M L E M A G A Z I N E D U M O N D E — S A M E D I 2 6 M A R S 2 0 2 2 – N O  5 4 9

M Le magazine du Monde n o 549. Supplément au Monde n o 24017/2000 C 81975

SAMEDI 26 MARS 2022. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.

DE POUTINE
NICE LA RUSSE

+ À Moscou, l’exil de la classe moyenne

ET L’OMBRE
CARTE BLANCHE À Marlene DUMAS.
L’ARTISTE SUD-AFRICAINE EST L’INVITÉE DE “M” JUSQU’EN JUIN, À L’OCCASION
DE SON EXPOSITION “OPEN-END” AU PALAZZO GRASSI, À VENISE. CETTE SÉLECTION
MÊLE PORTRAITS DE GRANDS HOMMES ET TOILES À LA SENSUALITÉ TÉNÉBREUSE.

Photo Peter Cox

Elle parle,
2015-2016.

6
COLLECTION GEM DIOR
Acier, diamants et nacre.
Au programme “CE PAYS EST PERDU POUR DES ANNÉES, PEUT-
ÊTRE DES DÉCENNIES.” Ioulia, Moscovite quadragénaire,
le pressent. Elle s’apprête à prendre le chemin de l’exil.
Avec de nombreuses précautions mais beaucoup de
sincérité, elle a confié à Benoît Vitkine, correspondant
du Monde à Moscou, les raisons de son départ, ou plutôt
de sa « fuite ». Comme des centaines de Russes qui
partent tous les jours depuis le début de la guerre, le
24 février, elle renonce à une « vie confortable », parce
qu’elle ne voit plus d’avenir à un pays qui s’enfonce déjà
dans une crise profonde. Et dans lequel, même timide,
même discrète, toute tentative d’exprimer le début d’un
doute sur le bien-fondé des actions de Vladimir Poutine
est sévèrement réprimée. Il y a aussi, pour les hommes,
la crainte d’être mobilisé et envoyé au combat. Alors, on
paie à prix d’or un billet vers la Turquie ou les répu-
bliques d’Asie centrale qui ne seront souvent que la pre-
mière étape vers l’­Allemagne, la Pologne, Israël ou plus
loin encore. Fuir aussi en voiture jusqu’en Géorgie,
comme Maria et Konstantin. Tous ces voyages, auxquels
beaucoup n’imaginent pas de retour avant de très lon-
gues années, sont longs et compliqués. Mais il faut se
hâter avant qu’un nouveau rideau de fer n’enferme la
Russie. Comme au temps de l’Union soviétique. En plus
de la difficulté émotionnelle de l’exil, l’insondable tris-
tesse de laisser derrière soi sa famille et ses amis, Benoît
8
Vitkine raconte comment cette émigration souligne les
profondes divisions de la société russe. Ceux qui s’en
vont sont évidemment ceux qui ont un peu d’argent, un
bon niveau d’études, quelques contacts ailleurs, des
compétences à faire valoir à l’étranger et, surtout, cette
conviction qu’il n’y a aucune issue possible à la situation
actuelle. Ceux qui restent sont souvent loin des grandes
villes et de leurs centres modernes, ils n’ont pas de
moyens financiers ni, surtout, aucun recul sur la situa-
tion. Comme le dit dans l’article un avocat interrogé
depuis la Sibérie, bloqué par manque de ­passeport
international à jour, « 90 % des gens autour de moi sont
pour la guerre ».
Guerre, ce mot désormais interdit en Russie est partout
dans l’article que Yann Bouchez consacre à la ville de
Nice, sans doute une des plus russes d’Europe. La cathé-
drale Saint-Nicolas y a été le témoin de tous les soubre-
sauts de l’histoire d’un pays et de son dirigeant, dont les
tentations impérialistes se révèlent même sous les ors
de cette église de la Riviera. Dans ce récit, les allers-
retours entre le passé et le présent rappellent les mots
de Ioulia… Une histoire qui se compte en « années, peut-
être en décennies. »
Marie-Pierre LANNELONGUE
Le sommaire
LA SEMAINE
18 Entre-soi
Les roublards du protocole.
19 
Me Irène Terrel, l’avocate
historique des “Ombres
rouges”, remonte au front.
22 
Journal d’Olga et de Sasha,
semaine 4. “C’est affreux de
s’habituer à ne jamais avoir
le cœur en place.”
24 Le club des traqueurs
de yachts.
25 Un film danois sur
l’exil triplement nominé
aux Oscars.
26 Au Chili, le nouveau visage
du communisme au pouvoir.
27 Le Covid-19 gravé au cœur
de Londres.
28 Qui est vraiment…
Soazig de La Moissonnière.
30 En Provence, le Dalida
Institute surfe sur la vague
des télé-crochets.
32 C’est peut-être
un détail pour vous…
Joe Biden a fêté la Saint-
Patrick le 17 mars.
36 La première fois que
“Le Monde” a écrit
Arnold Schwarzenegger.
LE MAGAZINE
37 Nice la russe rattrapée par la 50 Une mère dans les filets
guerre de Poutine. L’offensive
en Ukraine trouve un écho
particulier sur la Côte d’Azur.
À Nice, les membres de la
communauté russe
implantée de longue date
sont sur la défensive et, pour
certains, échaudés par
la volonté de la Fédération
de Russie de se réapproprier
les principaux sites
orthodoxes de la ville.
44 Ioulia, Vladislav, Andreï, le
choix de l’exil. Inquiets de
l’effondrement économique
et opposés à la guerre en
Ukraine, ces Russes de la
classe moyenne se sont
résolus à quitter leur pays.
de “l’aliénation parentale”.
Lola Hakimian pour M Le magazine du Monde. Jonas Unger pour M Le magazine du Monde
Ce syndrome qui met en
avant la capacité à manipuler
la parole d’un enfant dans
le but de se venger de l’autre
parent lors de divorces est
utilisé comme argument
dans certains cas de litiges
de garde liés à des
accusations d’inceste.
56 PORTFOLIO.
Aux arrêts. Sur l’ancien site
de la prison des Baumettes,
à Marseille, avant qu’il ne
soit détruit début 2022, le
photographe Marco Barbon
s’est attaché à recenser
les traces de vie laissées
par les détenus.
 LE GOÛT
65 Dors et d’argent.
82 Temps libre
94 Cœur de rappeur.
98 Tandem
Don de récupération.
Marco Barbon. Magali Paulin pour M Le magazine du Monde
100 Fétiche. Cous d’éclats.
101 Librement inspiré
Mémoire d’outrenoir.
102 Librement inspiré
Boss à cheveux.
103 Variations
Âge de pierres.
104 Jakob Wagner, designer
de valeurs.
106 Figure de style
Réaction en chaînes.
108 La beauté du geste. Pascal
Monteil, le fil de l’histoire.
111 Le sens du détail
Jeu de cubes.
112 Une chambre en ville
Montréal et merveilles.
114 Traitement de saveur
Retour à la base.
115 À portée de main
La presse à burger.
116 Carte sur table
Le Maquis a déjà
ses partisans.
117 C’est le bouquet
Douceurs florales.
120 Jeux
La couverture
122 Dans l’album de… a été réalisée
Anouk Grinberg. par Jonas Unger
pour M Le magazine
du Monde.
COORDONNÉES DE LA SÉRIE « DORS ET D’ARGENT », P. 65.
Alexander McQueen : alexandermcqueen.com — Area : area.nyc — Balenciaga : balenciaga.com — Blumarine :
blumarine.com — Chanel : chanel.com — Chaumet : chaumet.com — Coperni: coperniparis.com— De Beers : debeers.fr —
Del Core : delcore.com — Dinh Van : dinhvan.com — Dior : dior.com — Dolce & Gabbana : dolcegabbana.com — Falke :
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Saint Laurent par Anthony Vaccarello : ysl.com — Van Cleef & Arpels : vancleefarpels.com
COORDONNÉES DE LA SÉRIE « TEMPS LIBRE », P. 82.
A.P.C. : apc.fr — Baume & Mercier : baume-et-mercier.com — Celine par Hedi Slimane : celine.com — Charvet : charvet.fr
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11
 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.
DIRECTRICE DE LA MODE_
Suzanne KOLLER

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Benoît HOPQUIN.

Avec Stéphanie MARTEAU et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté), Caroline ROUSSEAU
(cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode). Avec Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),

Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Arthur MERCIER.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Caroline SIEURIN. Photogravure_Fadi FAYED, Philippe LAURE. Avec Ingrid MAILLARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Geneviève CAUX.
Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Arnaud
DUBOIS et Rachel TEYSSANDIER.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS

DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
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DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
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Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Laetitia CLAVREUL, Michel GUERRIN, Christian MASSOL, Franck NOUCHI (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service)
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Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 6%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.021kg/tonne de papier.
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Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.
 1 – YANN BOUCHEZ, journaliste à M
Le magazine du Monde, s’est rendu à
Nice, une ville marquée depuis plus
de deux siècles par l’héritage des
Russes qui l’ont fréquentée et dont
certains descendants sont restés.
« Architecturalement, la ville est
encore parsemée de châteaux hors
du commun construits au XIXe siècle
par les riches financiers qu’on n’ap-
pelait pas encore oligarques. Si les
Russes sont bien moins nombreux
qu’après la révolution de 1917 se joue
une bataille judiciaire, depuis une
quinzaine d’années, autour des
­édifices orthodoxes qui dit beaucoup
des appétits de la Fédération de
Russie. » P. 37
Le Monde. Jonas Unger. Le Monde. Dina Oganova. Adam Lach.
Elles et ils ont participé à ce numéro.
Pierre Tour y. Kamile Zavadskaite. Yann Le Bec
1 2
2 – JONAS UNGER, photographe alle-
mand qui travaille pour Vogue ou le
magazine du Wall Street Journal, vit
à Paris et s’est rendu à Nice photo-
graphier l’héritage russe de la ville,
ce qui lui a rappelé des souvenirs.
« Quand j’étais enfant, mon grand-
père, professeur de relations interre-
ligieuses à l’université de Heidelberg,
spécialiste de l’Église orthodoxe russe
en Ukraine, m’a emmené en voyages
d’étude dans ce qui était alors le bloc
de l’Est, où nous avons visité monas-
tères et églises orthodoxes. » P. 37
3 – BENOÎT VITKIN E, correspondant
du Monde en Russie, se penche sur
l’une des conséquences du conflit
en cours en Ukraine : le départ de
leur pays de milliers de Russes de la
classe moyenne opposés à la poli-
tique de leur gouvernement. « À
Moscou et dans les grandes villes du
pays, quand on croise une connais-
sance, c’est devenu une question
rituelle de lui demander  : “Tu es
encore là ?” Cela donne une certaine
idée du gâchis que constitue, pour la
Russie même, cette “opération mili-
taire spéciale”, comme la législation
impose de l’appeler. » P. 44
3 4
4 ET 5 – ADAM LACH ET DINA OGANOVA,
photographes polonais et géorgien,
ont documenté l’exode des Russes
inquiets de l’évolution de leur pays.
Le premier, documentariste et
artiste visuel, a effectué des missions
dans les pays postsoviétiques pour
le New York Times, le Guardian,
GEO, Newsweek. Il a remporté le
concours international Pictures of
the Year, le Prix international de la
photographie et le concours Grand
Press Photo. La seconde est photo-
graphe documentaire. En 2017, elle
a remporté le Prix européen du
journalisme pour la meilleure photo
documentaire. Elle est l’autrice d’un
livre photos réalisé à la main en
­édition limitée, My Place, qui traite
de la nouvelle génération géor-
gienne, la première à avoir vécu
après l’effondrement de l’Union
soviétique. L’ouvrage fait partie de la
collection du Metropolitan Museum
de New York. P. 44
5 6
6 ET 7 – S T É P H A N I E T H O M A S ET
XAVIER DELEU sont journalistes et
réalisateurs de documentaires télé
et radio. En travaillant sur leur pro-
chain projet autour des « enfants
mal placés » de l’aide sociale à l’en-
fance – ceux qui auraient dû rester
auprès de leurs parents –, ils se sont
penchés sur le syndrome d’aliéna-
tion parentale. « Nous sommes
­tombés sur le cas d’Élodie, révéla-
teur du recours persistant par les
magistrats à cette notion controver-
sée. De mère protectrice, elle est
devenue aux yeux de la justice une
manipulatrice toxique. » P. 50
8 – YANN LE BEC, illustrateur, est né
en 1985 et vit à Paris après avoir
grandi en Bretagne. Après des
études à Londres, il commence à
réaliser des dessins pour divers
magazines. Cette semaine, il illustre
l’article sur le syndrome d’aliéna-
tion parentale qui, quoique décrié,
infuse la sphère de la justice. P. 50
7 8
13
 Pour envoyer vos photographies de M :
lemonde.fr/lemdelasemaine

DROIT DE RÉPONSE
À la suite de l’article « À l’abbaye
de Lagrasse, la querelle des deux
chapelles » (M Le magazine du Monde
du 25 décembre 2021), nous avons
reçu, au titre du droit de réponse,
le courrier suivant de Charles de
Meyer, président de l’association
SOS Chrétiens d’Orient :
« Dans un article intitulé “À l’abbaye
de Lagrasse, la querelle des
deux chapelles”, publié le
samedi 25 décembre 2021 dans
M Le magazine du Monde, l’association
SOS Chrétiens d’Orient était citée en
ces termes : “Ou l’écrivain voyageur
Sylvain Tesson qui, de retour d’un
voyage dans le Haut-Karabakh,
a participé, le 13 octobre, à une
conférence de SOS Chrétiens
d’Orient, une association proche
de l’extrême droite qui entretient
l’idée qu’une guerre se joue entre
chrétiens et musulmans.”
SOS Chrétiens d’Orient conteste
vivement cette allégation et précise
qu’elle ne possède aucun lien avec
aucun parti politique. En outre, elle
défend la cohabitation pacifique entre
les communautés, quelles que soient
leur ethnie et leur religion. »

Le M de la semaine.
« LES CASCADES DE LA GORGEAT, EN SAVOIE. » Renaud BUÉNERD
Renaud Buénerd

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#SeDéplacerMoinsPolluer
 ENTRE-SOI L  ES ROUBLARDS DU PROTOCOLE.
À L’HEURE OÙ LES BEAUX JOURS ARRIVENT ET OÙ LES MASQUES TOMBENT, LES CONTAMINÉS
AU COVID-19 DE LA DERNIÈRE HEURE PRÉFÈRENT LEURS PETITS ARRANGEMENTS AVEC L’ÉPIDÉMIE
PLUTÔT QUE LE RESPECT STRICT DES RÈGLES D’ISOLEMENT.
DEPUIS QUE LE GOUVERNEMENT
A LARGEMENT LEVÉ L’OBLIGATION DU
MASQUE, que le printemps est là, que
les agendas se sont remplis de toutes
les festivités décalées depuis deux ans,
les personnes testées positives au
Covid-19 semblent plus rétives à suivre
strictement les protocoles d’isolement.
Voilà les nouveaux positifs, ces der-
niers punis, devenus capables de toute
la mauvaise foi possible et des cham-
pions d’épidémiologie alternative pour
inventer des règles qui les autorisent à
ne pas s’appliquer la semaine d’isole-
ment recommandée par la Sécurité
sociale. Au fond d’eux, ils savent bien
qu’ils prennent des petits raccourcis
avec l’épidémie, mais, depuis
mars 2020, ils avaient tout respecté :
les gestes barrière, le port du masque
dans l’ascenseur, le gel hydroalcoo-
lique en perfusion… Alors, s’ils font un
peu n’importe quoi à présent, ils
veulent croire que le bon Dieu des
virus sera magnanime, eu égard à leurs
efforts passés. Dans ce climat de
laisser-­aller général, ils trouveraient
vraiment injuste d’avoir à s’appliquer
des règles strictes. Finalement, c’était
plus simple quand ils avaient un peu
peur. Mais leur angoisse de transmettre
le virus a diminué avec les beaux jours :
ils préfèrent se composer des théories
médicales sur mesure en fonction de
leurs plans pour la semaine.
À QUOI ON LES RECONNAÎT
Ils ont renoncé à s’isoler complète-
ment, mais pas à se trouver de bonnes
raisons de le faire. Ils bâtissent de nou-
velles règles à partir des spécificités
d’Omicron qu’ils ont théorisées dans les
deux heures qui ont suivi leur résultat
positif. Quand on leur parle du proto-
cole d’isolement, ils répondent : « Mais
ça, ce sont les anciennes consignes,
non ? » Ils ont repoussé le moment de se
faire tester pour faire démarrer leur iso-
lement plus tard. Ils recalculent la date
d’apparition de leurs premiers symp-
tômes jusqu’à ce qu’elle leur permette
de ne pas déprogrammer leur samedi
soir. Ils veulent bien être confinés sur
les heures de boulot mais pas le week-
end ; dans la journée, oui, mais pas à
l’heure de l’apéro.
COMMENT ILS PARLENT
« En y réfléchissant, j’avais quelques
symptômes la semaine dernière, donc je
ne serai plus contagieux pour la soirée
de samedi. » « Il est seulement légère-
ment positif. » « On aérera. » « Enfin, les
enfants ne font que des formes légères. »
« O.K., j’ai pris le train, mais je n’allais
pas rester là-bas, et puis j’avais un
masque FFP2. » « Chacun fait selon sa
conscience. » « Les tests, il faut les
prendre avec des pincettes. » « Les
enfants l’ont déjà eu. » « À l’hôtel, je
n’avais pas d’autre choix que d’aller au
Texte Guillemette FAURE
resto. » « Autour de moi, tout le monde
est vacciné. » « J’attends mon retour de
voyage pour me tester, mon billet n’est
pas remboursable. » « J’y suis allé, mais
j’ai gardé le masque. » « J’ai encore des
symptômes, mais, quand je regarde les
statistiques, je ne dois plus être conta-
gieux… » « Les règles ont changé quinze
fois, de toute façon… » « On ne peut pas
laisser les gens sous cloche. » « Olivier
Véran a dit que… »
LEURS GRANDES VÉRITÉS
Faut bien faire ses courses. De toute
façon, tout le monde l’a. Les gens sont
vaccinés.
LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
À partir de quand doit-on compter les
jours d’isolement ? Qui est-ce que je
protège quand je m’isole si les gens
vont au cinéma sans masque ?
LEUR GRAAL
Se plaindre de ne pas avoir réussi à
télécharger leur test positif sur
TousAntiCovid ou regretter que les
consignes du gouvernement changent
trop souvent, l’air de dire qu’on ferait
un effort si l’État commençait par y
mettre du sien.
LEUR FAUTE DE GOÛT
Déplorer que le Covid-19 reparte à
la hausse.

Me IRÈNE TERREL, L’AVOCATE
­HISTORIQUE DES “OMBRES ROUGES”,
REMONTE AU FRONT.
Depuis quarante ans, cette avocate
défend des exilés italiens, anciens militants
d’extrême gauche, condamnés à de lourdes
peines pour activités terroristes en Italie.
Jusqu’à leur arrestation, le 28 avril 2021,
sur décision du président Macron. Elle
Marc Chaumeil/Divergence
plaide une nouvelle fois, depuis le 23 mars,
contre leur extradition devant la chambre
d’instruction de la cour d’appel.
Texte Lucas MINISINI
LA SEMAINE
Me Irène Terrel,
à Vincennes,
le 22 juin 2008.
“J’IMAGINAIS QU’UN JOUR j’irais manger une pizza avec
mon père, là où il a grandi, en Italie », souffle Félix, 30 ans. Son
père, exilé italien, a été interpellé au printemps. Assise près du
jeune homme, au sous-sol d’une cantine italienne du nord de
Paris (les noms de famille ne sont pas publiés à la demande des
intéressés), le mardi 8 mars, Concetta, 63 ans, répond qu’ils en
« rêvaient » tous. Claudio, Pascale et Marie, les trois autres per-
sonnes présentes ce jour-là, approuvent. Mais tous savent aussi
que c’est impossible. Malgré une « grande angoisse » et beau-
coup de « confusion », la petite troupe, soudée, tente de ne pas
perdre espoir. Ils se raccrochent à un nom, souvent évoqué dans
leurs discussions : Me Irène Terrel, l’avocate de leur mari, de leur
épouse ou de leur père. Ces anciens militants radicaux de l’ex-
trême gauche italienne la connaissent, pour certains, depuis
quarante ans. D’autres sont devenus des « amis » de l’avocate.
Pendant les « années de plomb » (1968-1982), ils ont été accusés
d’avoir eu un rôle lors d’attentats terroristes. À l’époque, tous
sont condamnés à de lourdes peines de prison. Parfois à la per-
pétuité. Comme plusieurs centaines d’anciens activistes,
ils fuient leur jugement et trouvent refuge en France à
19

partir des années 1980 et 1990. Ils y
fondent des familles, travaillent et envisagent
un avenir paisible. Loin de la lutte et de l’Italie.
Tout change le 28 avril 2021. À 6 heures du
matin, sept d’entre eux (Roberta Cappelli,
Marina Petrella, Giovanni Alimonti, Enzo
Calvitti, Narciso Manenti, Giorgio Pietrostefani
et Sergio Tornaghi) sont arrêtés, en France, par
la police antiterroriste. Trois autres (Maurizio
Di Marzio, Luigi Bergamin et Raffaele Ventura)
suivront peu de temps après. Surnommées les
« Ombre rouges » par la presse italienne, en
référence aux Brigades rouges, ces dix per-
sonnes ont été interpellées sur décision
d’­Emmanuel Macron, en réponse aux
demandes d’extradition insistantes formulées
par l’État italien depuis plusieurs années. Les
dossiers sont examinés par la chambre de l’ins-
truction, à la cour d’appel, à partir du mercredi
23 mars, chaque semaine, pendant un mois.
Dans le sous-sol du restaurant, Concetta
résume : « Nous sommes maintenant entre les
mains d’Irène Terrel. »
Rien ne pouvait laisser penser que Me Terrel,
aujourd’hui septuagénaire, allait devenir le
conseil de dizaines de ces « exilés » italiens,
symbole d’un pan tragique de l’histoire italienne.
À l’époque, la jeune Irène Terrel, ancienne étu-
diante en lettres, philosophie et droit, à Paris,
choisit de devenir avocate pour « créer une pas-
serelle face à l’institution qui écrase l’individu »,
raconte celle qui a un temps travaillé avec
Gisèle Halimi. « L’essentiel pour moi est de
conjuguer le droit, l’humain et le politique. » Elle
travaille alors régulièrement avec son époux,
Jean-Jacques de Felice, au sein du cabinet qu’il
a créé. Il est un avocat respecté, ancien vice-
président de la Ligue des droits de l’homme,
connu pour avoir défendu des militants du FLN
en pleine guerre d’Algérie. La première affaire
italienne remonte à 1982. Le couple est alors
appelé par l’abbé Pierre : le fondateur d’Em-
maüs a appris par une de ses nièces, Françoise
Tüscher, l’­arrestation de Vanni Mulinaris, l’un
des fondateurs de l’école de langues Hyperion.
L’établissement parisien, dirigé par d’anciens
militants italiens, est accusé d’être le « cerveau
du terrorisme international » avant d’être totale-
ment innocenté. Le couple d’avocats se déplace
en Italie, où ils se font remarquer à force de
conférences de presse. À Paris, des personnali-
tés de l’extrême gauche italienne, comme
Oreste Scalzone, cofondateur du groupe Potere
operaio, conseillent à d’anciens militants de les
prendre comme conseils. Les dossiers affluent.
« J’ai sillonné la France pour plaider en leur
faveur », se souvient Irène Terrel.
En 1985, la France du président Mitterrand a
pris un engagement solennel. Fini la justice
des dernières années du mandat de Valéry
Giscard d’Estaing, qui mène les anciens briga-
distes italiens au tribunal : « À la fin des
années 1970, on perdait de plus en plus d’af-
faires et beaucoup étaient renvoyés en Italie »,
raconte Henri Leclerc, grand avocat à l’origine
du cabinet collectif Ornano, très impliqué en
20
faveur des exilés. À l’issue de longues
­discussions, démarrées en 1981 avec Louis
Joinet, magistrat et conseiller du premier pré-
sident de gauche de la Ve République, surgit
alors la « doctrine Mitterrand ». Dans son allo-
cution du 20 avril 1985, prononcée lors du
65e congrès de la Ligue des droits de l’homme,
le chef de l’État assure que ces militants seront
« à l’abri de toute sanction par voie d’extradi-
tion ». À condition qu’ils renoncent à la lutte
armée et sortent de la clandestinité. En 1998,
dans une lettre adressée à Me de Felice et
Me Terrel, et publiée dans Le Monde, le pre-
mier ministre, Lionel Jospin, rappelle qu’il n’a
pas l’intention de « modifier l’attitude qui a été
celle de la France jusqu’à présent ». En tout,
quatre présidents (François Mitterrand,
Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François
Hollande) respecteront cette doctrine. Et,
quand la justice rend un avis favorable au ren-
voi en Italie, les décisions ne sont pas appli-
quées, comme dans le cas de Marina Petrella,
en 2008, sous la présidence Sarkozy. À
67 ans, l’ancienne membre des Brigades
rouges fait aussi partie des dix ­personnes
arrêtées en 2021. « Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai
jamais été inquiète de l’­extradition puisqu’il n’y
en a jamais eu », souligne Me Terrel.
Dans son bureau du 5e arrondissement de
Paris, l’avocate, qui a défendu en 2008 Julien
Coupat, accusé du sabotage d’une ligne TGV
avant d’être relaxé, peaufine ses plaidoiries à
venir et les mémoires écrits, longs de plusieurs
dizaines de pages chacun. Tout pour empêcher
l’extradition de ses sept clients. Malgré les
compléments d’information demandés par la
justice française, peu d’éléments ont été ajou-
tés aux dossiers, du côté italien. « C’est d’une
arrogance totale, s’agace Irène Terrel, ils
LA SEMAINE
Me Terrel a
également
défendu
Julien Coupat,
dans l’affaire
dite de Tarnac
liée au sabotage
d’une ligne TGV
(ici, en 2009).
Le 28 avril 2021, jour
de leur arrestation,
Éric Dupond-Moretti, garde
des sceaux, avoue n’avoir
“strictement aucun état
d’âme” les concernant.
partent du principe qu’il n’est même pas
­nécessaire de répondre aux demandes de la
cour et qu’aucun obstacle ne peut empêcher les
extraditions. » Mais elle est encore plus choquée
par l’attitude de l’État français : le 28 avril 2021,
jour de leur arrestation, Éric Dupond-Moretti,
garde des sceaux, avoue n’avoir « strictement
aucun état d’âme » les concernant. Dans la fou-
lée, en direct sur France Inter, l’ancien ­avocat
compare ces anciens activistes aux « terroristes
du Bataclan ». Un « amalgame honteux.
À l’époque, en Italie, selon l’ancien président
Francesco Cossiga, il s’agissait d’une guerre
civile de basse intensité », selon l’avocate.
Quel pourrait être l’intérêt d’­Emmanuel Macron
dans cette affaire ? Irène Terrel peine à trouver
l’explication de cette décision politique. Elle
insiste : « C’est une trahison de la décision histo-
rique de la France. »
Depuis que son mari est décédé, en 2008, Irène
Terrel poursuit seule le combat. « Aujourd’hui,
on voudrait leur coller l’étiquette de terroriste,
loin du contexte politique de l’époque », à en
croire Me Terrel. L’avocate évoque l’éloignement
des faits, la difficulté à se replonger dans cette
période historique et le manque de soutien.
Une « frilosité de la pensée » sur ces questions,
malgré quelques tribunes : une dans Libération,
signée par Jean-Luc Godard, Édouard Louis,
Annie Ernaux ; ou dans Le Monde, avec un texte
d’Erri De Luca. Pour l’auteur italien, 71 ans, tou-
jours proche de ses « camarades », c’est une
question « d’humanité », détaille-t-il, par Skype.
Dans son bureau, Irène Terrel insiste sur les lon-
Ber trand Langlois/AFP
gues années de prison qui attendraient ses
clients, tous âgés de plus de 60 ans, en cas
d’extradition : « Après leur avoir accordé l’asile,
ce serait une condamnation à mort. » Elle prend
une pause : « Je n’y crois pas. »
TOUT COMMENCE AU

re m i e r
Mon p e
ta to u a g

PHOTOGRAPHIE RETOUCHÉE

Olga et Sasha sont deux sœurs
ukrainiennes. La première a 34 ans
et est caviste à Paris, où elle habite
depuis sept ans. La seconde, âgée
de 32 ans, vit à Kiev. Au début
de la guerre, elle s’est installée,
avec sa mère, son compagnon,
Viktor, son chien et son amie Y.,
dans un immeuble ayant
un parking souterrain. Au rythme
des sirènes et des explosions, tous
font des allers-retours entre l’ap-
partement et le sous-sol. Les deux
sœurs ont accepté depuis le début
du conflit de tenir leur journal de
bord pour “M”. À Kiev, Sasha tente
d’avancer sur ses projets profes-
sionnels ; en France, Olga ne peut
s’empêcher de lui envoyer les
mêmes messages inquiets : « Tout
va bien ? Tout va bien ? ».
MARDI 15 MARS
OLGA : Des réfugiés m’écrivent,
essayent de trouver des apparte-
ments… Mais je n’ai juste pas
d’énergie pour aider de façon
rationnelle. Je n’arrive pas à me
concentrer. J’ai pris l’habitude
d’écouter Oleksy Artestovych, le
conseiller de guerre principal de
Zelensky (ça y est, mon iPhone
me suggère son nom automati-
quement quand j’écris !). C’est
quelqu’un de très structuré, intel-
ligent. Il dit que la guerre est bien-
tôt finie et qu’il faut « juste » régler
la question de comment elle va se
terminer. Il parle lentement, sa
voix est grave, il est très rassu-
rant. C’est ma méditation de la
journée ! Quand je commence à
stresser ou à pleurer, je regarde
Texte Élisa MIGNOT
Illustration Aline ZALKO
ses vidéos. Et je me calme.
Certains me disent que c’est de
l’information positive, de la propa-
gande, quoi… Mais si on ne se
retrouve pas autour d’un but com-
mun, nous les Ukrainiens, tout va
tomber à l’eau, non ? Plusieurs
Français m’ont demandé :
« Bonjour Olga. Une question
m’obsède… C’est quoi réellement
le motif de cette guerre ? Parce
que moi, là, je n’y comprends
rien. » Eh bien, je n’ai qu’une
réponse à ça : « Quel était le motif
d’Hitler ? » Envahir le monde,
imposer sa vision. Poutler – c’est
comme ça qu’on l’appelle sur les
réseaux sociaux – veut que tout
soit Russie : qu’on soit russe,
qu’on parle russe, qu’on mange
russe. Comme si nous n’avions
pas le droit d’exister.
SASHA : Hier, maman a rapporté
de chez elle des couvertures et
aussi des bouteilles de vin de
France qu’Olga nous avait don-
nées. Elle a aussi pris tout ce qu’il
y avait dans son congélateur. Elle
a trouvé des steaks de saumon,
on a fait un vrai festin ! Et elle a pu
préparer un bortsch. Le soir, on a
descendu l’ordinateur au parking
et on a fait une petite séance de
cinéma avec Inglourious
Basterds, de Tarantino. Très à
propos. On y est resté jusqu’à
3 heures du matin, on entendait
des explosions.
Il y a eu des bombardements très
proches du quartier où j’ai vécu
pendant dix ans, dans le centre-
ville à côté de la Porte dorée
(Zoloti Vorota). C’est très connu
LE JOURNAL D’OLGA ET SASHA – SEMAINE 4
“C’EST AFFREUX
                       DE S’HABITUER
À N’AVOIR JAMAIS
LE CŒUR EN PLACE.”
des Français, car il y a l’ambas-
sade de France et l’Institut fran-
çais. Quelques immeubles dans
d’autres quartiers ont aussi été
touchés – des blessés, des morts,
des maisons sont détruites. Il y a
du soleil aujourd’hui, ça fait plaisir
de sortir, même si mon rythme
cardiaque s’accélère à chaque
bruit. On a été au café où on s’est
rencontrés avec Viktor. On y a
passé tellement de temps ces
quatre dernières années. On
connaît tout le monde là-bas. Les
cafés et d’autres commerces
rouvrent pour quelques heures
par jour. Il faut faire bosser les
gens et relancer l’économie. Tous
travaillent au son des sirènes et
des explosions lointaines. Tous
les gens que je rencontre sont
bienveillants et très attentifs.
Comme si toute la ville était en
alerte. On a trouvé des cigarettes
à la station essence, on a eu de la
chance, il n’y en a plus nulle part !
MERCREDI 16 MARS
OLGA : On s’est parlé un tout
petit peu avec Sasha aujourd’hui.
Mais leur décision de rester conti-
nue à m’énerver. Ma grand-mère
est dans un appartement avec
des murs en carton. S’il y a un
missile, une bombe ou même un
ricochet… Je trouve ça irrespon-
sable. Je ne peux pas les juger,
car, encore une fois, je ne suis pas
sur place. Sinon, c’est la routine,
je continue mes cours de
conduite. C’est compliqué de me
concentrer, je pense tout le temps
aux miens. Ça fait trois
semaines… Vingt et un jours. Je
suis comme un zombie. Je suis
allée chanter à la chorale ce soir,
même si je n’en avais pas envie.
C’était la première fois depuis
deux ans qu’on chantait sans
masque, trop bizarre.
SASHA : Couvre-feu toute la
journée. On reste à la résidence,
plongés dans Instagram et
Telegram, au milieu des sirènes et
des explosions. N’importe quel
son de la rue (voiture, tra-
vaux, etc.) nous fige. Je ne sais
pas combien de temps on mettra
à se refaire aux sons de la ville
normale après la guerre. C’est
affreux de s’habituer à n’avoir
jamais le cœur en place. On com-
mence à maigrir. On sort quand
même dans la cour intérieure de
l’immeuble, avec Y. et le chien, on
se prépare du thé et on se met au
soleil. On entend les détonations
au loin. On sait que le couvre-feu
est indispensable pour mener à
bien les opérations militaires dans
la ville, pour éliminer les groupes
de saboteurs prorusses, faire
passer l’aide humanitaire ou les
colonnes de notre armée. J’ai
regardé les médias russes (enfin,
le peu qui reste), et je comprends
mieux l’aveuglement total des
Russes. Ils pensent, eux, que les
sanctions internationales, c’est
pour faire la guerre contre leur
pays, pas pour mettre fin à la
guerre dans le nôtre. Et qu’ils sont
une grande majorité à soutenir
cette guerre en Ukraine ! C’est
affreux. Ce soir, maman a préparé
comme d’habitude les gâteaux
LA SEMAINE
pour les soldats, mais il y en avait
aussi un pour nous. On a lancé le
film Django Unchained (on se fait
un cycle Tarantino), mais, vers
minuit, les sirènes ont résonné et
nous avons passé presque toute
la nuit dans le parking. Y. a dormi
dans la voiture, moi et maman on
a lu les nouvelles, Viktor faisait
des allers-retours pour voir la
situation dehors et fumer des
clopes. Vers 5 heures, on était tel-
lement fatigués qu’on est remon-
tés, on a dormi jusqu’à 11 heures.
JEUDI 17 MARS
OLGA : Je suis dans mon lit. Je
pense qu’aujourd’hui, c’est un
cap. En partant du travail, j’ai
regardé les vidéos de ce qui se
passe à Marioupol, j’ai vu les
bébés, les enfants, les gens par
terre… qui sont morts. Je regarde
tout ça et je n’arrive plus à pleurer.
Je suis épuisée psychologique-
ment. J’envoie à maman et Sasha
toutes les heures : « Tout va bien ?
tout va bien ? » Ce matin, j’ai vu les
immeubles bombardés, j’ai cru
que c’était celui de ma mère.
Mais, en fait, non. Une heure
après, ma meilleure amie, I., qui a
fui à Vienne, m’a dit que c’était
l’appart’ de ses beaux-parents.
Heureusement, ils n’étaient pas
là. Chaque personne en Ukraine
est désormais touchée…
Quelqu’un connaît quelqu’un qui
connaît quelqu’un. À Vienne, I. me
dit qu’elle se sent misérable, per-
due, comme une SDF. Elle a tout
quitté. Elle voudrait être à Kyiv
[Kiev, M respecte le choix ortho-
graphique d’Olga et de Sasha],
avec les siens. Beaucoup de gens
qui sont partis écrivent qu’ils
veulent rentrer. Ma grand-mère
est toujours chez elle, avec ma
tante, elles vont bien. Aujourd’hui,
je l’ai un peu secouée, car je veux
qu’elle protège les fenêtres avec
du ruban adhésif, mais elle n’en a
pas… C’est une petite chose,
mais elle est dans un appart avec
plein de fenêtres et quand je
vois toutes les roquettes et les
missiles… Mon papa, ça fait deux
jours qu’on ne s’est pas appelés.
La dernière fois, je me suis un
peu lâchée, j’ai dit qu’il fallait
évacuer ma grand-mère. Je
comprends que ça les saoule
d’entendre toujours ça.
SASHA : Des roquettes sont
tombées sur Kyiv… dans l’ancien
quartier de Y., des immeubles
sont détruits, il y a des morts. Sur
les photos, on reconnaît l’école et
le jardin d’enfants tout près de là
où Y. a vécu jusqu’à ses 25 ans.
Viktor a pris la décision de passer
chez nous pour arroser les
plantes et parler avec les voisins.
Je pense qu’il veut se promener
aussi et faire une pause : on vit
tellement les uns sur les autres
avec maman et Y. C’est normal.
Mais prendre le taxi et partir, c’est
tellement risqué, j’en ai eu mal au
cœur. Il en a profité pour acheter
des produits pour ma grand-mère
qui habite sur l’autre rive du
Dniepr. Elle nous a appelés en
riant, en pleurant de joie. J’espère
qu’elle ne se sent pas trop seule.
Elle essaye de garder le moral, on
l’appelle chaque matin et aussi
quand il y a les sirènes pour
qu’elle se cache avec ma tante
handicapée dans le couloir où la
règle « des deux murs » peut s’ap-
pliquer. C’est une règle d’ingénie-
rie : quand tu as le premier mur
qui prend la vague d’explosion et
s’effondre, le deuxième est censé
te protéger des restes de ce mur
détruit. En théorie…
Ce soir, encore la même chose,
on passe des heures en bas dans
le parking sans dormir. J’ai avancé
un peu sur mes projets profes-
sionnels, j’ai échangé des mes-
sages avec des contacts, je
cherche des missions. Mais, fran-
chement, je n’ai pas du tout l’es-
prit au clair pour faire autre chose
qu’un travail bénévole qui
concerne la guerre. Ça va chan-
ger avec le temps, j’en suis sûre.
“On appelle ma grand-mère quand il y a
les sirènes pour qu’elle se cache avec ma tante
handicapée dans le couloir où la règle « des
deux murs » peut s’appliquer : quand tu as le
premier mur qui prend la vague d’explosion et
s’effondre, le deuxième est censé te protéger
des restes de ce mur détruit. En théorie…” Sasha
Surtout quand mes économies
seront épuisées. Je pense à
toutes les destructions causées
par la guerre… Je sais qu’après,
les temps seront durs pour
l’Ukraine. Mais on est certains,
avec mes amis, qu’on reconstruira
tout avec toutes nos forces.
C’est ça le patriotisme, rien
d’autre. Il faut juste que
l’empire russe sombre… Qu’il
nous laisse tranquilles.
SAMEDI 19 MARS
OLGA : Ça ne va pas du tout. J’ai
envie de tout laisser tomber. Il n’y
avait encore que très peu de
monde à République aujourd’hui.
La place, presque vide, était triste.
Il n’y avait quasi que des
Ukrainiens. Sur les groupes
Facebook des Ukrainiens de
Paris, beaucoup disent que les
Français ne semblent pas préoc-
cupés. J’ai vraiment ce même
sentiment. Tout le monde a déjà
oublié ? Les Ukrainiens attendent
que, dans toutes les villes euro-
péennes, les gens sortent et les
soutiennent. Tous les samedis à
15 heures, c’est TRÈS IMPOR-
TANT de venir aux
rassemblements.
SASHA : J’ai dormi presque
toute la journée, je ne voulais rien
faire. Kyiv continue sa vie de
guerre. Les soldats et la défense
territoriale sont partout. Ce soir, il
faisait chaud, on s’est posés sur la
terrasse qui donne sur la cour en
buvant du thé. Le printemps
arrive et on l’attend. Mes potes
proches sont tous partis. Mon
amie M. se trouve dans la région
d’Ivano-Frankivsk avec ses
parents très âgés. Elle m’écrit
chaque jour qu’elle a le syndrome
du réfugié même si elle est en
Ukraine. Elle veut revenir à Kyiv.
Une autre amie proche, à Lviv,
me dit la même chose. Sinon
tous mes amis s’activent : aide
humanitaire, force numérique,
du bénévolat, etc. Personne ne
reste sans rien faire.
DIMANCHE 20 MARS
OLGA : Je suis allée chanter
aujourd’hui. C’est de plus en plus
difficile de discuter avec les
autres. Certains chanteurs vont
participer à un concert caritatif
pour l’Ukraine dans une église. Ça
me donne de l’espoir.
SASHA : On s’est réveillés assez
tôt pour faire des courses. Avec Y.,
on adore ces petits trajets dans la
ville. C’est la première fois depuis
le début de la guerre qu’on allume
la musique dans la voiture – on a
mis des chants indiens, des man-
tras. C’était une belle matinée,
même si on a entendu et senti une
explosion quelque part dans la
ville. L’armée russe attaque peu,
elle a épuisé ses réserves. Ils n’ont
plus de logistique pour leurs sol-
dats. Mais ils s’installent dans les
villages et y font des choses
affreuses. Notre armée organise
des contre-attaques. Ça va finir
vite. On se prépare pour la
reconstruction de notre Ukraine.
LUNDI 21 MARS
OLGA : C’est mon jour off.
Je suis vautrée dans mon lit.
Sans aucune énergie. Je suis
démotivée. J’ai parlé à ma mère
aujourd’hui, elle était très
fatiguée et triste. Ça me fait
mal au plus profond de mon
cœur. Elle ne mérite pas ça.
Personne ne mérite ça. Cette
sale guerre est épuisante.
SASHA : On a passé toute la nuit
en bas tant les explosions
étaient fortes. Un immense et
tout nouveau centre commercial
de Kyiv a été complètement
bombardé, il était tout près de là
où habitait Y. juste avant la
guerre. On y était encore le
23 février, on l’aidait à faire des
achats pour son emménage-
ment. C’est hallucinant. Demain,
il y aura le couvre-feu toute la
journée. Tout va bien, on suit les
infos, on suit les sirènes. 
23
 ALEX FINLEY COMPTE QUATRE YACHTS. CHAQUE NAVIRE
LUI SEMBLE PLUS IMPOSANT QUE LE PRÉCÉDENT. Ce 13 mars,
à Tarragone, près de Barcelone, sur le port Tarraco, l’ancienne
officière de la CIA devenue autrice de romans ­d’espionnage est
lancée avec deux amies dans une chasse un peu spéciale.
Elles recherchent le Crescent. Cent trente-cinq mètres de long,
cinq niveaux, une piscine, deux helipads et un « atrium entouré
de baies vitrées », selon le site YachtCharterFleet.com. Les der-
nières coordonnées GPS disponibles sur la plateforme
MarineTraffic, diffusées en novembre, plaçaient le vaisseau en
Catalogne, près de Barcelone. Il est bien là sur cet embarcadère
spécialement conçu pour accueillir des « superyachts », de
45 mètres à 160 mètres de long. Le Crescent est séparé des
autres bateaux, en partie camouflé par une barrière pour éviter
les regards indiscrets. « Vu sa taille, ça ne couvrait qu’une minus-
cule partie à la poupe », raconte Alex Finley, par WhatsApp.
Elle enquête, espérant découvrir l’identité du propriétaire, restée
secrète. Le 16 mars, l’agence Reuters révèle qu’il appartient à
l’oligarque Igor Setchine, PDG de l’entreprise ­d’hydrocarbures
Rosneft, visé par les sanctions européennes en réponse à l’inva-
sion russe en Ukraine. Dans la foulée, le gigantesque vaisseau
est saisi par les autorités espagnoles.
Basée à Barcelone, Alex Finley a d’abord mené ce type de
« recherches » pour son travail de renseignement au sein
de la CIA. Une fois reconvertie en autrice, elle utilise ses
connaissances pour nourrir ses fictions. Depuis le début de la
LE CLUB DES TRAQUEURS DE YACHTS.
Lancée sur la piste des oligarques russes, une petite
communauté d’internautes traque les navires de luxe et
les jets privés des riches soutiens du régime de Poutine,
en collectant les données publiques à disposition.
Texte Lucas MINISINI
Le Crescent,
en mars 2022,
à Tarragone. Le
yacht a été saisi
par les autorités
espagnoles.
guerre en Ukraine, elle poste les résultats de cette quête inédite
sur son compte Twitter (suivi par plus de 40 000 personnes
aujourd’hui), avec le hashtag #yachtwatch. Jusqu’à devenir l’une
des personnalités les plus respectées des amateurs de traque.
Aujourd’hui, des milliers de personnes participent activement
à ce petit jeu du chat et de la souris, version oligarques russes.
Difficile d’évaluer plus précisément leur nombre. Cette
­étonnante communauté rassemble de façon aléatoire des ano-
nymes, des anciens des services de renseignement, des étu-
diants et quelques entrepreneurs dans la tech. « En deux
semaines, j’ai traqué tellement de yachts », raconte Alex Finley.
Et la chasse continue. Pour pister yachts et jets privés apparte-
nant à l’élite russe, cette communauté en ligne multiplie les stra-
tégies. Les révélations contenues dans des enquêtes journalis-
tiques, comme les « Pandora Papers » publiées à
l’automne 2021, leur permettent de dénicher les propriétaires
de ces biens. Il suffit alors de les suivre à la trace. Pour ça, les
coordonnées GPS des avions privés et des yachts sont généra-
lement accessibles publiquement. Si bien que, depuis début
mars, quatre oligarques ont décidé de s’affranchir de la légalité
en stoppant la diffusion de leurs coordonnées aux autorités
maritimes. Pas de quoi semer les pisteurs : « Certains anciens
employés de ces navires et des lanceurs d’alerte, encore en
poste, nous transmettent des informations et des photos »,
raconte Oliver Houston, 44 ans, un consultant politique britan-
nique très actif dans le groupe en ligne. Pour lui, les yachts ne
sont pas seulement des « lieux de vacances » amusant à surveil-
ler. Ils symbolisent, de façon grandiloquente, une « kleptocratie »
liée à Vladimir Poutine. Certains sont même dotés de « sys-
tèmes d’armement » et d’hélicoptère militaire.
Avant même la guerre, en 2020, Jack Sweeney a commencé à
suivre des jets privés « pour se marrer ». Étudiant en informatique
à l’université de Floride centrale, près d’Orlando, le jeune
homme de 19 ans se destine à une carrière d’ingénieur logiciel.
Probablement dans l’aviation, comme son père. En attendant,
quel engin suivre parmi les milliers d’avions privés qui quadrillent
la planète chaque jour ? Son choix se porte sur celui d’Elon Musk
avant de s’élargir à d’autres millliardaires. Sweeney est un « fan »
du patron de SpaceX et Tesla. Quelques mois plus tard, près de
10 000 personnes suivent son compte Twitter répertoriant de
façon automatisée les mouvements du jet du ponte de la tech.
En décembre 2021, Musk écrit à l’adolescent. « Il se demandait
comment j’avais conçu cet outil », raconte l’Américain. Le richis-
sime homme d’affaires lui propose aussi 5 000 dollars contre la
fermeture du compte Twitter. Et pourquoi pas 50 000 dollars, lui
répond Sweeney ? Promettant de « réfléchir à la contre-offre »,
Elon Musk finit par bloquer Jack Sweeney. Résultat, l’étudiant, en
cravate rouge et chemise blanche, devient un nouveau genre de
célébrité sur Internet. Avant même le début du conflit, il est solli-
cité par des anonymes afin de suivre les jets privés ou les yachts
d’oligarques. Aujourd’hui, ces comptes sont suivis par des cen-
taines de milliers de personnes. Depuis le campus de son uni-
versité, Jack Sweeney raconte, au téléphone : « Je me suis rendu
compte que cette activité devenait importante pour l’Ukraine. »
Le suivi presque en direct de ces oligarques permet notamment
de « soutenir le moral » de nombreux Ukrainiens. Régulièrement,
l’écrivain anglais Oliver Houston envoie un résumé de ses der-
nières trouvailles à Taras Ostapchuk, combattant volontaire à
Kiev connu pour avoir tenté de couler le yacht de son ancien
patron, le marchand d’armes russe Alexander Mikheev. Au
Parlement anglais, le consultant « attire l’attention » en transmet-
tant les noms, références et localisations des biens d’oligarques
oubliés par les sanctions. Bientôt, les yachts et jets privés des
Josep Lago/AFP
proches du pouvoir russe pourraient être tous saisis. Ou tous
cachés dans des ports comme celui de Dubaï. Oliver Houston
souffle : « C’est une course contre la montre. »
 LA SEMAINE

QU’IL REMPORTE UNE STATUETTE

DORÉE OU PAS, le 28 mars à Hollywood, Flee UN FILM DANOIS SUR L’EXIL
TRIPLEMENT NOMINÉ AUX OSCARS.
(« fuir », en anglais) a déjà inscrit son nom dans
l’histoire des Oscars. Jamais un film n’avait été
nominé simultanément dans les trois catégo-
ries, meilleur film d’animation, meilleur film
documentaire et meilleur film international. À
Le documentaire “Flee” raconte l’histoire d’un adolescent
la cérémonie, le réalisateur danois Jonas Poher afghan qui fuit son pays et arrive quelques années plus
Rasmussen sera accompagné de son épouse,
de ses deux enfants et de sa mère (française).
tard au Danemark, où il devient un universitaire respecté.
Le héros du film, Amin (c’est un nom d’em- Le réalisateur Jonas Poher Rasmussen a souhaité “donner
prunt), restera dans l’anonymat, comme il en a
fait la demande au début du projet.
un visage aux réfugiés” à l’heure où le gouvernement de son
Jonas et Amin se sont rencontrés adolescents. pays durcit les conditions d’accueil.
« J’avais 15 ans, il en avait 16, explique Jonas.
Un jour, il est arrivé dans mon village, tout seul, Texte Anne-Françoise HIVERT
d’­Afghanistan, et il a été placé dans une famille
d’accueil. Il a appris le danois étonnamment
vite. Il était toujours très bien habillé. Je le voyais
dans le bus, tous les matins, pour aller à l’école Image extraite
du film Flee,
et nous sommes devenus amis. À l’époque, de Jonas Poher
j’étais curieux de savoir d’où il venait et pour- Rasmussen.
quoi. Mais il ne voulait pas en parler et je l’ai
­respecté.  » Vingt-cinq ans plus tard, les deux
hommes sont toujours très proches. « C’est en
préparant à manger pour lui, il y a deux jours,
que je me suis coupé », dit Jonas, en brandis-
sant son doigt emmailloté dans un pansement.
Une semaine avant de s’envoler pour les États-
Unis, fin février, le réalisateur a donné rendez-
vous, un dimanche après-midi pluvieux, dans
le centre de Copenhague, au restaurant
Les Voyageurs. Plus que de voyage, il sera
question de fuite : celle d’une famille qui tente
par tous les moyens d’échapper aux violences
de la guerre et aux persécutions. La fuite
d’un homme aussi, qui a passé la majeure
­partie de sa vie à esquiver son identité, avant
qu’elle ne le rattrape.
Il y a une quinzaine d’années, Jonas a proposé
à Amin, devenu un universitaire respecté, de rien pendant toutes ces années. Pour ne pas première ministre danoise, la sociale-démo-
l’interviewer sur son passé. « Il m’a dit qu’il trop en dévoiler, on dira seulement que le film crate Mette Frederiksen, qui s’est réjouie de ce
n’était pas encore prêt, mais que, quand il le retrace le vrai parcours d’Amin. Le jeune gar- succès danois, sur les réseaux sociaux, en pre-
serait, ce serait à moi qu’il se confierait. » Jonas çon, secrètement amoureux de Jean-Claude nant bien soin de ne pas aborder le thème du
est un des premiers à qui Amin a dit qu’il était Van Damme et fan de variété scandinave, a fui film. Depuis son arrivée au pouvoir, en
gay. Il avait 17 ans. L’été 2013, Jonas revient à l’Afghanistan avec une partie de sa famille, au juin 2019, son gouvernement a multiplié les
la charge. Il faudra encore sept ans pour faire début des années 1990, en pleine guerre civile. serrages de vis dans la politique d’asile du pays.
le film. Du parcours d’Amin, Jonas connaissait Et c’est seul qu’il est arrivé au Danemark. Pour Quand il a vu le message de Mette Frederiksen,
les fausses rumeurs : toute sa famille aurait été raconter l’Histoire avec un grand « h », Jonas Amin a ri jaune.
tuée, il aurait rejoint seul à pied le Danemark, Poher Rasmussen a intégré des images d’ar- Hasard du calendrier : quelques jours à peine
« ce qui n’a aucun sens », reconnaît le réalisa- chives qui rappellent les dangers menaçant à après la présentation des nominations aux
teur. Mais c’est le récit qu’a fait l’adolescent aux tout instant le réfugié : un conteneur sans oxy- Oscars, les services de l’immigration danois ont
services danois de l’immigration et il s’y est gène, un bateau qui coule, un camp où l’insalu- établi qu’il était désormais possible de renvoyer
tenu pendant plus de deux décennies. Il en a brité le dispute à l’indignité… chez eux les demandeurs d’asile afghans
même consigné tous les détails dans un petit Comment ne pas penser aux millions de réfu- déboutés. Selon les autorités danoises, la situa-
carnet noir, tels que les passeurs les lui avaient giés sur les routes de l’exil ? Jonas Poher tion sécuritaire dans le pays s’est suffisamment
livrés, pour être sûr de ne pas oublier. Avant de Rasmussen avait commencé le film quand des améliorée depuis l’arrivée des talibans. Jonas
faire le film, l’équipe a consulté un avocat : il fal- centaines de milliers de Syriens, accompagnés Poher Rasmussen regrette le virage de son
lait s’assurer que, quoi qu’il révèle, Amin ne d’Afghans et d’Irakiens, ont débarqué en pays : « J’ai toujours été fier du Danemark et de la
serait pas accusé d’avoir menti pour obtenir Europe en 2015. Il réfute, pourtant, avoir fait un confiance que nous avions en la société. Quand
l’asile. « Nous avons découvert alors que ce film politique : « J’ai voulu raconter une histoire Amin est arrivé, on lui a dit qu’il était en sécurité,
n’était pas sur la base de son histoire qu’il avait universelle, l’histoire de quelqu’un qui cherche qu’il pouvait rester et bâtir une vie ici. Voir que
Final Cut for Real

obtenu le statut de réfugié, mais parce qu’il sa place dans le monde, un endroit où il puisse c’est terminé, c’est vraiment triste. » Avec Flee, le
venait d’Afghanistan et qu’il était mineur non être complètement lui-même. » Les réactions à réalisateur dit avoir voulu « donner un visage aux
accompagné. » En l’­apprenant, Amin s’est sa triple nomination aux Oscars ne lui ont toute- réfugiés », tout en permettant à son ami de
effondré, comprenant qu’il avait menti pour fois pas échappé. Et notamment celle de la raconter enfin son histoire et de se libérer.

25
 L’ACCOLADE EST VIVE ET FRANCHE. Le 10 mars, Irací
Hassler, 31 ans, jeune maire de Santiago, accueillait chaleu-
reusement Gabriel Boric, 36 ans, plus jeune président de l’his-
toire du Chili, vingt-quatre heures avant sa prise officielle de
fonctions, dans la mairie qu’elle a mise à sa disposition pour y
recevoir les délégations étrangères. L’image, largement parta-
gée sur les réseaux sociaux, reflète le profond renouveau
idéologique en œuvre au Chili : de la présidence, en passant
par la Chambre des députés et les mairies-clés, une jeune
génération de gauche occupe le pouvoir, dans le sillage du
soulèvement social de 2019.
« L’élection d’Irací Hassler a préfiguré celle du président »,
observe Cristóbal Bellolio, politiste, professeur à l’université
Adolfo-Ibañez. En mai 2021, six mois avant le premier tour de
l’élection présidentielle, alors même que la primaire à gauche
n’a pas encore désigné Gabriel Boric comme candidat, la
jeune femme a créé la surprise à la mairie de Santiago.
Précédemment aux mains de la droite, la capitale chilienne
– 400 000 habitants, entre élégants édifices historiques et
poches de pauvreté – bascule pour la première fois dans le
giron du Parti communiste. Les Chiliens découvrent le visage
d’Irací Hassler, conseillère municipale depuis cinq ans. « Le
Chili doit faire de la dignité une priorité », assure alors celle qui
coche toutes les cases du profil de cette jeune gauche,
AU CHILI, LE NOUVEAU VISAGE
DU COMMUNISME AU POUVOIR.
Trentenaire, féministe, écologiste, Irací
Hassler, la maire communiste de Santiago élue
six mois avant le nouveau président Gabriel
Boric, incarne cette génération de gauche
qui prend le pouvoir au Chili, dans le sillage
du mouvement social de 2019.
Texte Flora GENOUX
Irací Hassler
célébrant
sa victoire
à la mairie de
Santiago,
le 17 mai 2021.
résolument féministe et écologiste. En 2011, elle a participé au
mouvement étudiant en faveur d’une éducation gratuite de
qualité, dont les leaders, Gabriel Boric, Camila Vallejo et
Giorgio Jackson, de deux à cinq ans ses aînés, ont été élus
députés dans la foulée, avant d’occuper respectivement,
aujourd’hui, la présidence et des ministères stratégiques. C’est
à cette époque qu’Irací Hassler – son prénom, d’origine tupi-
guarani, signifie « reine des abeilles » – a rejoint les Jeunesses
communistes. « Son ton était ferme et chaleureux, elle faisait
preuve de leadership », se souvient Dafne Concha, aujourd’hui
conseillère à la mairie de Santiago, qui l’a croisée dans les
débats à l’époque.
La jeune militante n’a pas baigné dans la culture communiste.
Fille d’une psychologue brésilienne et d’un entrepreneur
chilien d’origine suisse – « de droite », a-t-elle plusieurs fois
précisé –, elle étudie à l’école privée suisse avant de rejoindre
les bancs de l’université du Chili, publique. « Je suis organisée,
perfectionniste, cela pourrait avoir un lien avec le fonctionne-
ment de la société suisse, sur certains aspects, comme celui
des horaires. Du Brésil, je garde la proximité [avec les gens], le
fait de beaucoup parler », explique-t-elle dans une interview
diffusée par CNN Chile, le 10 mars, fidèle au ton joyeux et
calme qui la caractérise.
C’est avec cette même fermeté souriante qu’en
novembre 2021, en pleine campagne présidentielle, sur un
plateau de télévision, elle renvoie dans les cordes un journa-
liste qui s’est adressé à elle d’un condescendant « petite
mère ». « Nous, les femmes, nous sommes de plus en plus pré-
sentes dans les sphères de pouvoir et de décision, nous méri-
tons le respect, et je ne suis ni ta fille ni ta “mère”, je suis Irací,
tu peux m’appeler par mon prénom ou “maire de Santiago”, qui
est mon mandat  », réplique-t-elle. La vidéo de ce clair reca-
drage devient vite virale. Dans la foulée, la maire reçoit un tee-
shirt estampillé d’un « Je ne suis pas ta fille, je ne suis pas ta
mère », avec lequel elle pose sur les réseaux sociaux.
Les voilà, les codes pop de cette cohorte de trentenaires qui
inventent le communisme version années 2020, à coups de
story Instagram, sur fond de tubes internationaux : Britney
Spears, The Weeknd… pas vraiment des icônes antinéolibé-
rales. « Ces jeunes femmes communistes décaféinent le
marxisme », observe Cristóbal Bellolio, en référence également
à Karol Cariola, 34 ans, députée, ou à Camila Vallejo, 33 ans,
porte-parole du gouvernement. « On ne les entend pas parler
du prolétariat. Leur communisme est intersectionnel, s’adresse
aux millennials. Les opprimés, ce sont les femmes, les popula-
tions indigènes, ceux qui se reconnaissent dans les diversités
sexuelles », poursuit le chercheur. Rompant avec la discipline
du parti, ces jeunes communistes se sont désolidarisés publi-
quement, en novembre 2021, de l’appareil de leur organisation,
lorsqu’il a apporté son soutien sans faille à Daniel Ortega, réélu
de manière controversée lors de l’élection présidentielle au
Nicaragua. « Nous condamnons les violations des droits
humains et défendons toujours la démocratie, que ce soit au
Chili ou au Nicaragua », déclare alors Irací Hassler sur Twitter.
Le PC chilien « n’est pas exempt » de la culture « hétéropatriar-
cale », a aussi attaqué la maire de Santiago lors de l’entretien
qu’elle a accordé à CNN Chile le 10 mars. « Lors du dernier
congrès, nous avons défini le parti comme féministe », s’enthou-
Marcelo Hernandez/Atonchile/AFP
siasme-t-elle. « Cette jeune génération partage finalement plus
les codes de Frente Amplio [le Front large, coalition de gauche,
d’extrême gauche et de sociaux-libéraux fondée par Gabriel
Boric en 2017 et avec laquelle il a remporté l’élection présiden-
tielle] que ceux du PC, analyse Sergio Grez, spécialiste de l’his-
toire politique à l’université du Chili. Même si le PC chilien d’au-
jourd’hui tient davantage de la social-démocratie, il est devenu
une anomalie internationale. »
 LA SEMAINE
“VENEZ EN FIN DE MATINÉE, ON SERA
LÀ, ET IL VA FAIRE UN TEMPS MAGNIFIQUE !”
Fran Hall a donné rendez-vous ce vendredi
18 mars à un endroit très spécial : au National
Covid Memorial Wall, le « mémorial national du
Covid ». Démarré le 29 mars 2021, il s’étire sur
presque 500 mètres en bord de Tamise, sous
les fenêtres de Saint-Thomas (le principal hôpi-
tal du centre de Londres), juste en face du
palais de Westminster. Gilets rose fluo sur le
dos, Fran et une amie sont en train de tendre un
fil en haut du mur. « C’est pour accrocher les
photos de défunts que nous enverront leurs
proches, pour le premier anniversaire du mur, le
29 mars », explique Fran Hall, yeux clairs et voix
douce. Quand elles auront fini, elles retourne-
ront aux pots de peinture rouge qu’elles utilisent
pour raviver les couleurs des dizaines de mil-
liers de cœurs peints les uns contre les autres
sur l’ensemble du mur. Chacun représente une
personne disparue : il y en a au moins 150 000
(plus de 185 000 personnes sont mortes avec
la mention « coronavirus » sur leur certificat de
décès au Royaume-Uni).
Tous les vendredis, Fran Hall et une poignée
d’autres membres de l’association Covid-19
Bereaved families for justice (« Covid-19, les
familles en deuil pour la justice ») se rendent à
Londres pour entretenir le mur, ajouter des
cœurs (une centaine de personnes meurent
encore chaque jour de la maladie), effacer
d’éventuels graffitis. Pour ces volontaires, qui
ont toutes perdu un proche du coronavirus, la
démarche fait partie du processus de deuil. Le
mari de Fran Hall est mort en septembre 2020,
à seulement 66 ans. Il a probablement
contracté la maladie lors d’un ­rendez-vous à
l’hôpital où il était traité pour un cancer de la
prostate. Comme bien d’autres Britanniques,
cette cheffe d’une entreprise de pompes
funèbres du Buckinghamshire n’a pas pu être à
ses côtés pour ses derniers instants. « Être ici,
c’est comme une thérapie par l’art. Il y a quelque
chose de méditatif à peindre les cœurs, on a le
sentiment de contribuer à empêcher que le sou-
venir des gens disparaisse. Et parler fait du
bien : on vient juste de discuter avec une dame
venue de Chester [nord-ouest de l’Angleterre].
Elle a perdu sa mère du coronavirus mais
jusqu’à présent, elle n’avait pas eu l’occasion de
parler à d’autres personnes ayant perdu des
proches », explique Fran Hall. À l’intérieur de
beaucoup de cœurs est écrit un message,
comme sur de petites pierres tombales : le nom
du défunt, des « miss you dad », « miss you
mum », etc. Certains proches ont tiré parti des
fentes du mur pour glisser une photo plastifiée
ou une fleur. Les premiers mètres du mur sont
Maureen McLean/Shutterstock/SIPA
réservés aux enfants disparus – ils sont plus de
150 dans le pays. Ce vendredi, on croise surtout
des joggeurs et des touristes. Mais il n’est pas
rare d’y rencontrer des gens prostrés, un bou-
quet à la main, ou même partageant un verre en
mémoire de leurs proches. Ce monument est
en partie l’idée d’un collectif d’activistes ultra-
créatifs, Led by Donkeys, qui s’est fait connaître
LE COVID GRAVÉ AU CŒUR
DE LONDRES.
Pour marquer les esprits, une association de familles
de victimes du Covid-19 a transformé depuis un an
un mur de Londres en mémorial. Un site en passe
de devenir un lieu de mémoire officiel de la pandémie.
Texte Cécile DUCOURTIEUX
en dénonçant les mensonges des brexiters au
travers de vidéos projetées dans des lieux
publics. Ces quadragénaires ont notamment
projeté une sorte de déclaration d’amour à
l’Union européenne sur les falaises de Douvres
juste avant le Brexit, le 31 janvier 2020. Oliver
Knowles, un des membres du collectif, raconte :
« On a commencé à travailler avec le collectif
des familles en projetant une vidéo sur la façade
de Westminster. » À l’époque, les deux fonda-
teurs de l’association des familles, Jo Goodman
et Matt Fowler, ont du mal à faire entendre leur
revendication principale : ils veulent que le pre-
mier ministre, Boris Johnson, accepte une
enquête indépendante sur sa gestion de la crise
sanitaire. Jo a perdu son père au début du pre-
mier confinement, en avril 2020. Matt a aussi
perdu le sien pendant la première vague de
l’épidémie. Tous deux estiment que les autori-
tés ont réagi trop tardivement et n’ont pas assez
protégé la population – le Royaume-Uni détient
le record du plus grand nombre de morts de la
maladie en Europe.
L’idée du mémorial s’impose à la fois comme
lieu de mémoire et message politique aux auto-
rités. « Fin 2020, on a entendu que Boris
Johnson voulait instaurer un mémorial du coro-
navirus, mais les familles n’avaient pas envie de
laisser cette initiative à des responsables qui
n’avaient pas su les protéger. On voulait aussi un
monument qui rappelle à Johnson sa responsa-
bilité, qui puisse être vu des fenêtres de
Le Mémorial
national du Covid,
à Londres,
le 8 mars.
L’association qui
l’a créé réclame
une enquête
indépendante sur
la gestion de la
crise sanitaire par
le gouvernement
de Boris Johnson.
Westminster », explique James Sadri, un autre
membre du collectif Led by Donkeys. Les
familles en deuil et les activistes choisissent de
lancer leur mémorial le 29 mars 2021, le jour où
le deuxième confinement est levé partielle-
ment. « On s’est installés au pied du mur en fai-
sant comme si on avait des permissions, avec
quelques tables pour faire officiel. Au bout
d’une demi-heure, les cœurs commençaient à
apparaître, c’était parti ! », raconte Oliver
Knowles. Les activistes risquaient alors d’être
poursuivis pour dommage, mais aucun policier
n’a pointé son nez. « Il y avait bien des policiers
sur place, mais ils f­ aisaient la queue devant le
centre de vaccination de Saint-Thomas. L’un
d’eux m’a demandé si je pouvais inscrire le nom
de son voisin sur un des cœurs », ajoute Oliver
Knowles. Le mur devient très vite un passage
obligé : y défilent le maire de Londres, Sadiq
Khan, le leader de l’opposition travailliste, Keir
Starmer, ou Justin Welby, l’archevêque de
Canterbury. Même Boris Johnson s’y montre,
en catimini, un soir d’avril 2021. Il a fini par
accepter le principe d’une enquête publique sur
sa gestion du Covid-19, mais elle n’a toujours
pas commencé. Quant au mur, son statut n’est
pas formalisé – il appartient à l’hôpital Saint-
Thomas, qui se garde de prendre position. Mais
un collectif de parlementaires pousse à sa
pérennisation. Fran Hall est confiante : « Qui
oserait effacer les cœurs ? Ce serait de la
­profanation, c’est inimaginable. »
27
 LA SEMAINE

QUI EST VRAIMENT…

Soazig LA “PETE SOUZA” D’EMMANUEL MACRON

« Un insta de Soazig, ça vaut tous les mee-

 de La Moissonnière.
tings ! », observe un journaliste politique,
­évoquant les clichés montrant Emmanuel
Macron les traits tirés, en sweat à capuche
et barbe de trois jours, ou en conférence télé-
phonique avec Poutine et Biden à l’heure où
il entrait en campagne… Ces dernières
ELLE EST LA PHOTOGRAPHE OFFICIELLE D’EMMANUEL MACRON semaines, les scènes saisies en noir et blanc
DEPUIS MAI 2016, ALORS QU’IL ÉTAIT ENCORE À BERCY. CE MOIS-CI, et postées sur Instagram par Soazig de
SES PHOTOS DU PRÉSIDENT EN SWEAT À CAPUCHE, AUX PRISES La Moissonnière, la photographe officielle
AVEC LA GUERRE EN UKRAINE, ONT FAIT LE TOUR DE LA TOILE. de l’Élysée, participent comme jamais au
storytelling du chef de l’État, tout comme
Texte Stéphanie MARTEAU ceux de Pete Souza avaient documenté les
deux mandats de Barack Obama.

UNE PHOTOGRAPHE POLITIQUE CONTROVERSÉE

Ancienne photographe attitrée de François
Bayrou pour la campagne de 2012, Soazig
de La Moissonnière a ensuite suivi Emmanuel
Macron dès le mois de mai 2016, alors qu’il
était ministre de l’économie et pas encore
candidat déclaré. À l’époque, certains photo-
graphes de presse s’étaient émus qu’elle
continue à diffuser pendant plusieurs mois
ses photos via IP3, une agence spécialisée
dans la photo politique, alors qu’elle était
rémunérée en tant que prestataire par En
Marche ! Elle a réalisé le portrait officiel
du président avant d’être nommée cheffe du
service photo de l’Élysée, en 2017.

UN REGARD, DEUX CASQUETTES

Cette année, depuis l’entrée en campagne
d’Emmanuel Macron, elle a signé un contrat
à mi-temps, partagé à parts égales entre
la présidence et la campagne. « Les photos du
président de la République sont diffusées sur
les comptes institutionnels, celles du candidat
sur les comptes militants d’“Avec Vous” »,
explique l’Élysée. Elle est la seule photo-
graphe embeded « embarquée » dans le
convoi officiel lors de ses déplacements de
candidat comme à Poissy ou à Pau.

UNE BRETONNE DE CARACTÈRE

Discrète et orageuse, la jeune femme de
40 ans, d’origine bretonne, ne se met jamais
en avant. Si les relations avec les premiers
communicants de l’Élysée, Sibeth Ndiaye
et Sylvain Fort, étaient un peu tendues,
la situation s’est assouplie avec leurs succes-
seurs. Elle assure sur Instagram « poster
ce qu’elle veut, où elle veut », sans que la com-
Pierre Teyssot/MA XPPP

munication de l’Élysée s’en mêle. « Si

Emmanuel Macron est réélu, il continuera
sûrement à travailler avec elle. Même si pour
Soazig, qui est une grande pro, c’est une sorte
de suicide professionnel », lâche un ami.

28

EN PROVENCE, LE DALIDA INSTITUTE SURFE
SUR LA VAGUE DES TÉLÉ-CROCHETS.
En septembre, 50 apprentis chanteurs intégreront la première
promotion de cette école de musique installée à Aix-en-Provence.
Son objectif : les préparer à tous les aspects d’une carrière
professionnelle. Les premières auditions ont eu lieu le 7 mars.
Texte Clémentine GOLDSZAL
Photo Lola HAKIMIAN
À UNE PETITE DEMI-HEURE DU CENTRE
D’AIX-EN-PROVENCE SE DRESSE LE 6MIC, une
salle de concerts nichée dans un hideux bâti-
ment gris en forme de rocher. Juliette Armanet,
Gaël Faye ou Salif Keita s’y produiront dans les
prochaines semaines, mais, le 7 mars, le 6MIC
accueillait les premières auditions d’une école
de musique tout juste lancée. Le Dalida Institute
(aucun lien avec la famille, même si Orlando,
frère et manageur de la star, a donné son aval
au nom de l’école) recevra, début septembre,
sa première promotion de cinquante apprentis
chanteurs. Une atmosphère de « Star
Academy » règne dans le hall. Certains aspi-
rants élèves sont venus avec leurs parents,
d’autres avec un ami, quelques-uns font les
cent pas, casque sur les oreilles et air inspiré.
Autour d’un piano, un petit groupe se lance
dans un « bœuf » un peu chaotique. Dans
quelques instants, ils chanteront sur scène
face à une dizaine de grosses pointures de
l’industrie de la musique.
Roberto Ciurleo, ancien directeur des pro-
grammes de NRJ puis de Virgin Radio, devenu
30
La formation, de huit cents heures
de cours, dure moins d’un an
et coûte 16 000 euros (ici,
une candidate, le 7 mars).
producteur de comédies musicales (Robin
des bois, Saturday Night Fever ou Je vais
t’aimer), est celui avec lequel tout a com-
mencé. Cela fait une dizaine d’années, dit-il,
qu’il réfléchit à une manière de former des
chanteurs pour mieux les préparer à ce qui
les attend dans leur vie d’artiste profession-
nel. « Quand j’organise des castings, je suis
toujours surpris de recevoir des jeunes talen-
tueux mais pas du tout préparés, explique-t-il.
Ils ignorent le langage professionnel, ne
connaissent pas la filière musicale, ont sou-
vent signé un pseudo-contrat avec un pseudo-
manageur… Or, même les chanteurs débu-
tants peuvent demander des subventions,
suivre des ateliers d’écriture, de composi-
tion… Il faut savoir lire un contrat, connaître
les lois de l’exception culturelle française. »
Pour se tailler une place à part, le Dalida
Institute promet une formation bien au-delà des
cours de danse, de chant ou de musique. Savoir
utiliser les réseaux sociaux, gérer son image,
mais aussi comprendre le fonctionnement de
l’industrie, de la fiscalité à l’art des contrats. La
LA SEMAINE
formation, intensive (800 heures de cours,
stages, master class), dure moins d’un an, à l’is-
sue de laquelle, promet-on, l’artiste sera « prêt à
l’emploi ». Tant mieux, car la plupart, qui n’ont
pas les moyens de débourser les 16 000 euros
que coûte l’école, contracteront un prêt, selon
des conditions négociées auprès du Crédit
mutuel. Pour les futures stars sans ressources,
l’équipe est en train de mettre en place un sys-
tème de bourses. « Hors de question de rater un
talent pour des raisons financières », jure le pro-
ducteur Jan Erik Frogg. Pour faire entrer de
l’argent dans les caisses, le Dalida Institute
organisera, le soir et le week-end, des stages et
des ateliers payants pour professionnels ou
amateurs. Sur les 350 candidatures reçues (en
format vidéo), l’équipe a retenu environ 70 can-
didats, qu’ils évaluent sur deux jours. Djebril, en
platform shoes, jeans baggy et maquillage mar-
qué, se produit sur scène pour la première fois
et chante Taxi, d’Angèle, avec un charisme ins-
piré. Dorian, lui, vit de sa musique dans le bassin
d’Arcachon et interprète deux titres de sa com-
position. Il y a aussi Axel, qui rêve d’une carrière
musicale mais est inscrit en première année
d’IUT gestion logistique, ou Noémie, qui suit
une formation de secrétaire médicale en dis-
tanciel qui lui « plaît moyen » et s’essaie à une
reprise timide de Space Oddity, de David
Bowie… Certains ont déjà l’habitude de la
scène, d’autres font leur baptême d’audition.
Autrefois inconnues du grand public, ces
scènes ont été rendues familières par les télé-
crochets en vogue sur les chaînes nationales.
Devant eux, le jury écoute, questionne,
conseille aussi. Bruno Berberes, connu des
adeptes de « The Voice », où il officie en tant
que directeur de casting, Bertrand Lamblot,
directeur artistique proche de Johnny
Hallyday, ou Emmanuel Perrot, directeur
général du label RCA Group en France,
prennent des notes. Cette douzaine de profes-
sionnels illustrent malgré eux la domination de
l’industrie du disque par les hommes. Les
seules femmes présentes sont la coach vocale
Léa Ivanne, qui a travaillé avec Patricia Kaas
ou Liane Foly, et l’animatrice de MTV Hedia
Charni, chargée de veiller à la diversité. Côté
corps étudiant, le Dalida Institute se refuse à
une logique de quotas, disant préférer « privi-
légier le talent et l’envie de travailler ». Le rap
étant depuis plusieurs années la musique la
plus écoutée en France, on s’étonne du profil
très « variété » des candidats. Marc Postel-
Vinay, ancien médecin reconverti en produc-
teur et cofondateur de l’école, promet qu’une
session de castings sera bientôt organisée à
Paris pour sélectionner des élèves « au profil
plus urbain » (l’euphémisme en cours dans
le monde du disque pour parler du hip-hop
et du rap). Il faut dire que la concurrence
s’annonce rude : en cours d’adaptation par
Netflix France, le télé-crochet « Rhythm
+ Flow », consacré à la découverte des nou-
velles stars du rap, risque de mettre un coup
de vieux à la génération Star Ac’.
 ©VisitBritain/Jacob Niblett

visitbritain.com

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS...
1- LOIN DES YEUX
C’est une tradition vieille
de soixante-dix ans.
Depuis que l’ambassadeur
d’Irlande aux États-Unis
fit parvenir une botte de
trèfles à Harry Truman,
le 17 mars 1952, chaque
président américain fête
en grande pompe la Saint-
Patrick, le saint patron de
l’Irlande. Ainsi, le 17 mars,
Joe Biden s’est-il entre-
tenu par Zoom avec le
premier ministre irlandais,
­rappelant la très grande
« ­proximité » entre les
deux pays. Si Micheál
Martin, contrôlé positif
au Covid-19 la veille
de la rencontre, n’était
pasà l’intérieur de
la Maison Blanche,
il en était tout proche.
32
COMME SES PRÉDÉCESSEURS, LE PRÉSIDENT JOE BIDEN A FÊTÉ EN GRANDE POMPE
LA SAINT-PATRICK, LE 17 MARS. PRENANT LE PARTI DE COORDONNER SA CRAVATE À SES
CHAUSSETTES LORS DU TRADITIONNEL ENTRETIEN AVEC SON HOMOLOGUE IRLANDAIS.
2- ATOUT TRÈFLE
Malgré les circonstances,
Joe Biden avait pris soin
de décorer son bureau
aux couleurs de l’Irlande,
et de son ancestral trèfle.
Puisque les parties de
Trivial Pursuit se jouent
parfois à une anecdote
historique près, rappelons
que c’est au Ve siècle, lors
d’un sermon passé à la
postérité, que saint Patrick
fit de la plante en question
le symbole de l’Irlande.
Pour expliquer la Trinité
aux autochtones, Patrick
se saisit en effet d’un trèfle
pour leur faire visualiser
le Père, le Fils et le Saint-
Esprit. Malin.
MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.
3- BOTTE EN TOUCHE
Prêt à tout pour plaire,
Joe Biden avait également
coincé dans la poche poi-
trine de sa veste une botte
de trèfles irlandais. Un
choix moins étonnant qu’il
n’y paraît, car végétal et
élégance masculine se
conjuguent depuis bien
longtemps. Ainsi, en
France, les hommes
arborent de véritables
fleurs à la boutonnière
depuis le XVIIe siècle. À
l’époque, cette accessoiri-
sation remplissait même
une véritable fonction.
Les fleurs en question
devaient couvrir les
odeurs corporelles des
hommes moins scrupu-
leux sur leur toilette
que sur leur apparence.
4- COMME UN PIED
Si la diplomatie est une
affaire de détails, l’inélé-
gance aussi. Ainsi Joe
Biden arbore-t-il, sur cette
image, une cravate verte à
pois marine, couplée à une
paire de chaussettes
marine à pois verts, nous
renvoyant à une foule de
questions : cette cravate
et ces chaussettes
étaient-elles vendues en
kit ? Si oui, un aide de
camp a-t-il arpenté les
grands magasins à sa
recherche ? Tout cela est-
il bien raisonnable d’un
point de vue purement
esthétique ? À ce stade,
nous n’avons la réponse
qu’à la dernière question.
LA SEMAINE
5- PORTRAIT VIVANT
Si Micheál Martin n’était
pas présent physiquement
à la Maison Blanche ce
17 mars, Abraham Lincoln,
lui, était bien là, la barbe
fournie et le regard
perçant, veillant sur Joe
Biden. Notons que ce
­portrait précis du seizième
président des États-Unis
a connu une étonnante
heure de gloire, en 2015,
lorsqu’un site parodique
américain affirma que
Barack Obama l’avait fait
Win MCNamee/Getty Images via AFP
décrocher des murs pour
le remplacer par une
peinture de son chien Bo,
provoquant l’ire des
Républicains les plus
bas du front.
TIME INSTRUMENTS
FROM THE COCKPIT TO THE WRIST

« VOUS AVEZ COMMENCÉ CETTE
GUERRE, vous pouvez l’arrêter », a tout
­récemment lancé Arnold Schwarzenegger
à Vladimir Poutine, dans une vidéo qui a
dépassé les 14 millions de vues. L’acteur
américain d’origine autrichienne rappelait
son admiration pour Iouri Vlassov, l’haltéro-
phile soviétique, né en Ukraine, qui a placé
le futur acteur sur le chemin du culturisme,
avant de dénoncer la propagande de Poutine
au sujet de la guerre en Ukraine. Ce n’était
plus le Monsieur Univers devenu star de
cinéma qui s’exprimait, mais bien l’ancien
gouverneur de Californie.
La carrière à la fois politique et artistique
­d’Arnold Schwarzenegger ne pouvait qu’atti-
rer l’attention du Monde. Il est frappant de
constater que le quotidien du soir s’intéresse
très vite à l’acteur. Dans son édition
du 8 avril 1982 est mentionné le premier rôle
vedette de l’ancien culturiste, celui de Conan
le barbare, dans le film du même nom de
John Milius. Le fait que ce dernier ait signé
le scénario d’Apocalypse Now, de Francis
Coppola, explique en partie l’aura dont
­bénéficie Conan le barbare, mais le phéno-
mène Schwarzenegger retient d’emblée
­l’attention de la critique du Monde Colette
Godard, ­frappée par « l’impressionnante
­musculature de Monsieur Univers ».
Celle-ci continue de suivre l’acteur et propose,
le 31 août 1984, une interview de lui à l’occa-
sion de la sortie de la suite, Conan le destruc-
teur, de Richard Fleischer. Nous sommes à
une époque où Schwarzenegger n’est pas pris
au sérieux, et le cinéma à la testostérone, dont
il deviendra, tout au long des années 1980,
l’emblème avec Sylvester Stallone, se trouve
moqué et méprisé. Pourtant, l’entretien réalisé
par Le Monde impose d’emblée une person-
nalité qui possède un corps et un cerveau,
manifestant un étonnant recul sur son pays
d’adoption tout en anticipant sa future carrière
politique : « Il y a deux domaines (…) où on ne
peut rien prévoir, explique Schwarzenegger :
ARNOLD SCHWARZENEGGER
LE 8 AVRIL 1982, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
36
la politique et le show-business. Et il est bien
certain que la vogue des héros positifs coïn-
cide avec celle de Reagan. Dans les années 70,
on détruisait les idoles, on dénonçait les fai-
blesses des hommes politiques. Aujourd’hui,
regardez les JO, la fièvre nationaliste, d
­ rapeaux
et main sur le cœur. Aujourd’hui, on n’aime pas
les perdants. Et moi, je suis d’accord. Il ne
s’agit pas de morale politique, c’est seulement
que les modèles sont nécessaires. Mieux vaut
des modèles de héros braves, forts, agissant
dans un but moral. Il est important que
l’homme qui dirige un pays soit fort. Sinon, tout
s’en va en lambeaux comme ça s’est passé
avec Jimmy Carter. »
La critique du Monde enfonce le clou un an
après, le 25 avril 1985, pour ce qui va s’impo-
ser comme le rôle emblématique de
Schwarzenegger, le robot venu du futur et
véritable machine à tuer dans Terminator, de
James Cameron. Colette Godard parle ici de
« modèle du genre ». Autant dire que l’acteur
Schwarzenegger s’est imposé pour de bon
dans les colonnes du Monde. Le 20 août 1987,
dans sa critique d’un autre classique avec l’ac-
teur d’origine autrichienne, Predator, de John
McTiernan, Colette Godard souligne la
manière dont la désormais star, dans un rôle
de membre des forces spéciales de l’armée
américaine, « se moque de Rambo ». L’acteur,
qui ne cache pas sa sympathie pour le Parti
républicain, joue à l’écran une carte ironique
à même de séduire plusieurs publics.
Alors que la carrière de Schwarzenegger suit
son cours au long des années 1990, tout en
haut du box-office, un article de Claudine
Mulard, la correspondante du Monde à
Los Angeles, fait état, le 6 novembre 2002,
d’une possible carrière politique de l’acteur
et d’un poste de gouverneur de Californie
qu’il pourrait briguer. Le 26 juillet 2003,
Yann Laurent aidé de Claudine Mulard fait
état d’une procédure de recall, un mécanisme
de révocation visant le gouverneur démo-
crate de Californie, et pouvant amener à une
LA SEMAINE
nouvelle élection à laquelle Arnold
Schwarzenegger se présenterait sous la ban-
nière républicaine. Le 2 octobre 2003, l’en-
voyé spécial du Monde Éric Leser explique
que l’acteur se trouve sur le point de conqué-
rir la Californie. Il a 56 ans et n’a aucune expé-
rience politique explique le journaliste du
Monde, sauf qu’il tient la distance dans
les débats en face de ses adversaires.
Le 9 octobre, après sa victoire, Le Monde titre
« “Schwarzy” nouveau champion de
Californie », en référence à ses multiples
titres de Monsieur Univers. C’est à la fois la
victoire d’une star de cinéma et d’un sportif.
Assurément du jamais-vu.
À partir de cette date, Schwarzenegger
s’écarte pour de bon des écrans. Il s’engage
aux côtés de George W. Bush dans sa cam-
pagne de réélection en 2004, « un dirigeant
qui ne faiblit pas », explique l’ancien acteur au
Monde dans son édition du 2 septembre.
La vie politique de l’acteur s’avère plus com-
pliquée à mener que sa carrière artistique.
« Le gouverneur Schwarzenegger fait déchan-
ter la Californie », titre Le Monde,
le 7 mai 2005. Dans une enquête intitulée
« Docteur Arnold et Mister Schwarzy », publiée
le 6 février 2007, Guillaume Serina met en
valeur les paradoxes d’un homme politique
résolument engagé du côté de l’écologie et
aux choix par ailleurs conservateurs. Lorsqu’il
quitte, en janvier 2011, ses fonctions de gou-
verneur de la Californie, Schwarzenegger
reprend sa carrière d’acteur. Le 1er juillet 2015
pour Terminator Genisys, une énième suite de
Terminator, Le Monde titre sur un « Terminator
fané et fourbu ». Une constante dans la fin de
carrière d’un acteur à bout de souffle, qui a
vieilli, avant que Vladimir Poutine ne vienne
le sortir de sa torpeur.
Texte Samuel BLUMENFELD
La cathédrale
Saint-Nicolas, à
LE MAGAZINE
Nice, le 15 mars.

Nice la russe rattrapée par la guerre de Poutine.

LES LIENS QUI UNISSENT LA RUSSIE ET LA CÔTE D’AZUR SONT ANCIENS ET PROFONDS. À NICE,
MÊM E SI LES TRACES DE L’INFLUENCE SLAVE S’ESTOM PENT DU PAYSAGE, LA DIASPORA PÈSE
ENCORE SUR LA VILLE. LA RELATION ENTRE CES EXILÉS ET LA MÈRE PATRIE EST TOUTEFOIS
COM PLEXE. LE COM BAT QU’A M ENÉ VLADIM IR POUTINE À PARTIR DE 2007 POUR RÉCUPÉRER
LA PROPRIÉTÉ DE LA CATHÉDRALE SAINT-NICOLAS, DE L’ÉGLISE ET DU CIM ETIÈRE ORTHODOXES
DIVISE LOCALEM ENT. ET CERTAINS CRAIGNENT AUJOURD’HUI DE DEVENIR LES VICTIM ES
COLLATÉRALES DE LA GUERRE EN UKRAINE. Texte Yann Bouchez — Photos Jonas Unger
La messe
dominicale,
à l’intérieur de
la cathédrale
Saint-Nicolas,
le 13 mars.
 LE M AG A ZINE
LA
grille est entrouverte, mais pas question de laisser
entrer n’importe qui. Une poignée de cerbères,
épaules carrées et cheveux ras, talkie-­walkie à la
main pour certains, montent la garde. De temps à
autre, après des mots échangés vitre baissée,
quelques voitures entrent au compte-gouttes. Une
Bentley grise immatriculée en Russie, deux ber-
lines moldaves, une Porsche Cayenne française et
même un intriguant van noir aux vitres teintées et
à la plaque ukrainienne. Des piétons arrivent aussi. Les femmes qui
pénètrent dans l’enceinte portent un voile sur les cheveux. De l’avenue
Nicolas-II et du boulevard Tzarewitch, situés à quelques pas de la gare de
Nice, on aperçoit, à travers les barreaux de la clôture, un joli jardin, quelques
palmiers et, en levant encore la tête, les cinq bulbes vert émeraude de
la cathédrale Saint-Nicolas.
Le principal édifice orthodoxe russe à Nice, petit bijou architectural inau-
guré en 1912, est l’un des monuments les plus visités de la ville. Près de
200 000 touristes et fidèles s’y rendent chaque année. L’entrée est gra-
tuite. Mais, en ce 13 mars, premier dimanche du carême, dit du « triomphe
de l’orthodoxie », le lieu a des airs de Fort Knox. Cinq jeunes étudiantes
texanes, en visite pour le week-end, sont refoulées. Les vigiles sont cha-
peautés par un homme d’une trentaine d’années, moins charpenté
qu’eux, cheveux noirs en arrière. Il tient un détecteur de métaux. Et
confirme, la mine contrite mais avec fermeté, qu’il ne peut pas y avoir de
passe-droit pour les cartes de presse. « Ici, on est en territoire russe »,
explique-t-il. Avant d’ajouter, quelques instants plus tard : « C’est une pro-
priété privée russe. Et l’église a été formelle, impossible de recevoir des
journalistes. Pour des questions de sécurité. Quand l’ambassade de Russie
donne des consignes, impossible de les contourner. » Pas de journalistes,
pas de touristes.
Depuis plusieurs jours, l’éventualité d’une manifestation antirusse – ou pro-
ukrainienne, question de point de vue – glace l’atmosphère. Un temps
autorisé, le rassemblement, prévu devant la cathédrale et à l’heure de la
messe, a été annulé par la préfecture, la veille. Le 11 mars, l’archiprêtre
Andrey Eliseev, recteur de la cathédrale, avait reçu une lettre, aussi brève
que menaçante. « Vous êtes les amis de Mr Putin. Allez en Russe [sic] bientôt
autrement vous et vos amis seront assassinés. Vous avez un mois. » Signée :
« Un ami. » Ce jour de prière, une voiture de police patrouille donc devant
la grille, au cas où. Sur un lampadaire en face de l’édifice, un minuscule
autocollant blanc a été collé. On y lit quatre slogans : « #stopwar #standwi-
thukraine #stopputin #slavaukraini (Gloire à l’Ukraine !) » Mais aucun signe
de protestation aux abords de la cathédrale. Seul le bruit des cloches vient
rompre le silence dominical.
Avec ses pierres blanches finement taillées, ses briques ocre, ses kokoschnik
– petits encorbellements – turquoise surmontés de coupoles, dont la prin-
cipale culmine à 50 mètres, Saint-Nicolas est le joyau le plus éclatant des
Jonas Unger pour M Le magazine du Monde
rues environnantes. Construite au début du XXe siècle sous l’impulsion de
l’impératrice Maria Feodorovna, elle est classée, depuis 1987, au titre
des Monuments historiques. Il se dit souvent, et pas qu’entre Niçois, qu’elle
serait la plus belle cathédrale orthodoxe en Occident. Et, au minimum,
l’emblème central de la longue et riche présence russe à Nice. À quelques
pas du lieu de culte, l’imposant collège-lycée du parc impérial doit son nom
à l’ancien palace qui accueillait la famille du tsar en villégiature, au début
du XXe siècle. Jusque dans les années 1960, les émigrés venus de l’Est
­choisissaient souvent d’habiter autour des coupoles de Saint-Nicolas, même
si les plus fortunés préféraient les villas de Cimiez ou du mont Boron, avec
vue sur la baie des Anges. Le quartier du parc impérial, incluant la cathé-
drale, avait gagné un surnom, un brin exagéré : « La petite Russie ».
Alexis Obolensky, 76 ans, connaît les moindres recoins de cet héritage
slave. Le cheveu blanc et rare, il descend d’une famille princière, arrivée
dans la région après la révolution bolchevique d’octobre 1917. Un fils et
petit-fils de Russe blanc, même s’il refuse cette étiquette. Cet ancien pro-
fesseur de russe à l’université de Nice aime raconter les premiers échanges
commerciaux entre Russes et Niçois, au début du XIXe siècle, lorsque le
comté de Nice appartenait encore au royaume de Piémont-Sardaigne.
Quelques années plus tard, des aristocrates venus de Moscou, de Saint-
Pétersbourg ou d’ailleurs trouvèrent ici un lieu de villégiature agréable. Et
un lieu de culte avec, avant la cathédrale, la construction d’une première
église orthodoxe, de 1858 à 1860, rue Longchamp. Puis celle d’un cimetière
russe à Caucade, à partir de 1867, à l’ouest de la ville. Certains pensaient
que la douceur du climat aidait à vaincre la tuberculose. Anton Tchekhov,
qui crachait du sang, est venu écrire à la « Pension russe », située entre la
cathédrale et la promenade des Anglais, au tournant des XIXe et XXe siècles
– Lénine y fera lui aussi une halte quelques années plus tard. Avant même
l’arrivée des Russes blancs fuyant la révolution, des proches du tsar avaient
déjà laissé une empreinte indélébile et à prix d’or sur la ville. À l’image des
châteaux germanisants de Valrose, construits en trois ans, de 1867 à 1870,
par des centaines d’ouvriers, sur ordre du richissime baron russe – on ne
disait pas encore « oligarque » – von Derwies, roi des chemins de fer et
conseiller du tsar Alexandre II. Le tout au cœur d’un parc de 10 hectares,
avec reconstitution de ruines gréco-romaines, jardins immenses et petit lac
aux allures des Buttes-Chaumont, à Paris, sans oublier une isba, un chalet
traditionnel russe, transportée en bateau depuis Kiev et remontée à l’iden-
tique. Le domaine, encore préservé, héberge désormais les locaux de l’uni-
versité de Nice-Sophia-Antipolis.
« Nice est en quelque sorte une capitale de la Russie hors de la Russie »,
­rappelle Dominique Laredo, docteure en histoire de l’art et des civilisations,
spécialiste de l’histoire de Valrose. Avant la guerre en Ukraine, on envisa-
geait de recourir à des mécènes russes pour rénover l’actuel siège de l’uni-
versité Sophia-Antipolis. Tout est pour l’instant gelé. L’historienne sait
qu’il faut tenter de préserver ce patrimoine, dont certaines pièces maî-
tresses ont disparu, à l’image du château Miramar, qui domine l’université,
détruit il y a quelques décennies pour bâtir des résidences de standing.
Le château des Ollières, avec son style troubadour gothique, conçu à la fin
du XIXe siècle par un diplomate russe afin d’y accueillir sa maîtresse,
la femme de l’ambassadeur à Constantinople, a, lui, été modernisé, sans
être trop défiguré : il accueille désormais un Ehpad du groupe Korian.
Quant au Musée des beaux-arts de la ville, d’inspiration Renaissance, il était
autrefois connu comme le « palais Kotchoubeï », du nom d’un riche conseil-
ler du tsar Alexandre III, à l’origine du château.
De tout cela, Alexis Obolensky pourrait parler pendant des heures. Sa voix
professorale ne s’emporte que lorsqu’il évoque la cathédrale et l’église ortho-
doxes. Il les a longtemps gérées, en tant que vice-président de l’Association
cultuelle orthodoxe russe (ACOR) et marguillier des deux lieux de culte, autre-
ment dit responsable laïc chargé du gardiennage et de l’entretien. Il y a une
dizaine d’années, il lui a fallu faire une croix sur la cathédrale. Une affaire
douloureuse, une histoire de rancœurs cuites et recuites, de guerres fratri-
cides et de batailles judiciaires qui n’en finissent pas. S’il fallait remonter au
commencement des problèmes, Alexis Obolensky le situerait après l’effon-
drement de l’URSS, au début des années 1990 : « Très rapidement, il y a eu des
déclarations, de la part des autorités civiles ou religieuses, selon lesquelles le
temps était venu de récupérer ce qui avait trait à la Russie, que ce soit
39
 LE M AG A ZINE

matériel ou immatériel. C’était une volonté affichée, assumée. » Mais

ce n’est qu’en 2007, alors qu’un bail emphytéotique, conclu en 1909 entre
la cour impériale et le diocèse, arrive à son terme, que la Fédération de
Russie revendique la propriété de la cathédrale. Fin 2011, la cour d’appel
d’Aix-en-Provence donne raison à Moscou, une décision entérinée par
la Cour de cassation, en 2013. Un crève-cœur pour l’ACOR, qui reven­
diquait la propriété de la cathédrale et s’était depuis longtemps émanci-
pée du patriarcat de Moscou pour se rallier à celui de Constantinople. Et “Aujourd’hui, l’Europe entière
qui, surtout, avait fait vivre les lieux quand l’État russe socialiste ne s’y
intéressait pas, pendant près de huit décennies, depuis 1923. Le ticket
comprend que Poutine est un
d’entrée, à partir des années 1950, permettait de payer les trois prêtres dictateur. Mais nous, dès 2007, avec
et les six salariés de la cathédrale – partis lors de l’arrivée de la Fédération
de Russie. La perte de Saint-Nicolas est venue couper une source de reve-
les premiers procès [pour récupérer
nus pour l’association. la propriété de la cathédrale Saint-
Le retraité se bat désormais, avec d’autres membres de l’ACOR, pour que
la vieille église et le cimetière ne tombent pas aussi dans l’escarcelle de
Nicolas], on le disait déjà, mais
Moscou. Le 25 février 2021, ils ont remporté une première manche devant personne ne nous écoutait. Nous,
le tribunal judiciaire de Nice. Le dossier est désormais en appel. « Il y a une
espèce de volonté maniaque, presque irrationnelle, que nous reconnaissons
on savait que les motivations
dans l’attitude de Poutine aujourd’hui, dénonce Alexis Obolensky. Pourquoi étaient dégueulasses.
doivent-ils récupérer le cimetière de Nice, expliquez-moi. Qu’est-ce qu’on fait
d’un cimetière ? Si ce n’est pour déclarer à la face du monde : “Nous sommes
C’est l’expression de l’orgueil,
chez nous, c’est à nous, c’est notre histoire, que nous réécrivons d’ailleurs de la puissance.”
comme nous le voulons”, parce qu’ils passent leur temps à réécrire l’histoire. »
L’ACOR paierait son émancipation du patriarcat de Moscou et son orthodo-
Alexis Obolensky, vice-président de l’Association
xie trop progressiste, selon l’ancien professeur. « Aujourd’hui, l’Europe
cultuelle orthodoxe russe.
entière comprend que Poutine est un dictateur. Nous, dès 2007, avec les
premiers procès, on le disait déjà, mais personne ne nous écoutait. Nous, on
savait que les motivations étaient dégueulasses. C’est l’expression de l’orgueil,
de la puissance. » Il dénonce les « agressions » subies ces dernières années
de la part du pouvoir russe : un acte notarié fallacieux pour tenter de récu-
pérer des terrains sur lesquels la justice ne s’était pas encore prononcée, et
même la pose d’un cadenas sur le cimetière de Caucade, en 2016, pour
essayer d’en prendre possession. Après cet épisode, Alexis Obolensky avait Il faut dire que les invités, des aristocrates fortunés et des oligarques,
mis une affichette à l’entrée des lieux : « Bas les pattes M. Poutine, nous ne viennent plus facilement sur le Rocher qu’à la préfecture des Alpes-
sommes ni en Crimée ni en Ukraine ». Maritimes. L’ambassadeur ou le consul de Russie sont parfois là. Le prince

MAIS
George Yourievsky, un riche homme d’affaires ayant grandi en Suisse, assiste
les orthodoxes russes, à à presque toutes les soirées, tout comme la présidente d’honneur de l’ACRN,
Nice, sont divisés. Certains, la princesse Dorrit Romanov, une Danoise veuve d’un héritier de la famille
regroupés dans l’Associa- impériale. « Les très riches sont ceux qui donnent le plus à l’église, mais ce ne
tion des amis de la cathé- sont pas eux qui viennent à la messe, s’amuse Nikita Ionnikoff. Je n’ai jamais
drale russe de Nice (ACRN), vu le président de l’AS Monaco [l’homme d’affaires Dmitri Rybolovlev] ni
se sont réjouis du rattache- Roman Abramovitch ici ! » Pour le propriétaire du club de Chelsea, qui pos-
ment à Moscou. « J’ai tou- sède un château de 2 000 mètres carrés au cap d’Antibes, à une vingtaine de
jours été contre l’entrée kilomètres de Nice, cela s’explique aisément : il est de confession juive et
payante », glisse  Nikita donne plutôt aux institutions de sa propre « chapelle ». Dmitri Rybolovlev,
Ionnikoff. Ce petit-fils d’un banquier et d’une princesse émigrés en 1918 est lui, a financé la rénovation de la cathédrale de Moscou. Il est le symbole
né dans la préfecture des Alpes-Maritimes, en 1946. « Nice, c’était la ville la d’une oligarchie attirée par les avantages ­fiscaux monégasques plutôt que
plus connue en Russie », dit-il pour expliquer le choix de sa famille de s’instal- par le charme niçois. Pas de trace non plus du moindre don de la part de
ler ici. Barbe courte sur un visage tout en rondeurs et en sourires, il juge Sergueï Pougatchev, oligarque durant la période Elstine (1991-1999) et
logique que la Fédération de Russie en soit désormais propriétaire : « C’est aujourd’hui fâché avec Poutine, qui habite pourtant sur les hauteurs de Nice,
l’héritage de l’État russe, même si, sous l’époque soviétique, il s’est désintéressé au château de Gairaut. « Je ne saurais même pas vous dire quelle tête il a,
des églises. » Nikita Ionnikoff voit dans la résistance d’Alexis Obolensky « un M. Pougatchev, s’amuse Nikita Ionnikoff. Nos principaux donateurs, dont un
combat d’arrière-garde ». banquier, vivent à Monaco, même si certains travaillent ici à Nice, dans l’évé-
Trésorier de l’ACRN, il se félicite que la visite soit désormais gratuite et nementiel. » Cette année, la soirée de gala de l’association aurait dû avoir lieu
que les millions d’euros investis il y a quelques années par la Fédération à la villa Ephrussi de Rothschild, magnifique domaine à Saint-Jean-Cap-
Jonas Unger pour M Le magazine du Monde

de Russie aient permis de rénover les lieux. La poignée de salariés qui y Ferrat, où plusieurs oligarques possèdent des résidences. « Ce serait peut-être
travaillent, dont l’archiprêtre, est désormais rémunérée par Moscou. malvenu de la maintenir, reconnaît Nikita Ionnikoff. On est à peu près sûrs
Faute de billetterie, l’association organise, depuis 2016, des soirées de qu’on va l’annuler. Pas question de se mettre à dos la communauté ukrai-
gala pour lever des fonds destinés à l’entretien de l’édifice. La première nienne. » La préfecture des Alpes-Maritimes recense un millier de résidents
édition s’est tenue au Negresco – le maire de Nice, Christian Estrosi, était ukrainiens dans le département, et les réfugiés arrivés ces dernières semaines
présent. En 2017, ce fut au Hyatt, un autre cinq-étoiles de la ville. Avec un ont fait tripler leur nombre. Irina Bourdelles, présidente de l’Association
ticket d’entrée à 220 euros le repas et des ventes aux enchères d’icônes franco-ukrainienne Côte d’Azur (Afuca), loue ses « très bonnes relations »
ou de lithographies, cela permet de mettre de côté quelques milliers depuis plusieurs années « avec une partie de la communauté russe » à Nice,
d’euros, une fois tous les frais payés. Le record de recette, « 40 000 euros représentée par Alexis Obolensky. Pour le reste, dit-elle, « on n’a jamais eu
net » selon le trésorier, fut atteint en 2018 au Monte-Carlo Bay. de conflit, mais on n’a pas de contact », y compris avec l’archiprêtre.

40
De gauche à
droite et de haut
en bas, une vue
du cimetière
orthodoxe
disputé par
la Russie ;
Andrey Eliseev,
l’archiprêtre de
Saint-Nicolas ;
Alexis Obolensky,
un professeur
retraité de russe
à l’université de
Nice ; et une vue
du Musée des
beaux-arts
de la ville,
initialement
construit par la
princesse russe
Élisabeth
Vassilievna
Kotchoubey.
Le Saint-
Pétersbourg,
une des épiceries
russes de Nice.
 LE M AG A ZINE
C’est avec une volonté d’apaisement que le maire de Nice, Christian
Estrosi, a tenté, début mars, d’organiser une réunion entre membres d’as-
sociations ukrainiennes et russes. La tentative de dialogue s’est soldée par
un échec, les deux communautés n’étaient pas prêtes à discuter autour
d’une même table. « On a fait comprendre que cette rencontre pouvait
avoir lieu mais que ce n’était pas le moment », indique Irina Bourdelles,
soulignant que le sujet urgent était l’accueil des réfugiés. Les Ukrainiens
ont donc été reçus un jour avant les Russes. Le maire a tenté de rassurer
ces derniers et évoqué la création d’une cellule destinée à traiter d’éven-
tuelles menaces. Peu importe qu’ils ne soient désormais plus qu’un ou
deux milliers à Nice – il n’existe pas de décompte officiel – sur les
4 000 résidents russes des Alpes-Maritimes, leur poids ne peut se réduire
à quelques chiffres. Fils d’immigrés italien, né à Nice, Christian Estrosi
connaît bien l’importance de la présence russe dans sa ville, jumelée avec
Saint-Pétersbourg depuis 1997, et avec Yalta, en Crimée, depuis 1960. Dans
les années 1970, il a étudié au lycée impérial. Sans aller jusqu’au baccalau-
réat, il a côtoyé, adolescent, les descendants de Russes blancs. L’un de ses
meilleurs amis chante d’ailleurs dans le chœur de la cathédrale Saint-
Nicolas, indique un proche du maire. Ces dernières années, l’élu, ex-figure
des Républicains et désormais soutien d’Emmanuel Macron, a multiplié
les gages d’amitié franco-russe. En novembre 2014, six mois après l’an-
nexion de la Crimée, il se rend à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour
promouvoir « une forte amitié constructive » avec la Russie. En mars 2016,
il franchit une étape supplémentaire et reçoit le maire de Yalta. Colère de
l’ambassade d’Ukraine, qui dénonce un « mépris du droit international ».
« Notre relation amicale a toujours été d’une très grande qualité, que Yalta
soit ukrainienne ou qu’aujourd’hui Yalta dépende d’une république de la
Fédération de Russie, explique à l’époque Christian Estrosi. Je n’entends pas
modifier [ces relations] dès lors que le maire de Yalta souhaite que ces rela-
tions amicales, quel que soit le régime, se poursuivent comme par le passé. »
Durant la crise due au Covid-19, il fut l’un des premiers élus à conclure un
accord de principe pour obtenir des doses du vaccin Spoutnik V, en cas
d’autorisation européenne. En octobre 2021, il s’était encore rendu à
Moscou. Il dénonçait alors le « Russie bashing » : « Nos deux pays ne sont
pas seulement des partenaires économiques, ce sont des alliés et des amis. »
Désormais, sur les réseaux sociaux, le maire a changé de ton. Il affiche son
soutien au « peuple ukrainien » face à « l’envahisseur russe », allant jusqu’à
hisser un drapeau jaune et bleu au fronton de la mairie. Sollicité à plu-
sieurs reprises, il n’a pas répondu à M Le magazine du Monde.
« Tant que Nice est Nice, la Russie, avec toutes ses composantes, sera présente,
qu’il y ait des Russes ou pas », assure l’historien Hervé Barelli, conseiller
culture et patrimoine à la mairie. Il voit dans le legs architectural laissé ici
« une espèce de fantôme excentrique ». « L’imaginaire russe est totalement
décalé avec les palmiers. C’est une espèce d’incongruité. Et parce que c’est
incongru, c’est merveilleux, au sens du conte de fées. » Pourtant, cette
empreinte russe, vieillissante, a tendance à s’effacer. Le restaurant
Le Tchekhov, tenu par une Russe mariée à un Français, a fermé il y a
quelques années. Remplacé par Le Ligure, qui propose des spécialités
niçoises. Et Le Transsibérien, dernière adresse où déguster de la cuisine
exclusivement russe à Nice, disparaîtra ce printemps. Derrière une épicerie
qui donne sur la rue, on peut encore y savourer du bortsch ou des choubas
(salade à base de betteraves) dans une salle tout en longueur, reconstitution
des wagons reliant Moscou à Vladivostok. Le patron des lieux, Patrick
Calvin, 80 ans, n’a pas trouvé un repreneur qui lui garantisse de garder les
lieux en l’état. Il en a la gorge nouée. Cela faisait « plus de quarante ans » que
ce pied-noir né au Maroc avait ouvert l’enseigne. Les toutes premières
Jonas Unger pour M Le magazine du Monde
années, il proposait de la cuisine du Sud-Ouest. Puis, rapidement, face à la
demande de nombreux Russes blancs, son cuisinier polonais s’est mis à
mitonner des plats de chez eux. Voilà comment l’aventure a commencé. Les
fils et petits-fils de Russes blancs sont venus pendant des années, même si
le Covid-19 a refroidi certains de ses clients, plutôt âgés. En ce début d’an-
née, l’associée de Patrick Calvin, une Ukrainienne, est partie à Poltava, une
commune à l’est de Kiev, où elle est bloquée.
L’histoire russe, à Nice, est souvent affaire de mélanges. Longtemps,
raconte Nikita Ionnikoff, « on appelait russe tous ceux qui avaient une
écriture et un accent bizarre ». On ne faisait pas trop la différence entre
Ukrainiens, Russes, Kazakhs ou Azéris. Aujourd’hui, parmi la petite dizaine
d’épiceries russes que compte la ville, la plupart sont tenues par des
Moldaves. C’est le cas du Saint-Pétersbourg. Derrière le comptoir de cette
épicerie située à quelques pas de la promenade des Anglais, une feuille,
sur laquelle est écrit « Stop War », a été posée entre les bouteilles de vodka.
Des rumeurs courent sur le fait que certains commerçants auraient été
menacés. La plupart n’ont reçu que des appels malveillants. Ce n’est pas
la panique, mais certains visages sont inquiets. Le parquet de Nice n’a été
alerté d’aucun fait notable, hormis la lettre adressée à l’archiprêtre ou la
porte de l’appartement d’un Russe taguée par un voisin ukrainien. À Nice
et sur la Côte d’Azur, plusieurs agences immobilières ont cependant été
assaillies de coups de téléphone. Au bout du fil, de riches Russes inquiets
de savoir ce qu’allaient devenir leurs propriétés.
À Saint-Nicolas, dimanche 13 mars, les portes nous ont finalement été
ouvertes, après la médiation de Me Gérard Germani, l’avocat de l’archiprêtre,
Andrey Eliseev. Dans la salle de prière, environ 150 personnes, toutes debout,
enfants compris. Des Russes, des Moldaves, des Français, des Roumains et
même des Ukrainiens. Les chants, en slavon liturgique, parfois entrecoupés
de pleurs de bébés, s’étirent sur une heure. Puis Andrey Eliseev, barbe
rousse, délivre un sermon en russe aux fidèles. Il y est question de la « pro-
pagande » qui présente la Russie comme « le mal » et de l’amour de son pro-
chain, ennemi ou pas. Début mars, l’archiprêtre avait rappelé, dans les
colonnes de Nice-Matin, que « la guerre est un péché grave devant Dieu » et
affirmé que la position de l’Église a « toujours été pacifique », critiquant en
creux Vladimir Poutine. Mais le patriarche de Moscou, Kirill, dont dépend la
cathédrale de Nice, a apporté son plein soutien à la guerre en Ukraine et au
chef du Kremlin, dont il est proche. Le recteur de la cathédrale de Nice « est
dans une situation très difficile », concède Nikita Ionnikoff. Le 3 mars, Andrey
Eliseev s’était dit « disponible » pour nous rencontrer. Il ne refuse d’ailleurs
jamais un entretien à la presse locale depuis son arrivée à Nice, en 2015. Mais,
le 7 mars, il fait volte-face dans un texto à la syntaxe hésitante : « En vue de
l’hostilité excessive contre les Russes provoquée par les médias en Europe on
ne donne plus les interviews. Veuillez de m’en excuser ». On aurait pu se
contenter de dire que, sur son compte Facebook, l’archiprêtre relaie des
pétitions de CitizenGo, un groupe de pression ultraconservateur, contre
l’avortement et le vaccin. Que le seul homme politique dont il a partagé les
déclarations sur la Russie s’appelle Éric Zemmour. Qu’il accuse les manifes-
tants pro-ukrainiens à Nice d’entonner des chants « néonazis », ou qu’il
estime que les médias occidentaux ne parlent pas assez des crimes commis
au Donbass – par les Ukrainiens. Le 13 mars, après la messe, ultime change-
ment de cap, Andrey Eliseev a fini par offrir le café en signe d’hospitalité. Il
tient à rappeler les « trois cents ans d’histoire commune » entre Kiev et
Moscou, et assure aussi qu’il accueille « des gens très différents » dans la cathé-
drale, des pro-ukrainiens comme des prorusses. Sans distinction.
SUR
ce point-là, difficile de lui donner
tort. Certes, à la sortie de l’office, la
majorité des fidèles interrogés
parlent « d’opération militaire » et
de l’armée russe qui « ne visent pas
des civils ». Mais il y a aussi Viktoria,
39 ans, une femme élégante à l’al-
lure aisée, arrivée de Kiev il y a
quelques jours, avec son mari – « il
a plus de 60 ans », précise-t-elle – et leurs enfants. Elle loge provisoirement
à Beaulieu-sur-Mer, juste à côté de Nice, avec son amie Olga, elle aussi
venue avec époux et enfants – aucune ne souhaite donner son nom. La
cathédrale, elles l’avaient déjà visitée, il y a un an ou deux. Ce dimanche,
ce sont elles qui sont venues dans le van noir aux vitres teintées, immatri-
culé en Ukraine, s’amusant des regards interloqués de leurs hôtes aux
talkies-walkies – « mais ça va, ils n’étaient pas agressifs ». Viktoria, bonnet
beige sur la tête, duquel dépassent des mèches blondes, est contre la
« guerre », un mot qu’elle ne rechigne pas à employer. À propos de Poutine,
elle lâche simplement : « He is crazy ! » Ici, à Nice, même sur les marches
de la cathédrale russe, son cri du cœur n’est pas encore considéré comme
un blasphème.
43
 LE M AG A ZINE

Adam Lach pour M le magazine du Monde

Andreï, médecin hématologue de 29 ans, ici à Varsovie, a quitté la Russie le 4 mars.

Il cherche à s’établir dans un pays occidental où ses diplômes seront reconnus.

44
 Texte Benoît VITKINE — Photos Adam LACH, Dina OGANOVA et Leonid SHTEIN

   IOULIA,
 VLADISLAV,
    ANDREÏ...
LE CHOIX
DE L’EXIL.

Ils sont juristes, médecins, créateurs d’entreprise… Le 24 février, la vie de ces Russes
a basculé. Hostiles à l’“opération militaire spéciale” de leur président en Ukraine,
inquiets de l’effondrement économique qui vient, terrifiés que ne se referme
le “rideau de fer”, ils ont fait leurs valises. Sans savoir s’ils partaient “le temps que
ça se tasse” ou pour toujours. Et sans certitudes sur ce qui les attend loin de chez eux.
IOULIA T.
appartient à une génération de Russes qui pensait
en avoir fini avec les soubresauts de l’histoire.
Une génération devenue adulte dans les féroces
années 1990, assez raisonnable pour se tenir à
distance de la politique. De toute sa vie, la juriste
de 44 ans n’aura participé qu’à un seul mouve-
ment de protestation, en 2011-2012, contre les
fraudes aux élections législatives et à la présiden-
tielle. Époque joyeuse durant laquelle des cen-
taines de milliers de personnes ont cru à un chan-
gement possible et communié sur les places des
grandes villes. Las, le changement n’est pas venu.
Seuls les plus motivés ont poursuivi le combat,
souvent dans le sillage d’Alexeï Navalny, l’étoile
montante de ce mouvement de 2011-2012. Quand
l’opposant a été empoisonné, en août 2020, puis
emprisonné, six mois plus tard, à Moscou, Ioulia
et son mari, Vladislav, 47 ans, sont restés chez
eux, dégoûtés, certes, mais pas assez pour affron-
ter la machine policière et judiciaire. « Je ne suis
pas une fille des barricades », résume dans un sou-
rire la jeune femme aux cheveux courts soigneu-
sement coupés.
De fait, le couple a choisi un autre chemin, ce
que Ioulia appelle « une vie confortable » : bel
appartement dans une banlieue résidentielle,
voiture allemande, voyages à l’étranger, bou-
teilles de vin dégustées avec les amis… et l’abou-
tissement d’une vie, cette société de conseil juri-
dique que Ioulia et Vladislav ont montée
ensemble. Tout ne leur convenait pas, y compris
dans leur domaine d’activité – « Même en droit
fiscal ou des affaires, il n’y a pas d’État de droit,
que des juges serviles », tranche Ioulia –, mais
pour le reste, le choix était rationnel : « Si tu ne
disais rien publiquement, objectivement la vie
était très supportable, agréable, même. »Elle ne
l’est plus. Un certain 24 février à l’aube, quand
leur président a annoncé le lancement d’une
« opération militaire spéciale » contre le voisin
ukrainien, ce monde s’est écroulé. Ce sont
d’abord les tripes qui ont parlé : « J’ai ressenti
immédiatement, physiquement, l’horreur et l’ab-
surde… C’est devenu impossible pour moi de res-
pirer dans ce pays. »
Au fil des jours et des larmes versées sur les villes
ukrainiennes, d’autres questions se sont ajoutées
au choc, tout aussi angoissantes : et si Vladislav,
formé dans un institut militaire, était mobilisé
par l’armée ? Et si le confort patiemment
construit s’écroulait ? Et si nous n’étions plus en
sécurité ? « Même si la guerre s’arrêtait demain,
pense Ioulia, ce pays est perdu pour des années,
peut-être des décennies. La dégringolade écono-
mique, on la sent déjà, et elle ne peut que s’inten-
sifier. La répression aussi, une simple pancarte
“pour la paix” conduit en prison. »
Ioulia et Vladislav ont fait leur choix, celui du
départ. À 40 ans passés, sans diplôme à faire
valoir à l’étranger, avec un niveau d’anglais
limité, sans personne qui les attende… « Ce n’est
pas une émigration, c’est une fuite », reconnaît
Ioulia. Tant pis pour leur amour de la langue
russe et de l’hiver à Moscou. Tant pis pour les
amis, qui sont d’ailleurs nombreux à avoir fait le
même choix. Les plans sont encore flous : ce sera
un pays francophone ou anglophone, et un
départ de zéro. À moins que Ioulia veuille à des-
sein rester vague, elle qui demande que l’on
masque son nom de famille.
La fuite des Russes est moins dramatique et mas-
sive que celle des Ukrainiens s’échappant devant
les blindés de « l’opération militaire spéciale »
russe, mais elle n’en est pas moins remarquable.
Les chiffres sont difficiles à estimer, mais rien
qu’à Tbilissi, capitale de la Géorgie, les autorités
locales avaient relevé début mars l’arrivée de
25 000 Russes. En Arménie, les estimations du
gouvernement atteignent 80 000. Cette saignée
concerne avant tout la très embryonnaire classe
moyenne russe – artistes, scientifiques, journa-
listes, informaticiens, entrepreneurs, juristes… –,
et elle en dit long sur la façon dont celle-ci voit
le futur de la Russie. Helsinki en Finlande,
Erevan en Arménie, Istanbul en Turquie,
Tachkent en Ouzbékistan ou même Oulan-Bator
en Mongolie, la destination importe peu, tant
sont forts le sentiment d’urgence, la crainte que
les dernières liaisons aériennes ferment, que le
rideau de fer soit à nouveau abaissé, comme du
temps de la guerre froide. Déjà, le 17 mars, le
porte-parole du Kremlin qualifiait « ceux qui
partent » de « traîtres »… Chaque jour, la liste des
nouvelles entreprises occidentales quittant le
pays ou les rumeurs renouvelées de l’imposition
de la loi martiale achèvent de convaincre les
hésitants. À Moscou, Saint-Pétersbourg et dans
les grandes capitales régionales, beaucoup de
conversations commencent par : « Tu es encore
là ? » On se compte et, selon les jours, on envie
ou on plaint ceux qui ne sont plus là.
Pour un grand nombre de Russes, la possibilité
du départ a toujours été une donnée rassurante,
comme un antidote à la catastrophe toujours
possible, individuelle ou collective. Même au
sein de l’élite loyale au pouvoir, la valise prête
dans l’entrée (à laquelle se sont ajoutés, au fil du
temps, compte bancaire et appartement à
l’étranger) a toujours fait office d’échappatoire
vitale, de garantie de sécurité. Le basculement
du 24 février a remis en question la facilité d’un
départ. Il y a d’abord eu la fermeture de l’espace
aérien européen, puis une question : et si la
Russie revenait à la pratique en vigueur en Union
soviétique, frontières fermées et visas de sortie
délivrés au compte-gouttes ? Pour ceux qui
n’avaient pas les moyens de fuir, ne restait, au
mieux, que l’« exil intérieur » : une forme de
retrait du monde, souvent accompagné d’une
plongée dans l’alcool et du mince espoir de se
faire oublier de la police politique.
« Avec ma femme, nous avons fait le compte, dans
notre appartement, de ce qui est produit en Russie,
raconte un avocat, qui habite dans une ville de
Sibérie. Bilan : un presse-ail et un tabouret. Les
prix vont exploser, même ceux des produits
chinois. La crise va être terrible… » Cet avocat fait
partie des malchanceux : comme les deux tiers
des Russes qui n’ont jamais quitté le pays, lui n’a
pas de passeport international à jour (les Russes
possèdent obligatoirement un passeport inté-
rieur, mais le passeport pour l’étranger est facul-
tatif). En temps normal, la procédure prend un
mois, et ensuite il faut chercher un visa. L’homme
s’inquiète : « Autour de moi, 90 % des gens sont
pour la guerre. Et moi je suis identifié comme
antiguerre. Plus le temps va passer, plus la haine
et la frustration vont monter. »
Parmi ceux qui temporisent, volontairement
cette fois, il y a aussi ce père de famille, informa-
ticien de 51 ans. Avant d’emmener sa famille à
l’étranger, Vladimir attend de voir les derniers
signaux se matérialiser, à savoir « l’isolement
russe de l’Internet mondial et le moment où tous
ceux qui auront publié des posts contre la guerre
seront envoyés dans des camps. » Si lui ne s’est
pas pressé de partir, malgré sa conviction que la
crise économique sera pire que celle, terrible, de
1998, c’est qu’il a la « chance » d’avoir deux filles,
non mobilisables, donc. Pour le reste, Vladimir
a déjà étudié les différents plans de sortie, même
après une fermeture officielle des frontières, via
le Kazakhstan ou l’Azerbaïdjan.
Les départs des trois dernières semaines
viennent s’ajouter à ceux, déjà nombreux, des
dernières années, qui avaient été freinés seule-
ment par le Covid-19. L’émigration des travail-
leurs hautement qualifiés a été multipliée par
cinq depuis 2012, selon une étude publiée par
l’Académie des sciences, en avril 2021. Ce sont
bien ces travailleurs qualifiés, ou « créatifs », que
l’on peut nommer « classe moyenne », dans une
Russie où un enseignant gagne à peine 150 euros
(à peine plus de 100 euros, au nouveau cours du
rouble post-« opération spéciale »). En 2019,
l’étude « The Putin Exodus, The New Russian
Brain Drain » (L’exode sous Poutine, la nouvelle
fuite des cerveaux russes), réalisée par le cercle
de réflexion américain Atlantic Council, dressait
le bilan de l’ère Poutine dans ce domaine : entre
1,6 et 2 millions de Russes qualifiés sont partis
du pays, entre 2000 et 2018. Concernant les
opposants, il s’agit même d’une stratégie délibé-
rée du pouvoir. Plutôt que de donner de longues
peines de prison aux journalistes, défenseurs des
droits de l’homme ou détracteurs indésirables,
police et justice se sont longtemps contentées
d’un harcèlement de moyenne intensité, destiné
à les faire partir. Beaucoup l’ont fait, avec une
forte accélération au cours de l’année 2021.
 LE M AG A ZINE
Leonid Shtein pour M Le magazine du Monde

Ioulia T. (ici, le 4 mars, à Moscou) et son époux, Vladislav, se sont résolus à quitter
leur pays, en abandonnant derrière eux leur société de conseil juridique.

47
 Maria, psychologue à Saint-Pétersbourg, son mari, Konstantin, et leurs trois enfants ont roulé
en voiture pendant sept jours avant de pouvoir gagner la Géorgie.

Dina Oganova pour M Le magazine du Monde

“QUE DES GENS PUISSENT CROIRE QUE NOUS FUYONS SIMPLEMENT

LES SANCTIONS ÉCONOMIQUES ME FAIT TERRIBLEMENT MAL.
C’EST UN DÉCHIREMENT, DE PARTIR VERS L’INCONNU,
DE DEVENIR DES RÉFUGIÉS SUR LES ROUTES DE L’EXODE.”
MARIA , 48 ANS, PSYCHOLOGUE PARTIE LE 9 MARS DE SAINT-PÉTERSBOURG
LE M AG A ZINE
Dans le même temps, l’électorat de
Vladimir Poutine se resserrait sur les retraités et
les employés du secteur public.
En décembre, en recevant son prix Nobel de la
paix, le rédacteur en chef du quotidien Novaïa
Gazeta, Dmitri Mouratov, rappelait que l’an-
née 2022 marquerait le centenaire du départ
des « bateaux des philosophes » de Saint-
Pétersbourg – des convois organisés par le pou-
voir soviétique pour expulser des membres de
l’élite intellectuelle, ceux pour lesquels « il
manque un prétexte pour les fusiller », notait
Trotski. Dmitri Mouratov établissait un lien avec
l’exil des nouveaux dissidents. Au soir du
24 février, interrogé sur la chaîne de télévision
en ligne Dojd peu avant sa fermeture définitive,
le verdict du journaliste était plus sombre, plus
radical : « Le futur est mort. »
Ce jour-là, c’est précisément ce qu’a ressenti
Solomon Shlossman. « J’étais en train de faire du
snowboard à Sotchi quand les premiers missiles
ont été envoyés vers l’Ukraine, raconte cet entre-
preneur de 31 ans. J’ai compris tout de suite
qu’on venait de changer de monde, qu’il n’y
aurait pas de retour en arrière. » Rentré à
Moscou en covoiturage, Solomon Shlossman a
fait un dernier coup d’éclat : il a pris dans ses
bras son fils Nathan, 1 an et demi, il est des-
cendu dans le parc en bas de chez lui et il a
exhibé sa pancarte « Poutine = guerre ». Puis il a
collé dans sa cage d’escalier de petits messages
semblables. « J’avais besoin de faire ça pour
quitter ce pays la conscience plus claire, confie-
t-il par Skype, depuis l’appartement de Tel-Aviv,
en Israël, où père et fils passent leur toute pre-
mière nuit. C’est peu, mais je ne pouvais pas faire
plus : j’ai été arrêté en 2021 dans une manifesta-
tion pro-Navalny. Une deuxième arrestation, ça
veut dire la prison. »
Pour Solomon Shlossman, le seul de nos
témoins qui accepte de dévoiler son nom, le
départ a été plus facile que pour d’autres. Dès
octobre, il avait débuté les procédures pour
obtenir un passeport israélien, à l’époque seu-
lement pour faciliter ses voyages. Aujourd’hui,
il y voit un autre avantage : « Après la guerre, je
pourrai aider à la reconstruction de l’Ukraine.
Les Ukrainiens ne laisseront pas rentrer les
Russes… » Solomon est donc parti avec Nathan
et la mère de l’enfant dès le 3 mars, via Istanbul,
craignant lui aussi une arrestation ou une sou-
daine mobilisation générale. Créateur d’une
application à succès dans le domaine de l’édu-
cation, il peut travailler aussi bien de Moscou
que de Tel-Aviv, dit-il, enthousiasmé par l’ac-
cueil reçu en Israël, presque déjà absorbé par sa
vie d’après. « J’espère que je pourrai retourner en
Russie, où j’ai abandonné tant de choses,
explique-t-il, mais je ne veux pas que mon fils y
grandisse. Pas dans un pays où la police est là
pour faire peur et où les impôts servent à finan-
cer la guerre contre un voisin qui ne nous a rien
fait… » Partir « le temps que les choses se
tassent » ? Partir pour longtemps ? Pour tou-
jours ? C’est l’interrogation la plus douloureuse,
la plus indémêlable. Un cessez-le-feu en Ukraine
ne ferait revenir que ceux qui craignaient, plus
que tout, un appel sous les drapeaux. Andreï,
29 ans, aujourd’hui en Allemagne, a ressenti
cette peur : « Même si je suis médecin, on m’en-
verrait peut-être combattre. C’est comme ça que
la Russie fonctionne. »
Andreï fait partie de ces jeunes très qualifiés qui
manqueront à la Russie. Médecin hématologue,
il était aussi chercheur dans un laboratoire
public en pointe dans les recherches sur le coro-
navirus. Lui avait déjà caressé des projets d’émi-
gration, « parce que l’organisation du système de
santé russe et son rapport aux patients me
déplaisent », explique-t-il depuis la ville alle-
mande où il a atterri. « Je me suis toujours tenu
éloigné de la politique, mais aujourd’hui, la poli-
tique s’occupe de moi », précise-t-il avec une iro-
nie amère, regrettant toutefois qu’on oublie que
si la Russie est « l’agresseur », elle a aussi subi des
« provocations », et écope actuellement de sanc-
tions trop fortes, estime-t-il.
La politique, c’est donc cette « opération mili-
taire spéciale » qui l’a poussé au départ dès le
4 mars, via un itinéraire compliqué, au gré des
vols accessibles : Saint-Pétersbourg, Moscou,
Istanbul, Athènes, l’Allemagne… Et ensuite la
Pologne, peut-être les États-Unis. La plupart de
ses amis sont dans le même cas  : ceux qui
n’avaient jamais songé à l’émigration sont par-
tis ou sur le point de le faire. Andreï assure qu’il
« n’idéalise pas l’Occident » et qu’il a besoin de
vivre « dans un environnement russe », mais son
choix est fait : « Quoi qu’il arrive, je vais tenter
ma chance dans un pays occidental, là où j’arri-
verai à faire reconnaître mes diplômes. » Sa
décision est fondée à la fois sur le choc du
24  février et sur un constat pragmatique  :
« Quoi qu’il se passe sur le terrain militaire, la
Russie va s’effondrer économiquement et intel-
lectuellement. Dans mon secteur, on va constater
très vite la pénurie de médicaments et de maté-
riel médical de qualité. »
MARIA
a 48 ans et ne veut pas non plus donner son
nom de famille. « J’ai peur, reconnaît-elle sans
ambages, mais je dois parler, rappeler au monde
que beaucoup de Russes se sentent pris en otage
par un criminel, que dans ce combat du bien
contre le mal, beaucoup d’entre eux ont choisi le
bon camp. » Elle accepte de dire qu’elle est
­psychologue à Saint-Pétersbourg et que là-bas,
comme Ioulia T. à Moscou, elle avait « une très
bonne vie » – appartement décoré avec des
meubles chinés, briques apparentes… « Dans les
années  1990, quand les gens partaient par
­milliers, ça me paraissait inimaginable de quitter
cette ville que j’aime, mes amis, mon travail »,
se souvient-elle.
Nous l’avons eue au téléphone deux fois, à deux
étapes d’un périple difficile. Elle et son mari,
Konstantin, ont embarqué leurs trois enfants et
le maximum d’affaires à bord de leur voiture, le
9 mars, et commencé à rouler vers le sud, direc-
tion la Géorgie. Le 11, la famille était tout près
des frontières ukrainiennes, assez pour voir les
obus déchirer la nuit. Konstantin a pris peur : et
si les appareils d’écoute de l’armée intercep-
taient la conversation ? Deux jours plus tard, ils
étaient proches du but, tout près de la frontière
géorgienne, bloqués seulement par la neige
tombée sur le col, réduits à patienter jusqu’au
16 mars , pour enfin entrer sur le territoire géor-
gien, soit sept jours de voyage.
Ce qui a décidé Maria et Konstantin, c’est l’adop-
tion, le 4  mars, d’une loi punissant jusqu’à
quinze ans de prison les auteurs de « fake news »
sur l’action de l’armée. « Ça peut concerner un
post Facebook, assure-t-elle. Et pour l’exemple, ce
sera appliqué à quelques personnes pour de
simples posts. » Priorité : faire partir l’aîné. « Il est
étudiant et donc non mobilisable, mais ça, c’est en
théorie. Je sais de quoi est capable cet État… »
Problème, son vol pour Bakou, en Azerbaïdjan,
payé à prix d’or, a été annulé, et Stepan, 22 ans,
s’est joint à l’équipée familiale. Maria n’a jamais
été très active politiquement, dit-elle. Lorsque
l’opposant Boris Nemtsov a été assassiné à
Moscou en 2015, elle a manifesté. Quand Alexeï
Navalny a été emprisonné, elle est aussi sortie.
Une seule fois, « parce que quand tu es en prison
tu ne peux pas élever tes enfants ». Sa vraie ambi-
tion, c’est d’être utile avec son métier de psycho-
logue, aider ses patients. Elle continuera d’exer-
cer à distance. Depuis le 24  février,
explique-t-elle, « les gens sont en état de choc ; le
problème est qu’ils vont avoir de moins en moins
d’argent à consacrer à leur santé. »
Elle sait reconnaître la peur chez sa clientèle.
Tout près de la frontière enneigée, elle n’a pas de
mal non plus à identifier ses propres angoisses.
D’abord, il y a le futur de ses enfants dans un
pays, la Géorgie, où les perspectives écono-
miques sont limitées et où les Russes ne peuvent
pas utiliser leurs cartes bancaires, bloquées à
l’étranger par la décision des entreprises Visa et
Mastercard. Certains de ses compatriotes se sont
aussi retrouvés en butte à l’hostilité des
Géorgiens, qui ont eu à affronter une courte
guerre avec la Russie en 2008. Ensuite, il y a
l’avenir de son pays, où elle espère revenir, dans
un an ou deux, peut-être plus : « Même si la
guerre se termine, ce pays ruiné sera tenu par une
armée de policiers. Pour le pouvoir, le départ des
gens comme nous, qui exerçons une pensée cri-
tique, n’est pas une si mauvaise nouvelle. »
Surtout, sa principale préoccupation est d’être
comprise de ses concitoyens et du reste du
monde. « Que des gens puissent croire que nous
fuyons simplement les sanctions économiques me
fait terriblement mal. C’est un déchirement, de
partir vers l’inconnu, de devenir des réfugiés sur
les routes de l’exode. Et ce n’est pas parce que
McDonald’s et Instagram ont quitté le pays que
nous nous résolvons à cela. Nos villes ne sont pas
touchées, mais cette “opération militaire spé-
ciale”, c’est aussi contre nous, les Russes, qu’elle
est menée. »
49
 LE M AG A ZINE

Une mère dans
les filets
de “l’aliénation
parentale”.
NÉ AUX ÉTATS-UNIS, LE “SYNDROM E D’ALIÉNATION
PARENTALE” PRÊTE À L’UN DES PARENTS, LA PLUPART
DU TEM PS LA MÈRE, LE POUVOIR DE MANIPULER
LES PROPOS DE SON ENFANT POUR OBTENIR LA
GARDE DE CELUI-CI. IL NE REPOSE SUR AUCUNE BASE
SCIENTIFIQUE ET EST TRÈS DÉCRIÉ. MAIS CE CONCEPT
INFUSE POURTANT LA SPHÈRE DE LA JUSTICE ET
CONTRIBUE À RENDRE PARFOIS INAUDIBLES LES
ACCUSATIONS D’INCESTE. LA BATAILLE JURIDIQUE
QUI OPPOSE ÉLODIE À SON ANCIEN CONJOINT
EN CONSTITUE UNE TERRIBLE ILLUSTRATION.

Texte Stéphanie THOMAS et Xavier DELEU

Illustrations Yann LE BEC

50
 B E N J A M I N * E S T I N S TA L L É D E VA N T
L’ÉCRAN DE SON ORDINATEUR, concentré sur sa
partie de jeu vidéo. C’est l’année du bac, mais les
cours à distance, en ces temps de pandémie, ont
eu raison de sa motivation. Son grand frère, Hugo,
20 ans, vient de sortir faire une course. Les deux
petits, Maxime, 9 ans, et Inès, 6 ans, sont à l’école
depuis plus de deux heures. La maison est calme.
Sa mère vaque dans la cuisine. Soudain, un cri
retentit dans l­’appartement. Benjamin se préci-
pite dans le salon et voit sa mère derrière la baie
vitrée, en train d’enjamber la rambarde, prête à
se jeter du 8e étage. Le garçon la rattrape in extre-
mis par le bras. La serre contre lui. Il a compris.
Ce jeudi 5 novembre 2020, Élodie, 38 ans, atten-
dait la décision du juge des enfants concernant
la garde des deux derniers. Au téléphone, la
directrice de l’école vient tout juste de lui
annoncer que des éducateurs de l’aide sociale à
l’enfance (ASE) sont venus chercher Maxime et
Inès en plein cours, devant leurs camarades. Le
juge a décidé de les placer en famille d’accueil.
Il estime que leur mère les a manipulés pour
obtenir leur garde. Ses enfants seraient, selon
lui, atteints d’un « syndrome d’aliénation paren-
tale ». L’argument fatal pour séparer une mère
de ses enfants.
Le syndrome d’aliénation parentale est défini
en  1985 par un pédopsychiatre américain,
Richard Gardner, qui intervient en tant que
conseil auprès de couples en situation de
divorces conflictuels. Selon lui, les déclarations
d’agressions sexuelles faites par un enfant dans
un contexte de litige sont le plus souvent
“Un parent peut dénigrer l’autre parent,
implanter des idées fausses dans la
tête de son enfant, mais il ne peut pas
provoquer la quinzaine de symptômes
post-traumatiques dont souffre Inès.”
Delphine Elbachir, la psychologue d’Inès
fausses. « Sa théorie consiste à dire que, lorsqu’un enfant accuse
son père d’inceste, il est forcément en mission commandée par sa
mère, qui veut rayer l’autre parent de la vie de l’enfant pour se
venger, résume Christine Cerrada, l’avocate référente de l’asso-
ciation L’Enfance au cœur. Ce concept a été beaucoup utilisé par
la justice, ce qui a entraîné l’invisibilisation des violences sexuelles
sur mineurs et des effets lourds de conséquences sur le parent
protecteur, accusé de “laver le cerveau” de son enfant. »
Le recours au syndrome d’aliénation parentale est aujourd’hui
décrié : il ne repose en effet sur aucun fondement scientifique.
En  2018, la sénatrice Laurence Rossignol, ex-ministre des
familles, de l’enfance et des droits des femmes, obtient la diffu-
sion d’une note sur le site du ministère de la justice pour « infor-
mer les magistrats du caractère controversé et non reconnu du
syndrome d’aliénation parentale ». Pourtant, il continue d’être
invoqué par des psychiatres et des magistrats. Coprésident de la
commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles
faites aux enfants (Ciivise), l’ex-juge des enfants Édouard Durand,
qui soutient ardemment « la présomption de crédibilité pour la
parole d’un enfant », dénonce ce « pseudo-syndrome ». Dans son
livre Défendre les enfants, paru en mars aux éditions du Seuil,
il écrit ainsi : « Des discours anti-victimaires restent en effet très
puissants, ils infiltrent la pensée des professionnels et empêchent
de protéger les enfants victimes. C’est le cas de l’aliénation paren-
tale. » La Ciivise, qui doit achever ses travaux dans un an, rendra
un premier rapport le 31 mars.
Depuis qu’Élodie a quitté précipitamment le domicile conjugal,
en décembre 2017, un jour où les coups de son mari, Loïc, pleu-
vaient encore plus fort sur les enfants, elle élève seule ses trois fils
et sa fille. Aide à domicile auprès de personnes âgées, elle a trouvé
un appartement lumineux dans le centre de Dijon. Les deux plus
jeunes dorment dans la même pièce. Les grands, nés de deux
autres pères, ont chacun leur chambre. Élodie se contente du
canapé-lit du salon. Par décision du juge, son mari, chauffeur rou-
tier, ne voit les deux plus jeunes qu’une fois par mois, dans une
structure d’accueil médiatisé. Pour Élodie, c’est un nouveau
départ. Elle aspire au bonheur familial et à la sérénité. Mais Inès,
la petite dernière, se met à faire des « couchoirs », des cauchemars
dans lesquels « le P.A.P.A. », comme elle l’appelle, s’immisce dans
sa chambre. La petite fille n’arrive plus à dire « papa ». Ses hurle-
ments réveillent la maisonnée. Benjamin se souvient : « Il fallait
rassurer Inès et fouiller chaque pièce de l’appartement pour lui prou-
ver qu’il n’y avait pas de monstre caché. »
Élodie veut comprendre quelles terreurs hantent sa fille. Elle se met
en quête d’une psychologue en libéral, qu’elle paie de sa poche. Il
faudra plusieurs séances à Delphine Elbachir, la thérapeute, pour
gagner la confiance de l’enfant. En tête à tête, hors de la présence
de sa mère, Inès raconte les agressions incestueuses qu’elle dit avoir
vécues. La fillette parle de « coups de poing » que « le P.A.P.A. »
donne « avec son zizi sur moi ». Du « P.A.P.A. qui prend des photos
de ma zigounette et moi j’aime pas ». Elle évoque, avec ses mots
d’enfant de 4 ans, des scènes de fellation et de cunnilingus. Elle
dessine beaucoup et explique ses dessins à sa psy, qui a enregistré
ses propos : « J’ai peur du P.A.P.A. Poussé dans ma zigounette.
Toucher ma zigounette. Aussi, j’ai fait des flèches [qui vont du sexe
du père vers le sexe de la fille], j’ai marqué mon prénom pour ne pas
mélanger. » À l’école aussi, Inès ­dessine. Ce sexe en érection, au
gland colorié en rose, surprend son enseignante. La fillette a écrit
« zizi du P.A.P.A. ». Un zizi duquel est sorti un petit « pipi de couleur
jaune un peu clair », explique-t-elle à sa psy. « Le P.A.P.A est terri-
fiant. Inès en a très peur », se souvient Delphine Elbachir. En
vingt ans de métier, elle a rarement vu des dessins d’enfants aussi
explicites : « Je crois Inès. Ce sont des mots d’enfants. Aucune mère ne
peut inventer ces mots et ces dessins-là. »
Depuis la séparation, Maxime, qui a près de trois ans de plus
qu’Inès, est « extrêmement en colère contre leur père », d’après
LE M AG A ZINE

Marine Vauthey, la psychologue du garçon. Elle n’hésite pas à

­rédiger trois signalements au tribunal de grande instance de Dijon.
Il aurait été témoin des agressions subies sur sa sœur. Lui aussi parle
du « P.A.P.A. » parce que « c’est dur de l’appeler papa ». Les récits des
enfants sont concordants. En août 2018, huit mois après la sépa­
ration, Élodie porte plainte contre Loïc, le père de ses jeunes
enfants, pour agression sexuelle sur mineure de moins de 15 ans.
La petite fille de 4 ans ne s’exprime pas assez bien pour que la
police la comprenne. La plainte sera rapidement classée sans suite
pour cause de preuves insuffisantes. Dépitée, Élodie « baisse les
bras » et ne réitérera sa plainte.

DANS
la bataille juridique engagée
par le couple pour la garde
et la protection des enfants,
des professionnels de l’en­
fance vont venir se dresser
contre la version d’Élodie.
Florence Salvi, une psycho­
logue du centre d’action médico-sociale précoce (Camps) de Dijon,
suit Inès pour un retard de langage, en lien avec l’ASE. La théra­
peute (qui n’a pas souhaité s’exprimer) chercherait à lui faire pro­
noncer le mot « papa », et non « P.A.P.A. », comme elle le fait depuis
la séparation. Elle fait un signalement au procureur, estimant
qu’Élodie est « une mère aliénante » et ses enfants victimes du
syndrome d’aliénation parentale. Le Camps n’a-t-il pas mal
digéré qu’Élodie cesse d’accompagner « sans motif valable » et de
façon « brutale et unilatérale » Inès à ses séances de psy dans leur
centre ? Le juge pour enfant fait remarquer dans son jugement
du 5 juin 2020 que, selon le Camps, « la mère a fait une erreur
majeure » en choisissant une praticienne libérale. La psychologue
clinicienne Laurence François, expert près de la cour d’appel de
Dijon, reçoit Élodie en octobre 2018 et conclut également à un
syndrome d’aliénation parentale. La mère serait « débordée par
des fantasmes de nature sexuelle qu’elle projette sur un mari à qui
elle trouve tous les défauts possibles ».
Ce diagnostic d’aliénation parentale met la psychologue Delphine
Elbachir en colère : « Un parent peut dénigrer l’autre parent, implan-
ter des idées fausses dans la tête de son enfant, mais il ne peut pas
provoquer la quinzaine de symptômes post-traumatiques dont souffre
Inès. » Elle les énumère : relâchement anormal des sphincters et du
périnée ; dégoût des torses masculins et des représentations
d’hommes dénudés (sur des publicités) ; refus de se baigner en mail­
lot de bain, de porter des jupes sans legging au-dessous ; difficultés
à sortir de peur de croiser celui qu’elle désigne comme l’auteur des
faits ; sentiment envahissant d’insécurité, qu’elle soit chez elle ou
dans la rue ; états de sidération ; terreurs nocturnes ; connaissance
sexuelle inadaptée pour son âge… La psychologue s’étonne que ces
symptômes, dont elle a transmis la liste au tribunal de grande ins­
tance, avec copies de dessins et retranscriptions des propos de la
fillette, n’aient pas été retenus par le juge des enfants.
Le 19 mars 2019, une contre-expertise du psychiatre Denis Prieur,
expert près la cour d’appel de Dijon, remet en cause le diagnostic de
ses consœurs : « Aucun élément dans le discours de la mère ne permet
de suspecter un syndrome d’aliénation parentale. » Son mari, en
revanche, « représente un authentique d­ anger », indique-t-il. Par ail­
leurs, il estime qu’Élodie « est en capacité d’assumer les besoins quo-
tidiens de ses enfants ». Le père, lui, « ne paraît pas être en capacité
de répondre aux besoins de ses enfants ». Au total, d’après les dossiers
d’expertise que nous avons pu consulter, cinq psychiatres, psycho­
logues et généraliste soutiennent la mère. En face, trois psycholo­
gues défendent un père « trop inhibé pour s’affirmer vraiment »,
note l’un d’eux, qui précise : « C’est sans doute pour cette raison
qu’il a pu déborder verbalement et physiquement. »
Le 5 novembre 2020, juste avant que les éducateurs de l’ASE
n’aillent chercher les enfants à l’école, le juge se range du côté des
experts convaincus de la présence d’un symp­
tôme d’aliénation parentale. Il considère qu’Élo­
die serait « trop fusionnelle avec ses enfants » et
les confie à l’ASE au motif que « seul l’éloignement
des enfants du domicile de la mère permettra de
renouer avec ce père “en souffrance” » – père qui
a menacé les représentants de l’ASE lors de l’au­
dience. Les paroles d’Inès et de Maxime n’ont pas
suffi à convaincre le magistrat.
D’autres enfants n’ont pas été écoutés dans cette
affaire : Benjamin et Hugo, les demi-frères d’Inès et
de Maxime. Les garçons avaient 7 et 8 ans lorsque
leur mère a connu Loïc. « On s’est rencontrés sur
Meetic, raconte dans son appartement Élodie,
toute menue dans son chemisier bleu. Il semblait
être l’homme idéal, il était doux. Pas fainéant. Il était
déjà routier de nuit et rentrait à la maison tous les
jours. Mais il avait peur de l’engagement, il m’a
quitté sept ou huit fois. Il me quittait, il revenait. Et
puis il avait un gros défaut, il était radin. Mais le
plus important pour moi, c’est qu’il acceptait mes
deux enfants issus de deux lits différents. Il était gen-
til avec eux au début. » En juillet 2009, Élodie et ses
aînés s’installent chez Loïc, à Talant, une petite ville
sur les hauteurs de Dijon. À la naissance de
Maxime, Hugo et Benjamin demandent à leur
beau-père de pouvoir eux aussi l’appeler papa. « Il
était content », se souvient Élodie.
Mais les relations entre les aînés et leur beau-
père se dégradent quand leur mère travaille et
que Loïc est seul avec les enfants pendant la jour­
née. Le jeune père, 35 ans à l’époque, est de plus
en plus colérique. « Tout a commencé quand

53

Maxime est né, se souvient Hugo. Il nous
punissait quand on jouait mal à un jeu de foot en
ligne. À l’âge de 8 ans, il m’a fait passer à travers
la porte vitrée du salon. J’avais des éclats de verre
partout. » Une multitude de petites cicatrices par-
sèment son avant-bras. « Il me mettait dans la bai-
gnoire. Il faisait couler de l’eau froide sur moi, je
n’arrivais plus à respirer. Et il me flanquait des gros
coups de pied dans le dos pendant qu’il me noyait.
Quand je racontais ça à ma mère, elle ne me croyait
pas ! » Le jeune homme parle, recroquevillé sur sa
chaise, le visage à demi caché dans le col de son
pull. Des larmes envahissent ses yeux noirs. Sa
mère se lève et prend son fils dans ses bras. Elle
l’embrasse sur les cheveux.
À plusieurs reprises, quand Loïc part travailler
le soir, Hugo et Benjamin tentent de se confier
à leur mère. « Mais je n’arrivais pas à les croire.
Et Loïc arrivait à me faire gober ce qu’il voulait.
Il me disait : “Mais non, tu me prends pour qui ?
Je ne suis pas comme ça. Je les ai juste un peu
bousculés”. » Elle regrette de n’avoir pas suffi-
samment compris à l’époque ce que vivaient ses
fils. Aujourd’hui, elle ne veut surtout pas passer
à côté de ce qu’a vécu Inès.
Élodie aussi aurait été victime de la violence
physique et psychologique de son mari. Ils se
disputaient souvent, il la bousculait. Un rien
déclenchait sa colère, dit-elle. « Je lui demandais
de se rapprocher de la table pour ne pas mettre
des miettes partout et c’était parti. Il se mettait à
crier et me jetait contre le mur. » Il lui disait « sans
moi, t’es rien ». Elle finit par le croire. Seuls les
grands-parents maternels étaient au courant. Les
deux ados ont alors honte de raconter leur cal-
vaire. Et Élodie continue de vouloir à tout prix
« un père pour ses enfants ».
EN
grandissant, Hugo supporte
de moins en moins son beau-
père. Il éprouve une colère
sourde et ne supporte plus la
vue de cet adulte qui « se pro-
mène tout le temps tout nu dans
l’appartement », demande aux
garçons de mesurer leurs sexes et s’enferme dans
la salle de bains avec Inès.
Le 17 décembre 2017, c’est la colère de trop.
Pour protéger Maxime et Inès des coups de leur
père, Hugo téléphone à sa mère, qui ne répond
pas. Puis à sa grand-mère, qui appelle la police.
Quand Élodie rentre, c’est pour découvrir son
mari devant l’immeuble, en caleçon, en train de
vociférer et d’implorer. Il est dans un tel état
qu’il est interné dans un service psychiatrique
pendant trois semaines. Élodie en profite pour
fuir le domicile familial avec ses enfants, avec
l’aide d’éducateurs de l’ASE. Elle veut mettre un
terme à la relation « mortifère » avec son époux.
Un  homme décrit par le psychiatre expert
Denis Prieur, qui l’a vu en consultation, comme
un « probable tyran domestique, motivé par une
agressivité qui peut s’exprimer vis-à-vis de n’im-
porte quel obstacle rencontré sur sa route. » À la
suite de cette journée de décembre 2017, le père
des enfants fera l’objet d’un rappel à la loi en * TOUS LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ MODIFIÉS.
54
LE M AG A ZINE
juillet 2018, avec obligation de se faire soigner dans un centre
de  prise en charge des auteurs de  violences conjugales. Il
n’y a jamais mis les pieds.
Depuis le déménagement, Hugo dort avec un couteau sous
l’oreiller. La fratrie a tellement peur de Loïc, qu’on aperçoit
­parfois autour de chez eux, que l’adolescent monte la garde en
dormant chaque soir à même le sol devant la porte d’entrée. Le
grand frère s’inquiète pour Maxime et Inès. Il s’en ouvre à la
psychologue de l’ASE, qui le prend en charge à la suite des vio-
lences subies de la part de son beau-père. Celle-ci fait un signa-
lement auprès de la juge des enfants Adeline Midez. En avril 2018,
la magistrate met en place une assistance éducative en milieu
ouvert (AEMO) pour un an. Elle se dit « très inquiète par les débor-
dements du père ». La juge propose alors aux services sociaux,
« au vu des craintes des enfants, particulièrement insécurisés, de
ne pas les contraindre à rencontrer leur père dans l’attente de la
décision du juge des affaires familiales. Un positionnement inverse
serait contraire à leur intérêt ».
Le procès en appel, le 30 avril 2021, confirme néanmoins la déci-
sion du nouveau juge des enfants en novembre 2020 : l’existence
d’un syndrome d’aliénation parentale et le placement des enfants
en famille d’accueil. Le dossier note pourtant qu’Inès « souhaite
rentrer au domicile maternel et indique ne pas comprendre l’obli-
gation qui lui est faite de rencontrer son père ». La famille d ­ ’accueil
a fait savoir que la petite fille est tellement nerveuse avant chaque
rendez-vous avec son père qu’elle vomit sur le trajet entre son
domicile et le lieu de médiation.
Aujourd’hui, Loïc, 46 ans, vit toujours dans le même a­ ppartement,
dans un ensemble de petits immeubles entourés de buissons. Il
nous reçoit en bas de jogging noir et pull de sport rouge.
L’appartement est propre et très vide. Les volets sont baissés.
La nuit tombe. Installé au bout de la longue table en bois massif
qui occupe toute la place dans la cuisine, il se montre affable.
Il raconte avoir été effondré et furieux en découvrant, à sa sortie
de l’hôpital psychiatrique, qu’Élodie avait quitté l’appartement.
Il aimerait que sa femme revienne. « Elle m’aime encore, j’en suis
sûr. » Il assure qu’il n’a « jamais tapé personne ». Nie les accusations
d’agression sexuelle rapportées par sa fille. Derrière lui, sur le
réfrigérateur, des dessins et des photos de ses enfants. Il voit Inès
et Maxime une heure par mois chacun. Il préfère les savoir placés
(chacun dans une famille d’accueil différente) plutôt que de
les imaginer chez leur mère. Pour lui, « Élodie a le syndrome
d’aliénation parentale. De toute façon, elle est conne. Elle a 70
de QI. Elle n’a rien pour elle. Je l’appelle “la sorcière". » Lui se targue
de posséder un QI de 90.
Il y a un peu plus d’un an, sur les conseils de la psychologue
d’Inès, Élodie a contacté L’Enfance au cœur pour demander une
aide juridique et trouver du réconfort. Pour l’avocate référente
de l’association, Christine Cerrada, « la mère de ces deux enfants
n’a pourtant jamais dénigré le père, ni poussé au rejet du père, ni
rendu impossible l’exercice des droits du père. Pourtant, elle a
immédiatement été accusée d’être aliénante. Les professionnels de
santé qui ont protégé les enfants ont eux-mêmes été désavoués.
C’est un déni de justice de grande ampleur commis au détriment
des plus vulnérables, les enfants ». L’avocate du père, Virginie
Nunes, soutient de son côté qu’« Élodie n’a pas respecté les condi-
Yann Le Bec pour M Le magazine du Monde
tions de maintien du couple », ce qu’elle se serait engagée à faire
« si son mari se faisait soigner à l’hôpital psychiatrique » – ce qui
a été le cas, précise Me Nunes.
À Talant, Loïc a fini de décorer les chambres de ses enfants. Des murs
roses pour Inès, des meubles bleus pour Maxime. Une nouvelle
audience devant le juge des enfants doit avoir lieu en mai. Il espère
que la justice lui accordera, cette fois, la garde des enfants.
LE PORTFOLIO

AUX

Ci-dessus,
une cellule du
bâtiment B.
Ci-contre, la tour
de contrôle Photos Marco BARBON
sud-est. Texte Gilles ROF

56
 ARRÊTS.

Détruit au début de l’année 2022, le site historique de la prison des Baumettes avait été
fermé en juin 2018, date à laquelle une autre maison d’arrêt était inaugurée dans les
environs. Pendant plusieurs mois, le photographe Marco Barbon a arpenté cellules et cours
de promenade et tenté de montrer les traces de ceux qui avaient été incarcérés.
 LE PORTFOLIO

58
 DES
posters déchirés sur les murs des cellules, des verres encore maculés
de café dans la salle des gardiens. Des appareils de musculation qui
prennent la poussière et des étagères tristement vides, orphelines
des livres qu’elles présentaient. En pénétrant, fin 2019, dans les bâti-
ments historiques de la prison des Baumettes, à Marseille, près d’un
an et demi après l’abandon définitif du site par l’administration
pénitentiaire, Marco Barbon ne s’attendait pas à être aussi directe-
ment confronté aux traces de ceux qui avaient vécu derrière ces
hauts murs et à cette intimité laissée sur place. « C’était comme si les
lieux avaient été vidés très rapidement, à la suite d’une catastrophe
naturelle ou d’un exil forcé… s’étonne encore le photographe. Et
qu’ils restaient hantés par leurs occupants, détenus comme surveil-
lants. » A, B, C, D. La fin des quatre bâtiments principaux du centre
pénitentiaire marseillais, dont certains dataient des années 1930 et
de la construction de la prison, sur les plans de l’architecte Gaston
Castel, était pourtant annoncée depuis longtemps. Et le transfert de
la majorité des 1 700 détenus vers les Baumettes 2, cet ensemble
carcéral construit sur un terrain contigu, toujours au pied des col-
lines du parc national des Calanques, avait débuté bien avant ce
28 juin 2018, date officielle de la fermeture du site.
Quand Marco Barbon y commence son travail, le lieu d’enferme-
ment n’en est plus vraiment un. Même la nature y a repris du terrain,
lançant ses herbes folles à la conquête des cours de promenade et
des terrains de sport. Les portes et les fenêtres sont ouvertes à tout
vent. Les rafales s’y engouffrent bruyamment. Seul élément, se rap-
pelle Marco Barbon, qui brise le « silence spectral » des lieux. La
lumière, si spécifique à Marseille, baigne les cellules et réchauffe un
peu les murs décrépits. L’ambiance est intemporelle et ferait presque
oublier l’état effroyable d’une prison d’un autre âge. Des « conditions
de détention indignes », dénoncées dès 2012 par le contrôleur général
des lieux de privation de liberté, dont le rapport, choquant, avait
­précipité le plan de reconstruction totale de la maison d’arrêt.
Né à Rome et installé en France depuis 2001, intervenant à l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS), Marco Barbon,
49 ans, dit avoir visité les Baumettes comme un « archéologue du
passé proche », ressuscitant « la présence têtue et dérangeante » de
ceux qui ne sont plus là. Le lieu, en près d’un siècle, a généré sa
mythologie, inspirant le cinéma, le roman noir, les rappeurs ou
l’imaginaire collectif. Des détenus célèbres y sont passés : barons de
la « French connection », caïds de la drogue, hommes d’affaires aux
méthodes douteuses… Des exécutions capitales s’y sont déroulées,
comme celle d’Hamida Djandoubi, dernier condamné à mort à
avoir été guillotiné en France, le 10 septembre 1977.
Mais le travail du photographe fait plutôt ressurgir l’existence des
anonymes. Une présence humaine symbolisée par ces traces de
mains imprimées à même les murs et qui font immanquablement
penser aux peintures rupestres de la grotte Cosquer, éloignée d’à
peine quelques kilomètres. Ou par ce curieux ex-voto, où un ange
vole au secours d’un homme en chute libre. Détruit au début de
l’année 2022 pour laisser place à un nouvel ensemble de 740 cellules
qui doit être inauguré dans trois ans, le site des Baumettes histo-
Marco Barbon

Cours de riques ne conserve finalement que son enceinte aux imposants

promenade empierrements. Un élément d’architecture que Marco Barbon n’a
individuelle,
bâtiment D, pas souhaité intégrer à sa série. Il ne voulait pas, explique-t-il,
6e étage. « regarder la prison depuis l’extérieur ».
 LE PORTFOLIO
Marco Barbon

Des cellules du bâtiment B.

61
Ci-dessus, une cellule
du bâtiment D.

Ci-contre, la salle de sport

au rez-de-chaussée
du bâtiment D.
 LE PORTFOLIO
Marco Barbon

63
 Sébastien Tellier, Mory Sacko,
Géraldine Pailhas, Vincent Dedienne…
Retrouvez les invités du “Goût de M”
sur lemonde.fr/le-gout-de-m
Chaque fin de semaine, une personnalité raconte son histoire du goût au micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M” est disponible gratuitement sur toutes les plateformes.
De gauche à droite
(main), bagues
Joséphine
LE GOÛT
Aigrette, en or
blanc et diamants
taille brillant ; Duo
éternel, en or
blanc et diamants
taille brillant,
collection
Joséphine ;
Joséphine Aigrette
en or blanc et
diamants taille
brillant, et collier
Joséphine Aigrette
(le deuxième), en
or blanc, serti d’un
diamant poire et
de diamants taille
brillant, CHAUMET.
Collier Radiating
Lotus, en or
blanc et diamants,
DE BEERS.
Robe en satin,
PRADA.
DORS ET D’ARGENT.

AU PETIT MATIN, DES BELLES EN TENUES DE SOIRÉE ET PARURES

Stylisme Vittoria CERCIELLO ENSORCELANTES ONT TROQUÉ LEUR ROYAUM E POUR LES BRAS
Photos Valentin HERFRAY DE MORPHÉE. UN RÊVE ÉVEILLÉ.

65
Boucle d’oreille en
perles de culture
Akoya, diamants,
et or blanc,
collection
Essence,
MIKIMOTO.
Minirobe Sienna,
en plumes
d’autruche
et sequins,
THE ATTICO.

Page de droite,
ras de cou en
perles de culture
Akoya, diamants
et or blanc,
MIKIMOTO.
Bracelet Pétale,
en or jaune et
diamants, RITZ
PARIS PAR
TASAKI.
Bagues Balance
Neo, en or jaune
et perles de
culture Akoya
(main gauche),
et Balance
Decade (main
droite), en or
blanc et
diamants,
TASAKI.
Top en laine et
cristaux, et
pantalon
en plumes,
collection
Couture, AREA.
Page de gauche,
boucle d’oreille
et broche Bouton
de camélia,
en or blanc
et diamants,
CHANEL
JOAILLERIE.
Tunique et cape
en mousseline
de soie, CHANEL.

Ci-contre, boucle
d’oreille, bracelet
et bague Serti
inversé, en or
rose, sertis de
1 diamant taille
poire, REPOSSI.
Sur le bras droit,
de haut en bas
et de gauche à
droite, collier-
bracelet en perles
de culture Akoya,
diamants et or
blanc, collection
Boucle précieuse,
MIKOMOTO.
Bagues
Menottes,
en or jaune
et diamants,
et Anthéa,
en or jaune
et diamants,
DINH VAN.
Top en viscose et
crêpe de Chine,
et sac en Nylon,
BLUMARINE.
Minirobe
à volants
en viscose,
COPERNI. Bottes
Libellibotta,
en tulle et cuir
Nappa,
CHRISTIAN
LOUBOUTIN.
 Boucle d’oreille sertie de
Dune, en or 3 diamants taille
jaune, et poire, REPOSSI.
bracelets Dune, Manteau en
en or jaune serti renard et plumes
de diamants et en d’autruche,
or jaune torsadé avec ceinture en
serti de grenat soie, FENDI.
rhodolite,
POIRAY. Page de droite,
Sur la main, de sautoir Lion à
gauche à droite, médaille en or
bagues Berbere jaune, diamants
deux rangs, en or et lapis-lazuli,
rose, pavée de et sautoir
diamants, et trois Impression
rangs, en or rose, de camélia,
et bague Serti sur en or jaune et
vide, en or rose diamants,
bracelet et bague
Bouton de
camélia, en or
blanc et
diamants,
CHANEL
JOAILLERIE.
Tunique en
mousseline de
soie et short en
cachemire
pailleté, CHANEL.
Pendant d’oreille
et ras de cou
Tiffany Victoria,
en platine serti
de diamants,
et collier en or
jaune, serti de
perles de culture
d’eau douce,
TIFFANY & CO.
Robe à volants
en Nylon,
BALENCIAGA.

Page de droite,
boucle d’oreille
et bracelet Rose
Dior Bagatelle,
en or blanc
et diamants, et
collier Archi Dior
Milieu du siècle,
en or blanc et
diamants, DIOR
JOAILLERIE.
Body à dentelle
en polyester
et élasthanne,
PHILOSOPHY
DI LORENZO
SERAFINI.
Page de gauche,
boucle d’oreille
en or et collier
Famiglia Charm,
en vermeil et
pierres hybrides,
PANCONESI.
Bracelet Stella,
en cristaux et
métal rhodié,
SWAROVSKI.
Robe corsetée
en tulle de soie,
ALEXANDER
McQUEEN.
Collants en
polyamide,
FALKE. Sandales
à talon « rose »,
en cuir, LOEWE.

Boucle d’oreille
Enchanted Lotus,
en or blanc, sertie
de diamants,
DE BEERS.
Veste en brocart
de soie, DOLCE
& GABBANA.
Bague Anthéa,
en or jaune et
diamants, et
manchette
Seventies, en or
jaune, DINH VAN.
Bracelet Serti
inversé, en or
rose, serti de
1 diamant taille
poire, REPOSSI.
Combinaison
sans manches
en jersey de
polyamide
et élasthanne,
à détail fleur
en soie, SAINT
LAURENT PAR
ANTHONY
VACCARELLO.
Bracelet LV Volt,
en or jaune (bras
gauche), bracelet
LV Volt, en or
jaune, et
manchette
LV Volt, en or
jaune et diamants
(bras droit),
collection LV Volt,
et robe en soie
rebrodée de
paillettes et
de dentelle,
LOUIS VUITTON.

Page de droite,
bagues Ma
Préférence, en
or blanc, sertie
de diamants
(à gauche), et
or jaune, sertie
de diamants et
ornée d’une
morganite,
POIRAY.
Robe en organza
de soie
et sequins,
DEL CORE.
Boucle d’oreille
Deux Papillons, et
bague Entre
les doigts Deux
Papillons, en or
jaune, diamant
et turquoise,
VAN CLEEF
& ARPELS.
Bracelet Tiffany
Victoria, en
platine serti
de diamants,
TIFFANY & CO.
Robe en soie,
MIU MIU. Sac 22,
en cuir matelassé,
CHANEL.

Page de droite,
boucles d’oreille
et bague Maillon,
en or blanc et
diamants, DINH
VAN. Colliers
Force 10 et
Chance infinie
Crazy 8, en
or blanc et
diamants, et
bracelet Force 10
grand modèle,
en or blanc et
diamants taille
baguette, FRED.
Robe Sakura,
en tulle de
soie et coton,
RENAISSANCE
RENAISSANCE.
Collant en
polyamide,
FALKE.
Mannequins : Ylang Messenguiral @WOMEN 360, Kristine Lindseth @FORD, Lola Nicon @REBEL, Mammina Aker @SELECT — Assistante du photographe : Corinne Mutrelle —
Assistante de la styliste : Salomé Rouquet — Maquillage : Cécile Paravina @BRYANT ARTISTS, assistée de Hicham Ababsa — Coiffure : Yann Turchi @BRYANT ARTISTS, assisté
de Mills Mouchopeda — Manucure : Cam Tran @ARTLIST — Scénographie : Olivia Aine @ARTLIST — Casting : Andrea Prato & Daniel Von Der Graf — Production : Jocelyn Rummler
 Montre Ellipse d’or, boîtier en or rose et bracelet en alligator, mouvement mécanique à remontage automatique,
PATEK PHILIPPE . Débardeur en coton, RE/DONE. Pantalon en viscose, COURRÈGES.

Page de droite, montre Black Bay GMT, en acier, TUDOR. Débardeur en coton, PETIT BATEAU. Jeans en denim, POLO RALPH LAUREN.

82
TEMPS
À LARGES CADRANS, FAITES DE CUIR ET D’ACIER, CES MONTRES UNISEXES
SE PORTENT EN BIJOU UNIQUE, TEL UN FÉTICHE INTIM ISTE.
POUR UNE ÉLÉGANCE EN TOUTE DÉCONTRACTION.

Stylisme Morgane BEDEL — Photos Amit ISRAELI

LIBRE.
Page de gauche,
montre Oyster
Perpetual Datejust
31, en or jaune,
mouvement
mécanique,
à remontage
automatique,
ROLEX. Blouson
en coton,
HOLIDAY BOILEAU.

Ci-contre, montre
Legend Diver en
acier, mouvement
mécanique,
à remontage
automatique,
LONGINES.
Top et short en
jacquard de Nylon,
PRADA. Chaussettes
en coton, FALKE.
Page de gauche, montre
Classics Ladies, en acier
plaqué or rose, bracelet en
cuir, à mouvement
quartz, FRÉDÉRIQUE
CONSTANT. Marinière en
coton, FURSAC . Jeans
en coton et tennis en toile
de coton, POLO RALPH
LAUREN. Chaussettes
en coton, FALKE.

Montre Reverso Classic

Small Duetto, en or rose,
mouvement mécanique à
remontage manuel,
JAEGER-LECOULTRE.
Collier Swing, en or jaune,
MONSIEUR PARIS.
Soutien-gorge en coton,
HENRIETTE H. Caleçon en
coton, CHARVET.
Chaussettes en coton,
POLO RALPH LAUREN.
Ci-dessus, montre
Riviera, en acier, à
mouvement quartz,
BAUME & MERCIER.
Casquette en coton,
POLO RALPH
LAUREN. Tee-shirt
en coton, MAJESTIC
FILATURES. Bustier
en viscose et
pantalon en laine,
CELINE PAR HEDI
SLIMANE.

Page de droite,
montre Heritage
Automatic Day Date,
bracelet en cuir,
MONTBLANC.
Trench en laine et
coton, CELINE PAR
HEDI SLIMANE.
Sweat-shirt en
coton vintage.
Caleçon en coton,
CHARVET.
Chaussettes en
coton, POLO RALPH
LAUREN.
Page de gauche,
montre Captain
Cook Automatic,
boîtier et bracelet en
acier, RADO. Tee-
shirt et jean vintage,
LE VIF. Chaussettes
en coton, POLO
RALPH LAUREN.

Ci-dessus, montre
SPB233, cadran en
émail et bracelet en
cuir, à mouvement
automatique,
collection Presage,
SEIKO. Sweat-shirt
en coton vintage,
LE VIF. Tee-shirt
en coton, PETIT
BATEAU. Jeans en
coton, GIMAGUAS.
Ci-contre,
montre Dandy
Mansart, boîtier
en acier,
bracelet en cuir,
mouvement à
quartz, MARCH
LAB. Costume en
laine, CELINE
PAR HEDI
SLIMANE.
Chaussettes
en coton,
POLO RALPH
LAUREN.

Page de droite,
montre BR 05
Grey Steel, en
acier poli satiné,
à mouvement
mécanique
automatique,
BELL & ROSS.
Blouson en cuir,
MAGDA BUTRYM.
Mannequin : Adele Aldighieri @Ford Models – Maquillage : Satoko Watanabe – Coiffure : Yuji Okuda – Manucure : Laura Forget – Assistants du photographe : Bastien Santanoceto
et Guillaume Lechat – Assistants de la styliste : Soraya Marie Leroy – Scénographie : A + V @Swan Management, assistés de Tristan Tilagone – Production : Sonia Galliet @Trouble Management.
94
LE GOÛT

D’après photo d’Ojoz.


LONGTEM PS CONSIDÉRÉS COM M E DES BAD BOYS
M ISOGYNES, LES RAPPEURS S’AUTORISENT
AUJOURD’HUI À ÉVOQUER LEURS SENTIM ENTS
AMOUREUX. DISIZ LA PESTE OU VALD, MAIS AUSSI
DAMSO OU ORELSAN ASSUM ENT LEURS FAILLES.
UN SIGNE DE LA POPULARITÉ DU RAP, QUI A REMPLACÉ
LA VARIÉTÉ SUR LE TERRAIN DE LA PASSION.
Q U I AU R A I T C R U, I L Y A
QUINZE ANS, qu’Orelsan terminerait
un concert par une déclaration
d’amour ? Le 15  mars, à l’Accor
Arena de Paris, le chanteur a clos
son tour de chant avec un morceau
dédié à son épouse : « À quoi ça
sert de dire “Je t’aime” si j’ai jamais
vraiment dit pourquoi ? » Lui, l’au-
teur, en 2007, de Sale pute, où il
jouait le rôle d’un cocu haineux, ou
lui, le vilain petit canard, qui
clouait au pilori la fête des amou-
reux dans son rap odieux Saint
Valentin. Le Orelsan de 2007 tom-
berait des nues en apprenant que,
D’après photo de Mathieu Zazzo /Pasco.
quinze ans plus tard, il est loin
d’être le seul rappeur à s’afficher
en amoureux transi. Aujourd’hui,
plus un album de rap français ne
sort sans sa chanson pour sa « seño-
rita », sa « blonde », sa « douce ».
Mieux, des rappeurs consacrent des
disques entiers aux mouvements de
leur cœur. En 2021, Ashkidd publie
Cœur
de
RAPPEUR.
Texte Stéphanie BINET
Illustrations Camille DURAND
L’Amour et la violence. À l’aube de
ce printemps, Disiz, ex-La Peste,
consacre son treizième album à sa
rupture avec sa femme avec qui il a
été marié pendant vingt ans, à ses
errances amoureuses et à son nou-
vel élan du cœur. Il l’a sobrement
­intitulé L’Amour. Lomepal a décrit le
sentiment amoureux dans le mor-
ceau Yeux disent. Son ami le Belge
Roméo Elvis a écrit une déclaration
à sa compagne, la mannequin Lena
Simonne, Soleil : « J’ai compris que
c’était bon le jour où tu m’as fait la
bise (…) Et depuis que j’suis avec toi
(avec toi) (…) Le soleil renaît dans
ma vie. » Il y a quelques mois, son
compatriote Damso, l’un des poids
lourds du rap francophone, annon-
çait, dans 911 : « J’me ramollis, j’suis
tombé love/ Fais le 911, j’crois qu’un
gangster est tombé love. » Le rap,
musique née aux États-Unis dans
les ghettos, a longtemps été asso-
cié aux mauvais garçons, à

une virilité machiste, où les
sentiments seraient proscrits.
Olivier Cachin, journaliste et histo-
rien de cette culture musicale, voit
dans ce phénomène la suite logique
de la popularisation du rap,
aujourd’hui le genre musical le plus
écouté en France : « Si on considère à
juste titre que le rap est la nouvelle
variété, il est normal qu’il s’empare de
son thème le plus classique : l’amour. »
D’ailleurs, dès les débuts du rap fran-
çais, un de ses plus gros succès est,
en  1992, une chanson d’amour  :
Caroline, de MC Solaar, qui permet
de faire connaître cette nouvelle
expression au grand public. « Tu es
l’as de trèfle qui pique mon cœur,
Caroline » fait mouche auprès des
médias et du grand public, mais
déplaît fortement au reste du rap
français. « Pour 90 % des rappeurs de
l’époque, MC Solaar est un vendu, un
clown », résume Olivier Cachin,
rédacteur en chef du premier maga-
zine consacré au rap, L’Affiche, qui
paraîtra jusqu’en 2002.
Pourtant, aux États-Unis, modèle
du rap français, LL Cool J a déjà
montré que rapper une chanson
d’amour était possible. En 1987, son
titre I Need Love devient un énorme
tube. Originaire du Queens, cet
96
athlète de la rime, tout en muscles,
sussurre lentement qu’il a besoin
d’amour. À New York, ses collègues
applaudissent l’originalité et la per-
formance. En France, les fans de la
première heure sont plus scep-
tiques. « Ce qu’on avait envie d’en-
tendre alors, c’était I need money,
pas I need love », explique Disiz, qui
a grandi dans une cité HLM d’Évry
(Essonne). Dans son premier album,
Le Poisson rouge, publié en 2000, il
essaie pourtant bien de raconter
une petite scène de drague en ban-
lieue dans son titre Ghetto sitcom,
sans aucune résonance dans le
public. À l’époque, ceux qui
donnent le la, c’est la Mafia K’1 Fry,
Les Princes de la Ville, du 113, le récit
des histoires de rue en prise directe
avec l’univers de la cité. Il n’y a pas
de place pour les histoires senti-
mentales : « Dans le rap français, le
seul amour qu’il est alors possible de
montrer est celui que l’on porte à sa
mère, explique Olivier Cachin. C’est
Mama Lova, d’Oxmo Puccino
en  1998, Si Loin de toi, de Pit
Baccardi, Y’a pas moyen, d’Expres-
sion Direkt, en 1999, puis, bien plus
tard, Avant qu’elle parte, de la
Sexion d’Assaut. En 2004, Oxmo
Puccino refait une tentative avec sa
chanson Laisse-moi fleurter, dans
l’album Le Cactus de Sibérie, et écrit
à une conquête : « Je vais t’rapper
doucement, car à crier tous
mentent. » La même année, Il faut
toute la légitimité et la sincérité de
Kool Shen pour faire finalement
accepter les conventions de la chan-
son d’amour aux rappeurs. « Quand
tu es rappeur, il y a presque une
charte à respecter, il y a cette dicho-
tomie entre vrai et faux, gentil et
méchant, authentique et fake, estime
Disiz. Il n’y a pas de nuances alors
que la vie est beaucoup plus nuancée
que ça. Il faut dire que je fais partie
d’une génération où ce n’était pas du
tout à la mode d’être sensible, ce que
peuvent aujourd’hui s’autoriser
Nekfeu, Lomepal… »
SELON Kool Shen,
de NTM,
qui a parti-
cipé à cette campagne de dénigre-
ment contre MC Solaar, ces réac-
tions anciennes seraient liées à un
manque de maturité. « À 22 ans, tu
ne vas surtout pas montrer tes fai-
blesses. Avec l’âge, on se livre plus.
On se moque du qu’en-dira-t-on »,
confie-t-il en 2004 à Libération alors
qu’il vient de publier Un ange dans
LE GOÛT
le ciel, un morceau dédié à son
amour de jeunesse, Lady V, tuée
dans un accident de voiture. Lui, le
plus grand défenseur de l’orthodo-
xie du rap français (pas de refrain,
des thèmes sociétaux, etc.), flanche
après la disparition de l’amour de sa
vie et avoue : « Si j’ai écrit une chan-
son d’amour, c’est que j’ai grandi. »
C’est certainement ce qui arrive au
patron du rap de rue, Booba, qui,
dès 2011, fend l’armure du bad boy,
qui gonfle ses muscles dans les
salles de sport et ne vit que de mau-
vais coups. Dans Scarface, il écrit à
une fille qui refuse de sortir avec un
D’après photo de Sylvain Lefevre/WireImage via Getty. D’après photo d’Ojoz
voyou « Mon petit cœur tombe en
panne sèche (...) Te faire aimer mau-
vais garçon » puis réitère en 2015
avec Validée : « Seul et triste comme
au dépôt, à une seule femme j’dis
“I  love you”. » Booba fait sauter
toutes les digues, toutes les résis-
tances du public et de ses pairs.
«  Beaucoup se sont dit : “Si Booba le
fait, on peut le faire” », résume
Olivier Cachin.
Disiz, lui, avance une autre explica-
tion  : tout d’abord le succès,
en 2007, aux États-Unis, de l’album
Graduation, de Kanye West. Avec ce
troisième album, le chanteur
­américain ouvre la voie à un rap

plus sensible et fragile. Dans cette
brèche s’engouffrent certains de
ceux qui feront les plus grands tubes
de la décennie 2010, comme Drake,
dont les chansons, comme le
célèbre Hotline Bling, sont remplies
de déclarations d’amour. Il est
désormais possible de mettre en
avant ses failles. Ainsi de Disiz.
Musulman pratiquant, marié reli-
gieusement, très jeune, il ne se sen-
tait pas le droit de pouvoir parler
des tourments de son âme ou de ses
peines de cœur en dehors du cadre
religieux. « La psyché, c’est le
domaine de Dieu, les affres de l’âme,
tu les soignes par la religion », croit-il
alors. À force de cumuler les dépres-
sions, Disiz finit par chercher des
réponses ailleurs, notamment grâce
à une psychothérapie qui lui permet
de comprendre l’impact des antécé-
dents familiaux, se libérer des codes
du rap qui l’enfermaient.
Cette recherche de sincérité, cette
volonté d’être au plus près de ce
qu’il vit, c’est aussi ce qui a motivé
Orelsan dans son dernier album,
Civilisation, quand il parle de sa vie
de couple  : « Dans le précédent
disque, La fête est finie, j’avais l’im-
pression que je m’étais encore caché
derrière les métaphores. Dans
texte
Claudine Galea
mise en scène
Stanislas Nordey
15 mars – 9 avril 2022
Paradis, j’avais encore utilisé beau-
coup de trucs grandiloquents, d’hy-
perboles. » Et de s’interroger : « C’est
beau, ça, mais est-ce que c’est la
vérité ? J’ai tendance à écrire sur des
choses négatives ou à être dur. Des
fois, j’aimerais bien être aussi gentil
que je suis dur. »
Vald, qui vient de sortir son qua-
trième album, V, tempère cette idée conception et mise en scène
que le rap est une musique fleur Oriol Broggi
bleue comme les autres. Après y
avoir pensé pour son dernier album, 16 mars – 10 avril 2022
il a finalement renoncé : « Le rap
n’est pas le registre pour parler spectacle en catalan
d’amour. Normalement, c’est un surtitré en français
genre agressif. C’est une espèce de
folklore qui parle de voitures, de
drogue et de meufs, mais qui ne parle au Monfort Théâtre
pas d’amour. Je ne me vois pas rap-
per : “J’adore ma chérie, elle m’a brisé
le cœur.” » C’est toute la difficulté de
l’exercice, parler d’amour en rap
Ceux qui vont mieux
sans avoir l’air larmoyant et ridicule.
Écueil que Disiz évite avec brio sur de et par Sébastien Barrier
son dernier disque, parce que, dit-il,
il s’est enfin autorisé à assumer plei- 24 mars – 2 avril 2022
nement ses émotions.
L’AMOUR, DISIZ LA PESTE (UNIVERSAL).
V, VALD (ECHELON).
 LE GOÛT

DON de
TANDEM

récupération.
LA CRÉATRICE JESSICA OGDEN
S’EST SERVIE DES CHUTES DE
TISSUS D’A.P.C. REM ISÉS PENDANT
LA PANDÉM IE POUR IMAGINER
UNE NOUVELLE COLLECTION.

C H E Z A . P. C . , L E S CO L L A B O R AT I O N S
S’APPELLENT “INTERACTIONS”. Elles consistent à
inviter, le temps d’une collection, les amis de la
marque parisienne. C’est peu de dire que Jessica
Ogden, la créatrice installée en Jamaïque, et Jean
Touitou, le fondateur de l’Atelier de production
et de création, se connaissent. Celle-ci travaille,
en dehors de son propre label, pour la maison du
6e arrondissement parisien depuis deux décen-
nies. D’abord pour la ligne Madras, puis pour
celle baptisée Quilts, qui consiste à récupérer les
chutes de tissus d’A.P.C. pour en faire des couver-
tures, des taies d’oreiller ou des coussins édités
en séries limitées et qui se vendent comme des
petits pains. Pour répondre à l’invitation et signer
leur treizième Interaction, Jessica Ogden s’est ser-
vie des tissus qui ont été remisés pendant la crise
due au Covid-19. Denim molletonné, détails
smockés, patchworks… elle reste fidèle à son uni-
vers, mais a aussi créé pour l’occasion un nou-
veau logo composé d’une aiguille et d’un fil.
Point de départ de toutes ses productions si joli-
ment rétro. Caroline ROUSSEAU
INTERACTION #13, A.P.C. × JESSICA OGDEN,
DISPONIBLE À PARTIR DU 23 MARS.

EN VITRINE Copies de MUSÉE.

S’enticher de boucles d’oreilles en spirale (photo), similaires à
un modèle de la dynastie achéménide conservé au Louvre, mais
revues en laiton plaqué or. Ou faire sienne une broche à strass, en
forme de nœud à l’égaré, semblable à celle de Madame de Sévigné
et conservée au Musée des arts décoratifs. C’est l’un des divertisse-
ments qu’offre la Réunion des musées nationaux-Grand Palais dans
sa dernière salve de bijoux, à travers diverses reproductions
d’œuvres repensées, et à la portée de tous. Cet effort commercial de
reproduction de pièces joaillières « remonte à 1971, rappelle Aurélie
Brégeon, cheffe des produits marketing de l’institution. Depuis, nous
enrichissons notre catalogue chaque année, à destination des
esthètes comme des touristes, avec une refonte en profondeur depuis trois ans. » Redessinés et parfois scan-
nés à partir de l’œuvre originale ou de photos de celle-ci, les bijoux d’époques variées qui se prêtent à cette
réappropriation se composent d’or et de diamants pour les plus nobles, d’acier, d’argent ou de laiton pour les
Vanina Sorrenti. RMNGP

versions plus abordables. « L’exercice est délicat, convient Leïla Arabi, cheffe de produits bijoux de l’institution.
Il faut rester fidèle à l’original tout en le rendant désirable ici et maintenant. » Ainsi, le pendentif lydien, un objet
qui séduit depuis longtemps les visiteurs, a-t-il été repris cette saison en argent brossé ou plaqué or martelé,
afin de lui conférer un éclat plus contemporain. Valentin PÉREZ
LES BIJOUX DE LA RÉUNION DES MUSÉES NATIONAUX-GRAND PALAIS. BOUTIQUESDEMUSEES.FR

98
 MONTRES FRANÇAISES

AM2 Millésime Mars

Edition Bronze

Mouvement SUISSE assemblé en FRANCE

Édition limitée à 99 pièces

march-lab.com
Collier Quatre
classique, en or
jaune, or blanc
et or rose, avec
30 diamants
ronds, Boucheron
5 850 €.
boucheron.com

Scénographie Mathilde Vallantin Dulac

FÉTICHE COUS d’éclats. Le concept du multiporté désigne ces bijoux modulables dotés d’attaches dissimulées permet-
tant de détacher une ou plusieurs parties pour offrir aux pièces d’autres usages. Ainsi, en un claquement de doigts, un sautoir raccourci
devient un ras-de-cou, un pendentif se transforme en broche, une bague se dédouble. Si, à l’origine, ce principe a été inventé pour les
clientes de haute joaillerie qui ne voulaient pas être vues plusieurs fois avec le même bijou, il s’étend désormais au domaine plus
accessible de la joaillerie. Lancée en 2004, la collection Quatre de la maison Boucheron s’enrichit cette année de nouveaux modèles,
dont un collier modulable. Coulissant à l’aide des deux motifs emblématiques de la ligne, celui-ci se métamorphose en double ou en
simple chaîne, sautoir ou ras-de-cou, à ajuster selon l’allure et l’humeur. Fiona KHALIFA — Photo Alecio FERRARI
 TROIS GRANDS À-PLATS DE NOIR, texturé,
rainuré, épais, brillants et mats. Trois traits transver­
saux zèbrent le cadran de la Hampton « Hommage
à Pierre Soulages ». Ils sont entourés de noir, métal­
lique pour la boîte en acier DLC mat, animal pour le
bracelet en cuir à la finition mate. Cette pièce
Musée Soulages Rodez/Thierr y Estadieu/ADAGP Paris 2022. Baume & Mercier

­pourrait être une parmi les douzaines de montres

entièrement noires que l’on a vues naître depuis
quinze ans. Cet exercice de style se situe généra­
lement dans le registre commando ou mode stricte.

Mémoire
Pas cette pièce, à l’identité doublement particulière.
C’est la première fois que la « personnalité » d’une
LIBREMENT INSPIRÉ
­couleur fait l’objet d’une édition spéciale en hor­

d’OUTRENOIR. logerie. Car c’est plus que le noir que Pierre Soulages
a exploré toute sa vie. C’est son âme, sa lumière. Et
c’est cette démarche qui a inspiré la plus intense des
L’HORLOGER BAUME & MERCIER montres Baume &  Mercier. Un modèle édité
REND HOM MAGE À PIERRE ­uniquement à la commande, dans la limite de
SOULAGES AVEC UNE ÉDITION 102  exemplaires, soit l’âge de l’inventeur de
LIM ITÉE D’UN MODÈLE DE ­l’outrenoir. David CHOKRON
MONTRE COM M E PEINTE BAUME & MERCIER HAMPTON « HOMMAGE À PIERRE
EN NOIR, LA TEINTE QUI A SOULAGES », BOÎTE EN ACIER À REVÊTEMENT NOIR DE 31 ×
48 MM SUR BRACELET EN CUIR NUBUCKÉ NOIR, MOUVEMENT
OBSÉDÉ LE MAÎTRE PENDANT MÉCANIQUE À REMONTAGE AUTOMATIQUE, HEURES, MINUTES,
TOUTE SA CARRIÈRE. SECONDES. PRIX SUR DEMANDE. BAUME-ET-MERCIER.COM

COVID-19
CHEZ BEAUCOUP, LA CRISE DUE AU
a nourri une envie de renouveau.
Amies depuis vingt ans, Flore des Robert et
Pauline Laurent ont connu cet élan. Après
dix-sept ans au sein d’Estée Lauder à lancer et
à faire grandir les nouvelles marques du
groupe lancées sur le marché français (Tom
Ford, Crème de la mer, Bobbi Brown, By
Kilian), Flore des Robert décide de mettre à
profit ses talents pour monter sa propre
marque. « J’avais besoin de quelqu’un pour la
partie créative et Pauline était une évidence. »
Après une expérience dans la publicité,
Pauline Laurent s’était spécialisée dans le
développement de produits chez L’Oréal
(Biotherm, Valentino) avant de travailler chez
Puig à la conception des parfums et rouges à
lèvres Dries Van  Noten. Les deux amies
mettent sur la table leurs envies : « être radi-
cales dans l’approche écoresponsable, renou-
veler la cosmétique non par le produit mais
par le geste ». La brosse à cheveu, objet tombé
en désuétude, s’impose. « Nous nous sommes
intéressées à l’industrie brossière, qui est née en
France, dans le Jura, alors qu’aujourd’hui la
102
TÊTES CHERCHEUSES
BOSS à
cheveux.
plupart des brosses sont fabriquées en Chine »,
raconte Flore des Robert. Entre janvier et
décembre 2021, elles travaillent main dans la
main avec un fournisseur de l’Oise pour
mettre au point l’empoilage idéal en corolle,
et sélectionner les meilleures fibres, en Nylon
ou de sanglier, pour que, à chaque coup de
brosse, les cheveux soient séparés un à un, de
manière à redonner du volume, à répartir le
sébum des racines vers les longueurs et à
masser le cuir chevelu. « Le brossage reste le
meilleur geste pour conserver un cuir chevelu
sain et de beaux cheveux. Grâce à lui, on
espace les shampooings, on utilise moins de
produits capillaires », résume Pauline Laurent.
Pour inciter les femmes à se réapproprier
cette habitude vertueuse, les deux entrepre-
neuses ont imaginé quatre têtes qui s’adaptent
à toutes les natures capillaires (un mini-­
questionnaire en ligne permet de faire le bon
choix) et conçu un objet élégant et durable,
avec un manche en acétate de cellulose
­biodégradable. Claire DHOUAILLY
BROSSES N O 01 À N O 04, LA BONNE BROSSE, 120 €.
LABONNEBROSSE.COM
LE GOÛT
RÉÉDITION
Temps COUVERT.
Avec la Casquette 2.0, Girard-
Perregaux ressuscite l’un des
­formats de montres les plus sympa-
thiques des années 1970. Entre
1976 et 1978, la marque avait pro-
duit au compte-gouttes une montre
Casquette. Le terme désigne des
garde-temps à affichage numérique
sur des écrans perpendiculaires au
poignet. Ils étaient surmontés par
une visière pour que les diodes, à
l’époque très faibles, se lisent
­c orrectement en plein jour. Le reste
de la boîte était occupé par une
électronique encombrante, créant
une grande zone plate là où l’on
avait l’habitude de voir un cadran.
L’architecture de la casquette,
visière et calotte, était reconstituée.
À l’­occasion de cette version 2.0, la
marque l’a vêtue d’un habit de céra-
mique noir mat et doux, et a même
exhumé son logo d’alors. La pre-
mière Casquette permettait uni-
quement des affichages sur
demande, car les LED épuisaient
les batteries en un rien de temps.
La capacité des accumulateurs a
été multipliée par plus de cent
depuis, mais ce principe d’affichage
a été maintenu grâce à un bouton
situé sur le côté de la boîte. Il fallait
bien une histoire aux accents pop et
design pour qu’une marque spécia-
lisée dans la haute horlogerie lance
une montre digitale à quartz. C’est
que cet affichage occupe une place
particulière dans le registre néo­
vintage et dans le cœur de ses
fans. David CHOKRON
GIRARD-PERREGAUX CASQUETTE 2.0,
BOÎTE EN CÉRAMIQUE AVEC FOND EN TITANE,
MOUVEMENT À QUARTZ À AFFICHAGE DIGITAL,
4 700 €. GIRARD-PERREGAUX.COM
La Bonne Brosse. Caroline de la Gorce. Girard-Perregaux
 De gauche à droite et de haut en bas,
Omega Constellation, boîtier de 29 mm
en or rose et acier, lunette sertie de
diamants, cadran en aventurine, mouvement
à remontage automatique, prix sur demande.
omegawatches.com
Hermès Heure H, boîtier de 21 × 21 mm
en acier serti de diamants, cadran
en obsidienne. Mouvement à quartz,
prix sur demande. hermes.com
Bulgari Diva’s Dream, boîtier de 33 mm
et bracelet en or rose serti de diamants,
cadran en lapis-lazuli, mouvement à quartz,
prix sur demande. bulgari.com
La D de Dior Satine, boîtier de 25 mm
et bracelet en maille d’acier, lunette
en or jaune sertie de diamants, cadran
en ­œil-de-tigre, mouvement à quartz,
prix sur demande. dior.com

Âge de PIERRES.
Scénographie Mathilde Vallantin Dulac

VARIATIONS

Sous le verre, la pierre. Les glaces en saphir transparent des montres ouvrent sur des cadrans taillés dans des minéraux. Avec leurs
reflets complexes, ces derniers appartiennent à la vaste famille des pierres fines. Après une longue période de succès dans les
Stylisme Fiona Khalifa

années 1960 et 1970, où leurs effets chatoyants s’inscrivaient dans le courant psychédélique, ils sont à nouveau recherchés pour
leurs propriétés ornementales, leurs couleurs naturelles et leur côté graphique. Camaïeu de bleus pour le lapis, granularité grise
pour l’obsidienne, lamelles de caramel pour l’œil-de-tigre, infinité de mises en teinte pour l’aventurine… Ces matières organiques
intègrent naturellement des motifs, rocheux et fragiles à la fois. Autant de textures qui se remarquent de loin, s’admirent de près
et font tout leur attrait. David CHOKRON — Photo Alecio FERRARI
Jakob Wagner dans son studio
à Copenhague, le 16 mars.
Il tient dans sa main l’objet
Emerge, symbole de la vie, réalisé
pour sa marque de bijoux Rejoyn.

Page de droite, la montre

Guardian de Nordgreen,
créée par Jakob Wagner.
LE GOÛT
Texte Marie GODFRAIN
Photos Thomas NIELSEN
À P E I N E AVA I T- I L C R É É
SON AGENCE en 1993, que le desi-
gner danois Jakob Wagner était
contacté par Scubapro, le spécialiste
de l’équipement de plongée. Au
cours de leur collaboration qui a
duré sept années, il a imaginé pour
l’enseigne de multiples accessoires,
dont une montre, qui n’a finalement
jamais été produite. « Jean-Jacques
Cousteau est le plus grand héros de
mon enfance et je pratique la plongée
sous-marine depuis longtemps… En
travaillant sur ce projet, je savais à
quel point la précision était essen-
tielle. Nous devons dessiner du maté-
riel ultra-précis, fiable et ergono-
mique parce que nous avons la vie
des gens entre nos mains. »
Lorsque la marque danoise d’horlo-
gerie Nordgreen l’a appelé à son
tour il y a cinq ans, il s’est replongé
tout naturellement dans cette pre-
mière expérience horlogère avortée.
Il prend alors conscience que si le
design danois a investi de nom-
breux domaines, du mobilier au
high-tech, il avait encore très peu
exploré l’horlogerie (mise à part la
marque Skagen). Le designer qui a
signé du mobilier pour Cappellini,
B & B Italia, Moroso, Hay, des objets
pour Alessi a alors l’idée de dessiner
des montres à l’évidente simplicité,
dans un esprit typiquement danois…
« Lorsque nous avons lancé Nordgreen
en 2017, nous étions tous novices en
matière d’horlogerie, avec un regard
frais sur ce marché, explique Jonathan
Lowth, le directeur de la marque.
Nous souhaitions collaborer avec un
Jakob WAGNER,
designer de valeurs.
LE DANOIS A IMAGINÉ, POUR LA MARQUE NORDGREEN, “LA MONTRE
LA PLUS DURABLE DU MONDE”, DONT LES ÉTAPES DE CONCEPTION
ONT ÉTÉ ÉTUDIÉES POUR ÊTRE LES MOINS POLLUANTES POSSIBLE.
UN DÉFI À LA HAUTEUR DE CE CRÉATEUR EXIGEANT ET AM BITIEUX.
designer expérimenté, qui possédait
cette culture danoise. Jakob est
apparu comme une évidence, et nous
l’avons nommé directeur artistique.
Il a donc dessiné nos deux premières
montres, la Pioneer et l’Unika. »
Inspirées du fameux minimalisme
danois que Jonathan Lowth définit
ainsi : « Ôter le superflu, puis ajouter
par petites touches jusqu’à arriver à
l’équilibre. »
Jakob Wagner avait déjà pu montrer
qu’il maîtrisait cet art subtil lors de
sa collaboration avec la marque de
high-tech quasi centenaire Bang
& Olufsen, pour qui il a, entre autres,
imaginé les casques H4, best-sellers
dessinés en  2007 et  toujours en
vente. « Jakob est un héritier d’Arne
Jacobsen, maître du modernisme
scandinave, par son dessin intempo-
rel. Il a réussi à transformer des
casques audio en objets désirables et
élégants », relève Pascar Sivam,
co fo n d at e u r d e No rd g re e n .
« Puisque le casque sert à restituer la
complexité de la musique, je l’ai
pensé comme un orchestre dont les
différents composants seraient les
instruments de musique, traités
comme des éléments autonomes qui
feraient partie d’un ensemble,
explique le designer. Et j’ai imaginé
les écouteurs comme des canapés
pour les oreilles et leur coque comme
les murs d’une maison. »
Pour esquisser les montres
de Nordgreen, son approche a été
la suivante : « Nous avons observé
notre culture danoise avant de la
traduire en marque horlogère, en
quelque sorte. » Pour le modèle
Unika, Jakob Wagner a imaginé une
molette multifacette comme un
diamant. Cette attention portée au
moindre détail lui vient de son
enfance lorsqu’il démontait les
objets de la maison familiale de
Copenhague  : « Le jeune Jakob
m’accompagne dans tous mes pro-
jets. À l’époque, je voulais savoir
comment fonctionnaient les choses,
j’arrivais jusqu’au ressort, au cœur
de l’objet, comme je grimpais aux
arbres pour savoir jusqu’où je pou-
vais monter. J’ai toujours voulu
comprendre les choses et repousser
les limites. Puis, en grandissant, je
me suis attaché à améliorer et
inventer. » Il étudie alors l’ingénie-
rie mécanique et obtient un bache-
lor en design industriel à
Copenhague.
On retrouve son goût pour la
recherche dans la Guardian, la nou-
velle montre qui sera lancée en
avril. Les fondateurs de Nordgreen
ambitionnent de commercialiser
« la montre la plus durable du
monde », garantie cent ans. « De la
fabrication à la livraison, jusqu’au
mode de fonctionnement de l’entre-
prise, chaque étape a été étudiée
pour être la moins polluante possible.
Par exemple, nous l’avons imaginée
sans traitement de surface, juste de
l’acier inoxydable brossé. Et sans
bracelet à changer régulièrement… Et
nous proposons de racheter l’objet
aux propriétaires pour lui offrir une
seconde vie », explique Pascar
Sivam, qui reprend à son compte le
slogan d’un célèbre horloger suisse :
« Jamais vous ne posséderez complè-
tement une Patek Philippe. Vous en
serez juste le gardien pour les géné-
rations futures. » Mais avec ses tarifs
très accessibles (600 euros pour la
Guardian, et de 140 à 200 euros
pour des modèles plus classiques),
Nordgreen n’entend pas concurren-
cer les grands acteurs de l’horloge-
rie de luxe sur leur terrain…
Sa créativité et ses valeurs, Jakob
Wagner les met aussi au service de
la marque de bijoux Rejoyn qu’il
vient de lancer, pour laquelle il des-
sine des objets qui symbolisent la
connexion entre les êtres et l’écoute
de l’autre. « Si cette vision des choses
était plus partagée, l’état du monde
serait bien différent », relève ce desi-
gner hors norme, qui s’offre réguliè-
rement des parenthèses de médita-
tion, précisément pour fuir la fureur
du monde.
JAKOBWAGNER.DK, NORDGREEN.FR,
REJOYN.LIFE/COLLECTION
105
FIGURE DE STYLE
Réaction
en CHAÎNES.
À CHACUN SA FAÇON DE FERM ER
UNE VESTE OU DE NOUER
UN FOULARD : AUTANT DE TICS
ET DE MODES QUI SIGNENT
UNE SILHOUETTE ET FONT
SON ORIGINALITÉ. CETTE SEMAINE,
LE TALENT D’ACCUM ULER
LES MAILLONS.
1 2
SUPPOSONS UN INSTANT QUE FRANCE 3
ait l’envie soudaine d’organiser un « Questions
pour un champion » entièrement consacré à la
mode. Quand viendrait le thème du bijou, à la
question « quelle artiste est connue pour avoir
porté plusieurs colliers à la fois », le rang
d’­oignons de participants fondrait certainement
sur son buzzer, pour livrer la bonne réponse :
Madonna ! L’accumulation de chaînes et l’amas
de bijoux comme dans certains rites païens ou
au cou des statues processionnaires renvoie sans
l’once d’une hésitation à l’artiste américaine.
Avec l’aide de sa styliste Marie-Paule Subie, plus
connue à travers le monde sous le nom de
Maripol, l’interprète de Like a Virgin et l’héroïne
de Recherche Susan désespérément a mis au point
avec une morgue de bad girl un look trash, pro-
voc et fier, une dégaine de sapin de Noël – ou de
punk de Prisunic, diront certains. Cette panoplie
facile à reproduire à la maison (c’est l’idée) va
106
faire rêver jour et nuit les adolescents du début
des années 1980. De Cyndi Lauper à Mister T. (le
baraqué Barracuda de la série L’Agence tous
risques), en p
­ assant par la malle aux trésors des
premiers ­rappeurs, l’empilage de chaînes et de
colliers est particulièrement prisé de tout indi-
vidu qui mâche son chewing-gum la bouche
ouverte, n’obéit qu’à soi et se frotte au danger de
déplaire. Radicale, en nuisette transparente et
fatras de colliers, Rihanna, enceinte de plusieurs
mois, a ainsi pu le constater lors de la dernière
fashion week parisienne, déclenchant une onde
de choc parmi sa cohorte de fans.
Séditieux et sexy, le geste l’est doublement pour
toutes les règles d’harmonie et d’uniformité qu’il
envoie paître. L’accumulation de signes et de sym-
boles, le mélange des métaux et des mailles
rendent en effet la cohérence du tout difficile à
cerner. L’exercice est affriolant par le jeu de lon-
gueurs des colliers qui attirent le regard vers la
poitrine… Audacieux, enfin, car il fait aussi courir le
risque de se prendre les cheveux dans les maillons,
ce qui peut faire mal et demander un peu de travail
de démêlage. Mais quand on est une bad girl, c’est
le genre de pépin qu’il faut savoir gérer.
Maille boule, cheval, marine, figaro, forçat ou
Assistante styliste Elisa Khayat. Mannequins Tatyana Mar tinent,
gourmette, médaille religieuse, collier marquant
un événement important, bijou de famille, souve-
Sarah Zélée Belvent, Zoé Escobosa, Rasmus Olofsson
nir de voyage, porte-bonheur, talisman, collier
d’une vie, chaîne fantaisie, l’accumulation place
toutes les dimensions de la vie sur un même plan,
sans hiérarchie apparente. Accommodante, du
ras-de-cou au sautoir, classique, punk, ethnique,
baroque, bling, elle s’associe à tous les styles, à
toutes les heures. Y compris celle du légendaire
jeu télévisé de France 3.
Texte Gonzague DUPLEIX
Photos MÉLANIE+RAMON
Stylisme Laëtitia LEPORCQ
LE GOÛT
(1) De haut en bas
Collier Joan, en or jaune,
Pascale Monvoisin, 1 350 €.
pascalemonvoisin.com
Collier Trapèze, en argent,
médaille Le Pissenlit, en
argent, et médaille La Clé,
en argent, collection
Comédie, Arthus Bertrand,
280 €, 85 € et 110 €.
arthusbertrand.com
Collier Segment le 77 g,
en argent, Le Gramme,
1 900 €. legramme.com
Collier chaîne et pendentif,
collection Latch, en or
rose, Nouvel Héritage,
1 300 € et 1 350 €.
nouvelheritage.com
Col roulé customisé,
Uniqlo. uniqlo.com
(2) De haut en bas, collier
3
choker Ruby, en palladium,
4 6
5
or pâle et cristaux, Justine
Clenquet, 95 €.
justineclenquet.com
Collier Cabochons en laiton
doré dans un bain d’or
jaune et cristal de roche,
Goossens, 890 €.
goossens-paris.com
Collier Alexi composé
d’une large chaîne ronde
en laiton doré à l’or fin,
Gas Bijoux, 150 €.
gasbijoux.com
Collier Menottes,
en or jaune, Dinh Van,
10 200 €. dinhvan.com
Haut Majestic Filatures, en
coton. majesticfilatures.com
(3) Collier Volute
Vénitienne, collection
Escale à Venise, en or blanc,
or jaune, diamants, lapis
lazuli, perles de culture,
Chanel haute joaillerie, Collier Tiffany City
prix sur demande. HardWear, en argent
chanel.com et perle d’eau
Tee-shirt en coton, douce, Tiffany & Co,
collection U, Uniqlo. 1 600 €. tiffany.fr
uniqlo.com Cardigan en maille, Acne
Studios. acnestudios.com
(4) De haut en bas,
chaîne personnelle, (6) De haut en bas,
collier Chaîne Force collier Alphonse et chaîne
10 Winch, en or jaune, gourmette, en laiton plaqué
Fred, 18 500 €. fred.com or, April Please, 279 €.
Gilet sans manches en april-please.com
coton, The Frankie Shop. Pendentif LV Volt, en
thefrankieshop.com or blanc et diamants,
Louis Vuitton, 3 400 €.
(5) De haut en bas, fr.louisvuitton.com
collier XL, en or, Lauren Collier Debbie No 3,
Rubinski, 7 820 €. en or jaune, Pascale
laurenrubinski.com Monvoisin, 1 350 €.
Collier Symi, en vermeil pascalemonvoisin.com
et argent, Charlotte
Chesnais, 950 €.
charlottechesnais.com
 LE GOÛT

Texte Litza GEORGOPOULOS

Photos Magali PAULIN

Pascal MONTEIL,
LA BEAUTÉ DU GESTE

le fil de l’histoire.
SUR D’ANCIENNES TOILES DE CHANVRE ET AVEC DES LAINES
DE COULEURS VIVES, L’ARTISTE TEXTILE PASCAL MONTEIL BRODE
DES RÉCITS DANS LESQUELS COEXISTENT LES FIGURES LITTÉRAIRES,
POÉTIQUES ET HISTORIQUES DE SA MYTHOLOGIE PERSONNELLE.
 “J E S U I S D A N S U N M O N A S T È R E en
Arménie, en Géorgie, au mont Athos. Je prends le
bateau à Vladivostok pour le Japon, car je dois fuir.
Je suis un homme, une femme, un moine ; un poète de
la Beat generation dévergondé, ivre du matin au
soir ; une prostituée juive en exil sur les routes
d’­Espagne, marchant sur le cadavre de Federico
García Lorca. Ce matin, il fait chaud, et même les
oiseaux volent à l’envers, les tournesols sont géants
et brûlés.… » Avant de broder, Pascal Monteil écrit
son journal de vies fictives. À la main ou sur une
machine à écrire Olivetti Valentine rouge reçue à un
de ses anniversaires : « Je fais peu de croquis prépa-
ratoires. Je remplace le dessin par des textes dans
lesquels j’invente un autre moi-même, tout en restant
sur un éventail de figures qui me plaisent. Je décide
de la vie que je vais avoir, et avec qui. Les images me
viennent comme cela. » Ainsi, avec en tête les
contours de scénarios nourris par la littérature, l’art
et l’histoire, l’artiste textile brode des récits hauts en
couleur dans lesquels la tragédie affleure souvent.
Le toit-terrasse de sa maison arlésienne est son
atelier à ciel ouvert. Chaîne des Alpilles, abbaye de
Montmajour, mont Ventoux, tours médiévales des
arènes, palais florentin du sculpteur Gaston
de Luppé, colline des tombes du néolithique… la pouvait pratiquement pas peindre ni travailler avec À Arles, le 4 mars, sur son atelier-
vue panoramique sur la ville et le paysage agit aussi ses mains. Nous avions des cours de philo, de lin- terrasse, Pascal Monteil pose
entouré des pantins de chiffons,
en stimulus sur son imaginaire fertile. « La cathé- guistique, de psychanalyse. Cela m’a donné une exi- figures issues de ses tapisseries,
drale Saint-Trophime me dit qu’on est en Italie. Je gence intellectuelle. » exposés à la galerie Regala. Au loin,
vois Séville dans le minaret de la Tour de l’horloge. L’artiste vit à Paris, expose des montages de pho- la cathédrale Saint-Trophime.
Le soir, le Rhône me rappelle la corne d’or d’Istanbul tographies et de peinture, de grands panneaux sur Page de gauche, à l’aide d’une aiguille
avec ses bateaux qui montent et qui descendent. Au lesquels il construit des tours de Babel, l’enfer, à matelas, Pascal Monteil en train
fond, le bâtiment  XIXe, c’est celui du tableau de broder le visage du cinéaste
l’éden… Mais Paris contraint ses origines méditer- arméno-géorgien Sergueï Paradjanov.
La Maison jaune, de Van Gogh, où il vécut. S’il était ranéennes, et, à partir d’une exposition en Inde, à À côté, dans les tons de jaune et
à sa fenêtre je pourrais l’apercevoir. Là-bas, il y a le Chandigarh, il devient nomade, séjourne à de brun, celui de Philip K. Dick.
Gard, d’où je viens. Cela me ramène à mon enfance. Mumbai, Calcutta, enseigne dans les écoles des
Mes parents étaient viticulteurs. » beaux-arts, voyage au Japon, au Cambodge ou en
Né à Saint-Jean-de-Serres, entre Uzès et Anduze, Thaïlande. Au Bengladesh, il visite Chittagong, en
Pascal Monteil étudie les beaux-arts à la Villa raison de la façon dont Marguerite Duras pro-
Arson de Nice en pleine mouvance minimaliste et nonce ce nom comme un mantra dans India Song.
conceptuelle  : « À l’époque, entre la fin des Il s’éprend de l’Iran. « J’avais vu des miniatures per-
années 1980 et le début des années 1990, on ne sanes, et je me demandais dans quel monde

109

vivaient ces gens pour le représenter de cette
manière », dit-il. Vers Tabriz, sur les traces de
Nicolas Bouvier et de son récit de voyage L’Usage
du monde, il observe des hommes reprisant un
immense tapis dans un patio hors du temps où
poussent grenadiers et citronniers. L’image s’im-
prime sur sa rétine. Le plasticien réalisera sa pre-
mière tapisserie pour une exposition à Séville
en 2016. « J’ai réfléchi à mon lien avec l’Espagne,
j’ai pensé à l’exil, explique-t-il. Sous Franco, celui
des artistes, Buñuel, Picasso, Manuel de Falla… Et
celui des juifs espagnols à l’époque d’Isabelle la
catholique. Il fallait que j’accompagne ces gens sur
la route, que j’aie un médium qui me permette d’être
avec eux sur le pont des bateaux, sous les oliviers,
dans les chambres d’hôtel… »
Sur une toile rustique longue de trois mètres, armé
d’une grosse aiguille à matelas, Pascal Monteil
brode, pendant un an et demi, une procession
d’exilés, des fleurs calcinées, une carriole qui se
délite, des soleils qui vomissent. Le geste, à points
lancés archaïques, dessine une forme d’art brut,
primitif : « Je n’ai jamais appris la broderie, et j’étais
inquiet de m’y mettre. On m’a conseillé d’imaginer
que l’aiguille était un pinceau et les laines des tubes
de couleur. Cela m’a désinhibé… » Après avoir trim-
ballé son atelier nomade de par le monde, le bro-
deur a quitté son camp de base parisien et démis-
sionné de son poste d’enseignant à l’école
préparatoire des Beaux-Arts de la capitale, pour se
poser à Arles, ville d’art et d’histoire, le fief de son
ami Christian Lacroix, avec qui il a beaucoup col-
laboré. Citronnier, jasmin, cyprès… sur la terrasse
de sa maison, il a recréé le patio persan de ses
rêves, où, le plus souvent allongé (à la romaine),
en chemise blanche ou en kurta et les pieds nus, il
tire ses longues aiguillées. De huit à dix heures par
jour et le soir, au salon, dans un fauteuil jaune vif
Pierre Paulin, les jambes étendues sur un ottoman
Togo orange. Il travaille d’ordinaire avec les laines
à tapisser Colbert et choisit, parmi cette gamme
très étendue, des couleurs et des noirs, pour
LE GOÛT
contraster sur les toiles de chanvre anciennes qu’il
chine entre Albi et Montauban.
L’œuvre qu’il est en train de terminer représente
un banquet géant où s’attablent, autour de la
vieille nappe de vendange de 3,50 mètres, Jack
Kerouac, Juda, Hundertwasser, Adèle Bloch-Bauer
(muse de Gustav Klimt), Médée, Leonor Fini et
Philip K. Dick. Pour travailler sur cet ouvrage, il
emploie uniquement les laines naturelles de mou-
ton mérinos d’Arles filées dans la Creuse par la
filature Fonty. Celles-ci sont teintes à Lauris
(Vaucluse) par la designer textile Lola Verstrepen
– avec l’artiste et designer Valentina Bassanese
pour les bleus à l’indigo – à partir de plantes tinc-
toriales, notamment celles qu’elle glane dans le
Luberon et la plaine de la Durance, et aussi à partir
de rebut de maraîchage. « J’ai retrouvé la palette
de Giotto, de Fra Angelico, les couleurs du
Quattrocento », se réjouit Pascal Monteil, l’homme
qui peint avec la laine. Depuis sa sédentarisation
récente dans la région, il expose ses créations à la
galerie arlésienne Regala. Du 14 avril au 7 juin, il y
montrera des poupées de chiffon grandeur nature,
brodées et grossièrement cousues, qui semblent
comme échappées de ses tapisseries : la femme à “Je n’ai jamais appris
trois têtes (de divinités hindoues), le nain roux, la
jolie fille, le pestiféré, le berger et sa chèvre mou-
la broderie, et j’étais inquiet
rante, l’artiste, le collabo, le san-benito… Treize de m’y mettre. On m’a
créatures magnifiquement grotesques, qui, sus-
pendues côte à côte, formeront une foule en mou-
conseillé d’imaginer que
vement au travers de laquelle le visiteur déambu- l’aiguille était un pinceau
lera. « Par le passé, je montrais ces pantins avachis.
À Grenade, ils étaient des juifs effondrés partis sur
et les laines des tubes de
les routes, au château de Tarascon, des prisonniers couleur. Cela m’a désinhibé…”
désespérés… Là, ils seront debout, ce qui leur donne
une autre vie. Lorsqu’ils sont accrochés, ils tournent,
Pascal Monteil
on dirait qu’ils dansent. Il y a quelque chose de très
mélancolique là-dedans qui me plaît. »
SUR INSTAGRAM : @PASCAL_MONTEIL
« MON DIEU ! MON DIEU ! DANS QUEL MONDE M’AS-TU
JETÉ ! », DE PASCAL MONTEIL, EXPOSITION À LA GALERIE
REGALA DU 14 AVRIL AU 7 JUIN. @GALERIEREGALA
Magali Paulin pour M Le magazine du Monde
De gauche à droite, Pascal Monteil
brode, sur une ancienne nappe de
vendange, sa tapisserie en cours
intitulée Le Banquet. Détail représentant
le Pierrot (ou Gilles) de Watteau avec
un enfant qui joue de la trompette.
Ci-dessus, dans la maison du brodeur,
le tableau Sade et le Pape, toile de
chanvre tissée et laines brodées.
 LE SENS DU DÉTAIL Jeu de CUBES.
Avec cette montre, il faut guetter la fin
de la cinquante-neuvième minute. Le
passage à l’heure suivante ne se fait pas,
comme à l’ordinaire, d’un coup d’aiguille,
mais de la subtile rotation d’un cube
qui passe du jaune au noir. Sur chacun
des fameux douze cubes en verre de
quartz, une lettre a été inscrite pour faire
rayonner une signature. Celle de Louis
Vuitton, maison qui fête en 2022 vingt
ans de passé horloger : le L à 10 heures,
le V à 3 heures… Par le mélange entre
le noir mat du revêtement carboné
et le jaune presque anis qui l’épouse,
les équipes de création de ce nouveau
modèle de la montre Tambour voulaient
suggérer « la bioluminescence des
créatures marines », tel un coup d’éclat
en eaux profondes. Pour en maximiser
l’effet, des LED dissimulées dans le
cadran permettent aux cubes, lorsqu’on
presse le poussoir latéral, de s’illuminer
durant trois secondes. Caprice technique
qui garantit de pouvoir lire l’heure
lorsque l’on travaille dans un espace
Ulysse Frechelin/Louis Vuitton

sombre ou de passer le temps dans

l’obscurité d’une boîte de nuit. Valentin PÉREZ
LOUIS VUITTON TAMBOUR SPIN TIME AIR QUANTUM, 42,5 MM DE DIAMÈTRE, MOUVEMENT
MÉCANIQUE À REMONTAGE AUTOMATIQUE, BRACELET EN CAOUTCHOUC ET ALLIGATOR,
DISPOSITIF D’ILLUMINATION À LA DEMANDE. PRIX SUR DEMANDE. LOUISVUITTON.COM

111
UNE CHAMBRE EN VILLE MONTRÉAL et merveilles.
DANS LE CŒUR HISTORIQUE DE LA CITÉ QUÉBÉCOISE, UNE ANTIQUE
BIBLIOTHÈQUE A ÉTÉ RECONVERTIE EN APART’HÔTEL CONNECTÉ.
LA CONFORTABLE CHAM BRE 101 MAINTIENT UN LIEN DISCRET ENTRE
LA VILLE D’HIER ET CELLE D’AUJOURD’HUI.
Texte Sabine MAIDA — Photos Guillaume SIMONEAU
ADRIENNE COUTURE, fondatrice du site
Maisons & Co, s’est spécialisée dans la transfor-
mation de bâtiments historiques en lieux d’hé-
bergement contemporains. Avant de devenir un
appart’hôtel d’un genre nouveau, sa Maison
Sainte-Thérèse, installée rue Sainte-Thérèse, à
Vieux-Montréal, fut la plus ancienne bibliothèque
de la ville et le point de rencontre de l’aristocratie
locale. Même si le chantier de rénovation a néces-
sité de moderniser une bonne partie de la bâtisse
du XIXe siècle, les murs de pierre, les volets et le
plancher d’origine ont été conservés. En offrant
une seconde vie à cette institution, Adrienne
Couture a repensé les codes de l’hôtellerie
urbaine. Ici, pas de bagagiste ni de concierge
pour accueillir les hôtes, tout est numérique. Une
assistance téléphonique disponible vingt-
quatre heures sur vingt-quatre permet de contac-
ter la conciergerie virtuelle comme l’équipe de
ménage et de maintenance – et une laverie est à
la disposition des clients. Au rez-de-chaussée, la
chambre 101 (l’endroit en compte seulement
quinze) est un parfait échantillon de l’esprit hos-
pitalier de cette maison particulière. Avec ses
affiches d’expositions anciennes de Le Corbusier
et Matisse, et son mobilier chiné ou créé par des
designers montréalais, elle fait partie des huit
chambres aménagées par l’architecte d’intérieur
Sabrina Barazin. La cuisine est (très bien) équipée
et l’espace salon dispose d’une smart TV connec-
tée à différentes plateformes type Netflix. La par-
tie nuit (sans fenêtre, dommage) n’est pas
immense, mais elle dispose d’un vrai dressing et
d’une literie ultra-confortable, comme l’est ce
petit deux-pièces et plus généralement la Maison
Sainte-Thérèse.
Alex Lesage
MAISON SAINTE-THÉRÈSE, 110, RUE SAINTE-THÉRÈSE.
MAISONSCO.COM
LE GOÛT

À 400 MÈTRES : FAIRE UNE SÉANCE DE MAGASINAGE

On ne s’attend pas à trouver un tel lieu, entre minima-
lisme et austérité, dans ce quartier animé plein de res-
taurants, cafés et magasins de souvenirs. Ssense,
concept store déployé sur cinq étages et dessiné par
l’architecte britannique David Chipperfield, est associé
à un site en ligne de pièces de créateurs qui porte le
même nom. Sur rendez-vous, on peut bénéficier dans
ces murs d’une séance de shopping sur mesure (« maga-
siner », disent les Québécois). Ou déjeuner au café
Armani, revêtu de béton gris, posté tout en haut.
SSENSE MONTRÉAL, 418, RUE SAINT-SULPICE.

À 450 MÈTRES : SE RÉGALER DE FRUITS DE BONNE MER

Clément, le manageur de Sea Salt, restaurant de fruits
1 2 de mer situé face au Vieux-Port, vient d’une autre ville
portuaire, Marseille, et son chef de salle, Gilles, de
Montpellier. Le duo est pour beaucoup dans l’ambiance
conviviale de cette adresse qui dispose d’une terrasse
– ouverte dès que le soleil l’autorise, du printemps aux
beaux jours de l’automne. On y déguste des huîtres
douces et iodées qui viennent directement de la pro-
vince voisine, l’Île-du-Prince-Édouard, des spaghettis
aux fruits de mer ou ce Mac & Cheese au homard qui
fait oublier qu’on est au royaume de la poutine.
(1) SEA SALT, 351, PLACE ROYALE. SEASALTMONTREAL.CA

À 550 MÈTRES : EN PRENDRE PLEIN LA VUE

N’importe quelle artère perpendiculaire à la célèbre rue
Saint-Paul débouche sur le Saint-Laurent. Passez le
Centre des sciences et avancez jusqu’à la grande roue.
Devant vous le fleuve se dévoile, majestueux. Tournez
votre regard vers la gauche et, soudain, c’est l’île Sainte-
Hélène qui se dessine à quelques centaines de mètres,
avec les Trois disques, du sculpteur Alexander Calder. Au
loin, le pont Jacques-Cartier enjambe le fleuve et relie la
ville de Longueuil. Sur la droite, l’île Notre-Dame, qui
abrite le circuit de formule 1 Gilles-Villeneuve, où se tien-
dra le Grand Prix du Canada, le 19 juin.
(2) LA GRANDE ROUE, 362, RUE DE LA COMMUNE-EST.
3
À 600 MÈTRES : SE FAIRE DÉPANNER
Au Québec, dépanneur désigne l’épicier de quartier,
celui qui peut aussi bien dépanner en café chaud,
paquets de pâtes ou magazines. Sur ce principe, Le Petit
Dep – l’enseigne a deux adresses dans le Vieux-Port –
dispose d’un coin épicerie fine et d’une vitrine de pro-
duits frais avec quelques plats et pâtisseries à emporter.
L’endroit fait aussi office de coffee-shop et de salon de
thé, avec une sélection de confiseries, papeterie et gad-
gets qui réjouissent les enfants, et les autres.
(3) LE PETIT DEP, 179, RUE SAINT-PAUL. LEPETITDEP.CA

À 700 MÈTRES : REMONTER LE TEMPS

Le Musée Pointe-à-Callière plonge dans les racines de
Montréal… il y a trois cent quatre-vingts ans, lorsque Ville-
Marie, son nom d’origine, se résumait à quelques bâtisses.
Situé à l’endroit même où la cité fut fondée, en 1642, par
Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, cet
espace ludique et interactif cache l’une des plus belles
expositions permanentes de la ville. De la Grande Paix de
1701, signée avec les Iroquois, aux vestiges du fort de
Ville-Marie, le lieu fourmille d’objets, de costumes, et
nous transporte dans un autre espace-temps.
(4) POINTE-À-CALLIÈRE, CITÉ D’ARCHÉOLOGIE ET D’HISTOIRE DE
4
MONTRÉAL, 350, PLACE ROYALE. PACMUSEE.QC.CA

113
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

JOURNALISTE ET AUTRICE, LUCILE LECLAIR S’INTÉRESSE À L’AGRICULTURE

Retour à la BASE.
ET AUX PAYSANS. ELLE S’EST PENCHÉE, POUR SON DERNIER OUVRAGE, SUR
L’ACCAPAREM ENT DES TERRES AGRICOLES EN FRANCE. ET C’EST AU COURS DE SON
ENQUÊTE QU’ELLE A DÉCOUVERT CETTE RECETTE DE FONDANT AU CHOCOLAT.

Mais j’ai découvert que, depuis 2010, des mil- FONDANT

liers d’hectares de terres agricoles sont achetés AU CHOCOLAT,
en France, accaparés par des groupes indus- DIT “L’INDÉMOU-
triels. Personne ne le voit – il n’y a pas d’en- LABLE”, DE
seignes au-dessus des champs, pas de marques LUCILE LECLAIR
dans les paysages –, mais c’est de plus en plus POUR 4 À 8 PERSONNES
fréquent. Or la terre est un organisme vivant, (SELON L’APPÉTIT)
et, quand elle est gérée à distance par une 5 œufs bio entiers, 65 g
de beurre demi-sel (à
entreprise, il n’y a plus de lien entre l’homme température ambiante),
et la terre, plus de responsabilité ni de soin. Les ½ verre à moutarde (environ
agriculteurs qui autrefois étaient propriétaires 70 g) de sucre cassonade,
1 plaque (200 g) de chocolat
sont relégués au rang d’exécutants. C’est sou- pâtissier 70 %.
vent une solution de facilité, mais ce n’est pas
Préchauffer le four à 180 °C.
forcément une fatalité. Casser les œufs dans un cul-
L’année dernière, pour ce livre, je suis allée de-poule et les fouetter
dans une dizaine de régions, et, dans le Nord, vigoureusement en y ajoutant
le sucre jusqu’à ce que le
j’ai suivi l’affaire de la ferme Auchan. L’enseigne mélange soit bien blanchi.
de grande distribution voulait reprendre des Couper le chocolat en petits
terres pour cultiver des légumes pour ses morceaux et le faire fondre
au bain-marie. Lorsqu’il est
magasins, et tout un village a lutté contre le fondu et bien chaud, y ajouter
Texte Camille LABRO projet pendant un an, jusqu’à ce qu’il soit sus- le beurre en remuant pour
Photos Julie BALAGUÉ pendu. C’est à cette occasion que j’ai rencontré le faire fondre également et
touiller pour obtenir une
Jean-François, un agriculteur céréalier qui mili- texture homogène.
tait contre la ferme Auchan. J’étais chez lui Incorporer le mélange
“JE SUIS UNE FILLE DU NORD, la quatrième d’une tribu de avec d’autres paysans, et il a préparé son fon- beurre-chocolat au mélange
œufs-sucre en remuant
six enfants à Calais. Une enfance pleine de moments partagés, de dant au chocolat – un dessert archi-simple et le tout rapidement.
souvenirs de table chaleureux, de grands qui s’occupent des délicieux. Il a dit : « C’est l’indémoulable de Verser l’appareil dans un
petits… Mes parents travaillaient beaucoup, nous n’allions pas au Jean-François. » Aussi indémoulable que lui moule à gâteau (sans rien au
fond), pas trop large, de sorte
marché, mais il y avait tout de même une culture de la cuisine dans son pays, finalement.” à atteindre une épaisseur
chez nous, notamment grâce à deux grands-mères excellentes DERNIER OUVRAGE PARU : HOLD-UP SUR LA TERRE, de 4 à 5 centimètres.
cuisinières, dont une Bretonne qui nous a transmis la passion du DE LUCILE LECLAIR, SEUIL-REPORTERRE. Enfourner 12 minutes, pas
une minute de plus. Déguster
beurre, des crêpes, du quatre-quarts et des crumbles à la rhu- tiède ou froid, en démoulant
barbe. Très tôt, j’ai eu la bougeotte, l’envie de nomadisme. Le à la cuillère.
journalisme était un bon alibi pour partir avec un sac à dos… J’ai
fait des études de sciences politiques à Paris, je me suis passion-
née pour l’agriculture. Je n’ai pas d’antécédents, pas d’agricul-
teurs dans ma famille. J’ai juste eu très vite cette certitude que
l’on « vote avec sa fourchette », que le geste de manger n’est pas
différent de celui de mettre un bulletin dans une urne. J’ai décidé
d’aller comprendre et apprendre en rencontrant les paysans, en
faisant avec eux. Écrire sur eux, raconter leurs histoires est venu
ensuite. J’ai tout appris sur le tas.
Pour mon premier livre, j’ai rencontré des gens qui avaient
changé de métier, d’infirmière à apicultrice, de fonctionnaire à
maraîcher, de chargée de communication à éleveuse de brebis.
Ces personnes racontent à la fois l’époque et la vie qu’ils quittent,
en formulant une certaine critique de la société moderne, mais
parlent aussi du monde dans lequel ils arrivent. Si l’accès à la
terre est souvent difficile, l’une des conclusions de ce livre est
qu’il n’y a pas besoin de « gène agricole » pour devenir paysan.
Mon livre le plus récent porte sur l’accaparement des terres en
France. Avant de commencer mon enquête, je pensais que c’était
un phénomène qui ne se passait qu’au Brésil ou à Madagascar.

114
À PORTÉE DE MAIN SON HISTOIRE
Aux États-Unis, sa mère
La presse à BURGER. patrie, le hamburger est
un emblème culinaire dont
l’histoire raconte une partie
du roman national. À l’ori-
gine de sa création, dans
la seconde moitié du
XIXe siècle, il s’agit d’une
grosse boulette de bœuf
haché et assaisonné, dite
« de Hambourg », que les
migrants allemands
consomment à bord des
bateaux qui les emmènent
vers le Nouveau Monde.
Une fois débarqué à New
York, il est rhabillé entre
deux tranches de pain. Avec
l’avènement de la société
de consommation, il s’ins-
talle, au tournant du
XXe siècle, comme un
modèle économique et
gustatif de réussite yankee.
Accompagné de frites, d’un
soda ou d’un milk-shake, on
l’engloutit sur le comptoir
d’un diner, autour du barbe-
cue familial ou sur le capot
Texte Léo BOURDIN d’une voiture, à la sortie
Illustration Patrick PLEUTIN d’un drive-in. Bientôt,
À LA CAVE Régals du PORTUGAL.
Si la France reste le premier pays d’importation de portos
d’entrée de gamme, elle connaît moins les vins secs du
Portugal. Pourtant, depuis quelques années, on assiste à
une renaissance du vignoble portugais. Prenons l’exemple
d’­António Madeira : il a créé, il y a une dizaine d’années, son
domaine dans le Dão, connu autrefois pour ses terroirs grani-
tiques, propices aux grands vins. Après un changement de vie
radical, le néovigneron opte pour une viticulture sans compro-
mis et obtient des vins que les amateurs s’arrachent. D’une
longueur phénoménale, A Liberdade est son blanc le plus
intense, avec des notes originales de fenouil et de gingembre
très caractéristiques. Dans un style un peu plus universel, mais
autochtone, car issu du cépage local touriga, le rouge de la
Quinta do Pessegueiro, dans le Douro, repris par le Français
Roger Zannier en 1985, est également à découvrir. Il offre une
élégance des plus séduisantes, avec des nuances balsamiques
et épicées uniques. Laure GASPAROTTO
ANTÓNIO MADEIRA, A LIBERDADE, DÃO, BLANC, 2020, 24,44 €. PORTEVINHO.BE
QUINTA DO PESSEGUEIRO, ALUZÉ, DOURO, ROUGE, 2016, 12 €.
DOMAINESROGERZANNIER.COM
chaque région, chaque ville
possède sa propre décli­
naison. En Californie, on
l’aime dans une version
épurée : deux steaks, une
feuille de laitue et une ron-
delle de tomate. Au
Nouveau-Mexique, on y
ajoute du piment ; à
Minneapolis, on ne jure que
par le Juicy Lucy, recon-
naissable à son épais steak
garni de fromage coulant…
Leur dénominateur com-
mun ? La lourde presse en
acier qui permet d’écraser
les steaks sur le gril.
SON USAGE
La presse à hamburger
joue une fonction essen-
tielle lors de la cuisson de la
viande. En venant s’abattre
de tout son poids sur les
plaques brûlantes, elle per-
met de donner aux bou-
lettes de viande leur forme
ronde et aplatie. « L’autre
avantage de la presse, c’est
l’optimisation des temps de
cuisson », explique Samuel
Nataf, cofondateur des
restaurants Dumbo, spé-
cialisés dans le smashbur-
ger, une variante venue du
Midwest des États-Unis
dans laquelle l’épaisseur
des steaks est réduite à
l’extrême. « C’est un moyen
de favoriser la formation de
sucs et de faire apparaître
une belle croûte dorée »,
poursuit-il. Les cuisiniers
placent deux gros cubes de
viande hachée sur le gril
porté à haute température.
La viande est alors « sma-
shée » – affinée grâce à la
presse. On ajoute deux car-
rés de fromage américain.
Le tout vient se lover dans
un pain de pommes de
terre avant d’être agré-
menté d’oignons émincés,
de pickles de concombre,
de moutarde et de ket-
chup… « C’est tout : on
voulait se rapprocher au
plus près de l’expérience du
burger de comptoir,
à l’américaine. »
PRESSE-VIANDE EN ACIER
VOLLRATH, ENVIRON 90 €.
DOYONDESPRES.COM

CARTE SUR TABLE Le MAQUIS a déjà ses partisans.
DANS LE 18 e ARRONDISSEM ENT DE PARIS, PAUL BOUDIER ET ALBERT TOUTON
ONT OUVERT UN VÉRITABLE BISTROT DE QUARTIER QUI A DÉJÀ FÉDÉRÉ UN CERCLE
DE FIDÈLES FRIANDS DE BONS PETITS PLATS ET D’ATMOSPHÈRE CONVIVIALE.
LA CULTURE BISTROT est un joyau qui se
façonne, se bichonne et se transmet. Paul
Boudier et son acolyte Albert Touton sont allés à
bonne école. Disciples du Châteaubriand
(Paris 11e), ils ont aussi été les ambassadeurs
d’Inaki Aizpitarte lorsqu’il a ouvert un restaurant
à Londres. L’aventure n’a pas duré et les oiseaux
se sont envolés vers la Calabre, où ils ont monté
La cervelle de
veau panée sauce
tartare, parfois
servie au Maquis.
116
LE GOÛT
L’ADRESSE 
Le Maquis,
53, rue des Cloÿs, Paris 18e.
Tél. : 01-42-58-87-82.
Ouvert du mardi au vendredi de 12 h 30
à 14 h 30 et de 19 h 30 à 22 h 30.
LE PLAT INCONTOURNABLE
Les croquetas.
LE DÉTAIL QUI N’EN EST PAS UN
La clientèle d’habitués.
L’ADDITION 
Menu à 19 et 21 euros le midi,
à 50 euros le soir.
Texte Marie ALINE
un petit resto éphémère avec l’un de leurs futurs voisins, Salvatore Rotiroti, chef de
la sublime pizzeria Il Brigante. Forts de leurs expériences, les deux compères ont
posé leurs bagages, il y a trois ans, dans le 18e arrondissement de Paris. C’est donc
rue des Cloÿs qu’ils sont tapis, dans un ancien bar à la devanture lie-de-vin et à la
porte bien huilée. Il faut dire qu’elle est souvent poussée. Il vaut mieux avoir une
table à son nom, le midi comme le soir, car l’adresse est courue pour ses plats du
jour et ses tarifs bisou-bisou. Paul Boudier et Albert Touton ne se sont pas trompés,
c’est bien le b.a.-ba du bistrot de quartier.
Le menu est donc inscrit sur l’ardoise, les intitulés sont simples et la commande vite
passée. Les habitués ont leur verre de vin bien frais et le sourire aux lèvres à l’idée de
ce qui les attend. La blanquette de veau est de sortie. Ceux qui la connaissent s’en
pourlèchent déjà les babines. Pour commencer, le velouté du Barry, au chou-fleur,
donc, est crémeux comme on l’attend, petite caresse du jour, très bienvenue. Les
croquetas sont coquines. Dorées, crousti-fondantes et relevées, elles ont un caractère
bien trempé, du genre qui donne envie de revenir tous les jours. Plus tard, le merlu,
accompagné d’une purée de patates écrasées, se tient bien. Il est poli, avec une pointe
de sensualité dans les pommes de terre et une touche d’espièglerie dans les feuilles
de cresson qui colorent l’assiette. De l’autre côté de la table, la fameuse blanquette de
veau disparaît sous des petits rugissements de plaisir. Ceux qui ne l’ont pas prise
n’osent pas y goûter de peur d’avoir trop de remords. Et ils ont raison. Ils compensent
en demandant, sans grand enthousiasme, un crumble aux pommes. Dépités, ils ima-
ginent le classique des desserts comme un lot de consolation un peu terne. Mais un
monde s’ouvre à eux dès la première bouchée, un univers confit où la douceur de la
pomme moelleuse est percutée par la pâte croustillante et caramélisée. Le tout jongle
avec l’acidité d’un ananas qui ploie sous son sucre naturel cuit et recuit. Cela ne fait
aucun doute, Paul Boudier et Albert Touton savent bichonner leur joyau. De grands
éclats de rire concluent ce déjeuner qui ne donne qu’une seule envie… revenir le soir.
Julia Ionova
Les habitués, toujours eux, soutiennent mordicus que le dîner est encore plus canaille.
Il semble avisé de les croire. Jusqu’ici, ils n’ont été que de bon conseil.
 C’EST LE BOUQUET

Douceurs
FLORALES. LES FLEURS, ON LES IMAGIN E
D’ABORD EN BOUQUET, dans un vase. Pourtant,
il existe d’autres façons fascinantes, et moins
statiques, de les utiliser au quotidien et lors
d’occasions particulières. Par une relation
ancienne et étroite, qui remonte à la Grèce et
à l’Égypte antiques, elles sont liées par exemple
à l’alimentation. Les fleurs comestibles étaient
alors très appréciées, pour leur goût comme
pour leur potentiel ­décoratif. Bien qu’elles
aient effectué un retour remarqué dans le
monde de la gastronomie, elles sont encore
peu cuisinées par les particuliers. Pourtant, les
variétés que l’on peut consommer sont nom-
breuses, des pétales de rose aux violettes et
des pivoines à la lavande, qui apportent vitalité
et élégance à une table ou simplement à un
cocktail… En pâtisserie, les fleurs sont le plus
souvent utilisées à des fins purement décora-
tives. Laisser de côté les préoccupations gusta-
tives permet de se concentrer sur l’aspect
ludique d’une création ou de végétaliser la
table des desserts. À table, dans et sur les plats,
il existe bien une autre façon d’apprécier le
pouvoir des fleurs.
Traduction Agnès Rastouil

Texte John TEBBS

Composition Simone GOOCH
Photo Jacob LILLIS
 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,

une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes 
les plateformes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

JEAN-CHARLES
DE CASTELBAJAC.
LE STYLISTE FRANÇAIS EST LE NOUVEL INVITÉ
DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« À 12 ans, mon père « La rencontre avec « L’idée de collaboration
m’emmène à une chasse Vivienne Westwood et me passionnait. En 1981,
en Angleterre. Je me sou- Malcolm McLaren, ça a été j’ai demandé à Robert
viens encore de l’allure un choc. Dans leur bou- Mapplethorpe, que j’avais
incroyable qu’avait tique, Sex, à Londres, tout rencontré parce que j’étais
le maître de maison. Avec était un peu de bric et de passionné de photo, de
une veste en tweed et broc. Il y avait une horloge shooter mes vêtements.
l’extrémité de ses doigts qui tournait à l’envers, des Son style était sombre,
couverts par des gants tee-shirts faits avec des os c’était noir et blanc.
Mapa roses, il ressemblait de poulets. Il y avait un uni- Et on a sorti des images
à un flamant. J’ai encore vers qui me correspondait. extraordinaires. C’est
ce goût des accidents Tout ce que j’aimais, c’était très exaltant d’aller
esthétiques qui vont des choses détournées, chercher des artistes
éveiller mon imaginaire. » des choses hybrides. » à l’opposé de moi. »
Miguel Medina/AFP

118
 Parcours INITIATIQUE.
“LE MONDE” PROPOSE LA COLLECTION “LES GRANDS CLASSIQUES DE
LA LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE”. CETTE SEMAINE, “LE TOUR
DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS”, DE JULES VERNE, RÉCIT D’UN
PARI HUMANISTE QUI MÈNE D’UN ANCIEN À UN NOUVEAU MONDE.

Texte Christophe AVERTY

CE N’ÉTAIT POURTANT QU’UN SIMP LE
PARI ENTRE GENTLEMEN. Des très cosy fauteuils
Chesterfield du Reform Club, chic et célèbre
cercle londonien, est né, sous la plume de Jules
Verne, un rêve devenu épopée. Comme on relève
un gant pour l’honneur, Phileas Fogg s’élance
dans une course contre la montre. Suivi de son
dévoué Passepartout, le policé, ponctuel et fleg-
matique Britannique s’embarque dans une
rocambolesque ­traversée du vaste empire victo-
rien. Son Tour du monde en quatre-vingts jours,
nourri de rencontres humaines et de l’appel d’un
ailleurs semé d’embûches et de contretemps,
tient d’un allégorique voyage initiatique.
Publié en 1872, le récit de l’écrivain nantais fera
lui-même maintes fois le tour de la Terre, s’éri-
geant dans la mémoire collective en mythe des
temps modernes. Voici donc, transposée en
bande dessinée par Chrys Millien, l’odyssée d’un
homme qui, pétri par son époque, ses principes
et son empathie, prouve à ses contemporains
que le monde est devenu plus petit. De trains en
steamers, de traîneaux en ­voiliers, Phileas Fogg
arpente la Terre dans l’éternel élan de ceux pour
qui rien n’est impossible. Les avancées de la
science, le déploiement des moyens de trans-
port et de communication apportés par une
révolution industrielle que rien n’arrête, pas
même dans les contrées hostiles d’Asie ou
les étendues infinies d’une Amérique conqué-
rante, sont autant de leçons de géographie et de
géopolitique que nous prodiguent les héros ver-
niens. Car ce « grand tour » donne vie à la carte
panoramique, vivante et contrastée, de l’ancien
monde et du nouveau qui s’annonce. En précur-
seur des romans d’anticipation, Verne ne déroge
pas à son aspiration humaniste et sentimentale,
n’hésitant pas à retarder son globe-­t rotteur
pour sauver de traditions archaïques une femme
dont il tombe amoureux, Mrs. Aouda, qu’un
mariage forcé vouait au bûcher.
C’est que, explorateur des sociétés de son
temps, Verne en pose les paradoxes, des fragili-
tés de la finance spéculative aux élans démocra-
tiques. Son pari devient ainsi, sans moralisme,
symbole d’une éthique qui s’oppose aux malver-
sations, aux intentions cupides, au trafic
d’opium pour ne s’attacher qu’à la loyauté, à
l’enchantement amoureux et aux relativités de
l’espace et du temps. Ces quatre-vingts jours qui
s’écoulent dans le dense sablier que constitue
ce roman en sont le véritable cœur. Son héros
emblématique, tel un Apollon sur son char, vole
au-devant du soleil pour gagner avec surprise, à
l’issue de son périple, une journée, sur le temps
des hommes. Magistral dénouement que la pas-
sion de Jules Verne pour la science offre à son
intrigue menée tambour battant. Ainsi, d’un
anodin défi lancé à l’abri des regards, l’aventure
de Phileas Fogg aura défrayé la chronique dans
les journaux du monde entier. Preuve, si besoin
était, que l’écrivain visionnaire avait compris
l’ensemble des enjeux d’une modernité nais-
sante, faisant d’une trépidante aventure le fer-
ment d’un récit universel.
LE MONDE COLLECTION, « LES GRANDS CLASSIQUES
DE LA LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE » : VOLUME N O 5,
LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS, DE JULES
VERNE. EN KIOSQUE, 9,99 €.
 JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  549 Sudoku
Yan GEORGET
N O  549 - TRÈS DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

X
Bridge N O  549
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Sommes très importantes. Somme de peu d’importance. II Arriverait à

la fin. Fait réfléchir. III Un peu d’alcool. A donné cinq souverains à l’Angleterre. Service à
­l’ancienne. IV Conjonction. Protecteurs fortunés. Point. V A perdu son H avec Verdi. Distribue
des messages. VI Lui chasse la nuit, elle reste ouverte dans la soirée. Adoucit avant de consom-
mer. VII Tablette mobile sur le bureau. Ne servira plus à rien. Plume du Corbeau. VIII Dans la
poche des Suédois. Essayées avant usage. IX Agréable au toucher et au palais. Ne doit rien
laisser passer. X Port nippon. Humaine mais pas trop souvent. Négation. XI Garantira après
dépôt. Arrachera un peu du citron. XII La reine morte. Fait objection. Pour séduire une vierge.
XIII  Dans le Sud. Tombe toujours mal. Expert du camouflage chez les insectes. XIV Trompe le
nouveau-né. Croyance divine. Aussi mais hier. XV Empêtrais et trompais.
VERTICALEMENT 1 Se penche sur les fossiles pour savoir d’où l’on vient. 2 Lieu de massacres.
À deux avec ou sans vélo. 3 Ne supporte pas l’étroitesse. Récupération du meilleur. Appréciation.
4 Désordre bruyant. Trilogie d’Eschyle. 5 Dégagé. Se lance dans la bagarre. A soutenu le
Général. 6 Mesure chez Mao. Appelé à disparaître. Suisse, il nous a laissé son Journal intime.
7  Un Russe dans les décors. Deux hôtels à Paris. Bout de métal. 8 Prise par mauvais temps.
Tricheur au cinéma, il est passé au théâtre. 9 Évite la répétition. Découpent le temps. Dans la
foi et la loi. 10 Économiste britannique nobélisé. S’opposent et se complètent. Au sommet de
la courbe. 11 Tendus pour piéger. Chez les mormons. 12 Assure la liaison. Même réduit, il
conduit à la dépendance. Chargeait lourdement. 13 Paulo ou Vicente au Brésil. Pense à
aujourd’hui et à demain. Ne bougea pas. 14 Liaison entre la chaîne et la trame. Plein de bons
mots. Personnel. 15 Greffera. Point dans l’eau. Enfant de Rhéa et de Cronos.

Solution de la grille n° 548

HORIZONTALEMENT I Fondamentaliste. II Araire. Oriental. III Leine. Anon. Case. IV Lis. Plat. Cas. V Alsacien.
Aèrent. VI Clandestin. Tsar. VII Iéna. Réalisa. Ri. VIII Est. Pr. Ils. Dais. IX Sereine. Cerne. X Sa. Pi. Bétel. Ter. XI Égrisai.
Trou. SA. XII Mies. Isar. Une. XIII Etc. Té. Bestiole. XIV Nette. Crème. Lin. XV Travestissement.
VERTICALEMENT 1 Fallacieusement. 2 Oreilles. Agiter. 3 Naissants. Recta. 4 Din. Ana. Épis. TV. 5 Are. CD. Pris.
Tee. 6 Me. Pierre. Aïe. 7 Alèse. Ibis. Ct. 8 Nonantaine. Abri. 9 Trot. Illettrées. 10 Ain. Anis. Er. SMS. 11 Le. Ce. Cloutée.
12 Incartade. Uni. 13 Stases. Art. Éole. 14 Tas. Narines. Lin. 15 Électriseraient.

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Dans l’album de…
Anouk GRINBERG.
L’ACTRICE FRANÇAISE PRATIQUE AUSSI LE DESSIN ET LA PEINTURE.
ELLE EST EXPOSÉE À PARTIR DU 2 AVRIL À LA CHAPELLE DU MÉJAN,
À ARLES, ET FAIT L’OBJET D’UNE MONOGRAPHIE, DONT CERTAINS TEXTES
SONT SIGNÉS DU COM M ISSAIRE D’EXPOSITION LOUIS DELEDICQ.
LE MÊM E QU’ANOUK GRINBERG A PHOTOGRAPHIÉ IL Y A QUINZE ANS.
“J’AI P RIS CETTE PHOTO DU COMMIS-
SAIRE D’EXPOSITION LOUIS DELEDICQ il y a quinze
ans, il était chez moi en train de regarder mes
dessins. Il allait toujours vite pour regarder, tour-
nait les feuilles sans jamais s’attarder, c’était sa
façon de « saisir » les dessins et d’être saisi par
eux. C’était sans baratin, quasi muet. Ses yeux
perçaient les apparences, comme un renard
décrypte la nature. Louis est l’inverse d’un bavard
ou d’un prétentieux. Il me fait penser à un vieil
Indien. Je l’ai rencontré il y a une vingtaine d’an-
nées, par l’intermédiaire de mes deux grands
amis, la photographe Sarah Moon et Robert
Delpire, l’un des plus fameux éditeurs d’art et
faiseurs d’expositions de photographies.
On m’avait dit que Deledicq travaillait à la
Fondation Dubuffet, qu’il avait exposé les plus
grands peintres, que ses expositions étaient inou-
bliables. Il n’a rien à voir avec les marchands, il
ne fait pas d’argent avec l’art. Il cherche des
artistes qui font des choses vivantes, qui vous
capturent et vous libèrent à la fois. La première
fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau de Robert
Delpire, on avait disposé cent de mes dessins sur
une immense table, il a fait le tour de la table au
122
LE GOÛT
pas de course, sans dire un mot. À la fin, il a
­grogné et il a dit : « Là-dedans, il y a deux vrais
dessins, le reste, vous pouvez jeter. » J’étais minus-
cule dans mes baskets, mais il avait raison. À sa
façon pas commode, il était très bienveillant ; il
n’y avait rien d’humiliant dans son jugement et il
avait vu juste : c’étaient les deux seuls dessins que
je n’avais pas « maquillés ». Ensuite, il m’a fait
parler pendant cinq minutes sur pourquoi je des-
sinais, et je vous assure que ce n’était pas une
discussion mondaine. Il m’a dit deux ou trois
choses sur la pulsion de peindre qui sont deve-
nues fondatrices.
Je suis rentrée chez moi en courant, avec mes
dessins ratés sous le bras, et, pendant les six mois
qui ont suivi, j’ai dessiné sans m’arrêter ; je
découvrais la liberté, et je découvrais aussi ce
petit peuple que je porte en moi et que j’ai appris
à accueillir. Six mois plus tard, je l’ai rappelé pour
lui montrer mes nouveaux dessins. Il y en avait
beaucoup, ça s’est passé chez Sarah Moon et Bob
Delpire, et, le soir même, Deledicq a décidé d’or-
ganiser ma première exposition, en 2008, à la
galerie Berggruen. Son enthousiasme et son
attente m’ont donné des ailes ; Sarah Moon et
Delpire aussi. À ces trois anges s’est ajouté
Germain Viatte, un autre homme aux yeux bleus,
passionné de peinture.
C’est une curieuse sensation que les choses qui
vous sont si intimes et qui vous viennent de
façon très solitaire rencontrent l’âme de per-
sonnes infiniment estimables. Ces quatre-là ne
m’ont jamais lâchée, ils sont régulièrement
revenus voir mes nouveaux dessins, et on par-
lait peinture, on était bien ensemble. Leur juge-
ment ne faisait jamais mal. J’apprenais avec eux
la liberté, j’apprenais à repérer quand c’était du
simulacre, je devenais moi-même, dans cet
espace qu’on construisait ensemble, fait d’exi-
gence, de confiance et d’humour. Aucun d’eux
ne s’est jamais mêlé de ce que j’avais en tête
pour faire tel ou tel dessin ; il n’y avait jamais de
­question intrusive et psychologisante. Je ressens
tellement fort en moi la présence libératrice de
Louis Deledicq que, quand je dessine toute
seule dans mon atelier, c’est comme s’il était là
en miniature, perché sur mon épaule.”
Propos recueillis par Marie GODFRAIN
Anouk Grinberg
MON CŒUR, D’ANOUK GRINBERG,
ACTES SUD, À PARAÎTRE LE 30 AVRIL.
EXPOSITION À LA CHAPELLE DU MÉJAN,
À ARLES, DU 2 AVRIL AU 5 JUIN.
COURS DU SOIR GÉOPOLITIQUE

LES ÉTATS-UNIS
AU XXIE SIÈCLE

© Marc Chaumeil
À partir du 7 avril, participez à 6 séances de 2 heures.
De l’hyper-puissance au repli, des années Obama au séisme
Trump, retour sur 20 ans d’histoire(s) des États-Unis.

Alain Frachon est éditorialiste au Monde, spécialiste

des relations internationales et ancien directeur
du Monde. Ancien correspondant à Washington, il est
l’auteur de La Chine contre l’Amérique : le duel du siècle
et de L’Amérique des néo-conservateurs : l’illusion
messianique.

ateliers.lemonde.fr
A LA POURSUITE DU RÊVE