’est une banque, le Crédit
mutuel, qui contrôle toute la presse de Metz et Nancy jusqu’à Avignon, en passant par Lyon et
Grenoble, dans une inquiétante situation de monopole ; là, c’est un homme d’affaires pour le moins
controversé, Bernard Tapie, qui contrôle le premier quotidien de la région de Marseille ; ailleurs,
c’est un ministre radical, Jean-Michel Baylet, qui joue les patrons de presse et mène les journalistes
à la baguette, leur enjoignant de chanter les louanges du gouvernement au moment où il est en
perdition…
Indignés, révoltés, on a d’innombrables raisons de l’être. Et, même si elle n’était déjà guère
brillante, la situation a brutalement empiré ces deux ou trois dernières années. La razzia s’est
accélérée et sans doute n’est-elle pas terminée.
En outre, leur main basse sur l’information s’est faite d’une façon tapageuse, avec ostentation,
parfois avec provocation. Loin d’avancer avec précaution ou discrétion, Vincent Bolloré est entré
dans Canal + par un coup de force : en censurant certains documentaires d’enquête et en
déprogrammant « Les Guignols ». Même brutalité chez Patrick Drahi qui est entré avec violence dans
le groupe L’Express, organisant une saignée dans les équipes avant d’intégrer son pôle presse dans
l’opérateur téléphonique SFR, dont il est aussi le propriétaire (ce qui constitue une très inquiétante
remise en cause de la neutralité du Net). Même morgue au Monde où, périodiquement, au moins l’un
des trois propriétaires, Pierre Bergé, prend à partie la rédaction, la malmène et empiète sur son
indépendance éditoriale.
Cette morgue assumée, cette manière désinhibée de pratiquer la censure et même de l’afficher,
cette arrogance de « puissances d’argent » qui se croient tout permis puisqu’elles peuvent tout
acheter, jusqu’à éreinter le droit de savoir des citoyens, résument bien cette ère nouvelle dans
laquelle nous sommes entrés. Le verrouillage de la presse a rarement été aussi étendu depuis l’après-
guerre et, visiblement, il donne de l’audace à leurs nouveaux propriétaires.

Censures, autocensures, normalisations éditoriales, information low-cost, javellisée ou


aseptisée, je me suis appliqué à les recenser dans les journaux, radios ou télévisions tombés dans
l’escarcelle de ces oligarques. Et quiconque lira cet essai en aura vite la démonstration : ces
pratiques détestables sont de plus en plus courantes.
Au fil du livre, on voit en effet à quel point cette gigantesque normalisation économique menace
gravement la qualité de l’information. Pas d’article trop critique dans Le Monde sur les pratiques de
Pascal Houzelot, membre du conseil de surveillance du journal. Pas d’enquête sérieuse sur sa chaîne
Numéro 23. Pas d’enquête autorisée sur l’opérateur Orange pour les journalistes de M6. Censure à
Canal + du documentaire sur le Crédit mutuel. Pas d’articles dans les nombreux quotidiens contrôlés
par le Crédit mutuel sur les pratiques liberticides de Vincent Bolloré. Pas d’enquêtes sur Bernard
Arnault et le groupe LVMH dans Le Parisien ni dans Les Échos. Mise en œuvre d’un licenciement
pour motif politique à L’Obs. Plus d’enquête sur le secteur des télécommunications dans Libération.
Preuve que nous entrons dans une période trouble… Le danger sur le droit à l’information que font
peser ces opérations en cascade est nettement plus fort que dans le passé. Car ces patrons,
manifestement ivres de leur pouvoir, envisagent des censures qui, en d’autres temps, auraient été plus
discrètes. Autrefois, elles étaient cachées ou feutrées ; aujourd’hui, elles se généralisent et sont
souvent revendiquées.
C’est donc une véritable période de régression démocratique que connaît la France, un retour à
la presse du temps du Comité des forges. Les médias sont malmenés comme s’ils étaient la chose
d’un seul homme, soumis à ses caprices qui ignorent l’existence des chartes éthiques ou des
contraintes légales dont le Conseil supérieur de l’audiovisuel est supposé être le garant. Lequel
Conseil supérieur de l’audiovisuel n’est en rien l’autorité indépendante qu’il prétend être et
obtempère à toutes les injonctions de l’exécutif.
La situation est peut-être encore plus grave. Car, si ces grandes fortunes ont pris possession de
la presse et des grands médias audiovisuels privés, un effet de porosité a naturellement joué sur le
service public : un peu sur Radio France ; beaucoup sur France Télévisions. Il suffit de regarder le
« 20 Heures » de France 2 pour le mesurer : il est souvent pire que celui de TF1, plus militant, plus
partisan, avec en bout de course une information biaisée ou incomplète qui ne permet pas aux
citoyens de comprendre comment évoluent notre monde et notre pays. Ce journal est tellement éloigné
de ce que l’on doit espérer d’une chaîne de service public qu’on est souvent saisi de l’envie
irrépressible de casser son téléviseur. Ou de l’éteindre derechef, pour échapper à pareil journal de
propagande ou de bourrage de crâne.

Il importe donc de comprendre comment s’est menée l’opération « Main-basse sur


l’information » : comment la presse écrite a été placée sous tutelle ; comment la télévision privée a
été mise sous la férule des mêmes puissances d’argent ; et comment, par effet de contagion,
l’information dans l’audiovisuel public s’est fortement dégradée. Il importe de comprendre les
réseaux de connivence qui ont favorisé une telle catastrophe démocratique – des réseaux souterrains
mais immensément puissants qui partent des milieux d’affaires, avec des connexions ou des appuis
dans les cercles politiques dirigeants, de droite comme de gauche, pour arriver jusque dans les
sommets de l’État.
De fait, dans ce domaine-là aussi, le pouvoir socialiste a privé le pays du changement annoncé
en 2012. Pour la liberté de l’information et du pluralisme – comme malheureusement dans tous les
autres domaines – l’alternance promise n’en a pas été une. Pire, la régression démocratique s’est
encore accentuée. Sans doute n’y a-t-il plus de liens d’amitié visibles entre le chef de l’État et les
grands patrons aujourd’hui propriétaires de l’information. Mais c’est d’autant plus inquiétant : la
consanguinité entre milieux d’argent et grands médias s’est dramatiquement intensifiée, faisant ainsi
reculer le pluralisme.
Dans ce système de monarchie républicaine qui anémie notre démocratie, François Hollande
s’est lui-même comporté avec l’audiovisuel public à l’instar de ses prédécesseurs en piétinant
allégrement son indépendance ou en le sommant d’organiser des émissions à sa mesure, sinon à sa
dévotion. En somme, nous subissons toujours l’un des nombreux ravages du présidentialisme : dans
la culture politique française peu libérale (au sens anglo-saxon), les contre-pouvoirs doivent être le
plus faible possible pour ne pas troubler le face-à-face entre le peuple et le monarque républicain,
ressort essentiel de la vie publique. Au nombre de ces contre-pouvoirs, la presse, qui doit forcément
être à la botte. Ou dans les mains des proches du monarque républicain.
De bout en bout, ce quinquennat aura donc été détestable. Le pouvoir socialiste aurait pu mettre
à profit la révolution technologique pour promulguer une grande loi de la presse, dans le
prolongement de celle de 1881, qui garantisse et élargisse le droit de savoir des citoyens à l’heure du
numérique. Las ! Il n’a pas eu cette ambition ; il n’a pas même cherché à limiter l’invraisemblable et
dangereuse concentration de la presse entre les mains de quelques milliardaires.

Le constat saute aux yeux : nous vivons un mouvement de concentration tout à la fois historique
et grave. Nous assistons à un retour de la presse de l’entre-deux-guerres, cette presse vénale et
corrompue, propriété des plus grandes puissances d’argent, avec lesquelles le CNR avait
précisément voulu rompre. C’est la raison qui m’a poussé à mener cette enquête : pour aider les
citoyens qui veulent bousculer cette situation d’asservissement ; pour aider aussi les jeunes
journalistes qui rêvent de faire leur métier la tête haute…
Sombre époque que la nôtre, qui perd jusqu’à la mémoire des origines de nos démocraties. Qui
se souvient encore de cette apostrophe : « Si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans
journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un moment à choisir cette dernière
formule 1 » ? Alors qu’il est ambassadeur des États-Unis en France, Thomas Jefferson (1743-1826)
écrit une lettre le 16 janvier 1787 à un ami, Edward Carrington (1748-1810), au détour de laquelle il
a cette formule remarquable.
Ces mots révèlent beaucoup de leur époque. On comprend que ces formules utilisées par celui
qui deviendra en 1801 le troisième président américain sont marquées par les années de tumulte dans
lequel il vit. Marquées par la crise française qu’il suit au jour le jour et qui va bientôt déboucher sur
la Révolution de 1789, avec pour acte fondateur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Marquées par les bouleversements qui surviennent au même moment aux États-Unis et qui vont
aboutir à la ratification en 1791 de la Déclaration des droits, et tout particulièrement de son
« Premier Amendement » au terme duquel le Congrès s’interdit à tout jamais de prendre une loi
pouvant « limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir
pacifiquement ».
Par sa formule célèbre, Thomas Jefferson ne fait que rappeler une vérité des Lumières : il n’y a
pas de démocratie sans liberté de la presse ; il n’y a pas de démocratie forte sans des citoyens
éclairés sur la marche de leur Cité.
C’est avec ce souffle que nous voulons renouer ; c’est l’ambition de cet ouvrage que d’y inviter.
Pour mettre le holà à l’opération de prédation qui est en cours sur tous les grands moyens
d’information – qui est en réalité une opération de prédation sur la démocratie. Pour œuvrer à une
refondation de la presse, en même temps qu’à une refondation de notre démocratie.

1. Pour ne pas alourdir le récit, les références de tous les ouvrages ou études cités ont été renvoyées à la fin de ce livre.
Quand la presse fait naufrage

Qui se souvient encore que, le samedi 12 mars 2016, dans l’enceinte de l’Assemblée nationale,
un jury a eu l’idée incongrue d’attribuer à Alain Minc le prix du Livre politique 2016 ? À l’évidence,
il s’agit d’un événement microscopique, un événement qui n’a aucune chance de passer à la postérité,
l’une de ces mondanités parisiennes dont il vaut mieux se tenir à distance, surtout lorsque l’on est
journaliste.
Et pourtant, dans la crise de la presse qui nous occupe au long de cet essai, ce minuscule
événement revêt son importance ; plus précisément, il est « bavard ». Car on parle assez souvent de
la crise de la presse. De la crise économique qu’elle traverse depuis de longues années, de la
récession publicitaire qui la frappe, des violentes turbulences qui l’affectent du fait de la révolution
numérique… Cependant, de toutes les crises qui la minent, il en est une qu’on n’évoque jamais ou
presque, bien qu’elle en soit pourtant la plus spectaculaire, et qu’elle résume et englobe toutes les
autres : la crise morale.
Ainsi, ce 12 mars 2016, trois livres sont en compétition pour décrocher l’édition 2016 du prix
du Livre politique. Il y a l’ouvrage Un Français de tant de souches d’Alain Minc, entremetteur du
capitalisme français qui conseille quelques grandes fortunes et qui, après avoir été le conseiller de
Nicolas Sarkozy, fait maintenant campagne pour Alain Juppé. Il y a l’essai Le Mauvais Génie écrit
par deux journalistes du Monde, Ariane Chemin et Vanessa Schneider : une longue et minutieuse
enquête sur le sulfureux Patrick Buisson, ancien journaliste de Minute qui a longtemps inspiré
Nicolas Sarkozy, sur la base de certaines idées du Front national. Il y a enfin Piège d’identité :
réflexions (inquiètes) sur la gauche, la droite et la démocratie, écrit par le lobbyiste Gilles
Finchelstein, ancien collaborateur de Dominique Strauss-Kahn, et proche du banquier d’affaires
Matthieu Pigasse auquel il a parfois prêté sa plume.
Or, le vote réserve une surprise que révèle l’éditorialiste du Journal du dimanche, membre du
jury : « Après des explications de vote parfois passionnées, le livre de Minc a recueilli au premier
tour neuf voix et les autres livres ex-aequo huit voix. Au second tour, après de nouvelles explications
de vote, l’essai d’Alain Minc a recueilli dix voix, l’emportant donc, devançant Le Mauvais Génie
d’une voix, le livre de Gilles Finchelstein n’en obtenant plus “que” six. »
Ainsi, Alain Minc reçoit le prix du Livre politique des mains de Claude Bartolone, président de
l’Assemblée nationale. Et qui donc a voté pour lui ? Dans cette affaire minuscule, c’est la seule
question qui nous intéresse : des éditorialistes ou directeurs des rédactions d’une trentaine de médias
parisiens parmi les plus connus – LCP-AN, Arte, Le Figaro, Le Point, BFM-TV, Paris Match, Le
Monde, Libération, L’Obs, Rue89, l’AFP, Les Échos, France Info, Le Journal du dimanche, La
Revue des Deux Mondes.
Choix stupéfiant, à double titre : il élimine le livre de deux consœurs du Monde qui force
pourtant l’attention. Au fil des pages de leur ouvrage, on découvre dans quelles circonstances Patrick
Buisson, qui ne cache pas son antisémitisme, a été le principal conseiller de Nicolas Sarkozy
dès 2005 ; on apprend aussi qu’il enregistrait tout le monde quand il était à Minute, bien avant qu’il
ne fasse de même avec Nicolas Sarkozy ; on voit encore dans quelles conditions il devient directeur
général de la chaîne Histoire, en remerciement de la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 ; chaîne à
laquelle il a donné une empreinte maurrassienne toujours perceptible ; de même, on apprend dans
quelles conditions Buisson dicte chaque jour par téléphone à Étienne Mougeotte les « manchettes »
du Figaro puis, lors du départ de ce dernier, parvient à promouvoir son protégé à sa place comme
directeur des rédactions du groupe Le Figaro, un certain… Alexis Brézet, lequel a entretenu des
relations troubles avec le Front national, au point de prêter sa plume à l’un de ses dirigeants.
Ce livre d’enquête et de révélations, les hiérarques de la presse parisienne ne souhaitent pas,
dans leur majorité, le récompenser. Rien de très surprenant : dans un univers médiatique de plus en
plus conformiste, le journalisme d’investigation, qui met au jour les faits que les puissances
financières ou politiques préféreraient cacher, n’a pas bonne presse. Mais le stupéfiant dans notre
histoire, c’est qu’à ce livre les mêmes hiérarques préfèrent celui d’Alain Minc.
En effet, l’attribution du prix du Livre politique est une information microscopique qui n’a aucun
intérêt par elle-même. Mais c’est une information qui en cache une autre, plus importante : elle vient
confirmer que le journalisme de connivence à la française tient encore le haut du pavé. Que l’on se
souvienne des états de service d’Alain Minc. Président du conseil de surveillance du Monde (1995-
2007), il est, avec Jean-Marie Colombani, le premier responsable de la faillite du premier quotidien
français ; faillite à la faveur de laquelle le journal a perdu son indépendance et a été racheté par des
puissances d’argent, dont son fondateur, Hubert Beuve-Méry, voulait à toute force se tenir à distance.
Qu’un jury de journalistes récompense le naufrageur du premier quotidien français en dit long. Alain
Minc, l’homme qui a cherché à instrumentaliser Le Monde au profit d’Édouard Balladur puis de
Nicolas Sarkozy : l’honneur qui lui est fait signe le déshonneur de ceux qui l’ont adoubé. Mais il y a
plus que cela : la majorité des hiérarques de la presse parisienne qui votent pour Alain Minc
n’ignorent pas que, s’il a coulé les entreprises dont il s’est approché, il s’est aussi constamment
trompé dans le débat intellectuel. N’a-t-il pas annoncé la balkanisation de l’Europe quelques
semaines avant que le Mur ne s’effondre ? Le 5 janvier 2008, alors qu’une crise financière historique
a déjà commencé à secouer la planète, n’a-t-il pas proféré sur Direct 8, une chaîne de son client
Vincent Bolloré, l’une de ces âneries dont il a le secret ? « On nous aurait dit que le système
financier serait régulé avec un doigté tel qu’il évitera une crise, une crise qui aurait pu être de
l’ampleur des très grandes crises financières du passé. C’est quand même un univers très résilient qui
finalement, sans qu’il y ait d’organe apparent de régulation, est très bien régulé, quand même. Le jeu
conjugué des banques et même des gouvernements, on se dit l’empirisme en réalité prévaut au-delà
des postures idéologiques, et l’économie mondiale est plutôt bien gérée. »
Et il y a pire que cela : il y a le plagiat, et la contrefaçon. Et de cela, Minc est un orfèvre. Au
point d’en subir les foudres de la justice. À deux reprises, il a été condamné par le tribunal de grande
instance de Paris pour avoir pillé les ouvrages d’intellectuels ou de chercheurs.
La première affaire commence en 1999, peu de temps après qu’Alain Minc eut publié son livre
Spinoza, un roman juif. À l’époque, une bonne partie de la presse s’extasie devant l’auteur, capable
de jongler avec les concepts économiques les plus sophistiqués, mais aussi d’étaler une culture
philosophique qu’on ne lui connaissait pas. Las ! Quand le livre paraît, Patrick Rödel, professeur de
philosophie à Bordeaux, a de bonnes raisons d’être furieux. Spécialiste de Spinoza, il a publié un
livre sur le philosophe en mars 1997 chez Climats, une petite maison d’édition de qualité. C’est un
livre d’un genre particulier, établissant une biographie imaginaire de l’excommunié d’Amsterdam.
C’est le statut de l’ouvrage, sur lequel il ne peut y avoir aucune ambiguïté, puisque le titre le
mentionne explicitement : Spinoza, le masque de la sagesse – biographie imaginaire. Même un
lecteur pressé ne peut s’y tromper : laissant aller son imagination, l’auteur mélange philosophie et
fiction, et relate des faits dont beaucoup sont tout droit sortis de son imagination.
Dès les premières pages, Patrick Rödel s’en explique : faisant valoir que « de Spinoza, nul
portrait ne nous reste dont on puisse dire qu’il a été pris sur le vif », il affiche son ambition de
combler cette lacune. « Ce n’est pas le contenu de l’œuvre de Spinoza qui retient ici mon attention,
mais l’homme lui-même qui s’est si bien caché derrière elle que plus rien n’en subsiste presque que
des traits épars que la légende s’efforce de rassembler. Mais puisque l’homme Spinoza se dissout au
fur et à mesure que je tente de m’en approcher, il ne me reste plus qu’à rêver sur ces indices parfois
contradictoires et si chichement mesurés, qu’à laisser mon imagination errer sur des traces plus qu’à
demi effacées, congédiant toute érudition, toute cuistrerie philosophique, qu’à tenter de redonner
chair à cette épure. »
Avec le recul, ces lignes résonnent d’une curieuse manière. De fait, Alain Minc ne prend en
compte aucune de ces précautions. S’inspirant plus qu’il ne faut de l’ouvrage de Rödel, et se gardant
bien de congédier « toute cuistrerie philosophique », il présente comme réels des faits qui ne sont que
le produit d’un « vagabondage » philosophique. Et, entre autres inventions, il y a cette fameuse
recette de confiture de roses rouges. Rödel invente de bout en bout une lettre que Johannes
Bouwmeester, médecin de son état, aurait écrite à son ami Spinoza pour lui donner un moyen de se
guérir de ses diarrhées.
Alain Minc a notamment repris cette longue lettre sans préciser qu’elle est imaginaire et sans
faire référence à l’ouvrage de Rödel. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : des parties du livre
de Rödel ont également été plagiées, sans que la source soit citée. Tout juste Alain Minc, au détour
de son livre, fait-il une fois mention de la « charmante biographie imaginaire » de Patrick Rödel, sans
jamais avouer qu’il y a fait de nombreux emprunts.
Furieux, ce dernier adresse donc à Alain Minc une lettre manuscrite (avec copie à l’éditeur,
Antoine Gallimard) dans laquelle il exprime sa colère. Malgré la vivacité du propos, qui laisse
présager que l’auteur pillé n’entend pas tolérer ces mauvaises manières, Alain Minc lui oppose, par
un courrier en date du 30 décembre 1999, une fin de non-recevoir et lui fait entendre qu’il ne se
laissera pas intimider par un enseignant de province : « Vous me permettrez de vous trouver injuste.
De tous les ouvrages cités dans la bibliographie, le vôtre est le seul qui fait l’objet d’un commentaire
dans le corps du texte, commentaire, qui plus est, chaleureusement élogieux. C’est-à-dire que j’ai fait
de mon mieux pour essayer de lui attirer les lecteurs qu’il mérite. Quant à la similitude entre nos
livres, au-delà de l’influence que vous avez eue, comme d’autres, sur moi, elle bute sur les thèmes
qui ont attiré l’attention des critiques et qui sont à mille lieues de vos préoccupations : le lien entre le
capitalisme et la liberté de penser, le sujet des juifs de rupture, les réflexions sur l’ouverture et
l’intégrisme juifs, le refus des biographies sulpiciennes consacrées aux philosophes… » Mi-
condescendant, mi-moqueur, Minc ajoute : « Vous me permettrez enfin de penser qu’un militant
spinoziste comme vous aurait dû se réjouir de voir l’amateur éclairé que je suis contribuer à
davantage remettre Spinoza au cœur de l’actualité que n’y parviennent malheureusement les
spécialistes les plus respectables. » Aucune offre de réparation n’est donc faite : « Nonobstant les
sentiments spontanés qu’a pu susciter en moi votre lettre, l’estime que j’ai pour votre travail me
permet, Monsieur, de vous en adresser le témoignage et de vous assurer de ma considération la plus
distinguée », conclut Alain Minc. En bref, il prend Patrick Rödel de haut.
Antoine Gallimard use presque du même ton. Le 7 janvier 2000, par un courrier daté par erreur
de 1999, il fait savoir à Patrick Rödel que ses doléances sont sans objet : « En présence de deux
œuvres qui ont voulu se démarquer du travail “exact” des chercheurs tout en s’y appuyant, et dont
l’esprit participe plus de l’imagination que de la recherche, il est inévitable que des convergences
apparaissent. S’il est exact que la lettre de Bouwmeester soit de votre plume, il n’en reste pas moins
que beaucoup des éléments que vous notez se retrouvent, sous une forme et dans un dessein différent,
sous les signatures des auteurs cités dans la bibliographie. » Aucune réparation n’est donc pour
l’heure évoquée.
Elle finira pourtant par venir. Dans un nouveau courrier en date du 21 février 2000, Gallimard
dit enfin à Rödel qu’un geste pourrait être fait en sa faveur. Quel geste ? « Je souhaite donc très vite,
écrit l’éditeur, pallier l’absence de guillemets et de références dans le premier tirage de l’ouvrage
d’Alain Minc, en vous proposant de faire suivre les passages concernés par un astérisque renvoyant à
une note figurant en fin de l’ouvrage, en début ou en fin de bibliographie par exemple, qui préciserait
que ces passages sont tirés de votre livre en ajoutant pourquoi il a suscité l’intérêt d’Alain Minc. Ces
corrections seront insérées à l’occasion d’une réimpression que nous commanderons
immédiatement. » La proposition est un camouflet pour Patrick Rödel, parce qu’à cette date le gros
des ventes du livre d’Alain Minc est déjà intervenu. Et une réimpression est plus qu’incertaine. En
outre, l’éditeur ne propose pas de rétablir des guillemets. Juste un astérisque ; et renvoyant seulement
à une note ; qui plus est en fin de livre : on ne peut guère être plus mesquin.
Du coup, le procès qu’Alain Minc aurait sans doute pu éviter s’il avait manifesté moins de
morgue devient, pour Rödel, la seule porte de sortie pour faire reconnaître ses droits, en même temps
que le plagiat.
Sans grande surprise, le procès tourne au fiasco pour l’essayiste parisien. Rendu le
28 novembre 2001 par le tribunal de grande instance de Paris, le jugement est d’une grande sévérité à
son encontre. Au total, il estime qu’Alain Minc a emprunté au moins quatorze passages de son livre à
l’ouvrage de Patrick Rödel. La fameuse recette de confiture de roses rouges fait partie du lot, la lettre
de Johannes Bouwmeester « étant fictive et servilement reproduite dans l’ouvrage d’Alain Minc »,
selon les juges. En bref, le livre de Minc est bien « la contrefaçon partielle » de celui de Rödel. Le
contrefacteur et son éditeur sont lourdement condamnés : ils doivent solidairement « payer à Patrick
Rödel la somme de 100 000 francs à titre de dommages et intérêts », plus 20 000 francs en
application de l’article 700 du Code de procédure civile.
Si grave soit-elle, cette contrefaçon d’Alain Minc, que connaissent naturellement tous nos
hiérarques de la presse parisienne, n’est pourtant pas la seule ; ce qu’ils n’ignorent pas non plus. La
seconde affaire commence en 2013, quand il publie son livre L’Homme aux deux visages : Jean
Moulin, René Bousquet, itinéraires croisés. Auteure d’une remarquable biographie de René
Bousquet (Fayard, 1994), ouvrage de référence sur le haut fonctionnaire passé au service du régime
de Vichy, Pascale Froment a la désagréable surprise de découvrir qu’Alain Minc a pillé son travail
pour effectuer le sien. Il a procédé à un véritable copier-coller de phrases entières, ou alors à des
emprunts, avec quelques variations dans les formules utilisées. L’ordonnance de référé, rendue le
2 juillet 2013, par le même tribunal de grande instance de Paris, les recense minutieusement, et en
dresse donc un tableau qui se prolonge sur dix pages, avec deux colonnes, celle de gauche présentant
des extraits du livre de Pascale Froment, celle de droite des extraits figurant dans celui d’Alain
Minc. Au total, les magistrats relèvent quarante-sept similitudes. En conséquence, le juge des référés
ordonne aux éditions Grasset, « et ce sous astreinte de 150 euros par infraction constatée, d’insérer
dans chaque ouvrage [d’Alain Minc] un encart placé entre les deux premières pages du livre », encart
précisant que l’auteur « a contrefait quarante-sept passages de la biographie de Pascale Froment », et
condamne Alain Minc et son éditeur à « payer à Mme Pascale Froment la somme de 5 000 euros à titre
de provision à valoir sur la réparation de son préjudice au titre de l’atteinte à son droit moral »,
plus 6 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Même si Pascale Froment se refuse à en parler, l’histoire de ce second plagiat est d’autant plus
accablante que l’éditeur d’Alain Minc s’est de nouveau très mal comporté. Alain Minc qui, peu
avant, s’était fait chasser de Gallimard, a donc trouvé refuge pour ce livre chez Grasset, propriété du
groupe Lagardère – groupe qui, en 2005, est entré au capital du Monde, grâce au même Alain Minc.
Quand Pascale Froment décide d’engager un référé, son avocat doit donc croiser le fer avec celui
d’Alain Minc mais aussi avec celui des éditions Grasset, dont le P-DG est Olivier Nora. Mais que
font les éditions Fayard, dont le P-DG est le même Olivier Nora, éditeur du livre de Pascale
Froment ? Celle-ci refuse de le confirmer, mais il suffit de lire l’ordonnance de référé pour avoir la
réponse : l’auteure est la seule plaignante, et son éditeur n’est pas venu la soutenir dans la procédure.
Ce qui est gravissime car, en matière d’édition, si l’auteur détient les droits moraux, les droits
patrimoniaux sont la propriété de l’éditeur. C’est aussi ce qui transparaît de l’ordonnance :
Pascale Froment obtient réparation de son préjudice au titre de l’atteinte à son droit moral, mais
l’atteinte au droit patrimonial n’est pas prise en compte. Pour la bonne raison qu’Olivier Nora, P-DG
de Fayard et de Grasset, c’est-à-dire en situation de conflit d’intérêts, choisit de défendre le plagiaire
et de se désolidariser de la plagiée.
C’est la Sainte Alliance du capitalisme de connivence et de l’édition de connivence, applaudie
quelque temps plus tard par le journalisme de connivence.
Voici donc le lauréat du prix du Livre politique 2016 : un plagiaire, ou plus précisément, un
plagiaire récidiviste. Au premier examen, on se dira que tout cela n’a rien de très surprenant : en
France, la démocratie est gangrenée par un système oligarchique. Et le propre d’un système
oligarchique est de permettre à ceux qui en font partie de survivre à toutes les adversités ; de
bénéficier d’une totale et constante impunité. Mais pourquoi la presse, en France, ou du moins une
bonne part des grands médias, se soumettent-ils à ce système oligarchique au lieu d’en révéler les
travers ? Pourquoi font-ils même partie de ce système, au point d’en être l’un des rouages essentiels,
au lieu d’en exposer toutes les dérives ?
Le putsch médiatique de Bolloré

C’est une tempête qui s’abat sur Canal + à la fin du mois de juin 2014. Licenciements en
cascade des cadres dirigeants de la chaîne cryptée, censures de documentaires, déprogrammation des
« Guignols de l’info » : Vincent Bolloré prend les commandes de l’entreprise à sa façon. Avec
violence. Sans le moindre souci de l’indépendance éditoriale des équipes de la maison. Sans le
moindre souci des convenances sociales. Sans même se conformer aux règles de gouvernance
édictées pour les groupes cotés à la Bourse de Paris…
Puisqu’il nous faut commencer quelque part notre tour d’horizon de ces oligarques parisiens qui,
ces dernières années, ont jeté leur dévolu sur la presse et sur la télévision, et qui les ont assujetties
tout aussitôt à leurs caprices, c’est effectivement sur le cas de Vincent Bolloré qu’il convient de
marquer un temps d’arrêt. Bolloré est le parangon de l’arrogance de ces milieux d’argent qui,
de manière décomplexée, pratiquent copieusement la censure, et la caricature du système qui s’est
mis en place ces derniers temps, de la nouvelle porosité entre les milieux d’argent et les grands
médias de la presse écrite ou audiovisuelle. Il est un révélateur de l’impuissance des pouvoirs
publics qui ont permis ce coup de force médiatique – à moins qu’il soit le marqueur de leur
complicité, s’ils l’ont encouragé en sous-main.

Cette stupéfiante histoire de la conquête de Canal + par Vincent Bolloré commence à la fin de
l’été 2011, à l’insu de tous. La genèse de l’histoire mérite d’être contée par le menu car elle en dit
long sur les règles opaques du capitalisme français, aux termes desquelles l’intérêt général s’efface
presque toujours devant les intérêts privés.
À cette époque, Vincent Bolloré cède à Canal + (filiale de Vivendi) 60 % des deux chaînes de
la télévision numérique terrestre (TNT) qu’il détient, Direct Star et Direct 8. L’industriel breton
cache souvent son jeu, si bien que les naïfs pensent sur le coup qu’en se délestant des deux chaînes
qu’il contrôle, il est en train d’abandonner le secteur télévisuel. Direct 8 (rebaptisée D8) est une
chaîne trash, version télévisuelle de la presse gratuite ultra bas de gamme dans laquelle l’homme
d’affaires s’est lancé quelques années plus tôt. Direct Star ne vaut guère mieux. À première vue,
Vincent Bolloré semble tirer sa révérence et avouer son échec.
Erreur. En réalité, ce dernier réalise à l’époque une affaire en or. Direct Star, c’est l’ex-
Virgin 17 racheté au groupe Lagardère pour près de 70 millions d’euros et qu’il rétrocède à
Canal + pour près de 130 millions d’euros. Direct 8, il l’a obtenue gracieusement au terme d’une
autorisation que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) lui a accordée le 23 octobre 2002.
Dans le « deal » que Bolloré fait avec le groupe Vivendi, ces deux chaînes sont valorisées à
465 millions d’euros, alors que l’industriel breton et ami de Nicolas Sarkozy n’a investi pour elles
guère plus de 200 millions d’euros. Grâce à l’État, il fait une culbute financière exceptionnelle de
plus de 230 %… La culbute est d’autant plus avantageuse que Vincent Bolloré est payé en titres
Vivendi, à un cours exceptionnellement bas, de 17 euros, du fait de la crise financière encore très
violente – le cours oscillera autour de 23 euros en 2015.
Bolloré réalise donc une plus-value de presque 50 % au-dessus de ce que l’on pensait, à
l’époque où il a vendu les deux chaînes de la TNT. Dans la foulée, il continue à monter
progressivement au capital de Vivendi pour finir, au début de l’année 2014, par en devenir le premier
actionnaire avec plus de 14 % de son capital et presque 20 % des droits de vote. Il accède, le 24 juin
2014, à la présidence du conseil de surveillance du groupe. Trois ans après avoir cédé ses deux
chaînes à Canal +, Vincent Bolloré devient le grand patron d’un groupe dont l’une des principales
filiales est précisément… la chaîne cryptée !
À lui seul, le début de notre histoire est éloquent quant aux règles stupéfiantes de fonctionnement
du système français. Car les fréquences de la TNT constituent une ressource rare, et surtout un bien
public, que l’État a choisi d’attribuer de longue date à des opérateurs à titre gratuit, sous deux
conditions : qu’ils conservent les chaînes autorisées durant un délai déterminé par la loi (deux ans et
demi actuellement, c’est-à-dire très peu de temps) ; qu’ils respectent le cahier des charges décidé
avec le CSA. Or l’État, qui a fixé ces règles, tolère depuis le début que ces mêmes opérateurs
puissent revendre ces chaînes qu’ils ont obtenues gracieusement, au lieu de rendre les fréquences. En
clair, l’État autorise que les fréquences publiques donnent lieu à des spéculations substantielles qui
viennent enrichir des opérateurs… privés.
Tout le capitalisme consanguin français réside dans cette privatisation de l’intérêt général au
profit de formidables appétits privés. L’État ne pourrait-il pas, dans ce cas de figure, reprendre ces
fréquences afin de les exploiter lui-même ou de les rétrocéder à d’autres candidats plus respectueux
du cahier des charges édicté par le CSA ? Non. Des débuts de la TNT jusqu’à la revente scabreuse
de la chaîne Numéro 23 par l’homme d’affaires Pascal Houzelot, la pratique est la même : grâce à
des spéculations insensées autour des fréquences publiques, l’État accepte que prospèrent ainsi de
formidables fortunes privées.
Installé aux commandes de l’empire Vivendi, Vincent Bolloré en profite pour arrondir encore sa
fortune, et décide tout aussitôt de siphonner les réserves du groupe pour servir des dividendes
faramineux aux actionnaires. Au total, ce sont 6,75 milliards d’euros qui seront ainsi distribués
entre 2015 et 2017. Et comme l’homme d’affaires contrôle plus de 14 % du groupe, ce n’est donc pas
loin de 1 milliard d’euros qui tombent dans sa poche. Près de 1 milliard d’euros ou le capitalisme
prédateur tel qu’en lui-même.
La suite de l’histoire est tout aussi stupéfiante. Vincent Bolloré n’a beau contrôler qu’une faible
part du capital de Vivendi ; il n’a beau être que le président du conseil de surveillance de Vivendi
depuis le printemps 2014, et le président du conseil de surveillance de sa filiale, le groupe Canal +, à
partir du 3 septembre 2015 (deux fonctions officiellement non exécutives), il ne se comporte pas
moins comme le véritable patron de l’empire sur lequel il vient de mettre la main. Le seul maître à
bord, décidant de tout. Et, dans la foulée, le népotisme devient un mode de gouvernance au sein de
Vivendi : le 11 mai 2016, le groupe annonce que Yannick Bolloré, le fils de Vincent, déjà propulsé à
la tête de Havas, entre au conseil de surveillance.
Ailleurs, en d’autres pays, cela aurait fait scandale. Il aurait été proprement inconcevable que le
président non-exécutif d’un groupe coté, de surcroît un actionnaire minoritaire, piétine les règles de
gouvernance et s’arroge des pouvoirs dignes d’un patron de droit divin – des pouvoirs de patron que
les actionnaires du groupe ont confié à un autre que lui. Mais le capitalisme français s’accommode
depuis longtemps de ces dérives autoritaires et de ce mépris des règles de droit. Personne ne se met
donc en travers du chemin de Vincent Bolloré quand il prend le commandement direct du groupe
Vivendi et de sa filiale Canal +. Surtout pas l’Autorité des marchés financiers, supposée veiller au
respect des règles de gouvernance des groupes cotés, mais qui a depuis toujours appris à plier
l’échine. Voici donc, au début de l’année 2015, Vincent Bolloré qui devient le véritable patron de
Canal + : c’est lui qui décide de tout, au gré de son humeur ; il fait comme s’il était tout à la fois le
directeur général, le directeur de la rédaction, le directeur des programmes, le scénariste des
« Guignols »…
Au début, cela ne se voit guère, car pendant quelques mois Vincent Bolloré tarde à tomber le
masque. Tout juste, le 12 février 2015, suggère-t-il sur France Inter qu’il ne goûte guère « Les
Guignols de l’info » (qui ont depuis si longtemps contribué au succès de Canal + et du « Grand
Journal »). À la journaliste qui lui demande ce qu’est, à ses yeux, « l’esprit Canal », il a cette
réponse : « C’est un esprit de découverte, d’ouverture, d’initiative », avant d’ajouter : « Parfois, un
peu trop de dérision. Je préfère quand ils sont plus dans la découverte que dans la dérision. Parce
que parfois c’est un peu blessant ou désagréable [...]. Je trouve que se moquer de soi-même, c’est
bien. Se moquer des autres, c’est moins bien. »
Aussitôt la rumeur se propage, notamment sur le Net. Puisque Nicolas Sarkozy déteste « Les
Guignols », qui l’ont si souvent moqué, puisque Vincent Bolloré est l’ami proche de l’ex-chef de
l’État (auquel il avait offert son jet et son yacht lors de la célèbre soirée du Fouquet’s), l’affaire
semble entendue : si l’industriel lance cette pique contre les marionnettes, c’est que son ami lui a
demandé de les remiser au placard et que c’est donc à cela qu’il prépare l’opinion. Dans les mois qui
suivent, il ne se passe rien et la rumeur retombe.
À la fin du mois de juin 2015, tout s’accélère. Le patron jovial et chaleureux qu’est en
apparence Vincent Bolloré se transforme en son contraire, un patron brutal et cynique. Un patron
coupeur de têtes. Le premier à en faire les frais, c’est Rodolphe Belmer, le directeur général de
Canal + qui a contribué à la plupart des succès de la chaîne au cours des années antérieures. Pourtant,
quelques jours plus tôt, il avait appelé confidentiellement l’Élysée pour faire savoir à l’entourage du
chef de l’État que l’irruption de Vincent Bolloré dans l’univers de la chaîne se passait au mieux et
qu’il venait d’obtenir de la bouche de son patron la confirmation de son maintien dans ses
fonctions…
Après Rodolphe Belmer, c’est au tour des figures connues de Canal + de prendre la porte. Sur-
le-champ, parfois même sans avoir le temps de monter dans leur bureau pour y récupérer leurs
affaires personnelles. Exit ainsi Ara Aprikian, le patron de D8 et D17. Exit le producteur Renaud
Le Van Kim, qui a contribué au succès du « Grand Journal » époque Michel Denisot. Exit Nathalie
Coste-Cerdan, la directrice du cinéma (fonction stratégique à Canal +), exit Thierry Thuillier,
fraîchement nommé directeur des sports de la chaîne, Alice Holzman qui dirige le bouquet CanalSat,
Cécilia Ragueneau, la directrice générale de la chaîne d’info I-Télé, et Céline Pigalle, la directrice
de la rédaction. Exit le patron de Canal +, Bertrand Meheut, mis dehors sans plus d’égard, sûrement
avec un joli pactole en poche en contrepartie d’un engagement de confidentialité.
Bref, c’est une purge. Une saignée. Un véritable « coup d’État médiatique », pour reprendre le
titre d’une enquête réalisée par Véronique Groussard, journaliste de Téléobs (4 octobre 2015). Un
coup d’État d’autant plus violent que Vincent Bolloré nomme aussitôt des hommes à lui à tous ces
postes clefs. Pas des professionnels réputés pour leur compétence. Non, le plus souvent ce sont des
obligés et des fidèles, promus d’abord pour leur allégeance.
Dans l’univers totalement dérégulé de la télévision, la puissance publique ne s’est jamais
souciée de garantir l’indépendance des rédactions – par exemple en leur conférant des droits moraux
leur permettant notamment de pouvoir opposer leur veto à la désignation par l’actionnaire d’un
nouveau directeur – si bien que Vincent Bolloré peut faire violence aux équipes concernées, et placer
à leur tête des responsables contestés et même… controversés. C’est ce qui se passe à I-Télé. Début
septembre 2015, dans une lettre adressée aux salariés, Bolloré annonce ainsi la nomination d’un
certain Guillaume Zeller au poste de directeur de la rédaction de la chaîne d’info. Quand les
journalistes apprennent la nouvelle, ils sont tétanisés. Et il y a de quoi, tant le personnage est
sulfureux derrière ses airs doux de premier communiant, et tant est grande son inexpérience.
Évoluant de longue date dans le microcosme des catholiques ultra-conservateurs, multipliant les
entretiens avec la radio d’extrême droite Radio Courtoisie, l’intéressé est le digne petit-fils d’André
Zeller (1940-2009), et fils de Bernard Zeller. Et si nul ne peut être tenu responsable de son
ascendance, lui revendique visiblement le legs honteux de son aïeul putschiste et de son père activiste
de l’Algérie française. Ou du moins lui arrive-t-il de célébrer ceux qui ont combattu à leurs côtés
contre la République ou qui l’ont déshonorée.
André Zeller est l’un des quatre hauts gradés impliqués dans le putsch des généraux du
21 avril 1961, à Alger, qui voulaient renverser Charles de Gaulle, et la République avec lui. Bernard
Zeller, quant à lui, fait partie des nostalgiques de l’OAS qui entretiennent depuis plus de cinquante
ans la mémoire de l’Algérie française. Il fut ainsi longtemps le président de l’association des Amis
de Raoul Salan (1899-1984) – le chef de l’OAS et un autre des quatre généraux putschistes. Très
active, l’association a longtemps édité une feuille trimestrielle dénommée Le Bulletin, dans laquelle
ont écrit quantité de chroniqueurs d’extrême droite. Parmi eux, Jean-Gilles Malliarakis qui s’est lui-
même défini dans le passé comme « néofasciste » et qui fut animateur sur Radio Courtoisie ; Jean-
Paul Angelelli, qui fut autrefois l’une des plumes du journal d’extrême droite Rivarol et candidat
Front national (proche de Bruno Mégret) aux élections législatives de juin 1988, dans la première
circonscription de l’Oise. Or, Guillaume Zeller navigue dans les mêmes eaux troubles.
Dans deux points de vue publiés le 10 novembre 2012 et le 19 mars 2014 sur Boulevard
Voltaire, le site du militant xénophobe d’extrême droite Robert Ménard, devenu dans l’intervalle
maire de Béziers, Guillaume Zeller dénonce « l’imposture du 19 mars », jour anniversaire de la
signature, en 1962, des accords d’Évian qui ont marqué la fin de la guerre d’Algérie. Dans une autre
tribune publiée le 4 décembre 2013, par le même site et intitulée « Paul Aussaresses aurait pu être un
héros national », il chante les louanges du général, s’appliquant à relativiser les actes de torture dont
le militaire s’est rendu coupable. Comme pour excuser ces crimes, ou les relativiser, il avance ces
arguments : « Il convient de placer les opérations menées par Paul Aussaresses sous deux prismes :
la cruauté des méthodes adverses [...] et la démission du pouvoir républicain qui a confié à l’armée
des tâches policières étrangères à sa vocation. »
Il publie aussi, en 2012, un livre intitulé Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, consacré aux
événements meurtriers survenus dans cette ville d’Algérie, deux jours après la reconnaissance de
l’indépendance du pays – événements qui firent près de sept cents morts parmi les civils européens.
L’auteur ponctue son livre de « remerciements » qui valorisent ses sources d’inspiration. Parmi ceux
à qui il exprime sa gratitude figure ainsi Bernard Zeller, son père. Il y a aussi le militant d’extrême
droite Jean-Paul Angelelli, évoqué plus haut, ou encore le général Maurice Faivre, un défenseur des
harkis très connu dans les milieux de la droite radicale. Sans oublier Olivier Dard, professeur
d’université qui a travaillé sur l’OAS et qui évolue lui aussi dans les milieux de la droite radicale.
Sans surprise, le livre de Guillaume Zeller est bien accueilli lors de sa parution dans tous ces
milieux de la droite rance. Entre plusieurs textes honorant la mémoire du général Salan, Le Bulletin
(numéro 33, deuxième trimestre 2012) de son père lui consacre aussi une critique élogieuse.

C’est ce Guillaume Zeller que Vincent Bolloré place début septembre 2015 à la tête de la
rédaction d’I-Télé. À sa suite, l’homme d’affaires installe comme numéro deux de la chaîne une jeune
journaliste, Virginie Chomicki, ne disposant que d’une faible expérience professionnelle (si faible
que I-Télé n’avait pas souhaité l’embaucher peu de temps auparavant), mais pour laquelle il a de la
sympathie. Et tout cela se passe sans que le CSA ne bronche – en a-t-il seulement les moyens légaux ?
Sans que le gouvernement lui-même n’y voie quoique ce soit à redire. Comme s’il était normal que
l’indépendance d’une rédaction soit piétinée. Comme si un patron, pas même investi de pouvoirs
exécutifs, pouvait mettre à genoux une rédaction et se mêler de sa ligne éditoriale. Comme si le
pouvoir d’un actionnaire allait jusqu’à tenir la plume d’un journaliste, ou en tout cas de le placer sous
l’autorité d’une personnalité aussi contestable… Tout juste le CSA convie-t-il Vincent Bolloré à
venir s’expliquer. Lequel promet, en signe de bonne volonté, de créer un comité d’éthique au sein de
Canal +. Mais c’est une pantalonnade. Car chacun devine que cela ne bridera en rien l’homme
d’affaires dans son opération commando sur Canal +. C’est tellement évident que Sylvie July,
directrice du Centre de formation des journalistes, et Patrick Eveno, universitaire et président de
l’Observatoire de la déontologie de l’information, annoncent le 6 septembre 2015 leur démission du
comité d’éthique d’I-Télé.
Pas un mot de la puissance publique. Pas la moindre réaction de Matignon, ni de l’Élysée.
Quelques semaines auparavant, François Hollande et Vincent Bolloré se sont pourtant discrètement
rencontrés. Au moment où Bolloré déclenche sa chasse aux sorcières à Canal +, le président français
réalise, du 1er au 3 juillet 2015, une tournée en Afrique, qui le conduit au Gabon, en Angola et au
Bénin. Or, en beaucoup de ces pays, Vincent Bolloré dispose d’immenses possessions. Au total, le
groupe du milliardaire est présent dans quarante-cinq pays d’Afrique avec vingt-cinq mille salariés
et a obtenu seize concessions portuaires, pour l’essentiel en Afrique de l’Ouest. Arrivant le 2 juillet à
Cotonou, au Bénin, François Hollande sait qu’il est sur les chasses gardées de Vincent Bolloré, et il
lui en donne crédit en se rendant dans la Bluezone (zone Bolloré), sorte de vitrine technologique
construite par le groupe Bolloré, avec une salle de spectacles, un cybercafé, des terrains de jeux et de
sports, le tout étant autonome en électricité grâce à des panneaux photovoltaïques.
Bolloré n’est pas présent, mais il fait savoir ce jour-là au chef de l’État qu’il aimerait le voir.
Quelques jours plus tard, les deux hommes se rencontrent à l’Élysée. Vincent Bolloré lui explique en
détail que les rumeurs qui courent sur son compte sont de pures inventions. Non, il ne supprimera pas
« Les Guignols » ! Non, il ne roule pas en cachette pour Nicolas Sarkozy. Non, il ne veut pas remettre
Canal + au pas. Il le répète à l’envi, croix de bois, croix de fer : son seul souci, c’est de faire
progresser Vivendi et sa filiale Canal + dans le même mouvement…
François Hollande croit-il un mot de ce que lui affirme Vincent Bolloré ? À l’évidence, cela n’a
aucune importance. Car, malgré le naufrage historique que vivent la presse et les médias, absorbés
les uns après les autres par quelques milliardaires parisiens, le pouvoir socialiste n’a pas la moindre
volonté de s’interposer ni de trouver une parade pour garantir l’indépendance des rédactions. Et
Bolloré le sait pertinemment : il s’agit d’une simple visite de courtoisie avant d’agir à sa guise.
En septembre 2015, la purge reprend de plus belle. La mise au pas de Canal + aussi. D’abord,
Vincent Bolloré confirme ce qu’il avait annoncé au mois de juin, à savoir que « Les Guignols de
l’info » ne reviendront pas tout de suite à l’écran ; qu’ils ne seront plus visibles en clair ; et qu’ils
devront s’appliquer à moins moquer les politiques français pour s’occuper davantage de
personnalités issues d’autres univers. En somme, les célèbres marionnettes qui symbolisent l’esprit
de la chaîne sont bâillonnées, sans que l’on sache quelle est leur marge de liberté. « Le Grand
Journal », l’émission phare de la chaîne, est aussi remaniée : exit Antoine de Caunes, désormais c’est
Maïtena Biraben qui officie.
Ce grand charivari déchaîne évidemment une tempête. Les gazettes parlent de la brutale
caporalisation de Canal +, tandis que les audiences s’effondrent. Mais, visiblement, Vincent Bolloré
n’en a cure. Il faut dire que l’homme d’affaires a de solides appuis. Comme il est aussi le principal
actionnaire de Havas, la puissante agence de communication et de publicité (dont l’une des figures de
proue est Stéphane Fouks, ami de jeunesse de Manuel Valls) veille au grain et dépêche aux côtés de
Maïtena Biraben, pour l’aider en ces temps de crise, une communicante, Anne Hommel, qui a
longtemps accompagné Dominique Strauss-Kahn au cours de ses sordides aventures, avant de se
mettre au service de Jérôme Cahuzac, l’ex-ministre fraudeur.
Officiellement, la communicante ne fait plus partie des équipes de Havas, elle s’est mise à son
compte, car depuis le scandale Cahuzac Vincent Bolloré a donné des instructions pour que l’agence
mette un terme à la communication politique au profit de la communication d’entreprise. Dans les
faits, rien n’a changé et Havas transmet à Anne Hommel toutes les missions délicates qui peuvent être
utiles à l’agence, ou à Vincent Bolloré lui-même.
Le Premier ministre, Manuel Valls, l’un des plus vieux amis de Stéphane Fouks en même temps
qu’un proche de la communicante, donne lui-même de sa personne et vient comme invité vedette du
premier « Grand Journal » dans sa version relookée façon Bolloré. Comme quoi on peut organiser
une purge au sein de l’une des chaînes françaises les plus connues, une purge sans précédent dans
l’histoire récente de la presse française et néanmoins… profiter de l’appui ostensible des plus hautes
autorités de l’État.
De cet appui spectaculaire de Valls à Bolloré, au moment où ce dernier s’approprie Canal + et
met la chaîne à genoux, il nous faudra donc reparler. Car il en dit long sur les réseaux d’influence et
les complicités dont jouent les oligarques français pour prendre possession de la presse et des
médias. Des complicités jusqu’au sommet de l’État, jusqu’au sommet du pouvoir socialiste.
Contre vents et marées, Vincent Bolloré défend donc ses choix et soutient sa nouvelle
présentatrice, Maïtena Biraben, même quand, quelques jours à peine après sa prise de fonctions, elle
fait en ces termes l’éloge de l’extrême droite : « Les propos de la vérité sont souvent tenus et
incarnés par le Front national aujourd’hui. Rarement par le Parti socialiste, très rarement par les
partis classiques. » Une sortie nauséabonde dont nul, à la direction de la chaîne, ne s’indigne. Silence
dans les rangs. Il serait mal venu de critiquer Vincent Bolloré ou la présentatrice qu’il protège.
Laquelle finit tout de même par annoncer en juin 2016 qu’elle va quitter Canal +.
Cependant, la mise au pas ne s’arrête pas là. Au même moment, une autre affaire, révélée le
29 juillet 2015 par Fabrice Arfi sur Mediapart, vient éclabousser la chaîne. « Vincent Bolloré n’aime
peut-être pas “Les Guignols de l’info”, mais cela ne l’empêche pas de considérer les journalistes
comme des marionnettes », écrit mon confrère, avant d’expliquer : « Le milliardaire, tout-puissant
patron du groupe Vivendi, la maison-mère de Canal +, a personnellement censuré au printemps
dernier un documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale, qui devait être diffusé dans
l’émission d’enquête de la chaîne, “Spécial investigation”. Alors que le film (qui contient plusieurs
révélations embarrassantes pour la banque mutualiste) avait été validé par la direction des
programmes et le service juridique de la chaîne, c’est par un simple coup de fil à Canal + que
Vincent Bolloré a signé l’acte de décès du documentaire, selon plusieurs sources internes. La raison
est simple : le Crédit mutuel est l’un des principaux partenaires financiers des activités du groupe
Bolloré ; Michel Lucas, son patron, est par ailleurs un intime de l’actionnaire majoritaire de la chaîne
cryptée. »
À peine engagé, le coup de force de Bolloré sur Canal + se traduit par ce qu’il y a de plus grave
dans la vie de la presse : une censure violente, brutale, et même revendiquée, puisque quelque temps
plus tard, le 3 septembre 2015 – ce sera révélé le 21 février 2016 par le site Les Jours – à l’occasion
d’un comité d’entreprise, Vincent Bolloré confirme sans la moindre gêne que les intérêts de son
groupe passent avant le droit à l’information des citoyens. Interrogé sur les rumeurs de censure du
documentaire qui circulent, l’homme d’affaires ne dément rien. « S’il y a dans la maison des gens qui
n’arrêtent pas de taper sur ses clients ou ses partenaires, elle n’en aura bientôt plus du tout. Ce n’est
pas un problème de censure », se borne-t-il à répondre. Avant de poursuivre (après avoir été
interpellé par un autre représentant du personnel qui lui a demandé s’il y avait donc des sujets
interdits) : « Il faut donner aux clients des sujets qui les intéressent. Censurer, c’est empêcher
quelqu’un de dire des choses vraies, mais attaquer la BNP, LCL ou le propriétaire de l’immeuble
serait une bêtise. » Pour qui n’aurait pas compris, Vincent Bolloré, patron autoritaire, hausse le ton et
justifie le grand ménage auquel il a procédé : « La haute direction d’une grande maison mérite un peu
de terreur, un peu de crainte [...]. La terreur fait bouger les gens. » Au passage, Bolloré note aussi
qu’il ne fait qu’imiter le patron de M6, Nicolas de Tavernost, lequel a interdit aux journalistes de ses
groupes de réaliser des documentaires ou des reportages qui mettent en cause ses clients ou
partenaires.
La « terreur » : ainsi parle Vincent Bolloré, patron de l’une des grandes chaînes françaises, et
patron d’une chaîne d’information en continu.
S’il faut en croire un journaliste de Canal +, Jean-Baptiste Rivoire, rédacteur en chef adjoint de
l’émission « Spécial investigation », et par ailleurs délégué syndical SNJ-CGT – l’un de ces
journalistes courageux qui ont traversé cette tourmente la tête haute – la censure va encore au-delà.
Invité sur le plateau d’« Arrêt sur images » le 14 février 2016, il explique les nouvelles règles du jeu
qui sont imposées aux journalistes de l’équipe : « On doit aller voir la direction avec nos petits
projets et demander la permission de faire nos enquêtes. En gros, sous l’ancienne direction, ça
passait à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour cent des cas. Depuis que Bolloré est sorti des
fougères et a manifesté son pouvoir dans l’entreprise, ça se passe beaucoup plus mal. » Le journaliste
explique alors que sur les onze sujets d’enquête proposés lors du précédent « comité
d’investigation », la direction a ainsi retoqué… sept sujets, parmi lesquels « Volkswagen, entreprise
de tous les scandales », « Le monde selon YouTube » ou encore « Nutella, les tartines de la
discorde ».
Annoncé le 3 septembre 2015 par Vincent Bolloré devant le comité d’entreprise, le recours à la
censure, autant que de besoin, est confirmé le 15 septembre aux délégués du personnel par la
directrice des relations sociales de Canal +. Nulle foucade de la part du grand patron, mais une
consigne mûrement réfléchie et assumée : les reportages sur les partenaires actuels ou futurs du
groupe seront refusés. Interrogée sur la censure du documentaire sur le Crédit mutuel, cette directrice
assume la décision prise et fixe le cap : « La direction tient avant tout à défendre les intérêts du
groupe Canal + et estime qu’il est donc préférable d’éviter certaines attaques frontales ou polémiques
à l’encontre des partenaires contractuels actuels ou futurs. »
Quelque temps plus tard, Philippe Labro, un proche de l’homme d’affaires, reconnaîtra lui-
même en public la censure du documentaire sur le Crédit mutuel. « Vincent Bolloré a souhaité que ce
documentaire ne passe pas. Il a fait ce qu’il souhaitait faire. Il l’a déprogrammé », dira-t-il au
journaliste de France 2 qui lui demandait un entretien pour le magazine « Complément d’enquête »
diffusé le 7 avril 2016.
Mois après mois, la normalisation de Canal + devient de plus en plus visible. En mai 2016, elle
connaît encore un rebondissement : Yann Barthès, le présentateur du « Petit Journal », dont
l’impertinence a aussi contribué au succès de la chaîne, jette l’éponge et annonce qu’il passera à la
rentrée suivante sur TF1. En définitive, c’est cela, la formidable prouesse de Vincent Bolloré :
donner de l’empire du roi du béton l’image d’un havre de… liberté !
Cette censure est encore plus spectaculaire puisque de son côté le Crédit mutuel a lui-même
croqué un nombre incalculable de journaux régionaux au fil des dernières années, au point de
contrôler quasiment toute la façade est de la France, au travers du groupe EBRA. Le petit doigt sur la
couture du pantalon, dans cet univers caporalisé, tous les journaux administrés par la banque, de
L’Est républicain au journal Le Progrès, en passant par Les Dernières Nouvelles d’Alsace,
L’Alsace, Le Républicain lorrain, Le Journal de la Haute-Marne, Le Journal de Saône-et-Loire,
Le Dauphiné libéré et quelques autres encore, omettent tous (à la notable exception du Bien public
qui a l’audace de publier… une brève) de rapporter la censure du documentaire dont tout le reste de
la presse s’est fait l’écho. Dans le même mouvement, ces mêmes quotidiens se gardent aussi
d’informer leurs lecteurs des révélations apportées par le film sur les systèmes d’évasion fiscale
dans lesquels le Crédit Mutuel est impliqué.
La mise au pas du groupe Canal + prend vite une tournure si spectaculaire qu’au printemps 2016
le patron d’I-Télé, Serge Nedjar, un proche de Bolloré, en vient même à évoquer le recours à des
publireportages ou des émissions sponsorisées par des grandes entreprises, sur le modèle de
l’émission « Ambitions d’entrepreneurs » que la chaîne d’info réalise déjà grâce aux subsides de la
Banque Palatine, une filiale de la banque BPCE. Des pratiques qui sont vivement condamnées par la
charte de Munich, ratifiée en 1971 par tous les syndicats de journalistes au monde et qui édicte cette
règle inviolable pour la profession : « Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du
publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs. »
Cette affaire de censure marque un tournant. Tandis que dans le même temps le milliardaire
Patrick Drahi prend le contrôle de Libération, puis du groupe L’Express et, d’ici à 2019, de
NextRadioTV, il y a dans le comportement de Vincent Bolloré à l’encontre de Canal + comme un défi
adressé au pays. Le signe d’une désinhibition : Canal +, c’est désormais sa chose, et Vincent Bolloré
entend bien en faire ce que bon lui semble.
Alors, que veut-il donc en faire ? Quand il commence à placer des hommes de confiance à tous
les postes importants de Canal +, une même interprétation revient en cet automne 2015 dans les
gazettes : à quelques encablures de l’élection présidentielle de 2017, l’industriel donne des gages à
son ami Nicolas Sarkozy.
C’est pourtant bien mal connaître l’homme d’affaires, dont les amitiés sont changeantes, au gré
de ses intérêts. Proche de Nicolas Sarkozy quand cela était opportun pour la bonne marche de son
groupe, proche des socialistes de la mairie de Paris quand il s’agit de gagner le marché d’Autolib’, il
ne roule en réalité que pour lui-même, dans le but d’arrondir davantage son immense fortune.
S’il y a une énigme dans l’affaire Canal +, elle est plus simple à percer. Voici des lustres que
Vincent Bolloré rêve de mettre la main sur une grande chaîne de télévision. Maintenant qu’il y est
parvenu, comme ivre de son propre pouvoir, il se moque éperdument des réactions que peut susciter
la mise au pas de Canal +, pour en faire une chaîne plus proche de ses goûts personnels. Car tout est
là : Canal +, c’est la chaîne « bobo » par excellence. « Bobo » ! Tout le contraire de ce qu’est
Vincent Bolloré ; tout le contraire de ce en quoi il croit, lui le catholique traditionaliste.
Car, au fond, c’est là la véritable origine du séisme : l’homme d’affaires est tout à la fois
l’héritier de l’une des dynasties les plus opaques du capitalisme français, fortement liée à son passé
colonial, en même temps qu’un patron très proche des milieux catholiques ultra-conservateurs. Si
Vincent Bolloré nomme à la tête de la rédaction d’I-Télé le sulfureux Guillaume Zeller, dont les
écrits sur Paul Aussaresses ont légitimement choqué, c’est que le grand patron a lui-même dans ces
cénacles des liens d’amitié nombreux.
Parmi ses amis proches, il y a un premier ecclésiastique, l’abbé Alain Maillard
de La Morandais. Se présentant lui-même comme « un monarchiste de cœur », breton également, et
cofondateur de Radio Notre-Dame, l’ecclésiastique, connu pour être le « prêtre des médias et du
show-biz », est choyé depuis longtemps par Bolloré, qui l’a installé dans une des émissions de sa
chaîne D8, « Les Enfants d’Abraham » (2006-2011). Viré en 2015 par Jean-Marie Lustiger,
l’archevêque de Paris, de la basilique Sainte-Clothilde dont il était le recteur (sur une pression
exercée par Bernadette Chirac qui lui faisait grief d’être trop proche du clan d’Édouard Balladur et
de Nicolas Sarkozy), l’abbé de La Morandais est depuis longtemps le confesseur et le père spirituel
de Vincent Bolloré.
Dans l’entourage immédiat de Bolloré, il y a un deuxième ecclésiastique, l’abbé Gabriel
Grimaud – qui figure aussi dans les remerciements de Guillaume Zeller dans son livre sur les
massacres d’Oran. En cet automne 2015, au moment où Canal + est mis sous tutelle, l’homme
d’affaires s’occupe d’ailleurs de cet autre ami. Comme le révèle le magazine Challenges, daté du
26 juin 2015, il achète pour quelque 70 millions d’euros l’hospice des Petites-Sœurs-des-Pauvres,
construit dans un parc splendide de plus de un hectare en plein cœur du seizième arrondissement de
Paris, non loin du Parc des Princes. Et, s’il fait cette très onéreuse acquisition, c’est qu’il compte y
installer un foyer au profit de la Fondation de la deuxième chance, dont il est l’initiateur, et en confier
la direction à l’abbé Gabriel Grimaud, aumônier de la Maison d’éducation de la Légion d’honneur,
créateur de l’association traditionaliste Mater Amoris, et chroniqueur à Direct Matin et à Direct 8.
En mettant la main sur Canal +, Bolloré réalise un vieux rêve, ou plutôt deux vieux rêves,
entremêlés : la prise de contrôle d’une grande chaîne de télévision française pour ensuite l’asservir à
ses intérêts propres, à ceux de son groupe, sinon même à ses lubies et passions personnelles. Et ces
deux rêves en disent long sur la personnalité de Vincent Bolloré, sur ses pratiques dans la vie des
affaires, comme sur ses intrusions brutales, dont il est coutumier, dans la vie des médias qu’il
possède.

C’est durant l’hiver 1997-1998 que, pour la première fois, il pense concrétiser son vœu de
posséder une grande chaîne en mettant la main sur… TF1 ! À l’époque, son éminence grise, Alain
Minc, alors président du conseil de surveillance du journal Le Monde, lui souffle l’une de ces idées
tordues dont il a le secret : un raid boursier sur le groupe Bouygues est sans doute réalisable. Et le
projet retient sur-le-champ son attention : il y a sans doute là la possibilité pour lui de réaliser l’une
de ces formidables culbutes financières dont il a le secret ; surtout, c’est une opportunité de rafler la
première chaîne.
Dans une France connue pour disposer d’un capitalisme sans capitaux, la firme a, comme tant
d’autres, un capital qui est mal « verrouillé ». À preuve, Francis, le fondateur de l’empire, ne
contrôle jusqu’en 1988 qu’environ 7 % de son propre groupe, et aucun de ses quatre enfants
(Corinne, Nicolas, Olivier et Martin) n’apparaît à l’époque au capital.
Francis Bouygues meurt en juillet 1993. Son fils Martin, devenu le P-DG du groupe en 1989,
parvient à améliorer le contrôle de la famille (et le sien en particulier) : avec le renfort de son frère
Olivier, il détient à la fin de l’année 1996 près de 16,8 % du capital. Ce qui ne protège pas la société
d’une attaque, mais permet aux héritiers d’envisager l’avenir avec un peu moins d’inquiétude.
Comme tant d’autres groupes français, le géant du BTP n’en alimente pas moins rituellement des
rumeurs d’OPA. Selon Alain Minc, le moment est donc venu de foncer. L’affaire est tentante, il faut
agir avant que Martin Bouygues n’arrive à relever son contrôle au-delà de 16,8 % ; d’autant que notre
conseiller a bien entendu à l’esprit que le groupe Bouygues dispose de la pépite TF1, et qu’une telle
affaire ne se présentera pas tous les quatre matins. L’assaut du groupe Bouygues se doit d’être
conduit sans faiblesse et en vitesse.
Alain Minc expose donc son idée à Vincent Bolloré. Les deux hommes se connaissent depuis le
milieu des années quatre-vingt mais n’avaient pas tissé à l’époque de relations particulières : ni
d’argent ni d’amitié. Quand le patron d’AM Conseil s’en va vendre à Bolloré les secrets de
Bouygues, c’est la première fois qu’il propose au Breton d’être en affaires avec lui. Et, de but en
blanc, cela ne marche pas. Minc doit s’y prendre à trois reprises avant de le convaincre que le
groupe Bouygues est sous-valorisé en Bourse et qu’il représente une magnifique proie pour un raider.
Acharnement couronné de succès. Bolloré finit par comprendre que son visiteur a raison.
Avant de décider des détails de l’attaque, Alain Minc et Vincent Bolloré débattent de
l’arrangement financier qui va les lier. Le premier suggère que le second lui verse, à l’instar des
autres patrons, un abonnement trimestriel, mais le second ne veut pas de ce système. Minc suggère
alors une seconde solution qui va faire sa fortune : il propose à Vincent Bolloré de lui verser 1 % des
plus-values qu’il réalise ; de toutes les plus-values, celles qui résultent d’opérations dont il a eu
l’idée et celles dont il n’a pas la paternité.
Les voilà partis à la conquête du géant du béton aux pieds d’argile. Suivant pas à pas les
conseils de son nouveau partenaire, Bolloré commence à ramasser discrètement en Bourse des titres
Bouygues. Jusqu’à ce fameux jour du 9 décembre 1997 où il décroche son téléphone : « Allô,
Martin ? C’est Vincent. Il faut qu’on se voie d’urgence… » Stupéfait, le patron du groupe de BTP
découvre peu après ce qu’il ignorait : celui qui vient lui rendre visite et se présente comme un ami
détient près de 8,7 % du capital de son groupe – participation qui montera au-dessus de 12 %. Pour
le roi du béton, l’annonce est un séisme. Aurait-il dépensé en vain une si grande énergie pour
consolider son emprise sur le groupe familial ?
Cependant, assez vite, Bolloré comprend qu’il aura du mal à progresser au-delà des 12 % et que
son OPA risque d’échouer. Martin Bouygues connaît donc un répit. Et, manœuvre pour manœuvre,
lui-même n’est pas manchot. Aussi décide-t-il de mettre sur pied une équipe secrète dont la mission
est d’organiser la riposte. La composition de l’équipe est déjà la première phase de la contre-attaque
puisque, outre Martin Bouygues lui-même, on y trouve l’avocat Jean-Michel Darrois (un ami proche
d’Alain Minc qui, le temps de la confrontation, cesse officiellement toute relation avec ce dernier
pour éviter tout conflit d’intérêts), le patron de Publicis Maurice Lévy, et surtout un second avocat,
que la politique a pour l’heure maltraité et qui est aussi un intime de Martin Bouygues, Nicolas
Sarkozy.
L’embauche de l’ancien ministre du Budget – et futur chef de l’État – est l’habileté suprême :
pour Alain Minc et Vincent Bolloré, sarkozistes de la première heure, la tâche s’en trouve fortement
compliquée. À l’époque, tout contribue à ce que assaillis et assaillants trouvent un terrain d’entente :
Bouygues a intérêt à pactiser avec son nouvel et encombrant actionnaire, tandis que Bolloré doit
accepter de marquer le pas. Un pacte d’actionnaires est scellé le 15 décembre 1997 entre les deux
hommes, au terme duquel ce dernier s’engage notamment à ne pas porter sa participation au-dessus de
14 %, jusqu’en 2006. Du point de vue de l’industriel breton, ce n’est qu’une demi-victoire : avec
trois sièges d’administrateurs au sein du conseil de Bouygues, il occupe une position de force, mais
son offensive est contenue.
Dans les semaines qui suivent son attaque, Vincent Bolloré ne cache pas sa colère. Il fait valoir
à ses proches que son assaut n’a pas abouti parce qu’Alain Minc ne lui a pas donné « la bonne clef »
pour pénétrer dans le groupe.
Dans les premiers mois de 1998, tout s’accélère. La « bonne clef », Bolloré et Minc n’ont de
cesse de la chercher. Que se passe-t-il, en effet, au lendemain de la signature de ce pacte
d’actionnaires ? Des événements que nul ne comprend vraiment à l’époque. Alors que les
protagonistes auraient dû faire la paix, ils repartent en guerre. Vincent Bolloré, sur le conseil de
Minc, déclenche de nouveau les hostilités. À la veille du conseil d’administration du groupe
Bouygues, qui doit se tenir le 31 mars 1998 dans le dessein d’examiner les comptes de l’exercice
1997, Vincent Bolloré, pourtant fraîchement lié à Martin Bouygues par ce pacte, lui manifeste une
défiance inattendue : avec Jean-Paul Parayre, son bras droit, il s’abstient lors de la ratification des
comptes. Sur le moment, diverses explications sont données, dont la presse se satisfait : une
modification des méthodes comptables que le groupe aurait appliquée de manière discutable ; un
manque de sincérité du bénéfice affiché (778 millions de francs) ; surtout, un désaccord sur la
stratégie industrielle à suivre, Vincent Bolloré étant partisan de céder le secteur de la téléphonie.
En réalité, Bolloré et Minc disposent sans doute d’informations confidentielles sur le groupe
Bouygues, et le soupçonnent d’avoir présenté plusieurs années durant des comptes « améliorés ». Et
c’est alors que commence une bataille dans l’ombre. Conseillés par l’un de leurs proches, l’expert-
comptable René Ricol (qui deviendra, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, commissaire général à
l’investissement), Bolloré et Minc décident d’en appeler à Antoine Gaudino, l’ex-inspecteur de la
brigade financière de Marseille, reconverti dans les enquêtes économiques pour le compte de
plusieurs patrons du CAC 40. Les premiers contacts avec Gaudino ont lieu avant l’été, même si
l’enquêteur ne reçoit officiellement sa lettre de mission que le 22 septembre.
Comme l’indique le titre du rapport, dont il remettra une copie définitive à son commanditaire
quelques mois plus tard, le 30 avril 1999, le cadre des recherches secrètes commandées à l’ex-
inspecteur est très large. Vincent Bolloré lui demande d’établir un « rapport d’enquête sur la gestion
de certaines sociétés du groupe Bouygues SA ». Flanqué d’Olivier Peschard, un expert financier de
son cabinet, qui cosignera avec lui le rapport, Antoine Gaudino va vite. Lui a-t-on sur-le-champ
suggéré d’enquêter sur certains montages financiers très précis du groupe Bouygues ? Lui a-t-on
« mâché » le travail avant même qu’il ne l’ait accompli ? C’est probable, car dans les semaines qui
suivent, et tout au long de l’automne, les enquêteurs transmettent oralement à Vincent Bolloré leurs
premiers comptes rendus d’investigation. Selon un témoin qui a été dans le secret de l’affaire, les
enquêteurs progressent comme s’ils savaient quoi trouver. Et, avant la fin novembre, ils parviennent
aux conclusions qu’ils consigneront dans leur rapport final. Il leur faudra deux grands sacs de sport
pour livrer à Vincent Bolloré l’objet commandé, avec toutes ses annexes.
Les conclusions vont dans le même sens : elles assurent que de nombreux montages ont été
réalisés à l’avantage de la famille Bouygues, lésant le plus souvent les intérêts de la structure cotée
Bouygues SA. À l’appui de leur démonstration, les enquêteurs évoquent des montages financiers très
sophistiqués. L’ennui, c’est que le document est truffé d’erreurs factuelles et d’invraisemblances qui
ruinent la démonstration. Vincent Bolloré et Alain Minc n’en diront rien à leurs entourages. Ils ne
confieront jamais que l’ex-inspecteur a bâclé le travail dont ils lui avaient passé secrètement
commande. Ils ne diront pas non plus que ces investigations sont venues confirmer leurs soupçons sur
le manque de sincérité des comptes du groupe Bouygues, et que ceux-ci leur semblent contestables,
au-delà du simple exercice 1997.
Si Vincent Bolloré, à l’époque administrateur du groupe Bouygues, nourrissait une lourde
suspicion, pourquoi ne s’en est-il pas ouvert aux autorités de tutelle des marchés, en l’occurrence à la
Commission des opérations de Bourse (devenue l’Autorité des marchés financiers), sinon à la
justice ? Pourquoi a-t-il choisi d’enfermer dans son coffre-fort personnel un rapport dont les
conclusions s’avèrent lourdes ? N’est-ce pas parce qu’il a compté tirer avantage des découvertes
faites par Gaudino ? Toujours est-il que, quand Bolloré sollicite les services de l’enquêteur, ceux qui
sont dans le secret comprennent que le combat va devenir plus rude. Parmi eux, certains rechignent.
S’il participe aux premières réunions pour lancer l’opération, René Ricol fait vite savoir qu’il n’en
sera pas si ce combat se mène avec des « coups en dessous de la ceinture ». Sous-entendu : si un flic
privé, dans un dessein inavoué, est chargé de mener une enquête secrète sur l’adversaire…
Vincent Bolloré comprend tout de même que son OPA est perdue, et qu’il ne lui reste qu’une
issue : revendre à bon prix ses parts du groupe Bouygues. Le 28 novembre 1998, sous l’égide
d’Alain Minc, Albatros Investissements, la holding de Bolloré, rétrocède donc à Artémis, celle de
François Pinault, les 12,8 % du capital qu’il détient dans le groupe. Vincent Bolloré est furieux de
voir TF1 lui échapper, mais il se console : envers et contre tout, il réalise au passage une belle plus-
value. Acquis pour 2,3 milliards de francs, ces titres sont revendus pour 3,8 milliards de francs, à
peine huit à neuf mois plus tard. Pour le champion des raids éclairs, c’est un « jackpot » sans
précédent : 1,5 milliard de francs (230 millions d’euros). Et, suivant la règle de partage convenue,
Alain Minc empoche sa part du butin, soit 15 millions de francs.
À quelles fins aura donc servi le rapport d’Antoine Gaudino ? La perspective d’une fantastique
plus-value a-t-elle incité Vincent Bolloré à chercher une issue au conflit ? Ce rapport a-t-il été un
moyen de pression ? En tout cas, du rapport d’Antoine Gaudino, il n’a ensuite plus jamais été
question au sein du groupe Bolloré. Aucun proche collaborateur de l’homme d’affaires ne verra la
copie originale du document. Et la seule version qui circulera en de très rares mains sera un
document quasi-identique à l’original mais intégralement ressaisi sur une machine à écrire différente,
sans les trois premières pages portant la mention des auteurs du rapport.
L’épisode de la conquête ratée de TF1 en dit donc long sur Vincent Bolloré. Long sur
l’obsession qu’il nourrit depuis longtemps d’occuper une position dominante dans le monde des
médias. Long aussi sur les méthodes peu conventionnelles, si l’euphémisme est permis, qu’il est prêt
à employer pour y parvenir. Après presque vingt ans, la conquête de Canal + sonne comme une
revanche. Ce n’est pas un aboutissement, mais plutôt le vrai commencement. Car il n’a sûrement pas
l’intention de s’arrêter là…

On peut discerner de nombreux indices des arrière-pensées de Bolloré en se plongeant dans le


long chemin effectué par l’homme d’affaires, car il a possédé des médias de dimension plus modestes
avant de se lancer dans l’aventure Vivendi. Et, déjà, il a montré de quoi il était capable. Ce rêve tient
en deux points : l’asservissement des médias qu’il contrôle à ses caprices ou à ses lubies, et leur
utilisation au gré de ses seuls intérêts – et au mépris de l’indépendance de la presse.
L’exemple le plus connu, c’est le gratuit Matin Plus qui le fournit le vendredi 26 octobre 2007,
au travers d’une couverture qui va honteusement passer à la postérité. À lui seul, ce quotidien,
l’ancêtre de Direct Matin, est déjà un symbole de la consanguinité entre presse et milieux d’argent.
Sous l’impulsion d’Alain Minc, et de Jean-Marie Colombani, Le Monde a accepté l’inacceptable :
coproduire avec le groupe Bolloré et l’agence Havas, dont ce dernier a pris le contrôle, un journal
gratuit. Le Monde, qui contrôle seulement 30 % du capital du journal, fournit quelques articles. Pour
le reste, c’est de l’information bas de gamme, constituée de quelques dépêches d’agence découpées à
la hâte par des jeunes qui rêvaient de devenir journalistes, mais qui n’ont obtenu qu’un contrat
précaire pour produire une minable feuille de chou.
Mais ce vendredi-là, l’attrape-gogo a une utilité. La veille, Nicolas Sarkozy a reçu Paul Biya, le
président camerounais, à l’Élysée. L’événement est microscopique et la plupart des journaux
nationaux et régionaux n’en font pas mention, ou alors seulement au travers d’une brève. En revanche,
pour Matin Plus, il s’agit à l’évidence d’un fait majeur car le groupe Bolloré espère être choisi par
le chef de l’État africain pour assurer la construction d’une ligne de chemin de fer de huit
cents kilomètres, reliant le Cameroun à la Centrafrique. La couverture du quotidien est donc
consacrée à cette visite : on y voit un photomontage pleine page du président africain dans la cour de
l’Élysée.
À l’époque, toute la presse est légitimement choquée par l’instrumentalisation du quotidien par
son propriétaire. Témoin le site Internet du Nouvel Observateur, qui, deux jours plus tard, cite Odile
Biyidi, présidente de l’association Survie, spécialiste des relations obscures entre la France et
l’Afrique : cette « une » illustre « l’utilité de posséder des journaux quand on a des intérêts en
Afrique ». Et le site Internet explique : « Le groupe Bolloré a acquis la SDV-Saga, en charge du
transport de marchandises dans les années quatre-vingt-dix. Il a également acheté le terminal à
conteneurs du port de Douala, la capitale économique du Cameroun, ainsi que la Camrail, la société
de transport ferroviaire nationalisée en 1999, qui pourrait construire les huit cents kilomètres de
lignes entre Belabo et Bangui. [...] Bolloré possède, en outre, les 31 000 hectares de palmeraies de la
Socapalm et de la Ferme suisse. »
Autre fait grave, qui prend la forme non pas d’une immixtion des intérêts du groupe Bolloré dans
le contenu éditorial d’un journal mais d’une censure pure et simple : quelques mois plus tôt, en
juin 2007, le même Matin Plus décide de ne pas publier un article fourni sur le quota du Monde, en
provenance de Courrier international, rapportant les déboires de musiciens hongrois avec la police
à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. « On ne peut pas parler de la sorte de la police française ! » :
selon l’un des responsables de l’hebdomadaire, c’est ainsi que Vincent Bolloré aurait justifié
l’instruction (donnée par lui-même) de ne pas publier l’article.
Tout aussi grave, le 29 janvier 2009, dans le cadre de la même collaboration entre l’homme
d’affaires et Le Monde, ce dernier fournit à Direct Matin (ex-Matin Plus) un article gentiment
critique expliquant comment la RATP exploite les données du Pass Navigo à des fins commerciales.
Sacrilège ! Alors que le groupe Bolloré a signé peu avant un partenariat avec la RATP au terme
duquel il peut installer des présentoirs pour ses deux gratuits, Direct Matin e t Direct Soir, à
destination des usagers des transports en commun, cette impertinence (toute relative) n’est guère
appréciée par l’homme d’affaires. L’article est finalement écarté et remplacé par une pleine page de
publicité. Il faudra qu’une nouvelle polémique enfle dans la presse plusieurs jours plus tard pour que
l’article censuré soit enfin publié.
Dans cette histoire stupéfiante, il faut encore ajouter un autre épisode, peut-être le plus étonnant
et le plus révélateur de tous : l’épisode Michel Roussin. En 1999, Vincent Bolloré engage cette
recrue de choix et en fait le vice-président de son groupe, pour superviser ses activités africaines, qui
sont le cœur de son empire. Cette embauche ne doit rien au hasard : Michel Roussin, qui fut dans sa
jeunesse officier de gendarmerie puis directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches, le patron du
SDECE (les services secrets français, transformés en DGSE, puis DCRI), avant de devenir directeur
de cabinet de Jacques Chirac à la Ville de Paris puis ministre de la Coopération dans le
gouvernement d’Édouard Balladur, a longtemps été l’un des piliers de la Françafrique version
chiraquienne. Après un passage comme conseiller du président d’EDF, Michel Roussin revient
travailler auprès de Vincent Bolloré à la mi-2014.
L’intéressé connaît tous les secrets du parti néo-gaulliste, et il est à tu et à toi avec bon nombre
de dictateurs africains. Un homme de confiance, de surcroît, qui a payé le prix fort de sa fidélité, et
qui ne s’est jamais plaint d’avoir été le bouc-émissaire de fautes dont d’autres que lui avaient pris la
responsabilité : dans le scandale des marchés publics d’Île-de-France, il est ainsi condamné en 2008
pour complicité et recel de corruption à quatre ans de prison avec sursis, 50 000 euros d’amende et
cinq ans de privation des droits civiques, civils et familiaux. Fidèle soldat de la chiraquie, il ne
confie à personne son amertume ni ne désigne le ou les responsables.
Or, pour Vincent Bolloré, la connaissance des réseaux de la Françafrique est de première
importance. Car le cœur de son empire, construit sur les décombres de l’ex-banque Rivaud, ce sont
d’immenses possessions issues du capitalisme néocolonial français. Dans l’ouvrage remarquable
Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, dont Martine Orange, ma consœur de Mediapart,
est l’un des co-auteurs, on en prend la bonne mesure : « Au Cameroun, bastion de la “Françafrique”,
Bolloré, surfant sur la vague des privatisations encouragées par le FMI et la Banque mondiale, se
retrouve en position de quasi-monopole à travers la gestion pour trente ans du terminal à conteneurs
du port autonome de Douala […] et la concession pour trente-cinq ans de la société de chemins de
fer, Camrail. Bolloré contrôle également des plantations d’hévéas et de palmiers à huile, héritées du
groupe Rivaud, où les conditions de travail font l’objet de vives critiques, comme au Liberia (où les
Nations unies parlent de conditions de travail “assimilables à de l’esclavage”) ou à la Socapalm
(Société camerounaise des palmeraies), propriété du groupe belge Socfinal, détenue à près de 40 %
par Bolloré. Des employés de la plantation de Kienké (au sud-ouest du Cameroun), payés 50 euros
par mois, estiment subir un “esclavage modernisé”. Accusations farouchement démenties par le
groupe Bolloré, qui assure délivrer dans tous ses secteurs d’activité “un salaire et une protection
sociale nettement au-dessus du minimum légal camerounais”. »
Compte tenu de la place stratégique des activités africaines dans le groupe Bolloré, Michel
Roussin devient vite l’homme de confiance du patron, qui l’installe à ses côtés comme vice-
président. Sa mission est de veiller au développement de ces activités africaines et de cultiver les
meilleures relations possibles avec tous les chefs d’État des pays concernés. Mais pas seulement. À
partir de mars 2006, et pendant plusieurs années, Vincent Bolloré fait de lui le présentateur et
l’animateur d’une émission mensuelle sur sa chaîne D8, « Paroles d’Afrique », dont l’ambition
revendiquée, comme l’explique une enquête du Monde diplomatique (avril 2009), est d’offrir une
« bonne image » du continent noir. Et qui est le second animateur qui assiste Michel Roussin ? Tiens
donc ! C’est Guillaume Zeller, le futur directeur d’I-Télé.
Quel autre grand patron aurait osé organiser une telle émission, avec pour animateur son bras
droit, qui est aussi un ancien des services secrets et de la Françafrique ? Bolloré, lui, ose tout ; c’est
sa marque de fabrique. L’émission prend une stupéfiante tournure, comme le raconte Le Monde
diplomatique dans son enquête : « Jamais nommé, le groupe Bolloré est omniprésent. Le plateau
prend même des allures de conseil d’administration lorsque le vice-président de ce groupe consacre
son émission aux “infrastructures en Afrique”. Les “invités” : le président-directeur général (P-DG)
de la Société internationale de transport africain par rail (Sitarail), qui deviendra ministre ivoirien
des Transports quelques semaines plus tard, et le P-DG de Promotion et participation pour la
coopération économique (Proparco), filiale de l’Agence française de développement (AFD)
spécialisée dans l’appui au secteur privé. »
Et le journal de rapporter cette autre anecdote : « L’émission, qui ne convie que des Africains
fortunés et utilement placés, donne parfois la parole à des “Africains” encore plus spécifiques.
L’invité, le 25 septembre 2008, n’est autre que le général Emmanuel Beth, ancien commandant de
l’opération “Licorne” en Côte d’Ivoire, devenu directeur de la coopération militaire et de la défense
au ministère des Affaires étrangères. On aurait pu indiquer que l’homme était allé quelques mois plus
tôt déposer une gerbe sur la tombe de l’ancien dictateur togolais Gnassingbé Eyadema. M. Roussin
choisit une autre voie ce jour-là : “Vous le savez depuis longtemps maintenant, nous sommes ceux qui
annoncent les bonnes nouvelles. On combat toujours, dans notre émission et sur notre chaîne, les
idées reçues. Alors aujourd’hui, pour combattre les idées reçues, on ne pouvait pas faire mieux que
de demander à un général de rejoindre le plateau : un général français, mais complètement immergé
dans les affaires africaines…” Et la discussion s’engage, cordiale, entre l’officier parachutiste de la
Légion étrangère et son hôte, ancien officier du service de documentation extérieure et de contre-
espionnage (Sdece). »
Michel Roussin n’est pas le seul proche que Vincent Bolloré installe comme animateur de sa
chaîne D8. À la même époque, en 2007, il pousse le mélange des genres jusqu’à proposer à son
conseiller de l’ombre une émission qui, en toute modestie, est baptisée « Face à Alain Minc ». Et,
cette fois encore, nul souci d’expliquer aux téléspectateurs le monde tel qu’il va (mal), ou l’économie
telle quelle (dys)fonctionne. Nul souci de pluralisme. Disposant de cette tribune que lui offre le plus
riche de ses clients, Alain Minc loue à longueur d’émission les vertus de la « mondialisation
heureuse ».
Ailleurs qu’en France, un « intellectuel » qui profère souvent d’aussi grossières âneries est à
tout jamais disqualifié. Au pays du capitalisme de connivence, grâce à la TV Bolloré, il tient le haut
du pavé audiovisuel. Vincent Bolloré n’a décidément peur de rien : il place un ancien des services
secrets à l’actualité africaine, et l’entremetteur du capitalisme parisien à l’actualité économique.
Alors, quand longtemps plus tard le même Bolloré met la main sur Canal +, décapite son
encadrement, promeut ses proches aux postes clefs et censure ou bâillonne les émissions ou
documentaires qui lui déplaisent, il fait en grand ce qu’il faisait sur D8 une décennie plus tôt. Ce qui
est inquiétant, ce n’est pas seulement qu’avec la chaîne cryptée l’homme d’affaires change d’échelle.
Dans l’intervalle, il a également pris des positions de force dans d’innombrables secteurs liés en
amont ou en aval à l’audiovisuel, au multimédia, à la communication et au cinéma.
Canal +, qui joue de longue date un rôle majeur dans le financement du cinéma, est placé au
cœur d’un nouvel empire gigantesque, avec Vivendi, le géant mondial de la communication et du
divertissement ; avec Havas, le géant français de la communication et de la publicité ; avec CSA, l’un
des principaux instituts de sondage français ; avec Dailymotion, le site français d’hébergement et de
partage de vidéos dont Vivendi prend le contrôle en avril 2015 ; avec Banijay et Zodiak, l’un des
plus grands producteurs et distributeurs indépendants de programmes télévisuels au monde, dans
lequel Vivendi détient une participation de près de 26 % à la faveur du rapprochement des deux
entités contrôlées par Financière Lov, la holding de Stéphane Courbit, un autre client d’Alain Minc…
En avril 2016, Vincent Bolloré passe aussi un accord avec Silvio Berlusconi au terme duquel
leurs deux groupes, Vivendi et Mediaset, échangent 3,5 % de leur capital respectif, le groupe français
obtenant de surcroît le contrôle de 100 % de Mediaset Premium, la filiale de télévision payante du
groupe italien. Objectif affiché de l’opération : créer en Europe une sorte de Netflix, le géant
américain du streaming.
Bref, c’est un véritable conglomérat que Bolloré a construit en peu de temps. Un conglomérat
qui pourrait bien encore grossir pour devenir un oligopole européen. En cet automne 2015, quand les
polémiques autour de la remise au pas de Canal + commencent à enfler, l’homme d’affaires est, lui,
déjà passé à autre chose : via Vivendi, dont il n’est pourtant qu’un actionnaire minoritaire, il monte
progressivement au capital de l’opérateur italien Telecom Italia, jusqu’à contrôler 19,9 % des titres.
Ce qui a aussitôt pour effet de susciter une contre-attaque de Xavier Niel, le propriétaire de Free-
Iliad et copropriétaire du groupe Le Monde-Nouvel Observateur, qui lui-même au début de
l’automne achète des titres à la Bourse de Milan, jusqu’à contrôler plus de 15 % de l’opérateur
téléphonique italien.
Pour quelles raisons Xavier Niel puise-t-il plus de 2,5 milliards d’euros dans sa cagnotte en
quelques semaines ? L’homme redoute que la possible conquête de Telecom Italia par le président du
conseil de Vivendi ne soit que la première étape d’une conquête plus vaste, d’une entrée en position
de force au capital de l’opérateur historique français Orange, négociée par l’échange de sa
participation dans Telecom Italia. Un scénario qui a parfaitement réussi à Vincent Bolloré, par
lequel, grâce à l’apport de ses chaînes de télévision gratuites (D8), il est parvenu à s’imposer dans
Canal + puis chez Vivendi. Pour Xavier Niel, impossible de laisser se reproduire le schéma avec
Orange. Car cela déstabiliserait totalement sa position et, à terme, pourrait même le condamner :
l’activité mobile de Free est étroitement dépendante de son contrat d’itinérance avec Orange, au
moins jusqu’à la fin de l’année 2016.
C’est à l’époque le calcul de Vincent Bolloré : le modèle économique de Canal + est fragile,
sinon même condamné. Il n’existe qu’une stratégie possible pour sauver la chaîne cryptée : l’adosser
à un grand opérateur téléphonique. Mettre en pratique la fameuse stratégie contenants-contenus,
défendue en d’autres temps par le patron déchu de Vivendi, Jean-Marie Messier, et redevenue à la
mode. Farouchement opposé dans le passé à cette orientation, Vincent Bolloré s’y est finalement
converti. À l’instar des oligarques français de la communication et de la presse, qu’il s’agisse de
Patrick Drahi ou de Xavier Niel.
Quand Vincent Bolloré commence sa manœuvre en crabe, dans l’espoir d’entrer en bout de
course au capital d’Orange, la riposte ne tarde pas : Martin Bouygues, son vieil ennemi, pense
trouver sa revanche en entrant en discussion à l’hiver 2015-2016 avec Stéphane Richard, en vue
d’une absorption de Bouygues Telecom par Orange. Cependant les pourparlers échouent.
À regarder de plus près, la presse et l’information ne sont plus que des jouets, malmenés au gré
des appétits financiers sinon des caprices personnels des nouveaux oligarques français. En cela, le
système Bolloré révèle aussi où la France est en train de tomber et à quel point notre démocratie est
en passe d’être abîmée…

Et, pendant que Bolloré rafle Canal +, y organise une purge et une censure de ce qui lui déplaît,
que fait le Conseil supérieur de l’audiovisuel ? Convoque-t-il l’homme d’affaires pour lui rappeler
que la chaîne dispose d’une fréquence publique et qu’il doit, pour la conserver, respecter son
indépendance éditoriale ? Nenni ! Vincent Bolloré est bien convié à venir s’expliquer devant le CSA,
le 24 septembre 2015, peu de temps après que le recours à la censure eut été officialisé devant les
délégués du personnel, mais les échanges sont secrets, et l’homme d’affaires en ressort tout sourire,
sachant que le régulateur ne régule… rien du tout ! Toutes les pièces établissant la censure ont été
discrètement fournies au CSA, mais celui-ci fait mine de ne rien savoir.
Et que dit le gouvernement socialiste, notamment la ministre de la Culture et de la
communication, Fleur Pellerin, chargée de ces dossiers ? S’indigne-t-elle qu’un grand média
audiovisuel puisse être de la sorte mis à mal ? Proteste-t-elle contre la censure, contre celle du
documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale ? Nenni ! Des mois durant, Fleur Pellerin va
répétant que la censure n’est pas prouvée alors qu’elle aussi a eu communication des pièces
l’établissant pourtant. La ministre joue sur les mots : elle dit ne pas avoir la preuve d’une
intervention personnelle de Vincent Bolloré dans une décision de censure, alors qu’élus du comité
d’entreprise et délégués des personnels ont officiellement été informés de l’interdiction de certains
sujets.
Il n’y aura pas de retrait de fréquence pour Bolloré, et pas la moindre admonestation de la
puissance publique pour cette spectaculaire mise au pas. Et il y a plus grave : le 12 janvier 2016,
Vincent Bolloré finit par répondre au CSA, qui lui a enjoint de mettre sur pied un comité d’éthique
chargé de veiller à l’indépendance éditoriale de la chaîne. Il s’exécute, mais à sa façon : en faisant un
pied de nez au CSA, et à la ministre de la Communication qui pourtant n’a pas manqué de mansuétude
à son égard.
Pour composer ce comité, l’homme d’affaires puise dans la petite liste des affidés de son
conseiller Alain Minc. Aux côtés de la réalisatrice Michèle Reiser, de la présidente de l’Association
de défense des actionnaires minoritaires Colette Neuville et de l’ex-président de la cour d’appel de
Paris Jean-Marie Coulon, on y relève les noms de Jean-Marie Colombani, René Ricol ou Jacqueline
de Guillenchmidt, qui tous trois font partie du même clan dans la vie des affaires.
À la tête de l’un des cabinets d’expertise les plus importants à Paris, René Ricol a souvent mené
des combats proches de ceux d’Alain Minc, mais sûrement avec plus de principes. On l’a dit, s’il a
participé au déclenchement de l’OPA de Vincent Bolloré sur le groupe Bouygues, il s’est néanmoins
mis de côté sitôt qu’il a compris que des coups seraient portés « en dessous de la ceinture ».
Autre affidé d’Alain Minc, Jean-Marie Colombani, qui, du temps où il était directeur du Monde,
y a totalement indexé sa carrière sur les intérêts de Minc, qu’il avait contribué à installer au poste
stratégique de président du conseil de surveillance du journal. Quand j’ai quitté ce quotidien en 2006,
je l’ai longuement documenté dans Petits Conseils : en enquêtant sur la censure dont à l’époque
j’avais fait l’objet lors d’une enquête sur les Caisses d’épargne, mais aussi sur l’origine des
« scoops » sur lesquels Jean-Marie Colombani m’avait parfois alerté, j’avais découvert que nombre
des informations qu’il distillait lors des conférences de rédaction étaient faisandées, et servaient les
intérêts d’Alain Minc dans la vie des affaires.
Ce qui n’empêche pas Jean-Marie Colombani d’être décoré de la Légion d’honneur en
janvier 2016, sur le quota de la ministre de la Culture et de la Communication. Serait-ce un hommage
de Fleur Pellerin au journalisme de connivence et d’influence qu’il a si longtemps incarné ? François
Hollande se charge au même moment de remettre la breloque napoléonienne à Jean-Pierre Elkabbach,
pour des mérites à l’évidence de même nature. Ainsi est récompensé en France le journalisme
d’influence…
Ancienne membre du CSA et du Conseil constitutionnel (2004-2013), Jacqueline de
Guillenchmidt, qui figure dans ce nouveau comité d’éthique bidon, mérite elle aussi une mention
particulière. Pour trois raisons : elle est membre du comité d’éthique précédent, celui d’I-Télé, et
n’est visiblement pas choquée par les censures puisque, à la différence de certains de ses collègues,
elle ne juge pas nécessaire de démissionner. De plus, relevons que son mari, Michel de
Guillenchmidt, est de longue date en affaires avec Alain Minc. Peu avant, il est ainsi pris dans les
turbulences d’une histoire pour le moins sulfureuse, celle de la société Oléron Participations, au
travers de laquelle Alain Minc et le milliardaire Pierre Bergé gèrent conjointement (et très
discrètement) une partie de leur fortune. Laquelle société est accusée en 2010 par l’industriel italien
Carlo De Benedetti de s’être livrée à une vente frauduleuse à son détriment. Enfin, le même Michel
de Guillenchmidt a comme Bolloré l’Afrique pour terrain de jeu. En 2012, il se distingue même au
Sénégal, pays où Vincent Bolloré a de gros intérêts. À l’époque, le président sortant Abdoulaye
Wade déclenche de vives contestations et des affrontements violents dans la capitale, parce qu’il
souhaite se présenter pour un troisième mandat à l’élection présidentielle. Plusieurs juristes français,
dont Michel de Guillenchmidt, se font alors remarquer en établissant un rapport prétendant
opportunément que cette candidature n’est pas inconstitutionnelle. Au Sénégal, à cette époque, il se
dit que Michel de Guillenchmidt est en service commandé pour Vincent Bolloré.

C’est donc un comité pas franchement éthique qu’installe Vincent Bolloré en ce début d’année
2016. Mais plutôt un comité à sa main dans lequel il a coopté quelques affidés d’Alain Minc, en vue
de rester le seul maître à bord. Encore faut-il dire qu’il ne prend même pas soin d’informer toutes ces
personnalités qu’elles ont été cooptées dans ce pseudo-comité éthique. C’est le cas de René Ricol,
qui n’a jamais été consulté sur son éventuelle participation, qui n’a donc jamais donné son accord ni
jamais eu l’intention de siéger dans cette instance.
Du même coup, on comprend pourquoi le CSA et Fleur Pellerin sortent ridiculisés de cet
épisode peu glorieux. Il apporte une nouvelle fois la preuve que la puissance publique peut concéder
gratuitement une fréquence à un opérateur privé, sans contrepartie, et que ce dernier est libre de faire
exactement ce que bon lui semble sans craindre une réaction du régulateur.
Pas de doute, hélas, sur le fait que l’irruption de Vincent Bolloré dans Canal + inaugure des
temps nouveaux pour la presse et la télévision. Nouveaux autant que détestables…
La folle boulimie de Drahi

En cet automne 2015, le séisme qui secoue la presse et la télévision françaises n’est pas sans
rappeler les temps sombres de l’entre-deux-guerres, quand la plupart des grands journaux, propriétés
de l’une ou l’autre des « deux cents familles », versaient dans la vénalité ou l’affairisme, et c’est
pour une raison qui dépasse, et de loin, le seul coup de force de Vincent Bolloré. Au même moment,
toute la géographie de la presse française est bouleversée de fond en comble ; le séisme a des
répliques. Beaucoup de répliques…

L’histoire de Patrick Drahi n’est pas exactement la même que celle de Vincent Bolloré.
Cependant, elle est tout aussi préoccupante. Et, ensemble, elles font sens et suggèrent que la France
bascule dans un système où quelques richissimes milliardaires se partagent les dépouilles de la
presse française.
Si l’histoire de Patrick Drahi et son intrusion soudaine dans la presse retiennent l’attention, c’est
qu’elles apportent un éclairage sur ce qu’est devenu, au fil des ans, le capitalisme français. Pour une
part, il reste ce qu’il a longtemps été : un capitalisme vivant en consanguinité avec l’État et où il est
toujours utile pour un grand patron d’avoir croqué des médias ; cela le place en situation avantageuse
face à la puissance publique et lui permet d’avoir accès au chef de l’État rapidement comme d’avoir
ses entrées à Bercy. Parallèlement, c’est un capitalisme qui s’est adapté aux mœurs de la finance
folle, totalement dérégulée : qui sait jouer de toutes les culbutes, du leverage buy out (LBO) à
l’endettement sans limites ; qui tire avantage de toutes les niches offertes par les places financières
accommodantes et opaques, ou par les paradis fiscaux. Patrick Drahi, c’est donc tout cela à la fois :
le vieux capitalisme français qui s’encanaille en calquant les mœurs les plus sulfureuses du
capitalisme anglo-saxon. C’est ce capitalisme hybride, tout aussi dangereux que le capitalisme
postcolonial français incarné par Bolloré, dont une autre partie de la presse est la victime en cette
année 2015.
À ses débuts, Drahi ne présente guère d’intérêt. C’est un financier de seconde zone qui bricole
dans les réseaux câblés, sans jamais parvenir à se faire remarquer dans la cour de récréation du
capitalisme parisien. Même s’il a l’appui, de proche en proche, de fonds d’investissement américains
pour les opérations financières qu’il monte, celles-ci n’ont rien de spectaculaire. Après la création
d’un réseau câblé à Cavaillon, dans le Vaucluse, baptisé Sud Câble Services, au début des années
quatre-vingt-dix, puis d’un autre à Marne-la-Vallée, baptisé Mediaréseau, et ensuite en Alsace, la
société de Drahi grossit pourtant en taille, en rachetant dans les années deux mille des opérateurs plus
importants, comme Numericable ou Noos.
Tout juste convient-il de remarquer que ce patron de second rang ne dispose pas moins d’un
solide carnet d’adresses, et sans doute d’influents parrains, même s’ils sont discrets. Parmi les fonds
d’investissement américains qui l’épaulent à ses débuts figure le groupe Carlyle, qui restera par
ailleurs longtemps actionnaire de Numericable. Carlyle est lié au clan Bush aux États-Unis et au
milliardaire canadien Paul Desmarais, un ami proche de Nicolas Sarkozy. Il a comme directeur
associé des services financiers internationaux Olivier Sarkozy, le demi-frère de Nicolas.
Toutefois, la véritable aventure Drahi ne débute qu’à l’orée de 2014. En moins de deux ans, au
travers de sa holding Altice, il engage une course folle, au cours de laquelle il fait d’immenses et très
onéreuses acquisitions. Tout d’abord, n’en déplaise au groupe Bouygues, qui s’était mis sur les rangs,
il rafle SFR, le deuxième opérateur téléphonique français appartenant au groupe Vivendi, pour
13,5 milliards d’euros, somme à laquelle Drahi ajoute quelques mois plus tard 3,9 milliards d’euros
pour contrôler 20 % de plus de la société. Ce qui porte le coût global de l’opération à 17,4 milliards
d’euros. Cette dernière n’est pas même finie que Patrick Drahi avale aussi l’opérateur de téléphonie
Virgin Mobile, longtemps contrôlé par l’une des figures du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. Dans
la foulée, Altice met aussi la main sur Portugal Telecom, pour le prix colossal de 7,4 milliards
d’euros.
L’année 2015 se déroule selon le même scénario. De l’argent, Patrick Drahi continue d’en
dépenser par centaines de millions d’euros. Le financier rachète ainsi au belge Roularta le groupe
L’Express-L’Expansion pour un peu moins de 10 millions d’euros. Puis, en mettant sur la table
7 millions d’euros, il s’associe au promoteur immobilier Bruno Ledoux pour prendre à parité le
contrôle du quotidien Libération. Enfin, Altice débourse 9,1 milliards de dollars pour acheter 70 %
des parts du câblo-opérateur américain Suddenlink.
La conquête se poursuit. Au début de l’été 2015, l’homme d’affaires révèle qu’il a passé un deal
avec Alain Weill, patron de NextRadioTV, aux termes duquel les deux patrons vont lancer une OPA
sur la totalité de ce groupe pour un montant d’un peu moins de 600 millions d’euros. L’opération doit
permettre au P-DG d’Altice de devenir l’actionnaire majoritaire, d’ici à 2019, de ce nouvel empire
de presse comprenant pêle-mêle BFM-TV, BFM-Business ou encore RMC. Conclusion à l’époque de
ma consœur Martine Orange sur Mediapart : « Et s’il n’avait pas essuyé un refus du groupe
Bouygues, il était prêt à dépenser 10 milliards d’euros supplémentaires pour prendre le contrôle de
Bouygues Telecom en juin […]. En l’espace de deux ans, le groupe de Patrick Drahi a ainsi mis plus
de 40 milliards d’euros sur la table. Des opérations totalement financées à crédit. Alors que le
groupe n’a pas totalement conclu son rachat de la société de câble américain Suddenlink, il a déjà
accumulé plus de 33 milliards d’euros de dettes. »
Pour couronner l’ensemble, le P-DG d’Altice annonce à la fin de l’été 2015 son intention de
débourser la somme de 17,7 milliards d’euros pour prendre le contrôle de Cablevision, le quatrième
câblo-opérateur américain, un groupe géant très implanté à New York et dans les États de la côte est
des États-Unis.
Au premier examen, on note des similitudes entre la folle aventure conduite par Patrick Drahi et
celle engagée au tournant des années deux mille par Jean-Marie Messier. La même course folle à
l’endettement, la même déraison financière. Avec, sans doute, au bout du chemin, la même
catastrophe prévisible. La chute de Jean-Marie Messier préfigure celle, qui ne manquera d’arriver,
de Patrick Drahi.
Reste toutefois une différence. Quand il se lance dans son aventure américaine, qui va le
conduire à faire notamment l’acquisition de la musique et du cinéma d’Universal, Jean-Marie
Messier est à la tête de l’un des groupes les plus puissants du capitalisme français, la Générale des
eaux, qu’il rebaptise en Vivendi Universal puis en Vivendi. La politique d’expansion à marche
forcée, les délires de grandeur de celui qui est connu sous le sobriquet de « J6M » – pour Jean-
Marie-Messier-moi-même-maître-du-monde – vont conduire le groupe au bord du précipice. Mais,
finalement, ce dernier survit, après que son patron aventureux eut été évincé de son poste de P-DG au
début de l’été 2002.
Patrick Drahi, quant à lui, ne dispose pas de cette base arrière. Sa seule force, c’est celle du
système fou dans lequel la finance a été happée depuis de longues années. Car tout est là : l’homme
est, à sa manière, une caricature de la finance dérégulée qui dévaste la planète à partir de 2007, et qui
continue d’étendre ses méfaits longtemps après. À travers lui, on discerne toutes les dérives du
néolibéralisme dans sa forme la plus exacerbée : argent fou, culbutes financières à n’en plus finir,
course à l’endettement, opacité commode des paradis fiscaux, purges sociales à répétition pour les
salariés des entreprises concernées.
De fait, pour toutes ses acquisitions, Patrick Drahi met en œuvre la même recette : l’argent
emprunté pour l’opération doit pouvoir être remboursé par les gains générés par l’entreprise cible.
Vieille technique du LBO à l’anglo-saxonne : il suffit de mettre l’entreprise achetée à la diète, de lui
faire subir une purge sociale sans précédent, pour espérer lui faire « cracher » suffisamment d’argent
et rembourser les fonds que l’on vous a prêtés pour financer l’acquisition. Et, puisque l’on ne met pas
un sou de sa poche, on peut répéter l’opération aussi souvent que possible. Aussi souvent que les
marchés financiers vous font confiance et pensent que la martingale a de bonnes chances de réussir.
Martingale financièrement magique et socialement meurtrière…
Dans sa remarquable enquête sur la vertigineuse fuite en avant du patron d’Altice (Mediapart,
août 2015), Martine Orange pointe ce fait majeur : « Au-delà de cette habileté financière, le succès
de Patrick Drahi tient d’abord à cette période bien particulière de l’après-crise financière de 2008,
où les banques centrales déversent des tombereaux de liquidités sur les marchés, où l’argent vaut
zéro. Patrick Drahi est l’entrepreneur de ce moment-là. “Pas de Drahi sans Draghi”, écrivent à juste
ti tr e Les Échos [faisant ainsi allusion à Mario Draghi, le président de la Banque centrale
européenne]. Même si dans ce cas précis Patrick Drahi est plutôt une créature, voire une création, de
Ben Bernanke et Janet Yellen, les deux responsables successifs de la FED [la banque centrale
américaine] : ses opérations financières sont d’abord réalisées aux États-Unis et en dollars. “Patrick
Drahi joue du système très habilement et très cyniquement. Il profite à fond de notre époque où
l’argent ne vaut plus rien. Les gestionnaires de fonds de pension, de fonds d’investissement, qui sont
à la recherche de rendements, sont prêts à souscrire les yeux fermés à tous les produits qui leur
rapportent un peu. Cela a permis à Patrick Drahi de financer à toute allure son expansion avec des
emprunts à 6 % quand il aurait dû normalement payer 11 à 12 % voire plus. Sans cela, il n’aurait
jamais pu avoir le parcours qu’il a eu”, explique un banquier d’affaires. »
Bouclée à la fin du mois de novembre 2014, l’acquisition de SFR par Drahi, via sa société
Numericable, est à elle seule révélatrice de cette mécanique insensée. Le patron d’Altice met sur la
table la somme exorbitante de 17,4 milliards de dollars (dans des conditions passablement opaques,
puisque l’Autorité des marchés financiers décide peu après d’ouvrir une enquête, révélée en
juillet 2014 par La Lettre de L’Expansion). Et, comme cette somme est absolument considérable, il
faut faire vite. Pour cette fois, donc, pas de plan de licenciement – c’est du moins au début la version
officielle : dans la compétition avec le groupe Bouygues, qui rêve aussi de prendre le contrôle de
SFR, Numericable s’est engagé à ne procéder à aucun plan social d’ici à l’été 2017. Au demeurant,
le groupe téléphonique a déjà connu de violentes coupes claires dans ses effectifs : pas plus tard
qu’en 2012, 1 123 suppressions de postes ont été décidées, soit pas loin de 10 % des effectifs de la
société. Envoyant au sein de SFR une armada de « cost killers », Patrick Drahi n’en engage pas moins
un violent plan de réductions des coûts, plongeant l’entreprise dans un malaise social profond.
Regroupements de services, mutualisation des moyens, chasses au gaspi en tous domaines, le
plan d’économies va jusqu’à cesser d’honorer les factures dues aux fournisseurs ou sous-traitants, ou
à les sommer d’accepter des rabais allant de 30 à 40 %. La pratique est tellement répandue que la
Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)
finit par être saisie de ces méthodes peu courantes ; elle prononce une sanction tout aussi inhabituelle
pour un grand groupe qui a pignon sur rue : par une décision en date du 27 octobre 2015, les deux
sociétés Numericable et SFR sont chacune condamnées à une amende de 375 000 euros « pour des
retards significatifs et répétés dans le paiement des facteurs de [leurs] fournisseurs ».
Consignée en avril 2014 dans une lettre au gouvernement, la promesse de ne procéder à « aucun
licenciement collectif économique […] pour une durée de trente-six mois » puisqu’il « n’existe aucun
doublon entre les activités » de Numericable et de SFR est pourtant vite oubliée. Dès juin 2016,
brutal changement de ton : Drahi prétend qu’il y a des « sureffectifs » à SFR et compare les salariés à
des machines usagées qu’il faudrait mettre au rebut : « On a donné une garantie sur l’emploi de trois
ans, donc il reste un an. Aujourd’hui, on est dans une situation où les gens savent que la garantie
s’arrête dans un an. C’est un peu comme chez Darty quand vous avez une garantie de trois ans. Au
bout de trois ans, la machine à laver tombe en panne… on fait comment ? On paie. Ils savent qu’on
est en sureffectif ». Et effectivement, à la fin du mois de juillet 2016, c’est le coup de massue pour les
salariés : la direction de SFR annonce aux organisations syndicales vouloir supprimer 5 000 postes
d’ici à 2019, soit près du tiers des effectifs de l’entreprise.
Des mœurs financières et sociales de forban, mais qui sont dans l’ordre des choses : puisque
c’est par un recours massif à l’endettement que Numericable peut racheter SFR, il faut que cette
dernière société soit restructurée à la hache et crache du « cash » autant que possible. Pas d’autres
solutions, sinon le garrot de la dette risque d’asphyxier l’entreprise et de compromettre le pari de
Patrick Drahi.
Un seul chiffre témoigne de la folie de l’aventure : l’entreprise doit trouver une rentabilité
nouvelle pour dégager 50 millions d’euros par mois, seulement pour rembourser les intérêts de la
dette liée à l’opération d’acquisition de SFR. La rentabilité à marche forcée, ou la catastrophe.

Très secret, se tenant à distance des médias, Drahi ne parle jamais durant toute cette époque des
projets qu’il nourrit ni de la folie financière qui les inspire ou la violence sociale qu’elle entraîne. Il
n’y est contraint qu’une fois seulement : invité le 27 mai 2015 pour être entendu par la commission
des affaires économiques de l’Assemblée nationale, il doit s’expliquer sur l’aventure dans laquelle il
est engagé. L’exercice est facile : il a face à lui des députés ni curieux ni combatifs, et pour tout dire
en admiration. Mais une fois suffit. Sans s’en rendre compte, presque de manière naïve, il révèle ce
jour-là la philosophie (si l’on peut dire) qui guide son action. La philosophie qui est probablement
celle, violente sous des airs bonasses, de tous les grands fonds d’investissement ou hedge funds :
« SFR, c’était la fille à papa. Elle dépensait de l’argent, mais ce n’était pas elle qui payait. […] À la
fin du mois, la maison-mère payait sans regarder les dépenses de la jeune princesse. [...] Sauf que le
papa a changé. Et ma fille, elle ne fait pas comme cela. Avant de dépenser, je vérifie ce qu’elle
dépense. Vous aviez une centaine de collaborateurs qui chaque matin pouvaient dépenser de
100 000 euros à 10 millions. Cela fait 12 milliards à la fin de l’année. Il a fallu remettre de l’ordre.
On a retiré les pouvoirs et on l’a centralisée. C’était la seule façon de savoir ce qui se passait. »
Ainsi, sur le registre du simple bon sens, il profère quelques petites phrases en apparence
anodines qui révèlent le tempérament pas franchement progressiste du personnage. Dans le genre : à
partir de la mi-décembre, toute la France est en vacances ! Sous-entendu : un pays de fainéants !
Ces mœurs empruntées à la finance folle ne s’arrêtent pas là. Une autre fois, un responsable
public lève un coin du voile sur d’autres aspects du comportement de l’homme d’affaires. Il s’agit
d’Arnaud Montebourg, à l’époque ministre du Redressement productif. Au plus fort de la bataille
entre Martin Bouygues et Patrick Drahi pour l’acquisition de SFR, il a cette formule énergique, le
14 mars 2014, au micro d’Europe 1 : « Numericable a une holding au Luxembourg, son entreprise est
cotée à la Bourse d’Amsterdam, sa participation personnelle est à Guernesey dans un paradis fiscal
de Sa Majesté la reine d’Angleterre, et lui-même est résident suisse ! Il va falloir que M. Drahi
rapatrie l’ensemble de ses possessions et biens à Paris, en France. Nous avons des questions fiscales
à lui poser ! »
Sur le moment, la formule du tempétueux ministre du Redressement productif fait mouche et
suscite la polémique. Simplement, les mois suivants, la controverse retombe et plus grand monde ne
parle de la situation hors norme de celui qui a mis la main sur l’une des plus grosses entreprises
françaises, et sur quelques organes de la presse écrite et audiovisuelle parmi les plus connus. Passez
muscade ! En d’autres temps, même Édouard Balladur, pourtant grand artisan des privatisations,
s’était vivement inquiété qu’un journal comme Les Échos passe sous pavillon britannique.
Désormais, plus personne ne s’émeut en France que l’un des plus grands patrons du pays ait des
holdings de tête situées dans des paradis fiscaux.

Patrick Drahi est effectivement résident fiscal en Suisse. C’est la publication économique
helvétique Bilan (30 septembre 2015) qui l’établit de manière formelle dans une enquête publiée sur
son site Internet : « En Suisse, le magnat des télécoms s’intéresse plutôt à la pierre. Via sa société
genevoise Canef, il a investi plus de 50 millions dans le canton en trois ans pour acquérir diverses
propriétés. Dotée d’un capital de 2,1 millions de francs, Canef est administrée par une Française
domiciliée à Genève. Cette personne, qui n’est autre qu’une proche collaboratrice de Patrick Drahi,
est également l’administratrice unique de la société NDZ avec un capital de 6 millions. Fondée en
novembre 2014 à Zermatt, NDZ a acquis deux parcelles contiguës, au centre de cette très chic station
de ski dans le canton du Valais, pour 49,2 millions. Sur cet emplacement de premier choix, un
programme immobilier baptisé “7 Heavens” est prévu depuis 2013. Il se compose de sept
magnifiques chalets de luxe aux surfaces imposantes de 500 à 1 250 m2, conçus sur trois ou quatre
niveaux, avec une vue imprenable sur le Cervin. »
Le magazine ajoute : « Reste à savoir si Patrick Drahi prévoit d’en conserver un pour son
domicile. En effet, l’Office de l’habitant de Zermatt a confirmé par écrit à Bilan que le magnat des
télécoms est bien résident fiscalement dans la commune depuis octobre 2011. Mais pour recevoir son
courrier, il a indiqué une simple case postale à Genève. » Longtemps domicilié à Genève, sans doute
depuis 1999, Patrick Drahi a obtenu en 2011 le statut de résident fiscal à Zermatt. Nul mystère. Le
Valais est, avec Vaud, le Tessin et Genève, l’un de ces cantons suisses où les milliardaires étrangers
peuvent jouir d’une fiscalité ultra-accommodante (quoique très contestée), connue sous le nom de
« forfait fiscal » ou, version helvétique, « impôt sur la dépense ». Jouissant de la double nationalité,
française et israélienne, Patrick Drahi a donc fiscalement des attaches… suisses !
Cela ne veut pas dire pour autant que les holdings qui chapeautent l’ensemble de sa fortune
personnelle, Next Limited Partnership Inc., ni que son actionnaire à 100 % dénommé Upper Next
Limited Partnership Limited, sont implantés dans ce même pays. Pour ces deux coquilles financières,
qui sont des sociétés en commandite contrôlées par Drahi, et qui sont les actionnaires majoritaires de
son groupe Altice, c’est une autre terre d’accueil, prisée par la haute finance, Guernesey, que
l’homme d’affaires a choisie pendant très longtemps – et à ma connaissance jusqu’en mars 2016. On
devine bien pourquoi : sous des formules juridiques d’une totale opacité, comme celle des « trusts »,
on peut loger des actifs professionnels à l’abri de toutes les curiosités. Allez donc savoir ce qui se
cache dans Next Limited Partnership Inc. ou Upper Next Limited Partnership Limited : à Guernesey,
il n’est nul besoin de publier ses comptes ni d’indiquer les éventuels associés en affaires auxquels on
est lié. Dans l’île anglo-normande, la fortune professionnelle est totalement protégée de la curiosité
de… la presse.
Il est ainsi très difficile de savoir – Guernesey sert à cela – quels sont les investisseurs présents
dans la structure de tête Next Limited Partnership Inc, à partir de laquelle Patrick Drahi contrôle son
empire, ou dans la structure Altice Participations LP, qui, elle aussi, a un temps été immatriculée à
Guernesey. On dit que le richissime producteur et P-DG de la société AB Productions, Claude Berda,
ainsi que la famille Grosman (prêt-à-porter Celio) auraient été de l’aventure, avant d’en sortir. Un
richissime mais très discret homme d’affaires belge, Philippe Lhomme, qui préside en Belgique aux
destinées d’un fonds d’investissement dénommé Deficom et qui contrôle en France un
célèbre cabaret, le Crazy Horse, ferait aussi partie des alliés de Patrick Drahi. Il aurait des intérêts
au sein de cette holding de tête. Selon mes informations, ce serait aussi le cas d’une ancienne membre
du Conseil supérieur de l’audiovisuel, Angélique Benetti, qui rejoint le groupe Altice en 2002 et
siège désormais au conseil d’administration de SFR ; de même qu’un autre proche collaborateur de
Patrick Drahi, Armando Pereira.
Mais quiconque cherche à démêler l’invraisemblable lacis de holdings, groupes, sociétés,
filiales ou sous-filiales de l’empire Drahi se perd dans un organigramme d’une infinie complexité,
qui passe par d’innombrables pays et paradis fiscaux, et qui fait l’objet d’incessantes modifications.
Tout a été construit de telle sorte que nul ne puisse se repérer dans cet inextricable maquis. Un
exemple : l’une de ses holdings secrètes, Jenville SA, a même été quelque temps implantée au
Panama, le pays rendu tristement célèbre par l’affaire planétaire des « Panama papers » qui éclate en
avril 2016 – ce scandale planétaire de fraude fiscale découvert grâce à la fuite de plus de
11,5 millions de documents issus du cabinet d’avocats Mossack Fonseca et présentant les comptes
secrets et les actionnaires cachés de plusieurs centaines de milliers de sociétés offshore.
Tous ces faits, Patrick Drahi les dément aujourd’hui. En réponse à Alternatives économiques
qui a consacré une enquête au montage complexe des sociétés qu’il contrôle, il adresse un droit de
réponse au magazine (février 2016, numéro 354). « Libération, L’Express et l’ensemble des autres
titres appartenant à Altice Media Group n’ont aucun lien – et n’en ont jamais eu – avec une entreprise
basée au Panama. L’intégralité des sociétés par lesquelles Patrick Drahi contrôle Altice N, cotée à
Amsterdam, ou les différents médias du groupe, sont de droit communautaire. Plus aucune n’est
anglo-normande, en particulier localisée à Guernesey. » Sous le droit de réponse, le magazine
apporte toutefois cette information : « NDLR : suite à notre requête, Altice n’a toutefois pas souhaité
communiquer l’organigramme du groupe. »
En y regardant de plus près, on a tôt fait de comprendre pourquoi. En 2008, Drahi complique un
peu plus l’organisation de l’ensemble. À côté du groupe principal, Altice SA, contrôlé de Guernesey
par sa holding Next jusqu’en mars 2016, puis du Luxembourg au-delà de cette date, il fonde une
nouvelle société dénommée Altice IV SA, elle aussi détenue par Next, et qui a vocation à regrouper
tous les actifs multimédias de l’empire en construction. Or, à l’époque, lorsque Patrick Drahi
procède à l’immatriculation de Altice IV SA au Luxembourg le 9 décembre 2008, la société Jenville
SA est « une société ayant son siège social à World Trade Center, Panama City, République de
Panama, enregistrée au registre de commerce de Panama sous le numéro 290465430790075 ». Elle
est enfin, et surtout, « l’actionnaire unique de la société anonyme Altice IV SA ».
En somme, quand il commence à envisager de bâtir (totalement à crédit) un immense empire
de presse, c’est au Panama, paradis fiscal d’une totale opacité, que Drahi y implante, jusqu’en 2010,
la structure de tête de son groupe, même si juridiquement ce n’est probablement pas lui qui en
assurait le contrôle. Plus tard, pour une raison inconnue, Patrick Drahi change d’avis et réorganise la
pyramide de ses holdings, sociétés, sous-sociétés et filiales. Puis, en avril 2016, nouveau changement
d’une considérable importance : Patrick Drahi annonce l’intégration de son pôle presse Altice Media
dans l’opérateur téléphonique SFR, dont il a pris le contrôle.
Ainsi, quelques-uns des médias français parmi les plus connus ont désormais pour propriétaire
un homme d’affaires qui profite du très avantageux « forfait fiscal » de Zermatt ; qui, jusqu’en
mars 2016, a piloté son groupe au travers d’une holding implantée à Guernesey ; qui a contrôlé
jusqu’en 2010 son pôle presse au travers d’une coquille financière domiciliée au Panama. Quel
séisme dans l’univers français de la presse et des médias…
Guernesey. Pour qui est attaché à l’épopée républicaine, l’île anglo-normande renvoie à de
grands combats, à ceux de Victor Hugo. Car c’est ici, peu de temps après avoir écrit Napoléon
le petit et avoir été expulsé de Jersey, qu’il trouve refuge. Toutefois, cette contrée-là n’a pas été
fidèle à sa légende romantique. Elle est depuis devenue le refuge non plus des proscrits du Second
Empire mais des ultras de la haute finance, qui y implantent leurs succursales bancaires dédiées à de
discrètes opérations, leurs « trusts » opaques. Guernesey est devenue un centre financier off-shore
accommodant.

Quand en avril 2016 la presse révèle le scandale des « Panama papers » et que plusieurs médias
suggèrent que le nom de Patrick Drahi pourrait y apparaître ou y figurait dans le passé, ce dernier
publie aussitôt un communiqué où il affirme notamment ceci : « Le groupe international Altice, que
contrôle M. Patrick Drahi et qui compte aujourd’hui 262 filiales et participations dans le monde, a
recouru à une société panaméenne, entre novembre 2008 et décembre 2010, société :
– dans laquelle ni M. Patrick Drahi ni le groupe Altice n’ont jamais détenu, directement ou
indirectement, de participation ;
– qui a été utilisée sur des opérations accessoires pour des raisons de stricte confidentialité et
dans des opérations parfaitement légales, sans aucune incidence fiscale, et a fortiori étrangères, de
près ou de loin, à toute fin d’évasion, de dissimulation, ou d’optimisation fiscale.
L’existence de cette société a été évoquée à de nombreuses reprises et depuis plusieurs années
par les médias. Elle n’est donc en rien une révélation. Les entités par lesquelles M. Patrick Drahi
contrôle les activités de télécoms et de média du groupe Altice sont dans leur intégralité des entités
de droit communautaire. »
Or, que se passe-t-il quand l’homme diffuse ce communiqué qui prend de fortes libertés avec les
faits ? Se trouve-t-il des médias pour rappeler les attaches de l’homme d’affaires avec le Panama
entre 2008 et 2010 au travers de cette société, Jenville SA ? Non. Le lendemain des premières
révélations, le 6 avril 2016, les médias contrôlés depuis peu par Patrick Drahi s’appliquent à
minimiser le scandale. Dans un éditorial en vidéo, Christophe Barbier, le patron de la rédaction de
L’Express, ne fait pas allusion à la situation de son actionnaire et prétend que l’affaire des « Panama
papers » est équivoque puisque l’on ne sait pas bien s’il s’agit de fraude, ou d’optimisation fiscale.
Tout est résumé dans le titre même de son édito : « Beaucoup de confusions dans les Panama
papers ». Même circonspection dans le Libération daté du 5 avril 2016. Aucune information n’est
donnée sur Patrick Drahi. Tout juste son démenti est-il cité : « L’homme d’affaires Patrick Drahi
(principal actionnaire de Libération) a démenti avoir utilisé une société panaméenne à des fins
d’évasion fiscale. Le groupe Altice, qu’il possède, reconnaît avoir eu recours à une société
enregistrée au Panama mais “dans des conditions parfaitement légales” et “sans aucune incidence
fiscale”. » C’est tout.
Quant à BFM-TV, c’est mieux que cela : la chaîne prend la défense de son futur propriétaire. Ce
sont mes confrères d’« Arrêt sur images » qui le racontent le même jour : « Comment parler de son
patron, sur une chaîne de télévision, alors que son nom apparaît dans ce qui pourrait être un nouveau
scandale d’évasion fiscale mondial ? BFM-TV a trouvé la solution : en contre-attaquant ! Sur le
plateau de l’émission “BFM Story”, l’animateur Olivier Truchot a ainsi pris la défense de Drahi
(sans préciser qu’il s’agissait de son patron) face au journaliste du Monde Jérémie Baruch. “Vous
avez vu la réaction des gens qui ont été cités ? Ils se défendent, c’est normal. Patrick Drahi, par
exemple, qui reconnaît avoir une société, mais rien d’illégal. Lionel Messi, qui dit avoir eu une
société, mais pas de fonds. Et puis d’autres. Est-ce que finalement c’est la bonne méthode de jeter en
pâture des noms de personnalités, sans qu’elles aient vraiment la possibilité de se défendre ? Elles se
défendent après, mais le mal est fait en quelque sorte.” »
Comment L’Express ou Libération vont-ils pouvoir traiter à l’avenir des paradis fiscaux ou de
la fraude fiscale, avec un patron dont les affaires se sont longtemps jouées entre Guernesey et
Zermatt ? En réalité, ce n’est pas la seule question qui se pose quand l’homme d’affaires ramasse ses
titres. À l’époque, on pouvait tout aussi bien se demander quelle serait leur liberté pour parler des
folles dérives que connaissent les rémunérations des grands patrons. Car presque au même moment,
au début de l’année 2015, Drahi annonce l’embauche de Michel Combes en qualité de directeur des
opérations d’Altice. Un nouveau symbole à lui seul des excès du monde des affaires : patron depuis
2013 de la multinationale franco-américaine Alcatel-Lucent, il a pour titre de gloire d’y avoir
appliqué une purge sociale sans précédent, avec près de dix mille suppressions d’emplois. Surtout, il
s’est fait connaître du grand public en violant le code du Medef, pourtant très laxiste, sur les
rémunérations patronales, en voulant quitter son groupe avec un parachute de 13,7 millions d’euros,
somme exorbitante officiellement ramenée, sous le feu des polémiques, à quelque 7,9 millions
d’euros.

L’Express, le journal autrefois fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, et


Libération, le quotidien dont les deux premiers porte-drapeaux étaient Jean-Paul Sartre et Serge July,
sont aujourd’hui tombés dans l’escarcelle chaotique et sulfureuse de la haute finance.
Et alors que Patrick Drahi et ses plus proches collaborateurs ont souvent le toupet de se
présenter comme les sauveurs de titres de presse traversant une crise grave (L’Express), sinon même
à l’agonie (Libération), leur intégration dans le groupe Altice risque justement de précipiter leur
perte. Il n’est guère besoin de deviner comment s’achèvera l’aventure Altice : obligatoirement par
une retentissante catastrophe financière. Peut-être Patrick Drahi, à titre personnel, en sortira-t-il
indemne. Sûrement. Les cascades de sociétés gigognes, implantées dans une myriade de paradis
fiscaux, servent précisément à cela : faire remonter de l’argent, beaucoup d’argent, dans les holdings
personnelles du fondateur de l’empire, et le mettre à l’abri du cataclysme annoncé. Car le cataclysme
est inéluctable : on ne construit pas un groupe financier dans une course en avant, adossée sur une
bulle formidable d’endettement, sans savoir que, tôt ou tard, elle finira par crever.
Patrick Drahi ne l’ignore pas : les prémices de la crise qui détruira son groupe sont déjà
perceptibles. À la fin de l’été 2015, dans la foulée de sa dernière acquisition, Cablevision, aux États-
Unis, les marchés financiers ont commencé à s’alarmer de cette folle équipée. Après avoir fait un
tabac pour l’homme d’affaires, qui au total a réalisé pas loin de 52 milliards d’euros d’acquisitions
en moins de deux ans, le tout à crédit, les marchés financiers s’inquiètent et en font payer le prix à
celui qui, peu avant, était leur nouveau héros. Résultat : pour lever une des tranches des financements
dont il a besoin pour Cablevision, portant sur 8,6 milliards d’euros, le patron d’Altice doit accepter
des taux variant d’un peu moins de 8 % à plus de 10 %, contre 5 % et 6 % pour les acquisitions
précédentes. En quelque sorte, le nœud coulant qui étranglera Altice a commencé à se resserrer à
l’automne 2015. Et le bras droit de Patrick Drahi, Dexter Goei, un ancien de JP Morgan et Morgan
Stanley, a beau promettre aux marchés dans le but de les rassurer que le groupe Altice fera une pause
dans ses acquisitions pendant deux ans, cela ne change rien : Altice continue d’être sanctionné en
Bourse.
Plus grave pour le groupe, la longue période au cours de laquelle les banques centrales,
particulièrement celle des États-Unis, la Federale Reserve, ont conduit des politiques monétaires
accommodantes, est en train de se clore. Or, cette inversion de tendance est un danger majeur. Drahi
a construit un empire en surfant sur les facilités offertes par ces politiques monétaires
accommodantes ; son empire entrera en crise avec le durcissement des politiques monétaires. On peut
dire les choses plus brutalement : Altice a prospéré sur une bulle d’endettement ; Altice explosera en
même temps que cette bulle. La probabilité d’une crise, et même son caractère sans doute inéluctable,
tient aussi à ceci : c’est à partir de 2017 que Patrick Drahi devra commencer à rembourser les
premières tranches importantes de son endettement lié à l’acquisition de SFR. L’implosion de la
bulle est déjà quasi programmée ; on en devine presque son calendrier…

Le plus étrange dans cette histoire, c’est que les leçons du passé ne servent presque jamais à
rien. Que l’on se souvienne. Quand au tournant des années deux mille Jean-Marie Messier, à la tête
de Vivendi, se lance dans son extravagante aventure, poussant l’un des plus vieux groupes industriels
français au bord de la rupture de trésorerie, la presse française ferme les yeux sur ces galipettes
financières et chante les louanges de ce patron « décomplexé » (le P-DG s’est affiché
complaisamment dans Paris Match avec des chaussettes trouées, Frenchy audacieux qui a été rafler
les plus beaux fleurons du cinéma et de la musique à Hollywood). De même, les analystes financiers
du monde entier, pour la plupart d’entre eux, n’y ont vu que du feu. Il n’y a guère eu que Martine
Orange, qui travaillait alors au Monde, pour sonner le tocsin : elle publie alors des enquêtes montrant
clairement que l’aventure allait mal se terminer. Contre vents et marées, nous avons tenu bon, même
si à l’époque le patron de Vivendi avait suspendu tous les budgets publicitaires de son groupe au
profit de notre quotidien. L’histoire nous a donné raison, ce qui, soit dit en passant, explique sans
doute la mise au pas qui est intervenue ultérieurement au sein du quotidien. Il est fort probable que
les milieux d’affaires ne nous aient jamais pardonné – à Martine Orange qui écrivait ces enquêtes, à
moi qui étais le rédacteur en chef du service Entreprises, et à Edwy Plenel, alors directeur de la
rédaction – d’avoir contribué à la chute de l’un des patrons français les plus influents.
Mais qui a sonné l’alarme dans le cas de Patrick Drahi ? Si quelques journaux ont dit que son
aventure était périlleuse, la plupart ont salué la témérité d’un patron sorti de nulle part et parvenant à
se hisser au sommet du gotha financier français.
Dans les premiers mois de 2014, Patrick Drahi commence donc ses emplettes dans le secteur de
la presse. Et c’est d’abord sur Libération qu’il jette son dévolu. Cette histoire improbable du journal
de Serge July et de Jean-Paul Sartre, icône des années post-1968, racheté par son exact contraire,
Patrick Drahi, icône du capitalisme français au milieu des années deux mille dix, mérite d’être
racontée par le menu. Car, il faut se garder des raccourcis : Patrick Drahi n’est pas un prédateur qui
s’est emparé contre son gré d’un journal qui portait des valeurs à l’opposé des siennes ; pas plus
qu’il n’est un sauveur qui a permis à un journal d’éviter le naufrage. L’histoire est plus complexe que
cela. Et il importe de la connaître car elle en dit long sur les mécanismes du naufrage de la presse
française. Libération est un cas d’école.

Avant même que l’histoire de Patrick Drahi ne croise celle de Libération, le journal est déjà en
très mauvaise situation ; il a perdu depuis longtemps son indépendance. Bâti en 1973 sur un modèle
proche de celui du Monde, qui garantit aux journalistes d’être les propriétaires du titre et donc d’être
maîtres de leur destinée, le journal a progressivement connu une double normalisation, économique
d’abord, éditoriale ensuite. Normalisation économique : le journal est racheté en 2005 par le
banquier d’affaires Édouard de Rothschild – sur une idée de Nicolas Sarkozy, dont il est proche – et
la Société civile des personnels de Libération (SCPL) perd le contrôle majoritaire de la société.
Normalisation éditoriale : épuisé par de longues années de crise, et par tout autant de plans sociaux
qui ont vu partir les forces vives du journal, Libération, dont les ventes se sont graduellement
effondrées, n’est déjà plus au milieu des années deux mille que l’ombre de lui-même.
C’est son directeur Laurent Joffrin qui lui donnera, en 2011, le coup de grâce. Déjà, longtemps
avant, il avait conduit le journal sur des chemins de traverse qui l’ont fortement abîmé. Il a été co-
animateur avec Yves Montand et Alain Minc, en 1984, de la détestable et célèbre émission « Vive la
crise » sur Antenne 2, qui faisait l’apologie, avant l’heure, du néolibéralisme ; qui accablait la
France pour être trop attachée à ses acquis sociaux et qui présentait l’ultra réactionnaire Philippe de
Villiers comme un formidable modernisateur. Il a emmené Libération dans cette aventure, sous le
parrainage de la Fondation Saint-Simon, dont il est membre, et Alain Minc l’une des figures vedettes.
Mais, en 2011, c’est une responsabilité plus grande encore que prend Joffrin : tombant de
Charybde en Scylla, il jette le journal dans les bras d’un autre homme d’affaires, promoteur
immobilier de son état, sans relief ni culture, sorte de golden boy insipide dénommé Bruno Ledoux.
L’intéressé a racheté en 1999 l’immeuble occupé de longue date par le journal à la filiale spécialisée
dans l’immobilier de la banque Goldman Sachs, filiale dénommée Archon Groupe. Depuis,
Libération est son locataire, il loge en ses murs.
Sans doute les journalistes manquent-ils de vigilance car ils auraient pu s’intéresser aux
pratiques financières de Bruno Ledoux. Ils auraient appris ce qu’une enquête de Mediapart révélera
le 13 février 2014, sous la plume de Dan Israël : c’est au travers d’une cascade de sociétés passant
par plusieurs paradis fiscaux, parmi lesquels le Luxembourg, les îles Vierges britanniques et le…
Panama, que le promoteur détient le siège du quotidien. Tiens, tiens ! Le Panama, encore…
Quoi qu’il en soit, les choses en seraient restées là si, un jour de cette année 2011, Laurent
Joffrin n’avait donc croisé par hasard Bruno Ledoux sur la célèbre goélette de l’explorateur Patrice
Franceschi. Les deux hommes sympathisent et le directeur de Libération a l’idée funeste de demander
à son nouvel ami s’il n’a pas envie d’entrer au capital du journal, qui a besoin d’urgence d’argent
frais. Entre mondanité et copinage, c’est ainsi que le riche promoteur met près de 7 millions d’euros
sur la table pour contrôler 26,6 % du capital du journal, à égalité avec Édouard de Rothschild. À eux
deux, ils détiennent plus de 53 % du capital. Journal autrefois indépendant, Libération l’est de moins
en moins. Ce dont se moque visiblement Laurent Joffrin, qui, à peu près au même moment, décide de
prendre la poudre d’escampette et de retourner au Nouvel Observateur.
C’est ainsi que Bruno Ledoux, qui ne connaît strictement rien aux métiers de l’information
– moins que rien – prend pied dans Libération. De son ignorance crasse il fait d’ailleurs un jour
étalage, à l’occasion d’un débat organisé en mars 2014 par une école privée, avouant sans s’en
rendre compte qu’il ignore que le journal dont il est copropriétaire a été fondé au début des années
soixante-dix – en 1973 pour être précis. Libération, professe-t-il, « a été créé pendant la guerre,
Libération est un journal de la résistance. […] Le journal est lié à la libération idéologique contre le
nazisme, contre l’oppression. »
C’est peu dire que l’arrivée d’un tel actionnaire est une catastrophe pour Libération. Alors que
les ventes du journal se sont effondrées ; alors que ce dernier vit comme tout le reste de la presse
sous perfusion publique massive ; alors qu’il est totalement passé à côté de la révolution numérique
et a foncé tête baissée dans la bulle de la gratuité, Bruno Ledoux n’est évidemment pas l’homme de la
situation pour définir un nouveau cap stratégique, rétablir la confiance de ses lecteurs et redresser ses
finances. C’est pourtant lui qui, au fil des mois, arrive sur l’avant-scène. Édouard de Rothschild se
désintéresse de plus en plus du quotidien et c’est Bruno Ledoux qui joue de plus en plus les premiers
rôles.
Et c’est ainsi que se noue une nouvelle crise majeure pour Libération dans les premiers mois de
2014. D’innombrables facteurs y contribuent. Proprement incapable de définir un cap cohérent pour
le journal, Ledoux présente un projet folklorique et cafouilleux, transformant l’immeuble du journal
en une sorte de Café de Flore new-look, et le journal en une sorte de réseau social à lui tout seul.
Coupé de la rédaction et en butte à son hostilité, Nicolas Demorand n’a d’autre choix que de
présenter sa démission ; quant à la rédaction, vent debout contre un actionnaire qui veut vendre la
marque Libération mais se moque de l’information, elle finit par se mettre en grève et en fait savoir
spectaculairement les raisons en y consacrant la manchette du journal, le 8 février 2014 : « Nous
sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé,
pas un bar, pas un incubateur de start-up… » Ce qui a le don d’inciter Bruno Ledoux à dévoiler un
peu plus le fond de sa personnalité : « Je veux les rendre ringards, tous ces esprits étriqués, et tirer un
coup d’avance, un coup cash, où tout est dit, y compris le projet sur l’immeuble. [...] Je pense qu’il
faut prendre […] à témoin tous les Français, qui raquent pour ces mecs, pour que tout le monde
comprenne bien l’enjeu qui se joue actuellement… D’un côté, la faillite, de l’autre côté, une autre
vision… » réplique-t-il dans un courrier électronique d’une élégance douteuse, adressé aux autres
actionnaires. Libération comme un bateau ivre ! Tristesse ! Libération qui fut un grand journal est en
train de faire naufrage…
C’est alors que tout s’accélère. Dans le courant du mois de mars 2014, le journal est au bord de
la faillite. L’un des deux gérants, Philippe Nicolas, entreprend même de son propre chef, et sans en
informer les actionnaires, les démarches auprès du tribunal de commerce de Paris pour déposer le
bilan de la société. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il est de mèche avec de potentiels investisseurs
qui seraient disposés secrètement à présenter au tribunal un projet de reprise ? Et ces mystérieux
investisseurs, qui sont-ils ? Pourrait-il s’agir de Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, les
trois copropriétaires du groupe Le Monde ? Bruno Ledoux comprend qu’il doit forcer l’allure s’il
veut garder la main sur Libération. Au tribunal de commerce, il promet donc qu’il peut réinjecter
10 millions d’euros dans le journal, dont 4 millions tout de suite.
Sur-le-champ, il se met discrètement en quête de nouveaux alliés pour l’épauler. Poursuivant sa
lubie visant à diluer Libération dans un réseau social, il cherche à approcher Mark Zuckerberg, le
fondateur de Facebook, mais ses tentatives sont vaines. Il est alors démarché par un banquier de
Morgan Stanley, qui lui dit qu’un homme très riche est disposé à mettre beaucoup d’argent pour entrer
avec lui au capital de Libération. Lequel homme très riche n’est autre que Patrick Drahi, dont
Morgan Stanley est la banque d’affaires et l’ancien port d’attache de son bras droit, Dexter Goei. Et
c’est ainsi que le 31 juillet 2014 l’affaire est bouclée : une augmentation de capital de 18 millions
d’euros intervient, à laquelle participent conjointement Bruno Ledoux et Patrick Drahi, via la société
Altice ; augmentation qui leur donne le contrôle à cinquante-cinquante du journal, aux côtés de
quelques actionnaires minoritaires, dont Michaël Benabou, l’un des fondateurs de la société Vente-
privée.com, ou un dénommé Franck Papazian, le directeur de l’école privée où Ledoux a été
administrer quelques mois plus tôt sa remarquable leçon de journalisme.
Peu de temps après, l’accord évolue : Drahi propose à Ledoux de lui apporter les parts qu’il
détient dans Libération et d’entrer en échange à hauteur d’un peu moins de 10 % dans sa holding
Altice Media Group, celle-là même qui a été contrôlée jusqu’en 2010 par la société Jenville SA,
domiciliée… au Panama ! C’est ainsi que Libération finit par tomber dans l’escarcelle de Patrick
Drahi.

Avant même que ces accords financiers ne soient bouclés, une nouvelle organisation se met en
place. Longtemps membre du Siècle, le club de l’oligarchie parisienne, et administrateur du club En
temps réel, aux côtés du « ministre du Medef » Emmanuel Macron, Laurent Joffrin revient à la
direction de Libération en juillet 2014. Là, un nouvel arrivant, Pierre Fraidenraich, fait son
apparition en qualité de « directeur opérationnel » du journal et directeur général de la société des
actionnaires majoritaires. Lequel Pierre Fraidenraich est à l’époque l’objet d’un portrait assassin
signé par « Les salariés de Libération », sous le surtitre « Nous sommes un journal ». Le portrait
rappelle les faits d’armes de l’intéressé à I-Télé, du temps où il en était le directeur général : « Sous
son règne, arrivent sur I-Télé Nicolas Demorand puis Jean-Marc Sylvestre – un proche – et Robert
Ménard – déjà pas très fréquentable. Du journalisme, Fraidenraich a une idée très précise : “C’est
une règle élémentaire de bienséance d’être convenablement coiffé, rasé, habillé”, déclare-t-il en
2008. » Plus loin, le portrait se poursuit : « Il ne quittera la chaîne qu’en janvier 2012 pour rejoindre
la direction des acquisitions de droits sportifs à Canal +. En fait, une bonne fée s’est penchée sur son
sort : Nicolas Sarkozy, en personne. Les deux sont proches, se voient régulièrement, boivent des
cafés. C’est par le biais de Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance de Vivendi,
maison-mère de Canal +, et aussi fondateur du “groupe Fourtou” qui œuvre avec quelques joyeux
drilles (Alain Carignon, Michel Pébereau, Gérard Carreyrou, Charles Villeneuve et Étienne
Mougeotte) à la réélection de Sarkozy en 2012, que la pression s’exerce sur les patrons de Canal +. »
Mais le temps de l’impertinence est fini. Peu de temps après, ce portrait au lance-flammes
disparaît des archives numériques de Libération. Et surtout c’est la méthode Drahi qui s’applique. La
même méthode brutale, comme après chaque acquisition avec un plan social draconien. En
septembre 2014, Laurent Joffrin annonce à la rédaction la décision du nouvel actionnaire : 93 autres
emplois vont être supprimés. Libération n’est plus que l’ombre de lui-même : ballotté d’un homme
d’affaires à l’autre, malmené par des financiers en quête d’influence ou de respectabilité, épuisé par
des plans sociaux à répétition, massivement délaissé par ses lecteurs, le titre est à l’agonie. Mais
Patrick Drahi, qui, en avril 2016, remplace Pierre Fraidenraich par un homme à lui, Richard
Karacian, peut être content : à son tableau de chasse, il vient d’épingler un quotidien national.
Et la chasse ne fait que commencer. Quelques mois plus tard, le 9 janvier 2015, le groupe belge
Roularta, qui cherchait depuis longtemps à vendre le groupe L’Express, annonce qu’il a trouvé un
acquéreur en la personne de Drahi, pour près de 10 millions d’euros. La prise pour l’homme
d’affaires est autrement plus considérable car il met la main sur l’hebdomadaire éponyme mais aussi
sur le magazine L’Expansion et une ribambelle d’autres titres parmi lesquels Lire, Mieux vivre votre
argent, Studio cinéma, ou encore L’Étudiant. Aussitôt, l’histoire bégaie : le nouvel actionnaire
rechigne à payer les sous-traitants ou prestataires du groupe L’Express. Même l’avocat du magazine
passe à la broyeuse Drahi : il est sommé de réduire ses honoraires de 20 %, faute de quoi il perdra
son client. Va pour la baisse de 20 %.
Surtout, c’est la rédaction qui, une nouvelle fois, est hachée menu : à peine Drahi devient-il le
nouveau propriétaire de L’Express qu’un plan de 125 suppressions de postes est annoncé, dont 72
dans les services transversaux (comptabilité, services généraux…), sur un effectif total dans le
groupe de près de 720 personnes – soit presque 20 %. Même logique financière de prédateur : pour
financer l’acquisition, il faut mettre l’entreprise à la diète, et lui faire « cracher » le plus de résultats
possible.
C’est l’indignation à L’Express. La Société des journalistes (SDJ) du magazine publie une lettre
ouverte à Patrick Drahi, protestant contre « la dégradation rapide de la qualité du journal » et une
stratégie qui « s’est réduite à des mesures destructrices, sans que jamais aucun projet de
développement éditorial et d’investissement n’ait été exposé ». Et la SDJ ajoute : « Toutes ces
pratiques, dont certaines sont inédites dans ce journal, nuisent gravement au contrat de qualité et de
confiance noué, il y a soixante-deux ans, par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud
avec les lecteurs, et qu’avaient respecté les propriétaires précédents. [...] À l’heure où Altice Media
se prépare à mettre en œuvre un plan massif de licenciements dans l’ensemble du groupe, nous vous
demandons solennellement de renoncer à cette stratégie de destruction de valeur, suicidaire pour
notre titre. […] Dans quel but avez-vous acquis le premier news magazine de la presse française ?
Avez-vous l’intention d’en être le fossoyeur ? »

Le bal n’est pas fini : quelques mois plus tard, en juillet 2015, nouvelle emplette – tout aussi
importante ; Drahi annonce qu’il a passé un accord avec Alain Weill, le patron et propriétaire de
NextRadioTV, aux termes duquel il monte au capital de ce groupe à hauteur de 49 % et en prendra le
contrôle, si en 2019 il exerce l’option dont il dispose. Le voilà donc assuré de pouvoir prendre à
terme le contrôle de BFM-TV, BFM-Business et de RMC. En contrepartie, Alain Weill deviendra
actionnaire minoritaire à hauteur de 24 % d’Altice Media Group.
Le « deal » est, en fait, une très mauvaise manière à l’encontre de Xavier Niel, le patron du
groupe Free-Iliad et copropriétaire du Monde. Car Alain Weill et Xavier Niel sont amis de longue
date. Le premier siège d’ailleurs à l’époque au conseil du groupe du second, et en connaît tous les
secrets et les projets stratégiques. Échanges entre bons amis, Xavier Niel est en retour actionnaire
depuis 2009 – selon une enquête de Challenges (31 juillet 2015) – à hauteur de 16,80 % de la
holding de tête d’Alain Weill, News Participations, laquelle contrôle à 100 % une autre coquille
financière dénommée WMC, qui assure à Alain Weill le contrôle de NextRadioTV. En résumé,
Xavier Niel a fait rentrer Alain Weill au cœur de son empire, et en contrepartie, Alain Weill a admis
Xavier Niel au cœur de sa holding de tête.
Alors, quand l’alliance Drahi-Weill devient publique, elle tourne au psychodrame : Niel est fou
de rage – même si publiquement, il n’en montre rien – que son allié ait été offrir son groupe à Patrick
Drahi, devenu ces derniers mois son principal rival dans l’univers français des télécoms et des
médias. Tout juste peut-il se réconforter en pensant que, grâce à la trahison de son meilleur ami dans
la vie des affaires, il va devoir revendre ses titres et réaliser une plus-value évaluée par Challenges
à une trentaine de millions d’euros. Mais dans la vie des affaires, où l’éthique compte peu et l’appât
du gain et de l’influence compte beaucoup, quelle importance !
En à peine un an et demi, Patrick Drahi se constitue donc un empire de presse, l’un des plus
impressionnants qui soient en France. Et il y parvient sans qu’aucune personnalité politique ne s’en
émeuve, ni à droite ni à gauche. Silence général. Mis à part Arnaud Montebourg, nul ne s’inquiète de
la tornade financière dans laquelle de nombreuses entreprises sont emportées. Quant au risque
démocratique suscité par des achats en cascade de nombreux médias par un grand patron totalement
étranger aux métiers de l’information, cela ne suscite pas plus de réactions. Même la ministre
socialiste de la Culture et de la Communication de l’époque, Fleur Pellerin, se cache sous la
moquette et brille par son silence. Les lois anti-concentration ne sont-elles pas, pourtant, bafouées
quand le même homme d’affaires détient un quotidien et un news magazine tous deux de portée
nationale, ainsi que plusieurs chaînes de télévision et une radio ? La ministre délaisse jusqu’aux
obligations de sa charge, et Patrick Drahi fait tous les achats qu’il souhaite sans que quiconque ne se
mette en travers de sa route. Accompagné de son nouvel allié Alain Weill, il est même reçu à
l’Élysée par François Hollande, confidentiellement mais très courtoisement, en juillet 2015. Comme
Vincent Bolloré, et à quelques jours près.

Ce n’est pas la première fois que Patrick Drahi croise François Hollande. En juin 2014, il est
déjà présent à l’Élysée : il est venu voir Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire général de la présidence.
Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint, assiste au rendez-vous. Les échanges portent sur la
situation de SFR que l’homme d’affaires a acquis trois mois plutôt. Et, comme il en est coutumier,
François Hollande passe soudainement une tête par la porte du bureau de Jouyet au beau milieu du
rendez-vous, salue Patrick Drahi qu’il n’avait encore jamais rencontré et lui dit : « Je tenais à vous
féliciter pour ce que vous faites pour Libération. » Ce jour-là, le financier a de bonnes raisons de
penser qu’il a décidément bien fait : quelques millions d’euros pour acheter ce journal en déshérence,
c’est si peu de chose, si la bienveillance de la puissance publique est à ce prix…
Car sous les airs frustes qu’il cultive, sous son allure d’ingénieur passionné par son métier mais
qui ne connaît soi-disant rien à la politique, notre homme ne manque pas d’habileté et a très vite
assimilé les codes et usages du capitalisme de connivence à la française. Il a aussi entendu les
critiques virulentes que suscitait sa stratégie financière hasardeuse, comme ses implantations
sulfureuses à Zermatt, Guernesey ou au Panama. Drahi comprend que le contrôle d’un mini-empire de
presse lui confère une nouvelle respectabilité. Cela le « notabilise ». À preuve, il suffit qu’Alain
Weill et lui-même demandent à être reçus par le chef de l’État pour que celui-ci obtempère et leur
ouvre les portes du palais présidentiel.

Dans sa nouvelle position de force, Patrick Drahi peut même s’offrir le luxe de jouer les
mécènes. De faire dire en toutes occasions, par la voix de son entourage, qu’il n’est pas de la même
trempe que Vincent Bolloré et que lui respectera la liberté des journalistes des titres rachetés. Ou
d’accréditer l’idée que toutes ces emplettes entrent dans le cadre d’une stratégie industrielle
mûrement réfléchie, celle de la convergence (contenus-contenants, programmes-tuyaux…) dont Jean-
Marie Messier fut naguère le champion, Cependant, ce respect affiché de l’indépendance des médias
doit être accueilli avec beaucoup de circonspection, pour plusieurs raisons. Dans les deux cas, son
entrée au capital de Libération ou du groupe L’Express s’accompagne de plans sociaux massifs.
Preuve que la qualité de l’information, garantie par des rédactions solides, n’est pas le souci premier
de l’homme d’affaires. En outre, Drahi prend une autre décision pour le moins préoccupante pour la
liberté de la presse en décidant en avril 2016 d’intégrer Altice Media, la structure où il a regroupé
tous ses achats dans la presse (Libération, le groupe L’Express…), au sein de l’opérateur
téléphonique SFR, dont il a aussi le contrôle. Ladite société SFR s’organise autour de trois divisions,
SFR Télécoms, SFR Publicité et SFR Médias. L’intégration est rondement menée et donne lieu à la
création d’une application pour smartphone, « SFR Presse », à partir de laquelle il est possible de
consulter de manière illimitée les contenus des 17 titres du groupe (Libération, L’Express,
L’Expansion, L’Étudiant, Lire, Studio, Point de vue, etc.), moyennant un abonnement à SFR, ou
moyennant 19,99 euros par mois pour les non-abonnés. Présentant ce nouveau portail, Michel
Combes, le P-DG de SFR, donne cette explication : « Nos titres ont été restructurés, l’heure est venue
d’ouvrir une nouvelle étape en renouvelant leur modèle de distribution. »
À l’annonce de cette intégration, la Société des journalistes et du personnel de Libération
(SJPL) fait aussitôt part de son inquiétude. Sous le titre « Vigilance », elle publie un communiqué le
26 avril 2016, dressant ce constat : « Ce nouveau modèle économique qui se dessine pour le journal
contient un risque : celui de devenir dépendant d’un diffuseur numérique, d’autant plus qu’il s’agit de
notre actionnaire majoritaire. » Si les journalistes de Libération n’ont pas tort, encore faut-il préciser
qu’il existe dans cette opération bien d’autres dangers, dont certains sont sans doute beaucoup plus
graves.
De fait, il y a dans l’opération une astuce, bien dans le style de Drahi, lui le grand expert en
optimisation fiscale. Le projet de SFR est d’appliquer le taux de TVA super-réduit de 2,1 % sur la
partie presse des abonnements offerts par SFR, au lieu des 20 % qui s’appliquent habituellement aux
abonnements téléphoniques ou aux services en ligne. C’est un détournement de la loi, aussitôt
dénoncé par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) : « Les abonnés de
SFR bénéficieront bientôt d’une application SFR Presse donnant accès aux titres d’Altice Media
Group. Le montant total de leur facture restera inchangé car le prix de l’option sera compensé par une
remise appliquée sur l’abonnement SFR et sur l’option. L’entreprise réalisera néanmoins une
économie sur ses reversements de TVA à l’État, la partie de la facture portant sur SFR Presse étant
assujettie au taux super-réduit (2,1 %) dont bénéficie la presse au lieu du taux normal (20 %). Quelle
sera la part du prix de l’offre SFR Presse qui reviendra effectivement aux médias ainsi distribués ?
Dans le cas où cette part serait inférieure aux standards du marché, il s’agirait d’une
instrumentalisation préoccupante de la TVA réduite de la presse. Ce taux réduit tire sa légitimité du
rôle constitutionnellement reconnu de la presse pour permettre aux citoyens d’accéder à l’information
nécessaire à la formation de leurs opinions. Le Spiil s’est battu pour qu’il bénéficie à la presse en
ligne autant qu’à la presse imprimée. Cet avantage ne saurait être utilisé à des fins d’optimisation
fiscale sans attenter à sa légitimité. »
La Direction générale des finances publiques laissera-t-elle donc faire ? Ce sera pour le moins
intéressant à observer. Dans tous les cas de figure, selon une très bonne source, Patrick Drahi se
moquerait d’un éventuel redressement fiscal. Sous la pression des marchés financiers, son urgence est
d’afficher les meilleurs résultats possibles pour le proche avenir ; et la galipette sur la TVA y aide
fortement. Il sera bien temps de provisionner dans les comptes un éventuel redressement…
Toutefois, le plus inquiétant est ailleurs : derrière l’opération d’intégration, il y a une très grave
remise en cause de la neutralité du Net, c’est-à-dire du droit égal d’accès des citoyens au journal
numérique de leur choix. C’est aussi ce que pointait à l’époque le Spiil : « La convergence entre les
“contenus” et les “contenants” – et la mise sous tutelle des premiers par les seconds – posent des
questions sur le maintien d’une concurrence équitable au sein du secteur. Les médias du groupe
Altice seront-ils proposés dans les mêmes conditions à d’autres kiosques qui n’appartiennent pas à
leur groupe ? Dans quels délais et à quelles conditions de rémunération l’offre SFR Presse sera-t-elle
ouverte à d’autres médias que ceux du groupe Altice ? La liberté de distribution et l’égalité de
traitement des différents titres, qui sont au fondement de la politique publique de régulation et d’appui
à la diffusion de la presse écrite, sont menacées par un tel schéma. »
Ces interpellations sont de bon sens. Imagine-t-on que dans les Relay, propriété du groupe
Hachette, ne soient distribués que les magazines ou les romans édités par le même groupe Hachette ?
Ce serait évidemment impensable. Imagine-t-on que, dans le cas des kiosques parisiens, l’exploitant,
qui est actuellement la société Jean-Claude Decaux, n’offre à la vente que les titres d’un seul groupe
de presse auquel il serait lié ? Cela le serait tout autant. Cela contreviendrait même à la loi, car la
convention de concession dont jouit la société Jean-Claude Decaux est encadrée, au motif qu’il s’agit
d’une délégation de service public.
Alors, pourquoi ce principe d’égalité qui prévaut dans le cas de la « vieille » presse, et qui
garantit le pluralisme, serait-il battu en brèche dans le cas de la presse numérique ? C’est là l’un des
paradoxes majeurs de la révolution numérique : alors qu’elle devrait être une opportunité formidable
pour renforcer et élargir le droit de savoir des citoyens, et favoriser l’expansion d’une nouvelle
presse numérique, elle est détournée en France au profit d’une poignée de milliardaires qui cherchent
plus que jamais à verrouiller le système à leur profit. Dans le but, tout à la fois, de profiter d’une
situation avantageuse pour leur groupe, et de barrer la route aux nouveaux entrants.
Questions : qu’adviendrait-il si Niel suivait l’exemple de Drahi, en associant à l’abonnement de
Free ceux du Monde, de L’Obs, de Télérama et des nombreuses autres publications sur lesquelles il
a la main ? Si les groupes Orange, en voie de privatisation accélérée, et Bouygues Telecom
marchaient sur ces brisées ? La réponse est claire : on passerait alors d’une entorse, encore partielle,
à la neutralité du Net et à la concurrence, à des abus de position dominante.

En outre, quand il commence à faire ses emplettes en France, Patrick Drahi n’est pas un inconnu
dans le secteur de la presse et de la télévision. Avec l’aide de Frank Melloul, ancien collaborateur
de Dominique de Villepin à Matignon, il a déjà fait une incursion dans ce secteur, en lançant en
Israël, en juillet 2013, une chaîne d’information en continu, I24, diffusant en français, en anglais et en
arabe. Quand la chaîne prend son envol, tous les témoignages vont dans le même sens : c’est une
catastrophe éditoriale. Sous le titre « I24 News, une chaîne sous haute tension », TéléObs y consacre
une enquête ravageuse (4 février 2015).
« Humiliations, hurlements, flicage, licenciements minute et paranoïa : sous couvert d’anonymat,
ses troupes dressent ainsi le portrait d’une rédaction placée sous tension permanente. Passent encore
les promesses de “dératiser” la chaîne, les envoyés spéciaux traités de “chochottes” pour avoir
réclamé des gilets pare-éclats afin de se protéger des tirs de roquettes, ou les menaces récurrentes
– c’était encore le cas récemment – de “virer toute l’équipe française de la chaîne”. Après tout, les
rédactions sont rarement des havres de paix ! Mais qu’en est-il du projet rédactionnel ? “C’est le fait
du prince, résume un reporter anglophone, Frank n’a jamais été journaliste, mais il veut tout décider.
Sauf qu’il n’y connaît rien.” C’est donc le P-DG qui, plusieurs fois par jour, arrête le choix des sujets
qui seront diffusés à l’antenne, court-circuitant une hiérarchie déjà décimée par le renvoi, la
démission ou la placardisation de plusieurs de ses cadres. » Sympathique, non ? Une rédaction sous
tutelle, qui doit obéir au doigt et à l’œil à un responsable qui a fait ses classes à Matignon…
Dans un article passionnant et très bien informé, publié dans Orient-XXI (7 décembre 2015), le
journaliste Jean Stern prolonge l’enquête sur les activités israéliennes de Patrick Drahi, en faisant ces
constats : « I24 News a le double défaut d’être trop mollement pro-israélienne aux yeux des
inconditionnels, tout en l’étant beaucoup trop pour les autres. Nulle neutralité donc à l’écran, au-delà
de ce même ronron télévisuel et consensuel aussi ennuyeux que la mondialisation que la chaîne
incarne du point de vue israélien. On y parle “implantations” et non pas “colonies”, et ce marqueur
linguistique résume le plus souvent le point de vue en Israël. Les jolis présentateurs et présentatrices
débitant de la dépêche sur des images d’agences, les plateaux maigrichons limités à la présence de
francophones de Tel-Aviv et de personnalités de passage, comme récemment le ministre de
l’Économie Emmanuel Macron, ne suffisent pas à construire une audience digne d’un investissement
de plusieurs dizaines de millions d’euros. Mais il n’est pas sûr que la conquête d’une audience
mondiale soit le véritable objectif de Drahi, qui pourrait préférer faire de I24 News un levier
politique en Israël même. Cela implique de mettre “les mains dans le cambouis médiatique local”,
selon le mot d’un confrère. Pour l’instant, la chaîne est aussi muette en Israël que Drahi, pour des
raisons de législation sur l’audiovisuel et la télédiffusion – hormis sur la Toile. Cependant, le ton
lisse mais très pro-israélien de la chaîne sert Drahi. En effet, le gouvernement Netanyahou, coalition
de droite extrême et d’extrême droite, est plus qu’agacé par les chaînes 2 et 10, leaders en matière
d’information. Elles sont quasiment considérées comme gauchistes et pro-palestiniennes, dirigées par
ceux que la ministre de la Culture Miri Regev qualifie de “self hated Jews”. Or Benyamin
Netanyahou pourrait modifier la loi sur la télédiffusion et permettre à I24 News d’émettre en Israël si
en échange Patrick Drahi lui donnait un petit coup de main éditorial. »
Remarques frappées au coin du bon sens. Il suffit de regarder peu de temps la chaîne I24 pour
relever ces « marqueurs linguistiques » dont parle le journaliste. De la même façon qu’à l’écran on
ne parle jamais de « colonies » ni de « territoires occupés » mais d’« implantations », le qualificatif
de « jusqu’au-boutistes » est systématiquement préféré à celui d’« extrémistes juifs ». Ainsi
fonctionne la police du langage dans cette chaîne. Drahi a sans doute des relations beaucoup plus
proches qu’on ne l’imagine avec Benyamin Netanyahou. Pour une raison peu connue en France, mais
de notoriété publique en Israël : dans ce pays, le Premier ministre est aussi le ministre des…
Télécoms.
En somme, en Israël, tout le monde comprend que l’histoire de Patrick Drahi dans la presse ne
fait que commencer et nombreux sont ceux qui se demandent dans quel délai il se mettra ouvertement
au service de Benjamin Netanyahou. C’est la loi des puissances d’argent, et la presse, quand elle
tombe entre ses rets, n’a aucun moyen d’échapper à la devise « qui paye commande ». De tout cela, la
direction de la rédaction de Libération, Laurent Joffrin en tête, n’ignore rien puisque Drahi les a
convoqués en Israël, peu de temps après avoir pris le contrôle du journal.

Il existe d’ailleurs des traces de ce naufrage du débat démocratique et de la vie de la presse,


auquel conduit immanquablement un empire médiatique comme celui de Patrick Drahi. Ainsi la
première émission de télévision que le milliardaire organise, le dimanche 22 mai 2016, avec le
renfort de tous les titres de son groupe, pour célébrer la visite de Manuel Valls en Israël. Pour la
circonstance, I24 et BFM-TV unissent leurs antennes pour diffuser ensemble l’émission dont le
Premier ministre est l’invité, et L’Express et Libération dépêchent leurs éditorialistes, Christophe
Barbier et Laurent Joffrin. La voici, la fameuse « convergence » tant célébrée par les oligopoles des
médias et de la téléphonie : la formidable force de frappe médiatique rassemblée sous l’égide du
milliardaire n’a pour seule utilité que de produire une émission honteuse de complaisance.
Le journaliste de Télérama Samuel Gontier, qui en rend compte le lendemain sous le titre « Sur
I24, gloire au Mossad et honneur à Manuel Valls », montre par l’exemple et l’ironie qu’il a rarement
vu un entretien si pitoyable de connivence. Assis un peu en avance devant son téléviseur, il assiste
d’abord à la fin de l’émission précédente. Il s’agit d’un long magazine effectivement consacré au
Mossad, les services secrets israéliens, et à la campagne de recrutement qu’il a lancée. « Le Mossad
recrute sur la Toile avec une vidéo digne des meilleures séries d’espionnage. Faire campagne sur le
Net, c’est une initiative étonnante pour une agence qui cultive le secret », dit la présentatrice. « Et
l’assassinat ciblé », ajoute Télérama.
Et l’émission avec Manuel Valls commence peu après, sur le même registre flagorneur, comme
le relève le récit du même journaliste : « “Nous vous demanderons, Manuel Valls, de faire le point
sur l’état du monde, un monde angoissé, menacé et parfois menaçant”, menace Paul Amar. Mais
d’abord, un reportage résume la journée du Premier ministre, rapportant notamment qu’“une médaille
récompense son combat contre l’antisémitisme et le boycott d’Israël”. “Quel accueil ! s’exclame Paul
Amar en studio. Je suis là depuis septembre, je n’ai jamais vu un homme politique français aussi bien
accueilli.” » Et toute l’émission est à l’avenant…

Sombre histoire, donc, que celle de Libération. Acquis par Drahi au creux de l’été 2015, le
journal connaît au même moment une dérive économique, mais aussi éthique, qui conduit la société
des rédacteurs du journal à multiplier les communiqués publics pour rappeler les principes du
journalisme indépendant. Au nombre de ces affaires, il y a ainsi celle, pour le moins sulfureuse, du
Forum de débats que Pierre Fraidenraich a l’idée d’organiser à Libreville sous l’égide de
Libération, à la demande du dictateur Ali Bongo, qui cherche à améliorer son image. Pour complaire
à ses financeurs, la France et le FMI, le tyran veut montrer qu’il sait donner la parole à son
opposition.
Cette opération de communication a été mûrement réfléchie. Après la longue dictature de son
père, Omar Bongo, Ali concourt à l’élection présidentielle gabonaise en 2009 et l’emporte au terme
d’un scrutin entaché de très nombreuses fraudes. Au début de l’année 2015, Mediapart révèle aussi
que les juges chargés de l’affaire des « Biens mal acquis » ont été saisis par le parquet national
financier de soupçons de « blanchiment de détournement de fonds publics » liés à l’héritage de
l’ancien président du Gabon, dont son fils Ali est l’un des deux légataires universels. En cause : trois
comptes off-shore ouverts à Monaco, créditeurs de plus de 34 millions d’euros.
Dans ce contexte, le projet de Forum, qui prendra forme quelques mois plus tard, est une honte.
Il associe Libération au plan de communication d’Ali Bongo visant à redorer son image à l’occasion
de débats avec des représentants de l’État gabonais. Un débat sur la presse est ainsi programmé, avec
Reporters sans frontières (RSF) et le ministre de l’Information du Gabon. Sitôt le projet connu, la
rédaction du journal s’enflamme et tempête. Beaucoup de journalistes, notamment des figures du titre,
y sont violemment opposés, et dans un premier élan la société des personnels ne veut plus en entendre
parler. La réponse de la direction du journal est cependant brutale : si le Forum de Libreville est
annulé, elle mettra fin aux Forums que le journal organise périodiquement en province, entraînant une
perte de quelque 3 millions d’euros, une somme qu’il faudra récupérer par un plan d’économie
correspondant. Face à ce chantage, la société des personnels finit par s’incliner, réclamant seulement
des garanties quant à la transparence des financements et à la maîtrise de l’organisation des débats
par les journalistes.
C’est ainsi que les 9 et 10 octobre 2015, un forum poisseux se tient tout de même à Libreville,
financé intégralement par Ali Bongo, et pour son seul profit. Sans mauvaise plaisanterie, la table
ronde sur la presse est quant à elle chargée de réfléchir à cette question surréaliste : « Le défi de
l’indépendance ».
L’objectif implicite du Forum est atteint : personnage infréquentable, héritier d’un dictateur, Ali
Bongo apparaît comme une personnalité africaine moins sulfureuse. Qui en doute ? Si, jusqu’en 2012,
François Hollande dit pis que pendre du potentat gabonais et des élections fort peu démocratiques qui
l’ont porté au pouvoir, le nouveau chef d’État gabonais devient vite un hôte privilégié de l’Élysée,
qui l’enrôle dans son combat contre le terrorisme, et l’installe au premier rang des chefs d’État
supposés être attachés à la démocratie, le 11 janvier 2015 à Paris, au lendemain des attentats de
Charlie Hebdo.
Le Forum organisé par Libération à Libreville vient clore cette pitoyable comédie. Oublions la
Françafrique, qui se poursuit de plus belle. Ne parlons plus des conditions dans lesquelles Ali Bongo
a accédé au pouvoir. S’il organise un débat avec ce quotidien, n’est-ce pas la preuve qu’Ali Bongo
n’est pas cet insupportable autocrate que certains prétendent ? Merci Libération. Même à l’agonie,
même avec des ventes en chute libre, le journal dirigé par Laurent Joffrin a encore une petite utilité…

Autre grave incident, sous l’ère Bruno Ledoux, quelques mois avant que Patrick Drahi n’entre en
scène : en janvier 2015, la rédaction de Libération apprend non sans indignation que Laurent Joffrin
est membre du jury du Trombinoscope, qui vient de remettre au maire Front national Steeve Briois le
prix de l’« élu local de l’année ». Aussitôt, Joffrin essaie d’éteindre l’incendie en publiant dans le
quotidien une « précision » passablement alambiquée, selon laquelle il n’a pas pris part au vote et
qu’il aurait voté contre s’il avait participé à la délibération. Mais que « par courtoisie » il s’est tout
de même rendu à la remise du prix, non pas pour célébrer le maire d’extrême droite mais pour
remettre… un autre prix à l’ambassadeur d’Italie. Ses affirmations ne convainquent qu’à moitié la
Société des journalistes et du personnel de Libération (SJPL), qui publie un communiqué regrettant
que son directeur « se soit associé à un prix » distinguant le maire FN.
Autre dérive, passée inaperçue : comme par hasard, Libération ne couvre plus l’actualité qui a
trait aux télécommunications. Nulle censure ! Dans un consensus général, le journal a simplement
considéré que ce secteur ne faisait plus partie de ses priorités et a donc relégué les quelques brèves
sur le sujet dans la rubrique « Futur ». Gageons que Drahi n’en prendra pas ombrage.
Une bonne part de la presse est désormais la propriété d’oligarques dont le cœur de métier a
trait aux télécommunications, et Libération a choisi de jeter l’éponge.
Triste naufrage…
L’abominable vénalité de la presse française

Après avoir arpenté les arcanes des empires Bolloré et Drahi, nous sommes loin d’avoir achevé
notre préoccupant périple. Toute la presse, ou presque, connaît le même sort. Les uns après les
autres, les titres ont été absorbés par l’un ou l’autre des oligarques du capitalisme parisien.
Mais sans doute en savons-nous déjà assez pour marquer une courte pause et réfléchir à la
question de fond qui est au cœur de cette histoire : pourquoi, ces dernières années, les relations
incestueuses entre presse et milieux d’argent n’ont-elles soulevé quasiment aucun débat en France,
alors que dans le passé elles déchaînaient de violentes polémiques ? Pour qui a la curiosité de se
plonger dans l’histoire de la presse, le constat saute aux yeux : les rapports entre la presse et l’argent
ont constamment rythmé le débat public. La presse étant l’un des poumons de la démocratie, le débat
a même souvent pris une tournure enflammée. D’autant plus enflammée que ces relations de
consanguinité ont la plupart du temps débouché sur des scandales de corruption.
Du Second Empire à l’époque gaulliste, en passant par la IIIe République, il n’est pas inutile de
connaître les dérives en ce domaine. Non pas pour en tirer des enseignements hâtifs, en comparant
des périodes ou des conjonctures dissemblables, mais parce que les débats d’hier éclairent en partie
les débats d’aujourd’hui en permettant de mieux comprendre pourquoi les combats pour une presse
libre et indépendante vont de pair avec ceux en faveur d’une démocratie forte et équilibrée ; pourquoi
la lutte pour la liberté et l’indépendance de la presse est l’une des valeurs cardinales de la
République. Quand la presse est malmenée ou sous influence, c’est souvent parce que la démocratie
elle-même est fragilisée. Quand la presse est sous influence, la démocratie l’est tout autant. La
corruption de la presse est aussi l’un des signaux d’une corruption de la démocratie.
Examinons, pour commencer, les jeux troubles de la presse et de la finance sous la
IIIe République.

Des scandales, à cette époque, il en éclate sans cesse : avant la guerre de 1914, tout au long de
l’entre-deux-guerres, pendant l’Occupation nazie. Des scandales à répétition, des scandales de
manipulation de la presse, des scandales de pure et simple corruption. Ces scandales, il faut les
observer de plus près : c’est pour sortir de cette époque détestable que la Résistance imaginera pour
la France, à la Libération, une nouvelle presse, indépendante, dégagée de l’emprise des milieux
d’argent. Dans les turbulences de la IIIe République vont ainsi naître les débats les plus vifs sur les
relations entre la presse et les milieux d’affaires.
Il y a, tout d’abord, le scandale de Panama.
Pour assurer le financement des travaux de percement du canal, Ferdinand de Lesseps (1805-
1894) fonde une société, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, laquelle
rencontre des difficultés croissantes et finit par faire faillite en 1889, provoquant la ruine de quelque
quatre-vingt-cinq mille petits épargnants qui ont souscrit à ces emprunts. Toutefois, quelque temps
plus tard, l’affaire prend une tout autre tournure. Le polémiste d’extrême droite Édouard Drumont
(1844-1917), auteur d’un pamphlet aussi violent qu’antisémite, La France juive, écrit en 1892 de la
prison où il est incarcéré des articles que publie son journal La Libre Parole . Il y révèle, documents
à l’appui, qu’une partie des financements liés à la Compagnie universelle a été détournée pour
corrompre des dirigeants politiques, dont le président de la Chambre des députés, ainsi que de
nombreux journalistes. « Les accusations visaient surtout le personnel politique républicain,
particulièrement les républicains de gouvernement arrosés abondamment, mais les comptes de la
Compagnie allaient révéler que 12 à 13 millions de ses crédits de publicité étaient allés à la presse,
versés à des journaux, à quelques directeurs et à certains journalistes influents », raconte l’historien
Marc Martin dans une remarquable étude publiée en 2006 par Le Temps des médias . La corruption
d’innombrables parlementaires et de tout autant de journalistes vaut, à tous ceux qui y succombent, de
méchants sobriquets : au gré des polémiques, ils sont qualifiés de « chéquards » ou de
« panamistes ». Georges Clemenceau (1841-1929) n’échappe pas à l’affaire : il reçoit des subsides
pour son journal La Justice, même s’il en méconnaît l’origine douteuse.
Dans son Histoire des médias, l’historien Jean-Noël Jeanneney précise que souvent la presse
elle-même est à l’origine du pacte de corruption, comme le révèle le procès qui a lieu à la suite du
scandale : « Le procès met en lumière le rôle qu’a joué la presse pourrie. Charles de Lesseps (1840-
1923), fils de Ferdinand, un des dirigeants de l’entreprise en déconfiture, explique clairement que,
sous prétexte de publicité commerciale, il a été très souvent conduit à payer des journaux pour dire
du bien de l’entreprise, ou n’en pas dire du mal : “Ce n’est pas moi, explique-t-il, qui ai été
l’initiateur de la corruption. Ce sont les journaux qui venaient me voir et qui me disaient : si vous ne
me donnez pas d’argent, je vais dire que votre entreprise ne marche pas.” Et il payait. »
Pour la France, ces événements ont d’immenses répercussions, car ils nourrissent une vague
antiparlementaire et antisémite, et contribuent au déclenchement peu après, en 1894, de l’affaire
Dreyfus. Mais, pour la presse aussi, l’affaire est un séisme. Car tout le pays peut constater qu’une
bonne partie de la presse, loin de son office citoyen, est prise dans les rets de la corruption. Sur-le-
champ, cet aspect-là du scandale nourrit une polémique enflammée. Jean Jaurès (1859-1914) n’est
pas le dernier à l’alimenter à l’occasion d’une intervention houleuse à la Chambre, le 8 février
1893 : « Qu’avons-nous constaté dans cette triste affaire de Panama ? D’abord – je le dis nettement –
que la puissance de l’argent avait réussi à s’emparer des organes de l’opinion et à fausser à sa
source, c’est-à-dire dans l’information publique, la conscience nationale », tempête-t-il, avant
d’ajouter : « Or, au moment même où se pratiquait cette sorte de sophistication de la pensée
publique, il y avait dans des centres ouvriers des syndicats qui se cotisaient pour fonder des journaux
non pas avec de l’argent pris ici ou là à des banques nationales ou cosmopolites, mais avec l’épargne
prélevée sur les salaires. C’était là une ébauche de la presse loyale représentant vraiment l’opinion,
et cette presse instituée par les syndicats des travailleurs, vous l’avez interdite. »
Ce plaidoyer en faveur de l’indépendance de la presse, et tout particulièrement de la séparation
d’avec les puissances d’argent, devient pour Jean Jaurès une obsession. On le retrouve dans nombre
de ses discours les années suivantes. Et quand L’Humanité voit le jour en 1904, c’est l’un des thèmes
de prédilection de son fondateur pour ses éditoriaux. Dès le 18 avril, pour le premier numéro du
quotidien, Jaurès revient à la charge : « Toute notre tentative serait vaine ou même dangereuse si
l’entière indépendance du journal n’était point assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés
financières, à des influences occultes. L’indépendance du journal est entière. […] Faire vivre un
grand journal sans qu’il soit à la merci d’autres groupes d’affaires est un problème difficile mais non
pas insoluble. »
Des années plus tard, le 30 juin 1909, Jean Jaurès publie un nouvel article, intitulé « La curée
prochaine », dans lequel il pourfend les puissances d’argent qui veulent corrompre la presse en leur
offrant, moyennant finance, des campagnes de presse ou de publicité : « Mais voilà le cas que les
grands fournisseurs, les grands capitalistes, font des enquêtes. On pourra voter ce qu’on voudra, ils
s’en moquent. Une seule chose les intéresse : c’est qu’au bout des paroles et des votes, il y aura un
nouveau programme de dépenses, de nouveaux crédits. Et ils essaient de se tailler d’avance la plus
large part en corrompant la presse, en trompant l’opinion, en compromettant les hommes publics. »
Parmi les nombreux autres écrits de Jean Jaurès, il y a encore « Pour le développement de
L’Humanité », cet article publié le 11 novembre 1913 mais qui, un siècle plus tard, garde toujours
son actualité : « C’est notre devoir et c’est notre honneur d’écarter toute publicité de finance. Car la
finance et la politique sont aujourd’hui si étroitement mêlées, les rapports du capitalisme et de l’État
sont si multiples, les concessions de tout ordre mettant si complètement aux prises les intérêts du
capitalisme et ceux de la nation, les emprunts extérieurs et la diplomatie s’enchevêtrent en de si
étranges replis et des nœuds si multipliés qu’un journal n’est libre de son action nationale et
internationale qu’à la condition de rejeter des subventions et des concours qui pris en soi pourraient
paraître innocents à des citoyens attentifs. […] L’effort de la finance pour s’emparer partout des
ressources d’information est immense. […] Bientôt un journal pleinement indépendant sera un des
grands luxes de la pensée humaine ; et une des gloires du Parti socialiste sera de donner à
l’intelligence et à la conscience des hommes cette garantie et cette sécurité. »
Avec le recul, cette dernière phrase prend une étrange résonance. Car, aujourd’hui plus qu’hier,
« un journal pleinement indépendant » apparaît comme l’un « des grands luxes de la pensée
humaine ». Néanmoins, l’une des « gloires du Parti socialiste » d’aujourd’hui, si l’on peut dire, aura
été de tourner radicalement le dos à cette ambition et d’enlever « à l’intelligence et à la conscience
des hommes cette garantie et cette sécurité ». En laissant quelques oligarques, sans s’y opposer ou les
limiter, sinon même en les encourageant, prendre possession des grands titres français.

Après le scandale de Panama, voici qu’éclate en 1911 le scandale Rochette. Cette fois, c’est le
journal Le Rappel qui est mis en cause, pour avoir profité des largesses occultes d’un affairiste
convaincu d’escroqueries, Henri Rochette. Fondateur du Crédit minier, ce dernier a émis des bons
d’épargne qui génèrent des intérêts formidables dont les financements sont assurés par… de
nouvelles émissions ! Une escroquerie vieille comme la finance : c’est celle dont usera aussi Bernard
Madoff aux États-Unis dans le courant des années deux mille. Mais si, à la veille de la guerre de
1914, l’affaire a en France un si grand retentissement, c’est que l’opinion est persuadée qu’Henri
Rochette jouit de protections dans les hautes sphères du pouvoir. Ce dernier est en particulier
suspecté d’être en relation avec Joseph Caillaux (1864-1944), le futur président du Conseil. Le
scandale prend d’autant plus d’ampleur qu’il conduit à un drame célèbre : l’épouse de Joseph
Caillaux, Henriette (1874-1943), est tellement marquée par la campagne haineuse menée par Le
Figaro à l’encontre de son mari qu’elle se rend en mars 1914 au siège du quotidien, et tire six balles
sur son directeur, Gaston Calmette (1858-1914), le tuant net.
La guerre de 1914-1918 est à peine finie que les scandales de corruption impliquant la presse
reprennent de plus belle. Tel ce scandale suscité par Henry Dumay, qui crée en 1923 le journal Le
Quotidien. Le voici, résumé par Fabrice d’Almeida et Christian Delporte dans leur Histoire des
médias en France : « Il s’agit de créer un journal qui, fondé sur la transparence financière et le
soutien au Cartel des gauches naissant, redonnera du lustre à une presse discréditée. Mais, peine
perdue. Enlisé dans des difficultés financières, Le Quotidien sombre à son tour dans la corruption.
Dumay accepte les versements occultes de la Régie du gaz et des grandes compagnies de chemin de
fer, sans en référer à ses collaborateurs. Le scandale est moralement terrible pour la profession. Et
pourtant, ce n’est pas le dernier… »
De fait, dès 1928, tout recommence avec l’affaire Marthe Hanau (1886-1935). Dans son film La
Banquière, le réalisateur Francis Girod en donne une charmante incarnation sous les traits de Romy
Schneider (1938-1982), mais à l’époque l’affaire est politiquement ravageuse puisque l’intéressée
parvient, au travers de sociétés fictives, à drainer l’argent d’innombrables épargnants dans un
système de cavalerie assez proche de celui qu’imaginera, longtemps plus tard, l’escroc américain
Bernard Madoff. Cette fois encore, c’est un journal, La Gazette du franc, rebaptisé « La Galette du
franc » à l’époque par Le Canard enchaîné, qui est utilisé pour convaincre les épargnants de mettre
la main au portefeuille.
Toutefois, au lendemain de la Grande Guerre, c’est un scandale beaucoup plus retentissant qui
retient toutes les attentions : le scandale Arthur Raffalovitch (1853-1921). Quelques mois avant son
exclusion du Parti communiste français (il a osé esquisser une critique du stalinisme), c’est
l’essayiste et opposant de gauche Boris Souvarine (1895-1984) qui révèle l’affaire dans une série
d’articles publiés par L’Humanité, entre le 5 décembre 1923 et le 30 mars 1924, sous le titre
« L’abominable vénalité de la presse française ». Ce sera aussi le titre d’une grosse brochure
diffusée en 1931 par la Librairie du travail, reprenant les documents déjà publiés par le quotidien
mais en y ajoutant d’autres, souvent d’importance moindre.
L’histoire est accablante pour la presse française, tous titres quasiment confondus, à de rares
exceptions. Au lendemain de la révolution d’Octobre, les bolcheviques, qui ont accédé au pouvoir,
ont du même coup mis la main sur une bonne partie des archives du régime tsariste. Dans ces
archives, ils découvrent de nombreux documents attestant que la presse française a été massivement
arrosée de pots-de-vin pour chanter les louanges du régime et de la solidité de son économie, de
sorte que les épargnants français souscrivent sans barguigner aux fameux emprunts russes que vendent
allégrement toutes les banques françaises, et tout particulièrement le Crédit lyonnais. Campagne de
presse mensongère mais efficace, puisque pendant les trois décennies au cours desquelles les
emprunts sont émis, près du tiers de l’épargne française va s’y investir, pour le montant colossal de
quelque 15 milliards de francs or.
Ainsi, les documents publiés par L’Humanité mettent au jour l’un des plus grands scandales
financiers de l’époque : si près de un million et demi de Français ont été grugés par ces emprunts,
c’est que la presse a été stipendiée pour les allécher. C’est un représentant à Paris du ministère russe
des Finances, Arthur Raffalovitch, qui s’en était chargé. Économiste mondain, grand officier de la
Légion d’honneur, membre de l’Institut, collaborateur de nombreuses publications dont Débats,
L’Économiste français, Le Journal des économistes, il distribue, de 1900 à la guerre de 1914, des
fortunes en billets ou en chèques à tous les journaux susceptibles d’encenser la Russie tsariste et ses
fameux emprunts. Et, comme le corrupteur est méthodique, il consigne tout : le montant des sommes
qu’il a versées à chaque journal, à chaque journaliste. Ce montant global représente une fortune – pas
loin de 30 millions de nos euros d’aujourd’hui – car tous les journaux ou presque acceptent : les
journaux de droite, les journaux radicaux ou de gauche, tels que Le Radical, Le Rappel, La Lanterne,
La France ou L’Événement. Dans le lot des journaux corrompus, on trouve également Le Figaro et
Le Temps, l’ancêtre du journal Le Monde. Figurent aussi L’Écho de Paris et Le Petit Parisien. C’est
même l’une des grandes surprises qui attend le corrupteur : alors qu’il pensait rencontrer des
difficultés à graisser la patte des journalistes, il découvre que son entreprise s’avère bien plus aisée
qu’il ne l’imaginait.
Rapidement, il n’y a plus le moindre doute sur l’origine des documents : à l’occasion du procès
que Le Matin, mis en cause, intente contre L’Humanité et Boris Souvarine, il est établi que leur
authenticité ne peut être contestée.
Jour après jour, L’Humanité livre en pâture à ses lecteurs le nom des journaux qui ont mordu à
l’hameçon, en publiant les correspondances secrètes qu’Arthur Raffalovitch a adressées au ministre
russe des Finances. Parfois, ces courriers sont juste de longues listes, avec le nom des journaux et,
aligné en face, le montant des pots-de-vin versés à chacun d’eux. Parfois, la lettre donne des détails.
Le 13 octobre 1901, Arthur Raffalovitch explique ainsi au ministre russe quels sont ses plans pour la
prochaine campagne de corruption : « Comme il est impossible d’acheter tout le monde, il faudra
faire une sélection, prendre Le Temps , L’Écho de Paris et le journal Le Petit Parisien, quatre ou
cinq journaux de province (La Petite Gironde, Le Petit Marseillais, Le Lyon républicain, La
Dépêche de Toulouse , La Départementale de l’Est) et traiter (hélas !) aussi avec […] Le Matin et
Le Petit Journal. Je me demande, sans doute à tort, si ces deux derniers individus P. et Th. ne sont
pas liés avec les financiers belges pour mener la campagne contre nous et s’ils ne veulent pas se faire
acheter préventivement. »
Autre exemple, le 26 octobre 1901, Raffalovitch adresse un nouveau câble diplomatique :
« Monsieur le Ministre, j’ai l’honneur de télégraphier à Votre Excellence la prière de me faire ouvrir
immédiatement un crédit de 50 000 francs avant le 10 novembre, afin de pouvoir verser cette somme
au groupe du Petit Journal, Figaro, Matin, Français et de quatre journaux de province. Contre cette
somme, on nous promet un concours sérieux pendant six mois dans la partie financière du Petit
Journal, Figaro, Matin, Français, etc. » Le 6 janvier 1902, il fait part à son interlocuteur de ses
hésitations : « Il s’agit de savoir [...] s’il vous convient de faire paraître (hélas, à nos frais) des
articles dans quelques journaux de Paris, articles dont j’aurai la charge d’écrire le texte complet ou
en tout cas le canevas. Rils [un courtier en publicité] dit que l’article de L’Éclair coûtera autour d’un
millier de francs. Pour Le Temps , Hébrard [il s’agit d’Adrien Hébrard (1833-1914), l’un des
principaux dirigeants du journal, déjà mis en cause dans le scandale de Panama] a des prétentions
folles : il a parlé de 10 000 francs alors que suivant moi 1 200 à 1 500, 2 000 au maximum, suffisent.
Rils voudrait avoir en outre une rémunération de son travail qu’il estime à 3 000 (je lui en
donnerai 2 500). J’ai donc besoin de savoir si vous désirez ces quelques articles en dehors de ceux
que je ferai naturellement dans L’Économie française, Le Journal des débats, La Cote de la Bourse
et de la banque et Le Petit Parisien. Il faut une imagination singulière pour varier les formules. »
Parfois, Arthur Raffalovitch en vient à être lui-même écœuré par l’avidité des journalistes
français, et ne parvient pas à le cacher. « Quant aux relations avec les journalistes quémandeurs et
affamés, je suis profondément dégoûté et écœuré », écrit-il le 17 décembre 1902. Le 30 août 1904, il
lâche : « Pour les six premiers mois, l’abominable vénalité de la presse française aura absorbé (en
dehors de la publicité de l’emprunt de 800 millions) une somme de 600 000 francs dont les banquiers
ont fourni la moitié. Nous avons eu à notre charge trois mois à 66 666 francs. »
« L’abominable vénalité de la presse française » : c’est donc cette formule, transcrite au détour
d’un câble diplomatique, qui passe à la postérité, résumant ce qu’est la presse d’avant 1914, et tout
autant la presse de l’entre-deux-guerres. Une presse pleinement corrompue, prisonnière des
puissances d’argent, avide de passe-droits et de prébendes en tout genre, jusque dans ses titres les
plus célèbres comme Le Temps ou Le Figaro…
Le plus stupéfiant dans cette histoire, c’est qu’elle ait mis autant de temps à être rendue
publique, alors qu’avant la guerre de 1914 l’activisme du régime tsariste en direction de la presse
française était pour le moins tapageur. Toute la presse connaissait peu ou prou ce système de
corruption, mais personne n’en parlait. À preuve, Jean Jaurès, qui sera assassiné longtemps avant que
le scandale Raffalovitch n’éclate, écrit dès le 5 octobre 1906 un éditorial dans L’Humanité
établissant clairement que les tentatives corruptrices étaient connues – et que seuls quelques rares
titres n’y succombaient pas : « Des concours qui nous sauveraient financièrement m’ont été offerts :
mais à des conditions inacceptables pour nous. Les uns m’ont apporté, il y a quatre jours,
200 000 francs, c’est-à-dire le salut certain et définitif, mais à condition que nous cessions toute
campagne contre les “finances russes”, et que nous ne protestions pas contre les nouveaux emprunts
que médite le tsarisme sur le marché français pour mieux égorger la liberté russe. D’autres m’ont
demandé en échange de leur concours immédiat de fâcheuses interventions auprès du gouvernement.
Il vaut mieux que nous disparaissions si la vie est à ce prix, et que nous préparions la liquidation du
journal dans des conditions honorables pour lui et pour nous. »
Albert Camus, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, disait à peu près la même chose pour son
journal Combat : plutôt mourir dans la dignité ou du moins vivre pauvrement et difficilement que
vivre dans l’opulence et dans l’indignité.
Quoi qu’il en soit, toute la presse ou presque, durant l’entre-deux-guerres, nage dans les eaux
troubles des puissances d’argent, comme c’était le cas dès avant 1914. Et, s’il y a un quotidien qui est
le révélateur de cet état de servitude, c’est bien Le Temps – « la bourgeoisie faite journal », selon la
formule fameuse de Jean Jaurès. Dans son cas, c’est même pire que cela : le journal est tout à la fois
dans les mains des milieux patronaux et, pour la politique étrangère, à la solde du Quai d’Orsay.
Cette mainmise du patronat, plus précisément sur son aile la plus influente, le Comité des forges
(l’équivalent de l’actuelle Union des industries et des métiers de la métallurgie, UIMM), est connue.
Il est de notoriété publique que Le Temps est le journal du Comité des forges. Mais ce que l’on
ignore souvent, c’est que cette proximité n’est pas qu’idéologique : le journal est, dans les faits, entre
les mains du patronat. Certes, à l’origine, il s’agit plutôt d’un journal libéral. Créé en 1861 par un
protestant alsacien, Auguste Nefftzer (1820-1876), il ne s’épanouit que lorsque le Second Empire
entre en crise et, pour essayer de se sauver, fait mine de se convertir au libéralisme. Par la suite, la
vie du journal est plus heurtée. En 1871, son fondateur le cède à Adrien Hébrard, un sénateur
républicain, qui ne se distingue guère pour son sens de l’éthique : Le Temps est alors emporté dans la
tourmente que connaît son propriétaire, celle d’abord de l’affaire de Panama, puis des emprunts
russes.
Après la mort d’Adrien Hébrard, en 1914, les difficultés s’accroissent encore, comme le
rapporte dans son ouvrage Le Journal Le Monde, une histoire d’indépendance, l’historien de la
presse Patrick Eveno : « L’entre-deux-guerres est plus difficile pour le journal. Les fils d’Adrien
Hébrard se succèdent à la direction du quotidien, Émile en premier qui décède en 1925, puis Adrien
qui, malade, cède ses parts à Louis Mill (1864-1931) entre 1927 et 1929. Mais c’est au décès de ce
dernier, en 1931, que le grand public apprend que Louis Mill n’était que le prête-nom d’intérêts
financiers, proches du grand patronat du Comité des forges et du Comité des houillères. » Quand le
nouvel actionnaire du Temps disparaît, on apprend que dans son coffre-fort a été retrouvé un
document dans lequel il reconnaît que les actions qu’il détient sont la propriété d’autres hommes
d’affaires. En réalité, précise l’historien Christophe Charle dans son livre Le Siècle de la presse,
Hébrard a vendu ses actions du Temps « pour 25 millions de francs » non pas, comme on le pensait, à
Louis Mill mais « au groupement de plusieurs grands patrons, notamment de Wendel, des sociétés
comme La Marine-Homécourt, Denain-Anzin, le Comité des assurances, Rothschild et Suez ». Le
Temps est donc la propriété de la principale organisation patronale de l’époque, le Comité des
forges, dont François de Wendel (1874-1949) est le président en même temps qu’il est le régent de la
Banque de France, le quartier général des célèbres « deux cents familles ».
À cette acquisition secrète du Temps par le Comité des forges, l’historien Patrick Eveno voit
une circonstance atténuante : « En réalité, si François de Wendel, Henry de Peyerimhoff et quelques
autres ont acquis Le Temps , ce n’est pas pour y défendre les idées libérales, dans la mesure où ce
journal était déjà acquis à cette cause, mais plutôt pour empêcher François Coty (1874-1934),
parfumeur milliardaire, thuriféraire du fascisme mussolinien et propriétaire du Figaro, de mettre la
main dessus et de transformer le grand journal du soir en une feuille fascisante. »
Il n’empêche : le journal est bel et bien entre les mains des dominants. Il l’est depuis très
longtemps puisque, si Louis Mill n’en devient le directeur qu’en 1929, lorsqu’il rachète ses parts à
Adrien Hébrard, il en est le président du conseil de surveillance depuis 1906. Cela fait donc des
lustres que Le Temps joue double jeu, et qu’il est le porte-étendard du « mur de l’argent » qui veut
faire échouer le Cartel des gauches, puis celui des « deux cents familles », bien décidées à torpiller
les réformes du Front populaire.
Cette mainmise des cercles dirigeants, des milieux patronaux, ne s’arrête pas là. Toute la presse,
ou presque, est verrouillée. Le Figaro est tombé dans l’escarcelle du parfumeur François Coty
(surnommé le « duce français »), et dont le directeur pousse le journal « à mener des campagnes à
fort relent populiste et fascisant pour séduire les classes moyennes et arracher les ouvriers à
l’influence communiste », selon le constat de l’historien Christophe Charle.
Stupéfiante histoire, en effet, que celle du Figaro, qui d’un siècle à l’autre révèle à son tour
toutes les dérives et corruptions de la presse française. Sous le Second Empire, le journal s’est déjà
distingué par son allégeance au régime tyrannique et son soutien à l’ordre moral. Quand, le 25 juin
1857, paraissent Les Fleurs du mal, de Charles Baudelaire (1821-1867) chez Auguste Poulet-
Malassis (1825-1878), un éditeur qui a fait de la prison pour avoir participé à l’insurrection de
juin 1848 et que le régime n’apprécie guère, aussitôt Le Figaro se déchaîne. « L’odieux y côtoie
l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins
dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de
chloroses, de chats et de vermine ! Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à
toutes les putridités du cœur », peut-on lire le 5 juillet sous la plume du rédacteur en chef Gustave
Bourdin (1820-1870). Et le libelle, qui invite à la condamnation de l’auteur, est exaucé. Charles
Baudelaire est lourdement condamné sur l’inculpation d’« outrage à la morale publique et aux bonnes
mœurs » : 300 francs d’amende (somme ramenée à 50 francs après intervention de l’impératrice
Eugénie) et perte de ses droits civiques. Son œuvre est par surcroît censurée : six poèmes (Les
Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, l’une des Femmes damnées, Lesbos, les Métamorphoses
du vampire) doivent être expurgés du recueil des Fleurs du mal.
Cet insupportable journal, qui incite à la vindicte contre l’un des plus grands poètes français,
sombre dans la corruption et devient l’un de ceux qui, comme on l’a vu, est le plus arrosé par l’argent
corrupteur d’Arthur Raffalovitch. Et voici donc qu’au lendemain de la guerre Le Figaro, dont
l’histoire est décidément pathétique, tombe encore plus bas : en 1922, il est racheté par François
Coty. Violemment anticommuniste, tout aussi violemment antisémite, Coty l’enrôle dans ses
campagnes politiques. François Coty inonde aussi d’argent l’Action française, mais finit par se fâcher
avec ce mouvement politique nationaliste et monarchiste. « Faveur éphémère de la fortune, il se
trouva qu’un ploutocrate se toqua de nous. C’était le fameux parfumeur Coty, devenu propriétaire du
Figaro », racontera Charles Maurras (1868-1952) en 1943, dans La Contre-Révolution spontanée.
Le chef de file de l’Action française, Léon Daudet (1867-1942), sera, quant à lui, tout aussi ingrat,
avec celui qui lui a apporté tant d’argent, le traitant de « crétin juché sur un monceau d’or ».
Quoi qu’il en soit, sous la houlette de l’un des hommes les plus riches au monde, Le Figaro est
enrôlé durant l’entre-deux-guerres dans les combats honteux de l’extrême droite. Après sa brouille
avec l’Action française, Coty poursuit sa croisade : apportant son soutien à la création, en 1927, de
l’association d’extrême droite Les Croix-de-Feu, il finit par créer son propre mouvement fascisant en
1933, La Solidarité française, qui figure parmi les ligues qui font trembler la République lors des
émeutes du 6 février 1934. Christophe Charle souligne que la mainmise sur la presse des milieux
d’argent est encore plus ample : « Un autre grand financier, Horace Finaly, président de la Banque de
Paris et des Pays-Bas [l’ancêtre de la BNP], investit également dans la presse : il prend des
participations dans Hachette, dans Le Journal et dans l’agence Havas. »

La duplicité des milieux d’argent, que l’affaire du faux-nez du Temps révèle, ne s’arrête pas là.
Circonstance aggravante, le quotidien est aussi le journal du Quai d’Orsay. Et plus la guerre
approche, plus le quotidien se fait le porte-parole, à peine officieux, presque officiel, des intérêts de
la diplomatie française, suivant sans gêne tous ses gravissimes aveuglements. De cela, un journaliste
est le témoin, Hubert Beuve-Méry (1902-1989), le futur fondateur du Monde. Enseignant depuis 1926
le droit à l’Institut français de Prague, il y devient correspondant pour plusieurs journaux français,
dont Le Temps . De ce poste d’observation privilégié, il voit progressivement, au milieu des années
trente, les graves menaces sur la paix en Europe centrale que fait peser l’arrogance croissante du
régime nazi, en même temps que la lâcheté de la diplomatie française – et celle de son propre
journal, Le Temps. De plus en plus inquiet, Hubert Beuve-Méry observe le régime nazi à l’offensive
et refuse de relayer l’idée, comme le font la plupart des correspondants français, selon laquelle la
mise à mort de la Tchécoslovaquie comme État indépendant et l’annexion par l’Allemagne des
régions germanophones s’avéreraient un moindre mal.
Laurent Greilsamer, le biographe d’Hubert Beuve-Méry, le raconte : les accords de Munich
conclus en septembre 1938, qui scellent le sort dramatique de la Tchécoslovaquie tout en entraînant
l’Europe vers un conflit, suscitent fortement l’indignation d’Hubert Beuve-Méry. À Joseph
Barthélemy (1874-1945), l’éditorialiste du Temps qui défend dans les colonnes du journal cette
solution (il sera nommé ministre de la Justice sous le régime de Vichy), il écrit avec colère : « Je ne
puis pas ne pas vous dire les sentiments d’accablement et de révolte à la fois que provoque en moi
votre dernier article du Temps. » Et, dans la foulée, il présente sa démission du journal.

Voilà ce qu’est la presse dans l’entre-deux-guerres : une presse stipendiée, une presse aux
ordres. Et s’il est utile d’y revenir, c’est que la corruption financière et politique suscite à l’époque
comme un choc en retour.
En effet, de nombreux journalistes, tout autant d’intellectuels, parfois même des dirigeants
politiques, commencent à réfléchir à l’urgence d’une refondation démocratique pour la presse. Une
refondation au terme de laquelle elle n’aurait plus de fil à la patte mais une obligation d’honnêteté
vis-à-vis de ses lecteurs. Formidable rêve : une presse citoyenne, chargée non pas de défendre des
intérêts particuliers, mais d’éclairer les citoyens sur la marche de la cité et sur celle du monde.
Formidable rêve : tourner à tout jamais la page de cette presse inféodée, la presse du Comité des
forges. Les réformes alors évoquées, au cours de cette période de l’entre-deux-guerres, pour refonder
une presse libre et honnête, sont celles-là mêmes qui seront mis en œuvre à la Libération. Et de cette
refondation, si chèrement conquise à la Libération, il ne reste de nos jours quasiment plus rien…
Toujours dans sa remarquable étude publiée par Le Temps des médias , l’historien Marc Martin
souligne que Léon Blum (1872-1950) est, à cette époque, l’un des premiers à lancer le débat pour une
refondation de la presse, et pour son indépendance : « Le premier moment fort dans cette réflexion est
l’éditorial de Léon Blum, dans Le Populaire du 28 avril 1928. Il tente d’imaginer comment pourrait
vivre une presse libre : “Le service public fournirait les locaux, le matériel d’impression, des
budgets de rédaction équivalents. Il centraliserait la publicité commerciale et la perception de toutes
les recettes de publicité. Toute intrusion d’intérêts quelconques dans la rédaction serait frappée des
mêmes peines que le trafic d’influence et la corruption de fonctionnaires. […] Qu’on me pardonne
cette vision utopique. Les objections se pressent en foule.” » Ce n’était pas qu’utopie puisque l’on
reconnaît ici des dispositions qui allaient permettre la naissance d’une presse nouvelle à la
Libération, notamment la préfiguration de la SNEP, véritable service public louant aux journaux leurs
imprimeries. Le deuxième épisode à marquer une avancée vers cet horizon est le rapport de Georges
Boris, présenté au congrès d’Amiens de la Ligue des droits de l’homme en juillet 1933. Plus élaboré,
longuement réfléchi, déjà exposé par bribes dans La Lumière, il propose des dispositions pour
assurer la transparence de la gestion des publications. Dans un projet de loi soumis aux députés en
novembre 1936, Léon Blum s’inspire de cette disposition, mais se heurte à l’opposition du Sénat. La
transparence sur le capital et les comptes des groupes de presse ne verra donc le jour qu’à la
Libération.
De la prison où il est incarcéré en 1941, par le régime de Vichy, Léon Blum ne désarme pas.
« On ne peut pas évoquer sans honte le tableau de la grande presse en France pendant ces vingt
dernières années, et l’on ne saurait disconvenir sans mauvaise foi que sa vénalité presque générale,
traduite à la fois par une déchéance morale et par une déchéance technique, n’ait été un foyer
d’infection pour le pays tout entier », s’indigne-t-il.
Mais c’est évidemment à la fin de la guerre, au cours de laquelle nombre de ces journaux ont
versé dans la collaboration, que l’ambition de refonder une presse libre et indépendante refait
surface. Avant la fin du conflit, le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance le consigne
dans son célèbre programme, distribué sous le formidable nom « Les jours heureux », comme l’une
des mesures à mettre en œuvre sitôt chassé l’occupant nazi : il conviendra, édicte-t-il, d’œuvrer à
« l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le
rétablissement du suffrage universel ; la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression ; la
liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et
des influences étrangères ». Tout est dit. Il faut, en urgence, tourner la page honteuse de la presse
collaborationniste, comme de la presse corrompue de l’entre-deux-guerres…
Cette ambition, qui préside à la refondation de la presse d’après-guerre, est consignée dans le
remarquable « Projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre » adopté, le
24 novembre 1945, par la Fédération nationale de la presse : « Article 1. La presse n’est pas un
instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des
informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. Article 2. La
presse ne peut remplir sa mission que dans la liberté et par la liberté. Article 3. La presse est libre
quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent, mais de la seule
conscience des journalistes et des lecteurs. »
De rupture avec les puissances d’argent, il n’est question que de cela, quand enfin la presse est
libérée. Et, s’il est un intellectuel qui tempête plus fort que les autres, c’est bien Albert Camus qui,
dans ses fonctions de rédacteur en chef et d’éditorialiste de Combat entre août 1944 et juin 1947,
défend inlassablement les valeurs d’indépendance. Le 31 août 1944, il explique ainsi pourquoi la
presse corrompue d’avant-guerre a versé sans scrupule dans la collaboration : « L’appétit de l’argent
et l’indifférence aux choses de la grandeur avaient opéré en même temps pour donner à la France une
presse qui, à de rares exceptions près, n’avait d’autre but que de grandir la puissance de quelques-
uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous. Il n’a donc pas été difficile à cette presse de
devenir ce qu’elle a été de 1940 à 1944, c’est-à-dire la honte du pays. » Il poursuit cet éditorial, avec
ces mots formidables, qui devraient être frappés au fronton de tous les journaux épris de liberté :
« Notre désir, d’autant plus profond qu’il était souvent muet, était de libérer les journaux de l’argent
et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en
lui. Nous pensions alors qu’un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s’il est vrai que les
journaux sont la voix d’une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à
élever ce pays en élevant son langage. »
Le 1er septembre 1944, il revient à la charge : « Toute réforme morale de la presse serait vaine
si elle ne s’accompagnait pas de mesures politiques propres à garantir aux journaux une
indépendance réelle vis-à-vis du capital. Mais, inversement, la réforme politique n’aurait aucun sens
si elle ne s’inspirait pas d’une profonde mise en question du journalisme par les journalistes eux-
mêmes. Ici comme ailleurs, il y a interdépendance de la politique et de la morale. » Puis, de nouveau,
le 11 octobre 1944 : « La France a maintenant une presse libérée de l’argent. Cela ne s’était pas vu
depuis cent ans. Nous avons la faiblesse de tenir à cette révolution. »
Camus exprime bien la volonté féroce qui anime à l’époque ceux qui veulent refonder la
République – comme elle permet d’apprécier le grave retour en arrière que nous vivons aujourd’hui.
Dans l’édition datée des 11 et 12 mars 1945, Albert Camus reprend sa croisade en faveur d’une
presse indépendante et met vivement en cause Pierre-Henri Teitgen (1908-1997), le ministre de
l’Information du gouvernement du général de Gaulle. Camus fait valoir que les résistants ont libéré la
presse de l’argent, et que, par la loi, il fallait sanctuariser la situation en définissant un statut de la
presse avant d’autoriser la parution de nouveaux journaux ; ce que le ministre n’a pas fait : « Il est
bon sans doute qu’ils paraissent mais il fallait d’abord donner son statut à la presse et ensuite
autoriser la parution. On ne l’a pas fait. Aujourd’hui, les portes sont ouvertes. Quoi que veuille
M. Teitgen, l’argent entrera s’il en a le désir, s’il n’est déjà rentré. » Propos prémonitoires…
Le 17 mars 1947, Combat reparaît, après une grève des imprimeurs, et Albert Camus se moque
de ceux qui pensaient son journal à l’agonie : « On voit que l’information était prématurée. D’autres
informations, tout aussi amicales, avaient laissé entendre que Combat venait de connaître l’ultime
malheur de la vertu, qui est de se vendre à de grands financiers libertins. Il faut croire hélas que
Combat ne possède en propre que la vertu sans esprit, nous voulons dire celle qui est assez bête aux
yeux du monde pour risquer de se laisser mourir de faim. Pauvre et libre avant la grève, Combat
reparaît encore appauvri mais toujours libre et décidé à le rester. »
« Appauvri mais toujours libre » ! À l’heure où les grands titres de la presse parisienne ont
accepté de marier leur sort à celui des oligarques parisiens, la formule, à bientôt soixante-dix ans de
distance, souligne que nous vivons une grande période de régression. Qui aujourd’hui, dans la presse,
préfère vivre pauvre mais libre plutôt que riche mais asservi ? Assurément, l’enseignement principal
du journaliste Albert Camus a été oublié par beaucoup.

Albert Camus n’est pas le seul à défendre ces principes d’indépendance. En réalité, c’est le bien
commun de la République, et pas seulement de la gauche. Dans un livre consacré à Émilien Amaury
(1909-1977), le fondateur du Parisien libéré, le publicitaire et ex-député socialiste Guy Vadepied en
veut pour preuve les valeurs que défend Francisque Gay (1885-1963), qui est l’un des fondateurs, à
la fin de la guerre, du MRP et de son journal L’Aube. Dans un livre écrit pendant la clandestinité,
Éléments d’une politique de presse, le dirigeant démocrate-chrétien reprend à son compte des
principes qui de nos jours seraient jugés d’ultragauche. « Alors de grâce, s’exclame-t-il, qu’on ne
laisse pas l’argent prendre en tutelle la presse rénovée. » Il préconise une organisation de la presse
dans une logique citoyenne : « Réorganisons les grandes entreprises qui détiennent le monopole de
l’information, de la publicité, des messageries. Déterminons la place que nos maquettes devront
réserver respectivement aux commentaires et à l’information. Il faut imposer la forme si simple de la
coopérative. On peut concevoir par exemple que des coopératives de production organiquement
unies, fortement articulées les unes aux autres, assurent conjointement les fonctions nécessaires à la
fabrication et à la distribution du journal. »
De son côté, Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, répétera souvent dans les années
suivantes qu’à la fin de la guerre son ambition avait été de refonder un journal libre, sans attache, ni
politique ni financière. C’est lors d’une conférence, intitulée Du Temps au Monde, ou la presse et
l’argent, et prononcée le jeudi 24 mai 1956 à Paris, au Théâtre des Ambassadeurs, sous les auspices
des Conférences des ambassadeurs, qu’il s’en explique le mieux : « Bien que les journaux parisiens
ne soient pas toujours prospères, tant s’en faut, l’argent sous une forme ou sous une autre ne cesse
d’affluer. Comment expliquer que tant de gens aient tant d’argent à perdre, et d’où peut donc provenir
cet argent ? Sa source par hypothèse connue, pourquoi vient-il ainsi s’investir ou… se volatiliser ?
Est-ce fantaisie de milliardaire qui s’offre un journal comme une maîtresse coûteuse, une écurie de
course ou une galerie de peinture ? Est-ce œuvre pie de bienfaiteurs désintéressés ? L’un ou l’autre
peut, sans doute, arriver, mais force est bien de supposer que le plus souvent l’argent ainsi placé
apparemment à fonds perdus est en réalité un argent qui rapporte… sur d’autres tableaux, le tableau
politique par exemple, ou plus encore dans un régime d’intervention où l’État contrôle généralement
moins les affaires que les affaires ne contrôlent l’État, sur le tableau économico-politique. Ainsi tout
s’éclaircit, ce n’est pas par hasard ou par un étrange aveuglement que tant de centaines de millions,
voire même tant de milliards, courent inlassablement à leur perte. […] Dans ces conditions, la presse
reste le plus souvent – la qualité morale des journalistes aidant – au service de la vérité pour
l’information loyale du lecteur. Il suffit – mais c’est là qu’est le mal – que cette information n’aille
pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l’occasion, qu’elle le
serve efficacement. C’est en ce sens que la presse peut être amenée à jouer le rôle d’un sous-produit
avantageux et n’être pas seulement […] cette presse industrialisée qu’impose l’évolution
économique, mais ce qui est tout différent, une presse… d’industrie. »
« Une presse d’industrie. » La formule, dont mon confrère Edwy Plenel a été un infatigable
propagandiste, est celle qui résume le mieux ce contre quoi Beuve-Méry se dresse tout au long de sa
vie, comme patron du Monde. On en trouve la trace en d’autres circonstances. À titre d’exemple, en
1985, un journaliste réalise avec lui, quatre ans avant sa mort, un entretien filmé (dont l’Institut
national audiovisuel a gardé l’enregistrement) et l’interroge sur l’ambition qu’il avait quand il a
fondé Le Monde. « Quand vous avez créé ce journal en 1944, qu’avez-vous voulu faire ? » lui
demande son interlocuteur. Réponse d’Hubert Beuve-Méry, sur le registre du bon sens : « Avant tout
un journal indépendant, qui ne doive rien à personne, ni à l’État, ni aux puissances d’argent, ni aux
puissances constituées, que ce soient des Églises, des syndicats. Un journal qui puisse vraiment
n’avoir aucune espèce de fil à la patte. »
Certes, il ne faut pas verser dans l’angélisme et croire que toute l’histoire du Monde se résume à
ces formules, pourtant sincères. Car le quotidien, dont le premier numéro est daté du 19 décembre
1944, est créé à l’instigation du général de Gaulle, avec à sa direction Hubert Beuve-Méry, qui est
jaloux de son indépendance, mais aussi deux autres personnalités qui le sont moins, dont Christian
Funck-Brentano, auparavant chargé du service de presse du général. Mais progressivement le journal
va s’émanciper de la tutelle du pouvoir. Surtout, il va faire en sorte d’être financièrement
indépendant. Au début, l’édifice est fragile : au nombre de sept, les détenteurs des parts du journal Le
Monde créent une SARL. En 1951, à la faveur d’une première crise, la Société des rédacteurs du
Monde (SRM) est fondée et entre au capital du journal à hauteur de 28 %. Laquelle SRM devient
ultérieurement majoritaire.
L’histoire du Monde est révélatrice des mentalités à la fin de la guerre. Et il n’y a donc pas que
le quotidien d’Hubert Beuve-Méry qui avance, cahin-caha, en ce sens. Tout le pays aspire à disposer
d’une presse libre. Avant même la naissance du Monde, le gouvernement provisoire prend donc une
ordonnance, le 26 août 1944, visant à sanctuariser la presse vis-à-vis des puissances, quelles
qu’elles soient, politiques ou financières. L’article 1 édicte ainsi que « toute publication périodique
doit : 1. Faire connaître au public les noms et qualités de ceux qui en ont la direction de droit ou de
fait. » En clair, il faut une transparence absolue de la presse ; il faut impérativement que tous ses
actionnaires soient connus, de sorte que le pays ne revive pas le scandaleux épisode du Temps, et de
ses propriétaires cachés. « Toute personne convaincue d’avoir prêté son nom au propriétaire, au
copropriétaire ou au commanditaire d’une publication de toute manière et notamment par la
souscription d’une action ou d’une part dans une entreprise de publication sera punie de trois mois à
deux ans d’emprisonnement et d’une amende dont le minimum sera de 10 000 francs », précise
l’article 4, dans une nouvelle allusion à l’histoire du Temps.
En bref, l’ordonnance le suggère : la transparence sera le meilleur gage de l’indépendance. À
l’instar du Monde, d’autres journaux, peu avant lui ou juste après lui, cherchent leur chemin
d’indépendance. Un chemin qui, d’un titre à l’autre, n’est pas toujours le même. Souvent libérés les
armes à la main par des réseaux de résistants, de nombreux quotidiens, à Paris et en province,
choisissent le statut de coopératives ouvrières pour mieux se protéger des milieux d’affaires. C’est le
cas par exemple du Parisien libéré, qui paraît pour la première fois le 22 août 1944, trois jours
avant la libération de la capitale : avec d’autres résistants, Émilien Amaury fonde une coopérative
ouvrière. C’est le cas aussi du Courrier picard, qui paraît le 16 octobre 1944, sous la même forme
juridique.
En somme, Le Monde n’est en rien original. Dans une forme juridique qui lui est propre, et à
petits pas, il met en application les principes du CNR, qui sont aussi ceux d’Albert Camus : journal
propriété de ses journalistes, le quotidien du soir tourne le dos à la « presse d’industrie » et se dote
d’un système qui lui garantit son indépendance. Un système juridique exemplaire, que copiera
Libération, à sa création en 1973, en constituant une Société civile des personnels de Libération
(SCPL), longtemps actionnaire majoritaire du quotidien lancé par Serge July et Jean-Paul Sartre.

On le voit bien : il a fallu les événements dramatiques de la guerre pour que se refonde la
République, et la presse avec elle. Il a fallu des lustres de corruption et de consanguinité, avant que
la presse n’échappe à la férule des puissances d’argent. Et voilà que, soixante-dix ans plus tard, nul
ne se soucie plus des principes défendus par Camus. C’est malheureusement une période de grave
régression. Un retour, à n’en pas douter, vers l’époque trouble de la presse du Comité des forges…
La seconde mort de Beuve-Méry

Sur Le Monde, qui a été mon journal pendant près de treize années, j’ai déjà beaucoup écrit. Je
m’y suis attardé dans un livre, Petits Conseils, consacré à Alain Minc, qui en a été longtemps le
président du conseil de surveillance. Dans cet ouvrage, j’ai notamment décrit la double normalisation
dont ce quotidien a fait l’objet, lui aussi. D’abord, la normalisation économique, avec l’entrée du
groupe Lagardère en mars 2005, qui marque une rupture dans l’histoire du journal. Le Monde cesse
alors d’être un journal propriété de ses journalistes. Ensuite la normalisation éditoriale, avec la
remise en cause de la place de l’investigation et la promotion de la pensée unique néolibérale. J’ai
aussi raconté comment le directeur de l’époque, Jean-Marie Colombani (dont on a vu précédemment
qu’il était membre du comité d’éthique de Canal +), distillait dans le journal des prétendus scoops
qui étaient en fait des informations faisandées en faveur des intérêts d’Alain Minc. J’ai détaillé la
censure dont j’ai fait l’objet, qui m’a conduit, à la fin de l’année 2006, à quitter Le Monde, qui était
pour moi, quand j’étais plus jeune, le quotidien de référence, celui où j’espérais un jour travailler
parce qu’il symbolisait le modèle d’indépendance auquel j’étais attaché.
Cette histoire, c’est le syndrome de l’escalier meurtrier : il ne faut surtout pas tomber de la
première marche. Car après le danger est grand de tout dévaler, sans jamais s’arrêter. C’est la
terrible histoire du Monde qui, violant en 2005 les principes d’indépendance édictés par Hubert
Beuve-Méry, finit par tomber cinq ans plus tard, en novembre 2010, sous le contrôle du patron de
Free-Iliad Xavier Niel, de l’associé gérant de la banque Lazard Matthieu Pigasse et du milliardaire
et ex-patron d’Yves Saint-Laurent, Pierre Bergé.
Pour Le Monde, c’est en quelque sorte la fin de son indépendance. Car en 2005, même si la
rupture avec le passé est majeure lors de l’entrée du groupe Lagardère à hauteur de 16 % du capital,
les journalistes conservent la majorité au travers de la Société des rédacteurs du Monde (SRM).
Mais cette majorité, ils la perdront définitivement en 2010 : Le Monde, qu’Hubert Beuve-Méry
voulait tenir à distance de la « presse d’industrie », tombe alors dans l’escarcelle de ces trois
richissimes hommes d’affaires, qui mettent 110 millions d’euros au total pour contrôler 60 % du
capital, aux côtés du groupe de presse espagnol Prisa, éditeur d’El País. Baptisé « BNP » (pour
Bergé, Niel, Pigasse), le trio ne parvient à ses fins qu’au terme d’une violente confrontation avec un
autre groupe candidat au rachat, emmené par Claude Perdriel, le propriétaire des Sanibroyeurs SFA
et du Nouvel Observateur. Cette bataille tient en haleine les milieux d’affaires parisiens et donne lieu
à une chronique de ma consœur du Canard enchaîné, Odile Benyahia-Kouider, dans son livre Un si
petit Monde.
Dans cette confrontation entre les deux clans rivaux, les coups tordus n’ont pas manqué. Dans
son livre L’Ambigu Monsieur Macron, le journaliste Marc Endeweld raconte une histoire
saisissante, qui n’a pas eu la publicité qu’elle méritait bien que (ou peut-être parce que) elle en dise
long sur les méthodes utilisées dans la vie des affaires, et celles pratiquées par… un jeune ministre
aujourd’hui en vogue.
La scène se passe à Paris, le 3 septembre 2010, à hauteur du 10, avenue George-V. Il y a là
plusieurs journalistes membres du bureau de la Société des rédacteurs du Monde (SRM), dont son
président, Gilles van Kote, et Adrien de Tricornot. À ce moment-là, les personnels du Monde ont
depuis un peu plus de deux mois (le 25 juin pour être précis) écarté par leur vote l’offre de rachat
déposée par Claude Perdriel, qui avait les faveurs d’Alain Minc et de son mentor Nicolas Sarkozy, et
choisi celle du trio Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé. C’est dans ce cadre qu’ils sont
venus rencontrer le bras droit de Pierre Bergé, Jean-Francis Bretelle, qui coordonne l’offre du trio
« BNP », pour obtenir des éclaircissements sur le système de commandite qui les lie entre eux ;
lequel Jean-Francis Bretelle partage ses bureaux depuis toujours avec… Alain Minc.
L’interminable procédure qui va conduire à la prise de contrôle du journal par le trio touche
donc bientôt à son terme. Pour ce rendez-vous, les journalistes sont venus accompagnés de leur
avocat, mais pas de l’associé gérant de la banque Rothschild, qui a eu la gentillesse de leur offrir
bénévolement ses conseils au long du printemps et de l’été précédents, un certain Emmanuel Macron.
Sans doute ce dernier y a-t-il vu un grand intérêt : s’occuper de près ou de loin du dossier du Monde,
c’est assurément important pour un jeune banquier qui veut se forger un carnet d’adresses. Pourtant,
les relations entre le bureau de la SRM et Emmanuel Macron, dont les recommandations ont parfois
intrigué les journalistes, se sont progressivement distendues, si bien que ce jour-là le banquier n’a
pas accompagné ses amis.
Quoi qu’il en soit, quand ils bavardent entre eux à quelques mètres du 10, avenue George-V, les
journalistes du Monde ont la surprise de voir sortir des lieux Alain Minc, avec plusieurs autres
personnes, qui s’engouffrent dans un taxi. Même si l’intéressé a été déchu de façon tumultueuse de
son poste de président du conseil de surveillance deux ans et demi plus tôt, même s’il a comploté
dans les coulisses en faveur de l’offre écartée, cela n’empêche pas des relations civiles ; les deux
groupes, donc, se saluent. Simplement, Adrien de Tricornot a cru entrapercevoir Emmanuel Macron
dans le groupe, lequel aurait aussitôt rebroussé chemin en espérant ne pas avoir été reconnu.
La suite de l’histoire, la voici telle que la rapporte Marc Endeweld : « Alain Minc aime le
contact. Avant de s’engouffrer dans une berline noire avec ses interlocuteurs, ce 3 septembre 2010, il
salue les journalistes du Monde, qu’il reconnaît tous. Macron, lui, a préféré rester à l’arrière et se
réfugier dans l’immeuble. Il ignore si les journalistes l’ont vu, mais le futur ministre sait que, dans
leur esprit, côtoyer Alain Minc vaut déjà trahison. Parmi le petit groupe, Adrien de Tricornot,
spécialisé dans la finance et la macro-économie, a cru entrevoir son “ami” Emmanuel. Mais il veut
en avoir le cœur net, et décide de franchir le portail d’entrée de l’immeuble. Dans la cour, personne.
Le voilà alors grimpant les marches quatre à quatre. Au premier étage, il sonne aux bureaux de Minc
et Bergé. Pas de réponse. Personne n’ouvre. Et dans l’escalier ? Aucune âme qui vive. Mais le
journaliste est bel et bien persuadé d’avoir aperçu Emmanuel Macron en compagnie du gourou du
Tout-Paris ! […] Tel un inspecteur de police traquant sa proie, voilà qu’il continue à monter
l’escalier. Deuxième étage : toujours personne. Il ne se décourage pas et poursuit. Troisième.
Quatrième. Cinquième. Plus il monte et plus il doute. Jusqu’au… sixième étage. C’est là que son
étonnement trouve confirmation : Emmanuel Macron est posté sur le palier, à côté de l’ascenseur, son
téléphone portable vissé à l’oreille, tournant le dos à l’escalier comme au journaliste. L’impétrant
Tricornot se rapproche alors à un mètre à peine du banquier. L’autre se retourne : “Je suis au
téléphone ; ne me dérange pas”, bredouille-t-il. On dirait un petit garçon pris sur le fait. “Quand il
m’a vu arriver, il a perdu tous ses moyens, il m’a alors raconté qu’il avait perdu la clef pour entrer
dans les bureaux du sixième étage. Il était comme un gamin qui venait de faire une bêtise”, se
souvient Adrien de Tricornot. »
Ainsi l’associé gérant de la banque Rothschild, et futur ministre de l’Économie, supposé aider à
titre gracieux la rédaction du quotidien – ah, le généreux et désintéressé conseiller – avait-il pris
secrètement langue avec le chef de file du camp d’en face, et menait avec lui double jeu.
Sans doute les journalistes du Monde sont-ils à l’époque un peu naïfs. Car, dans le passé, Alain
Minc a sans cesse été en affaires avec Édouard de Rothschild, le futur acquéreur de Libération, et
c’est cette banque Rothschild qu’il impose au Monde comme banque-conseil à partir de 1995. Si
Emmanuel Macron propose ses services aux journalistes pour l’opération de cession du journal, cela
n’est en rien, contrairement à ce qu’il prétend, par engagement citoyen ou grandeur d’âme. Il est tout
bonnement l’agent double d’Alain Minc.
De cela, il existe une autre preuve que je me suis procurée. Dans les semaines qui précèdent,
Macron aide la société des journalistes à rédiger divers documents, et c’est lui qui se charge parfois
de les adresser aux candidats au rachat ou aux administrateurs du Monde. Comme cette lettre, datée
du 8 juin 2010 aux membres du conseil de surveillance pour leur demander que la date limite de
dépôt des offres de rachat soit reportée du 11 au 21 juin. Le bureau de la SRM n’est pas convaincu
qu’il soit nécessaire de demander ce report, qui correspond au souhait de Claude Perdriel, mais
comme Emmanuel Macron pèse beaucoup en ce sens, il finit par accepter. Cependant, ce qu’ignorent
les journalistes, c’est qu’Alain Minc est l’homme qui a soufflé cette suggestion à l’oreille de Macron.
La preuve figure dans le document : quelques destinataires plus curieux que d’autres cliquent à
l’époque sur l’onglet ad hoc et découvrent que le document Word a pour auteur un certain… Alain
Minc !
Ce 8 juin 2010, à 20 h 21, Macron adresse ainsi par voie électronique une copie du courrier à
Matthieu Pigasse. À 20 h 36, le même Matthieu Pigasse, qui n’est pas dupe, la fait suivre à quelques
personnes avec cette mention : « Entre nous, il faudra qu’un jour la SRM comprenne la proximité qui
existe entre Minc et son conseil [Rothschild…] qui plaide [C.Q.F.D. dans l’échange ci-dessous] pour
le report du calendrier… »
À l’époque, Macron essaie aussi de promouvoir différents schémas, qui laissent pantois les
journalistes car ils ne comprennent pas bien en quoi ils pourraient leur être favorables. Le banquier
d’affaires va ainsi jusqu’à leur suggérer de pousser au dépôt de bilan du Monde. « Ainsi, ce sera le
président du tribunal de commerce qui sera le maître des horloges », leur professe-t-il de manière un
tantinet énigmatique. C’est d’ailleurs cette dernière proposition qui incite, en juillet 2010, le bureau
de la SRM à prendre ses distances avec un banquier qui leur fait d’aussi étranges recommandations.
Mais parmi les journalistes nul n’imagine à l’époque que leur conseiller travaille en réalité… pour le
camp d’en face.
L’épilogue, c’est Adrien de Tricornot, journaliste courageux avec qui j’ai travaillé au Monde,
qui me l’a raconté. Ce 3 septembre 2010, quand les journalistes du quotidien se séparent avenue
George-V, Gilles van Kote est abasourdi qu’Emmanuel Macron ait pu aller se cacher au sixième
étage mais, ne parvenant pas encore à croire à la trahison, il lâche à la cantonade avant de partir :
« Si même Emmanuel, qui est tellement sympa, qui a travaillé gratos pour nous, nous a trahis, c’est
vraiment à désespérer de l’humanité. » Quelques heures plus tard, il se ravise et, comprenant qu’ils
se sont fait berner, il adresse un SMS à Adrien de Tricornot : « Tant pis pour l’humanité ! »
Toujours est-il que, à la fin de cette année 2010, les dés sont jetés : Le Monde n’est plus Le
Monde. Le journal est définitivement tombé entre les mains de ces puissances d’argent dont Beuve-
Méry se défiait tant.
Pour prendre la mesure du séisme que l’événement présente pour le quotidien, il suffit
d’observer le profil des personnalités qui prennent alors les commandes et les amis qu’ils installent
au conseil de surveillance du groupe, entre 2012 et 2014.

La première personnalité sur laquelle il faut nous arrêter, c’est Xavier Niel, le plus riche des
trois et qui, très vite, devient l’homme fort du groupe de presse. De tous les grands patrons français,
il est sûrement celui dont l’ascension a été la plus spectaculaire, mais aussi celui qui se montre le
plus secret. De son exceptionnelle réussite, qui a fait de lui en quelques années le principal
actionnaire de Free (deuxième fournisseur d’accès à Internet en France) et l’heureux détenteur de la
quatrième licence de téléphonie mobile, mais aussi l’un des principaux actionnaires du Monde, on ne
sait rien. Ou du moins pas grand-chose, car l’intéressé ne se montre guère et évite soigneusement
micros et caméras.
Alors qu’il n’était, à la fin des années quatre-vingt, qu’un parfait inconnu, sans diplôme et sans
le sou, bricolant dans l’antre d’obscures sociétés, spécialisées pour certaines dans le Minitel rose ou
dans la gérance de sex-shops, l’homme s’est hissé en peu de temps dans le gotha de la vie des
affaires. Construisant à une vitesse éclair un géant français des nouvelles technologies de
l’information et de la communication, il demeure d’une totale discrétion. On sait juste qu’il est
devenu en moins de deux décennies la dixième fortune française selon le classement 2015 du
magazine Challenges, avec 7,8 milliards d’euros de patrimoine, ou encore qu’il possède le golf très
chic du Lys-Chantilly, à Lamorlaye, dans l’Oise, qui comprend une bonne centaine d’hectares. Mais
nul ne connaît le détail de l’immense fortune qu’il a accumulée.
Sait-on par exemple que l’homme d’affaires figure dans un groupe d’investisseurs qui a racheté
en 2010 à Mouna Ayoub, pour près de 10 millions d’euros, le célèbre yacht Phocéa, qu’elle-même
avait acquis en 1997, suite à la mise en liquidation du groupe de son propriétaire de l’époque,
Bernard Tapie ? Ainsi est Xavier Niel : il n’aime pas que l’on parle de lui. Il n’a donc jamais fait
étalage de cette opération et la presse n’en a jamais eu vent. Au demeurant, sans doute était-ce
préférable. Car l’affaire n’a pas si bien tourné que cela. À l’origine, ce sont les frères Rosenblum,
Jean-Émile et Steve, les fondateurs de Pixmania (commerce en ligne), qui proposent à Xavier Niel,
ainsi qu’à d’autres grandes fortunes, d’acheter en commun le splendide navire de 75 mètres, autrefois
symbole de la réussite de Tapie, puis celui de sa chute. Le but du projet, pour les associés, n’est pas
d’user pour eux-mêmes du yacht : invité un jour à bord par Mouna Ayoub, Niel y a mis les pieds,
mais, ayant eu le mal de mer, il n’aurait pas réédité l’expérience. À l’origine, il s’agit plutôt d’un
investissement dans la croisière de luxe : le yacht est loué un peu moins de 200 000 euros la semaine.
Mais, en 2012, les nouveaux propriétaires apprennent qu’il se passe à leur insu de drôles de choses à
bord : à la suite d’une perquisition, la police du Vanuatu découvre dans le bateau des armes,
beaucoup d’argent et une impressionnante quantité de faux passeports, objets d’un trafic mafieux.
Sans que la presse française ne s’en fasse l’écho ni ne se doute de l’identité des propriétaires du
yacht, le Phocéa est alors immobilisé par la justice au Vanuatu pendant dix mois. Depuis, il est parti
en Thaïlande, pour d’importants travaux de rénovation. À croire que le célèbre yacht porte la poisse
à tous ceux qui s’en approchent.
Sait-on aussi – mais de cela quelques médias ont parlé – qu’en juin 2016 Xavier Niel acquiert
le fastueux hôtel de Coulanges, un somptueux monument de près de 2 300 mètres carrés bâti en 1607
sur la place des Vosges, dans le centre de Paris, pour la somme fabuleuse de près de 31,5 millions
d’euros ? Le même yacht que Bernard Tapie ; des dépenses immobilières à couper le souffle comme
lui : décidément, nos milliardaires ont tous les mêmes goûts de luxe !
En outre, Xavier Niel n’aime pas plus parler de son parcours professionnel. Vieux principe de
la vie des affaires : pour vivre heureux, vivons cachés ! Mais avec lui le goût du secret est plus
profond : c’est comme s’il voulait, à toute force, que l’on oublie les premiers épisodes de sa vie
professionnelle.
Épousant les rites des milieux d’affaires richissimes auxquels il a si vite accédé, jusqu’à élire
domicile villa Montmorency, le lieu le plus huppé du seizième arrondissement de Paris, qui abrite
aussi Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Dominique Desseigne et quelques autres grands noms du
capitalisme parisien, il est visiblement en quête de respectabilité. Sans doute est-ce la clef
d’explication de ses investissements dans la presse, tout particulièrement dans Le Monde :
copropriétaire de ce journal, le voici qui accède d’un coup à un univers d’apparente respectabilité,
qui lui fait caresser l’espoir d’effacer celui dans lequel il a d’abord évolué. Après la jungle de la rue
Saint-Denis, le voilà qui accède à celle du CAC 40.
Patron atypique, Xavier Niel n’aime donc guère que l’on dresse son portrait. Et pourtant, pour
comprendre entre quelles mains le journal d’Hubert Beuve-Méry est tombé, il faut découvrir,
derrière le masque mondain, qui est réellement l’homme d’affaires. Une fois, il a confié quelques
éléments sur sa vie et sur le début de son ascension professionnelle, admettant volontiers que son
métier lui procurait « un retour sur investissement intéressant et non fiscalisé, car le fonctionnement
reposait sur une comptabilité occulte et des recettes en espèces non déclarées ». S’il s’est livré à
l’exercice, c’est qu’il n’avait pas le choix. C’était le 8 juin 2004, aux côtés d’un greffier ; son récit a
commencé à 15 h 17. On l’aura deviné, Xavier Niel est ce jour-là devant un juge d’instruction,
Renaud Van Ruymbeke, qui le presse de questions.
C’est une dénonciation anonyme qui a conduit la justice à s’intéresser à Xavier Niel et à celui
qui, jusqu’en 2002, a été son principal associé, Fernand Develter, personnage truculent, parlant à la
façon d’Audiard et ressemblant trait pour trait à l’un des Tontons flingueurs . Enquêtant sur des
soupçons d’abus de biens sociaux, Renaud Van Ruymbeke a, le 27 mai 2004, placé les deux anciens
associés en détention provisoire, Xavier Niel à la Santé et Fernand Develter à Fresnes. Et c’est en
qualité de détenu que Xavier Niel, mis en examen, comparaît devant le juge d’instruction. Il restera
détenu à la Santé jusqu’au 25 juin, et ne sera astreint qu’à une mesure de contrôle judiciaire.
Déjà, dans le passé, la justice s’était intéressée à certains des exploitants des sociétés
contrôlées en partie par Niel. Plusieurs d’entre eux avaient été condamnés par jugement de la
12e chambre du tribunal correctionnel de Paris, en date du 27 mars 2003, à une peine de deux ans
d’emprisonnement avec sursis et à 15 000 euros d’amende. Toutefois, dans ce cas-là, Niel avait été
mis hors de cause, et n’avait été entendu que comme simple témoin.
Mais, en ce printemps 2004, c’est Xavier Niel que la justice a dans son collimateur. Au terme
de son instruction, Renaud Van Ruymbeke renverra d’ailleurs le patron de Free devant le tribunal de
grande instance de Paris. Puis le 27 octobre 2006, à la fin d’un procès mouvementé, le juge
condamnera ce dernier à une peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis et à une amende de
250 000 euros pour des faits de « recel de biens provenant d’un délit puni d’une peine n’excédant pas
cinq ans d’emprisonnement » – nous y viendrons – jugement dont Xavier Niel n’a pas fait appel.

Ce sont sur ces faits que Renaud Van Ruymbeke essaie de faire la lumière. Et ainsi,
l’interrogatoire qu’il mène de Xavier Niel est du plus grand intérêt, à l’instar du second
interrogatoire qu’il conduit quelque temps plus tard, le 25 juin 2004. À ces deux occasions, le juge
invite Xavier Niel à raconter sa vie, ses débuts tumultueux avec Fernand Develter, la façon dont il
jonglait avec de l’argent liquide, grâce à des sex-shops et ses activités dans le Minitel rose, sans
tenir de comptabilité rigoureuse, sans non plus déclarer ces activités lucratives mais opaques à
l’administration fiscale. Bref, en violation de nombreuses obligations légales.
Avec le temps, maintenant que Xavier Niel est devenu l’un des grands patrons français et l’un
des copropriétaires du Monde, ces deux interrogatoires ont valeur d’autobiographie impudique. C’est
Xavier Niel raconté par lui-même, Xavier Niel en vrai, sans la protection et l’opacité des services
de communication qui entourent ordinairement les puissants et interdisent de comprendre qui ils sont.
Bien sûr, au cours de ces interrogatoires, Niel ne dit sûrement pas tout et passe sur des détails.
Néanmoins, il exprime l’essentiel. Face à Van Ruymbeke, en présence d’une greffière et de ses deux
avocats, le patron de Free raconte ses débuts : « J’étais un passionné d’informatique. À seize ans, j’ai
travaillé pour des journaux en participant à la création de Minitel de rencontres hommes-femmes. En
1986, alors que j’étais à Maths sup, j’ai décidé de travailler dans des sociétés de Minitel “rose”. J’ai
fait la connaissance de Fernand Develter fin 1990. »
Devant le juge, Niel ne prend pas le soin de préciser qu’il rencontre celui qui deviendra son
principal associé au restaurant Le Petit Ramoneur, rue Saint-Denis, l’un des hauts lieux de la
prostitution et des sex-shops à Paris. Il poursuit, en évoquant toujours son ex-associé Fernand
Develter : « Il avait créé une société, Fermic, avec Michel Artaud qui exerçait son activité dans le
Minitel de rencontres et l’émission de presse boursière. Fermic perdait de l’argent et ne fonctionnait
pas. J’ai acquis 50 % des parts pour un montant symbolique. Puis j’ai pris la direction de Fermic que
j’ai développée jusque fin 1993 dans l’activité de Minitel rose. »
Xavier Niel compose un récit loin des registres dont les patrons du CAC 40 sont coutumiers :
« À cette époque, Fernand Develter me parlait de ses investissements dans le sex-shop Sylvialize et
me disait qu’il était très content des rentrées d’argent que cela lui procurait. J’ai vu un double intérêt
à investir dans cette activité : un retour sur investissement intéressant et non fiscalisé car le
fonctionnement reposait sur une comptabilité occulte et des recettes en espèces non déclarées ; un
intérêt publicitaire pour les services Minitel de rencontres car cette activité permettait d’attirer des
clients vers le Minitel. »
Niel poursuit : « Dans le même temps, à compter des années 1993, 1994, l’activité Minitel rose
s’est mise à décliner. J’ai donc créé sur Fermic, qui deviendra Iliad en 2000, des services tels que
3617 Annu, des services de conventions collectives, des services d’envoi d’actes civils. Fin 1993,
j’ai également créé le premier fournisseur d’accès Internet en France, Worldnet. J’ai investi
globalement une dizaine de millions de francs, essentiellement de 1992 à 1997 dans des sex-shops,
environ une dizaine à Paris. Ces 10 millions de francs avaient plusieurs origines : en 1991, j’ai cédé
ma première société de Minitel rose pour environ 1 million de francs ; de 1993 à 1996-1997, j’ai
perçu de 20 à 30 millions de francs de dividendes provenant de la société Phoneline, société sœur de
Fermic, spécialisée dans la téléphonie de rencontres ; j’avais également des salaires importants
[…]. »
Interrogé par le juge d’instruction, l’homme détaille aussi le fonctionnement des sex-shops :
« Fernand et moi étions des investisseurs passifs associés avec des exploitants qui venaient du milieu
du sex-shop. En général, Fernand et moi détenions chacun 25 % du capital de chaque société. L’autre
moitié du capital appartenait aux exploitants. À la fin du mois, ces exploitants venaient voir Fernand
et lui remettaient des espèces correspondant à la part nous revenant, que Fernand partageait ensuite
avec moi sur la base généralement de cinquante-cinquante. »
Le juge l’interroge encore.
« Combien de temps cette période a-t-elle duré ?
– Un premier point d’arrêt est intervenu en 1999 lorsqu’un article du Canard enchaîné m’a
dénommé “le roi du porno”. J’ai donc rationalisé les choses. S’agissant des petites exploitations, qui
rapportaient peu, j’ai cédé mes parts pour un montant symbolique […]. S’agissant des exploitations
plus importantes qui rapportaient, il en restait trois : Sylvialize, qui avait des revenus déclinants mais
pour lesquels Fernand, ses proches et moi-même détenions les murs via la SCI Maurice, laquelle
recevait ainsi des loyers de l’ordre de 55 000 francs par mois ; Cargo qui est une société qui fait de
la vente par correspondance de produits de sex-shop – je détiens toujours 30 % des parts de Cargo,
laquelle ne générait pas d’espèces compte tenu de son activité […] ; les deux sex-shops de
Strasbourg, Roxane et Selena.
– Avant 1999, quels étaient les revenus en espèces que vous procuraient ces sex-shops ?
– De l’ordre de 100 000 francs par mois. Fernand recevait globalement la même chose. Je les
dépensais, répond Xavier Niel.
– Pourquoi avez-vous conservé une activité de ce type générant des recettes non déclarées alors
que parallèlement vous développiez une activité déclarée qui paraît sans commune mesure ?
– Je vivais de cet argent. Je voulais avoir un retour sur investissement. Fernand m’avait ainsi
présenté Sylvialize comme une affaire en or dans laquelle il avait investi 1 ou 2 millions de francs et
dans laquelle il avait un retour de 50 000 à 60 000 francs par mois. À partir de la parution de
l’article en 1999, j’ai rationalisé, mais j’ai conservé ces parts (Sylvialize et Strasbourg) car cela
rapportait de l’argent facile. Ces espèces étaient utilisables instantanément et ne donnaient pas la
même sensation de gain que l’argent que je gagnais de façon orthodoxe dans mes activités
d’opérateur de télécommunications […]. »
Après quelques échanges avec le juge, Xavier Niel raconte dans quelles conditions, avant que la
police ne soit saisie de l’affaire, il apprend début 2001 qu’il y a de la prostitution dans Sylvialize :
« Fou de rage, j’ai appelé Fernand Develter, qui m’a dit “non, non, tu dois te tromper”. Il m’a donné
le numéro de téléphone de Claude Monali, principal dirigeant de Sylvialize, et qui m’a juré que
c’était faux. Trois ou quatre jours après, la police est intervenue et l’établissement a fermé pendant
plusieurs mois. »
Xavier Niel raconte ensuite dans quelles conditions il décide à l’époque, avec Fernand
Develter, de racheter les parts de leurs associés dans Sylvialize. Convoqué une nouvelle fois par le
juge d’instruction, le 25 juin 2004, il conteste de nouveau avoir eu connaissance de faits de
prostitution dans les établissements dont il est actionnaire – ce dont le juge lui donnera acte peu
après. Tout juste admet-il avoir manqué de vigilance.
Évoquant un autre établissement, dénommé Roxane, le juge lui demande s’il était au courant des
« pratiques en vigueur », à savoir des « prestations complémentaires proposées aux clients ».
Réponse de Xavier Niel : « Non, je n’étais pas au courant. Néanmoins, quand j’ai vu les dépositions
des jeunes filles, je ne suis pas tombé des nues, je n’ai pas été surpris. J’avais lu le même type de PV
concernant Sylvialize et j’avais mis immédiatement le holà. J’ai manqué de vigilance. Il y avait des
risques. C’était loin, je ne m’en occupais pas. Je n’y suis jamais allé, je ne savais même pas s’il y
avait des glaces. Je connaissais les risques et j’aurais dû être vigilant. »
Dans ces deux procès-verbaux d’interrogatoire, Niel revient par ailleurs longuement sur les
conditions dans lesquelles il rachète au début des années deux mille à son associé, Fernand Develter,
les 14 % qu’il détient du capital de la société Fermic, qui a été rebaptisée Iliad. Si Xavier Niel
devient en très peu de temps l’une des plus grandes fortunes françaises, c’est en effet, en grande
partie, parce qu’il a l’habileté de racheter les parts de ses associés, ce qui va lui permettre de
contrôler à lui tout seul près de 70 % du groupe. Selon le « deal » convenu avec son associé, Xavier
Niel s’engage à l’époque à lui racheter ses parts, et de surcroît à lui verser un complément de prix,
sous la forme d’un versement de 9 200 euros par mois pendant trente ans, payable… en liquide.
Lors du premier interrogatoire, le juge d’instruction interroge Xavier Niel sur ce point.
« N’avez-vous pas par ailleurs une dette à [l’égard de Fernand Develter] sur le rachat de ses parts
Iliad ? » Réponse de Xavier Niel : « Oui, j’ai une dette de 9 200 euros par mois pendant trente ans.
J’ai déjà payé pendant trois ans […]. C’est Fernand qui m’a demandé de lui faire ces règlements en
espèces. C’est un complément de prix sur le rachat de ses parts Iliad […].
– Comment avez-vous remboursé jusqu’à présent ces 9 200 euros mensuels ? interroge le juge.
– L’année dernière, je prélevais ces 9 200 euros sur les rentrées de Sylvialize qui étaient de
l’ordre de 12 000 euros. Je versais ces sommes en espèces à Fernand à peu près tous les deux ou
trois mois. Depuis le début de cette année, je retire les espèces de mon compte en banque chez Fortis.
J’ai retiré environ 90 000 euros depuis le début de l’année. Je dépensais les 3 000 euros perçus de
Sylvialize, comme je l’ai expliqué tout à l’heure. »
Ce sont donc tous ces faits – et de nombreux autres – qui sont ensuite évoqués en octobre 2006,
à la 11 e chambre du tribunal de grande instance de Paris, devant laquelle Xavier Niel, Fernand
Develter et plusieurs de leurs associés finissent par être renvoyés. Et tous ces interrogatoires, on en
retrouve la trace dans le jugement qui est finalement rendu par cette juridiction le 27 octobre 2006,
jugement contre lequel Xavier Niel ne fait pas appel et qui permet de cerner encore un peu mieux son
parcours.
D’où, pour finir, cette condamnation de Xavier Niel à une peine de deux ans d’emprisonnement
avec sursis et à une amende délictuelle de 250 000 euros – peine dont il fera appel avant de se
désister. C’est donc la singularité de ces interrogatoires et de ce jugement : ils ont valeur de
curriculum vitæ pour Xavier Niel. Ils révèlent les premiers faits d’armes de celui qui en 2010
devient le véritable homme fort du journal Le Monde.
Le résultat qu’il pouvait en espérer est immédiat : personnage infréquentable, Xavier Niel
devient du jour au lendemain l’un des chouchous du capitalisme de connivence. Le vieil Antoine
Bernheim (1924-2012), qui a longtemps été le parrain des milieux d’affaires français et qui y avait
introduit Nicolas Sarkozy, veut faire sa connaissance et le prend sous sa protection. De la famille
Arnault à la famille Pinault, la réaction est la même : Niel entre aussitôt dans le club chic et très
fermé des milliardaires. L’ancien bras droit de Nicolas Sarkozy François Pérol, à présent patron de
BPCE, devient aussi l’un de ses proches. C’est la force de la vieille institution qu’est Le Monde :
aussitôt qu’il a conquis le journal d’Hubert Beuve-Méry, il traite d’égal à égal avec les plus grands.
Et, même avec l’extrême puissance que confère l’argent dans ces milieux oligarchiques, il peut les
regarder de haut et se faire servir par eux : au cours de l’année 2015, il se paie ainsi le luxe
d’embaucher Anne-Michelle Basteri comme directrice exécutive de NJJJ Capital, la holding qui gère
son immense fortune personnelle, et qui n’est autre que l’épouse de Pierre Moscovici, l’ex-ministre
des Finances passé commissaire européen. Avant de l’évincer de son poste plus d’un an plus tard.
Xavier Niel apprend à vitesse accélérée les us et coutumes du capitalisme français : vivre en
endogamie avec le pouvoir politique, mais ne jamais oublier que ce sont les puissances d’argent qui
commandent.
À la tête d’un empire immense, riche à millions, Xavier Niel achète donc des journaux en veux-
tu en voilà. Ce qui, entre autres avantages, le protège d’enquêtes embarrassantes sur le cœur de ses
affaires, c’est-à-dire le groupe Free, rassemblant ses activités dans la téléphonie et Internet. À
preuve, c’est la presse indépendante qui est à l’origine de la plupart des enquêtes importantes le
concernant. C’est par exemple Mediapart qui publie, sous ma plume, le passé judiciaire de Xavier
Niel. Ou alors, c’est Politis qui, le 18 mai 2016, dans une remarquable enquête, présente les dessous
du « système Free », avec force détails : sur les pressions exercées sur les salariés, au terme d’un
plan baptisé « Marco Polo », afin de les décourager et les inciter à partir sans recours à un plan
social en bonne et due forme ; sur « les techniques de harcèlement [qui] peuvent alors être mises en
œuvre : détérioration des conditions de travail, isolement physique et moral, demandes floues et
répétées suivies de reproches, jeu sur la mobilité… » ; sur les call-centers, sortes de « Germinal des
temps modernes ». Mais, dans les journaux du groupe, aucune enquête de ce type. De ces
investigations de Politis, appuyées par des témoignages accablants, il n’est par exemple à l’époque
pas fait mention dans Le Monde, qui le même jour publie en revanche un article très élogieux sur son
actionnaire, sous le titre : « Orange et Free font la course en tête dans la conquête de nouveaux
abonnés ».

Le deuxième personnage du trio propriétaire du Monde, c’est Matthieu Pigasse. Un étrange


personnage que ce jeune banquier d’affaires. Car, en chassant Alain Minc de la présidence du conseil
de surveillance du Monde à la fin de 2007 (poste qu’il occupait depuis décembre 1994), la rédaction
espérait sans doute en finir avec cet insupportable mélange des genres dont le journal avait tant pâti,
l’éminence grise étant tout à la fois patron de presse, essayiste, conseiller occulte d’Édouard
Balladur puis de Nicolas Sarkozy, conseiller d’une ribambelle de grands patrons, jouant
perpétuellement de son influence dans l’une de ces activités pour essayer d’en tirer avantage dans
l’autre. Eh bien non ! Alain Minc est à peine chassé du Monde que son clone, quelque trois ans plus
tard, le remplace.
Matthieu Pigasse, c’est Alain Minc en plus jeune. Ancien conseiller ministériel de Dominique
Strauss-Kahn à Bercy, puis directeur adjoint du cabinet de Fabius dans le même ministère, lui aussi
« pantoufle » très vite, plus attiré par la vie des affaires que par la défense de l’intérêt général. Il est
ainsi recruté par la banque Lazard en 2002, au moment de l’alternance. C’est Minc qui conseille
alors à Bruno Roger, patron de la banque et architecte des « noyaux durs » des privatisations de
Balladur, de l’embaucher comme associé gérant.
Ainsi que la loi lui en fait obligation, Pigasse passe devant la commission de déontologie de la
fonction publique, à qui il assure qu’il n’y aura aucun conflit d’intérêts et qu’il ne traitera pas les
sujets qu’il a suivis à Bercy. Officiellement, il va s’occuper de la restructuration des dettes
souveraines. Mais il reprend aussi tous les dossiers qu’il a eu à traiter à l’époque, notamment Areva,
EADS, la Caisse des dépôts ou les Caisses d’épargne. À l’instar de son mentor, Alain Minc, il
n’hésite pas à passer d’un client à l’autre, même si cela l’oblige parfois à de grands écarts
stupéfiants.
Un seul exemple : Pigasse est d’abord le banquier conseil de la Caisse des dépôts et
consignations (CDC), à l’époque dirigée par Francis Mayer, quand la puissante institution financière
entre en guerre avec les Caisses d’épargne, dont elle est l’actionnaire de référence. Le conflit est de
première importance, puisque la banque mutualiste viole le pacte d’actionnaires qui la lie à la Caisse
des dépôts et prépare un projet secret avec les Banques populaires pour créer avec elles une grande
banque d’investissement, Natixis. Or, que fait Matthieu Pigasse quand les hostilités commencent ?
Reste-t-il aux côtés de son client public ? S’indigne-t-il qu’une banque mutualiste qui, via le livret A,
a une mission d’intérêt général, celle de la rémunération de l’épargne populaire, puisse songer à une
sorte d’auto-privatisation ? Que nenni. Matthieu Pigasse, qui oublie alors ses postures de banquier de
gauche, passe dans le camp adverse et conseille les Caisses d’épargne qui veulent rompre avec leur
actionnaire public, et créer une banque d’investissement pour prendre pied sur les marchés
américains hautement spéculatifs.
À l’époque, la Caisse des dépôts ne prend pas ombrage de la trahison de son banquier conseil
pour une raison qu’elle ne rendra jamais publique : Matthieu Pigasse tient en fait secrètement informé
son ancien client du travail qu’il effectue pour les Caisses d’épargne. En bref, il est agent double.
Ainsi, l’associé gérant de la banque Lazard Matthieu Pigasse, pour le compte des Caisses
d’épargne, et l’associé gérant de la banque Rothschild François Pérol, pour le compte des Banques
populaires, travaillent ensemble, main dans la main, une bonne partie de l’année 2006, afin de créer
la banque Natixis, qui peu après fera naufrage en se gorgeant de produits contaminés par la crise
financière américaine.
En somme, Pigasse est responsable, avec d’autres, de l’une des aventures financières les plus
calamiteuses des dernières décennies. Il a œuvré à la dérégulation radicale d’une banque mutualiste,
qui était liée à l’État, pour qu’elle mime les pires outrances de la finance anglo-saxonne ; laquelle
dérégulation a conduit à l’un des plus graves sinistres bancaires que la France ait subis ces dernières
années. Se souvient-on que, en octobre 2008, au plus fort de la crise financière, l’État a été contraint
d’injecter en catastrophe 10,5 milliards d’euros dans six grandes banques, dont 1,1 milliard pour les
Caisses d’épargne et 950 millions pour les Banques populaires, soit plus de 2 milliards pour les deux
actionnaires de la banque Natixis ? Ce qui n’a pas empêché Matthieu Pigasse d’empocher plusieurs
millions d’euros de rémunération pour cette sulfureuse mission.
Cette opération assure d’ailleurs au banquier la clientèle permanente de Natixis et des Caisses
d’épargne, à l’époque dirigée par Charles Milhaud. Par son entremise, Natixis organise la cession
des parts de Lagardère dans EADS, au cœur de l’affaire de délit d’initiés et qui plombera ses deux
clients.
C’est Matthieu Pigasse qui conseille également à la Caisse des dépôts de devenir actionnaire de
Pink TV, une chaîne de la TNT créée en 2004 par un dénommé Pascal Houzelot et qui, après avoir
cherché à ses débuts à capter le public gay, dérive assez vite vers des programmes exclusivement
pornographiques.
Immergé dans la finance, coutumier de ses intrigues et de ses chausse-trappes, Matthieu Pigasse
fait donc adroitement carrière. Au sein même de la banque Lazard, il a l’habileté de se rendre utile.
Quand au milieu des années deux mille une crise ébranle la banque, c’est lui qui permet à
l’Américain Bruce Wasserstein de prendre le pouvoir et d’assurer la cotation de la banque, en
amenant au tour de table Natixis, qui acquiert 7 % du capital. Sans cette entrée, la cotation de Lazard
aurait été impossible. L’opération assure son enrichissement futur, grâce à un paquet d’actions qu’il
s’engage alors à ne pas vendre. Trois ans plus tard, il en réalise une partie, ce qui l’aide à arrondir
un peu plus sa fortune.
Ce soutien lui permet d’obtenir du patron de Lazard toute latitude. Adoubé par Wasserstein, il
prend rapidement la tête de Lazard Paris, autrefois la partie la plus importante de la banque. Devant
la bronca interne (l’homme n’a pas que des amis dans la banque), New York propose un doublé avec
Erik Maris à la direction générale. Las, les deux hommes ne se parlent pas et la comédie dure à peine
un an. L’attelage sera alors disloqué au profit de Matthieu Pigasse, qui deviendra ultérieurement le
patron de Lazard Europe.
Louvoyant dans le dédale du capitalisme parisien, Matthieu Pigasse en devient en une petite
décennie l’une des coqueluches. Ses clients, ce sont les personnalités connues du CAC 40. Dans le
lot figurent aussi des personnalités plus controversées… Lorsque Bernard Tapie commence à
percevoir une partie des 404 millions d’euros que trois juges privés lui ont alloués au terme du
célèbre arbitrage – dont on découvrira qu’il a été frauduleux – vers qui se tourne-t-il pour placer au
mieux son argent ? Vers Matthieu Pigasse. Il l’a connu du temps où le haut fonctionnaire travaillait au
cabinet du ministre des Finances, Laurent Fabius, lequel avait dès cette époque vivement poussé à la
roue pour qu’un arbitrage ou une médiation intervienne en sa faveur. Dix ans plus tard, Tapie entre en
affaires avec Pigasse. C’est par son entremise que, le 18 septembre 2008, il vire sur un compte
ouvert à la banque Lazard les 45 millions d’euros qu’il a perçus en indemnités, au titre du préjudice
moral (lequel est en réalité très immoral). Cela permet à la banque de souscrire, le 2 décembre 2008,
pour son client et son épouse, des contrats d’assurance-vie auprès d’Axa Vie France et La Mondiale
Partenaire pour un montant global de 36 millions d’euros.
Le printemps suivant, les deux hommes sont encore ensemble à la manœuvre, pour ramasser en
Bourse des titres du Club Med, grâce à l’argent que Bernard Tapie a indûment perçu. Est-ce Matthieu
Pigasse qui a l’idée de prendre pour cible cette entreprise, dont le P-DG, Henri Giscard d’Estaing (le
fils du père), a pour conseiller secret Alain Minc, avec qui Pigasse, dans l’intervalle, s’est brouillé ?
La bataille boursière tourne au vaudeville et donne lieu à une réunion surréaliste, fin avril 2009,
avenue George-V, dans le bureau d’Alain Minc, en présence de ce dernier, flanqué de son client
Henri Giscard d’Estaing, ainsi que de Matthieu Pigasse, accompagné de Bernard Tapie. Les
tractations entre assaillants et assaillis ne débouchent sur rien. Tapie renonce à prendre le Club Med,
et l’histoire s’arrête ici. Elle n’en est pas moins bavarde.
Toutefois, le plaisir de la finance n’est visiblement pas le seul à faire vibrer Matthieu Pigasse,
même s’il lui permet de toucher des commissions confortables. L’homme veut du pouvoir. Il a
soutenu Ségolène Royal (comme Pierre Bergé) pendant la présidentielle de 2007, dans l’espoir
d’accéder à un ministère. Il fait partie des Gracques, ces hauts fonctionnaires partisans d’une alliance
Royal-Bayrou. Il manque de succomber aux sirènes de Nicolas Sarkozy, qui lui propose de devenir
secrétaire d’État. Mais il finit par décliner l’offre. Peu importe, le nouveau chef d’État tente de le
ferrer : il figurera sur la « short-list » pour prendre la tête des Caisses d’épargne et Banques
populaires avant que François Pérol ne lui soit préféré.
C’est à ce moment-là qu’il commence à regarder vers la presse. Il investit dans Rue89 (à
hauteur de 10 000 euros, à notre connaissance), prétend apporter des fonds à Mediapart (ce qui est
faux) et en 2009 il achète 80 % des Inrockuptibles sur le conseil de Louis Dreyfus, ex-directeur
général de Libération, puis du Nouvel Observateur. La presse a beau s’esbaudir sur ce banquier qui
écoute les Clash, son projet est bien peu rock’n’roll. Christian Fevret, cofondateur et dirigeant
historique des Inrockuptibles, est débarqué après avoir exprimé son désaccord sur l’évolution du
magazine.
Pour finir, c’est Le Monde qu’il a dans son viseur. Le Monde, comme une formidable carte de
visite, à la manière dont Alain Minc s’en est servi. Le Monde, qui avait échappé à Alain Minc et qui
est rattrapé par son fils spirituel. Un banquier d’affaires… À faire retourner Hubert Beuve-Méry dans
sa tombe.
Les liens secrets que Matthieu Pigasse entretient pendant longtemps avec les Caisses d’épargne,
à l’époque où leur patron est l’ultra-sarkoziste Charles Milhaud, expliquent comment le jeune
banquier d’affaires parvient à participer à l’offre de rachat du Monde. Car, même si un associé
gérant de la banque Lazard est couvert d’or, les gains annuels avoisinent les 2 ou 3 millions d’euros
par an, voire 5 ou 6 millions dans les années exceptionnelles. Pas de quoi sortir un tiers des
110 millions d’euros nécessaires pour l’acquisition du quotidien – soit près de 36,7 millions d’euros
par tête. Où donc Pigasse a-t-il été trouvé cette fortune ? Il n’a jamais voulu le dire.
Son secret, c’est dans les Caisses d’épargne qu’il réside. Après avoir trahi son client initial, la
Caisse des dépôts et consignations, et s’être mis au service de Charles Milhaud, ce dernier ne peut
rien lui refuser. Le banquier fait ainsi la connaissance, par son entremise, de nombreux dirigeants de
l’établissement qui eux aussi sont disposés à lui rendre bien des services. Matthieu Pigasse rencontre
un certain Daniel Karyotis, qui a fait une partie de sa carrière dans le réseau des Caisses d’épargne et
qui, en 2007, est nommé président du directoire de l’une de ses filiales, la Banque palatine, un
établissement très discret, spécialisé dans la gestion de patrimoine. C’est à cette banque que Matthieu
Pigasse s’adresse, en 2010, pour trouver les moyens de payer sa part de l’acquisition du Monde.
Daniel Karyotis s’occupe personnellement de son dossier – même si celui-ci transite par une
succursale parisienne de la banque – et organise un apport massif d’argent en faveur de Matthieu
Pigasse.
À combien s’élève cet emprunt souscrit par Pigasse ? Si les nouveaux acquéreurs mettent
officiellement 110 millions d’euros sur la table, le montage financier élaboré est sophistiqué, et
beaucoup moins contraignant pour eux qu’il n’y paraît. Car ces sommes, ils ne doivent les fournir que
progressivement, au fil des prochaines années, compte tenu des dates des échéances de
remboursement des obligations renouvelables en actions (ORA) émises dans le passé, sous la
gouvernance du Monde par Alain Minc.
Pigasse n’a donc, selon mes informations, qu’une somme comprise entre 20 et 22 millions
d’euros à apporter. Les dirigeants des Caisses d’épargne ont certes de bonnes raisons de penser que
le banquier leur a été utile dans de nombreuses opérations, et que le moment est venu de lui renvoyer
l’ascenseur. La banque lui consent un emprunt de ce montant, qu’elle n’aurait naturellement pas
accordé à un autre investisseur disposant de la même surface financière. Encore faut-il dire que la
présence de Xavier Niel dans le pool des acquéreurs est aussi de nature à rassurer les Caisses
d’épargne. Car, dans le deal de rachat, les trois coactionnaires ont organisé un système passablement
opaque de commandite, dont on ne connaît pas les détails, mais seulement le principe : il est convenu
entre eux trois que si, à l’avenir, l’un d’eux ne pouvait pas respecter ses engagements, les deux
autres, ou l’un des deux autres, pourrait se substituer à l’actionnaire défaillant. En clair, la répartition
du capital du Monde détenu par le trio peut évoluer d’un actionnaire à l’autre. Les Caisses d’épargne
et la Banque palatine peuvent donc estimer que, si le fondateur de Free n’a pas signé une caution en
bonne et due forme, ce système de commandite est une garantie suffisante : si Pigasse ne payait pas,
c’est Niel qui pourrait rafler la mise. Magie de la finance : en ces temps de folie, il est possible
d’acquérir le plus grand quotidien français sans débourser un centime de sa poche.
En outre, le montage financier révèle une autre facette du personnage. Si Matthieu Pigasse, tout
de gauche qu’il prétend être, peut avoir le soutien secret de la Banque palatine, c’est seulement parce
que le patron du groupe dont elle est une filiale l’accepte – ou, à tout le moins, n’y oppose pas son
veto. Or, à cette époque, Charles Milhaud a été évincé. Depuis 2009, les Caisses d’épargne ont
fusionné avec les Banques populaires pour donner naissance au deuxième groupe bancaire français,
BPCE, dont le président est François Pérol, l’ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée du temps
de Nicolas Sarkozy. François Pérol est très proche de Xavier Niel ; il le soutient vivement pour qu’il
obtienne la quatrième licence mobile.
Voici donc le secret dont Matthieu Pigasse ne veut pas parler : celui qui l’aide à devenir l’un
des coactionnaires du Monde n’est autre que François Pérol, un banquier très marqué à droite et ami
proche de Sarkozy. Visiblement, le banquier sarkoziste laisse faire une opération qui, pour la Banque
palatine, est très atypique.

Le troisième associé qui engage le quotidien dans l’univers de l’argent, c’est Pierre Bergé, le
milliardaire qui a forgé sa fortune en gérant la société Yves-Saint-Laurent plusieurs décennies durant.
Lui aussi est un proche d’Alain Minc : dans Petits Conseils, j’ai méticuleusement raconté leurs
équipées communes dans la vie parisienne des affaires au long des années quatre-vingt-dix ; les
culbutes financières successives qu’Alain Minc a aidé Pierre Bergé à réaliser autour de la société
Yves-Saint Laurent ; les placements qu’ils ont réalisés au travers d’une petite société, Oléron
Participations, qu’ils ont créée ensemble.
Mais quand j’ai écrit leur saga, j’ignorais alors que Bergé deviendrait copropriétaire d’un
journal qui a lui-même, dans le passé, si souvent parlé de lui. Le Monde pourrait-il un jour republier
les très longues enquêtes qu’il a consacrées, dans les années quatre-vingt-dix, au patron d’Yves-
Saint Laurent ? On peut en douter. Pourtant, c’est sûrement dans les replis de ces années que la
personnalité de Bergé transparaît le mieux.
Que l’on se souvienne. En 1993, Minc est au cœur de l’élaboration d’un montage financier
particulièrement sophistiqué, qui consiste à faire passer Yves-Saint Laurent dans l’orbite du groupe
public Sanofi, filiale d’Elf, sans que ses deux amis ne perdent le contrôle opérationnel de la maison.
Surtout, le dispositif mis au point grâce à l’ingéniosité du conseiller agrandit considérablement la
fortune de Pierre Bergé.
Concrètement, il s’agit d’une opération de fusion-absorption des sociétés du groupe Yves-Saint
Laurent par Sanofi. Au terme de l’accord, Elf détient plus de 50 % de la nouvelle entité, les autres
actionnaires de Sanofi environ 30 % et les actionnaires d’Yves-Saint Laurent, dont Pierre Bergé au
travers d’une structure dénommée Berlys Investissements SARL, environ 15 %. Dans le même
mouvement, la société en commandite par actions, qui protégeait la société de haute couture de tout
raid hostile, est transformée en une banale société anonyme ; les deux cofondateurs sont chèrement
rémunérés pour le rachat de la commandite. Hautement complexe, le montage prévoit que les deux
cofondateurs profitent d’une augmentation de capital réservée équivalente à 10 % de la transaction.
Le système est ainsi conçu que Pierre Bergé et Yves-Saint-Laurent réalisent chacun une plus-value de
400 millions de francs, nette d’impôt, et qu’ils perçoivent par surcroît une redevance annuelle de
10 millions pour leur mission de conseil sur la gestion des parfums, le contrôle exécutif de la maison
de couture leur étant aussi garanti. Du cousu Minc ! C’est tout bénéfice pour eux…
Seulement voilà, l’affaire se passe mal. Réputée pour sa grande obséquiosité et sa faible
indépendance, la Commission des opérations de Bourse (COB, qui prendra le nom d’Autorité des
marchés financiers) juge très vite que le système de rémunération retenu pour compenser l’abandon
par les cofondateurs de la commandite est exorbitant. Surtout, une controverse politique commence à
enfler. Dans toute la presse, il n’est question que de ce que l’on nomme alors « le coup du Bergé ».
Controverse bien compréhensible : nous sommes alors à quelques mois d’élections législatives qui
s’annoncent difficiles pour le gouvernement de Pierre Bérégovoy (1925-1993). De nombreux
commentateurs s’indignent qu’une entreprise publique, Elf, à l’époque dirigée par Loïk Le Floch-
Prigent, accepte un montage si avantageux pour les cofondateurs, et notamment pour Pierre Bergé,
proche de François Mitterrand. Plus les détails de l’opération sont connus, plus la polémique
grossit : financier de SOS Racisme, intime du chef de l’État, Pierre Bergé apparaît décidément très
bien traité par un P-DG qui n’a pas encore de démêlés avec la justice mais dont les jours à la tête
d’Elf sont menacés. À l’évidence, en cas de victoire, la droite a l’intention de le mettre sur la touche.
L’affaire YSL se transforme en scandale, et prend une tournure aussi grave que l’affaire
Pechiney (qui éclabousse depuis quelque temps le second septennat de François Mitterrand), donnant
le sentiment que le régime socialiste s’enlise dans de sordides histoires d’argent, d’agiotage et de
délit d’initiés. Quelques mois plus tard, en mai 1993, la COB annonce qu’elle a découvert qu’un
« nombre important d’actions Yves-Saint Laurent ont été vendues hors marché à des acheteurs
domiciliés à l’étranger » – en fait en Suisse, six mois avant le montage avec Sanofi.
Présentant le résultat des investigations de la commission, Le Monde daté du 22 juin 1993
explique les raisons de la perplexité de la commission face aux ventes auxquelles ont procédé Pierre
Bergé et Yves-Saint-Laurent : « L’examen des propres documents de la maison de luxe tend à en
accréditer l’idée [que les cofondateurs sont à l’origine des cessions suspectes]. En effet, comme
l’indique le rapport annuel de la société, les deux hommes détenaient au 31 décembre 1991 43,75 %
du capital d’Yves-Saint Laurent : 25,92 % via la société Berlys ; 14,74 % par l’intermédiaire du
holding néerlandais BDKS ; le solde – 3,09 % – probablement directement. Au 16 mars 1993, le
tableau présentant la répartition du capital dans le document rédigé à l’occasion de la fusion avec
Elf-Sanofi ne les crédite plus que de 40,57 % des parts : 25,86 % via Berlys et 14,71 % portés par
BDKS. MM. Bergé et Saint Laurent semblent donc s’être défaits d’environ 3 % du capital de leur
société entre les deux dates, le nombre total d’actions n’ayant guère évolué. » Et le quotidien ajoute :
« Pourquoi cette vente qui représente environ 100 millions de francs, au cours moyen de l’action
durant l’été 1992 ? L’explication se trouve sans doute dans l’endettement massif que ces deux
personnalités avaient été contraintes de souscrire, à titre personnel, en avril 1991, pour reprendre les
actions du holding de Carlo De Benedetti, Cerus, qui souhaitait se désengager d’Yves-Saint Laurent.
Un rachat qui leur avait coûté 545 millions de francs. Penser qu’ils aient eu besoin d’argent frais,
l’été suivant, pour honorer des remboursements, n’est donc pas illogique. N’est-ce pas cette même
nécessité qui devait les conduire, quatre mois plus tard, à céder la société qu’ils avaient fondée ? »
Dans l’affaire, un aspect trouble la COB. « Vendre des actions n’a rien de répréhensible. Les
vendre de gré à gré est interdit, puisque la transaction échappe alors à l’impôt de Bourse. Mais la
sanction d’une telle infraction relève de la seule administration fiscale et ne s’applique pas au
vendeur, mais au négociateur – la banque Neuflize-Schlumberger-Mallet – à qui incombe la
déclaration. C’est donc autre chose qui a retenu l’attention de la COB : la transaction a été effectuée
peu de temps avant que, dans une interview au Nouvel Économiste du 18 septembre, Pierre Bergé
n’annonce son intention de mettre en vente la part du capital acheté à Cerus. Une interview qui
provoque une flambée de l’action en Bourse, que la publication, le 21 septembre, de résultats
semestriels décevants fait retomber à un cours inférieur à celui de l’été. En vendant avant, Pierre
Bergé et Yves-Saint Laurent, qui savaient les affaires mauvaises, ont-ils commis un délit d’initiés ? »
L’affaire prend une mauvaise tournure. Cette cession hors marché à trois banques suisses d’un
paquet de titres Yves-Saint Laurent est d’abord sanctionnée par la COB d’une amende de 3 millions
de francs, ramenée à 1 million de francs par la cour d’appel de Paris. Plus tard, en mai 1994, la
justice s’en mêle : le juge d’instruction David Peyron met en examen Pierre Bergé et Jean-Francis
Bretelle, en leurs qualités respectives de président et de directeur général de la société Yves-Saint-
Laurent Couture, pour « violation de monopole des sociétés de Bourse et délit d’initié ».
Certes, tout finit par une pantalonnade. Défenseur de Pierre Bergé et ami proche d’Alain Minc,
l’avocat Jean-Michel Darrois met tout son talent dans la balance. Si bien que les investigations
débouchent sur un non-lieu. En clair, Pierre Bergé est soumis à deux décisions de justice
radicalement contradictoires : l’une qui l’amnistie, l’autre, celle de la justice administrative, qui le
condamne lourdement. Quel rôle a joué Alain Minc dans l’histoire ? Ancien dirigeant de Cerus et
conseiller de Pierre Bergé, a-t-il été celui qui a imaginé le montage suisse qui a failli coûter si cher à
Bergé ? Minc assure n’avoir jamais pris part à cette histoire helvétique. En tout cas, après
d’innombrables polémiques – sur le prix de la cession à Sanofi, sur les liens de « copinage »
politique qui l’ont permis, sur les conditions de la cession hors marché à trois banques suisses –
Pierre Bergé s’en sort indemne. Et il peut se montrer infiniment reconnaissant à l’égard de son ami
Alain Minc.
Il est assez saisissant de constater que, longtemps plus tard, celui que Le Monde met en scène
dans ces stupéfiantes galipettes financières est devenu le copropriétaire du journal. Tout le naufrage
du journal est contenu dans ce pied de nez de l’histoire : Le Monde croqué par celui dont il a révélé
jadis les manigances financières. Lequel Pierre Bergé déteste – on l’aurait deviné – le journalisme
d’investigation : en règle générale, « je n’aime pas le journalisme d’investigation, ni les journalistes
qui se prennent pour des justiciers », confiera-t-il à ma consœur Odile Benyahia-Kouider.
On comprend pourquoi. Des années après, le 11 mai 2016, Le Monde prolonge ces vieilles
enquêtes en révélant que la société Yves-Saint-Laurent, que dirigent Pierre Bergé et Jean-Francis
Bretelle, apparaît dans plusieurs documents des « Panama papers » datant précisément de la même
époque, c’est-à-dire le début des années quatre-vingt-dix. « Dans ces documents, Yves-Saint-Laurent
SA est mentionnée comme étant actionnaire, entre 1991 et 1997, d’une société des îles Vierges
britanniques enregistrée par le cabinet Mossack Fonseca. Cette société, Chaucer Company Limited,
avait été créée en 1990 par la Banque internationale à Luxembourg (BIL) pour placer l’argent de
clients dans un fonds d’investissement. Chaucer vendait des actions à 100 000 écus pièce (European
Currency Unit, la monnaie comptable de la communauté économique européenne avant l’euro). Le
produit de cette vente était investi dans un fonds de placement britannique, Europe Capital Partners
(U.K.) L.P., créé en novembre 1990 par la BIL. Ainsi, les dividendes du fonds n’étaient pas taxés
puisque la société était installée dans un territoire à fiscalité nulle », écrit le quotidien, qui ajoute :
« Jean-Francis Bretelle, alors directeur général d’Yves-Saint-Laurent SA et aujourd’hui membre du
conseil de surveillance du Monde, a indiqué ne pas avoir gardé de souvenirs précis de cette
opération, légale. »

Les autres personnalités qui font leur entrée au conseil de surveillance du Monde, au moment du
rachat ou les années d’après, sont du même acabit. Tous jouent un rôle clef dans la vie du capitalisme
de connivence parisien, ou ont un lien de forte proximité avec Alain Minc.
Ainsi en 2012 Xavier Niel fait-il entrer au conseil Antoine Bernheim, qui y siège quelques mois,
jusqu’à sa mort. Choix symbolique, s’il en est. Ancienne figure de proue de la banque Lazard, c’est
l’un des « parrains » du capitalisme français, qui a échafaudé tous les deals importants de la place de
Paris pendant de longues années, avant de se tourner vers l’Italie et de prendre la présidence de la
compagnie d’assurances Generali. C’est lui qui a parrainé Vincent Bolloré dans son ascension dans
la vie des affaires – avant de se fâcher avec lui. C’est lui encore qui, dans le courant des années
quatre-vingt, a repéré un jeune cadre politique de droite et, tombant sous son charme, l’a introduit
dans tous les cercles qui comptent de l’establishment parisien, un dénommé… Nicolas Sarkozy,
lequel lui a remis, sitôt élu en 2007, la distinction de grand-croix de la Légion d’honneur.
Pierre Bergé, de son côté, fait entrer au conseil le 7 février 2011 Jean-Francis Bretelle, son bras
droit, qui l’a accompagné dans ses aventures financières au long des précédentes décennies, y
compris dans l’aventure sulfureuse avec Sanofi-Elf. Jean-Francis Bretelle, qui partage depuis le
début des années quatre-vingt-dix, on l’a vu, ses bureaux de l’avenue George-V avec Alain Minc. Là
encore, la nouvelle recrue en dit long sur l’univers dans lequel Le Monde est happé. Le voisin de
bureau de Minc préside ainsi, pendant de longues années, la société Oléron Participations au travers
de laquelle Minc et Bergé gèrent discrètement une partie de leur fortune. Or, la société défraie la
chronique judiciaire à peine une semaine avant que son P-DG ne fasse son entrée au conseil du
quotidien : le 1er février 2011, elle est condamnée par un arrêt de la Cour de cassation pour « vente
frauduleuse ». Au terme d’un montage particulièrement tordu, la société en a lourdement lésé une
autre appartenant à l’industriel italien Carlo De Benedetti, et dont le bras droit dans les années
quatre-vingt était… Minc. Même si elle frappe Oléron Participations, le discrédit de la condamnation
retombe naturellement sur son président.
Une autre entrée stupéfiante au conseil du Monde intervient en 2012. Il s’agit de Pascal
Houzelot. Ce sont tout à la fois Matthieu Pigasse et Pierre Bergé qui le souhaitent. On l’a vu, le
banquier d’affaires l’a aidé dans le passé à composer le capital de Pink TV, la chaîne trash dans
laquelle Bergé a investi de l’argent, comme beaucoup d’autres oligarques du CAC 40. Pascal
Houzelot joue un rôle moteur fin 2009-début 2010 pour que Pigasse et Bergé, qui envisagent chacun
d’organiser un raid sur Le Monde à l’époque à l’agonie, se rencontrent et fassent équipe ensemble.
Une équipe à laquelle se joindra en mai 2010 Xavier Niel. De ce rôle d’entremetteur que joue
Houzelot, qui navigue sans cesse d’un réseau d’influence à l’autre, organisant des dîners où le Tout-
Paris des affaires et de la politique se croise, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé le remercient en
l’introduisant au conseil du journal. Mais, pour Le Monde, c’est un pas de plus dans sa descente aux
enfers. En effet, ce nouvel administrateur du journal a un sens des affaires assez particulier. Le
scandale de la chaîne Numéro 23, qu’il a créée sur la TNT, montre même qu’il a un sens aigu de
l’affairisme.
Reste Bernard-Henri Lévy, qui à son tour fait son entrée au conseil. Entre Alain Minc et
Bernard-Henri Lévy, c’est à la vie, à la mort. Lorsque pour mon livre sur le premier j’avais interrogé
le second, notamment sur les perpétuels conflits d’intérêts dans lesquels barbote son ami, Bernard
Henri-Lévy m’avait donné – sans rire – cette réponse : « Je connais peu de gens qui aient un sens
éthique aussi strict, aussi rigide que lui. Il a un goût non seulement éthique mais quasi esthétique pour
les principes et affiche un mépris aristocratique pour leur violation. » C’est dire si Alain Minc a
envers et contre tout gardé beaucoup d’alliés dans les instances dirigeantes du journal.
Pour finir, sans doute faut-il également pointer la cooptation de Daniel Cohen au sein du conseil.
Professeur d’économie à l’École normale supérieure et figure célèbre de l’École d’économie de
Paris, il a plongé ce pôle d’excellence de la recherche et de l’enseignement dans l’embarras
lorsqu’on a découvert, au plus fort de la tourmente financière de ces dernières années, qu’il figurait
dans le lot de ces économistes qui étalent leur savoir dans les médias en leur qualité d’universitaire,
sans afficher publiquement qu’ils sont appointés par la finance, soit en siégeant dans des conseils
d’administration d’entreprises privées – ce que la loi interdit à un fonctionnaire – soit en acceptant
des missions fortement rémunérées – ce que la loi admet à la seule condition que l’autorité
hiérarchique du fonctionnaire concerné ait préalablement donné son accord.
Or, dans Les Imposteurs de l’économie, j’ai mis au jour le fait que Daniel Cohen avait
doublement contrevenu à ces règles. D’abord en siégeant au conseil du Monde, ensuite en devenant,
au début sans en faire la moindre publicité, « senior advisor » de la banque Lazard, et en gagnant dix
à quinze fois plus pour ce travail officieux que pour son travail officiel d’universitaire. Car, c’est le
fin mot de l’histoire : Daniel Cohen fait équipe de longue date avec Matthieu Pigasse. La banque
Lazard a profité de la réputation académique de l’économiste, spécialiste de la question des dettes
souveraines, pour décrocher de nombreux contrats (par exemple avec le gouvernement grec) ; en
retour, l’économiste a profité de considérables honoraires. Mais dans le même temps – et ce n’est
pas ce qu’il ait fait de plus glorieux – l’économiste a aussi apporté sa notoriété pour donner au
nouveau conseil du Monde une apparence de respectabilité…

Mieux que d’autres, les journalistes du Monde connaissent les états de service, parfois
stupéfiants, de ceux qui possèdent leur quotidien, et de ceux qui sont entrés au conseil. Et pourtant,
plusieurs années après le rachat, l’affaire n’alimente curieusement plus de débats ni de polémiques.
Comme si l’identité des repreneurs n’avait eu guère de conséquences sur les contenus éditoriaux.
Comme si Hubert Beuve-Méry s’était trompé…
C’est vite dit. Nul n’est obligé d’être naïf et de prendre pour argent comptant la version donnée
par le trio « BNP » de leur association, à savoir qu’ils ont agi de concert dans le seul et noble but de
sauver le grand quotidien de référence. À l’évidence, ils partent à l’assaut du journal, en 2010, avec
d’autres ambitions qui ne sont pas toutes aussi transparentes. Dans le cas de Xavier Niel, on les
devine sans grande difficulté : l’homme d’affaires est dans une quête de respectabilité ; et le journal
Le Monde est évidemment le meilleur des gages de vertu. Dans le cas de Matthieu Pigasse, il n’est
pas plus difficile de deviner le projet secret. Au milieu du quinquennat de Nicolas Sarkozy, une petite
bande commence à s’organiser pour préparer la future campagne présidentielle de leur champion,
Dominique Strauss-Kahn. Stéphane Fouks, le patron de l’agence Euro-RSCG (rebaptisée Havas), est
évidemment de ceux-là, ainsi que l’un des proches de « DSK » auquel il a offert un refuge, Gilles
Finchelstein. Pigasse, qui fut membre du cabinet de Dominique Strauss-Kahn, fait partie de la même
écurie. Sa chargée de presse à la banque Lazard est une communicante détachée par Fouks – qui à ses
heures perdues s’occupe aussi de la communication de la famille Bettencourt. Daniel Cohen, qui
travaille à l’époque discrètement pour Matthieu Pigasse et la banque Lazard, est aussi un proche de
Dominique Strauss-Kahn. Finchelstein prête sa plume à Pigasse quand, voulant marcher sur les
brisées de son ancien mentor Alain Minc, il fait parler de lui en publiant un essai.
Dans ce cénacle, l’affaire est entendue : à quelques encablures de la présidentielle de 2012, la
prise du Monde serait un formidable atout pour leur champion. Las, l’histoire ne s’est pourtant pas
déroulée comme le clan l’espérait : la carrière de DSK s’est fracassée de façon sordide dans une
chambre d’hôtel du Sofitel de New York. Reste que le projet de rachat du Monde est conçu avec des
arrière-pensées politiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec la défense du journalisme libre et
honnête : le plan initial de Pigasse était naturellement de participer au rachat du Monde, avec l’idée
que le quotidien pourrait d’une manière ou d’une autre contribuer à la victoire présidentielle du
patron du FMI.
Tout aussi préoccupant : à peine l’opération de rachat du Monde est-elle bouclée que la vie
interne du journal est régulièrement émaillée d’intrusions de l’un de ses actionnaires. Au diable
l’indépendance ! Comme un milliardaire capricieux qui ne tolère pas que l’on ne se soumette pas à
ses injonctions, Pierre Bergé n’hésite jamais, quand l’envie lui en vient, de dire tout le mal qu’il
pense de « son » journal.
Quelques mois après le rachat, en mai 2011, Bergé viole ainsi une première fois le principe
sacré d’indépendance aux termes duquel un actionnaire ne peut se mêler des questions éditoriales.
Furieux que Le Monde ait publié le 10 mai une tribune de l’historien François Cusset intitulée
« Critique des années Mitterrand », il adresse un courrier électronique au directeur de l’époque, Érik
Izraelewicz (1954-2012), en mettant en copie les autres actionnaires. « Je tiens à vous faire part de
mon profond désaccord avec le traitement réservé à Mitterrand dans Le Monde », éructe-t-il. Et le
mitterrandolâtre qu’il est laisse libre cours à sa colère, en ajoutant : « Je regrette de m’être embarqué
dans cette aventure. » Gilles van Kote, le président de la Société des rédacteurs du Monde (SRM),
est obligé de rappeler au tempétueux et intrusif actionnaire que ses pouvoirs « ne s’étendent pas aux
contenus éditoriaux ».
Nouvelle pulsion de colère. Le 10 octobre 2014, Le Monde des livres publie un article d’un
chroniqueur extérieur, Éric Chevillard, qui dresse quelques critiques contre l’œuvre du romancier
Patrick Modiano. Aussitôt, Pierre Bergé se déchaîne sur Twitter : « Pauvre Chevillard que personne
ne lit et qui se venge en démolissant Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature 2014. » Et, quand le
quotidien publie quelques jours plus tard un nouvel article, plus louangeur, signé par le journaliste
Denis Cosnard, Bergé passe même à l’insulte grossière : « #lemonde Chevillard ou Cosnard ? Où le
connard n’est pas celui qu’on pourrait croire. » Ce qui contraint une nouvelle fois la SRM à exprimer
son inquiétude.
Au sein du journal, on relativise néanmoins ces coups de gueule, en faisant valoir qu’ils sont le
fait d’un vieillard orgueilleux et irascible, qui de surcroît limite ses pressions à deux seuls domaines,
ceux qui touchent à François Mitterrand, qu’il idolâtre, et ceux qui concernent la culture. Le constat
n’est pourtant pas totalement exact, car Pierre Bergé sort encore de sa boîte en février 2015, à
l’occasion d’une affaire nettement plus grave. Le 8 février 2015, le quotidien français ainsi que
plusieurs journaux européens lancent l’affaire « Swissleaks », révélant certains des noms qui figurent
dans la liste des personnalités concernées par un gigantesque système d’évasion fiscale organisé par
la banque HSBC – liste qu’est parvenu à se procurer l’informaticien et lanceur d’alerte Hervé
Falciani.
Aussitôt, Bergé s’indigne. « Est-ce le rôle d’un journal de jeter en pâture le nom des gens ?
C’est du populisme. C’est fait pour flatter les pires instincts », s’époumone-t-il. Avant d’ajouter
ceci : « Je ne veux pas comparer ce qui se passe à des époques passées mais quand même, la
délation, c’est la délation. C’est jeter en pâture des noms. Et tout ça me semble gratuit. » En bref,
c’est au cœur du journalisme qu’il s’en prend. Et plus encore au droit de savoir des citoyens, sans
lequel il ne peut y avoir de démocratie.
Mais il n’y a pas que les pressions et les coups de gueule de Pierre Bergé. Depuis l’année 2010,
l’onde de choc du nouvel actionnariat sur la vie éditoriale du journal se fait également sentir, d’une
autre manière, moins violente, plus diffuse, mais tout aussi importante : dans le traitement de
l’économie. En d’autres temps attaché à se faire l’écho des débats économiques dans leur pluralisme
– et à faire vivre ce débat au sein de la rédaction – le journal y a spectaculairement renoncé, pour ne
plus connaître qu’un seul courant de pensée, celui de la doxa néolibérale. Auparavant attaché à
pratiquer le journalisme d’enquête jusque dans les entreprises, le journal a depuis longtemps cessé de
conduire des investigations dans ces domaines. En violation des règles éthiques élémentaires, on le
voit même organiser au Carrousel du Louvre, le 13 mars 2012, à quelques encablures de l’élection
présidentielle, un colloque en partenariat avec l’Association française des entreprises privées
(Afep), l’organisation patronale la plus influente, qui regroupe les P-DG des groupes du CAC 40.
Oui, en partenariat avec le saint des saints du capitalisme parisien.
Et un colloque pour débattre de quoi : de la terrible envolée du chômage, des ravages de la
flexibilité et de la précarité ? Non. Pour débattre de cet ordre du jour : « Les défis de la compétitivité
– compétitivité de la France, compétitivité de l’Europe ». Ce choix laisse songeur. De deux choses
l’une : si c’est l’Afep qui a imposé au Monde le sujet qui lui semblait important et si ce dernier s’est
incliné, c’est consternant ; si à l’inverse c’est Le Monde qui a choisi cet ordre du jour, devançant les
désirs de son partenaire, c’est… encore plus consternant. Mais ce partenariat contre-nature pouvait-il
produire autre chose ?
Autre anecdote, qui montre l’écosystème dangereux dans lequel le journal a été aspiré : un petit
mois avant que ne se tienne à Libreville le Forum de Libération voulu par Ali Bongo pour redorer
son image, l’autocrate du Gabon est à Paris. Dans le même souci : rencontrer quelques patrons de
presse et poursuivre avec eux son opération. C’est sa chargée de communication, Anne Hommel
(communicante de Vincent Bolloré et de l’ex-présentatrice du « Grand Journal » Maïtena Biraben)
qui a tout organisé. Le 14 septembre 2015, elle a bien fait les choses, comme le raconte la feuille
confidentielle Africa intelligence : « En fin d’après-midi, Ali Bongo a notamment reçu Jean-Pierre
Elkabbach dans sa suite, histoire de “préparer” son interview prévue le lendemain sur Europe 1. Un
exercice d’autant plus aisé que le journaliste français travaille toujours ses entretiens, en amont, avec
ses interlocuteurs, histoire d’éviter les mauvaises surprises et les questions qui fâchent. Selon nos
sources, le chef de l’État gabonais a également rencontré (entretien et photos) une équipe de
l’hebdomadaire Paris Match. Thème central de l’entretien : la COP21 prévue en France fin 2015 et
les efforts du Gabon en matière d’environnement. »
Cependant, les rendez-vous de l’autocrate ne s’arrêtent pas là. Anne Hommel est aussi une amie
proche de Louis Dreyfus, que les nouveaux actionnaires du Monde ont installé comme patron exécutif
du groupe, après leur prise de pouvoir. Là encore, rien que de très normal. Ancien bras droit de
Pigasse aux Inrocks, l’intéressé fait partie du clan des ex-strauss-kahniens. Lui non plus ne refuse
rien à la communicante, qui est du sérail : lui aussi accepte un rendez-vous secret avec l’autocrate
gabonais. Ce qui, une fois de plus, a le don d’énerver la Société des rédacteurs.
Que faire ? C’est dans un système hautement corrosif que Le Monde est maintenant immergé.
Alors, comme par une implacable loi chimique, quelle que soit la vigilance de la rédaction, un
système de corrosion a des effets d’altération ! Des effets plus ou moins rapides, mais inéluctables.

La prise de contrôle du groupe Le Monde, avec la ribambelle de titres qu’il contient, constitue
un séisme pour la presse et, au-delà, pour la démocratie française – une seconde mort pour Hubert
Beuve-Méry. Le plus grand journal français, le seul à avoir une aura internationale, tombe entre les
mains de très grandes fortunes, dont certaines ont d’évidentes arrière-pensées politiques. Le
basculement est d’autant plus grave que le trio n’en reste pas là. Au début de l’année 2014, les trois
hommes d’affaires rachètent ainsi à Claude Perdriel, leur concurrent d’hier, Le Nouvel Observateur.
Même si l’hebdomadaire a rompu depuis longtemps avec son passé glorieux, celui de son ancêtre
France Observateur au cœur du combat pour la décolonisation, et s’il s’est fait la spécialité de
chanter les louanges de dignitaires socialistes de plus en plus isolés comme d’être la tribune de la
« gauche caviar », c’est encore un petit peu plus du pluralisme de la presse qui est remis en cause.
C’est même plus grave puisque, dans le courant du mois de mai 2016, celui que les nouveaux
propriétaires ont porté à la direction de la rédaction de l’hebdomadaire, Matthieu Croissandeau,
annonce la mise à l’écart de ses deux adjoints, dont Aude Lancelin, qui est même congédiée. Aussitôt,
c’est l’indignation générale au sein du magazine, qui vote à 80 % la première motion de défiance de
son histoire. Car, si des raisons « managériales » sont évoquées pour justifier cette brutalité, tout le
monde comprend qu’il s’agit d’un licenciement pour raisons politiques. Il est reproché à la
journaliste d’avoir trop donné la parole, dans les pages « débats », à des intellectuels critiques, ne se
souciant guère de baiser les babouches des hiérarques socialistes, ou d’être en empathie avec « Nuit
debout ». Claude Perdriel, l’ancien propriétaire de L’Obs, qui a conservé 34 % du capital, n’en fait
pas mystère. Violant toutes les procédures légales qui encadrent un licenciement, le 14 mai 2016, soit
six jours avant l’entretien préalable, il adresse un SMS à Aude Lancelin dans lequel il montre
clairement que le seul motif du licenciement est politique : « Chère Aude, vous avez toute ma
sympathie mais la décision du dernier conseil est évidemment irrévocable. Votre talent est
indiscutable, vous êtes jeune, vous n’aurez pas de problème pour trouver du travail nombreux sont
ceux qui vous soutiennent. Moralement c’est important. Je respecte vos opinions mais je pense
qu’elles ont influencé votre travail, cela n’empêche pas le talent. Amicalement, Claude. »
Coactionnaire de L’Obs, et proche de Xavier Niel, Perdriel confirme par ce message ce dont on
se doute : le licenciement d’Aude Lancelin est « une décision du dernier conseil » – le conseil de
surveillance de L’Obs, qui s’est tenu le mercredi 11 mai – et cette décision est « irrévocable ». Le
SMS souligne bien la nature politique du licenciement, puisque son auteur affirme : « Je respecte vos
opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail. » Nul grief managérial, donc : Perdriel
assume le fait que ce sont les actionnaires qui ont pris cette décision pour motifs politiques.
Le procès-verbal du conseil de surveillance de L’Obs du 11 mai 2016 en apporte une autre
confirmation. Après que la présidente de la Société des rédacteurs, Elsa Vigoureux, eut exprimé
l’indignation de la quasi-totalité de la rédaction et annoncé qu’une motion de défiance était en
préparation pour le lendemain (elle recueillera donc 80 % des suffrages), le débat est lancé. Le
premier, Niel s’applique à éteindre l’incendie, en affirmant que les actionnaires renouvellent leur
« confiance » à Matthieu Croissandeau. Avec la morgue dont il est coutumier, Pierre Bergé prend la
balle au rebond : « Les actionnaires renouvellent complètement leur confiance à Matthieu
Croissandeau. Et sachez-le, ça ne nous fera rien, mais rien, ces motions de défiance. Faites-en autant
que vous voulez, ça glissera… ! » Le propos est si violent que Jean Daniel, tout solidaire qu’il soit
des actionnaires, marque sa distance : « Je connais bien Aude Lancelin, c’est moi qui lui ai fait faire
ses premiers pas… Elle est brillante. C’est une femme qui aurait eu besoin d’autorité. Mais jamais je
n’ai licencié quelqu’un, moi. » À son tour, Claude Perdriel parle : « Aude Lancelin a beaucoup de
talent, il faut bien le dire. J’ai une grande estime pour sa culture, et une admiration certaine pour son
intelligence. C’est une journaliste reconnue. Elle pourrait même m’intéresser. Mais là, elle est en
faute avec la charte qu’elle a signée en arrivant à L’Obs. Notre journal est d’inspiration sociale-
démocrate. Or, elle publie des articles anti-démocratiques dans ses pages. Je ne resterai pas
actionnaire d’un journal qui défend des idées, une éthique, une morale, qui me cassent le cœur. » « Il
faut respecter la ligne de ce journal, qu’il arrive que je ne reconnaisse plus », surenchérit Pierre
Bergé.
Tout au long de ce conseil, des raisons politiques sont ainsi explicitement mentionnées pour
justifier le licenciement de la journaliste. Perdriel ne s’en cachera pas, le 1er juin, dans ce
commentaire au Figaro : « Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas d’idées. Aude
Lancelin donne la parole à Nuit debout ! Cela la regarde, mais ce n’est pas la ligne du journal. »
La nature du licenciement ne fait pas de doute auprès de la rédaction de L’Obs, qui, pour n’avoir
jamais été frondeuse, se montre solidaire d’Aude, ni, non plus, auprès de la rédaction du Monde, qui
a compris le précédent que ce licenciement pourrait constituer s’il n’était pas rapporté. Et de fait, les
jours suivants, les sociétés des rédacteurs des deux groupes publient un communiqué commun pour
s’indigner de cette violation de leurs chartes éthiques qui font interdiction à leurs actionnaires de se
mêler des questions éditoriales.
Pourquoi les actionnaires de L’Obs prennent-ils le risque de déclencher une pareille crise dans
leur journal ? Pour rassurer François Hollande, dont la fin de quinquennat est crépusculaire, et lui
donner ainsi l’assurance que L’Obs l’accompagnera jusqu’au bout ? C’est la question qui vient
aussitôt à l’esprit, car les hiérarques du journal entretiennent des relations privilégiées avec le chef
de l’État : Matthieu Croissandeau se vante auprès de ses actionnaires d’échanger des SMS avec le
chef de l’État, parfois plusieurs fois par jour. Niel entretient des relations confiantes avec Hollande.
Quoi qu’il en soit, l’affaire Lancelin prend valeur de test car les rédactions du groupe Le Monde
et de L’Obs comprennent bien qu’il s’agit d’une rupture dans l’histoire des deux titres : avec ce
licenciement, les chartes d’indépendance qui les protègent ne valent plus que chiffon de papier.
En somme, après la normalisation économique, c’est à présent la victoire de la normalisation
éditoriale. La preuve que le putsch de Canal + fait école et que, les uns après les autres, les
milliardaires qui contrôlent les médias usent des mêmes méthodes contre la liberté de la presse.

Au mois d’octobre 2015, la razzia des oligarques se poursuit : Niel et Pigasse, alliés à un
producteur de télévision, Pierre-Antoine Capton, veulent créer un fonds d’investissement, baptisé
Mediawan. Ce dernier ambitionne de lever 300 à 500 millions d’euros pour financer le rachat
d’autres médias, ou pour investir dans la production audiovisuelle. Encore d’autres médias, toujours
plus de médias.
De son côté, en septembre 2015, Pigasse, propriétaire des Inrocks, acquiert à titre personnel
Radio Nova, un groupe de radio et de production audiovisuelle appartenant à la famille de Jean-
François Bizot (1944-2007), la figure historique du magazine Actuel. C’est un nouveau groupe qui
perd son indépendance, un de plus, au profit d’un banquier d’affaires dont on devine sans peine la
stratégie : apporter un jour au groupe Le Monde son pôle de presse et faire à cette occasion l’une de
ces culbutes dont il a le secret. Dans la foulée de l’acquisition, Pigasse annonce en mars 2016 avoir
pris une participation minoritaire dans Vice France, contrôlé par le groupe américain Vice Media,
avec pour projet de lancer sa chaîne de télévision en France, à destination d’un public jeune.

Malgré tout, la mise au pas du Monde n’est pas aussi avancée que celle de la plupart des autres
titres. À cela, sans doute, y a-t-il plusieurs raisons. Celle que revendique, à tort ou à raison, Xavier
Niel. Son immense fortune aurait pu lui permettre d’acheter le quotidien seul. Et, selon lui, s’il ne l’a
pas voulu, c’est de manière délibérée : il ne veut pas être le propriétaire d’un média, avec les risques
d’en faire sa chose ou d’être soupçonné d’en avoir l’intention. Il ne veut être qu’un actionnaire parmi
d’autres, afin que ces logiques d’influence ne jouent pas et que seules comptent les logiques
industrielles. À sa façon, l’économiste Julia Cagé, auteure d’un livre intéressant, Sauver les médias,
lui en donne en partie crédit en soulignant que la stratégie appliquée au Monde s’inscrit dans une
logique de développement, alors qu’ailleurs, par exemple dans le groupe Drahi, c’est le plus souvent
une logique de prédation qui est à l’œuvre. L’argument n’est pourtant qu’à demi convaincant puisqu’à
L’Obs la purge politique s’est doublée d’une purge sociale.
Surtout, c’est le legs de l’histoire qui fonctionne encore : si Pierre Bergé, vieil oligarque
ombrageux et arrogant, ne cesse de grommeler contre les journalistes du Monde, ou de vouloir les
intimider, la rédaction du journal est toujours protégée par des droits moraux, que les acquéreurs sont
contractuellement tenus à respecter – des droits moraux qui font interdiction aux actionnaires de se
mêler du contenu éditorial et qui donnent aux journalistes un pouvoir de ratification ou de veto sur la
désignation du directeur de l’équipe.
Néanmoins, l’histoire s’en va dans le mauvais sens. Et les journalistes du Monde, dans leur
majorité, ne l’ignorent pas. Les protections dont ils jouissent sont fragiles. Car si le journal bénéficie
actuellement d’un indéniable sursis, les actionnaires majoritaires ne seront-ils pas tentés, à la faveur
d’une nouvelle crise, d’exiger l’abandon par les journalistes de leurs droits moraux ? C’est ce qui
s’est passé à Libération : après maints coups de boutoirs des actionnaires, la rédaction a fini par
perdre cette protection majeure. De surcroît, dans la nouvelle gouvernance du Monde, c’est le trio,
via Louis Dreyfus, qui a la main sur les questions budgétaires. Donc sur les embauches : ce qui a
posé dans un passé récent de vifs problèmes, notamment à cause de pressions exercées, une fois de
plus, par Pierre Bergé. Et puis, il y a la commandite au sein du trio qui peut évoluer, et modifier les
équilibres actuels entre les principaux actionnaires.
En somme, le legs d’Hubert Beuve-Méry est en passe d’être dilapidé…
La razzia des oligarques

S’il est pertinent de comparer la situation dans laquelle se trouvent les grands journaux français
avec l’époque du Comité des forges, ce n’est pas seulement parce qu’une poignée d’hommes riches a
fait main basse sur l’information, mais parce qu’il n’y a plus, comme ce fut longtemps le cas,
cohabitant dans le même système, une presse en quête d’une voie plus indépendante. Depuis quelque
temps, l’argent s’est insinué partout. Plus boulimiques que jamais, les puissances financières ont fait
une razzia sans précédent et avalé un à un tous les titres dans l’indifférence de la puissance publique,
qui n’a rien fait pour s’y opposer.

Après nous être penchés sur le sort de Libération, de L’Express, du Monde ou du Nouvel
Observateur aujourd’hui L’Obs, que l’on veuille bien procéder à un rapide tour d’horizon des autres
titres de la presse quotidienne nationale, régionale ou magazine. Où que l’on porte son regard, le
constat est le suivant : c’est le règne de l’argent roi. La tyrannie de l’argent fou. Ici, le luxe dicte sa
loi ; là, la finance est aux commandes ; ailleurs, c’est l’affairisme tapi sous les atours du journalisme.
Terrible constat : le plus souvent, la presse a cessé d’être un rouage majeur de la démocratie ; elle
est même devenue la proie facile d’appétits privés. La démocratie se meurt, et la presse perd son
âme.
Arrêtons-nous d’abord sur Le Parisien, cet autre quotidien qui prend ses racines dans les
tourbillons démocratiques de la Libération. Car lui aussi a un passé glorieux, qui trouve sa source
(peut-être même son origine) dans la lutte contre l’occupant nazi et la volonté de la Résistance de
redonner au pays une presse libre et honnête. L’ex-député socialiste Guy Vadepied le rapporte dans
son livre Émilien Amaury, la véritable histoire d’un patron de presse du XXe siècle : Émilien
Amaury fonde Le Parisien libéré, avec trois autres résistants Robert Buron (1910-1973), Jean Helleu
(1885-1955) et Felix Garras, sur les décombres du Petit Parisien qui a sombré sous l’Occupation,
puis été placé sous séquestre le 21 août 1944. En réalité, c’est le Conseil national de la Résistance
lui-même qui fixe le sort du Parisien libéré en l’attribuant tacitement à l’un des mouvements qui le
compose, l’Organisation civile et militaire (OCM). Le quotidien revendique d’ailleurs fièrement son
histoire. Pour son premier numéro, qui paraît le 21 août 1944, quatre jours avant la libération de la
capitale, il titre en manchette : « La victoire est en marche ». Et, en première page, les premiers
numéros affichent cette mention : « Ce journal continue le combat mené sous l’oppression par
l’OCM, Organisation civile et militaire. »
Dans le même souci d’indépendance défendu peu avant par le CNR, les résistants qui lancent le
Parisien libéré décident qu’il sera géré non pas par une société anonyme de type classique, mais par
une coopérative ouvrière. « Une nouvelle coopérative édite le successeur du Petit Parisien. Émilien
Amaury, Claude Bellanger (1910-1978) et René Milienne sont appelés à siéger au conseil
d’administration auprès de Maxime Blocq-Mascart, élu président de la coopérative », rappelle Guy
Vadepied.
Seulement voilà… Si d’autres quotidiens naissent dans les mêmes conditions, si pendant de
longues années ils défendent leur statut de coopérative ouvrière (Le Courrier picard, pour ne citer
que lui, réussit l’exploit de le maintenir jusqu’en 2009), Le Parisien libéré, au contraire, connaît vite
une première normalisation. Émilien Amaury rachète peu à peu les parts d’autres membres de la
société coopérative et parvient à ses fins le 5 juin 1946 : une assemblée générale décide de
transformer la raison sociale de l’entreprise, qui cesse alors d’être une société coopérative et devient
une société anonyme.
Sauf que cette normalisation n’atteint pas son terme. Tandis que, dans le courant des
années quatre-vingt-dix et deux mille, tous les grands titres de la presse nationale sont absorbés par
des milliardaires dont les métiers n’ont rien à voir avec la presse, Le Parisien libéré (rebaptisé Le
Parisien, sans autre mention, en 1986) reste continûment dans le giron de la famille Amaury. La
coopérative a été balayée, mais le fil de l’histoire n’est pas totalement coupé : à la mort d’Émilien,
en 1977, c’est son fils Philippe qui en reprend les rênes après d’âpres conflits avec sa sœur. Et
quand ce dernier décède à son tour, en 2006, c’est sa veuve Marie-Odile Amaury qui lui succède.
L’histoire du Parisien n’a rien à voir avec celle du Monde, d’abord raflé par le groupe
Lagardère, puis par le trio « BNP » ; ni avec celle de Libération, avalé par le banquier Édouard de
Rothschild, puis par le promoteur Bruno Ledoux, enfin par le financier Patrick Drahi ; ni avec celle
du Figaro, qui à la mort de Robert Hersant (1920-1996) bascule entre les mains de Serge Dassault,
marchand d’armes, avionneur et sénateur (Les Républicains). Elle n’a rien à voir avec ces
histoires… jusqu’au 30 octobre 2015. Car, à cette date, le cours bascule : le groupe Amaury annonce
la cession du Parisien/Aujourd’hui en France au groupe de luxe LVMH de Bernard Arnault, déjà
propriétaire des Échos.
Le Parisien a résisté plus longtemps que d’autres journaux mais, à son tour, il finit par connaître
le même sort. Il devient la propriété de l’un des grands acteurs du capitalisme du Fouquet’s, l’un des
témoins du mariage de Nicolas Sarkozy (avec Cécilia) ; Bernard Arnault, principale « puissance
d’argent » en France, surtout la première fortune du pays.
Le risque couru, on le devine sans peine au regard de la situation des Échos. On se souvient de
la révolte qui a saisi la rédaction du journal, pourtant bien peu frondeuse, quand elle a appris en
juin 2007, au lendemain de l’élection présidentielle, que Bernard Arnault venait de signer une clause
d’exclusivité avec le groupe britannique Pearson (éditeur du Financial Times), en vue de lui racheter
Les Échos et de revendre La Tribune. Aussitôt, les journalistes ont compris que leur indépendance en
serait affectée. Sous le titre « La presse est un métier, monsieur Arnault ! », c’est ce qu’écrit avec
force Vincent de Féligonde, alors président de la Société des journalistes (SDJ) des Échos, le
27 juillet 2007, dans un point de vue publié par Le Monde : « Malgré plusieurs votes, unanimes, de
notre rédaction contre votre OPA hostile sur notre journal, monsieur Arnault, et trois jours de grève,
vous persévérez à vouloir acheter Les Échos à notre actuel propriétaire, le groupe britannique
Pearson. Nous voudrions que vous compreniez les raisons de notre opposition. »
Parmi de nombreuses raisons, le président de la SDJ des Échos avance celle-ci : « Comment
pourrions-nous enquêter et écrire sur vos multiples activités, sur celles de vos concurrents aussi ? À
partir du moment où la suspicion naît sur une rubrique, elle se diffuse sur l’ensemble du journal. La
dépendance conduit, tous les professionnels de la presse le savent, à l’autocensure, à la provocation
et à bien d’autres dérives encore. Un journal, plus encore quand il s’agit d’un journal économique,
qui perd du crédit perd des lecteurs et finit par perdre de l’argent. Nous ne voulons pas connaître ce
sort. Dans aucun grand pays capitaliste au monde, d’ailleurs, le principal quotidien économique n’est
possédé par la première fortune locale, par un groupe gérant des dizaines de marques et l’un des plus
importants annonceurs de la place. »
« Dans aucun grand pays capitaliste au monde » ! Avec le recul, cette prise de position
énergique retient doublement l’attention. Elle témoigne de l’indignation légitime de toute une
rédaction, pourtant habituellement en empathie avec les milieux d’affaires. Elle permet aussi de
deviner la suite. Si Bernard Arnault l’emporte et croque le journal ; si la rédaction est bien forcée, à
terme, de se soumettre à son nouvel actionnaire, les dangers que pointe avec pertinence le
responsable de la SDJ subsistent toujours : ceux de la « dépendance » qui conduisent « à
l’autocensure » ; les risques inhérents à une telle situation de conflit d’intérêts.
Je veux dire les choses avec mesure car de nombreux journalistes des Échos n’en continuent pas
moins, depuis, à faire leur métier avec talent et honnêteté. Simplement, le point de vue publié au plus
fort du conflit, avant que les bouches ne se referment, autorise sans offenser la rédaction à poser les
questions de fond : s’est-on demandé pourquoi il existe dans la presse financière anglo-saxonne une
grande tradition de journalisme d’investigation et pas dans la presse économique française, beaucoup
plus tournée, si je puis dire, vers l’information de service ? Ne mesure-t-on pas qu’une de ces
presses est pétrie de révérence à l’égard des milieux d’affaires, ce qui n’est pas le cas de l’autre ? Et
s’il en est bien ainsi, ne comprend-on pas que le manque de pugnacité et de curiosité de la presse
économique française est d’abord le reflet de l’illibéralisme du système français – et du système
malsain de consanguinité entre milieux d’affaires et pouvoir politique qu’il produit, évoqué par le
responsable de la SDJ des Échos ?
À l’automne 2015, donc, le plus grand quotidien populaire français, Le Parisien, est à son tour
contaminé par le même virus, et exposé aux mêmes risques. Sans surprise, les dangers induits ne
tardent pas à se concrétiser : mercredi 9 mars 2016, l’intersyndicale du journal (SNJ, FO, SNJ-CGT,
SDJ) révèle que le film de François Ruffin, Merci patron !, qui met en scène le groupe LVMH et son
P-DG, Bernard Arnault, ne sera pas chroniqué par le quotidien. « Ordre a été donné aux confrères du
service culture-spectacle qui avaient visionné le long-métrage de ne pas le chroniquer, fût-ce en dix
lignes. De même a été repoussée plus tard une proposition de sujet du service politique sur le buzz
suscité à gauche par le film sous prétexte qu’il s’agissait d’un “sujet militant”, et qu’il y avait
“d’autres sujets prioritaires” ce jour-là. »
Libération qui relate l’incident dans son édition le lendemain écrit : « Les représentants du
personnel ont été reçus lundi à leur demande par le directeur de la rédaction, Stéphane Albouy, qui
leur a dit, selon eux, “assumer” cette décision. “C’est mon choix, un arbitrage comme j’en fais des
dizaines d’autres”, aurait-il justifié, invoquant son refus de “faire la promotion d’un procédé déloyal,
malhonnête, qui a instrumentalisé les Klur” [la famille au centre du film]. […] Les syndicats
s’inquiètent d’un “acte d’autocensure” plutôt que de censure, et ne mettent pas en doute la sincérité de
Stéphane Albouy lorsqu’il assure ne pas avoir reçu de pressions venues d’en haut. Mais “le silence
pour lequel a opté le directeur de la rédaction est un message dangereux envoyé à l’actionnaire
LVMH”, concluent-ils. Aux dernières nouvelles, Merci patron ! n’a pas été chroniqué non plus par
Les Échos, racheté par Bernard Arnault en 2007. »

Poursuivons. L’argent est partout, la finance commande la presse, dont elle a pris possession.
L’exemple (impressionnant) du Crédit mutuel en témoigne à son tour. Présidée de longues années par
Étienne Pflimlin puis, à partir d’octobre 2010, par Michel Lucas, et enfin depuis janvier 2016 par
Nicolas Théry (l’ex-dirigeant Michel Lucas restant le patron du pôle presse), la banque absorbe au
fil des ans un nombre invraisemblable de journaux régionaux, au point d’être en situation de
monopole sur toute la face est de la France. Formidable empire de presse ! De la Moselle au
Vaucluse, de Metz et Strasbourg à Avignon, en passant par Lyon et Grenoble, le Crédit mutuel a tout
avalé : L’Est républicain, La Liberté de l’Est, Le Journal de la Haute-Marne, Les Dernières
Nouvelles d’Alsace, Le républicain lorrain, Le Journal de Saône et Loire, Le Bien public, Le
Dauphiné libéré et Le Progrès. À tous ces quotidiens, il faut ajouter des hebdomadaires tels que La
Presse de Gray, La Presse de Vesoul , La Tribune de Montélimar. Il faut aussi compléter cette liste
impressionnante avec des gratuits tels que Lyon Plus, des télévisions régionales, Télé Lyon
Métropole (TLM-TV), et une ribambelle de maisons d’éditions régionales.
Le Crédit mutuel, c’est le nouveau « papivore » de la presse régionale. À la manière de Robert
Hersant (auquel les dirigeants socialistes, en d’autres temps, quand ils faisaient cas du pluralisme de
la presse, avaient attribué ce sobriquet), la banque fait main basse sur tout ce qu’elle peut acquérir,
d’abord sur le groupe de L’Est républicain, puis sur les titres à vendre du fait de l’implosion du
Groupe Hersant Média (GHM), contrôlé par Philippe Hersant, le fils de Robert.
Cette histoire-là est bien révélatrice des mœurs du capitalisme consanguin français, et des
systèmes oligarchiques qu’elles favorisent. Fils du démocrate-chrétien Pierre Pflimlin (1907-2000),
qui fut le dernier président du Conseil de la IVe République avant le coup de force du général de
Gaulle en mai 1958, et qui fut longtemps maire de Strasbourg, Étienne Pflimlin a lui aussi l’Alsace
pour base arrière – c’est le siège historique de la banque, mais aussi la première région où il dirige
un quotidien, qui en porte même le nom : L’Alsace.
Et si Étienne Pflimlin fait carrière, il ne le doit pas qu’à son père. L’homme a compris que, dans
ce capitalisme-là, les réseaux ont une importance décisive. Pour discret qu’il soit, Pflimlin
n’appartient pas moins dans la vie des affaires à un clan très particulier. À la fin de 1994, quand
Alain Minc devient président du conseil de surveillance du Monde et qu’une réforme de la
gouvernance du journal survient, l’entremetteur du capitalisme parisien introduit au sein du conseil
quelques-uns de ses proches et de ses relations d’affaires. Dans le lot, Étienne Pflimlin siège alors en
sa qualité de président de la société Le Monde Entreprises, une structure qui rassemble à l’époque
les titres du journal détenus par plusieurs groupes industriels ou financiers.
Ainsi, quand à l’automne 2010 Michel Lucas prend à son tour les rênes du Crédit mutuel, c’est
logiquement dans le même réseau d’affaires qu’il s’intègre. Un réseau où on trouve Alain Minc, mais
aussi quelques-uns de ses grands clients, tels que Vincent Bolloré.
Dans le séisme que vivent ces quotidiens de la presse régionale, gobés les uns après les autres
par une banque, les dégâts sont considérables et innombrables. D’abord, ces rachats en cascade
fonctionnent comme une grande lessiveuse : oublié, le passé si souvent glorieux de tous ces journaux,
dont l’histoire croise celle de la République et de ses combats les plus importants. C’est le cas, par
exemple, de La Liberté de l’Est, dont le premier numéro paraît le 12 mars 1945 à l’initiative de
Gaston Chatelain, un ancien instituteur qui s’était illustré dans les combats héroïques du maquis de la
Piquante Pierre, l’un des maquis les plus célèbres des Vosges, pour avoir, en août 1944,
victorieusement résisté aux attaques nazies. D’où l’origine de son nom : La Liberté de l’Est. C’est le
cas, parmi d’autres, du Dauphiné libéré qui, comme son nom l’indique, trouve sa formation dans les
combats de la Résistance. Dans sa première édition, le 7 septembre 1945, le quotidien proclame
fièrement son ambition dans un éditorial ainsi titré : « Le libre journal des hommes libres ». Dans un
article présentant la rédaction, on pouvait lire : « Le Dauphiné libéré est un journal jeune. De la
jeunesse il porte en lui les enthousiasmes, la fraîcheur, le dynamisme. C’est à la fois son orgueil et sa
force. » Las ! Les forces du vieux monde, unies à celles de l’argent, ont eu raison de cette
revendication.
La rupture avec le passé, et avec l’ambition démocratique portée par le CNR, n’est cependant
pas le seul dégât de la goinfrerie du Crédit mutuel. Avec ses achats en cascade et la concentration
qu’ils provoquent, la banque menace également la liberté et le pluralisme de la presse. Dans ce cas,
cela tourne même à la caricature, et ce pour plusieurs raisons. La banque n’a pas le moindre scrupule
à détenir des journaux qui sont en concurrence directe : propriétaire de L’Alsace, elle n’en croque
pas moins son concurrent principal, Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Qu’importe le pluralisme,
vive les acquisitions, vive la finance et son insatiable boulimie. À ce premier constat, il faut en
ajouter un autre : la banque, sous la houlette de Michel Lucas, va progressivement rationnaliser son
pôle presse, regroupé au sein d’une filiale, le Groupe Ebra (pour Est, Bourgogne, Rhône-Alpes),
faisant passer tous les quotidiens sous la toise de la banque, imposant des traitements identiques et
niant en bout de course l’identité et l’indépendance éditoriale de chaque titre tombé dans son
escarcelle.
Intitulée « Michel Lucas, l’empereur de l’ombre », une enquête du Point daté du 16 juin 2011 a
décrit les ravages de cette normalisation. « Lucas n’est pas surnommé “Draluca” pour rien. “S’il est
un homme charmant et attentionné hors du travail, au Crédit mutuel, c’est un véritable tyran. Il est
égocentrique, manipulateur et considère que la réussite de sa banque justifie tout”, raconte un ancien
cadre dirigeant », rapporte l’hebdomadaire avant d’ajouter ceci : « Aujourd’hui, même s’il est
invisible dans l’organigramme des journaux qu’il possède, il y fait la pluie et le beau temps. Un
journaliste se souvient de l’avoir vu débarquer “tel un maquignon au pied des rotatives” après la
prise de contrôle d’Ebra.“Sous des airs de bon campagnard, le discours était très violent.” Depuis
son arrivée, la gestion des différents titres a été centralisée, de même que la couverture des grands
événements internationaux comme les Jeux olympiques. Surtout, toutes les rédactions se sont vu offrir
une informatique commune, gérée par la toute-puissante filiale Euro-Information du Crédit mutuel.
Chaque soir, c’est donc dans un système contrôlé depuis le siège de la banque qu’arrivent tous les
articles prêts pour publication. En d’autres termes, Lucas contrôle désormais le robinet qui permet
aux articles de partir à l’impression. Ajouté au fichier clients qu’il tente de récupérer depuis des
mois auprès des distributeurs des différents titres, ce logiciel contenant toutes les informations
locales constitue une précieuse mine d’informations pour un banquier et assureur dont le bassin de
clientèle est le même que celui des abonnés… Et gare aux plumitifs qui seraient tentés de faire de la
résistance ! Pour Lucas, le monde est noir ou blanc, comme les journaux à l’ancienne. »
« Gare aux plumitifs qui seraient tentés de faire de la résistance ! » : assurément, la formule est
prémonitoire en ce sens qu’elle explique aussi les événements qui surviennent longtemps plus tard, à
l’automne 2015, quand Vincent Bolloré décide, par amitié pour Michel Lucas, dont il est proche, de
déprogrammer le documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale de Canal +. Une censure, on
l’a vu, qui a eu un large écho dans la presse française, sauf dans les journaux du groupe… Ebra.
Ainsi fonctionne le capitalisme de la barbichette : « Je te tiens ; tu me tiens ; nous nous rendons des
services mutuels… »
Entre les deux hommes d’affaires, l’amitié est très ancienne. Entre le franc-maçon Lucas et le
catholique ultraconservateur Bolloré, il y avait peu de chances qu’il y ait le moindre atome crochu.
Mais les deux sont des Bretons qui revendiquent hautement leur origine. Cela crée des liens : le
Crédit mutuel, au sein duquel Michel Lucas est entré en 1971 et y a fait toute sa carrière, a épaulé
Vincent Bolloré dès ses premières aventures, quand il est parti au milieu des années quatre-vingt-dix
à l’assaut de la banque Rivaud, épicentre de ce qui deviendra son groupe. Depuis, la banque est
restée le partenaire historique de l’industriel breton. Entre Lucas et Bolloré, il y a de l’amitié, et une
véritable complicité. D’où la censure du documentaire sur le Crédit mutuel…

Las, notre promenade dans les allées obscures du capitalisme de connivence n’est pas finie ;
nous ne sommes pas au bout de nos (mauvaises) surprises. Car le virus de l’argent a tant contaminé
l’économie de la presse qu’on a atteint, en fin d’année 2012, la caricature du système : sans que nul
ne s’y oppose, le très controversé Bernard Tapie, qui six mois plus tard sera mis en examen pour
« escroquerie en bande organisée » dans l’affaire de l’arbitrage Adidas-Crédit lyonnais, parvient à
mettre la main sur La Provence, le plus grand journal régional du sud-est de la France.
Au premier examen, on pourrait penser que ce rachat-là constitue un cas extrême. Et pourtant,
non ! Il en est au contraire un formidable révélateur, tant l’homme d’affaires obtient dans l’opération
des appuis aussi occultes qu’innombrables. Parmi ceux-là, banquiers, hommes politiques : beaucoup
se coalisent discrètement pour l’aider dans son entreprise.
Ainsi donc Tapie est-il un homme richissime en cette année 2012. Même si, depuis 2008, de
nombreux indices suggèrent déjà que l’arbitrage qui a fait sa fortune a été frauduleux, il dépense sans
compter l’argent perçu indûment – notre argent. Et au nombre des fastueux achats (40 millions
d’euros pour l’un des cent plus beaux yachts du monde ; 47 millions d’euros pour une villa de nabab
à Saint-Tropez…), il met 25 millions d’euros sur la table pour racheter le Groupe Hersant Média, en
association avec l’ancien propriétaire, Philippe Hersant, qui signe un chèque d’un même montant.
L’opération est proprement stupéfiante. Dans l’opération de rachat du groupe de presse régional
par le tandem Tapie-Hersant, les dix-sept banques qui avaient des créances sur le groupe
abandonnent environ 180 millions d’euros. Pour être précis, le GHM avait un endettement de
215 millions d’euros auprès de ces dix-sept banques, auxquels il faut ajouter environ 15 millions
d’euros d’intérêts, soit au total 230 millions d’euros. De leur côté, Hersant et Tapie apportent
50 millions d’euros pour reprendre un groupe débarrassé de ses dettes. C.Q.F.D. Les banques de la
place acceptent donc de perdre 180 millions d’euros dans l’affaire. Pour les beaux yeux de Bernard
Tapie et de Philippe Hersant, qui mettent ainsi la main sur une ribambelle de quotidiens, dont La
Provence, Var Matin, Nice Matin, Corse Matin, et d’autres encore…
En ce type de circonstances, les banques posent ordinairement des conditions draconiennes.
Elles peuvent accepter de perdre de l’argent pour éviter une faillite qui leur ferait… tout perdre.
Encore faut-il que ces sacrifices soient limités. Or, dans le cas présent, les sacrifices sont
gigantesques.
De même, les banques créancières posent ordinairement comme condition à la reprise d’une
entreprise en redressement judiciaire que les acquéreurs ne soient pas ceux-là mêmes qui sont à
l’origine de son effondrement. Ici, cette condition est balayée : résidant suisse depuis juillet 2003
afin de profiter, comme Patrick Drahi, du système dit du « forfait fiscal » très avantageux pour les
grandes fortunes (un impôt simplifié et très allégé utilisé par certains cantons suisses pour attirer les
milliardaires), Hersant est celui qui a présidé au naufrage de ces journaux ; c’est aussi lui qui va
maintenant pouvoir les racheter en association avec Tapie à des conditions financières avantageuses.
Près de 180 millions d’euros partent en fumée, non pour consolider le droit à l’information ou la
liberté d’expression, non, mais pour le plus grand profit de celui qui a ruiné le groupe, associé à un
ancien ministre de François Mitterrand qui bientôt sera mis en examen pour « escroquerie en bande
organisée » et « complicité de détournement de fonds publics ».
À l’époque, nombreuses sont les banques parmi les dix-sept établissements du pool qui émettent
de très fortes réserves du fait de l’implication de Bernard Tapie. Et pourtant, là encore, leur
résistance est balayée. Et si tous les obstacles sont surmontés, c’est à cause d’une conjonction de
tractations en coulisses qui contribuent à la victoire du tandem Hersant-Tapie.
Quelques banques n’ont guère envie que Bernard Tapie et Philippe Hersant soient choisis, à
commencer par BNP Paribas (18 millions d’euros de créances, Fortis compris) qui défend une
solution de reprise alternative déposée par le groupe de presse belge Rossel. En revanche, un
banquier joue un rôle actif en faveur de Tapie : François Pérol, le patron de BPCE. Très admiratif de
l’homme d’affaires, il a longtemps supervisé l’affaire Adidas-Crédit lyonnais, du temps où il était
secrétaire général adjoint de l’Élysée, chargé des questions économiques. Avec Nicolas Sarkozy et
Claude Guéant, c’est lui qui a donné les instructions à Christine Lagarde pour lancer l’arbitrage.
Désormais à la tête de BPCE, il a, selon de bonnes sources, joué un rôle majeur dans le pool
bancaire pour faire basculer le choix en faveur de la solution Hersant-Tapie. Grâce à l’autorité dont
il jouit comme ancienne figure de la « Sarkozie » auprès des banquiers de la place, dont les faveurs
ne vont guère à la gauche. Grâce aussi au rôle clef de sa banque dans l’affaire. Les Caisses d’épargne
(absorbées lors de la réorganisation qui a donné naissance à BPCE), notamment leur caisse des
Bouches-du-Rhône, se sont très engagées auprès du groupe de presse, d’abord quand il était dans
l’orbite du groupe Lagardère, puis quand il a été rétrocédé à Hersant. Puis d’autres filiales de BPCE,
la BRED ou Natixis, ont pris à leur tour des créances sur le groupe de presse. Au total, BPCE est
donc le premier créancier du groupe de presse, avec 25 millions d’euros d’engagement. D’où le rôle
que peut jouer Pérol dans ce dossier.
Mais ce ne sont pas les seuls appuis dont profite Bernard Tapie. Dans les coulisses du pouvoir
socialiste, il a aussi un ami cher – il leur arrive de fêter ensemble leurs anniversaires – en la
personne de Claude Bartolone, le président de l’Assemblée nationale. Comme Arnaud Montebourg,
alors ministre du Redressement productif, s’active pour que l’offre de Rossel l’emporte, Bernard
Tapie a l’idée de dépêcher son ami à l’Élysée pour s’assurer auprès de François Hollande qu’il ne
mettra pas de veto à son offre. C’est Tapie lui-même qui révélera dans un entretien vidéo avec Le
Monde l’envoi à l’Élysée de ce « facteur » (le mot est de lui) pour vérifier l’humeur présidentielle.
Et c’est ainsi que Tapie et Hersant, grâce à d’influents parrains, s’emparent du Groupe Hersant
Média, avant d’organiser une partition, Bernard Tapie prenant le contrôle et le commandement de La
Provence.
Un an plus tard, à l’approche des élections municipales des 23 et 30 mars 2014, les Marseillais
peuvent donc assister à ce spectacle inouï : c’est La Provence qui organise les principales
confrontations entre les listes en présence, en recevant les unes après les autres leurs figures de proue
pour des entretiens vidéo. Le « journaliste » qui est l’arbitre de ce débat démocratique n’est autre
que, tout mis en examen qu’il soit, Bernard Tapie ! Ainsi va la liberté de la presse en France : elle
peut être violentée sans que nul ne s’en offusque.
S’il faut une autre preuve pour montrer que l’irruption de Bernard Tapie dans ce paysage
sinistré de la presse constitue un formidable révélateur de la catastrophe démocratique, il suffit
d’observer les appétits que déchaîne les mois suivants l’implosion du Groupe Hersant Média. Car,
pour finir, Philippe Hersant jette l’éponge et recentre ses activités sur d’autres pôles de son empire,
notamment les titres à l’Outre-Mer contrôlés par sa société France-Antilles. Voyant débuter une
nouvelle partie de Monopoly, avec la possible mise en vente de Nice Matin, dont la situation
financière est délabrée, des candidats au rachat se font aussitôt connaître. Dans le lot, il y a un
étrange attelage, composé du groupe belge Rossel, du promoteur monégasque Claudio Marzocco et
d’une personnalité d’origine libanaise, plus connue jusque-là pour son implication dans de
sulfureuses affaires politico-financières et dans le commerce des armes, Iskandar Safa.
Propriétaire d’un domaine de plus de mille hectares à Mandelieu-la-Napoule, près de Cannes,
le milliardaire fait mine d’avoir de grandes ambitions dans la presse. Pour l’opération de rachat, il
est conseillé par deux proches, l’ancien patron de TF1 puis du Figaro, Étienne Mougeotte, et son
bras droit, Charles Leroy, dit Charles Villeneuve, ancien directeur du service des sports de la même
chaîne, lui aussi originaire de Beyrouth et dont le frère, Henri Leroy, est précisément le maire de
Mandelieu-la-Napoule.
Quand la nouvelle de l’offre pour Nice Matin est connue, elle fait aussitôt des vagues. On en
comprend les raisons, car Iskandar Safa a longtemps défrayé la chronique judiciaire. Proche de
l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua (1927-2015), et de son très controversé conseiller, le
préfet Jean-Charles Marchiani, il a d’abord son heure de gloire : lorsque, entre les deux tours de
l’élection présidentielle, le 5 mai 1988, les otages du Liban (le journaliste Jean-Paul Kauffmann et
les diplomates Marcel Carton et Marcel Fontaine) atterrissent à l’aéroport militaire de Villacoublay,
près de Paris. Flanqué de Jean-Charles Marchiani, Iskandar Safa n’est certes pas sur la photo.
Discret, il laisse Jacques Chirac et son clan savourer les effets de cette libération sur l’opinion, à
quelques jours du second tour de l’élection. Mais, comme le rappelle la journaliste Hélène Constanty
dans son livre Razzia sur la Riviera, il se murmure très vite que c’est Iskandar Safa, de Beyrouth, qui
a joué les intermédiaires.
Pendant un temps, Safa profite de cette notoriété et fait des affaires en France. En particulier, il
rachète en 1992, pour 15 millions de francs, les Constructions mécaniques de Normandie (CMN),
implantées à Cherbourg et dont la spécialité est la fabrication de navires militaires – ce sont ces
chantiers qui avaient construit les célèbres « vedettes de Cherbourg » secrètement détournées vers
Israël la nuit de Noël 1969 alors qu’un embargo sur le matériel militaire frappait ce pays.
L’opération est discrètement menée : officiellement, la direction du Trésor donne son aval à la vente
de CMN à un pool d’investisseurs regroupés au sein de la Société financière française pour
l’industrie de l’armement (Soffia), laquelle est détenue par six personnes et une personne morale, la
société Triacorp International. Mais, derrière cette dernière société, c’est Iskandar Safa et sa famille
qui sont à la manœuvre, au travers de leur holding Privinvest, dont le siège est à Beyrouth.
L’histoire n’en reste pas là. Au début de l’année 2001, Le Monde révèle une note blanche de la
DST qui suggère une version moins glorieuse : la libération des otages aurait pu donner lieu au
versement d’une rançon – ce que le gouvernement de Jacques Chirac avait contesté – et une partie de
la somme à des rétro-commissions au profit de Pasqua et Marchiani, lesquelles rétro-commissions
auraient transité par des comptes suisses détenus par Safa, puis par une association parisienne,
France-Orient.
Pour Iskandar Safa commence alors une descente aux enfers. Visé le 28 décembre 2001 par un
mandat d’arrêt international, il ne peut plus se rendre en France, pas plus que son frère Akram, sous
peine d’être aussitôt arrêté. Akram et Iskandar ne reviennent donc en France qu’en octobre 2007,
après que le tribunal correctionnel de Paris eut accepté de lever les mandats. Puis, en octobre 2009,
l’affaire est finalement classée : un non-lieu général est prononcé en faveur de toutes les personnes
poursuivies, dont Akram et Iskandar Safa, Jean-Charles Marchiani et Charles Pasqua, des chefs de
« blanchiment aggravé, de trafic d’influence aggravé et d’abus de biens sociaux, de complicité et de
recel de ces infractions ».
Simplement, s’il sort blanchi de cette histoire et peut reprendre ses activités en France, Iskandar
Safa continue de traîner derrière lui sa réputation d’intermédiaire dans les ventes d’armes. Pis que
cela : cette affaire n’est pas encore classée qu’une autre surgit, dans laquelle son nom réapparaît.
Elle est révélée le 13 septembre 2008 sur Mediapart, par Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, qui
travaillent sur les multiples pistes de l’affaire Karachi, sous le titre « Ventes d’armes : la corruption
au cœur de la République ». « Une bombe dort au pôle financier du tribunal de Paris, écrivent-ils.
Les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui enquêtent depuis le début de l’année sur un
dossier de corruption dans le milieu de l’armement français, découvrent au fil de leur instruction des
éléments pouvant déboucher non pas sur une, mais sur plusieurs affaires d’État. Si elles se
confirmaient, certaines informations contenues dans le dossier pourraient éclabousser la classe
politique française en général, et l’entourage de Nicolas Sarkozy en particulier. Amorcée, la bombe
explosera-t-elle ? Les juges ne sont, pour l’heure, pas juridiquement saisis de la plupart des faits que
leurs investigations ont mis au jour. »
La bombe dont parlent mes deux confrères, c’est un document très sensible que détient la justice.
« Le document le plus explosif entre les mains des deux magistrats parisiens, ajoutent-ils, est un
mémorandum du 29 avril 2008 signé de l’ancien directeur financier et administratif de la DCN,
Gérard-Philippe Menayas. » La Direction des chantiers navals (DCN, rebaptisée DCNS en 2007,
après le rapprochement avec Thales) est une entreprise publique, au cœur de l’enquête des juges, qui
la soupçonnent d’être impliquée dans un système de corruption et de rétro-commissions autour des
ventes d’armes auxquelles elle a procédé. Au cours de leur enquête, les magistrats ont donc mis en
examen plusieurs personnes, dont ce Gérard-Philippe Menayas, qui, dans l’objectif de se défendre, a
confié ce mémorandum aux juges pour présenter ce qu’il a fait et vu à son poste de direction.
Avec le recul, le document revêt pour notre histoire une grande importance. Relatant
d’innombrables affaires, le mémorandum détaille aussi les relations entre la DCN (et tout
particulièrement sa branche internationale chargée des contrats à l’étranger) et Iskandar Safa. Du
même coup, il permet de mieux cerner la personnalité de celui qui souhaite croquer Nice Matin, en
cette année 2014, et qui, déjà, avait fait une première offre en 2012, avant que le binôme Tapie-
Hersant ne l’emporte.
Lisons ce mémorandum, page 6 : « En 1995, le ministère de la Défense a obligé DCNI à signer
avec le Koweït un contrat de livraison de patrouilleurs fabriqués par le chantier cherbourgeois CMN
(chantier de l’affaire des vedettes de Cherbourg, 1967), celui-ci ne disposant pas de la surface
financière lui permettant d’assumer les engagements et risques financiers y afférant. Il est vrai que le
montant du contrat était de 2,4 milliards de francs, soit cinq années de chiffres d’affaires de CMN.
Dans le même temps, le ministère a également imposé à DCNI la reprise des engagements pris à
l’égard des agents commerciaux, soit 10 % du montant du contrat. Or le président de CMN, qui avait
repris ce chantier en difficulté pour un euro symbolique, n’était autre que l’homme d’affaires libanais
Iskandar Safa […] aujourd’hui interdit de séjour en France (tout du moins en théorie) et proche de
Charles Pasqua. Nous découvrirons quelques années plus tard avec surprise que l’intégralité des
commissions versées au principal agent (M. Langford), soit 8 % du montant du contrat, était dirigée
vers un compte personnel de M. Marchiani. Cette information me sera fournie à l’occasion d’une
instruction judiciaire dans laquelle je serai interrogé en tant que simple témoin. Le président de
DCNI, M. Castellan, a eu la sagesse de faire approuver cette affaire totalement anormale par son
conseil d’administration, composé, je le rappelle, exclusivement de représentants de l’État, dont le
directeur de DCN. »
À la page 11, Gérard-Philippe Menayas parle à nouveau de l’affaire en y ajoutant un luxe de
détails complémentaires : « Revenons sur le contrat, dénommé Garoh, de fourniture au Koweït de huit
patrouilleurs fabriqués par le chantier privé cherbourgeois CMN. Ce chantier ayant dû faire face à de
graves difficultés financières était passé sous le contrôle d’un homme d’affaires libanais, Iskandar
Safa, proche de l’entourage de Charles Pasqua. En 1995, CMN était en discussion avec le
gouvernement du Koweït pour l’acquisition de huit patrouilleurs (montant du contrat : 2,4 milliards
de francs). Les garanties financières offertes par CMN étant jugées insuffisantes par les banques, le
gouvernement français demanda à DCNI de se substituer à CMN et d’assurer la maîtrise d’œuvre
commerciale, financière et contractuelle de l’affaire, CMN demeurant en charge de la conception et
de la fabrication des bâtiments et de leur système de combat. Dans cette configuration, la garantie de
l’État, qui couvrait habituellement DCNI, n’était pas applicable. Le P-DG de DCNI accepta
d’endosser tous les risques – en étant très partiellement contre-garanti par un montage très insuffisant
élaboré par le ministère de la Défense – en contrepartie d’une rémunération pour peines et soins de
2 % qui ne couvrait même pas les frais d’administration du contrat. Le conseil d’administration réuni
à la hâte le 24 mars 1995 […] entérina le dispositif. L’ingénieur général de l’armement Gérald
Boirayer, directeur de DCN et administrateur de DCNI représentant l’État, participait à cette séance.
Aucun des administrateurs représentant l’État ne contesta cette décision qui pourtant s’apparentait à
un abus de biens sociaux. Pis encore, en reprenant l’intégralité des engagements commerciaux pris
par M. Safa (le montant des commissions versées aux agents s’élevait à 10 % du montant du contrat,
soit 240 millions de francs), DCNI s’engageait à l’aveugle sans connaître les bénéficiaires ultimes de
ces commissions. »
Et le mémorandum concluait sur ces commentaires : « Quelques années plus tard, une instruction
judiciaire révélera que l’un des agents, M. Langford, reversait l’intégralité de ces commissions (3 %
du montant du contrat) à M. Jean-Charles Marchiani. Le commissaire chargé de l’enquête M. Pascal
Keck, de la Brigade financière, sera étonné que le président de DCNI lui oppose le secret-défense
(lequel n’était pas applicable) pour ne pas répondre à ses questions alors que lui-même n’était pas en
cause. En ce qui me concerne, entendu comme simple témoin, j’ai répondu sans hésitation ni réserve
aux questions qui m’étaient posées par M. Keck. M. Safa, en fuite à l’étranger, était sous le coup d’un
mandat d’arrêt international. Tous ses agents ont néanmoins été payés jusqu’au dernier centime. »
Iskandar Safa conteste cette version des faits. Lorsque je l’ai interrogé à leur sujet, il s’est même
agacé décrétant que son avocat, Me Pierre Haïk, serait mon seul interlocuteur. J’ai donc interrogé le
conseil d’Iskandar Safa, qui n’a pas plus donné suite à mes questions.
Dans un droit de réponse à Mediapart, publié le 16 juillet 2009, Iskandar Safa avait toutefois
contesté des « accusations erronées » : « Ces allégations, autant mensongères qu’absurdes, sont en
outre révélatrices d’une particulière méconnaissance du dossier. Il est en effet établi que M. Langford
n’est en aucun cas un agent, mais un avocat. Il est en outre faux de prétendre que les commissions
versées par CMN auraient été dirigées sur le compte de M. Marchiani, alors qu’il est démontré
qu’elles ont été intégralement versées, conformément à la législation alors en vigueur, aux
intermédiaires étrangers intervenus pour la conclusion et la réalisation de ce contrat vital pour les
CMN et ses salariés. Il est enfin établi que le taux de commissionnement obtenu dans ce contrat par
CMN était exceptionnellement bas par rapport à ceux habituellement pratiqués par toutes les sociétés
nationales françaises à l’époque des faits dans cette région du monde. » Et il concluait qu’il avait
bénéficié dans cette affaire – comme dans toutes les autres – d’une relaxe.
Quoi qu’il en soit, les trois associés Iskandar Safa, Étienne Mougeotte et Charles Villeneuve ne
parviennent pas à leurs fins : Nice Matin leur échappe. Tout aussitôt, ils rebondissent et font
l’acquisition d’un magazine, Valeurs actuelles , auquel Patrick Buisson, ex-responsable du journal
d’extrême droite Minute et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, a donné une coloration agressive de
droite radicale. Au printemps 2015, l’affaire est bouclée : la société Valmonde, propriétaire de
Valeurs actuelles et de plusieurs autres publications, est vendue par les Laboratoires
pharmaceutiques Pierre Fabre à une société dénommée Privinvest Medias.
Selon les documents que j’ai pu consulter, Prinvinvest Medias, créée pour la circonstance, est
contrôlée à 15 % par le très réactionnaire Charles Villeneuve, à 15 % par le non moins réactionnaire
Étienne Mougeotte et à 70 % par une société de droit libanais, dénommée Pi Dev (Sal), laquelle
société comprend 1 000 actions, dont 500 sont détenues par Iskandar Safa, 499 par son frère Akram,
et 1 par un avocat. Iskandar Safa ne fait pourtant pas mystère que ses deux amis français n’ont pas
apporté eux-mêmes leur quote-part financière pour entrer au capital de Valeurs actuelles . De fait,
même si cela n’a pas été affiché, ils ont profité de ses libéralités : Charles Villeneuve et Étienne
Mougeotte sont entrés au capital de la société qui contrôle Valeurs actuelles parce que le groupe
d’Iskandar Safa leur a fait un prêt pour financer leur quote-part de l’opération. Conduite dans des
conditions peu transparentes, l’opération pose des questions lourdes : à cause du montage qui permet
à Charles Villeneuve et à Étienne Mougeotte d’entrer au capital de Valeurs actuelles ; à cause
d’Iskandar Safa lui-même. Dispose-t-il de la double nationalité libanaise et française ?
Lors de mon enquête, une très bonne source m’a indiqué que le peu d’empressement de Safa à
répondre à la question avait une autre explication : il aurait bel et bien obtenu la nationalité française,
mais pour de mystérieuses raisons son passeport aurait été émis par l’ambassade de France aux…
Émirats arabes unis.
Pourtant, la question de la nationalité revêt, en matière de presse, une grande importance car la
loi édicte que le contrôle majoritaire d’un journal français par des investisseurs non européens est
soumis à une autorisation préalable.
Le rachat de Valeurs actuelles , pour caricaturale que soit l’information traitée dans ce
magazine, est quoi qu’il en soit une illustration de ce grand Monopoly auquel depuis des années
jouent les puissances d’argent. Mais, au risque d’attraper le tournis, nous n’en avons toujours pas fini
avec cette farandole qu’elles ont engagée autour de la presse.

Observons le site Internet Slate.fr. On pourrait penser que son capital n’a pas évolué depuis sa
création. Sous l’onglet « Qui sommes-nous ? », on apprend en effet ceci : « Les fondateurs : Jacques
Attali, Jean-Marie Colombani, Johan Hufnagel, Éric Le Boucher et Éric Leser détiennent la majorité
du capital (57 %) de Slate.fr. Sont aussi présents dans le tour de table, le groupe Washington Post
(17 %), le fonds d’investissement Viveris (20 %) et BNP Paribas Développement (6 %). »
Mais tout cela est inexact. Johan Hufnagel a rétrocédé ses parts et est devenu le bras droit de
Laurent Joffrin à Libération. Surtout, de nouveaux actionnaires sont entrés au capital, diluant le
contrôle des fondateurs. Dans l’article daté du 16 janvier 2016 et intitulé « Les actionnaires ultra-
chic de Slate.fr », le journaliste de BFM Jamal Henni raconte : « On y trouve ainsi LVMH, le cabinet
d’expertise comptable de René Ricol, Alain Minc, Stéphane Boujnah (P-DG d’Euronext), Fabrice
Larue (président de Newen), Dominique d’Hinnin et Pierre Leroy (directeurs généraux délégués
de Lagardère), Jean-Cyril Spinetta (ancien P-DG d’Air France KLM), Michel de Rosen (ex-directeur
général d’Eutelsat), Jean-Pascal Beaufret (ancien dirigeant d’Alcatel puis de Natixis), ou Philippe
Tillous-Borde (ancien directeur général de Sofiprotéol). Toutefois, la plupart de ces VIP n’ont
investi qu’un petit ticket (25 000 euros chacun). Le principal actionnaire (29 %) est Benjamin de
Rothschild, qui a apporté l’an dernier 2,85 millions d’euros via ses holdings luxembourgeoises. Le
second actionnaire (22 %) est La Financière Viveris, un fonds qui utilise la déduction de l’ISF des
investissements dans les PME. »
Autrefois contrôlée par les Caisses d’épargne, du temps où Charles Milhaud en était le
président (avec lequel Jean-Marie Colombani entretenait des relations de forte proximité quand il
était directeur du Monde), puis acquise par le groupe Arjil, la société de gestion La Financière
Viveris a été prise dans de fortes turbulences ces dernières années, et a eu maille à partir avec
l’Autorité des marchés financiers.
Allié de longue date de Jean-Marie Colombani, qui l’avait installé au poste de président du
conseil de surveillance du Monde, l’entremetteur du capitalisme parisien Alain Minc a lui aussi
donné son obole, de même que René Ricol, son compère expert-comptable avec lequel il travaille
pour de nombreuses grandes fortunes, à commencer par Vincent Bolloré.
Dans un tableau, le journaliste de BFM donne cette décomposition : Lampsane Investissement
SA (Compagnie Benjamin de Rothschild Conseil SA) 29,3 % ; La Financière Viveris, 22,3 % ; Slate
Group (Washington Post), 8,3 % ; Éric Le Boucher, 7,7 %, JMC Media SAS (Jean-Marie
Colombani), 7,4 % ; BNP Paribas Développement, 5 %, A&A (Jacques Attali), 5,1 % ; Éric Leser,
3,7 % ; Pierre Leroy, 3,2 % ; Ufinvest (LVMH), 1,5 % ; Philippe Tesson, 1 % ; Bernard Duc, 0,8 % ;
Michel de Rosen, 0,4 % ; Jean-Pascal Beaufret, 0,4 % ; Alain Minc, 0,4 % ; Fabrice Larue, 0,4 % ;
Cabinet Ricol Lasteyrie, 0,4 % ; Stéphane Boujnah, 0,3 % ; Michel Vigier, 0,3 % ; Dominique
d’Hinnin, 0,3 % ; Jean-Cyril Spinetta, 0,2 % ; Philippe Tillous-Borde, 0,2 %.
BFM ajoute : « Les fondateurs (Jean-Marie Colombani, Éric Leser, Éric Le Boucher et Jacques
Attali) ne détiennent plus que 25 % du capital, car ils ont été dilués au fur et à mesure des levées de
fonds successives. Au total, le site a ainsi englouti plus de 10 millions d’euros depuis sa création en
2008. »
Malgré ces fortunes qui sont parties en fumée, le site n’a cessé d’accumuler les déficits :
– 0,9 million en 2009 ; – 1,1 million en 2010 ; – 0,8 million en 2011 ; – 1,3 million en 2012 ;
– 1,1 million en 2013. Ces sommes sont d’autant plus spectaculaires que Slate.fr a aussi profité de
forts subsides de la part d’Orange. Dans Slate.fr, il y a donc comme un goût d’avant-guerre. Encore et
toujours le Comité des forges.
Et que dire de L’Opinion, le journal créé en 2013 par Nicolas Beytout et qui se déclare
« libéral » et « pro-business ». Lors du lancement de son nouveau journal, son fondateur n’avait pas
voulu révéler l’identité des investisseurs qui soutenaient son projet. L’ancien directeur du Figaro
puis des Échos connaît pourtant parfaitement la presse et aurait dû deviner que ce genre de secret
finit toujours par être percé.
Sur Mediapart, je suis donc assez vite parvenu à identifier quels mystérieux investisseurs étaient
entrés au capital du nouveau journal. Outre Nicolas Beytout lui-même, il y a les Bettencourt, au
travers de la holding de tête qui gère l’immense fortune de la famille, la société Thétis, dont la
présidente est Françoise Bettencourt-Meyers (la fille de Liliane), et le directeur exécutif, son époux,
Jean-Pierre Meyers.
La société Thétis dépose en effet ses comptes au greffe du tribunal de commerce de Paris et,
dans la livraison qui porte sur l’exercice de 2012, on peut y découvrir le détail des participations
qu’elle détient. Sans grande surprise, la société abrite sa participation dans L’Oréal, qui avoisine
18 % du capital (la participation totale de la famille Bettencourt dans L’Oréal atteignant 30,5 % du
capital), ainsi que de grosses participations immobilières et des participations d’importance
moindre. Dans ce dernier registre, on note qu’en 2012 Thétis a pris une participation de 13,40 %
dans la SAS Bey Media, qui est précisément la société créée par Nicolas Beytout pour lancer
L’Opinion.
Dans les comptes de Thétis, cette indication n’est pas complétée par le montant exact investi par
les Bettencourt. Mais, par recoupements, il est facile de le deviner car, plus loin dans les comptes, il
est indiqué, à la ligne « autres participations », que l’année 2012 a vu deux nouveaux investissements
de Thétis pour un total de 6 210 809 euros, dont un à hauteur de 3 millions d’euros dans une
entreprise de « biotech » dénommée Theravectys. Par déduction, on peut connaître combien les
Bettencourt ont déboursé pour contrôler 13,40 % de la société Bey Medias, éditrice de L’Opinion :
ils ont fait un chèque d’un peu plus de 3,2 millions d’euros.
Ce chiffre peut paraître étonnant car il valorise du même coup la société Bey Medias à plus de
23 millions d’euros, et alors que Nicolas Beytout a admis que, pour le lancement, il a réuni une
somme sensiblement inférieure, comprise entre 12 et 15 millions d’euros. Cela suggère donc que
Beytout s’est octroyé une formidable prime d’émission au début du projet, en valorisant ses parts
dans le capital de la société à un niveau beaucoup plus élevé que les parts offertes aux autres
investisseurs.
Ainsi vont les journaux, emportés les uns et les autres par des logiques parfois radicalement
opposées : certains enquêtent sur les Bettencourt ; L’Opinion vit à leurs crochets.

L’on pourrait continuer interminablement cette revue de la presse française sous l’emprise des
milieux d’affaires. J’aurais pu tout aussi bien faire une halte sur le Figaro qui, sous la houlette de
Serge Dassault, avionneur, marchand d’armes et sénateur sarkoziste, constitue lui aussi une
formidable illustration de la nécrose de notre système. Car, si le quotidien a été pendant les années
vingt sous la coupe d’un milliardaire d’extrême droite, le parfumeur François Coty, ces influences
perdurent, même si c’est de manière moins visible. Dans leur livre d’enquête Le Mauvais Génie,
consacré à Patrick Buisson, l’ancien journaliste de Minute et longtemps conseiller occulte de
Nicolas Sarkozy, mes deux consœurs du Monde Ariane Chemin et Vanessa Schneider apportent de
confondantes révélations sur le quotidien. Les deux journalistes donnent en particulier cette
précision, qui n’a eu aucun écho dans la presse : « En réalité, Brézet écrit aussi pour d’autres. Patrick
Buisson l’a mis en contact avec Jean-Marie Le Chevallier, député européen du Front national depuis
1984. Le journaliste va devenir son nègre et rédiger en 1989 un opuscule de 120 pages, Immigration
en Europe : attention danger, que le futur maire de Toulon publie aux éditions du Front national. »

C’est peu dire, donc, que Serge Dassault a mis à la tête de son quotidien des gens de confiance.
À preuve, quand il est jugé au début du mois de juillet 2016 par le tribunal correctionnel de Paris
pour « blanchiment de fraude fiscale » et « omission de déclaration de patrimoine par un
parlementaire », car il a dissimulé quatre comptes bancaires en Suisse et au Luxembourg, qui ont
abrité jusqu’à 31 millions d’euros, ayant servi notamment à financer les achats de voix présumés dans
son fief de Corbeil-Essonnes, son journal connaît le code… des bonnes manières : il n’évoque le
scandale qu’au travers d’une petite brève, s’attardant seulement sur des questions de procédure.

Dans le cas de la presse régionale, j’aurais tout autant pu m’intéresser à La Dépêche du Midi, et
à son principal actionnaire, Jean-Michel Baylet, qui barbote constamment dans les conflits d’intérêts
et illustre mieux que d’autres la consanguinité du système. Redevient-il ainsi ministre, en
février 2016, qu’il a alors l’idée d’abandonner le poste de P-DG du groupe de La Dépêche du Midi
à son ex-épouse, Marie-France Marchand-Baylet, qui n’est autre que la compagne de Laurent Fabius
qui, au même moment quitte le Quai d’Orsay pour aller présider le Conseil constitutionnel.
Oui, cessons-là ! Car, d’un titre à l’autre, c’est le même constat. La presse étouffe dans un
système mi-oligarchique mi-ploutocratique. La démocratie aussi.
La sentinelle de la démocratie

Sans doute est-il utile de marquer une nouvelle pause, et de prendre le temps de réfléchir, de
comprendre pourquoi, en certaines époques, la République a eu la volonté farouche de protéger la
presse de l’emprise des puissances d’argent, et pourquoi aujourd’hui la démocratie s’est à ce point
avachie que toutes les digues protectrices ont rompu.
En application des principes édictés par le Conseil national de la Résistance, une bonne partie
de la presse nationale et régionale trouve à la Libération, dans des formes juridiques qui varient d’un
titre à l’autre, les moyens de garantir son indépendance. Ce sont les fondements communs de toute la
presse, qui veut tourner la page des années sombres du régime collaborationniste de Vichy, comme
des années de corruption de l’entre-deux-guerres. Las ! Soixante-dix ans plus tard, tout ou presque a
été balayé : de cette formidable ambition démocratique il ne reste rien, ou presque rien.
Face à un tel recul, on a le sentiment que la République est amnésique, qu’elle a oublié les
valeurs qui ont présidé à sa fondation. La presse est un objet hybride : elle est d’abord un objet
marchand puisque, pour rester indépendants, les journaux doivent impérativement trouver leur
équilibre économique, mais en même temps elle est et reste un outil de la démocratie. Il n’y a pas de
démocratie véritable sans citoyens éclairés par une presse libre. Les combats des philosophes des
Lumières, ceux des révolutionnaires de 1789 ; les combats des républicains contre l’oppression
liberticide de l’Empire (le premier aussi bien que le second) comme ceux de leurs successeurs sous
la IIIe République ; les combats des Résistants sous l’Occupation et à la Libération, tous ces combats
pour un monde libre ont été oubliés.
Alors, comme un antidote aux événements dépressifs, pour surmonter l’amnésie collective qui
menace, peut-être n’est-il pas vain de faire une nouvelle plongée dans le passé et de retrouver les
valeurs sur lesquelles s’est construite la République, les grandes voix qui l’ont inspirée, et mesurer à
quel point notre démocratie est gravement malade parce que la liberté de la presse, l’un de ses
principaux ressorts, est à vendre au plus offrant.
Ces propos d’hier ou d’avant-hier, souvent prononcés avec force, réécoutons-les avec attention,
car ils ont gardé une formidable actualité.

À chercher les fondements de nos libertés, nous pourrions revenir aux sources de la démocratie
athénienne, puisque l’un de ses fondements est l’iségorie : l’égalité de parole garantie pour tous les
citoyens. Plus encore que la liberté, l’égalité de parole, de sorte que chacun puisse participer à
l’agora. Néanmoins, sans remonter si loin, c’est d’abord vers les Lumières qu’il faut nous tourner, et
tout particulièrement vers Voltaire (1694-1778), pour retrouver le souffle originel qui a donné son
ambition à une presse alors sur le point d’éclore. C’est dans Questions sur les miracles, un opuscule
écrit en 1765, que Voltaire défend l’idée nouvelle selon laquelle la liberté de la presse est la
première des libertés, celle sans laquelle aucune autre ne peut prospérer : « Le droit de dire et
d’imprimer ce que nous pensons est le droit de tout homme libre, dont on ne saurait le priver sans
exercer la tyrannie la plus odieuse […]. Nous savons bien qu’on peut abuser de l’impression comme
on peut abuser de la parole : mais quoi ! nous privera-t-on d’une chose si légitime, sous prétexte
qu’on peut en faire un mauvais usage ? J’aimerais autant qu’on nous défendît de boire dans la crainte
que quelqu’un ne s’enivre […]. Conservons toujours les bienséances mais donnons un libre essor à
nos pensées. Soutenons la liberté de la presse, c’est la base de toutes les autres libertés, c’est par là
qu’on s’éclaire mutuellement […]. C’est par là que la nation anglaise est devenue une nation
véritablement libre. Elle ne le serait pas si elle n’était pas éclairée ; et elle ne serait point éclairée si
chaque citoyen n’avait pas chez elle le droit d’imprimer ce qu’il veut. »
Les années suivantes, ce souffle de la liberté bouleverse le vieux monde de la monarchie. La
censure qu’elle oblige devient objet de moqueries publiques. Même Beaumarchais (1732-1799)
raille le bâillonnement qu’impose l’absolutisme royal, plaçant dans la bouche de Figaro, le valet de
sa comédie, ces formules assassines : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du
culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni
des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement,
sous l’inspection de deux ou trois censeurs. » Ironie de l’histoire : écrit en 1778, Le Mariage de
Figaro est lui-même censuré, et n’est joué en public pour la première fois qu’en… avril 1784 !
Mais la censure devient de plus en plus vaine, et de plus en plus impopulaire. Dans l’année qui
précède la Révolution française, la monarchie lâche un peu de lest et assouplit les contrôles
préalables. Dans une passionnante étude sur « La liberté de la presse selon les cahiers de doléances
de 1789 », l’historien américain Charles Walton montre à quel point la liberté de la presse est au
cœur de ces cahiers de doléances (même si, en effet, les doléances sociales l’emportent sur toutes les
autres). « Le cas de Rouen est explicite, raconte l’historien. Comme cinquième plus grande ville de
France, Rouen avait une bourgeoisie importante et particulièrement active en ce printemps de 1789.
Des 62 corporations de la ville ayant rédigé un cahier, 12 veulent explicitement une presse libre
– taux bien plus élevé que celui des districts ruraux (3 % environ) mais qui reste loin de la fréquence
de cette doléance dans les cahiers de bailliage (près de 80 %). »
L’historien ajoute : « L’exemple de Paris est similaire. Environ 40 des 60 districts de Paris
demandent la liberté de la presse. »
Dans un opuscule intitulé Sur la liberté de la presse, rédigé à peine quelques mois avant la
Révolution, Mirabeau (1749-1791) est l’une des premières grandes voix qui s’élève pour défendre la
même cause : « Mais je soutiens que l’existence d’un bon livre ne doit pas plus être compromise que
celle d’un bon citoyen ; l’une est aussi respectable que l’autre ; et l’on doit craindre également d’y
attenter. Tuer un homme, c’est détruire une créature raisonnable, mais étouffer un bon livre, c’est tuer
la raison elle-même. »
Quand la Révolution éclate, la question de la liberté d’expression et de la liberté de la presse
fait partie des premiers grands débats qui enflamment l’Assemblée constituante. Dès les jours qui
suivent la prise de la Bastille, dans la seconde quinzaine du mois de juillet 1789, se tiennent des
discussions pour savoir s’il faut prévoir des restrictions à la liberté de la presse et, dans cette
hypothèse, lesquelles. C’est ainsi que dans l’une des premières moutures de la Déclaration des droits
de l’homme, une restriction est ainsi définie : l’usage de cette liberté ne devra pas contrevenir à
« l’ordre public » – formulation dangereuse qui risque de rendre en grande partie illusoire l’usage de
cette liberté. « Après des débats houleux (le président de l’Assemblée, accablé par le climat
tumultueux, menaça de démissionner à trois reprises), les députés entourant Mirabeau réussirent à
substituer à “l’ordre public” une restriction encore plus vague : “les abus comme déterminés par la
loi” », conclut l’historien Charles Walton.
Ainsi, du 20 au 26 août 1789, l’Assemblée constituante adopte les derniers articles de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui fixe les principes fondateurs du nouveau monde
émergeant. Au nombre de ces principes universels, on trouve notamment la libre communication des
pensées et des opinions. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre
de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », édicte l’article 11.
Dans son Histoire des médias des origines à nos jours, Jean-Noël Jeanneney décrypte cette
liberté si ardemment voulue, que les constituants présentent comme l’un « des droits les plus précieux
de l’homme » : « La première idée de la Révolution, c’est que le secret est toujours détestable. Dans
une démocratie, tout doit se passer sous l’œil du peuple. » Sitôt le principe édicté, c’est le coup
d’envoi d’une formidable floraison de journaux, feuilles et libelles en tout genre, vendus dans les
rues à la criée ou faisant l’objet de lectures publiques. Cette liberté est si nouvelle qu’elle déclenche
une extraordinaire activité éditoriale.
Pendant un temps les partisans d’une liberté de la presse sans restriction aucune, gagnent la
partie. Au premier rang de ceux-là, Camille Desmoulins (1760-1794), l’un des grands journalistes de
la Révolution, publie périodiquement à partir de l’automne 1789 son journal, Les Révolutions de
France et de Brabant. Selon lui, la liberté de la presse ne saurait avoir de frein car elle est le
meilleur rempart contre le despotisme. Il l’écrit avec force, dans un texte qui garde toute son
actualité : « Mais pour nous renfermer dans la question de la liberté de la presse, sans doute elle doit
être illimitée ; sans doute les républiques ont pour base et fondement la liberté de la presse, non pas
cette autre base que leur a donnée Montesquieu. Je penserai toujours, et je ne me lasse point de le
répéter, comme Loustalot, que, si la liberté de la presse existait dans un pays où le despotisme le plus
absolu aurait mis dans la même main tous les pouvoirs, elle seule suffirait pour faire contrepoids ; je
suis même persuadé que, chez un peuple lecteur, la liberté illimitée d’écrire, dans aucun cas, même
en temps de Révolution, ne pourrait être funeste ; par cette seule sentinelle, la République serait
suffisamment gardée contre tous les vices, contre toutes les friponneries, toutes les intrigues, toutes
les ambitions ; en un mot, je suis si fort de ton sentiment sur les bienfaits de cette liberté que j’adopte
tous tes principes en cette matière comme la suite de ma profession de foi. »
La « sentinelle » de la démocratie : Camille Desmoulins forge une formidable expression pour
qualifier, dès cette époque, la fonction citoyenne de la presse. La sentinelle, c’est celle qui fait le
guet, qui observe, qui alerte en cas de danger. Longtemps après, en 1991, la Cour européenne des
droits de l’homme trouvera une formulation voisine pour qualifier la fonction d’un journaliste dans
nos démocraties, dans un arrêt célèbre portant sur le journal britannique Sunday Times : celle du
watchdog (« chien de garde »). Deux expressions similaires qui ne doivent rien au hasard, car c’est
dans les premières convulsions de la Révolution française, et dans la Déclaration des droits adoptée
à la même époque, le 21 août 1789, par la Chambre des représentants aux États-Unis, que la presse
est conçue comme l’un des rouages décisifs de la démocratie. Ainsi dès le premier amendement de la
Déclaration des droits : « Le Congrès ne fera aucune loi accordant une préférence à une religion ou
en interdisant le libre exercice, restreignant la liberté d’expression, la liberté de la presse ou le droit
des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de
torts subis. »
Robespierre (1758-1794) abonde dans le même sens que Camille Desmoulins. Le 24 août 1789,
quand l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme est examiné par la Constituante, il
s’insurge contre l’idée que la liberté de la presse puisse être entravée. « Vous ne devez pas balancer
de déclarer franchement la liberté de la presse. Il n’est jamais permis à des hommes libres de
prononcer leurs droits d’une manière ambiguë. Le despotisme seul a imaginé des restrictions : c’est
ainsi qu’il est parvenu à atténuer tous les droits », estime-t-il.
Et le 11 mai 1791, devant la Société des amis de la Constitution, il prononce un long « Discours
sur la liberté de la presse », qui défend des positions radicales, proches de celle de Camille
Desmoulins : « Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est
l’attribut le plus frappant qui distingue l’homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la
vocation immortelle de l’homme à l’état social, le lien, l’âme, l’instrument de la société, le moyen
unique de la perfectionner, d’atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est
susceptible. »
Robespierre ajoute : « La liberté de la presse est le plus redoutable fléau du despotisme.
Comment expliquer en effet le prodige de plusieurs millions d’hommes opprimés par un seul, si ce
n’est par la profonde ignorance et par la stupide léthargie où ils sont plongés ? Mais que tout homme
qui a conservé le sentiment de sa dignité puisse dévoiler les vues perfides et la marche tortueuse de
la tyrannie ; qu’il puisse opposer sans cesse les droits de l’humanité aux attentats qui les violent, la
souveraineté des peuples à leur avilissement et à leur misère ; que l’innocence opprimée puisse faire
entendre impunément sa voix redoutable et touchante, et la vérité rallier tous les esprits et tous les
cœurs, aux noms sacrés de liberté et de patrie ; alors l’ambition trouve partout des obstacles, et le
despotisme est contraint de reculer à chaque pas ou de venir se briser contre la force invincible de
l’opinion publique et de la volonté générale […]. Secouons le joug des préjugés auxquels ils nous ont
asservis, et apprenons d’eux à connaître tout le prix de la liberté de la presse. »
Robespierre marque un temps d’arrêt dans sa réflexion, et se demandant si la liberté de la
presse doit être encadrée, il évoque la Déclaration des droits américaine fraîchement adoptée :
« Quelle doit en être la mesure ? Un grand peuple, illustre par la conquête récente de la liberté,
répond à cette question par son exemple. Le droit de communiquer ses pensées, par la parole, par
l’écriture ou par l’impression, ne peut être gêné ni limité en aucune manière ; voilà les termes de la
loi que les États-Unis d’Amérique ont faite sur la liberté de la presse, et j’avoue que je suis bien aise
de pouvoir présenter mon opinion sous de pareils auspices à ceux qui auraient été tentés de la trouver
extraordinaire ou exagérée. »
Il conclut : « La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n’existe pas. Je ne vois
que deux moyens de la modifier : l’un d’en assujettir l’usage à de certaines restrictions et à de
certaines formalités, l’autre d’en réprimer l’abus par des lois pénales ; l’un et l’autre de ces deux
objets exigent la plus sérieuse attention. »
Las ! Au fur et à mesure que la Révolution avance et se rapproche de la Terreur, le climat
change. Le même Robespierre amende ses convictions initiales. Le 19 avril 1793, soit un mois après
que la Convention eut rétabli la censure, il fait valoir que la liberté de la presse doit être illimitée,
sauf en certaines circonstances exceptionnelles. « Il n’y a qu’une seule exception, dit-il, qui n’est
applicable qu’aux temps des révolutions […] car les révolutions sont faites pour établir les droits de
l’homme. Il faut même, pour l’intérêt de ces droits, prendre tous les moyens nécessaires pour le
succès des révolutions. Or, l’intérêt de la révolution peut exiger certaines mesures qui répriment une
conspiration fondée sur la liberté de la presse […]. De telles mesures, quoique contraires au principe
de la liberté indéfinie, qui doit régner dans un état de calme, sont cependant nécessaires dans ce
moment ; et si vous ôtiez toute espèce de frein à la licence des conspirateurs qui pourraient inonder la
France entière de libelles liberticides, vous porteriez un coup mortel à la liberté, et vous vous
mettriez hors d’état d’assurer le maintien des droits de l’homme, qui doivent être la base de notre
Constitution. »
C’est ainsi que la liberté de la presse, si chèrement conquise, est remise en cause. En 1794
débute une longue période de glaciation qui va durer presque un siècle, au cours de laquelle la
censure, plus ou moins violente selon les régimes, reprend ses droits. Sous le Premier Empire, la
presse est totalement muselée, tout comme elle l’est à un degré à peine moindre sous la Restauration
et sous le Second Empire. Tout juste reprend-t-elle vie dans les bouillonnements démocratiques qui
ponctuent ces périodes. C’est le cas par exemple lors des Trois Glorieuses de juillet 1830, au cours
desquelles les journaux reparaissent sans autorisation, précisément parce que Charles X prend quatre
ordonnances dont la première supprime la liberté de la presse. Ce qui déclenchera l’insurrection qui
conduira à sa chute. C’est le cas aussi lors de la Révolution de février 1848, et la proclamation de la
IIe République, mais la liberté de la presse reconquise n’est effective que quelques mois : à l’été
1848, elle est de nouveau menacée.
Toutefois, l’idéal démocratique de 1789 est toujours vivant. Et durant cette longue époque, de
grandes voix l’entretiennent, rappelant sans cesse qu’il n’y a pas de démocratie véritable sans presse
libre ; pas de citoyens en mesure d’exercer leurs droits sans presse indépendante leur apportant les
informations susceptibles d’agir dans des conditions satisfaisantes.
Parmi ces grandes voix émerge celle d’Alexis de Tocqueville (1805-1859). Dans son plus
important ouvrage, De la démocratie en Amérique, publié entre 1835 et 1840, il rappelle les
principes sur lesquels la démocratie s’est bâtie en France et aux États-Unis au XVIIIe siècle :
« Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité
de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents
faits dont la connaissance peut le guider. La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont
donc deux choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux
choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un
même peuple. »
Surtout, il y a la voix de Victor Hugo (1802-1885), la plus forte de toutes, la plus remarquable
aussi, défendant avec vigueur les valeurs universelles de la République. Le 11 septembre 1848, de la
tribune de l’Assemblée constituante, où est débattu un projet de décret sur l’état d’urgence et les
mesures de restriction qui peuvent être prononcées contre la presse, il prononce l’un des plus grands
discours que la liberté de la presse ait jamais inspirés en France : « Permettez-moi, messieurs, en
terminant ce peu de paroles, de déposer dans vos consciences une pensée qui, je le déclare, devrait
selon moi dominer cette discussion : c’est que le principe de la liberté de la presse n’est pas moins
essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même
fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du
suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’un, c’est
attenter à l’autre […]. La liberté de la presse, c’est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir
dans les voies de la justice et de la vérité. Favorisez, messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui
faites pas obstacle ; songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et
d’initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse,
s’amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation
tout entière l’effet d’un flambeau qui s’éteint ! »
Presque deux ans plus tard, le 9 juillet 1850, toujours de la tribune de l’Assemblée nationale,
Victor Hugo prononce un discours de la même veine : « La souveraineté du peuple, le suffrage
universel, la liberté de la presse sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même
chose sous trois noms différents ; à elles trois, elles constituent notre droit public tout entier. La
première en est le principe ; la seconde en est le mode d’action ; la troisième en est l’expression
multiple, animée, vivante, mobile comme la nation elle-même […]. Toute atteinte au suffrage
universel, toute atteinte à la liberté de la presse, frappe la souveraineté nationale. La liberté mutilée,
c’est la souveraineté paralysée ; la souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne
peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse,
c’est lui ôter la parole […] La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du
pays ; elle se manifeste sous deux formes : d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de
l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel. »
On sait malheureusement que le poète ne sera pas entendu. L’année suivante, un sinistre
2 décembre 1851, Napoléon le Petit commet son coup d’État. C’est le début du Second Empire, et
d’une censure sévère.
Il faudra attendre la IIIe République pour qu’enfin la Déclaration des droits de l’homme, et son
article 11 sur la liberté de la presse, trouve une traduction législative au travers de la loi du 29 juillet
1881. Une grande loi, toujours en vigueur, qui reprend le souffle de la Déclaration de 1789 et qui en
organise méthodiquement la mise en œuvre. Sa philosophie libérale, au sens politique du terme, est
résumée dans ses deux premiers articles : « L’imprimerie et la librairie sont libres », édicte
l’article 1. « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission
d’information du public », complète l’article 2.
Dans son Histoire des médias des origines à nos jours, Jean-Noël Jeanneney résume avec
pertinence l’ambition de cette loi : « Les pères fondateurs de la IIIe République ont été nourris de
l’esprit des Lumières et formés par les combats contre le Second Empire, oppresseur des libertés. Ils
considèrent, dans le droit fil de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789,
que la liberté de la presse est un droit sacré et permet seule la formation civique d’un peuple, propre
à lui permettre l’exercice sage et réfléchi de sa souveraineté. » À l’appui de sa démonstration,
l’historien cite le propos du rapporteur de la loi au Sénat Eugène Pelletan : « La presse à bon marché
est une promesse tacite de la République au suffrage universel. La presse, cette parole présente à la
fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout
entière assemblée comme sur une place publique, et la mettre, homme par homme, jour par jour, dans
la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. »
1789-1881 : il faut près d’un siècle pour que la République parvienne à se doter d’une
législation progressiste, qui garantit la liberté de la presse et définit concrètement ce que peuvent être
les abus dans l’usage de cette liberté.
Le débat n’est pas définitivement tranché entre les partisans de la plus grande liberté possible
de la presse et ceux qui continuent à plaider, sous des motifs divers, pour un encadrement. Sans cesse
la controverse rebondit, en France comme ailleurs. En écho aux désaccords qui ont surgi au début de
la Révolution française, la polémique a lieu au lendemain de la prise de pouvoir en Russie, en
octobre 1917, par les bolchéviques. Dans un opuscule posthume intitulé La Révolution russe, la
révolutionnaire Rosa Luxemburg (1871-1919) exprime, de manière fraternelle, mais sans la moindre
concession, les désaccords qu’elle a avec ses camarades russes, dont Lénine (1870-1924) et Trotski
(1879-1940). « C’est un fait absolument incontestable, écrit-elle, que, sans une liberté illimitée de la
presse, sans une liberté absolue de réunion et d’association, la domination des larges masses
populaires est inconcevable. » Plus loin, elle ajoute : « Les tâches gigantesques auxquelles les
bolcheviques se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses
la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique. La
liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux
soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement.
Non pas par fanatisme de la “justice”, mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de
purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la “liberté” devient un
privilège. »
Quoi qu’il en soit, pour la France, la grande loi de 1881 n’ouvre pas une période durablement
apaisée, où la liberté de la presse serait enfin garantie. Cette liberté sera, par la suite,
perpétuellement contestée ou écornée. Pendant la Première Guerre mondiale, où la censure est
rétablie et où une grande partie de la presse elle-même, convertie à l’Union sacrée, accepte de
s’autocensurer ; pendant la Seconde Guerre mondiale, où une partie de la presse sombre dans la
collaboration et une autre partie est interdite par le régime de Vichy ; pendant la guerre d’Algérie, où
la censure est rétablie et où de nombreux journaux, cédant à l’autocensure, n’ont pas le courage,
contrairement à Combat, France Observateur ou tardivement Le Monde, de dénoncer les exactions
commises par l’armée française…
Mais depuis les débuts de la IIIe République la liberté de la presse est gravée dans le marbre de
la loi, ce qui sera confirmé tout au long du XXe siècle, des textes nouveaux reconnaissant que la liberté
de la presse est le fondement de la démocratie. À la fin de la Première Guerre mondiale, il y a
d’abord, naturellement, la charte du Syndicat national des journalistes (SNJ) qui, adoptée en 1918,
fait l’objet de deux actualisations, en 1938 puis en 2011. « Le droit du public à une information de
qualité, complète, libre, indépendante et pluraliste, rappelé dans la Déclaration des droits de
l’homme et la Constitution française, guide le journaliste dans l’exercice de sa mission. Cette
responsabilité vis-à-vis du citoyen prime sur toute autre », énonce cette charte, avant de détailler les
devoirs des journalistes.
Il y a encore, le 10 décembre 1948, l’adoption de la Déclaration universelle des droits de
l’homme qui, en son article 19, défend ces mêmes principes : « Tout individu a droit à la liberté
d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui
de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les
idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Le 4 octobre 1958, la Constitution française de la Ve République s’inscrit dans cette même
filiation dès son préambule : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux
droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la
Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. »
L’article 34 de cette même Constitution ajoute : « La loi fixe les règles concernant : les droits
civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés
publiques, la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias. »
Au nombre des textes fondateurs, reconnaissons enfin ce que l’on a coutume d’appeler la
« déclaration de Munich », c’est-à-dire la déclaration des droits et des devoirs des journalistes,
adoptée par les syndicats et les fédérations de journalistes des six pays constituant à l’époque la
Communauté européenne, en 1971 : « Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique
est une des libertés fondamentales de tout être humain. De ce droit du public à connaître les faits et
les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. La responsabilité des
journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs
employeurs et des pouvoirs publics. »
Tout au long du XXe siècle, d’autres grandes voix entretiennent la même flamme. Dans mon
panthéon personnel, un grand journaliste, le Britannique George Orwell (1903-1950) – de son vrai
nom Eric Arthur Blair – y tient une place particulière. Précisément parce qu’il a chevillée au corps
une conception citoyenne de son métier qui tranche avec la conception javellisée de fausse neutralité
qu’affectionnent trop souvent certains journalistes. En 1936, il se rend ainsi en Espagne pour tenir
des chroniques sur la guerre civile mais, face aux horreurs dont il est le témoin chaque jour, face au
renversement de la République qui se profile, il finit par penser qu’il ne peut être au-dessus de la
mêlée. Il se résout à poser le stylo pour combattre contre les franquistes aux côtés du POUM, le parti
d’Andrés Nin (1892-1937), où se côtoient anarchistes, trotskistes et socialistes. L’année suivante, en
mai 1937, il assiste à l’insurrection de Barcelone, durant laquelle il a la stupéfaction de découvrir
que, en face des insurgés, il y a des forces policières mais aussi, mêlées à elles, des agents de la
Guépéou, les services secrets soviétiques – ce qui lui inspirera un récit formidable et émouvant,
Hommage à la Catalogne.
Militant de gauche atypique, viscéralement antistalinien, George Orwell étale plus tard, dans
deux célèbres ouvrages, La Ferme des animaux (1945), puis 1984 (1949), la détestation que lui
inspire le système stalinien. Et, au risque d’épingler son propre camp, il a dans la préface de La
Ferme des animaux cette formule remarquable : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce
soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »
L’homme est ainsi ; il parle clair. Si ces mots prennent une si forte résonance, c’est qu’ils sont
prononcés par un journaliste qui revendique fièrement sa liberté, qui en use avec courage, et qui se
moque de déplaire aux confrères, observant que la presse n’est pas toujours digne de la liberté dont
elle jouit. Car c’est un autre versant du débat sur la liberté de la presse dont il est souvent peu
question dans… la presse. Pour qu’une démocratie soit forte, il ne suffit pas qu’elle soit régie par des
règles qui garantissent toutes les libertés publiques, dont la liberté de la presse. Encore faut-il que les
journalistes soient à la hauteur de la mission citoyenne que la démocratie leur assigne ; encore faut-il
qu’ils fassent un bon usage de la liberté qui leur est donnée.
Dans l’une de ses chroniques, George Orwell juge ainsi avec beaucoup de sévérité nombre de
ses confrères britanniques qui ont laissé Alfred Harmsworth, vicomte Northcliffe (1865-1922),
constituer un immense empire de presse au début du XXe siècle en Grande-Bretagne (empire qui sera
le précurseur de la presse « trash » britannique) et qui ne se sont moqués du magnat que pour la
fortune qu’il avait ainsi amassée : « Les journalistes méritent leur part de blâme : c’est les yeux
grands ouverts qu’ils ont largement laissé leur profession se dégrader. Quant à blâmer quelqu’un
comme Northcliffe parce qu’il gagne de l’argent par le moyen le plus rapide, c’est un peu comme de
blâmer un putois parce qu’il pue. »
Cette invitation formidable d’Orwell faite aux journalistes de se montrer à la hauteur de la
mission démocratique que la société leur a confiée en rejoint une autre, formulée dans un tout autre
contexte, celui de la crise coloniale qui va bientôt déboucher sur la guerre d’Algérie, et par une
personnalité qui, elle, est plus conservatrice, François Mauriac (1885-1970). Alors que les hostilités
ouvertes n’ont pas encore éclaté, l’écrivain, qui aura la lucidité de s’engager plus tôt que d’autres
contre la torture pratiquée par l’armée française, dénonce l’oppression coloniale que la France fait
subir à l’Algérie. Dans le « Bloc-notes » qu’il tient dans L’Express, il a, le 29 mai 1954, au
lendemain donc d’un jour où l’hebdomadaire a été saisi à cause de ses prises de position, ces mots
remarquables : « Saisie de L’Express. Je doute s’il existe pour la presse un crime d’indiscrétion.
Mais il existe un crime de silence. Le jour du règlement de comptes, nous ne serons pas accusés
d’avoir parlé mais de nous être tus. »
Plus de soixante ans plus tard, dans un monde déchiré par les guerres, dans une Europe
déstabilisée par la xénophobie et le populisme, la mise en garde est d’actualité : les citoyens ont plus
que jamais besoin d’une presse qui les informe honnêtement ; d’une presse libre indépendante qui ait
aussi parfois le courage de ses engagements, pour ne pas succomber au « crime de silence », dont
parle François Mauriac.
C’est l’un des enjeux majeurs de notre débat : la liberté de la presse n’est-elle pas l’un des
rouages si décisifs de la démocratie qu’il serait gravement dommageable de l’abandonner aux
puissances d’argent ? En résumé, la liberté de la presse fait-elle bon ménage avec les puissances
d’argent ? Aux cent réponses que l’on peut apporter, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) en
fournit une qui retient l’attention, dans une préface rédigée en 1968 pour La Presse, le Pouvoir et
l’Argent de Jean Schwœbel, un ancien journaliste du Monde. « La lutte pour l’indépendance des
rédacteurs de presse, face au pouvoir et à l’argent, écrit le philosophe, est un combat avec et contre
le reste des mass media. Ceux-ci ont deux pentes : descendante et montante. La pente descendante
[…], c’est celle de la presse commercialisée, pour qui l’information est une marchandise. Soumise
aux impératifs de la publicité et des gros tirages, livrée à la recherche du sensationnel, elle amplifie
les préjugés et les haines, et entretient l’égoïsme collectif des nations nanties, le chauvinisme
instinctif et le racisme latent de la population. La presse de qualité est alors responsable, non
seulement d’informer sur les faits et les événements, non seulement d’expliquer les tendances
profondes de la société, mais encore de “parler contre” les préjugés de la foule. Ce que le public doit
réclamer, ce dont il doit avoir l’appétit, c’est d’une presse qui résiste à cette pesanteur des mass
media et lutte contre la tentation de manipuler, de dégrader, et parfois d’avilir, qui est celle de la
presse commercialisée. Mais ce que le public ne voit pas […], c’est que cette pesanteur et cette pente
résultent de la commercialisation elle-même. L’indépendance des entreprises de presse et des
journalistes eux-mêmes est ainsi le point vers lequel convergent toutes les lignes de cette réflexion
sur le rôle de l’information. »
Paul Ricœur lui-même le suggère : la liberté de la presse exige des journaux qu’ils soient jaloux
de leur indépendance.
Les chemins télévisuels de la servitude

Formidable défenseur de la liberté et de l’indépendance de la presse, Albert Camus peut encore


aider à comprendre un autre aspect du naufrage des grands médias français auquel nous assistons : le
naufrage de l’information télévisuelle.
Pour une fois, ce n’est pas dans Combat que le journaliste et philosophe donne une clef de
compréhension précieuse, mais dans Caliban. Fondée en 1947 par Jean Daniel (qui deviendra la
figure tutélaire du Nouvel Observateur), cette revue intellectuelle n’a qu’une courte existence
puisqu’elle est rachetée en 1951 par Hachette, également baptisée la « pieuvre verte » pendant
l’entre-deux-guerres, et disparaît aussitôt après. Albert Camus, qui en est le parrain et qui a aidé
financièrement à son lancement, y collabore parfois et y dresse un jour ce constat féroce : « Loin de
refléter l’état d’esprit du public, la plus grande partie de la presse française ne reflète que l’état
d’esprit de ceux qui la font. À une ou deux exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale
forment le fond de notre presse. À la place de nos directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas :
tout ce qui dégrade en effet la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Une société
qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques,
décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui
contribuent à sa dégradation. »
Écrits voici bientôt soixante-dix ans, ces mots semblent avoir été ciselés pour décrire notre
situation présente, et tout particulièrement celle des grands médias audiovisuels.
Notre tour d’horizon de l’information asservie par quelques oligarques parisiens n’est pas
encore achevé. Si nous avons vu la situation de dépendance dans laquelle ont versé les grands
quotidiens nationaux ou régionaux, nous ne nous sommes pas encore préoccupés, hormis dans les cas
de Canal + et de NextRadioTV, de la mise sous tutelle de la plupart des médias audiovisuels.

Observons, pour commencer, l’audiovisuel privé.


Il y a d’abord ce constat, déjà établi lorsque nous avons évoqué les scandaleux trafics qui se
développent autour de fréquences publiques attribuées à titre gracieux par le Conseil supérieur de
l’audiovisuel (CSA) et que les milieux d’affaires se revendent avec de formidables plus-values :
l’affairisme est trop souvent la règle. Au diable l’intérêt général et le droit de savoir des citoyens :
c’est l’appât du gain qui meut l’oligarchie parisienne.
Nous l’avons documenté dans le cas de Vincent Bolloré : quand à la fin de l’été 2011 il cède au
groupe Canal + le contrôle de 60 % des deux chaînes de la TNT Direct Star et Direct 8, il réalise une
affaire en or grâce à laquelle il peut monter au capital de Vivendi et passer à l’abordage du groupe
Canal +. En spéculant sur des fréquences distribuées gratuitement par la puissance publique, l’homme
d’affaires peut agrandir son empire et devenir un acteur majeur de l’audiovisuel.
Mais il y a de nombreux autres exemples de ces règles perverties permettant à des milliardaires
de faire fortune au détriment de l’intérêt général : les culbutes financières réalisées de la même
manière par le groupe Lagardère ou par Claude Berda, milliardaire de l’audiovisuel et patron de AB
Groupe, qui a revendu en mars 2010 pour une fortune – 192 millions d’euros – ses chaînes TMC et
NT1 à TF1.
Même l’État s’est mis à donner le mauvais exemple puisqu’en octobre 2014 il a finalisé la
rétrocession des 34 % du capital que France Télévisions détenait dans la chaîne de la TNT Gulli au
groupe Lagardère, pour près de 25 millions d’euros. Pour les plus grandes fortunes, la loi qui
encadre la TNT s’avère une bénédiction, car elle autorise toutes les spéculations possibles et
imaginables. Ou presque toutes.
Il y a ainsi l’exemple caricatural, celui qui synthétise tous les autres : le coup de force de Pascal
Houzelot avec Numéro 23, une autre chaîne de la TNT. Toutes les règles de fonctionnement de
l’oligarchie se retrouvent dans cette histoire proprement stupéfiante.

L’histoire commence le 8 mars 2012, au siège du CSA, à l’époque présidé par Michel Boyon,
ancien directeur de cabinet de François Léotard au ministère de la Culture et de la Communication.
Dans la salle, il y a tous les membres du collège qui, depuis plusieurs jours, procèdent à l’audition
des différents responsables postulant à l’obtention de l’un des six nouveaux canaux de diffusion de la
télévision numérique terrestre (TNT), lesquels doivent être attribués et venir s’ajouter aux dix-neuf
chaînes nationales gratuites existantes. En face d’eux, un candidat un peu particulier, Pascal Houzelot,
venu avec de nombreux soutiens défendre un projet dont il affirme qu’il lui tient à cœur : une chaîne
tout entière consacrée à la diversité, dénommée TVous La télédiversité.
Une bien belle cause que celle de la diversité. Une cause humaniste, citoyenne… Sont donc
assis côte à côte Pascal Houzelot (qui dirige le projet), Valérie Bernis (ex-collaboratrice d’Édouard
Balladur à Matignon, devenue directrice générale adjointe de GDF Suez), présente là, dit-elle, « à
titre personnel », et David Kessler, directeur général du magazine Les Inrockuptibles, propriété du
patron de la banque Lazard et coactionnaire du journal Le Monde Matthieu Pigasse. Au même
moment, David Kessler participe à l’équipe de campagne du candidat Hollande pour l’élection
présidentielle et deviendra, à peine deux mois plus tard, conseiller pour les médias et la culture du
nouveau chef de l’État.
Ce 8 mars 2012, le climat est à l’euphorie et à l’œcuménisme. Honnêtement, qui peut être contre
la diversité ? Les membres du collège du CSA ont perdu leur verve habituelle et écoutent d’un air
poli Valérie Bernis chanter les louanges du « pari audacieux » de Pascal Houzelot, puis David
Kessler, qui ne trouve pas de mots assez forts pour souligner les vertus de ce projet formidable,
promesse d’une « ouverture au monde, aux autres cultures ».
À côté de Bernis et de Kessler, il y a encore Damien Cuier, qui défend lui aussi le projet de
Houzelot. Damien Cuier a d’abord été l’un des collaborateurs de Jean-François Copé au ministère du
Budget, tout comme Bastien Millot, qui créera ultérieurement sa société Bygmalion. Les chemins des
deux conseillers ne cessent d’ailleurs de se croiser : quand Damien Cuier sera nommé directeur
général de France Télévisions, c’est lui qui préparera les contrats controversés en faveur de la
société Bygmalion, tout en ayant la prudence de ne pas les signer lui-même.
Ce projet de Houzelot est, quoi qu’il en soit, tellement formidable qu’une bonne partie du gratin
parisien des affaires s’y est associé. TVous La télédiversité est la grande cause charitable à laquelle
les plus importantes fortunes françaises ont voulu verser leur obole. Pour constituer la société
holding Diversité TV France, qui va être l’actionnaire de la nouvelle chaîne, le milliardaire Xavier
Niel (patron du groupe Iliad-Free, et autre coactionnaire du journal Le Monde) ; son compère en
aventure dans la vie des affaires et celle de la presse Matthieu Pigasse ; la plus grande fortune
française Bernard Arnault (patron du géant mondial de luxe LVMH) ; Jacques Veyrat, l’ancien patron
du groupe Louis-Dreyfus, qui joue maintenant les flibustiers à la tête du fonds d’investissement Eiffel
Investment Group ; Jacques-Antoine Granjon, le patron de Vente-privée.com et ami de Xavier Niel ;
ou encore Jean-Charles Naouri, l’ex-haut fonctionnaire socialiste devenu lui aussi richissime et P-
DG du Groupe Casino… Tous mettent la main au portefeuille, apportent ensemble 5 millions d’euros
et prennent 15 % du capital de Diversité TV France.
La réalité, toutefois, c’est que cette histoire de diversité est une duperie imaginée par Pascal
Houzelot. Un moyen pour obtenir à titre gracieux un canal de la TNT, le conserver pendant les deux
ans et demi que la loi impose, quasiment sans embaucher ni investir, puis le revendre sitôt passé ce
délai, deux ans et neuf mois après, en réalisant la plus formidable des plus-values possible.
Sur le moment, cette réalité-là, peu de gens la connaissent, et sans doute pas la majorité des
oligarques qui apportent leur quote-part – toute symbolique qu’elle soit en proportion de leur
immense fortune.
À cette époque, seuls quelques infimes signes peuvent suggérer la duperie, mais personne n’y
prend vraiment garde. Comme pour brouiller les pistes et faire oublier ses origines en même temps
que son cahier des charges officiel, la chaîne est rebaptisée, avant même son lancement, sous le nom
de Numéro 23 – accessible sur le canal 23 de la TNT.
Et pourtant le doute va s’installer et les mises en garde se multiplier. Déjà, plusieurs des
candidats à l’obtention d’un des six nouveaux canaux (et qui sont évincés) ont la nette impression que
les dés étaient pipés et que Pascal Houzelot était d’avance assuré de sortir parmi les gagnants. C’est
le cas du groupe Fiducial Médias (Lyon Capitale, Sud-Radio…), propriété du richissime et
controversé Christian Latouche, qui participe à cet appel d’offres et présente devant le CSA ce même
8 mars 2012 son projet D-Facto, une chaîne de documentaires et de débats.
Au sein du CSA, plusieurs membres du collège ont à leur tour la conviction que cette question
de la diversité n’est que de la poudre aux yeux pour masquer la colossale plus-value attendue par
Houzelot. Parmi eux, plus courageux que d’autres, le journaliste Rachid Arhab dira inlassablement sa
colère des mois durant contre l’attribution d’un canal TNT à Pascal Houzelot, d’abord dans un livre,
Pourquoi on ne vous voit plus ?, puis dans la presse. Témoin cet entretien au Parisien du 14 avril
2015, dans lequel l’ancien membre du CSA explique les raisons rétrospectives de sa révolte :
« J’étais personnellement opposé à cette attribution. J’ai vu arriver Houzelot avec ses gros sabots et
je n’ai pas cru à cette chaîne de la diversité. Le tour de table de grands patrons réunis autour de lui
me faisait redouter une opération financière. À l’inverse, cela a impressionné mes camarades du
CSA, qui se sont laissé convaincre que la chaîne aurait les reins suffisamment solides pour se faire
une place dans le paysage audiovisuel. Sept d’entre eux se sont fait manipuler. Le CSA est tombé
dans le panneau […]. Entendre la classe politique se plaindre aujourd’hui me fait doucement rigoler.
Nous les avions suffisamment prévenus du danger. À l’époque, au CSA, nous voulions que le
gouvernement rende impossible la revente d’une fréquence avant cinq ans. Mais le Parlement a divisé
ce délai par deux. Selon moi, cinq ans incompressibles serait le strict minimum. »
Néanmoins, à l’époque, le président du CSA Michel Boyon appuie fortement la candidature de
Houzelot, sachant que l’Élysée y est favorable. L’Élysée qui, en ces années Sarkozy, surveille la
télévision de très près et donne les instructions pour que tout se passe selon les desiderata
présidentiels.
C’est ainsi que la chaîne TVous La télédiversité, renommée Numéro 23, voit le jour à la fin de
l’année 2012, au terme d’une autorisation délivrée par le CSA le 3 juillet précédent. Grâce à
l’entregent de son créateur, et grâce aussi à la stupéfiante ramification de complicités ou de réseaux
d’influence qui sont intervenus pour l’aider à organiser cette captation d’une ressource publique.
Si le CSA accepte d’offrir ce cadeau à Pascal Houzelot, ce n’est pas seulement parce que la
majorité de ses membres sont complices ou naïfs, c’est aussi parce que l’organisateur du projet est
l’un des purs produits de la minuscule caste parisienne de la vie des affaires, usant d’un entregent de
poids, sachant mieux que d’autres louvoyer dans les arcanes du capitalisme de connivence. C’est
aussi ce que l’affaire Houzelot révèle : les codes et les usages de l’oligarchie parisienne.
Membre du cabinet de Jacques Chirac à Matignon de 1986 à 1988, Pascal Houzelot entre en
1989 à TF1 et travaille plusieurs années dans l’ombre d’Étienne Mougeotte, le très réactionnaire
patron de la première chaîne (qui plus tard se mettra au service d’Iskandar Safa, le propriétaire de
Valeurs actuelles). Mais c’est dans le courant des années deux mille qu’il fait la preuve de son talent
à naviguer, de droite à gauche et de gauche à droite, d’un réseau d’influence à l’autre. Fondateur de
Pink TV, chaîne gay aux débuts politiquement très correct, avec à son capital TF1 et M6, puis chaîne
tout bonnement pornographique, il commence à faire son chemin, en revendiquant haut et fort son
homosexualité – et en clouant le bec à ses détracteurs, prétendant systématiquement que leurs
critiques à son encontre ont forcément l’homophobie pour ressort.
Venu des rivages de la droite, Houzelot prend soin de cultiver ses relations à gauche. Ami du
milliardaire Pierre Bergé, dont il a fait la connaissance du temps où il était à TF1 lors des campagnes
du Sidaction, il est aussi proche d’un autre coactionnaire du Monde, le banquier d’affaires Matthieu
Pigasse, patron de Lazard. Et c’est grâce à ces deux amis qu’il finit par être coopté au sein du conseil
de surveillance du quotidien Le Monde, qui, depuis la perte de son indépendance, vit en
consanguinité avec les milieux d’affaires. Lequel quotidien, soit dit en passant, se distingue alors par
des articles d’une étonnante complaisance. Exemple, dans un article intitulé « Numéro 23 : réflexions
sur une réforme des ventes de chaînes », le quotidien commente la vente de Numéro 23 au groupe
NextRadioTV d’Alain Weill en soulignant qu’elle « a parfaitement respecté les règles en vigueur »
en faisant la part belle au récit de Pascal Houzelot.
Mais celui dont Pascal Houzelot est le plus proche est David Kessler, une autre figure de la
gauche socialiste dans le monde de la presse et de la communication. Voilà des années que Kessler
louvoie dans les milieux de la télévision et des médias. Rêvant d’arriver un jour à un poste à la tête
de France Télévisions, le hiérarque socialiste fait des infidélités à son camp, en 2010, en rejoignant
Bastien Millot, le créateur de Bygmalion, et quelques autres, pour faire la campagne du sarkoziste
Alexandre Bompard pour la présidence du groupe public.
Entre Houzelot et Kessler, qui devient le bras droit de Matthieu Pigasse pour ses activités dans
la presse (Les Inrocks, Le Monde…), une alliance se forme à la fin des années deux mille et pèse de
manière de plus en plus forte, même si c’est peu visible, sur l’actualité parisienne des médias. Pascal
Houzelot devient, sur la scène des médias et de la communication, une personnalité qui compte et qui
a de l’influence. N’organise-t-il pas régulièrement des dîners mondains dans son appartement du
Marais, où toutes les grandes figures du secteur se plaisent à s’afficher ?
En outre, David Kessler, conseil média de François Hollande lors de l’alternance de 2012, n’est
pas la seule figure socialiste à entretenir des relations de proximité avec Houzelot. Fleur Pellerin, qui
préside le Club du XXIe siècle de 2010 à 2012, est l’une des invitées régulières aux dîners du Marais.
Ce même Club du XXIe siècle qui affiche fièrement son ambition – un hasard – de promouvoir… la
diversité ! « Notre vocation au Club XXIe siècle, depuis dix ans, est de démontrer que la diversité est
une source de richesse pour la France », lit-on sur le site de l’association.
Efficace, Pascal Houzelot ! Il sait mieux que d’autres mettre dans sa poche quiconque a de
l’influence ou pourraient bientôt en avoir. Quand il crée la chaîne TVous La télédiversité, il peut
compter sur l’appui de Fleur Pellerin. Et, quand cette dernière est nommée ministre de la Culture et
de la Communication, le 26 août 2014, l’appui reste le même, en dépit des polémiques de plus en
plus violentes suscitées par le projet de spéculation sur les fréquences audiovisuelles (et même si la
ministre a déclaré être choquée par l’affaire Numéro 23). Pour preuve : Houzelot est promu chevalier
de l’ordre des Arts et des Lettres, en sa qualité de « président-fondateur d’une chaîne de télévision »,
par un arrêté en date du 13 février 2015, signé de la main de la ministre. Efficace et stupéfiant, Pascal
Houzelot arrive même à mettre dans sa manche la ministre d’une présidence qui se voulait, ou plutôt
se prétendait, exemplaire.

Dans le système Houzelot, parfaitement huilé, quelque chose finit pourtant par dérailler. Un
stratagème qui va alimenter la suspicion et venir confirmer le fait selon lequel le projet n’est qu’une
affaire de gros sous, un scandaleux trafic de fréquences audiovisuelles… Dans le prolongement des
premiers subsides obtenus auprès des grandes fortunes françaises, Houzelot va vite chercher un appui
financier complémentaire, celui d’un oligarque russe parmi les plus puissants, Alicher Ousmanov,
classé par le magazine Forbes à la soixante et onzième place des plus grandes fortunes mondiales, et
au troisième rang en Russie, avec des actifs évalués à près de 14 milliards de dollars, répartis dans
les secteurs de la métallurgie, de la presse et de la télévision, avec notamment le groupe de télévision
UTH.
Au terme de négociations qui durent presque un an et qui aboutissent vers le mois de
novembre 2014, Alicher Ousmanov apporte 10 millions d’euros en plus à Pascal Houzelot – une
somme qui, semble-t-il, a transité par Chypre, afin que l’investissement soit considéré comme
européen. Dans la foulée, les statuts de la société Diversité TV France sont modifiés pour entériner
l’entrée au conseil de la société d’un dénommé Andrey Dimitrov, l’un des principaux collaborateurs
de l’oligarque.
Quand une partie des membres du CSA est renouvelée, au lendemain de l’alternance de 2012,
c’est donc l’une des affaires les plus embarrassantes qui arrive sur le bureau de son nouveau
président, Olivier Schrameck (ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon). Mis en
difficulté lors de la crise de Radio France provoquée par l’intronisation de son président Mathieu
Gallet, mis en cause lors de la nomination controversée de Delphine Ernotte à la présidence de
France Télévisions, Olivier Schrameck a tôt fait de comprendre que le dossier Houzelot pourrait
constituer l’affaire de trop, qui potentiellement lui serait fatale s’il la gérait de travers. Car le CSA
nouvelle manière est lui aussi traversé par ces conflits d’intérêts innombrables dont la France est
coutumière. Du temps où il était conseiller à l’Élysée, jusqu’au début de l’hiver 2014, David Kessler
a vu passer entre ses mains beaucoup de dossiers. Et c’est à cette époque qu’il a contribué à porter
Olivier Schrameck à la présidence du CSA.
Quand en avril 2015 le CSA découvre que Numéro 23 a été vendue par Houzelot à
NextRadioTV, alors que le délai légal des deux ans et demi est à peine dépassé, et qu’il doit donner
son homologation à la cession, de longues tractations commencent. Pascal Houzelot est plusieurs fois
convoqué au CSA pour présenter ses explications, en même temps que pour fournir le pacte
d’actionnaires qui le liait aux anciens actionnaires, dont l’oligarque russe. Et quand ce pacte
d’actionnaires, conclu entre Houzelot et Ousmanov, finit par être transmis au CSA, ce dernier trouve
la confirmation de ce dont tous se doutaient depuis longtemps. Rédigé en anglais, le pacte contient
une clause aux termes de laquelle il est spécifié que la chaîne devra être vendue dans le courant de
l’année 2015. En clair, au moment même où il crée la chaîne TVous La télédiversité et constitue le
capital de la société, Houzelot négocie avec son principal actionnaire une clause prévoyant que la
chaîne sera revendue sitôt que le délai légal des deux ans et demi sera écoulé. C.Q.F.D. Le projet est
une tromperie et l’oligarque russe n’est venu faire que du portage : puisque la puissance publique les
attribue gratuitement, il s’agit juste de spéculer sur les canaux de la TNT…
Très vite, Pascal Houzelot fait savoir dans le microcosme de l’audiovisuel que sa chaîne
Numéro 23 est à vendre. À l’automne 2014, le patron du groupe M6, Nicolas de Tavernost, s’y
intéresse. Mais il comprend rapidement que Pascal Houzelot a un autre acquéreur possible en tête.
C’est en effet avec Alain Weill, le P-DG de NextRadioTV, qui contrôle notamment BFM-TV et
RMC Info, qu’il finit par négocier. En avril 2015, l’affaire est même bouclée : sous réserve que le
CSA donne son accord, Alain Weill rachète Numéro 23 à Pascal Houzelot pour 88,5 millions
d’euros, dont 48,5 millions d’euros en cash et 40 millions d’euros sous la forme d’obligations
convertibles en actions si, dans les sept années qui suivent, le cours de NextRadioTV a progressé de
60 %.
Dans le deal, Pascal Houzelot, qui contrôle encore 70 % du capital de Diversité TV France, ne
perçoit pas sur-le-champ la totalité de la plus-value. Mais il a la promesse de s’enrichir plus
fortement à terme, en obtenant une participation au capital de NextRadioTV. Dans le même
mouvement, il entre aussi au conseil d’administration du groupe d’Alain Weill. Tout bénéfice pour
lui.
Simplement, quand on lui en fait la remarque, Houzelot s’emporte et assure qu’il a
scrupuleusement respecté la loi, et le délai des deux ans et demi qu’elle impose. Il souligne aussi que
bien d’autres que lui ont réalisé de formidables plus-values en rétrocédant des fréquences ou des
canaux attribués par le CSA – ce qui est tout à fait exact. Surtout, il prétend – c’est son argument
massue – que son opération est plus vertueuse que toutes celles qui l’ont précédée, puisqu’elle va
contribuer à consolider le groupe d’Alain Weill, le seul indépendant face aux mastodontes du secteur
que sont les groupes Lagardère, Bolloré, Bouygues-TF1 ou encore M6.
Las, son argument choc est balayé en cette fin du mois de juillet 2015, lorsque l’on apprend
qu’Alain Weill a conclu un accord avec le milliardaire Patrick Drahi (SFR, Numericable…) pour lui
rétrocéder progressivement d’ici à mars 2019 son groupe NextRadioTV, lequel va ainsi rejoindre
l’empire de presse et de communication en cours de constitution comprenant pêle-mêle Libération,
L’Express, Stratégies, plus une douzaine d’autres magazines, sans oublier la chaîne israélienne
d’information en continu I24 News et le groupe israélien de télévision et de téléphonie mobile Hot…
En bref, l’argument de l’indépendance n’a eu qu’un temps.
Le 14 octobre 2015, l’histoire connaît pourtant un rebondissement majeur. Évoquant un « abus
de droit entaché de fraude », le CSA abroge l’autorisation de diffusion accordée à la chaîne.
Houzelot engage aussitôt un recours devant le Conseil d’État. Sans doute y a-t-il une arrière-pensée
dans la décision du CSA, et de son président Olivier Schrameck. Très critiqué pour avoir propulsé le
calamiteux Mathieu Gallet à la présidence de Radio France, puis mis en cause pour avoir intronisé
dans des conditions troubles Delphine Ernotte à celle de France Télévisions, Schrameck sait que, s’il
hésite dans le cas scandaleux de Numéro 23, son institution dont l’autorité paraît inexistante risque de
ne pas s’en remettre. Aussi finit-il par faire acte d’autorité, après avoir tergiversé pendant de longs
mois, et par retirer son autorisation à la chaîne de Pascal Houzelot.
Mais quelques mois plus tard ce rebondissement est suivi par un autre : saisi d’un recours de
Houzelot, le 30 mars 2016, le Conseil d’État annule le retrait d’autorisation décidé par le CSA,
estimant que les preuves de la fraude ne sont pas établies. « Le pacte d’actionnaires sur lequel le
CSA s’est fondé ne suffit pas à démontrer que l’actionnaire principal de la société ne poursuivait,
depuis l’origine, qu’une intention spéculative », estime la juridiction administrative.
Stupéfiante décision. Avec le pacte d’actionnaires conclu avec l’oligarque russe, la justice
administrative a sous les yeux la preuve irréfutable d’une spéculation effrénée autour d’une fréquence
audiovisuelle attribuée gratuitement, mais elle fait valoir, contre toute attente, au terme d’arguties
incompréhensibles pour le commun des mortels, que cette preuve… n’en est pas une. Message
subliminal adressé aux acteurs du secteur de la TNT : Allez ! Spéculez autant que vous voulez autour
des fréquences de la TNT ! Puisque même dans le cas extrême de Houzelot il n’y a pas eu de
sanction, c’est bien la preuve que vous n’avez rien à craindre…
L’affaire Numéro 23 est hautement symbolique : elle révèle l’affairisme qui règne dans le
secteur de la télévision privée avec, dans la plupart des cas, l’assentiment de la puissance publique.
Et même avec la bénédiction de la justice ! La télévision à l’heure du Comité des forges. Loin, si loin
de ce que les citoyens seraient en droit d’attendre quand il y va des fréquences publiques : une
télévision libre et honnête, loin de toutes ces détestables interférences et de ces insatiables appétits.

Cet écosystème où l’argent compte pour beaucoup et le droit à l’information des citoyens pour
pas grand-chose a des effets ravageurs sur les contenus éditoriaux. On l’a vu avec Canal + et les
censures qui y ont été organisées par Vincent Bolloré. Cependant, l’industriel breton ne fait que
redire et à voix haute ce qui se pratique déjà ailleurs, dans le paysage de l’audiovisuel privé, tantôt
ouvertement, tantôt insidieusement.
Arrêtons-nous un instant sur la chaîne M6 : le P-DG qui dirige le groupe, Nicolas de Tavernost,
vieux routier de la télé, use de pratiques strictement similaires et ne s’en cache pas. Témoin cette
histoire hallucinante, qui en dit long sur les mœurs du secteur, et dont les débuts sont révélés le
24 septembre 2012 par Challenges : « Une lettre de protestation a été signée et adressée par
cinquante-sept journalistes, rédacteurs en chef et responsables de production salariés de la chaîne de
télévision M6 à Nicolas de Tavernost, président du directoire de la chaîne, et Thomas Valentin,
directeur général des antennes et des contenus. Ce courrier fait suite à la décision de la chaîne de
déprogrammer la diffusion d’un reportage du magazine “Capital” consacré à Free Mobile.
Initialement prévue le 9 septembre, elle a d’abord été repoussée au 30 septembre avant d’être
reportée sine die. Les signataires de la lettre s’élèvent contre ce qu’ils appellent un “acte de
censure”. »
Aussitôt, la rumeur circule, évoquée par le magazine, que « cette décision de la chaîne pourrait
aussi s’expliquer par une intervention auprès de la direction de M6 des dirigeants d’Iliad, qui
craindraient que la diffusion du reportage ne soit pas totalement à la gloire de Free Mobile », ce que
réfute Xavier Niel, le patron d’Iliad-Free.
À l’époque, donc, tout le monde dément. La censure indigne une bonne partie de la rédaction,
mais la hiérarchie conteste qu’elle ait eu lieu. Le déni, pourtant, fait long feu. Interrogé les années
suivantes, Nicolas de Tavernost n’a plus le moindre scrupule à confirmer qu’il peut recourir en
certains cas à la censure. Invité le 1er juin 2015 du « Supplément » de Canal +, il admet exercer des
pressions « économiques » et non politiques sur les journalistes de la chaîne, notamment sur ceux de
l’émission « Capital », pour « ne pas contrarier des clients ». « Je ne peux pas supporter qu’on dise
du mal de nos clients. Nous vivons de nos clients », explique-t-il, avant d’ajouter : « Voici un
exemple concret : à un moment donné, il y avait une émission de “Capital” sur la téléphonie et nous
sommes partis prenant puisque nous détenons M6 Mobile de l’opérateur Orange. Je leur ai expliqué
que si on faisait une émission sur la téléphonie et qu’elle était bonne pour Orange, on aurait
forcément dit que c’était compréhensible, et si elle était mauvaise pour Orange, on se serait fâché
avec notre client […]. Donc il y a des choses à éviter. »
« Il y a des choses à éviter » : voici le commandement des oligarques qui contrôlent les grands
médias. Bolloré, Tavernost, même combat.
Tout aussi grave est le journalisme de connivence, ou le journalisme aux ordres, pratiqués par
quelques hiérarques de la profession. En faut-il une illustration ? Il suffit de suivre à la trace Jean-
Pierre Elkabbach, le champion toutes catégories de l’entretien de complaisance qui officie depuis des
lustres sur Europe 1, tout en étant dans le même temps, pendant longtemps et en violation des
principes éthiques du journalisme, conseiller spécial du patron de son groupe Arnaud Lagardère. Les
casseroles que l’intéressé traîne sont si nombreuses qu’il est vain de toutes les énumérer ici. De sa
proximité affichée avec Nicolas Sarkozy, auprès duquel il lui est arrivé de demander conseil avant
d’embaucher un journaliste aux entretiens faisandés – un jour avec un dirigeant de Goldman Sachs,
qui connaît à l’avance les questions et qui lit les réponses préparées, sans se douter qu’il est filmé et
que le subterfuge va être découvert ; le lendemain avec un dirigeant d’EADS, contrôlé par le même
groupe Lagardère, qui vient déverser la parole officielle, en sachant qu’aucune question
embarrassante ne lui sera posée ; le surlendemain, avec Nicolas Sarkozy, en face duquel
l’intervieweur s’efface pour se comporter comme un attaché de presse obséquieux – Elkabbach a tout
fait. Tout ce que l’éthique du journalisme réprouve.
Les passe-droits dont jouit Jean-Pierre Elkabbach sont même plus spectaculaires, puisque tout
conseiller d’Arnaud Lagardère et porte-étendard de la radio privée Europe 1 qu’il soit, cela ne
l’empêche pas d’avoir aussi un pied dans Public Sénat, l’une des deux chaînes parlementaires. Après
en avoir longtemps assuré la présidence, il a œuvré en coulisses afin que l’un de ses protégés lui
succède et lui maintienne une émission qui, à elle seule, mobilise près de 20 % des coûts de la grille
de la chaîne. Un pied dans le privé, un autre dans le public : Elkabbach est l’un des symboles des
invraisemblables conflits d’intérêts que la puissance publique tolère. Et le Parlement avec elle.
Pourquoi du reste s’en priverait-il ? Au pays de l’oligarchie, on est même décoré pour cette
pratique du journalisme de connivence : le 19 novembre 2015, sous les ors du palais de l’Élysée et
en présence de figures connues du CAC 40, Jean-Pierre Elkabbach est élevé au grade de commandeur
de la Légion d’honneur ; il reçoit la décoration des mains de François Hollande, méritant l’adage
bien connu des journalistes : « Il y a pire encore que de la recevoir ; c’est de la mériter. » Au cours
de la cérémonie, le chef de l’État remet pareillement la Légion d’honneur à Ramzi Khiroun, un
personnage controversé qui, avant de devenir le bras droit d’Arnaud Lagardère, a officié à Havas et a
notamment conseillé Dominique Strauss-Kahn – c’est l’homme à la Porsche qu’un photographe a
surpris, un jour, avec le patron déchu du Fonds monétaire international. Voici donc comment François
Hollande honore le journalisme pendant son quinquennat : en distinguant personnellement l’une des
figures les plus contestées de la profession.

Ces mœurs dégradées ne se limitent pas, dans le groupe Lagardère, à la seule Europe 1. Elles se
sont propagées ailleurs, par exemple au Journal du dimanche. En faut-il un exemple ? Il en existe à
foison. Le 5 mars 2011, le JDD publie un entretien avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, qui
retient l’attention pour une raison double : sa singulière complaisance et les conditions dans
lesquelles il a été réalisé. C’est dans un avion affrété par le régime libyen que le journaliste du JDD
a fait le voyage de Paris à Tripoli, accompagné par Ziad Takieddine, l’intermédiaire franco-libanais,
dont le nom apparaît dans de nombreuses affaires politico-financières, tel le scandale Karachi ; au
retour, lorsque le jet privé atterrit au Bourget, les douanes découvrent à son bord 1,5 million d’euros
en liquide.
Autre exemple : l’affaire Cahuzac. Pendant que le journaliste de RTL Jean-Michel Aphatie
(passé dans l’intervalle à Europe 1, puis à France Info) saute chaque matin comme un cabri devant
son micro, interpellant constamment Mediapart au cri de « Des preuves ! Des preuves ! Des
preuves ! » (elles sont sous ses yeux, mais il fait mine de ne pas les voir), le JDD prépare un autre
coup tordu, sous la signature du même journaliste qui s’est rendu à Tripoli. À l’époque, Pierre
Moscovici a contrevenu gravement au principe de la séparation des pouvoirs : alors qu’une enquête
préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris pour vérifier si Jérôme Cahuzac, le ministre du
Budget, dispose bien du compte caché en Suisse révélé par Mediapart, le ministre des Finances, aidé
par les services fiscaux dirigés par Bruno Bézard, a diligenté une demande d’entraide administrative
aux autorités suisses. Et les questions transmises par Bercy aux autorités helvétiques ont ainsi été
formulées qu’elles ne peuvent que disculper le ministre fraudeur. C’est donc le JDD qui, le 9 février
2013, finit le sale travail dans une « manchette » : « Les Suisses blanchissent Cahuzac ». Ben voyons.
On connaît la suite : la manœuvre ne suffira pas à protéger Jérôme Cahuzac.

De ce naufrage des médias audiovisuels privés, on pourrait encore longuement parler, tant les
symptômes sont nombreux et accablants. N’en relevons qu’un dernier exemple, plus consternant que
les autres : la place faite par ces médias audiovisuels privés – et publics – à la personne aussi
sulfureuse que dangereuse d’Éric Zemmour.
Au fil des années récentes, l’essayiste a eu son rond de serviette dans d’innombrables médias,
d u Figaro et Figaro magazine à I-Télé. Mais, depuis le début de l’actuelle décennie, il a deux
principaux ports d’attache : la station RTL, où il tient une chronique quotidienne entre 2010 et 2012,
et bihebdomadaire depuis 2012 ; Paris Première, l’une des chaînes du groupe M6, où chaque semaine
il anime une émission autour de l’actualité avec son complice Éric Naulleau. Or, on ne sait que trop
qui est Éric Zemmour, le chouchou d’innombrables médias. Propagandiste de la haine, xénophobe
déclaré, pamphlétaire de la droite radicale, il est plusieurs fois condamné pour des propos qui
contreviennent à la loi républicaine.
Le vendredi 18 février 2011, Zemmour est ainsi une première fois condamné par la 17 e chambre
du tribunal correctionnel de Paris à 2 000 euros d’amendes avec sursis pour « provocation à la haine
raciale », à la suite de ses propos du 6 mars 2010, d’abord sur Canal +, puis sur France Ô. Lors de la
première émission, le chroniqueur justifie d’abord les contrôles au faciès : « Mais pourquoi on est
contrôlé dix-sept fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est
comme ça, c’est un fait… » Lors de la seconde, il justifie les discriminations à l’embauche en faisant
valoir que les employeurs « ont le droit de refuser des Arabes et des Noirs ».
Le 17 décembre 2015, il est condamné une seconde fois, à 3 000 euros d’amende pour
provocation à la haine envers les musulmans. Ce jugement sanctionne des propos haineux tenus en
octobre 2014 dans le quotidien italien Corriere della Sera. Faisant la promotion de son livre, Le
Suicide français, il y professait que les musulmans « ont leur code civil, c’est le Coran », qu’ils
« vivent entre eux, dans les banlieues. Les Français ont été obligés de s’en aller. » « Je pense que
nous nous dirigeons vers le chaos. Cette situation de peuple dans le peuple, des musulmans dans le
peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile », ajoutait-il. Il allait même jusqu’à dire
que l’hypothèse de la déportation des 5 millions de musulmans français, bien que « irréaliste »,
pouvait se comparer avec les « cinq ou six millions d’Allemands qui ont dû quitter l’Europe centrale
après la guerre » ou avec l’expulsion d’« un million de pieds noirs » d’Afrique du Nord à la fin de la
guerre d’Algérie. Propos xénophobes ; propos islamophobes. À vomir…
À tous ces mots qui ont fait l’objet d’une condamnation, il faut en ajouter beaucoup d’autres qui
n’ont pas été sanctionnés ou pour lesquels Zemmour a bénéficié d’une relaxe. Des mots infâmes
contre « les bandes » d’étrangers « qui dévalisent, violentent ou dépouillent ». Des propos odieux sur
les races. « J’appartiens à la race blanche, vous appartenez à la race noire », lance-t-il un jour à la
journaliste et écrivaine Rokhaya Diallo.
Et ce pamphlétaire de droite radicale, qui n’aurait pas dépareillé dans le lot de chroniqueurs des
feuilles de l’entre-deux-guerres, quel sort lui réservent les grands médias français ? Ils lui déroulent
le tapis rouge. Pour son livre Le Suicide français, ils font tous de la grosse caisse, se battant pour
donner la parole à ce sulfureux auteur. Ailleurs qu’en France, dans des démocraties plus solides ou
moins malades, sans doute un pamphlétaire condamné par la justice aurait-il été mis sur la touche. En
France, non. Radios et télévisions lui ouvrent grandes leurs portes, afin que ses propos xénophobes
aient le plus large écho. Naturellement, RTL et le groupe M6 continuent à le mettre en vitrine, comme
si le chroniqueur était un produit d’appel. Tout juste la chaîne I-Télé (avant la prise de contrôle de
Vincent Bolloré) cesse-t-elle de faire appel à ce trouble Éric Zemmour.
C’est peu dire, donc, que l’audiovisuel privé est tout autant sous la férule des puissances
d’argent que la presse écrite, nationale ou régionale, et qu’il affiche des mœurs éditoriales tout aussi
dégradées sinon plus. Entre Bolloré, qui censure sur Canal + à visage découvert et Tavernost, qui
interdit à M6 de traiter les sujets qui pourraient embarrasser ses clients ; entre RTL et le groupe M6
qui draguent en eaux troubles leurs auditeurs grâce à Éric Zemmour ; il y a dans tous ces grands
médias une forme de brutalité, une désinhibition qui en dit beaucoup sur ces temps si dangereux pour
notre démocratie.
Et l’enseignement d’Albert Camus redevient plus que jamais d’actualité : une société qui
supporte d’être distraite par une presse déshonorée court à l’esclavage.
La privatisation rampante de l’audiovisuel public

La presse française, un titre après l’autre, est achetée par une dizaine de milliardaires ; certains
pratiquent la censure ou malmènent la liberté de l’information. Subsiste-t-il un espace protégé, celui
du service public ? Au moins devrait-il exister des lieux, grâce aux immenses machines que sont
France Télévisions avec ses innombrables chaînes, et Radio France avec ses innombrables antennes,
où le droit de savoir des citoyens est pleinement assuré. Des lieux où l’information serait libre et
honnête, à l’abri des instrumentalisations ou des manipulations. Des lieux d’excellence, où
l’information serait de qualité, produisant des journaux libérés de toute influence ou de toute
collusion.
Force est de constater que non. Dans ce naufrage, même l’audiovisuel public est tiré vers le
fond. Même ici l’information peut être malmenée ou biaisée, pour deux raisons qui se combinent : les
mœurs détestables de la monarchie républicaine font peser sur la télévision publique
d’insupportables et constantes pressions, qui affectent l’information sur les écrans publics ; il y a
entre la télévision privée et la télévision publique des effets dramatiques de porosité ou de
mimétisme, qui tirent aussi l’information vers le bas.
Ces deux facteurs qui mettent en cause l’honnêteté de l’information sur les écrans publics, en
même temps que l’indépendance des journalistes qui y travaillent, viennent compléter le paysage
délétère des médias : dans le concert des grandes démocraties, la France a l’une des presses les plus
dépendantes des puissances d’argent ; de surcroît, c’est l’un des pays où les influences du pouvoir se
font le plus sentir.

Ainsi le groupe France Télévisions, qui devrait être une maison de verre au service des
citoyens, est-il le lieu où l’information passe le plus souvent au travers du filtre de l’Élysée. Dans un
livre intitulé Cartes sur table, co-écrit en 2010 avec son frère Alain, l’ancien directeur général de
France Télévisions Patrice Duhamel en a donné un terrible aperçu pour la période qu’il a connue,
sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Numéro deux du groupe public de la mi-2005 à la mi-2010, il fait clairement comprendre que, à
partir de mai 2007, il vit un enfer. Et son récit est d’autant moins sujet à caution que lui, l’ancien
giscardien, a longtemps entretenu des relations de confiance avec le chef de l’État. C’est tout l’intérêt
du témoignage émanant d’un professionnel de l’audiovisuel sans a priori aucun contre Sarkozy, et qui
au contraire avait même avec lui un lien de confiance.
Or, sans amertume, avec une évidente et courageuse bonne foi, Patrice Duhamel rapporte quelle
a été au quotidien la relation entre France Télévisions et l’Élysée : une cascade ininterrompue
d’oukases, d’humiliations, de colères, de pressions, d’intimidations… Et si le récit de Duhamel finit
par faire peur, ce n’est pas du fait des mots (ils sont toujours sobres), mais de l’accumulation des
anecdotes.
Tout commence sitôt l’élection présidentielle passée. « Une fois ses fonctions prises, Nicolas
Sarkozy ne tarda pas à se manifester auprès de nous : de mémoire, il nous a convoqués, dans son
bureau, plusieurs fois entre le mois de juin et décembre 2007. Pour être honnête, je n’ai jamais autant
vu, dans aucune de mes fonctions et tout au long de ma vie professionnelle, un président de la
République, quel qu’il fût, à une telle fréquence : que ce soit en tête à tête ou dans des rencontres
élargies. Je dis bien : jamais ! »
À tout bout de champ, pour un oui, pour un non, Sarkozy convoque à l’Élysée ou au téléphone
Patrice Duhamel ou Patrick de Carolis, le P-DG de l’époque de France Télévisions. Et, quand ce
n’est pas lui qui intervient directement, c’est Georges-Marc Benamou, son officier traitant à l’Élysée
pour les questions audiovisuelles. Un jour, c’est l’organisation de la coupure publicitaire pour
laquelle se passionne le chef de l’État ; le lendemain, c’est le temps d’antenne à son profit qui l’agite
et le conduit à multiplier pressions et coups de gueule. Pour intimider les deux dirigeants.
Exemple, entre cent autres : à l’été 2009, la direction de France Télévisions est sereine.
Auditionnée par le CSA, elle s’est vu délivrer un satisfecit, notamment sur le partage des temps
d’antenne entre majorité et opposition. Pourtant, à quelques jours d’un changement des règles imposé
par une décision du Conseil d’État, le secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand, interpelle la
direction de France Télévisions lui reprochant un partage du temps d’antenne en défaveur de la
majorité. Que fait alors la présidence ? Appelle-t-elle au calme ? Pas du tout, relate Patrice
Duhamel : « Et voilà que, à notre retour de vacances, après le 15 août, nous recevons un appel du
secrétariat de Claude Guéant (le secrétaire général de l’Élysée) qui dit vouloir nous voir de toute
urgence. Patrick de Carolis, Arlette Chabot et moi-même nous rendons à l’Élysée et, là, Guéant, très
affable, ouvre un dossier posé devant lui : “Écoutez, j’ai lu, nous dit-il, le rapport du CSA sur les
temps d’antenne et je trouve cela très préoccupant.” »
Le secrétaire général est en réalité incapable d’étayer son propos, mais l’important est ailleurs :
il faut intimider, mettre sous pression la télévision publique. Duhamel poursuit son récit en racontant
ce que Claude Guéant leur a dit : « “Je ne veux pas en faire un drame, mais comprenez bien que, si je
vous ai convoqués tous les trois au cœur du mois d’août, c’est pour vous dire cela !” Nous avons tous
bien compris : évidemment, son voisin de bureau lui avait demandé de le faire et Guéant, en bon
exécutant, faisait ce que Nicolas Sarkozy avait exigé. »
En une autre circonstance, Nicolas Sarkozy se mêle même du choix des invités venus débattre
sur France 2. « En trois ans, assure Patrice Duhamel, je n’ai eu à subir que peu d’interventions en
matière d’information. Mais je me souviens quand même de la brutalité avec laquelle il m’avait
reproché d’avoir invité, à la suite d’une longue interview qu’il avait donnée à TF1 et France 2 dans
la salle des fêtes de l’Élysée, Edwy Plenel et Nicolas Domenach, en même temps que Sylvie Pierre-
Brossolette et Nicolas Beytout pour commenter cette émission. Lui ayant rétorqué que ce plateau me
semblait très équilibré, il m’avait violemment interrompu : “Ce n’est pas le problème. Plenel et
Domenach étaient excellents. Les deux autres n’étaient pas en forme. Cette émission était
scandaleuse.” »
Ainsi, loin d’être le premier garant des libertés publiques et le gardien de l’indépendance de la
télévision publique, le président de la République, qui à l’époque a choisi de se réattribuer les
pouvoirs de nomination des P-DG de l’audiovisuel public auparavant dévolus au CSA, se comporte
comme un chef de clan et, grâce à ces pouvoirs renforcés, harcèle et menace les dirigeants de France
Télévisions. Détaillant ces pressions continues, ces coups de gueule, ce « rouleau compresseur
élyséen permanent », Patrice Duhamel ne dit jamais son agacement ni sa révolte. Dans le récit très
calme qu’il en fait transparaît juste, de proche en proche, son extrême lassitude : « Pour être honnête,
jusqu’au bout, je n’ai jamais vécu cela de toute ma vie. »
En outre, ce qui peut advenir dans le cas de l’information – mais rarement, admet-il – est
constant dans le cas de la programmation, et c’est pour le moins choquant. Qu’on pense à l’épisode
David Hallyday : à maintes reprises, Sarkozy intime aux dirigeants de France Télévisions d’offrir
une émission de variétés à David Hallyday, le fils de Johnny, l’un de ses amis et convives du
Fouquet’s. Le harcèlement se poursuit plusieurs mois durant.
Et tout le récit est à l’avenant, page après page. La morale de l’histoire, on la devine :
interventionniste, autoritaire, se mêlant de tout, Nicolas Sarkozy l’est sûrement par tempérament, par
inclination personnelle. Mais ce qu’il y a de dramatique dans la réforme de la procédure de
nomination qu’il a imposée, c’est qu’elle a fait sauter tous les garde-fous institutionnels qui
pouvaient, peu ou prou, protéger l’audiovisuel public de ses interventions.
De fait, la nouvelle loi a autorisé le chef de l’État à placer des hommes à lui un peu partout :
Jean-Luc Hees à Radio France ; Philippe Val à France Inter… Surtout, elle lui a permis de se penser
comme le véritable patron de l’audiovisuel public, l’autorisant à exercer toutes ces pressions, toutes
ces intimidations, en sa faveur, en faveur de l’UMP, de ses amis, des enfants de ses amis…
Patrice Duhamel l’illustre parfaitement dans une anecdote qui résume tout, et qui se passe à la
fin de l’été 2007 : « Fin août, nous avons été de nouveau convoqués à l’Élysée. Carolis et moi nous
sommes retrouvés dans la salle de réunion qui jouxte le bureau de Nicolas Sarkozy, au sein d’un
véritable comité interministériel ! Siégeaient autour de la table, d’un côté, Nicolas Sarkozy, son
conseiller pour les affaires sociales, Raymond Soubie, Claude Guéant et Georges-Marc Benamou. Et
de l’autre, François Fillon et son directeur de cabinet, la ministre de Culture et de la Communication,
Christine Albanel… »
C’est là l’ultime prolongement de la réforme : la mise sous tutelle de l’audiovisuel public,
transformé en une simple administration publique que Nicolas Sarkozy peut régenter à sa guise, à
l’instar de Vladimir Poutine avec la télévision d’État russe.
Duhamel ne fait pas de comparaison aussi blessante, mais son récit invite à la réflexion.
Commentant cette réunion interministérielle présidée par Nicolas Sarkozy, il ajoute : « Avec le recul,
c’est d’une limpidité totale, Patrick de Carolis était, pour lui, le ministre de la Télévision publique et
j’en étais, plus modestement, le secrétaire d’État aux Programmes et à l’Information. À partir de là,
tout était clair pour lui, et d’abord la décision de nommer lui-même les dirigeants du service
public. »

Quand survient l’alternance, au printemps 2012, on peut donc espérer que tout va changer. Le
candidat Hollande l’a promis. Et il en a donné un gage spectaculaire en annonçant que, sitôt à
l’Élysée, il ferait voter une loi de sorte que ce soit de nouveau le CSA, et non plus le chef de l’État,
qui aurait la charge de nommer les P-DG de l’audiovisuel public. On forme alors l’espoir que la
détestable page Sarkozy sera enfin tournée et que France Télévisions et Radio France retrouveront
leur indépendance.
Las ! Il advient de l’audiovisuel public ce qu’il advient des autres affaires publiques : le
pouvoir socialiste renie ses engagements et se comporte de manière aussi inacceptable que le
pouvoir sarkoziste. C’est ce que prouve la désignation de la nouvelle P-DG de France Télévisions,
Delphine Ernotte, en mai 2015. Loin d’être le gage d’une procédure de nomination transparente, sur
des critères incontestables de professionnalisme et non d’allégeance à l’Élysée, le départage des
candidats par le CSA est d’une totale opacité et donne lieu à nombre d’irrégularités. Avec, en bout de
course, un résultat stupéfiant : la désignation d’une personnalité surprise, ancienne directrice générale
d’Orange France, qui correspond au choix secret et préalable de l’Élysée. « Moi, président de la
République, je n’aurai pas la prétention de nommer les directeurs des chaînes de télévision publique,
je laisserai ça à des instances indépendantes ! » avait pourtant promis François Hollande pendant la
campagne.
Le pouvoir rendu au CSA de nommer les P-DG de l’audiovisuel public, qui pouvait apparaître
comme un progrès démocratique, s’accompagne tout aussitôt d’une régression majeure : tout se passe
de façon secrète, à l’abri du regard des citoyens. Le nom des candidats n’est pas dévoilé ; leur projet
pour l’avenir du service public pas davantage ; les auditions de ces candidats par le CSA, publiques
sous Sarkozy, se tiennent désormais à huis clos.
Plus grave, de grandes manœuvres commencent en coulisses afin d’assurer la victoire de
Delphine Ernotte, inconnue du grand public, sans aucune expérience en matière de télévision. Le
conseiller en communication Denis Pingaud se met à son service. Ancien de la Ligue communiste,
reconverti dans le service de presse de Laurent Fabius à Matignon de 1984 à 1986, il accepte cette
mission avec, pour cahier des charges, le fait de servir discrètement d’intermédiaire avec l’Élysée.
Ancien directeur de cabinet de Cécile Duflot, Stéphane Sitbon-Gomez, qui a aussi ses entrées à
l’Élysée, agit de même. Surtout, David Kessler (croisé précédemment dans les aventures de Pascal
Houzelot) entre à son tour dans la danse. Ancien bras de droit de Matthieu Pigasse pour ses activités
de presse, il a longtemps été le conseil de Hollande à l’Élysée, pour ces mêmes affaires de presse et
de télévision. En sa qualité de conseiller du chef de l’État, il a joué un rôle majeur, en janvier 2013,
dans le choix de porter Olivier Schrameck à la présidence du CSA. Après avoir quitté l’Élysée,
Kessler rejoint le groupe Orange, où travaille précisément Delphine Ernotte.
Officiellement, tout se déroule le plus normalement du monde. Au terme d’une délibération
souveraine, le CSA choisit Delphine Ernotte comme nouvelle patronne de France Télévisions. Mais,
dans les coulisses du pouvoir, tout a été organisé pour que la parfaite inconnue (dont la sœur, tout de
même, est adjointe d’Anne Hidalgo à la Ville de Paris) soit adoubée par le CSA. David Kessler
l’aide à mener sa campagne, que doit départager Olivier Schrameck, qu’il a contribué à porter… à la
présidence du CSA. Bref, les dés sont pipés. En outre, le CSA, dont le président est nommé par le
chef de l’État, n’est assurément pas une autorité indépendante.
Delphine Ernotte prend ses fonctions au mois d’août 2015. L’Élysée peut être serein : la grande
maison, si influente, est entre des mains de confiance, même si les intrigues ont donné lieu à de
violentes polémiques. La patronne de l’audiovisuel public va alors consolider son pouvoir, en
engageant début 2016 Michel Field comme directeur de l’information. Transfuge de LCI, l’intéressé,
lui aussi militant à la Ligue communiste du temps de sa jeunesse, a été présenté à Delphine Ernotte
par Denis Pingaud. C’est un seul et même clan, en complicité avec le palais présidentiel, qui accède
au pouvoir et qui, progressivement, contribue à remodeler l’information sur France Télévisions.
La proposition contenue dans le projet d’Ernotte, alors qu’elle est encore candidate, de créer
une nouvelle chaîne d’info en continu, sous l’égide de France Télévisions atteste d’ailleurs que
l’Élysée est à la manœuvre depuis le début. De façon générale, le projet de l’ancienne patronne
d’Orange France est insipide, ou alors il a été copié sur le projet d’un autre candidat, Didier Quillot
(ancien patron de Lagardère Active), grâce au transfuge Xavier Couture qui est passé d’une équipe à
l’autre. Delphine Ernotte défend ainsi l’idée, passablement consternante pour le service public, de
prendre modèle sur les émissions de TF1. « D’une certaine façon, avec “Danse avec les Stars” ou
“The Voice”, la chaîne privée TF1 réussit à capter, dans sa première partie de soirée le samedi, un
public non seulement nombreux mais sensiblement plus jeune que la moyenne », s’enthousiasme par
exemple Delphine Ernotte. Mais au milieu de ces fadaises, il y a ce projet inattendu : la création
d’une nouvelle chaîne d’information. « L’entreprise dispose de partenaires incontournables pour y
parvenir. En s’alliant avec France Médias Monde et Radio France, il est possible d’élaborer un
projet unique de niveau international », se gargarise-t-elle.
Mais pourquoi prend-elle ce risque d’avancer une proposition si forte, potentiellement très
onéreuse, en des temps où le (ou la) futur(e) P-DG de France Télévisions devra en priorité éponger
les gigantesques déficits du groupe public ? Sur le moment, personne ne relève l’incongruité de la
suggestion. Mais avec le recul on comprend mieux le stratagème. Le projet que porte la candidate
soi-disant indépendante est celui qui correspond aux vœux de l’Élysée : créer une nouvelle chaîne
d’info en continu, distincte de celles qui existent déjà et qui ont tendance à verser dans le « Hollande-
bashing » ; la créer de telle sorte que cela ne coûte pas un sou à la puissance publique, et même, si
possible, que cela permette de faire des économies.
La suite des événements vient confirmer cette présence latente de l’Élysée, depuis le début, sous
le projet de la candidate. France Médias Monde et France Info sont en effet sommés de collaborer à
son projet, sitôt Delphine Ernotte aux commandes. On apprend encore que la mutualisation des
moyens sera en sens unique, au profit exclusif de France Télévisions qui pourrait même baptiser sa
chaîne du nom de France Info. En somme, l’actuelle France Info, qui est l’une des stations de Radio
France, est priée de collaborer à un projet qui équivaut sans doute à sa disparition prochaine.
Cette mutualisation unilatérale pourrait-elle s’avérer plus machiavélique, avec un
rapprochement plus ample entre France Télévisions et Radio France, favorisant un gigantesque plan
d’austérité et la disparition de nombreuses antennes du service public ? La question se pose.

France Télévisions n’échappe pas à la règle et n’est plus une télévision indépendante. Le groupe
est sans cesse malmené par les intrusions du sommet de l’État. De plus, l’écosystème dans lequel
évoluent les grands médias, écrits ou audiovisuels, a généré des règles qui progressivement se sont
imposées à tous. Au point que les citoyens qui paient la redevance audiovisuelle peuvent être souvent
en colère contre l’information faisandée servie en retour, parfois aussi dégradée sinon plus que dans
les lieux où règnent les puissances d’argent.
Passé la colère ou l’indignation, il faut mesurer que, d’un média public à l’autre, la dégradation
n’est pas la même. En matière d’information, il n’y a presque plus de différence entre la télévision
publique et la télévision privée ; tandis que la différence est encore grande à la radio, entre le service
public et le secteur privé. Toutefois, ce constat mérite d’être nuancé tout aussitôt, pour une double
raison : il existe à France Télévisions des poches de résistance où l’information reste de qualité ; de
son côté, à Radio France, l’ambition du service public est en recul.

Observons les marques de la porosité entre les médias audiovisuels privés et les médias
audiovisuels publics. C’est comme si le secteur n’avait fait l’objet que d’une privatisation partielle
mais que les règles du privé s’étaient imposées partout.
Un premier signe en atteste : nombre de journalistes qui animent des émissions d’actualité ou de
débat officient aussi bien sur le service public que dans le privé, comme s’il n’y avait plus de
frontières entre les deux. Comme si le secteur public ne portait pas des valeurs particulières. Yves
Calvi a ainsi animé l’émission de débat « C dans l’air » sur France 5, mais il était aussi le
présentateur de la matinale de RTL (avant d’annoncer au printemps 2016 qu’il allait rejoindre TF1) ;
jusqu’à l’été 2016, Marie Drucker a présenté les journaux du week-end de France 2 tout en œuvrant
sur RTL ; Frédéric Taddeï présentait sur France 2 jusqu’à l’été 2016 « Ce soir (ou jamais !) » et
officiait du lundi au jeudi soir sur Europe 1 ; Caroline Roux anime « C politique » sur France 5, mais
elle intervient aussi sur Europe 1 le matin ; François Lenglet assomme les téléspectateurs de France 2
de ses libelles néolibéraux, et agit de même sur RTL et dans les colonnes du Point – sans oublier
quelques « ménages » ici et là, à l’occasion. De France Inter, Jean-Michel Aphatie est passé, comme
on l’a vu, à RTL puis à Europe 1, avant de rebondir à France Info… Bref, si l’information est
désespérément la même sur le secteur public et sur les antennes privées, c’est que les frontières ont
été abolies et que, sans le moindre souci du mélange des genres, des chroniqueurs ou éditorialistes
naviguent d’une rive à l’autre, au gré de leurs intérêts ou de leur carrière.
Plus grave : les « ménages » que la direction de France Télévisions feint de prohiber mais qui
prospèrent au sein de l’audiovisuel public. En avril 2016, mon confrère Michaël Hajdenberg a
raconté sur Mediapart dans quelles conditions Thierry Guerrier, présentateur occasionnel de
l’émission phare de France 5, « C dans l’air », est aussi rémunéré, depuis environ trois ans, par le
groupe Total. De même, Hajdenberg a exhumé une ancienne vidéo, réalisée en 2004 et dénichée
quelque temps plus tard par Le Plan B, mettant en scène Michel Field et un dirigeant de Casino dans
un film publicitaire au profit du groupe de distribution. Pas l’un de ces « ménages » que toutes les
chartes déontologiques des journalistes interdisent formellement, non, une pure et simple publicité,
prohibée par la charte de Munich de 1971. Celle-ci fait obligation aux journalistes de « ne jamais
confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune
consigne, directe ou indirecte, des annonceurs ».
Malgré tout, Delphine Ernotte décide de promouvoir début 2016 au poste stratégique de
directeur de l’information de France Télévisions Michel Field. Nulle exemplarité : à peine installée,
la nouvelle direction de France Télévisions s’accommode de mœurs professionnelles insupportables.
Dans un autre registre, David Pujadas, présentateur du journal de France 2, ne craint pas de
s’afficher dans l’un des lieux les plus prisés de l’oligarchie parisienne, et notamment au Siècle, dont
il est membre, aux côtés de notables issus du monde patronal, de la finance ou de l’establishment de
la culture. Sans doute n’est-il pas le seul : d’Arlette Chabot à Alain Duhamel, en passant par Franz-
Olivier Giesbert, Jean-Marie Colombani ou Laurent Joffrin, bien d’autres hiérarques de la presse,
toujours en poste ou gloires déchues, ont affiché leur même appétit bien peu déontologique pour les
mondanités et le journalisme de salon.
Mais celui auquel France Télévisions a choisi de confier la présentation du principal journal du
service public depuis 2001 a d’autres états de service. Longtemps, il a officié sur LCI et a co-animé
pendant trois ans l’émission « 100 % politique » avec le sulfureux Patrick Buisson. Comment un
journaliste digne de ce nom peut-il accepter d’animer une émission avec un tel personnage ? En
réalité, la bonne question se pose plutôt dans ces termes : comment le service public de la télévision
française peut-il accepter de confier pendant si longtemps son principal journal à un journaliste qui
s’est prêté à ce genre d’exercice ?
J’imagine, par avance, les objections ou les justifications que le présentateur du journal de
France 2 pourrait formuler. Il n’avait aucune raison de se douter, n’est-ce-pas, en 2000-2001, quand
il animait cette émission avec Patrick Buisson, que ce dernier était homme à poser des micros
partout ; il n’avait pas plus de raisons de se douter de tous les autres coups tordus, révélés longtemps
plus tard par les deux journalistes du Monde Ariane Chemin et Vanessa Schneider dans leur livre Le
Mauvais Génie. En somme, il n’a rien fait hier que l’on puisse aujourd’hui lui reprocher, n’est-ce
pas ?
Et pourtant si ! Avec d’autres journalistes, David Pujadas a contribué à banaliser l’extrême
droite ; à la faire entrer dans le débat public ; à organiser une totale porosité entre la droite
républicaine et l’extrême droite. Nul ne pouvait ignorer que Patrick Buisson a dirigé Minute dans les
années quatre-vingt, où il a travaillé pendant près de huit ans, tout comme il a travaillé à la même
époque dans l’une de ses annexes d’aussi sinistre réputation, Le Crapouillot. C’est donc cela, une
des responsabilités du service public : il confie les clefs du « 20 Heures » de France 2 à un
journaliste capable de semblables compromissions. Là encore, on se croirait revenu au temps de
l’entre-deux-guerres : on imagine un chroniqueur de Radio Tour Eiffel, figurant parmi les premières
radios publiques, faisant micro commun avec un pamphlétaire de Je suis partout. Et l’on voudrait
que les citoyens jugent normal cet intolérable mélange des genres ?
Sous son quinquennat, Nicolas Sarkozy ne trouve naturellement rien à y redire, ayant par ailleurs
une relation chaleureuse et proche avec David Pujadas, comme avec Patrick Buisson, son conseiller
occulte. Cette situation se poursuit au-delà de 2012. David Pujadas reste aux commandes du
« 20 Heures » de France 2 sans que les relations passées du présentateur avec un aussi trouble
personnage ne gêne qui que ce soit. Pas plus Delphine Ernotte que ses prédécesseurs.
Cette banalisation de l’extrême droite a pourtant de lourdes conséquences. Se souvient-on que,
en octobre 2015, pour ne citer que cet exemple, David Pujadas, avec l’approbation tacite de la
nouvelle présidente de France Télévisions, a l’idée d’inviter Marine Le Pen en prime time à
l’émission « Des paroles et des actes », aujourd’hui supprimée, juste à la veille du premier tour des
élections régionales ; laquelle Marie Le Pen en est déjà à sa cinquième invitation sur trente-six
numéros (ce qui fait d’elle la personnalité la plus conviée à cette émission) ? On sait l’épilogue
pitoyable de l’histoire : c’est finalement la dirigeante d’extrême droite qui, voulant choisir elle-même
ses contradicteurs, fait à la dernière minute un bras d’honneur à France 2 et refuse de venir.
Le résultat n’en est pas moins patent : dans cette dédiabolisation du Front national, France 2
joue un rôle important. Non pas qu’il faille soupçonner David Pujadas d’accointances troubles. C’est
beaucoup plus sordide : l’affaire buzze ; la présidente du Front national est une bonne « cliente » et
fait de l’audimat. Pourquoi, du reste, la nouvelle direction de France Télévisions ferait-elle grief à
David Pujadas de ses relations passées avec Patrick Buisson ? Michel Field, le nouveau bras droit
de Delphine Ernotte, a lui aussi présenté sur LCI « Politiquement show », avec Buisson. Ses
engagements publicitaires, ses émissions coanimées avec le sulfureux Buisson auraient naturellement
dû le disqualifier pour être le patron de l’info sur le groupe public.

Dans son livre La télé rend définitivement fou, l’ancien présentateur d’Antenne 2, puis de
France 2 Bruno Masure – qui sous ses airs moqueurs ne manque pas de lucidité ni de pertinence –
analyse très bien un autre des comportements de Pujadas, à l’occasion de l’invitation de Marine Le
Pen dans son journal : « Face aux dirigeants frontistes invités sur le plateau de France 2, David
Pujadas lance quasi systématiquement le débat sur les thématiques d’immigration, d’insécurité et sur
la question identitaire. Un tapis rouge idéologique qui leur permet de dérouler leurs arguments
comme à la parade. Sans oublier dans les JT le moindre petit “fait divers” sordide ou inquiétant,
systématiquement monté en épingle. »
Tout aussi inquiétant, avec le tandem David Pujadas-François Lenglet, le « 20 Heures » est un
journal de propagande néolibéral qui frise la caricature. Pas de pluralisme, pas de nuance. Sur toutes
les questions économiques, c’est le point de vue du Medef qui prévaut, comme autrefois dans la
presse de l’entre-deux-guerres le point de vue du Comité des forges était le seul audible. Et, quand
les correspondants étrangers de France 2 sont sollicités pour parler du pays dans lequel ils officient,
c’est le plus souvent avec une arrière-pensée oblique : pour montrer que le pays où ils sont
correspondants s’est heureusement converti au néolibéralisme et que par contraste la France est
décidément un pays archaïque.
Bruno Masure insiste encore. « Chaque soir, coaché par François Lenglet, son gourou, David
Pujadas, attaché de Pierre Gattaz, continuait à distiller – insidieusement – la vulgate néolibérale […].
Pas un journal télévisé de 20 heures sans que ne soient posées ces questions essentielles : Y-a-t-il
trop de fonctionnaires en France ? Voyons en comparaison ce qui se passe au Canada, un pays qui a
eu, lui, le courage d’éradiquer ces salariés improductifs… Avec notre RMI et autre RSA, entretient-
on le cancer de l’assistanat ? Voyons, en comparaison, l’exemple édifiant de l’Autriche, où il ne
viendrait l’idée à personne de payer quelqu’un à ne rien foutre […]. Faut-il garder l’impôt de
solidarité sur la fortune, qui fait fuir nos patrimoines à l’étranger ? Voyons, en comparaison,
l’exemple du Luxembourg, qui a eu le bon réflexe de supprimer cet impôt punitif depuis 2006. »
Formidable lucidité d’un ancien présentateur qui, par autodérision, dit de lui-même sur son
compte Twitter qu’il a « désinformé la France pendant vingt ans » et qui a sans doute le droit, ce
disant, d’user de la même sévérité à l’encontre de son successeur, qui avance pourtant avec des
sabots beaucoup plus lourds.
De ce journalisme militant néolibéral, Masure donne un exemple qui, à l’époque, avait fait
beaucoup de bruit dans le monde syndical : « Ce “chien de garde du système” avait beaucoup aboyé
en 2003 lors de la fameuse grève des “Conti” à Clairoix. En duplex, avec le leader des grévistes au
terme d’une journée particulièrement chaude, David Pujadas avait bombardé un Xavier Mathieu
estomaqué de questions légèrement monomaniaques : “Ça ne va pas trop loin ? Regrettez-vous la
violence ? La fin justifie-t-elle les moyens ?” Et le désormais célèbre “Ce soir, lancez-vous un appel
au calme ?” Un modèle de questionnement neutre et distancié, enseigné depuis dans toutes les bonnes
écoles de journalisme. » Et Bruno Masure de poursuivre : « Dans son entreprise (!) d’évangélisation,
le petit télégraphiste du Medef était soutenu à fond par le directeur de l’information, Thierry
Thuillier, qui avait un jour expliqué à l’antenne, à l’occasion d’un reportage à Londres : “La recette
libérale britannique est-elle inapplicable en France ? Sans prendre parti, on est obligé de constater
qu’elle a permis à Tony Blair d’être réélu une troisième fois et que l’économie britannique est très
performante. Alors, puisque cela marche, doit-on copier les Anglais ?” Exaltation ultra-libérale
omettant juste de préciser que la “flexibilité” au sein du Royaume-Uni avait objectivement durci la
nature du travail dans une monarchie devenue ces dernières années le royaume des travailleurs
pauvres, sans temps de travail garanti, poussant à son paroxysme la précarité de millions de
citoyens… »
Le « petit télégraphiste du Medef » a bien d’autres actes militants à son actif. Ainsi le soir où,
présentant le « 20 Heures », il fait tomber le Code du travail sur son bureau, comme pour signifier
qu’il est excessivement lourd et qu’une réforme est donc indispensable.
Ce qui n’empêche pas François Hollande de faire savoir à plusieurs reprises à la direction de
France Télévisions – j’en ai recueilli des témoignages précis et concordants – qu’il trouve le tandem
Pujadas-Lenglet vraiment trop militant. Passe encore que les deux compères chantent perpétuellement
les louanges des politiques néolibérales dont s’inspire le gouvernement, mais pas question qu’ils
dressent chaque soir le réquisitoire des actions du gouvernement. Les deux journalistes continueront
sur le même registre, mais avec un ton un peu moins agressif.
Se rappelle-t-on cette stupéfiante émission concoctée le 14 avril 2016 pour François Hollande ?
Ce soir-là, sous la houlette de Michel Field, le directeur de l’information de France Télévisions, la
chaîne publique tombe plus bas que terre : pour complaire à un chef de l’État qui dégringole dans les
sondages, une émission spéciale de plus de deux heures lui est consacrée, improprement baptisée
« Dialogues citoyens » ; le conducteur est adressé par avance à l’Élysée ; deux des témoins invités
sur le plateau pour interpeller le chef de l’État sont écartés au motif qu’ils ne plaisent pas aux
communicants présidentiels… La déchéance de la télévision publique !
On connaît l’épilogue de cette séquence pitoyable. Indignées par ces mauvaises manières et des
propos désinvoltes et méprisants à leur égard prononcés par Field lors d’une émission de Canal + – «
Ça m’en fait bouger une sans faire bouger l’autre », a-t-il dit quelques jours plus tôt en réaction à un
mouvement de grève des personnels – les rédactions de France 2, France 3 et du site de France TV-
Info adoptent, le 19 avril 2016, à 65 % des voix, une motion de défiance contre lui. Delphine Ernotte
maintient tout de même sa « confiance » au directeur désavoué de l’information. Dans la tradition de
la presse libre, les rédactions disposent du pouvoir d’adouber ou de révoquer leur directeur ; à
France Télévisions, les rédactions ne disposent pas de ce pouvoir, mais peuvent adopter une motion
de défiance ; motion que la P-DG peut tout aussitôt jeter à la poubelle, démontrant par-là l’état de
servitude des rédactions.
Mais revenons au journal de France 2 : c’est indiscutablement une officine de propagande. Ou,
au choix, une entreprise de décervelage. Car, dans le même temps, la plupart des journaux de
France 2 ont pour point commun de s’adresser de plus en plus non pas aux citoyens mais aux
consommateurs. Ce sont des sujets de mode de vie ou de consommation qui prennent de plus en plus
le pas sur les sujets de nature à éclairer les citoyens sur la marche du monde ou celle de la cité. Un
jour, un long reportage sur les moyens et les dangers d’avoir les dents blanches ; le lendemain un
autre sur les croissants industriels et les croissants de boulangerie…
Et de ces évolutions profondes, ce n’est naturellement pas un présentateur, si militant soit-il, qui
en est le responsable. Tout juste les directions successives de France 2 lui ont-elles laissé la liberté
de faire à sa façon ; tout juste le législateur et la puissance publique acceptent-ils ces évolutions,
quand ils ne les encouragent pas. Car, si les sujets de consommation ou de mode de vie gagnent de
plus en plus de terrain au détriment d’actualités plus graves, c’est pour une raison qui n’a rien de
mystérieux : la direction de la chaîne tient une mesure des audiences minute par minute, et craint
perpétuellement qu’elles décrochent quand le journal s’attarde trop longuement sur des sujets trop
lourds ou complexes. À bas la pertinence ! Vive l’audience ! Le service public est régi par les mêmes
règles que le privé.
En somme, la plus détestable des privatisations à laquelle la France ait procédé, celle de TF1
en 1987, n’en finit pas de faire sentir ses effets : elle a eu pour conséquence de tirer vers le bas tout
le secteur audiovisuel, le secteur privé comme le secteur public. C’est comme si la privatisation de
TF1 avait donné le coup d’envoi d’une autre privatisation, rampante celle-là, de tout le reste du
secteur public, qui s’est mis à copier les travers de la chaîne privatisée. Les années passant, le
résultat est même plus grave que cela. Quiconque regarde le « 20 Heures » de TF1 présenté par
Gilles Bouleau, puis celui de France 2, présenté par David Pujadas, peut avoir le sentiment
paradoxal que le premier est moins militant ou partisan que le second, plus sobre. Paradoxe : à force
de copier TF1, France 2 est même dans ce domaine parvenue à faire souvent pis que sa rivale. Là
aussi, ce sont les milieux d’argent qui ont donc eu le dernier mot.
Le traitement par le « 20 Heures » de France 2 des grèves et manifestations contre la loi travail,
tout au long du printemps 2016, en a été la plus détestable des illustrations. Mettant en permanence le
zoom sur les violences des « casseurs » et beaucoup moins souvent sur celles de la police, montant
en épingle la voiture de police brûlée et tardant à enquêter sur le photographe gravement blessé, le
journal de David Pujadas a complété sa campagne contre les supposées lourdeurs du Code du travail
en jouant de peurs multiples, comme pour essayer de rendre impopulaire un mouvement social qui
avait pourtant la sympathie du pays !
Il existe d’autres signes de cette dégradation de l’information sur le service public. C’est
notamment la place prise par les soi-disant « experts », presque toujours les mêmes, qui officient
dans tous les espaces où ont lieu des débats publics. C’est par exemple l’émission d’Yves Calvi
« C dans l’air », sur France 5, produite par Jérôme Bellay, qui a longtemps été un pilier du groupe
Lagardère. Par exemple, les autoproclamés experts économiques. J’ai consacré en 2012 une longue et
minutieuse enquête, Les Imposteurs de l’économie, à ces économistes qui monopolisent la parole
publique en jouant de leurs titres universitaires, mais sont secrètement appointés par la finance. J’y
montrais ce qu’il y a de choquant à cette pratique. D’une part, beaucoup d’économistes ont du même
coup caché à ceux qui les écoutaient qu’ils étaient souvent rémunérés (grassement) par ceux dont ils
parlaient. D’autre part, ce système contrevient à ce qu’est l’économie. Il ne s’agit pas d’une science
exacte, mais d’une branche des sciences sociales, dont la richesse ne dépend que du pluralisme de
ses approches. Or, dans de nombreux journaux et médias, la parole n’a plus été donnée en économie
qu’à un seul courant de pensée, celui du néolibéralisme. Et tous les autres ou presque – Atterrés ou
non – ont été privés de micros et de caméras. Dans cette conjuration en faveur de la pensée unique,
l’émission « C dans l’air » a joué un rôle majeur car, à quelques rares exceptions près, ses uniques
invités ont été mes Imposteurs : les experts ou lobbyistes mondains, pour la plupart regroupés au sein
du Cercle des économistes.

Un chroniqueur néolibéral sur France 2, des experts de la pensée unique sur France 5 : tout est
donc dramatiquement à l’avenant.
On observera, certes, qu’il y a des lieux, sur France Télévisions, où l’on s’écarte de cette
pensée unique, et des courants « mainstream » ; des lieux où celles et ceux qui prennent rarement la
parole dans le débat public sont invités à le faire. C’est par exemple le cas l’émission de Frédéric
Taddeï « Ce soir (ou jamais !) », longtemps diffusée sur France 3, avant de passer sur France 2 – et
d’être supprimée à l’été 2016. Car indéniablement, si le métier de journaliste est de produire de
l’information et de contribuer au débat public, le présentateur de France 2 a honoré cette seconde
partie de son cahier des charges. En œuvrant à la liberté d’expression ; en donnant la parole à ceux
qui ne l’ont pas souvent. En somme en apportant un peu d’air frais dans un service public souvent
trop monocolore, aseptisé, désespérément prisonnier, comme on l’a vu, de la pensée unique.
Pourtant, à peine a-t-on salué cette émission qu’on est étreint par un regret. Car Frédéric Taddeï
a assurément le souci dans son émission d’ouvrir le débat intellectuel, en y faisant entendre des voix
minoritaires ou discordantes qui, ailleurs, peuvent rarement être audibles, y compris sur le service
public. Mais l’animateur a eu, parfois, le tort de donner des arguments aux bien-pensants, aux adeptes
du « politiquement correct » ou de la « pensée unique » qui dénonçaient cet espace de liberté, en
jouant sur un mauvais registre, celui du scandale et du spectacle. Car, au fil des années, il a aussi
invité à son émission des personnalités proprement infréquentables : des racistes, antisémites,
islamophobes, ultras de l’extrême droite. On a ainsi vu, au long des émissions, défiler le détestable
Renaud Camus, le théoricien nauséabond du « grand remplacement » ; le chroniqueur Éric Zemmour,
dont je viens de parler ; Alain Soral, l’une des figures de l’extrême droite, allié de l’antisémite
Dieudonné ; ou encore Alain de Benoist, le chef de file de la Nouvelle Droite. Ce qui, en bout de
course, laisse un goût amer. Entre « C à vous », qui ne donne la parole qu’aux néolibéraux ou aux
représentants de l’oligarchie parisienne, et « Ce soir (ou jamais !) » qui s’acoquine parfois, pour
faire de l’audience, avec des ennemis déclarés des valeurs républicaines, on finit par avoir la nausée.
Avec France Télévisions, dans le domaine de l’information comme dans celui du débat public,
on est donc très loin des règles qui devraient encadrer le service public. Y-a-t-il d’ailleurs des règles
éthiques qui encadrent la vie du service public ? On a plutôt l’impression que les animateurs ou les
chroniqueurs en sont réduits à suivre leur éthique personnelle. Ce qui conduit à des dérives en
certains cas ; mais pas dans d’autres. L’exemple de l’émission « On n’est pas couché » sur France 2,
animée par Laurent Ruquier, en est une illustration. Longtemps, le sulfureux Éric Zemmour y a eu son
rond de serviette, mais c’était avant qu’il ne soit condamné. Et quand la justice a fait son office
Laurent Ruquier a eu l’honnêteté d’admettre qu’il regrettait de l’avoir enrôlé si longtemps comme
chroniqueur. Il s’est aussi longtemps refusé à servir de porte-voix aux leaders de l’extrême droite,
quand beaucoup d’autres n’ont pas eu ces scrupules.
Au prétexte de l’audience, France Télévisions accepte, à quelques exceptions près, ce que la
BBC en Grande-Bretagne a longtemps refusé : des débats qui n’en sont pas ; des confrontations qui
ont pour objet de susciter des pugilats. Pas comme le faisait Michel Polack en d’autres temps,
organisant des débats sûrement bordéliques mais intelligents. Non, désormais, les confrontations ont
d’abord pour effet de pourrir le débat public, de l’entraîner vers le bas ou vers le glauque, rarement
de le faire progresser.
Pourtant, il subsiste des îlots de résistance. Les rédactions de France 3 sont, à l’évidence, moins
passées sous la toise que celle de France 2 – c’est ce que font fréquemment observer les syndicats de
France Télévisions. On trouve encore des journaux d’informations de qualité : celui d’Arte, par
exemple, en début de soirée, apparaît plus ouvert au monde et plus curieux de ses mutations,
décidément moins javellisé que celui de France 2. Plus généralement, les émissions de reportage ou
d’enquête sont assurément de bien meilleure qualité que les journaux d’information : on y devine les
journalistes plus libres de réaliser leurs sujets. Des journalistes comme Patrick Boitet, qui pilote
l’émission trimestrielle « Un œil sur la planète », offrent sur les turbulences du monde et les
convulsions qui le secouent un regard original.
Et il y a même, visiblement, de véritables espaces de liberté, où les journalistes peuvent aller
jusqu’à conduire des investigations de qualité, sans craindre de s’en prendre aux puissances
politiques, financières ou publicitaires. C’est tout particulièrement le cas de l’émission d’enquête
présentée par la journaliste Élise Lucet, « Cash Investigations ». Laquelle Élise Lucet a eu la
pugnacité, avec Fabrice Arfi et quelques autres, d’être à l’origine de la pétition « Informer n’est pas
un délit », contre la directive européenne sur le secret des affaires.
En bref, le journalisme de « Cash Investigations » n’est assurément pas le même que celui
pratiqué par le tandem David Pujadas-François Lenglet. Mais le fait est là, incontestable : cette
émission de qualité n’occupe qu’un petit espace de liberté, tout petit, dans l’immense maison qu’est
France Télévisions. Elle ne vient donc pas infirmer ce dramatique constat : l’information sur France
Télévisions et particulièrement sur France 2 est en train de sombrer.
Dans le cas de Radio France, sans doute faut-il établir un tableau beaucoup plus nuancé car sur
les antennes de la radio publique ce genre de dérives n’a pas pris une tournure aussi spectaculaire.
Constat de bon sens : il y a indéniablement une grande différence entre radio et télévision. Dans ce
dernier cas, télévisions privées et télévisions publiques, c’est un seul et même univers, obéissant aux
mêmes règles, happé par les mêmes dérives. En revanche, radios privées et radios publiques
évoluent encore incontestablement dans deux univers radicalement différents. France Culture en est
évidemment l’une des plus fortes illustrations. Ici, pas de logique de flux ! Pas de contrainte
d’audimat : il ne s’est jamais trouvé de producteur d’émission à qui l’on ait fait grief d’une trop
faible audience ou qui se soit plaint d’une intrusion éditoriale.
Mais cette protection dont jouit l’audiovisuel public est fragile. On le voit de manière très lente,
même sur France Culture, où les intellectuels les plus réactionnaires comme Alain Finkielkraut
occupent une place de plus en plus importante ; où « La Matinale » a de plus en plus des accents
néoconservateurs et se soucie de moins en moins de faire entendre des voix dissonantes. Et les
choses se sont encore dégradées depuis qu’en août 2015 Sandrine Treiner a été promue directrice de
France Culture, en remplacement d’Olivier Poivre d’Arvor, coupable de ne pas avoir soutenu avec
suffisamment d’enthousiasme les errements du P-DG de Radio France, Mathieu Gallet. Proche de
Christine Ockrent et de Bernard Kouchner, l’intéressée a fait pencher un peu plus la radio du côté de
ses propres inclinaisons : la gauche très enracinée… à droite ! Tous les néolibéraux, et même les
néoconservateurs, savent donc qu’ils ont à France Culture micro ouvert, autant qu’ils le veulent…
On sent, ici où là, que les logiques d’audience l’emportent aussi progressivement sur les
logiques de pertinence dans le service public. Ce n’est pas encore un naufrage aussi patent que celui
de France 2, « mais d’année en année, on sent que la mer monte », estime une grande journaliste de la
Maison ronde. En somme, c’est la logique du flux, si l’on peut dire, qui l’emporte malheureusement
de plus en plus souvent. Ou, si l’on préfère, la logique RMC. Il n’y a pas à Radio France de
privatisation sourde, comme c’est le cas à France 2. Mais les logiques du privé, insensiblement,
gagnent du terrain.
De cet affaissement de l’information, il y a encore un autre symptôme, et celui-là est commun à
France Télévisions et à Radio France. Les chroniqueurs économiques sont eux-mêmes choisis quasi-
constamment pour leur engagement en faveur de la pensée unique néolibérale. On vient de le voir
avec François Lenglet. Mais c’est aussi vrai à Radio France, et comme la Maison ronde ne dispose
pas toujours en son sein de cette espèce de chroniqueurs engagés, elle a pris la détestable habitude
d’enrôler des chroniqueurs extérieurs, susceptibles de prêcher la bonne parole libérale.
C’est vrai à France Inter, qui depuis des lustres affiche un stupéfiant mépris pour les journalistes
économiques qui travaillent en son sein et va recruter à l’extérieur des éditorialistes monocolores.
Pendant de très longues années, ce fut ainsi le très réactionnaire Jean-Marc Sylvestre qui a officié sur
France Inter, assénant quotidiennement aux auditeurs des brûlots ultralibéraux. Ami proche de Gérard
Longuet, ministre (UMP) de la Défense, avec lequel il a fait en 2006 un voyage tous frais payés en
Tunisie qui a défrayé la chronique, notre apologue béat du néolibéralisme a longtemps symbolisé
jusqu’à la caricature une forme de journalisme de connivence à la française. Une sorte de créature de
la World Company caricaturée par « Les Guignols » n’ayant qu’une seule religion : l’argent !
Jour après jour, année après année, l’éditorialiste ultraréactionnaire a pu répéter en boucle sa
formule favorite : « L’économie ne ment pas. » Sans que personne ne s’en émeuve. Sans que personne
ne s’indigne, à la direction de la radio publique, de cette reprise qui, pour ce qui me concerne, m’a
tout de suite fait penser au tristement célèbre discours du maréchal Pétain (1856-1951) du 25 juin
1940, écrit par le journaliste Emmanuel Berl (1892-1976) : « Je hais ces mensonges qui vous ont fait
tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. »
Depuis que Jean-Marc Sylvestre est parti, c’est l’éditorialiste des Échos Dominique Seux qui a
pris le relais, un peu moins flamboyant mais tout aussi réactionnaire, dispensant des éditoriaux de la
même veine libérale et partisane, tout juste équilibrés une fois par semaine par la présence de
l’économiste Bernard Maris, plus connu sous le pseudonyme d’Oncle Bernard ; puis par l’économiste
Benjamin Coriat, depuis qu’Oncle Bernard a été assassiné lors des dramatiques événements de
Charlie. Voici donc la conception du pluralisme de la direction de France Inter : cinq libelles par
semaine professés à l’heure de la plus grande écoute par un journaliste proche des milieux patronaux,
avec juste un contradicteur, une fois par semaine, issu de la galaxie des Atterrés. Et cela se passe sur
le service public : une honte !
Et il en va de même sur d’autres antennes de Radio France : pas plus de pluralisme sur France
Info, qui fait appel pour ses éditoriaux économiques au libéral Vincent Giret du Monde – c’est l’une
des embauches promues par le trio Niel-Pigasse-Bergé. Et les auditeurs de France Culture ont même
droit aux chroniques régulières de Philippe Manière, l’ancien éditorialiste du Point, qui est un peu au
journalisme économique ce qu’Alain Madelin était à la politique.
La grande force de Radio France, c’est certes qu’il n’y a nulle fatalité à cela. Par-delà le
malaise qui étreint cette maison, tous les journalistes qui y travaillent le disent : quiconque veut y
pratiquer un journalisme honnête et de qualité en a les moyens. Il suffit le plus souvent de le vouloir
pour le pouvoir. Le cas de l’excellent Benoît Collombat en témoigne : attaché à un journalisme
d’enquête, sérieux et pugnace, il a creusé son sillon à France Inter. Sans doute l’initiative n’est-elle
pas venue du haut ; mais il n’y a pas eu non plus de pressions des sommets pour réfréner son envie de
bien faire son métier.
Le résultat est celui que l’on sait. À l’automne 2014, une émission d’enquête baptisée « Secrets
d’info » a vu le jour, avec pour présentateur le journaliste Matthieu Aron. Puis, un an plus tard, un
service d’investigation a aussi vu le jour, autour du même Matthieu Aron (avant qu’il ne rejoigne
L’Obs, lors de l’éviction pour motif politique d’Aude Lancelin), et avec six enquêteurs, dont Benoît
Collombat, produisant des enquêtes pour France Inter mais aussi pour les autres radios du groupe
public. En clair, un groupe de journalistes a mis en chantier ce qui aurait dû être une décision
éditoriale de la direction de Radio France. Mais, pour spontané qu’il soit, le projet a tout de même
prospéré.
Des espaces de qualité, ou des poches de résistance – appelons-les comme on voudra – il y en a
donc beaucoup plus sur la radio publique que sur la télévision publique.
Mais les évolutions vont indéniablement dans le mauvais sens, à très vive allure à France
Télévisions, un peu moins vite à Radio France. Et la puissance publique ne fait strictement rien pour
freiner cette évolution. C’est même tout le contraire. Au motif fallacieux de sécuriser les recettes de
Radio France, le gouvernement socialiste a ainsi pris un décret en 2015 remettant en cause la
réglementation de 1987 interdisant aux antennes publiques de diffuser des publicités commerciales, à
la seule exception de la publicité « collective et d’intérêt général ». Qui aurait cru qu’un jour un
gouvernement se disant de gauche joue à ce point contre le service public ? Même si l’irruption de la
publicité sera sûrement lente, on en devine nécessairement la conséquence implacable : elle pousse à
abandonner les logiques de pertinence au profit des logiques d’audience. France Inter, déjà
terriblement happée par le politiquement correct et le mainstream, ne pourra plus jouer, face à ses
rivales RMC, Europe 1 ou RTL : « Écoutez la différence ! » Car, de différence, il y en aura de moins
en moins.
Sur ce front-là aussi, les puissances d’argent risquent de gagner une confrontation décisive…
La démocratie illibérale

Au point où nous en sommes dans notre voyage au sein de la presse sous l’emprise des
oligarques, et de la télévision sous la double tutelle des milieux d’argent et des sommets de l’État, il
nous faut marquer un troisième et dernier temps d’arrêt, et comprendre pourquoi la France se
distingue de la plupart des autres grandes démocraties, à l’exception de l’Italie du temps de Silvio
Berlusconi, en disposant d’une presse qui est la propriété de milliardaires dont ce n’est pas le métier.
Cette fois encore, l’histoire nous est d’un précieux secours. Car, si la presse et la télévision sont
à ce point malmenées, c’est que la France n’a pas une véritable culture démocratique. Notre
démocratie est bien malade, avec son système présidentialiste qui dispose de pouvoirs exorbitants ;
avec des contre-pouvoirs, dont celui de la presse, qui sont faibles ou méprisés. Le Parlement y
dispose de pouvoirs dérisoires ; les autorités indépendantes (dont le CSA) ne le sont pas vraiment,
sinon pas du tout ; les syndicats sont méprisés ; et la presse, elle-même, n’est tolérée que si elle est
en laisse. La démocratie française supporte plus que jamais un legs historique étouffant, celui de la
monarchie républicaine, dans laquelle la presse doit forcément être aux ordres.
Pour comprendre cette singularité française, il faut avoir à l’esprit que ce que nous vivons est
l’aboutissement d’une histoire longue, qui va du Premier et du Second Empire à nos jours, en passant
par l’époque du pouvoir gaulliste. Histoire décisive, que je me suis déjà appliqué à exhumer dans un
livre antérieur, Jacques le Petit, mais dans laquelle il faut se replonger, tant il est vrai que la crise de
la presse est l’un des chaînons majeurs de notre crise démocratique.
S’il y a bien une période où la presse souffre au cours des deux derniers siècles, c’est d’abord
sous le Premier Empire. De treize en 1800, le nombre des journaux autorisés ne cesse les années
suivantes de décroître, tombant à huit en 1803 et quatre en 1811. Mais c’est sous le Second Empire
que la presse est le plus longtemps malmenée. Fermetures de journaux, persécutions policières,
condamnations de journalistes et d’éditeurs : pendant presque deux décennies, le Second Empire tient
la presse sous le joug, multipliant les actes de censure. Dès avant le coup d’État du 2 décembre 1851
que perpétue Louis-Napoléon (1808-1873), plusieurs journaux ont déjà disparu : L’Événement, le
journal des fils de Victor Hugo (1802-1885), est ainsi l’un des premiers touchés. Et dès qu’il réussit
son coup d’État, Louis-Napoléon organise un système institutionnel d’où sont absents tous les contre-
pouvoirs que comprend ordinairement une démocratie.
C’est le principe même du bonapartisme qui le veut. Les « muets » – le sobriquet donnés aux
députés sous le Premier Empire parce qu’ils n’ont pas le droit de délibérer – sont partout : sur les
bancs du Corps législatif mais tout autant dans les salles de rédaction des journaux. Car la
Constitution du 14 janvier 1852 que fait adopter Napoléon le Petit prévoit, en son article 42, que « le
compte-rendu des séances du Corps Législatif par les journaux ou tout autre moyen de publication, ne
consistera que dans la reproduction du procès-verbal, dressé à l’issue de chaque séance par les soins
du président du Corps Législatif ». La censure – pour le compte-rendu des débats parlementaires
mais tout autant pour le compte-rendu des procès – est donc inscrite, noir sur blanc, dans le texte
fondateur du régime.
Peu après, par un décret en date du 17 février 1852, Napoléon III renforce son dispositif
répressif contre la presse : à compter de cette date, il faut une autorisation préalable du gouvernement
pour lancer un journal ; des sanctions nouvelles sont instaurées pour les publications déjà existantes.
La censure est donc généralisée. Dans son livre Napoléon III, l’historien Pierre Milza estime que les
dispositions financières induites par ce décret de février 1852, et un autre qui suit en mars de la
même année, « précipitèrent la fermeture en six mois de cent journaux républicains, trente légitimistes
et sept orléanistes, soit une chute des deux tiers ». Le même décret prévoit en outre que toute
caricature de presse doit, avant publication, être soumise à l’autorisation du service de la censure au
ministère de l’Intérieur. Le caricaturé doit, lui aussi, donner son accord. Imagine-t-on le Plantu de
l’époque demander l’autorisation à François le Petit de le croquer à sa guise ? Ou alors « Les
Guignols » soumettre leur marionnette du même François le Petit à l’Élysée, en vue de la faire passer
à l’antenne de Canal + ? On devine par avance les réponses.
Selon le Dictionnaire du Second Empire , six cent soixante-seize illustrations sont
officiellement censurées entre 1854 et 1866. Sans parler de tous les auteurs qui, pour parvenir à se
faire publier, choisissent l’autocensure. Le même dictionnaire rappelle aussi qu’une circulaire du
ministre de l’Intérieur aux préfets, en date du 30 mars 1852, expliquait qu’il fallait tout
particulièrement surveiller les dessins, les gravures ou les lithographies au motif qu’ils étaient
accessibles à la population illettrée : « La plus mauvaise page d’un mauvais livre a besoin de temps
pour être lue, et d’un certain degré d’intelligence pour être comprise, tandis que la gravure […]
communique, en quelque façon, le mouvement et la vie, présentant, dans une traduction à la portée de
tous les esprits, la plus dangereuse de toutes les séductions, celle de l’exemple. »
Les effets de ce décret de 1852 sont donc terribles. Tous les journaux qui prennent des libertés
avec les commandements qu’il édicte s’exposent à un système d’avertissement draconien : si le
premier avertissement est sans conséquence, le deuxième peut entraîner la suspension immédiate de
la publication pour une période pouvant aller jusqu’à trois mois, et le troisième peut conduire à
l’interdiction définitive. Et le préfet de police Charlemagne-Émile de Maupas (1818-1888), qui a la
charge de son application, a la main lourde : pour la seule période de mars 1852 à juin 1853, il
prononce quatre-vingt-onze avertissements. Violemment répressif, le régime finit par se mettre à dos
tout ce que la France compte de journalistes, y compris ceux que leurs affinités personnelles font
pencher à droite. Même le fondateur de La Presse, Émile de Girardin (1806-1881), qui a pris
clairement position contre le général Louis-Eugène Cavaignac (1802-1857) lors de l’élection
présidentielle de 1848 et a donc fait le jeu de Louis-Napoléon, est ainsi mis en prison le jour même
du coup d’État et y reste jusqu’en 1852. Journaliste au Figaro, Henri de Rochefort (1831-1913), qui
signe ses papiers sans faire mention de sa particule, finit, lui, par être chassé de son journal, sous la
menace d’une peine d’emprisonnement. Exilé à Bruxelles, il y fonde La Lanterne, dont le premier
numéro commence par la phrase fameuse : « Il y a en France 36 millions de sujets, sans compter les
sujets de mécontentement. » Condamné après la Commune et déporté vers la Nouvelle-Calédonie
– sur le même bateau que Louise Michel (1830-1905) – le célèbre pamphlétaire finira par rallier le
camp des boulangistes puis celui des antidreyfusards. En bref, la presse vit aux ordres ou sous la
menace du despote. « En France, il n’y a qu’un journaliste, et ce journaliste, c’est l’empereur », se
moque en 1862 l’avocat républicain Jules Favre (1809-1880).
Mais la répression et la censure ne sont pas les seules armes dont use le régime pour asservir la
presse. Il y a tout autant l’affairisme : la plupart des journaux de l’époque tombent entre des mains
fortunées, qui sont aussi des proches de Napoléon III. Pour la presse, il s’agit d’une époque
détestable, pas seulement parce que la censure est violente, et les poursuites contre les journalistes
menées par le célèbre procureur Ernest Pinard (1822-1909) incessantes – « mon petit Pinard », dit de
lui affectueusement Napoléon III – mais aussi parce que les proches de l’empereur jouent
constamment des journaux qu’ils possèdent pour faire carrière. La presse est alors doublement
asservie : le demi-frère de Napoléon III, le duc Charles de Morny (1811-1865), alias le Nabab, ou
l’affairiste Jules Mirès (1809-1871), mettent les journaux qu’ils possèdent au service de l’Empire et
font campagne pour lui ; mais ces journaux leur servent tout autant dans la vie des affaires que pour
arrondir leurs immenses fortunes en spéculant.
La répression n’est donc pas la seule arme dont usent ce régime et ses alliés financiers contre la
presse. Comme le raconte l’historien Pierre Miquel dans son ouvrage Le Second Empire, il y a aussi
la corruption : « L’exemple de Mirès est caractéristique : les journaux officieux sont subventionnés
moins par les fonds secrets du ministère de l’Intérieur (qui n’achète que des petites feuilles ou
corrompt individuellement les rédacteurs) que par l’intermédiaire des financiers ou entrepreneurs
ayant intérêt à dire du bien du régime, à soutenir des campagnes politiques, pour obtenir des
avantages ou des informations qui valent de l’or. La collusion de la presse et du pouvoir est ainsi
assurée : elle a devant elle une longue carrière. » Mieux vaudrait d’ailleurs parler de la collusion de
la presse et des pouvoirs, politiques aussi bien que financiers. Car de fait les grands groupes
industriels et bancaires achètent et vendent des journaux au gré de leurs intérêts.
L’agioteur Jules Mirès possède ainsi le Journal des chemins de fer, l’organe de presse le plus
lu par les boursicoteurs du moment. Et le clan financier rival, emmené par Paulin Talabot (1799-
1885), contrôle La Revue des Deux Mondes, avec l’appui des Rothschild. Quoi qu’il en soit,
Napoléon III, par sa politique répressive, dresse contre lui tout le monde de la presse. Et un
journaliste de l’époque, Philibert Audebrand (1815-1906), résume assez bien le sentiment général
par cette formule : « Le Second Empire, né dans les ténèbres d’une nuit de décembre, avait en horreur
les vingt-six lettres de l’alphabet, toutes créées par la révolte des âmes, et il n’aimait la presse dans
aucune de ses manifestations. »
La presse devient ainsi un enjeu d’influence entre les proches de l’Empire. Après avoir fait
fortune grâce à la fièvre spéculative entourant les chemins de fer, l’agioteur Jules Mirès achète donc
très vite ce Journal des chemins de fer, un journal boursier qui lui permet de peser sur le marché. Et
de fil en aiguille il en vient à acheter d’autres journaux, Le Constitutionnel, qui publie en feuilletons
Alexandre Dumas (1802-1870) ou encore Eugène Sue (1804-1857), La Presse et Le Pays. Et pour
orienter quoi, cette fois ? Bien évidemment pour contrôler l’opinion : pour lui enjoindre de soutenir
le régime impérial. C’est ce à quoi s’emploie Adolphe Thiers (1797-1877), qui publie dans Le
Constitutionnel des billets enflammés en soutien au régime de Napoléon le Petit.
Et le très corrompu duc de Morny continue ultérieurement à faire de même : rachetant ces
journaux à Jules Mirès lors de sa chute, en 1861, il veille à ce qu’ils participent toujours de la
propagande du régime impérial.
Dans une étude que j’ai déjà évoquée, pour la revue Le Temps des médias , l’historien Marc
Martin passe en revue les scandales de corruption de la presse au XXe siècle et ajoute : « Ce n’était
pas la première fois que l’argent des affaires entretenait la presse de manière occulte. Ces pratiques
s’étaient développées, surtout à partir du Second Empire, dans l’information économique et
financière. La presse économique, d’abord hebdomadaire, apparue vers 1835, et l’information
boursière des quotidiens étaient les canaux par où passait particulièrement cette influence, les
journalistes spécialisés en étaient les agents de prédilection […]. Dès 1850, les Compagnies de
chemins de fer subventionnaient des hebdomadaires économiques et financiers, souvent par la
souscription d’abonnements, en échange d’une bonne presse et pour se protéger de campagnes de
chantage. »
Même s’il faut manier les comparaisons historiques avec une extrême précaution, de troublantes
similitudes apparaissent donc entre cette époque et la nôtre. Hier, ce sont les chemins de fer qui
aiguisent toutes les convoitises financières ; aujourd’hui, ce sont les télécommunications et Internet.
Mais dans les deux cas la presse est happée dans des logiques qui ne sont plus les siennes ; elle est
prise en otage par des puissances d’argent, quand elle n’en est pas complice. Terrible engrenage !
D’une époque à l’autre, c’est la loi du genre : le capitalisme de connivence génère tôt ou tard une
presse de connivence. Oui : tôt ou tard, malheureusement !
Mais il faut aller au-delà. Car le système bonapartiste qui se met en place avec Napoléon III a
pour la presse une aversion sur laquelle il faut nous attarder, car nous sommes aujourd’hui les
héritiers de ce système. Cette aversion est au cœur du bonapartisme : cette forme de régime étant
conçue comme le face-à-face entre un chef et le peuple, quiconque s’interpose ou veut troubler cette
rencontre doit être écarté. Syndicats, presse, Parlement : le bonapartisme ne souffre aucun réel
contre-pouvoir.
C’est Pierre Rosanvallon qui a le mieux établi ce constat, dans son ouvrage La Démocratie
inachevée, en évoquant le césarisme comme l’une des variétés du bonapartisme. « La politique est
dans ce cas simplifiée en un face-à-face du peuple unifié et de son chef qui exclut toutes les autres
formules d’organisation et d’expression légitimes. S’affirme là le projet d’une “démocratie
illibérale”, dans laquelle la restriction de certaines libertés publiques est théorisée comme la
condition d’une véritable souveraineté du peuple », explique-t-il ainsi. Cette définition est de
première importance. Elle permet de comprendre ce qui, sur le fond, relie l’histoire du Second
Empire à celle de la Ve République. Un régime a sans doute été autoritaire et répressif tandis que
l’autre ne l’a pas été ; mais tous deux ont un point commun : l’illibéralisme ; l’hostilité à tous les
contre-pouvoirs et au premier d’entre eux, celui que constitue la presse. C’est cela la marque du
présidentialisme.
Pierre Rosanvallon invite à juste titre à méditer le premier discours prononcé en 1852 par
Louis-Napoléon devant le Corps législatif. « Le lendemain d’une révolution, la première des
garanties pour un peuple ne consiste pas dans un usage immodéré de la tribune et de la presse ; elle
est dans le droit de choisir le gouvernement qui lui convient », déclarait ainsi celui qui n’était pas
encore empereur. Et Pierre Rosanvallon commente. « Alors que les libertés individuelles classiques
sont effectivement reconnues, les libertés publiques comme la liberté de la presse sont considérées
comme quantité négligeable. […] Le problème ? Il est pour les bonapartistes que cette puissance de
nature politique que constitue la presse n’est pas de type représentatif, qu’elle n’a aucune légitimité
démocratique. » L’auteur ajoute : « Le trait marquant du césarisme est que les libertés publiques y
sont réduites au nom même d’une certaine conception de l’exigence démocratique. Il ne s’agit donc
nullement d’une simple contradiction qui serait ou non dissimulée. La démocratie illibérale est en ce
sens une pathologie interne à l’idée démocratique. » Cette pathologie, conclut Pierre Rosanvallon,
procède de plusieurs éléments. L’un d’entre eux est le rejet « de tous les corps intermédiaires
politiques accusés de perturber l’expression authentique de la volonté générale ».
Si l’on regarde les débuts de la Ve République, il n’est guère difficile de discerner le même
illibéralisme à l’œuvre. Dans Les Droites en France, René Rémond (1918-2007) s’est appliqué à
recenser tous les signes distinctifs, d’une époque à l’autre, des régimes bonapartistes, et il fait
évidemment figurer dans la liste la manière dont ils usent de leur pouvoir face à la presse. « N’y a-t-
il pas analogie entre la façon dont le Second Empire, au moins dans sa phase autoritaire, en usa avec
la presse et la manière dont la Ve République utilisa le monopole de l’État sur la radio et la
télévision ? » interroge-t-il avant de mettre en parallèle le « régime de surveillance des journaux au
e
XIX siècle » et « l’usage unilatéral du petit écran au XXe ».
En vérité, les formulations de l’historien sont pour le moins prudentes car, si l’on se souvient
des premières heures de la Ve République et de ses relations avec les médias, la filiation bonapartiste
ne fait guère de doute. Il n’y a plus le « petit Pinard » pour faire du zèle et pourchasser en
permanence la presse qui n’est pas à la botte ; mais il y a un ministre de l’information – Alain
Peyrefitte (1925-1999) notamment, de décembre 1962 à janvier 1966 – qui veille à ce que l’action
gouvernementale soit fidèlement rapportée par l’ORTF. Censures fréquentes – dont celle, fameuse,
de la série La caméra explore le temps ou l’émission célèbre « Cinq colonnes à la une » ; mise en
place du service de liaison et d’information interministériel ; inauguration par le même Alain
Peyrefitte en avril 1963 et en personne, sur le plateau, de la nouvelle formule du journal télévisé ;
désignation par le général de Gaulle d’un interviewer attitré et obséquieux, en la personne de Michel
Droit (1923-2000) : les exemples abondent de la mise sous tutelle par les autorités gaullistes de la
radio et de la télévision publique. Ce qui suscite, lors des événements de mai-juin 1968, la tempête
que l’on sait : les manifestants dénoncent à juste titre une télévision scandaleusement à la botte.
Alors que les grandes radios, Europe 1 en tête, « collent » aux irruptions de colère de la faculté
de Nanterre puis du Quartier latin, les journaux télévisés, eux, n’en soufflent mot et ne donnent pas la
parole aux contestataires pendant les dix premiers jours de l’insurrection étudiante. Mais, encore une
fois, il ne faut pas s’y tromper : si les grévistes de l’ORTF de 1968 s’indignent de ce journalisme aux
ordres, les dirigeants gaullistes assument publiquement les relations qu’ils mettent en place entre le
pouvoir et les médias. Et ils construisent ouvertement un système qui s’inspire de la philosophie de
Napoléon III. Même après 1968, quand le système de l’information devient (à peine) moins répressif
qu’aux débuts de la Ve République, Georges Pompidou (1911-1974), devenu président, assume
publiquement lors d’une conférence de presse ces principes qui guident l’action publique, en lâchant
sa formule passée à la postérité : « Qu’on le veuille ou non, la télévision est considérée comme la
voix de la France, et par les Français, et par l’étranger. Et cela impose une certaine réserve. » Un cri
du cœur qui résume parfaitement l’illibéralisme persistant du système. L’Agence France Presse
(AFP) est souvent considérée par le pouvoir gaulliste, à la même époque, non pas comme une agence
indépendante mais comme une extension du ministère des Affaires étrangères.
Et cette filiation qui va du Second Empire jusqu’à l’époque gaulliste, on sent bien qu’elle se
prolonge jusqu’à aujourd’hui. Que l’on songe d’abord à ce que devient la presse parisienne juste
avant que Nicolas Sarkozy n’accède à l’Élysée, ou juste après. Le capitalisme du Fouquet’s qui
triomphe alors ressemble à s’y méprendre au capitalisme naissant du Second Empire : la
consanguinité entre les milieux d’affaires et les sommets de l’État est de même nature.
En somme, les mœurs consanguines du capitalisme de connivence à la française se combinent à
celles de la monarchie républicaine. Et c’est cette alliance des puissances d’argent et des sommets de
l’État qui étouffent depuis si longtemps la presse. C’est aussi ce qui explique que la crise de
dépendance de la presse française n’a pas de réel équivalent dans les autres grandes démocraties.
Sans doute y-a-t-il périodiquement aux États-Unis, pour ne parler que de ce pays, des
phénomènes de collusion entre la presse et les pouvoirs financiers ou politiques. Sans doute quelques
journalistes ont-ils été prisonniers de leurs sources, celles de la Maison Blanche par exemple
pendant la guerre d’Irak, et ont contribué à propager le mensonge d’État de Bush, celui des armes de
destruction massive. Sans doute quelques journalistes économiques, lors de la bulle Internet au
tournant des années deux mille, ont-ils aussi contribué à colporter les fausses informations
financières des sociétés comme WorldCom ou Enron, juste avant qu’elles ne soient emportées par un
krach financier retentissant et que l’on découvre leurs comptabilités truquées.
Mais la culture libérale, au sens anglo-saxon du terme, qui prévaut dans ce pays fait que la
presse a une légitimité qu’elle n’a pas en France et que, si des connivences sont établies, elles
finissent tôt ou tard par susciter des sursauts dans les journaux concernés quand ce n’est pas
l’éviction pure et simple des journalistes fautifs. C’est la force de cette culture politique qui
reconnaît l’importance des contre-pouvoirs, et tout particulièrement celui de la presse, dont la
légitimité est garantie par le premier amendement de la Constitution américaine.
C’est toute la différence entre la France et les États-Unis. Dans le premier cas, celui du régime
présidentialiste, toute l’organisation institutionnelle des pouvoirs, comme l’explique Pierre
Rosanvallon, repose sur le face-à-face entre le monarque républicain et le peuple ; et tout ce qui peut
venir s’interposer est illégitime. Dans le second cas, la liberté d’opinion, la liberté d’expression et la
liberté de la presse sont les valeurs fondatrices de la démocratie américaine. Je l’ai pointé en
ouverture de ce livre, en citant la célèbre formule de Thomas Jefferson, affirmant qu’il préférerait
vivre dans un pays avec une presse et pas de gouvernement plutôt que l’inverse. Mais on pourrait
citer encore bien d’autres assertions de ce genre, proférées par l’auteur de la Déclaration
d’indépendance, soulignant le même attachement au rôle démocratique de la presse. « Notre liberté
dépend de la liberté de la presse, et elle ne saurait être limitée sans être perdue », fait-il encore
valoir.
Nulle question d’idéaliser, ici, la démocratie américaine, qui connaît beaucoup de dérives et qui
tolère d’insupportables inégalités, de toutes sortes. Mais, comme par contraste, son fonctionnement
nous offre un effet de miroir : on y découvre à quel point le Parlement français a peu de pouvoirs par
comparaison avec le Congrès américain ; on y vérifie à quel point les autorités indépendantes,
comme la Securities and Exchange Commission (SEC), peuvent être énergiques, alors qu’en France
elles sont pour le moins indolentes ou asservies au pouvoir politique, comme le sont l’Autorité des
marchés financiers (AMF), ou encore le CSA. On peut y trouver, en somme, la confirmation qu’en
France le présidentialisme a conduit à une grave anémie de la démocratie, parce qu’il a asservi tous
les contre-pouvoirs. À commencer par celui de la presse.
C’est dire si une refondation de la presse, pour garantir son indépendance et son pluralisme, a
très peu de chances d’aboutir dans notre pays, si elle ne va pas de pair avec une refondation de toute
notre démocratie.
Conclusion

Sous le quinquennat de François Hollande, plus inquiétant en de nombreux domaines que celui
de Nicolas Sarkozy, rien n’aura échappé au naufrage général. C’est d’abord le pouvoir socialiste qui
a sombré, conduisant une politique économique et sociale néolibérale, dont la réforme du Code du
travail est le calamiteux symbole ; et, appliquant une politique sécuritaire ultra-réactionnaire, dont le
projet avorté de déchéance de nationalité, défendu jusque-là par le seul Front national, est l’autre
symbole honteux. Ce naufrage en a entraîné d’autres, dont celui de la presse.
À cela, il n’y avait nulle fatalité. Il y avait cent raisons pour que la puissance publique engage
une réforme de portée historique, prolongeant et refondant la grande loi de 1881 sur la presse,
toujours en vigueur. Rien que de très logique ! Avec l’irruption de l’électricité, la France connaît à la
fin du XIXe siècle une révolution technologique et industrielle majeure, puisqu’en découle la montée
en puissance de l’automatisation, du fordisme ; dans le cas des journaux, l’irruption de l’imprimerie
moderne avec ses rotatives. La IIIe République naissante a donc l’intelligence, en 1881, de doter la
France d’une grande loi démocratique pour appréhender cette révolution majeure. Son œuvre est
d’autant plus importante que la liberté de la presse, consignée dès les premières heures de la
Révolution dans la Déclaration des droits de l’homme, a été malmenée à l’approche de la Terreur,
puis, tout au long du siècle suivant, n’a jamais été véritablement rétablie. Avec la loi du 29 juillet
1881, dont l’article 1 résume la philosophie (« l’imprimerie et la librairie sont libres »), une
bienheureuse confluence se réalise : la révolution technologique, qui ouvre la voie à la presse de
masse, se conjugue avec la révolution démocratique, que constitue la liberté de la presse pour la
première fois véritablement garantie.
C’est cette même convergence que l’on aurait pu espérer. Car de nouveau nous vivons une
révolution technique et industrielle historique, celle des nouvelles technologies de l’information et de
la communication. François Hollande aurait pu avoir l’ambition d’attacher son nom à une nouvelle
grande loi garantissant le droit de savoir des citoyens à l’heure du numérique – une loi ayant elle
aussi les deux mêmes ressorts : refonder le droit de la presse pour prendre en compte cette révolution
technologique majeure ; offrir aux citoyens les formidables avancées démocratiques que permet
Internet.
Cette ambition aurait été d’autant plus réalisable qu’elle pouvait faire consensus dans le pays,
jusqu’au Parlement. De fait, c’est à l’unanimité que les membres de la « Commission de réflexion et
de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique » constituée à l’Assemblée nationale,
avec des députés de tous bords politiques et des personnalités qualifiées de tous horizons (dont le
président de Mediapart, Edwy Plenel), ont adopté en octobre 2015 leur rapport d’information intitulé
Numérique et libertés : un nouvel âge démocratique. L’ambition de cette loi, refondant celle de
1881, y était remarquablement affichée : « La priorité de l’heure, et pour laquelle nous avons déjà
trop tardé à nous mobiliser, est donc celle du nouvel écosystème démocratique nécessaire afin
d’éviter que la révolution numérique ne soit soumise à la loi du plus fort ou du plus bruyant, du plus
sauvage ou du plus violent, du plus marchand ou du plus autoritaire. Afin, en somme, qu’elle favorise
une renaissance de l’idéal démocratique, par l’approfondissement de ses méthodes et l’élargissement
de ses publics. Hier énoncé comme une promesse de principe, un droit universel devient soudain
réalité tangible. Formulé par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du
10 décembre 1948, le droit de tout individu “de chercher, de recevoir et de répandre, sans
considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce
soit” est désormais devenu une potentialité ouverte à n’importe qui, n’importe où et n’importe
comment, sur des supports divers et sous des formats multiples. » Et d’innombrables propositions y
étaient consignées pour mettre en œuvre cette ambition.
Las ! Comme pour tout le reste, le pouvoir socialiste a présidé à un véritable et immense gâchis.

Jamais les puissances d’argent n’ont eu les coudées aussi franches pour s’emparer de tous les
journaux ou médias qu’ils convoitaient. Sans doute la curée a-t-elle commencé bien avant – sous le
Second Empire. Ainsi fonctionne le capitalisme de connivence à la française : alors que presque
partout ailleurs, dans les grandes démocraties, la presse est la propriété de groupes de presse, il ne
choque personne en France que les médias soient la propriété de marchands de béton, de marchands
d’armes, de groupes de télécommunication, de groupes de luxe, tous entretenant des relations de
proximité avec le pouvoir, quand ils ne dépendent pas des commandes publiques. Mais si l’appétit
des grandes fortunes pour la presse et les médias n’est pas une nouveauté en France, la tendance s’est
creusée de façon spectaculaire depuis 2012.
Avec l’aggravation de la crise de la presse, c’est une vaste braderie qui a commencé. À prix
cassé, les milliardaires ont fait leur marché dans des conditions plus avantageuses qu’avant. Et le
pouvoir socialiste s’en est accommodé, sans jamais rouvrir le débat sur les lois anti-concentration.
Sans jamais saisir la perche tendue par la commission co-présidée par le député socialiste Christian
Paul, et réfléchir aux solutions pour l’avenir.
Pire : dans cet insupportable marigot où la presse est à vendre à l’encan, le pouvoir socialiste
n’est pas seulement responsable de n’avoir rien fait, il participe du même système. Il n’y a plus d’un
côté des milliardaires qui convoiteraient la presse, et de l’autre des socialistes qui seraient
impuissants à contenir cette boulimie. En vérité, ces deux mondes sont poreux et ont des intérêts
partagés. C’est aussi ce que nous avons constaté tout au long de cette enquête. Témoin le parcours
sinueux d’un David Kessler qui s’associe à Bastien Millot, le créateur de Bygmalion, pour participer
à la campagne du sarkoziste Alexandre Bompard, pour la présidence de France Télévisions ; il
devient ensuite le bras droit du banquier Matthieu Pigasse, lequel est financé pour son entrée dans le
capital du Monde par le sarkoziste François Pérol. David Kessler qui se met au même moment au
service de Pascal Houzelot pour obtenir du CSA l’autorisation pour la sulfureuse chaîne Numéro 23 ;
puis qui devient le conseiller de François Hollande à l’Élysée pour les médias ; puis, à peine après
avoir quitté l’Élysée, qui se met discrètement au service de Delphine Ernotte pour essayer d’obtenir
sa désignation comme P-DG de France Télévisions par le CSA, présidé par Olivier Schrameck…
qu’il a contribué à nommer à ce poste du temps où il était à l’Élysée ! Témoin encore le banquier
d’affaires Matthieu Pigasse, qui, après avoir été au cabinet ministériel de Dominique Strauss-Kahn
puis à celui de Laurent Fabius, a fait fortune en conseillant quelques grands patrons parisiens et est
devenu à son tour un patron… de presse.
C’est le système oligarchique français qui est consanguin. Et les élites socialistes en sont l’un
des rouages. En faut-il encore une preuve, on la trouve dans l’association En temps réel – sorte de
Fondation Saint-Simon, mais orientée radicalement plus à droite – qui a été le premier marchepied du
ministre du Medef, Emmanuel Macron : à ses côtés, au sein du conseil d’administration, on trouve de
nombreux hommes d’affaires, mais aussi le directeur de Libération, Laurent Joffrin, ou la directrice
générale de Radio France, Catherine Sueur.
Comment le pouvoir socialiste pourrait-il s’ériger en censeur des puissances d’argent qui
mettent la main sur la presse et les médias, et parfois les soumettent à leurs caprices ? Comme on l’a
vu avec la télévision publique, le pouvoir socialiste en a fait tout autant. Désireux d’avoir des
émissions sur mesure, François Hollande – comme la plupart de ses prédécesseurs – a battu en
brèche les principes d’indépendance et de qualité qui devraient être la règle pour l’audiovisuel
public. Au point que France 2 ne se comporte parfois guère mieux qu’une chaîne dans un pays
autocratique : à la botte ! Pour la plus grande colère – mille fois justifiée – d’une bonne partie des
journalistes qui y travaillent mais qui n’ont pas voix au chapitre.
Nous avons vécu un véritable tournant en 2012 : jamais la concentration de la presse, entre les
mains de quelques milliardaires, n’avait atteint en France de telles proportions. Et jamais aussi, du
même coup, ces mêmes milliardaires ne s’étaient sentis aussi autorisés à piétiner la liberté de la
presse, en faisant intrusion dans les contenus éditoriaux de leurs rédactions. Avec à la clef les
résultats que l’on sait : les censures à Canal +, dans les titres du groupe Crédit mutuel ou au
Parisien ; les interdits à M6 ; les pressions au Monde ; l’autocensure partout ailleurs… Et, pour
couronner le tout, les pressions sur l’audiovisuel public.
Preuve que les menaces s’accumulent sur la presse et que des projets plus inquiétants se
préparent dans les coulisses du pouvoir, le directeur de l’Autorité de la concurrence et de la
consommation, Bruno Lasserre, s’est même autorisé à préconiser un véritable big-bang de la
réglementation qui encadre la presse, à l’occasion d’un entretien avec Le Monde (6 juillet 2016) :
« Même si cela n’est pas dans la compétence de l’Autorité, je pense aussi qu’il faudrait revoir les
règles de concentration des médias afin de faire émerger des acteurs forts, capables d’acquérir des
droits de plus en plus onéreux et d’exporter leur savoir-faire. » Une révision qui sonnerait la fin de
tout pluralisme…
Pour être honnête, il y a tout de même eu durant ce quinquennat une proposition de loi, celle
portée par le député socialiste Patrick Bloche, pour tenter d’œuvrer dans le bon sens. Une
proposition de loi qu’il faut indéniablement saluer puisqu’elle a mis en œuvre des dispositions
progressistes. Elle a ainsi fait obligation aux groupes de presse d’adopter et de respecter des chartes
déontologiques. Elle a aussi mieux encadré le droit de la presse, de telle sorte que celui-ci ne puisse
plus être contourné et que des journalistes ne puissent plus être poursuivis pour des recels d’autres
délits, comme ce fut le cas pour les journalistes de Mediapart qui, dans l’affaire Bettencourt, n’ont
pas été poursuivis pour avoir enfreint les règles édictées par le droit de la presse, mais pour recel de
violation de la vie privée. Surtout, la proposition de loi a enfin pris une disposition énergique pour
garantir le secret des sources des journalistes.
La proposition de loi de Patrick Bloche en est certes restée à des mesures cosmétiques, sans
effet pour contenir le raz-de-marée des puissances d’argent. Sans effet pour interdire non plus les
censures décidées par elles ou les autocensures générées par le nouvel écosystème qu’elles ont
formé.
Les forces qui se sont coalisées pour offrir la presse et les médias à quelques milliardaires sont
même encore plus nombreuses que cela. Car, si la révolution numérique avait pu ouvrir le jeu et
contribuer à ce qu’il y ait de nouveaux entrants dans le secteur de la presse et des médias, tout s’est
pourtant refermé : les milliardaires sont mieux protégés, de même que les monopoles déjà constitués
dont ils disposent. La vieille presse endogame s’est défendue de l’irruption d’une nouvelle presse
indépendante.

Que l’on observe par exemple les crédits publics à la presse : dans le cas des aides directes, ce
sont les milliardaires qui sont les premiers servis. Un comble ! Au hit-parade de ces aides directes
(chiffres 2014), Le Figaro (groupe de Serge Dassault), arrive 1er (15,2 millions d’euros) ;
Aujourd’hui en France (Bernard Arnault), 2 e (14 millions) ; Le Monde (Niel, Pigasse et Bergé),
3e (13,1 millions) ; Libération (Patrick Drahi), 6e (8 millions) ; Télérama (Niel, Pigasse et Bergé),
7e (7,1 millions) ; L’Obs (Niel, Pigasse et Bergé), 9e (5,2 millions) ; L’Express (Patrick Drahi),
10e (4,9 millions) ; Le Parisien (Bernard Arnault), 12 e (4,3 millions) ; Paris Match (Arnaud
Lagardère), 14e (3,6 millions) ; Le Point (François Pinault), 15e (3,5 millions) ; Les Échos (Bernard
Arnault), 17e (3,4 millions) ; et ainsi de suite… Les aides les plus colossales tombent dans la poche
des milliardaires les plus riches !
Soit dit en passant, les mêmes médias qui sont maintenant la propriété de milliardaires
richissimes sont aussi ceux qui, sans scrupule, n’hésitent pas à tendre la sébile pour obtenir des
subsides du fonds installé par Google pour venir soi-disant en aide à la presse – en contrepartie d’un
accord tacite de paix fiscale avec la puissance publique. Sentant que l’État devient impécunieux, ces
journaux ne ressentent pas la moindre gêne à vivre aux crochets d’un immense oligopole qui fait
peser sur la liberté de la presse et son pluralisme de graves dangers.
Par ce truchement, BFM-TV (Patrick Drahi) a ainsi perçu en 2013 la somme de 261 000 euros ;
Les Échos (Bernard Arnault), 588 000 ; L’Express (Patrick Drahi), 1,9 million ; Le Figaro (Serge
Dassault), 1,8 million ; Libération (Patrick Drahi), 649 000 ; Le Monde (Niel, Pigasse et Bergé),
1,8 million ; L’Obs (Niel, Pigasse et Bergé), 1,9 million ; Le Parisien (Bernard Arnault), 144 000 ;
etc.
Cette politique publique taillée sur mesure pour favoriser les puissances d’argent a des effets
implacables : elle sape le pluralisme de la presse et menace le droit de savoir des citoyens. Et cette
politique régressive va au-delà. Il faut encore mentionner le projet liberticide de secret des affaires,
qui a d’abord fait l’objet d’une proposition de loi en France à l’initiative du député socialiste (et
futur garde des Sceaux) Jean-Jacques Urvoas, avant que le gouvernement français ne se rallie et soit
l’un des meilleurs soutiens d’une directive européenne liberticide. Que l’on songe à la gravité de
cette régression démocratique : alors que le scandale planétaire des « Panama papers » vient
d’éclater, établissant l’étendue des systèmes de fraude fiscale auxquels ont recours de nombreux
groupes industriels et tout autant de banques, l’Europe ne trouve rien de mieux à faire que de
promouvoir une directive, lourde de conséquences pour les lanceurs d’alerte et les journalistes. Elle
fait le choix de l’opacité, alors que la transparence devrait être la règle.
Et pourtant, puisqu’il est temps de conclure, je veux dire ici, à tous ceux qui me liront, que je ne
suis paradoxalement pas pessimiste. Je vois au contraire des raisons d’espérer.
Il y a dans le pays une claire conscience de l’état de dépendance dans lequel la presse a été
placée. Tous les détails de cet état de servitude ne sont pas forcément connus. Mais les citoyens
savent, pour beaucoup d’entre eux, ou alors se doutent, que le contrôle de la quasi-totalité de la
presse a conduit à un système terriblement malsain. Ils pressentent que la presse est trop souvent
engluée dans des systèmes de connivence ou d’intérêt qui abîment la qualité ou l’honnêteté de
l’information.
Mais le sentiment qui chemine dans le pays est évidemment plus large et profond que cela. Car
chacun comprend bien que, s’il faut une refondation de la presse, pour garantir indépendance et
honnêteté de l’information, cela n’a guère de chances d’aboutir si elle n’intervient pas dans le cadre
d’une refondation plus générale de notre démocratie. Si notre presse est entre des mains fortunées, si
la télévision publique est toujours aux ordres de l’exécutif, c’est qu’en réalité notre démocratie est
malade. C’est que les médias sont contaminés par les ravages du présidentialisme et de l’affairisme.
C’est en cela, seulement, que le quinquennat Hollande aura été utile : dans toutes les dérives qu’il
aura connues, dans toutes les trahisons où il se sera vautré, il nous aura au moins fait toucher du doigt
l’impérieuse nécessité d’une révolution démocratique, dont la refondation de la presse ne sera qu’un
volet.
Toutes les mesures dont la presse et les médias auraient besoin, toutes les mesures que les
citoyens seraient en droit d’attendre, on les connaît de longue date. Ce sont de nouvelles dispositions
durcissant les critères anti-concentration et prohibant l’intervention dans le secteur des médias des
groupes qui dépendent des commandes publiques ; ce sont des mesures énergiques pour favoriser
l’émergence de sociétés citoyennes de presse ; c’est l’annulation de toutes les dispositions
garantissant le secret des affaires ; c’est encore l’instauration d’un ambitieux Freedom of Information
Act à la française, garantissant un droit d’accès aux citoyens à tous les documents administratifs et à
toutes les informations des entreprises aidées par l’État ou sous contrat avec lui ; ce pourrait être le
renforcement des protections accordées aux lanceurs d’alerte. C’est enfin un gigantesque panel de
mesures à mettre en œuvre, pour renouer avec l’ambition libératrice de la Déclaration des droits de
l’homme.
Quant à la télévision, publique ou privée, c’est bien aussi une révolution dont les citoyens
auraient besoin, pour donner aux rédactions un pouvoir d’approbation ou de révocation des
directeurs de l’information, comme cela a longtemps existé dans la presse. Pour en finir avec les
intrusions des actionnaires, qu’il s’agisse des actionnaires privés ou de l’actionnaire public. Pour en
finir avec cette pantalonnade qu’est l’actuel Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui ne régule rien,
quand il n’est pas de mèche avec ceux qu’il devrait sanctionner, et trouver un autre mode de contrôle,
plus proche des élus de la nation. Pour contenir les ravages que la privatisation de TF1 n’a cessé de
générer sur le secteur de l’audiovisuel, tirant sans cesse l’information vers le bas – et pourquoi pas
en renationalisant TF1 ?
En un mot, il s’agirait de redonner sens au service public, et de faire de l’audiovisuel public la
maison commune de tous les citoyens, la propriété de tous, et non pas celle du pouvoir, pas celle d’un
clan.
On ne peut plus ignorer ces pistes. Depuis que Mediapart a vu le jour, le 16 mars 2008, nous ne
cessons – avec d’autres – de les défendre dans le débat public. Elles sont au cœur de L’Appel de la
colline, que Mediapart a lancé le 24 novembre 2008, en association avec Reporters sans frontières ;
comme elles sont détaillées dans le livre Combat pour une presse libre , que mon confrère Edwy
Plenel a écrit l’année suivante.
Ces pistes sont aussi au cœur de nombreuses plates-formes des Sociétés de journalistes qui, à la
faveur de cette crise d’indépendance, ont éclos ces dernières années dans de nombreuses rédactions,
ou des organisations syndicales de journalistes. Mais, surtout, elles ont un écho croissant dans le
débat public et sont devenues populaires. Car tout est là : cette grande réforme démocratique, auquel
le pouvoir socialiste a tourné le dos, n’aboutira que si elle est l’affaire de tout le pays.
C’est la raison de mon optimisme : à d’innombrables indices, on devine que l’heure de la
refondation approche. Enfin ! De nouveau, la presse debout…
Livres cités

On trouvera ci-dessous les références de tous les ouvrages cités au fil de cet essai.

Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à
nos jours (Flammarion, « Champs Université-Histoire », 2003)
Jean-Pierre Azéma, Jean Moulin : le politique, le rebelle, le résistant (Perrin, 2003)
Rachid Arhab, Pourquoi on ne vous voit plus ? (Michel Lafon, 2015)
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (Le livre de poche, 1989)
Odile Benyahia-Kouider, Un si petit Monde (Fayard, 2011)
Hubert Beuve-Méry, Du Temps a u Monde ou la presse et l’argent , conférence prononcée par le
directeur général du Monde, le jeudi 24 mai 1956 au Théâtre des Ambassadeurs, sous les
auspices des Conférences des ambassadeurs
Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie (Le Seuil,
« République des idées », 2015)
Albert Camus, Camus à Combat, Cahiers Albert Camus, no 8 (Gallimard, 2002)
Christophe Charle, Le Siècle de la presse, (1830-1939) (Le Seuil, « L’univers historique », 2004)
Ariane Chemin et Vanessa Schneider, Le Mauvais Génie (Fayard, 2015)
Benoît Collombat et David Servenay (dir.), avec Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec,
Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français (La
Découverte, 2009)
Hélène Constanty, Razzia sur la Riviera, enquête sur les requins de la Côte-d’Azur (Fayard, 2015)
Camille Desmoulins, Œuvres, tome I (Ebrard, 1836)
Édouard Drumont, La France juive (Flammarion, 1886)
Alain et Patrice Duhamel, Cartes sur table (Plon, 2010)
Marc Endeweld, L’Ambigu Monsieur Macron (Flammarion, 2015)
Patrick Eveno, Le Journal Le Monde, une histoire d’indépendance (Odile Jacob, 2001)
Gilles Finchelstein, Piège d’identité : réflexions (inquiètes) sur la gauche, la droite et la
démocratie (Fayard, 2016)
Pascale Froment, René Bousquet (Stock, 1994 ; réédité en 2001 par Fayard)
Francisque Gay, Éléments d’une politique de presse : les entreprises de presse, les trusts de
presse, volume I (Cahiers clandestins, 1944)
Laurent Greilsamer, Hubert Beuve-Méry (Fayard, 1990)
Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias des origines à nos jours (Le Seuil, « Points
Histoire », 2015)
Jean-Marie Le Chevallier, Immigration en Europe : attention danger, (GDE, 1989)
Albert Londres, Terre d’ébène (la traite des Noirs) (Albin Michel, 1929)
Rosa Luxemburg, La Révolution russe (ouvrage de 1918, publié à titre posthume, accessible sur
Internet : https ://www.marxists.org/)
Marc Martin, « Retour sur “l’abominable vénalité de la presse française” », Le Temps des médias,
no 6, janvier 2006, p. 22-33
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Laurent Mauduit, Petits Conseils (Stock, 2007)
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Pierre Milza, Napoléon III (Perrin, 2004)
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George Orwell, La Ferme des animaux (Gallimard-Folio, 1984)
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Edwy Plenel, Combat pour une presse libre (Galaade, 2009)
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Maximilien de Robespierre, Œuvres, tome I (Laponneraye, 1840)
Patrick Rödel, Spinoza, le masque de la sagesse – Biographie imaginaire (Climats, 1997)
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René Rémond, Les Droites en France (Aubier, 1954)
Jean Schwœbel, La Presse, le Pouvoir et l’Argent, préface de Paul Ricœur (Le Seuil, 1968)
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (Garnier Flammarion, 1999)
Jean Tulard (dir.), Dictionnaire du Second Empire (Fayard, 1995)
Guy Vadepied, Émilien Amaury, la véritable histoire d’un patron de presse du XXe siècle (Le
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Voltaire, Questions sur les miracles (1765), Œuvres complètes, tome VIII (Furne, 1835)
Charles Walton, « La liberté de la presse selon les cahiers de doléances de 1789 », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, no 53-1, janvier 2006, pp. 63-87
Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié (Tallandier, 2012)
Éric Zemmour, Le Suicide français (Albin Michel, 2014)
Pour débattre de ce livre

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