M LE MAGAZINE DU MONDE — SAMEDI 18 NOVEMBRE 2023 – N O 635

L’ŒUVRE ULTIME
UNE CHAPELLE
INTERCONFESSIONNELLE
AU TEXAS DE MARK ROTHKO

L’ARTISTE AMÉRICAIN
FAIT L’OBJET D’UNE GRANDE
EXPOSITION À PARIS

M Le magazine du Monde n o 635. Supplément au Monde

n o 24533/2000 C 81975 / SAMEDI 18 NOVEMBRE 2023.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg. D O S S I E R S P I R I T U E U X : C U V É E S D E P R E ST I G E
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JUSQU’EN DÉCEMBRE, L’ARTISTE BRITANNIQUE DE 30 ANS
PRÉSENTE CHAQUE SEMAINE DANS “M” L’UNE DE SES TOILES
RÉALISTES, ÉTRANGES ET DÉRANGEANTES. ELLES SONT
EXPOSÉES À LA FONDATION LAFAYETTE ANTICIPATIONS, À PARIS.

15
Au programme UN GRAND SUCCÈS. Un moment fort. La très
complète rétrospective consacrée par la Fondation
Louis Vuitton à l’œuvre du peintre américain Mark
Rothko attire un monde fou. Et provoque, malgré la
foule, des sensations assez intenses. Ces grands tableaux
où les à-plats semblent vibrer emportent. Mais ce n’est
rien à côté de la puissance des toiles sombres, où les
noirs – de faux noirs – révèlent leurs nuances à mesure
qu’on les ixe. C’est ce même type d’expérience que
vivent les visiteurs de la chapelle Rothko, à Houston, au
Texas, voulue par un couple de riches philanthropes et
collectionneurs d’origine française, les Ménil. L’artiste y
a consacré les dernières années de sa vie, travaillant à
sa conception jusque dans le moindre détail et lui réser-
vant justement des toiles dont les couleurs sont
absentes. Il ne la verra inalement jamais, car il s’est
donné la mort quelques mois avant son inauguration.
La journaliste Roxana Azimi, spécialiste de l’art, raconte
cette histoire dans ce numéro de M Le magazine du
Monde, et revient aussi sur la inalité de cette chapelle.
Animés par leur foi, engagés dans le combat pour les
droits civiques, les Ménil entendaient en faire un lieu
interconfessionnel. Un endroit de paix. Ce message
résonne évidemment avec la situation actuelle au
Moyen-Orient, où la violence et la guerre entre Israël et
les Palestiniens semblent n’avoir aucune issue.
Journaliste à M, Lucas Minisini s’est rendu sur place,
en Israël et en Cisjordanie, pour une série de reportages
dont nous publions le premier dans ce numéro. Dans le
village de Nabih Saleh, près de Ramallah, à 1 kilomètre
16
seulement des maisons de colons israéliens de plus en
plus belliqueux, il a rencontré la famille Tamimi, deve-
nue au il des années une incarnation très populaire de
la cause palestinienne. Sa plus célèbre représentante,
la jeune Ahed, a été arrêtée au début du mois, quelques
jours seulement après son père. Le monde entier se
souvient, en 2017, de l’image de cette jeune ille aux
longs cheveux blonds et bouclés gilant un soldat israé-
lien. Elle est aujourd’hui accusée d’avoir posté sur les
réseaux sociaux des messages de menaces et de haine
contre les colons. Ce que ses proches nient.
Lucas Minisini retrace ici l’histoire de ce véritable clan :
quasiment tous les habitants de la bourgade portent le
nom de Tamimi. Au il des années, plusieurs d’entre eux
ont été tués par des soldats israéliens. D’autres ont été
arrêtés, parfois battus. La mère d’Ahed croit d’ailleurs
savoir que c’est le sort qui a été réservé à sa ille en pri-
son. Un membre du clan, Bilal, ilme en permanence les
attaques et la violence dont sa communauté fait l’objet,
pour la documenter. Les réseaux sociaux, dont ils font
un usage très eficace, ont encore renforcé leur popula-
rité. Mais ils ont une longue tradition d’activisme,
et chaque génération est mobilisée, voire formée, à une
lutte qui, pour l’instant, n’est pas armée. Si ce n’est de
pierres… En quelques jours de reportage, Lucas Minisini
n’a jamais entendu le mot « paix ». Elle semble, de fait,
un mirage lointain. À Nabih Saleh comme ailleurs, dans
cette région en guerre.
Marie-Pierre LANNELONGUE
Le sommaire
LA SEMAINE
34 Le quart d’heure américain
de Guillemette Faure
Marche et rêve.
37 Face à l’antisémitisme,
le travail discret du Service
de protection de la
communauté juive.
40 Les lettres d’Olga et Sasha.
46 L’ange reporter des migrants
de Ciudad Juárez.
48 Le cricket afghan,
champion des cœurs.
50 La mairie d’Athènes
coupe les arbres sous le pied
d’un quartier rebelle.
18
52 Qui est vraiment...
Aïnoha Pascual, l’avocate
des Soulèvements de la
Terre.
54 En Bretagne, l’embauche
des réfugiés plus polémique
que jamais.
56 Objet de conversation
La puff va-t-elle faire
pschitt ?
58 Aux fourneaux contre les
inégalités nutritionnelles.
60 La suite des événements
Le secret bien partagé
de Meymac.
62 L’histoire se répète
Jeunes surdoués en bleu.
64 La vie en rose de Jeffrey
Ngai, Hongkong star
en amour pour Paris.
66 C’est peut-être
un détail pour vous…
Le premier ministre Rishi La couverture
Sunak et sa femme Akshata a été réalisée
Murty, au 10 Downing Street. par Max Burkhalter
pour M Le magazine
du Monde.
70 La première fois que
“Le Monde” a écrit
François Molins.
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 LE MAGAZINE
70 Le dernier chef-d’œuvre de
Mark Rothko. Indissociables
de leur écrin, les quatorze
tableaux noirs de la Rothko
Chapel, à Houston, Texas,
sont absents de sa grande
rétrospective parisienne.
Ils constituent pourtant
l’apogée du travail du
peintre américain, en même
temps que sa conclusion.
82 Les Tamimi, la cause
palestinienne en héritage.
Au cœur de la Cisjordanie,
Nabi Saleh abrite les membres
d’une même famille
palestinienne qui luttent
contre la colonisation. Ahed,
l’activiste de 22 ans et la plus
connue des militantes, a été
arrêtée début novembre.
20
88 Le boom de l’enseignement
privé en Suède, un cas d’école.
La privatisation de l’éducation
en Suède a abouti, en trente
ans, au développement
de grands groupes cotés en
Bourse et une ségrégation
scolaire aujourd’hui décriée.
Un contre-modèle dont la
première victime est l’école
publique.
96 Les hôtes particuliers de l’hôtel
Pozzo di Borgo. Domicile
pendant trente ans de Karl
Lagerfeld, cet hôtel particulier
du 7e arrondissement parisien
a accueilli les fêtes du Tout-
Paris. Acheté en 2010 par
l’État gabonais, il est devenu
Lucas Barioulet pour M Le magazine du Monde. Pierre-Élie de Pibrac/Agence VU
un symbole des biens mal
acquis, dont l’avenir est
désormais lié à celui
du clan Bongo.
104 PORTFOLIO
Archipel des ténèbres.
Le photographe Pierre-Élie
de Pibrac a recréé et capturé
un moment-clé de la vie de
Japonais en marge de la
société, qu’il a pu rencontrer
pendant son séjour dans
le pays. De sombres photos
en couleur, qui trouvent leur
écho dans ses images en noir
et blanc d’une majestueuse
nature.
Bee My Love
 LE GOÛT
115 Numéro de charme.
136 Strict nécessaire.
146 Des bijoux bien
dans leur assiette.
152 Deuxième vie
Peau de pêche.
153 Fétiche
Tambour battant.
154 Librement inspiré
Élevé aux carrés.
155 Variations
Beau ténébreux.
156 Tête chercheuse
Félix Lefebvre, une bonne
dose de métamorphose.
22
158 À faire à suivre
Master class chez les Helvètes.
160 Esprit du lieu
Dans la fabrique japonaise
des montres incassables.
164 Les rêves d’Afrique de Baloji.
166 Exercice de style
Atours de bras.
168 Bulle d’air
Un belvédère sur la forêt
bourguignonne.
170 Traitement de saveur
Un zeste de zaatar.
172 De bouche à oreille
Le chawarma de Broche,
à Paris.
174 À lire et à manger
Gourmandes estampes.
176 Écologiquement vôtre
La tisane-sucette.
178 L’invité du podcast
Valérie Lemercier.
181 Dossier vin
Flacons d’élite.
206 Henri II, à l’aube d’une
seconde Renaissance.
208 Jeux
210 Une histoire de…
créole.
Motohiko Hasui pour M Le magazine du Monde. Virgile Castro pour M Le magazine du Monde
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charme », P. 115, et « Strict nécessaire », P. 136.
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 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE, Benoît HOPQUIN et
Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME (service photo).

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),

Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Élie VILLETTE.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Guillaume LETELLIER. Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.
Avec Ingrid MAILLARD et Laurent PICARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN et

Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Geneviève
CAUX, Nadir CHOUGAR, Sébastien JENVRIN, Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Soizic
BRIAND, David GUÉRIN et Pauline FEUILLÂTRE. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de
section), Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Frédéric GUERNALEC et Rachel TEYSSANDIER.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS

DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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71 / PROMOTION ET COMMUNICATION : Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits dérivés : Hervé LAVERGNE / M PUBLICITÉ_Directrice générale : Élisabeth CIALDELLA,
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Origine du papier : Norvège. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à paru-
tion. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

24
 1 – ROXANA AZIMI est journaliste au service culture 3 – LUCAS MINISINI est journaliste à M Le magazine
du Monde. Elle s’est intéressée à la chapelle du Monde et, cette semaine, il revient sur l’his­
Rothko, érigée en 1971 à Houston, au Texas, qui fut toire unique de la famille Tamimi, en Cisjordanie,
qui est devenue l’un des clans les plus célèbres de
à la fois l’apogée de la carrière de l’artiste améri­
cain et son chant du cygne. « Cette chapelle, dont la cause palestinienne. « Les Tamimi se battent
contre l’occupation illégale de la Cisjordanie par
l’histoire est efleurée dans l’exposition Rothko à la
Fondation Louis-Vuitton à Paris, est un lieu à part,l’armée israélienne et les colons depuis plusieurs
générations, malgré une intense pression. La
à la fois d’art et de culte. Un lieu foncièrement poli-
preuve : juste avant mon arrivée sur place,
tique aussi, né de la rencontre entre trois Européens
progressistes égarés en Amérique. » P. 71 Bassem, le père, avec qui j’avais organisé tous les
entretiens, a été arrêté à la frontière de la Jordanie.
2 – MAX BURKHALTER est un photographe installé Et Ahed Tamimi, sa ille et la plus célèbre de la
à Brooklyn, à New York, qui travaille essentiel­ famille, a été arrêtée quelques jours après mon
lement sur l’architecture et le design. Pour ce reportage. » P. 82
numéro, il a exploré la chapelle Rothko, à
Houston, au Texas, où il a lui­même grandi. 4 – LUCAS BARIOULET est un photographe français
« Plus jeune, j’y ai passé beaucoup de temps. travaillant notamment dans les zones de conlit.
Ce n’est que plus tard que j’ai vraiment appris à Pour M, il est allé à la rencontre de la famille
l’apprécier. Quand j’y suis allé pour M Le maga­ Tamimi en Cisjordanie. « Ce qui m’a le plus mar-
zine, cela faisait des années que je n’y étais pas qué, dans le village de Nabi Saleh, niché au milieu
retourné. C’était chouette de voir l’effort investi de collines magniiques, c’est cette fausse impres-
pour préserver le lieu tout en développant les sion de calme. On comprend vite que la situation
alentours. L’espace même de la chapelle fait par- peut basculer à tout moment, que la violence est
tie de l’expérience, autant que les œuvres que l’on bien là. On sent cette menace sourde partout
peut voir sur les murs. » P. 71 autour de nous. Et en à peine quelques centaines
de mètres, on change de monde. C’est un conlit
extrêmement dur à photographier et à décrire, une
guerre de l’image et une guerre sémantique. » P. 82

Elles et ils ont participé à ce numéro.

Roxana Azimi. Ma x Burkhalter. Clémence Lecar t. Lucas Barioulet

1 2 3 4

26
5 – AN N E-FRANÇOISE HIVERT, correspondante
dans les pays scandinaves pour Le Monde, vit en
Suède depuis vingt et un ans. Cette semaine, elle
raconte le système scolaire suédois, unique au
monde, avec des écoles privées gratuites pour les
élèves, inancées à 100 % par les dotations des
communes et autorisées à faire des proits. « Ce
système, qui est aujourd’hui devenu un contre-
modèle, va à l’encontre de toutes les idées reçues
sur la Suède et révèle à quel point le pays a depuis
longtemps rompu avec son passé, profondément
modelé par les idéaux de la social-démocratie,
pour embrasser les théories néolibérales, en dépit
des effets pervers qu’elles ont pu générer dans un
secteur tel que celui de l’éducation. » P. 88
7 – GASPARD DHELLEMMES, journaliste collabora-
teur régulier de M Le magazine du Monde, a
retracé pour ce numéro la folle histoire de l’hôtel
Pozzo di Borgo, ancienne demeure de Karl
Lagerfeld qui, rachetée en 2010 pas le clan
Bongo, a récemment servi d’écrin à des événe-
ments de la fashion week et de la foire Design
Miami. « J’ai voulu raconter ce lieu de toutes les
démesures dont l’avenir s’écrit aujourd’hui en
pointillé depuis la chute de la dynastie Bongo. »
P. 96

6 – HAN NAH MODIGH est une photographe sué-

doise. Elle s’est rendue dans des établissements
scolaires publics et privés de Upplands Väsby,
une banlieue-dortoir de cinquante mille habi-
tants, au nord de Stockholm. « Il fallait faire
attention à préserver l’anonymat des mineurs.
Voir ces écoles différentes et leur détermination
pour fonctionner au mieux m’a donné de l’espoir.
J’ai trois enfants. Pour moi, la meilleure solution,
c’est que chacun puisse avoir le choix. » P. 88

Elles et ils ont participé à ce numéro.

Anne-Françoise Hiver t. Rebecka Bergman. Gaspard Delhemmes

5 6 7

28
Les M de la semaine.
« LA GARE DU ROSSIO, À LISBONNE. » Luc BOUVET

Luc Bouvet

30
Les M de la semaine.
« UNE AIGRETTE GARZETTE SE RÉCHAUFFANT AU SOLEIL. » Michel HACQUART

Michel Hacquar t

Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine

32

LE QUART D’HEURE AMÉRICAIN DE GUILLEMETTE FAURE
MARCHE ET RÊVE.
CES TENDANCES QUI FONT UN CARTON AUX ÉTATS-UNIS POURRAIENT BIENTÔT DÉBARQUER EN FRANCE.
“M” VOUS LES DÉVOILE EN AVANT-PREMIÈRE. CETTE SEMAINE, LES COURS DE MARCHE EN ESCARPINS
À L’HEURE DU CULTE POUR LES BIRKENSTOCK ET AUTRES CHAUSSONS.
PAS ÉTONNANT QU’ELLES PRENNENT L’ASCEN-
SEUR. Le cours a lieu au douzième étage, à Manhattan.
Les femmes qui arrivent ont une paire de chaussures
dans le sac, elles viennent là pour apprendre à marcher
avec. Leur enseignante, Olga Kuznetcova, est d’origine
russe. Elle habite à New York, près du Lincoln Center
et de ses salles de spectacle. Quand elle a vu les taxis
arriver et des élégantes en descendre, avançant d’un
pas hésitant sur leurs escarpins, elle s’est dit qu’elles
avaient besoin d’aide.
En trois ans, depuis l’apparition du Covid-19 et avec
l’essor du féminisme, plus personne ne voit l’intérêt de
porter des chaussures qui font mal aux pieds. Parmi les
femmes venues prendre des cours de marche sur talon
à 80 dollars l’heure, une participante n’a pas porté de
tels souliers depuis la pandémie. D’autres tiennent à
(ré)apprendre à marcher perchées en vue d’un événe-
ment, à l’instar de celles qui prennent trois mois de
cours de valse pour être capable d’ouvrir le bal.
D’ailleurs, une jeune femme est venue en vue de son
mariage, en janvier.
Elles ont appris l’existence du cours sur les réseaux
sociaux où Alissa, la fille d’Olga, poste des extraits
qu’elle a ilmés. La professeure a demandé aux élèves
de ne pas apporter de stiletto de plus de 12 centimètres.
Ex-mannequin, elle leur fait traverser une pièce en mar-
chant sur une latte de bois posée au sol ain d’apprendre
à poser un pied devant l’autre. Olga Kuznetcova dresse
la liste de tout ce qui trahit la démarche de celle qui ne
sait pas cheminer juchée : regarder furtivement partout
autour de soi pour voir qui se rend compte qu’on ne
marche pas normalement, regarder ses pieds, rentrer
les épaules pour se faire plus petite parce qu’on n’a pas
l’habitude d’être si grande…
34
LA SEMAINE
Douze étages plus bas, à côté, sur la Ve Avenue, toutes les
femmes sont en baskets. Olga Kuznetcova le sait bien,
New York, c’est « sneakers city ». Quand on lui demande
si elle n’a pas l’impression de s’adresser à un marché en
peau de chagrin à l’heure où Crocs sort une paire de
santiags et Birkenstock rentre en Bourse, elle croit juste-
ment que ses sessions resteront nécessaires puisque « les
femmes ont envie de continuer à porter des Louboutin, des
Manolo Blahnik ». La trentenaire en est certaine, « les
femmes continueront à mettre des talons pour les occa-
sions où les hommes portent un costume-cravate ».
L’actualité politique américaine semble lui donner
raison. Les débats des primaires du Parti républicain
alignent systématiquement une brochette de candidats
costumés et cravatés, d’où émerge une femme, Nikki
Haley, ex-gouverneure et ambassadrice à l’ONU de
Donald Trump, qui non seulement porte les talons
hauts, mais ne rate pas une occasion d’en parler. Dès
son discours d’entrée en campagne, en février, elle avait
expliqué que, « lorsque vous vous défendez, ça fait plus
mal si vous portez des talons ». Et quand, pendant le
débat du 8 novembre, un candidat l’a traitée de « Dick
Cheney en talons de 9 centimètres », elle a corrigé
« de 15 ». Dans la boutique en ligne de son site de cam-
pagne, le premier produit proposé est un mug repre-
nant une de ses citations : « Je porte des talons hauts,
ce n’est pas une question de mode, mais une affaire de
munitions. » Le Washington Post a estimé que « le talon
haut étant passé de mode dans la plupart des cadres pro-
fessionnels, la détermination de la candidate à en porter
de 15 centimètres de haut devient un acte d’endurance,
le signe de sa résistance ». Quand on en a parlé à Olga
Kuznetcova, la prof de marche sur talon, elle a appré-
cié : « C’est tout à fait approprié à mon activité. »
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I WC B O U T I Q U E · 3 – 5 R U E D E L A PA I X · PA R I S

FACE À L’ANTISÉMITISME, LE TRAVAIL
DISCRET DU SERVICE DE PROTECTION
DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE.
Créé par les institutions juives au lendemain
de l’attentat de la rue Copernic en 1980,
le SPCJ est plus que jamais un interlocuteur
privilégié de la police, très sollicité,
PHOTOPQR/DNA/Laurent Rea/Ma xppp
du fait de la forte augmentation du nombre
d’actes antisémites en France depuis
l’attaque du Hamas en Israël.
Texte Olivier FAYE
LA SEMAINE
Dispositif policier
devant la synagogue
de Strasbourg,
en octobre.
LE GRAND PUBLIC IGNORE TOUT DE SON EXISTENCE,
contrairement aux responsables de synagogues, centres
culturels juifs ou écoles communautaires, qui connaissent par
cœur son numéro de téléphone, autant que celui de la police.
Depuis le 7 octobre, le standard du Service de protection de la
communauté juive (SPCJ), joignable à toute heure du jour et
de la nuit, explose. Au bout du il, l’un signale une agression,
l’autre interroge sur les bonnes pratiques à adopter en matière
de sécurité, quand le dernier, enin, se propose d’intégrer le
service… Le massacre de mille quatre cents personnes par le
Hamas, en Israël, et la riposte menée à Gaza par l’État hébreu
ont provoqué une onde de choc qui secoue la société fran­
çaise et les cinq cent mille juifs vivant en son sein.
Plus de mille cinq cents actes antisémites ont été comptabi­
lisés en France, selon le ministère de l’intérieur, depuis le
début du conlit. Une véritable éruption, en seulement un
mois. Sur l’ensemble de l’année 2022, quatre cent trente­
six avaient été recensés par les autorités. Si les forces de
l’ordre sont mobilisées en masse pour sécuriser les lieux
fréquentés par la communauté juive – dix mille policiers,
37

gendarmes et militaires ont été
déployés à cet effet selon le ministre de l’in-
térieur, Gérald Darmanin –, elles n’agissent
pas seules. Leur travail se mène en étroite
collaboration avec le SPCJ. Un service
unique en France, à la discrétion assumée,
dont la présence silencieuse de certains de
ses membres a accompagné la marche
contre l’antisémitisme, le 12 novembre.
Dificile de savoir ce que recouvre concrète-
ment ce sigle. Ni une milice ni une police,
assurent ses promoteurs. « Un service de pro-
tection qui vise à pallier d’éventuels manques
des autorités », explique l’historien Marc
Knobel, spécialiste de l’antisémitisme. Son
site Internet est réduit à peu de pages. Aucun
nom n’y est afiché, si ce n’est celui de son
président – non opérationnel – Alexandre de
Rothschild, dirigeant de la banque d’affaires
du même nom. Surtout, l’organisation ne dis-
pose pas de statuts déposés auprès de la
Préfecture de police de Paris. Joint par télé-
phone, le directeur du SPCJ, surpris que l’on
soit parvenu – non sans mal – jusqu’à lui, ne
souhaite pas s’exprimer. Le simple fait de
révéler son identité le mettrait en péril.
Les seules personnes habilitées à parler sont
les dirigeants des institutions qui chapeautent
le SPCJ depuis sa création, en 1980 : le
Conseil représentatif des institutions juives de
France (CRIF), le Fonds social juif uniié
(FSJU), le Consistoire de Paris et le
Consistoire central. La nécessité d’organiser
la sécurité de la communauté leur était alors
apparue comme une évidence au lendemain
de l’attentat à la bombe contre une synagogue
de la rue Copernic, à Paris, le 3 octobre. La
première attaque mortelle contre des juifs en
France depuis la seconde guerre mondiale ;
elle causa le décès de quatre personnes. Le
directeur général du CRIF de l’époque, Pierre
Kauffmann, mit sur pied le SPCJ. Cet ancien
résistant, à la forte personnalité, « incarnait à
lui seul la raison d’être des institutions juives,
c’est-à-dire la sécurité des juifs », raconte l’ac-
tuel président du CRIF, Yonathan Ari.
L’attentat de la rue des Rosiers, à Paris, le
9 août 1982 (six morts), conirma l’impératif.
Selon le président du Fonds social juif uniié,
Ariel Goldmann, le SPCJ compte dans ses
rangs « entre cinquante et cent » salariés « à
travers toute la France ». Le chiffre reste
volontairement vague. « Ce sont des hommes
et des femmes de tous âges avec une solide
expérience dans le domaine de la sécurité et
de la prévention antiterroriste », dit Ariel
Goldmann. Une force de dissuasion sans
armes. « On y retrouve des jeunes qui ont fait
leur service militaire en Israël », complète
Serge Benhaïm, président de la synagogue de
la Roquette, dans le 11e arrondissement de
Paris. Ils aident notamment, au moment des
fêtes religieuses, à iltrer les entrées. « Ils ont
un regard plus affûté que la police, juge-t-il. Ils
savent reconnaître quelqu’un qui serait
membre ou pas de la communauté pour le
38
“Ils ont un regard plus
affûté que la police.
Ils savent reconnaître
quelqu’un qui serait
membre ou pas
de la communauté.”
Serge Benhaïm, président
de la synagogue de la Roquette
laisser pénétrer à l’intérieur. » Le dîner annuel
du CRIF, où sont conviés des responsables
politiques, est aussi placé sous la bonne garde
du SPCJ, en plus de celle des forces de l’ordre.
La formation aux règles de sécurité repré-
sente une autre mission du SPCJ. Le
11 octobre, quatre jours après l’attaque du
Hamas, le service a diffusé un communiqué
pour rappeler aux membres de la commu-
nauté certains principes à adopter lors des
rassemblements dans les synagogues ou les
écoles : « Contrôlez, à votre arrivée, qu’il n’y ait
aucune trace d’effraction sur le bâtiment »,
« Maintenez les accès fermés », « Limitez les
attroupements et activités communautaires à
l’extérieur »… Des référents SPCJ, bénévoles,
se chargent de répéter ces règles de base.
« Le jour de shabbat, dans certaines commu-
nautés, ce sont eux qui vont convaincre de ne
pas débrancher les caméras ou se dévoueront
pour nous appeler en cas de problème, alors
qu’il est en théorie interdit d’utiliser des appa-
reils électroniques », raconte un policier.
Sa connaissance du terrain fait du SPCJ un
interlocuteur privilégié des pouvoirs publics.
En particulier depuis le déclenchement de la
LA SEMAINE
deuxième Intifada, en 2000, qui provoqua en
France une explosion du nombre d’actes anti-
sémites. Ses représentants sont régulière-
ment conviés, aux côtés de ceux des institu-
tions juives, à des réunions dans les
préfectures, à échanger avec le renseigne-
ment territorial, voire jusque dans le bureau
du ministre de l’intérieur. Une proximité ren-
forcée lors du premier passage de Nicolas
Sarkozy place Beauvau (2002-2004).
« Il existe une très bonne entente avec l’État »,
conirme Manuel Valls, qui a reçu des diri-
geants du SPCJ aussi bien au ministère de
l’intérieur (2012-2014) qu’à Matignon, les
deux années suivantes. La recension du
nombre d’actes antisémites sur le territoire
est ainsi coproduite depuis deux décennies
par la place Beauvau et le SPCJ, sur la base
des plaintes et mains courantes déposées. Ce
dernier jouit de remontées directes, qui le
conduisent parfois à accompagner les
membres de la communauté dans les com-
missariats ain de les inciter à ne pas taire les
agressions dont ils sont victimes.
Le service, inancé par les institutions juives
qui le chapeautent et par la Fondation pour la
mémoire de la Shoah, ne recevrait pas
d’argent public, afirme Ariel Goldmann, du
Fonds social juif uniié. Néanmoins, il aide à
lécher les subventions allouées à la protec-
tion des lieux communautaires dans le cadre
du fonds interministériel de prévention de la
délinquance. Un dispositif qui concerne tout le
monde associatif, confessionnel ou non.
Dans les pays anglo-saxons, à tradition com-
munautariste, l’existence d’organisations
telles que le Community Security Trust, au
Royaume-Uni, ou le Shomrim, aux États-Unis,
apparaît naturelle. C’est moins le cas dans un
pays laïc comme la France. « La police n’est
pas capable de protéger toutes les organisa-
tions juives, toutes les écoles, toutes les syna-
gogues. Elle est bien contente qu’il y ait un
organisme privé qui assure une bonne partie
de cette sécurité », défend l’ancien président
du CRIF Roger Cukierman. De fait, le SPCJ
est décrit par une source policière comme
une institution « sérieuse ». Cette dernière
rapporte pourtant quelques dérapages. Un
membre du service aurait ainsi été surpris, à
Paris, en train de brandir un Uzi, un pistolet-
mitrailleur israélien. Un autre policier évoque
un épisode comparable à Sarcelles (Val-
d’Oise), ville où se concentre une forte com-
munauté juive : des armes auraient été sorties
au moment des manifestations pour Gaza,
en 2014. Des cas isolés, assure-t-on toutefois,
et désapprouvés par la direction du SPCJ. Car
il ne faudrait pas que des fauteurs de troubles
Laure Boyer/Hans Lucas/AFP
viennent déranger son travail discret.
Le SPCJ a accompagné
la manifestation pour la
République et contre
l’antisémitisme à Paris,
le 12 novembre.
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 LA SEMAINE

LES LETTRES D’OLGA ET SASHA

“NOTRE ÉPOQUE SERA-T-ELLE LA PLUS

INHUMAINE DE TOUTES, PIRE ENCORE QUE
LES GUERRES DU XXe SIÈCLE ?”
OLGA ET SASHA KUROVSKA, DEUX SŒURS UKRAINIENNES DONT L’UNE VIT À PARIS
ET L’AUTRE À KIEV, ONT TENU PENDANT UN AN UN JOURNAL DE BORD DANS
“M LE MAGAZINE DU MONDE”. LES DEUX TRENTENAIRES Y ONT LIVRÉ UN RÉCIT
INTIME DE LEURS VIES BOULEVERSÉES PAR LA GUERRE. DÉSORMAIS, ELLES
DONNENT DES NOUVELLES DE LEUR QUOTIDIEN SOUS LA FORME D’UNE
CORRESPONDANCE RÉGULIÈRE. Texte Élisa MIGNOT – Illustrations Aline ZALKO

Paris, le 31 octobre 2023

Chers lecteurs,

Je mets ces mots sur papier dans un moment très dur :
le père de Yanis, mon compagnon, est en train de nous
quitter après une opération qui s’est mal passée. On
était dans l’attente depuis une semaine, entre la vie et la
mort. Ce sentiment ne m’est pas inconnu : je l’ai ressenti
dans ma chair au tout début de la grande guerre, à partir
du 24 février 2022. Je n’ai perdu personne, Dieu merci,
mais la peur de voir disparaître un proche est le pire
sentiment qui soit. Combien de gens le ressentent à
l’instant même où j’écris cette lettre ? Avec la guerre en
Ukraine, le conflit entre Israël et la Palestine, les actes
terroristes, la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan…
Dans les couloirs de cet hôpital parisien, je pense à ça et
mes intestins se retournent. J’ai la nausée. Quand l’être
humain a-t-il vrillé et commencé à vouloir « diviser pour
mieux régner » ? Vous saviez que cette maxime était
attribuée à Philippe II de Macédoine ? Moi, non.
Pourquoi cette manière si violente de gérer les diffé-
rends est-elle au cœur de l’humanité ? Peut-être que
vous me trouverez naïve, mais, dans tout ce malheur, je
me sens tellement meurtrie et pleine d’empathie.
Il y a quelques jours, c’était mon anniversaire, j’ai eu
36 ans. On l’a fêté très simplement, avec Yanis. J’ai
beaucoup pensé à l’année dernière. Sasha était venue
d’Ukraine le célébrer avec moi, j’avais eu le droit à une
fête surprise. Ma sœur et toute ma famille me
manquent tant en ce moment. Nos voyages entre les
deux pays se font bien moins régulièrement, ils sont si
épuisants physiquement et moralement, on est de plus
en plus fatigués. La guerre qui perdure et que le monde
oublie m’effraye. On dit qu’en russie [Olga et Sasha ont
choisi de ne pas mettre de majuscule à « poutine »,
« russe » et « russie »], les rachistes [contraction de
« russes » et de « fascistes »] finissent de construire trois
usines d’armement. Vous imaginez ? Si on leur laisse la
possibilité de s’armer encore et encore, d’ici à quelques
années on va tous devoir traverser la Manche à la
brasse. Même un enfant pourrait le prévoir.
Cette année, je n’ai pas participé à la « dictée de l’union
nationale », cette dictée que les Ukrainiens font le
27 octobre pour célébrer notre langue maternelle !
C’était un texte de la poétesse ukrainienne contempo-
raine Kateryna Kalytko. Ça m’émeut de voir sur Insta le
nombre de copains qui l’ont faite, que c’est beau ! J’ai lu
dans un article que les combattants de la 128e brigade
d’assaut de Transcarpatie l’avaient faite sur le champ de
bataille… quand la connexion le permettait. Pour vous
donner une idée, voici quelques lignes : « Le printemps
est à nos portes dans les villages détruits / Les grains
calcinés ont couvé tout l’hiver / Des pousses tenaces
sortent partout du grenier en ruine / Les ponts détruits
gisent à plat ventre dans leurs rivières et les rivières les
embrassent / La poussière et la lumière bleue du soir
recouvrent les champs récoltés / Les routes de l’Ukraine
sont des fils d’amour emmêlés : coupés à certains
endroits mais à nouveau noués pour être encore plus
forts. » L’année dernière, je me souviens très bien de
ce jour-là, on était dans le train entre la Pologne et
l’Ukraine avec ma Sasha, on essayait d’écrire mais on ne
captait pas suffisamment bien. C’est bizarre de se sentir
nostalgique de ces moments qui étaient difficiles.
Est-ce cela, s’habituer à la guerre ?
Fin septembre, je suis allée à un salon de livres rares
et anciens au Grand Palais éphémère. Le stand d’une
librairie berlinoise proposait un livre d’un dessinateur
de Lénine… et plein d’autres livres russes. Je ne com-
prends pas. Je vais le dire et le redire : en ce moment,
les russes envahissent un pays voisin et tuent des
Ukrainiens, ce n’est pas le moment de mettre en valeur
la « grande culture russe ». Désespoir… et espoir, car
j’ai découvert que le musée du Louvre était à l’initiative
d’une opération culturelle pour soutenir des musées
ukrainiens ! Depuis décembre 2022, Le Louvre colla-
bore avec le Musée national des arts Bohdan et Varvara
Khanenko de Kyiv [Kiev, en ukrainien]. Depuis le début
de l’invasion, des centaines de lieux de culture ont été
détruits ou abîmés. Que va-t-il rester de notre passé ?
En secret, les équipes des musées se sont arrangées
pour faire venir en France seize œuvres majeures qui
étaient dans les collections nationales ukrainiennes.
Quatre sont des icônes et sont présentes dans l’exposi-
tion « Aux origines de l’image sacrée », qui a lieu encore
quelques jours au Louvre. Je termine la lettre, je suis
toujours dans le couloir de cet hôpital aux murs terra-
cotta. Cette couleur me fait penser au cycle de la vie.
P.-S. – Je viens d’apprendre que maman et Sasha ont
pris des billets pour la France. Je suis heureuse au milieu
d’un océan de tristesse… C’est vraiment très courageux
de leur part. Elles viennent pour nous soutenir avec
Yanis, pour être avec sa famille, notre famille.

40
6ADGD@F<EAB? F?GDH=AK?

Collection Pulse

Chers lecteurs,
Depuis le 21 septembre, date de ma dernière lettre,
Kyiv n’a pas été bombardée. La période est tranquille,
nous sommes gâtés, nous dormons la nuit, nous ne
sommes pas stressés au moindre instant. L’année
dernière, le mois d’octobre avait été l’un des plus
durs, les rachistes bombardaient les infrastructures
énergétiques, les black-out d’hiver commençaient,
toute l’Ukraine était dans le noir. Mais là… la vie bat
son plein à Kyiv. Les gens travaillent, sortent, les
enfants sont partout. Ce mélange de réalité et d’illu-
sion donne l’impression que la guerre n’est plus là.
Pourtant, je vois en permanence dans les tchats
Telegram des messages sur les bombardements
des régions de Kherson, de Zaporijia, d’Odessa, de
Soumy, des villes de l’Est et du Sud. La ville natale
de mon ami Dmytro – Kryvyï Rih – est bombardée
constamment. Je me sens en sécurité ici, mais nous
nous souhaitons toujours une « nuit calme » plutôt
qu’une « bonne nuit ».
La ligne de front est semée de batailles acharnées,
la contre-offensive de notre armée est dure. Les
combattants et les volontaires lancent chaque jour
des collectes pour tel ou tel besoin. Les dons sont
devenus une activité quasi professionnelle pour
ceux qui les organisent, pour ceux qui les diffusent
et bien sûr, pour ceux qui y répondent. Tous les jours,
j’envoie 5 euros sur chaque cagnotte qui surgit
devant mes yeux (des liens sûrs de gens que
je connais ou que des amis connaissent et dont
ils garantissent la crédibilité).
Depuis un bon moment, je sens dans les médias étran-
gers comme une fatigue ou même une habitude sur
tout ce qui concerne l’Ukraine, et c’est aussi le cas des
médias de mon pays. Début octobre, Olga a participé
sur France Culture à une émission aux côtés d’Andreï
Kourkov, un écrivain ukrainien connu en France, et
de Tetyana Ogarkova, une philosophe et journaliste
ukrainienne. Je connais Tetyana de nom depuis que
j’ai travaillé à l’Institut français, il y a une dizaine
d’années. Cette femme représente l’élite intellectuelle
de notre pays. Avec son mari, Volodymyr Yermolenko,
ils participent à plusieurs projets culturels, ils ont un
podcast sur la philosophie et la littérature que j’écoute
régulièrement. Depuis le début de la grande guerre,
ils se rendent dans le Sud et dans l’Est pour des
42
Kyiv, 31 octobre 2023
missions humanitaires. Et Tetyana est également la
présentatrice d’un podcast en français intitulé
« L’Ukraine, face à la guerre». D’ailleurs, il y a quelques
jours, elle nous a invitées, Olga, Élisa et moi, à témoi-
gner sur notre expérience d’écriture du journal.
Je reviens à cette émission sur France Culture car
je veux citer Tetyana Ogarkova. Elle a formulé une
idée qui me paraît aussi affreuse que limpide pour
exprimer cette fatigue, elle a dit : « La guerre devient
la banalité. » Voilà, tout le monde s’habitue à l’exis-
tence de la guerre en Ukraine. L’idée est simple,
terrible et vraie. Surtout maintenant que le monde
entier a été bouleversé par les actes de terreur du
Hamas en Israël et l’attaque consécutive sur Gaza.
Où peut-on être totalement en sécurité ? Notre
époque sera-t-elle la plus inhumaine de toutes,
pire encore que les guerres du XXe siècle ?
Si Kyiv n’est pas bombardée, la mobilisation, elle, est
bien présente. À droite à gauche, il y a des histoires
d’hommes appelés du jour au lendemain, pris chez
eux ou même dans la rue, et emmenés sur le front
sans aucune préparation. Zelensky a fait certaines
choses pour éliminer la corruption, mais aujourd’hui
encore, dans le chaos de notre système, il me semble
que si tu ne connais pas de gens influents, tu as bien
plus de risques de vivre des drames et des injustices.
Cette putain de guerre est si longue. La question
de la mobilisation obligatoire des femmes est
toujours en suspens, sans qu’il y ait de réponse claire.
Personnellement, j’envisage d’abord d’apprendre
les bases de la médecine tactique pour soigner
les blessés de guerre, mais aussi d’autres disciplines UNE LECTURE
que je trouve indispensables à mon avenir, peut-être MUSICALE
le tir, par exemple. J’aimerais bien vivre dans l’illusion ADAPTÉE DU JOUR-
NAL D’OLGA ET
que quelqu’un d’autre va faire la guerre pour ma SASHA AURA LIEU
liberté, mais la réalité est plus forte. Comment À LA MAISON
réfléchir autrement ? DE LA POÉSIE,
LE 26 NOVEMBRE,
Après-demain, maman et moi prenons le train et À 18 H 30, DANS
partons pour Paris. Nous avons pris cette décision LE CADRE DU
très vite. Nous voulons dire adieu au père de Yanis FESTIVAL PARIS EN
TOUTES LETTRES.
et rejoindre Olga et notre belle-famille dans la LE SPECTACLE
douleur. Je termine cette SERA SUIVI D’UN
lettre… et il y a justement ÉCHANGE AVEC
OLGA ET SASHA
une attaque. Je me réfugie KUROVSKA ET
dans le couloir. ÉLISA MIGNOT.

LA JOURNALISTE JUDITH
TORREA APPARAÎT EN DIRECT sur
son compte Instagram, depuis le
pont frontalier entre Ciudad
Juárez, au Mexique, où elle réside,
et El Paso, au Texas. Casquette
vissée sur sa longue chevelure
châtain, elle commente l’entrée
aux États-Unis d’un groupe de
réfugiés qui forme une ile d’at-
tente devant la police aux fron-
tières américaine (Custom and
Border Protection) : « Voici com-
ment on peut obtenir une
demande d’asile aux États-Unis,
avec un rendez-vous sur l’applica-
tion mobile CBP One, la seule qui
soit gratuite et oficielle. » Elle tend
son micro aux migrants pour
recueillir leurs impressions, alors
qu’ils sont si proches de leur but.
Certains ont attendu plus de trois
mois ce rendez-vous, d’autres
deux semaines, et tous sont épui-
sés mais heureux. Judith tourne la
caméra vers elle et rappelle pour
son public, originaire de toute
l’Amérique latine, les risques des
traversées illégales. Presque quo-
tidiennement, et parfois plusieurs
fois par jour, la journaliste espa-
gnole Judith Torrea intervient ainsi
en direct sur son compte
Instagram « Judith en Juaritos »,
destiné à ceux qui sont en train de
migrer vers les États-Unis depuis
Ciudad Juárez ou qui aspirent à se
lancer sur cette route, une des
plus dangereuses de la migration.
Ce public s’échange le nom de
son compte, un peu comme il le
ferait de l’adresse d’un refuge. Un
coup d’œil rapide sur les com-
mentaires de ses vidéos conirme
la gratitude des réfugiés : « Judith
nous a sauvé la vie », déclare un
couple de Colombiens ;
« Regardez ses directs pour tout
savoir de la migration à Ciudad
Juárez », conseille un Vénézuélien ;
« C’est notre ange reporter »,
ajoute un autre.
Tous les jours, des centaines,
voire des milliers de personnes
débarquent à Ciudad Juárez, à
pied, en train, en autobus, pour
tenter de passer aux États-Unis.
« La plupart ne savent pas lire, mais
tous ont un téléphone pour voir les
vidéos. Je n’aurais jamais imaginé
que ce travail puisse avoir autant
d’impact dans leurs vies. Ils n’ont
aucune idée des dangers et des
arnaques de cette frontière. Ce
que je fais est pionnier. Il s’agit d’un
service d’information pour les
46
L’ANGE REPORTER DES
MIGRANTS DE CIUDAD JUÁREZ.
Installée dans la ville frontalière mexicaine,
la journaliste Judith Torrea fournit sur son compte
Instagram des informations précieuses à tous
ceux qui rêvent d’entrer aux États-Unis.
Texte Anne VIGNA
personnes les plus vulnérables,
pour elles et non sur elles. Je fais
du journalisme utile, un vrai service
public », précise cette quinquagé-
naire. Judith Torrea se déplace
aussi le long de la frontière, dans la
région de Ciudad Juárez et décrit
les dangers, les bons plans. À
chaque fois, elle tend son micro
pour recueillir les témoignages
directs de migrants qui s’adressent
à d’autres migrants. Elle poursuit
ensuite les enquêtes, se tourne
vers les autorités, recherche les
disparus qu’on lui a signalés. Car
lors de ces lives, des demandeurs
d’asile ou leurs familles participent
au direct : eux aussi dénoncent
des abus ou lancent un appel à
l’aide pour retrouver un proche.
Judith Torrea a débarqué à Ciudad
Juárez en 1997, alors qu’elle était
reporter au Texas Observer, un
magazine d’investigation sur le
Texas. Elle se dit alors fascinée
par cette ville et horriiée par la
violence qui y règne. Pourtant elle
choisit d’y vivre, à partir de 2009.
À l’époque, elle crée un blog pour
raconter la vie quotidienne à
Ciudad Juárez alors que des mil-
liers de femmes disparaissaient,
victimes de féminicides. Lorsque
l’ancien président mexicain, Felipe
Calderón, lance en 2006 la guerre
contre les narcotraiquants, elle
chronique la violence qui explose
à la frontière. Son blog sera
récompensé du prestigieux prix
du journalisme espagnol Ortega y
Gasset en 2010, et deviendra un
livre, Juárez en la sombra (« dans
LA SEMAINE
Le compte Instagram de
Judith Torrea est devenu
une référence pour les
migrants et leurs proches.
l’ombre de Juárez », éditions
Aguilar, non traduit).
Durant la pandémie, en 2020,
alors que le lux de réfugiés ne
cesse de croître et que le besoin
de renseignements iables se fait
toujours plus criant, elle décide de
créer ce « service d’information sur
Instagram, sans vraiment
connaître ce réseau social. Cela
me permettait de commencer sans
aucun investissement », explique la
journaliste. La reporter vit dificile-
ment de quelques piges à la télévi-
sion, qui lui permettent de payer
un modeste loyer et l’essence
d’une voiture de 22 ans d’âge, sans
air conditionné, dans cette ville où
le thermomètre monte à 40 °C. Ne
percevant pas de revenus directs
de son blog, elle ne s’autorise
aucun luxe, prend très rarement
des vacances, et ne se plaint pas.
« Avec ce projet, je perds même de
l’argent car on m’a déjà volé mon
matériel de travail pour me faire
taire. La désinformation est la plus
grosse source de revenus des cri-
minels qui ont fait de la traite des
êtres humains un business. » Être
constamment sur le terrain est le
meilleur moyen qu’elle a trouvé de
combattre les rumeurs qui courent
régulièrement à la frontière : « La
dernière fois, près de deux
mille personnes s’étaient rassem-
blées devant le mur frontalier car
une rumeur disait que les États-
Unis allaient les laisser entrer. Je
me suis rendue là-bas au petit
matin, pour leur montrer que ce
n’était pas le cas. Beaucoup m’ont
remerciée car ils se dirigeaient
Captures écran du compte Instagram de Judith Torrea : @judithenjuaritos
déjà vers le mur, au risque d’être
kidnappés par le crime organisé,
qui avait lancé cette rumeur. »
En cette première semaine de
novembre, une nouvelle caravane
de migrants vient de se former au
Chiapas, au sud du Mexique.
Entre huit mille et dix mille per-
sonnes vont rejoindre dans les
prochains mois la frontière à
Ciudad Juárez. Bientôt, « Judith en
Juaritos » rendra compte de leur
arrivée, de leur séjour, des
galères qu’ils ne manqueront pas
de rencontrer et nous fera peut-
être vivre en direct leur entrée
sur le sol américain.
Collections Tresse et Ma Première

LA COUPE DU MONDE DE CRICKET n’est
pas terminée que l’Afghanistan a déjà conquis
tous les cœurs. L’équipe, composée de très
jeunes joueurs, avait pour seul objectif de se
qualiier pour les demi-inales de cette com-
pétition, qui se déroule en Inde du 5 octobre
au 19 novembre. Elle est parvenue à faire bien
plus : captiver celles et ceux qui ne s’inté-
ressent guère à ce sport, en terre de cricket et
au-delà. À la moitié du tournoi, suivi par des
millions de fans à travers le monde, les Tigres
bleus ont réalisé l’exploit de battre
l’Angleterre, championne en titre, mais aussi
le Pakistan, menaçant de mettre les deux
géants du cricket hors course. Puis ils ont
encore triomphé du Sri Lanka, le 30 octobre.
« Le cricket constitue la seule force uniicatrice
dans les moments les plus dificiles pour les
Afghans, estime Farid Mamundzay, ambassa-
deur d’Afghanistan à New Delhi. Dans un pay-
sage géopolitique sombre, où les perspectives
d’un avenir meilleur semblent rares, les
LE CRICKET AFGHAN,
CHAMPION DES CŒURS.
L’équipe afghane a brillé à la Coupe du monde de cricket
en Inde, provoquant un élan populaire dans le monde
et une rare liesse à Kaboul, alors que le pays s’enfonce
dans l’abîme depuis la prise du pouvoir des talibans.
Texte Carole DIETERICH
48
victoires internationales du cricket offrent
une lueur d’espoir à la jeunesse. »
De Kaboul à New Delhi en passant par les
États-Unis, l’équipe afghane a fait vibrer tous
ses compatriotes, les exilés depuis la prise de
pouvoir des talibans, en août 2021, comme
ceux restés aux pays. Après leur victoire
contre le Pakistan voisin, dans le stade
M. A.-Chidambaram, à Chennai, dans le sud-
est de l’Inde, le 23 octobre, Kaboul a été le
théâtre de rares scènes de joie. Des habitants
sont descendus dans les rues de la capitale
faire résonner les klaxons, lancer des feux
d’artiice, chanter et danser, bravant les inter-
dits des talibans. Depuis l’arrivée de ses nou-
veaux maîtres, le pays s’enfonce dans l’abîme.
Les libertés individuelles y sont bafouées, les
femmes ont été mises au ban de la société et
la crise humanitaire est telle que les Nations
unies estiment que la moitié de la population
souffre de faim aiguë. Pour couronner le tout,
un terrible séisme a dévasté des villages
Les supporteurs
afghans lèvent
l’ancien drapeau
du pays banni par
les talibans.
Le 30 octobre à
Pune, en Inde.
LA SEMAINE
entiers dans la région d’Herat, au nord-ouest,
au début du mois d’octobre, causant la mort
de plus de mille personnes.
« De toute évidence, il ne s’agissait pas seule-
ment de cricket, mais des soupirs d’une nation
longtemps réprimée », juge Jyoti Malhotra,
journaliste indienne dans sa chronique
publiée par le site d’information The Print,
pour expliquer cette liesse. Lors des matchs,
ce n’est d’ailleurs pas le drapeau noir et blanc
de l’« émirat islamique » qui lotte ièrement
dans les gradins, mais bien celui, rouge, vert
et noir, de l’ancienne République islamique.
« Lors de la victoire [contre le Pakistan], il y a
eu une légèreté inexplicable à être afghan »,
écrit Muska Najibullah, autrice et ille de l’an-
cien président Mohammad Najibullah, assas-
siné en 1996. « Ce match a plus de poids que
la Coupe du monde dans son ensemble,
estime-t-elle. L’équipe a joué avec une passion
et un courage inégalés pour gagner, canali-
sant sa colère et sa souffrance sur le terrain.
De la manière la plus paisible et la plus gra-
cieuse, les joueurs ont triomphé avec leur
batte et leur balle. » La victoire contre le
Pakistan est également intervenue alors que
les relations entre les deux pays se sont terri-
blement dégradées ces derniers mois. Si les
autorités d’Islamabad accusent régulièrement
Kaboul de servir de refuge aux talibans pakis-
tanais, elles ont décidé, le 3 octobre, de bruta-
lement renvoyer les un million sept cent mille
migrants afghans sans papiers qui, fuyant les
guerres successives, dont l’invasion sovié-
tique, dans les années 1980, se sont réfugiés
sur leur sol depuis des décennies. Des
exilés auxquels l’homme du match contre le
Pakistan, Ibrahim Zadran, 21 ans, a dédié
la victoire de son équipe.
Le cricket, importé par les colons britanniques
et devenu une véritable religion en Inde et au
Pakistan, est relativement nouveau en
Afghanistan. « C’est au milieu des
années 1990 que les Afghans réfugiés au
Pakistan ont réellement commencé à jouer.
Pourtant, lorsqu’on les regarde, on dirait qu’ils
jouent depuis toujours, s’enthousiasme
Pradeep Magazine, journaliste sportif indien
spécialiste du cricket. Ils possèdent beaucoup
moins de moyens que les autres équipes et
s’entraînent dans des conditions plus dificiles,
mais cela ne semble pas les affecter, au
contraire : ils excellent et n’ont rien perdu
de l’innocence et la joie du jeu. »
Mais cette équipe qui suscite l’admiration
aurait bien pu ne pas être présente à la Coupe
du monde. Le Conseil international du cricket
débat toujours de la possibilité d’exclure
Matthew Lewis-ICC via Getty Images
l’Afghanistan pour avoir banni les femmes de
ce sport. Une décision qui aurait pour effet
d’interdire leur participation aux compétitions
internationales. En attendant, les étoiles mon-
tantes du cricket afghan continent de susciter
l’espoir. Même les talibans ont ini par les
féliciter, reconnaissant publiquement le talent
et les exploits des joueurs.

LA MAIRIE D’ATHÈNES COUPE LES ARBRES SOUS LE PIED D’UN QUARTIER REBELLE.
Foyer contestataire historique de la capitale grecque, Exárchia se bat depuis plus d’un an
contre l’implantation d’une station de métro sur sa place principale. L’abattage des arbres
de ce lieu emblématique a commencé dans la confusion, provoquant la furie des habitants.
Texte Marina RAFENBERG
La place Exárchia, LE 6 NOVEMBRE, À L’AUBE, Mata Kastrisiou se réveille
à Athènes, est en panique. La trentenaire a été avertie de l’arrivée d’ouvriers
régulièrement
le théâtre, et de camions prêts à abattre les quelque soixante-dix arbres
depuis un an, trônant sur la place Exárchia, au centre du quartier athénien du
d’affrontements même nom, connu pour être historiquement contestataire.
entre les
habitants Elle alerte ses camarades et se rend à toute vitesse sur les
du quartier lieux du « crime écologique », selon les termes employés par
et la police.
les militants. « Nous avons crié après les ouvriers en leur
demandant de nous présenter les permis pour couper les
arbres. Ils n’en avaient pas ! », s’insurge l’artiste. Avec un millier
d’autres habitants, Mata Kastrisiou manifeste l’après-midi
même, essuyant des jets de gaz lacrymogènes lancés par des
policiers venus en renfort. « Mais nous ne nous sommes pas
laissé intimider, nous avons porté plainte et le procureur
d’Athènes a demandé à l’entreprise que les travaux soient arrê-
tés jusqu’à ce que les permis soient présentés. Malgré cela, les
ouvriers continuent à travailler ! », s’exclame la jeune femme.
Depuis plus d’un an, Mata Kastrisiou s’est afirmée comme
une des igures de proue du mouvement s’opposant à la
construction d’une nouvelle station de métro sur la place
Exárchia. La ligne 4 doit permettre de desservir trente-cinq
stations dans la région de l’Attique, qui entoure la capitale
grecque. Le gouvernement conservateur et la mairie d’Athènes
défendent ce projet qui, selon eux, permettra de désengorger
le centre-ville, asphyxié par la circulation automobile. Mais, à
Exárchia, les habitants regrettent que d’autres propositions
visant à construire la station ailleurs que sur cette place,
ombragée par de hauts arbres, n’aient pas été retenues. Depuis
50
LA SEMAINE
août 2022, le chantier entouré de tôles et protégé par une cin-
quantaine de policiers, était à l’arrêt. Les habitants avaient
réussi à freiner les travaux grâce à de multiples manifestations,
une pétition et un recours devant la Cour suprême, arguant
qu’ils n’avaient pas été consultés et informés par la municipa-
lité. Pour Alexis Likoudis, venu manifester le 11 novembre,
« il existe une volonté politique du gouvernement conservateur
de réduire au silence ce quartier contestataire, qui a toujours
été à la pointe des révoltes étudiantes et des mouvements de
solidarité ». La bataille pour préserver les arbres a ainsi été
raillée par le ministre du travail, Ádonis Georgiádis, qui l’a
qualiiée de « gymnastique révolutionnaire ».
Exárchia n’est pas un quartier comme un autre. Historiquement
marqué à gauche, il a vu naître le soulèvement des étu-
diants contre la junte militaire au pouvoir de 1967 à 1974.
Le 17 novembre 1973, les colonels envoient l’armée dans
l’École polytechnique, à quelques mètres de la place principale.
L’assaut fait au moins vingt-quatre morts et des dizaines de
blessés. Un événement fondateur pour la gauche grecque. Dans
ce berceau de l’anarchisme grec, il n’y a ni banque ni grande
enseigne. C’est aussi ici que le 6 décembre 2008, un adolescent
de 15 ans, Alexandros Grigoropoulos, a été tué par balle par
un agent de police. Pendant des jours, le centre d’Athènes s’est
alors embrasé, la jeunesse dénonçant la violence policière.
Durant la crise économique (2010-2018), le quartier est de
même à la pointe des initiatives citoyennes de solidarité : soupes
populaires, magasins de troc, pharmacie sociale. En 2015, alors
que la Grèce accueille près de 1 million de réfugiés, des squats
sont ouverts pour héberger les exilés, majoritairement syriens.
Mais, depuis l’arrivée au pouvoir, en 2019, du premier ministre
conservateur Kyriákos Mitsoákis, et l’élection de son neveu,
Kóstas Bakoyánnis, à la mairie, Exárchia a changé. Dès juil-
let 2019, le gouvernement a promis de « ne pas laisser ce
quartier être un repaire d’illégalités, de fauteurs de troubles et
de traic de drogue ». Une dizaine de squats ont été évacués. Les
Airbnb se sont développés et les loyers augmentent, obligeant
de nombreux habitants à s’en aller. Pour certains activistes,
la construction du métro ne va faire qu’accélérer la gentriication.
Au rassemblement du 11 novembre, les slogans évoquent cette
peur de perte d’identité du quartier : « Bas les pattes, laissez
notre place ! », « Exárchia va rester notre quartier ! », « Nous
voulons des enfants sur cette place, pas le métro et la police. »
Pour Eleni Zouni, Exárchia « est un lieu emblématique d’Athènes,
un centre artistique et intellectuel de gauche qui ne doit pas dis-
paraître ». La peintre est aussi inquiète que les autorités ne se
préoccupent pas plus de « mettre du vert dans la ville à l’heure
du changement climatique ». « L’Attique a brûlé plusieurs fois
ces dernières années, nous avons besoin de plus d’arbres et pas
de couper le peu qui existent ! » Athènes dispose de moins de
2 mètres carrés d’espaces verts par habitant (contre 10 à Paris).
L’entreprise chargée de la construction du métro assure que les
Byron Smith pour Le Monde
arbres seront replantés. Il y a un an, Barbara Svoronou, membre
de l’initiative citoyenne contre la construction de la station,
craignait que la coupe des arbres soit le signe de la in de la lutte.
Aujourd’hui, la libraire continue de se mobiliser, mais n’y croit
plus : « Rien ne semble arrêter l’entreprise et le gouvernement.
Notre quartier est à un tournant de son histoire… »
VERSION 4
 LA SEMAINE

ARTISANE DE LA SURVIE DES SOULÈVEMENTS DE LA TERRE

Le 9 novembre, une grande banderole s’est déployée devant
le Conseil d’État. On y lisait deux mots : « Et paf ! » C’est par
cette exclamation que les Soulèvements de la Terre, collectif
écologiste, ont crié victoire : la plus haute juridiction admi-
nistrative venait d’annuler déinitivement leur dissolution,
prononcée par décret en conseil des ministres le 21 juin
dernier. Aïnoha Pascual n’était pas de la partie ce jour-là, elle
s’est simplement réjouie dans un tweet : « C’était un honneur
de porter ce combat pour les libertés à vos côtés ! » Car elle
a été l’une des principales artisanes de l’annulation de ce
décret : l’avocate de 34 ans a défendu les Soulèvements
de la Terre, aux côtés de Raphaël Kempf. Aujourd’hui,
elle s’impose comme l’une des principales défenseuses
des mouvements activistes de gauche en France.
GRANDE GUEULE DU COLLÈGE
Les professeurs de son collège, à Strasbourg, le lui avaient
prédit : elle deviendrait syndicaliste ou avocate. « Je passais
mon temps à contester les injustices de la classe, de la sur-
charge de devoirs à la mauvaise note d’un élève qui avait
des problèmes à la maison », plaisante Aïnoha Pascual
aujourd’hui. À l’époque, elle ignore ce que « syndicaliste »
veut dire et choisit plutôt une prépa scientiique. Elle passe
et réussit le concours d’architecture, puis bifurque en droit
public. « J’ai prêté serment en 2015, en plein état d’urgence,
et c’est par le prisme des libertés publiques que je me suis inté-
ressée à ce qui se passe dans la rue, lors de manifestations »,
retrace-t-elle. Un an après éclate le mouvement de contesta-
tion contre la loi « travail » défendue par le gouvernement de
Manuel Valls, et elle commence à défendre les manifestants
interpellés ou blessés lors des journées de mobilisation.
PETITE-FILLE DE RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS
Aïnoha Pascual insiste, elle défend des personnes, pas des
causes. « J’ai aussi rédigé beaucoup de recours dénués de
dimension politique », assure-t-elle. Elle ne rejette pourtant
pas le qualiicatif d’avocate « engagée ». De fait, ses clients

Aïnoha QUI EST VRAIMENT les plus emblématiques ont en commun leur engagement à
gauche : zadistes de Notre-Dame-des-Landes, Bloc lorrain
(mouvement anticapitaliste), Nantes révoltée (média d’ex-

Pascual. trême gauche), Soulèvements de la Terre, manifestants contre

DÉFENSEUSE DE PLUSIEURS MOUVEMENTS ACTIVISTES DE
GAUCHE, L’AVOCATE DE 34 ANS A ŒUVRÉ AVEC SUCCÈS À
L’ANNULATION PAR LE CONSEIL D’ÉTAT, LE 9 NOVEMBRE, DU
DÉCRET DE DISSOLUTION DES SOULÈVEMENTS DE LA TERRE.
Texte Adélaïde TENAGLIA
la loi « travail », puis contre la réforme des retraites… « J’aurais
du mal à défendre des mouvements de droite, trop éloignés de
mes opinions politiques », admet-elle. Des opinions qu’elle doit
en partie à l’histoire de sa famille : son nom, Pascual, est en
réalité un pseudonyme emprunté par son grand-père, républi-
cain espagnol, qui cherchait à fuir la dictature de Franco.
POURFENDEUSE DES VIOLENCES POLICIÈRES
Le combat pour les Soulèvements de la Terre terminé, Aïnoha Emmanuelle Fère/photoPQR/Sud Ouest/MA XPPP

Pascual va pouvoir se concentrer sur son grand projet, avec

sa consœur du barreau de Rouen, Chloé Chalot : elles sou-
haitent engager la responsabilité de l’État dans les violences
policières commises lors de manifestations, notamment
de « gilets jaunes ». « Quand des manifestants sont blessés,
on≈pense souvent au recours pénal, contre le policier mis en
cause ou sa hiérarchie. Nous voulons agir au niveau adminis-
tratif pour mettre en cause l’État et sa doctrine du maintien
de l’ordre », détaille l’avocate. Une bataille de longue haleine :
ses plus vieux dossiers en matière de violences policières
en attente de jugement remontent à 2018.

52
 PORTÉ PAR LA NATURE,
FAÇONNÉ PAR LE TEMPS

DOM RUINART,
LE BLANC DE BLANCS
PAR EXCELLENCE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


UN TEMPS, LE MINISTRE
délégué chargé de l’industrie,
Roland Lescure, a envisagé d’or-
ganiser une visite, en octobre, de
la conserverie La Belle-Iloise, à
Quiberon (Morbihan), au bout de
la presqu’île du même nom.
L’examen du projet de loi « immi-
gration » débutait au Sénat et il
souhaitait ainsi démontrer la perti-
nence du fameux article 3, qui pré-
voyait la régularisation des sans-
papiers dans des métiers en
tension, convaincu, comme il le
déclarait le 12 septembre, que « la
réindustrialisation de la France ne
se ferait pas sans immigration ».
La Belle-Iloise était a priori un bon
exemple : l’entreprise a formé, de
2019 à 2021, des groupes d’une
dizaine de réfugiés – qui avaient
déjà obtenu des papiers – au
métier d’opérateur de production.
Apprentissage du français et stage
immersif ont permis à la majeure
partie d’entre eux de travailler
comme saisonniers, voire de pour-
suivre en contrat plus long. Mais,
de visite ministérielle, il n’y aura
inalement pas. La Belle-Iloise
refusera d’expliquer pourquoi, se
contentant de répondre que le
sujet est « brûlant ».
L’entreprise ne le dira pas oficiel-
lement, mais un article de Ouest-
France daté de 2021 lui a laissé de
très mauvais souvenirs. Il décrivait
pourtant en des termes bienveil-
lants son programme d’insertion
modèle. Sauf que la publication a
entraîné des centaines de com-
mentaires haineux sur les réseaux
sociaux. « On en fait moins pour les
SDF », « Combien de chômeur
francais [sic] on a formé ? », « Avec
10 millions de pauvres en France,
n’importe quoi »… Un lorilège qui
a marqué les acteurs proches du
dossier : la mission locale comme
le centre de formation.
Le cas de La Belle-Iloise n’est pas
unique : de plus en plus d’indus-
triels bretons recourent à la forma-
tion de migrants pour pallier le
manque de main-d’œuvre, mais
refusent d’en parler ouvertement
par peur de soulever des réactions
violentes. Avec un taux de chô-
mage de 5,8 % au second tri-
mestre 2023 – le deuxième taux
régional le plus faible de France –,
la région est particulièrement tou-
chée par les pénuries de main-
d’œuvre : 462 000 postes seraient
à pourvoir dans la région d’ici
à 2030 dans tous les secteurs,
54
EN BRETAGNE, L’EMBAUCHE
DES RÉFUGIÉS PLUS
POLÉMIQUE QUE JAMAIS.
Touchées par les pénuries de main-d’œuvre,
les entreprises régionales n’ont pas attendu
l’adoption du projet de loi « immigration »
pour former des réfugiés aux métiers
en tension. Mais en toute discrétion.
Texte Manon BOQUEN
selon le ministère de l’économie.
Kodiko, Sésame, Melting Breizh…
Les dispositifs d’intégration par le
travail ont essaimé sur le territoire
au il des années, portés par des
institutions variées : missions
locales, Pôle emploi, associations
pour l’emploi. Responsable du
programme HOPE de l’Agence
nationale pour la formation pro-
fessionnelle des adultes de
Bretagne et de Loire-Atlantique,
Lionel Frein met en relation entre-
prises en tension et réfugiés pour
des formations professionnali-
santes avec des cours de langue.
« À son lancement, en 2017, c’était
une expérimentation, avant tout
Des réfugiées
russe et
ukrainienne
suivent une
formation
à Auray.
pour libérer des places d’héberge-
ment », relève-t-il. Depuis, plu-
sieurs secteurs, comme ceux du
bâtiment, de la propreté, de l’auto-
mobile, ont formé en interne près
de mille stagiaires de Brest
(Finistère) à Loudéac (Côtes-
d’Armor) en passant par Rennes
(Ille-et-Vilaine). « Quatre-vingt-
neuf pour cent d’entre eux ont un
logement et 72 % un emploi », se
réjouit le responsable régional du
dispositif. La situation s’est géné-
ralisée depuis le Covid. « Toutes
les entreprises ont des dificultés à
recruter. Et donc beaucoup se sont
adaptées au public des personnes
réfugiées », conirme Damien
LA SEMAINE
Robic, responsable de l’Institut
breton d’éducation permanente
(IBEP) de Lorient (Morbihan), un
organisme de formation pour
adultes, où cinq formateurs de
français pour les étrangers tra-
vaillent maintenant, au lieu de
deux dix ans auparavant. L’IBEP
de Lorient, avec l’aide de la région
Bretagne, a en outre créé des
programmes avec plusieurs
employeurs, dont La Belle-Iloise
et, avant elle, le fabricant de plats à
base de poisson Cité marine,
implanté à Kervignac (Morbihan).
Des partenariats inédits sont
même en train de voir le jour,
comme celui entre le Medef d’Ille-
et-Vilaine, la Confédération de l’ar-
tisanat et des petites entreprises
du bâtiment 35 et Territoires
accueillants 35, un collectif pour
l’accueil des migrants. Ils espèrent
lancer dans les mois à venir une
expérimentation locale qui per-
mettrait de simpliier les
démarches d’embauche des
migrants en attente de papiers.
« Les besoins des entreprises sont
là, avec des personnes extrême-
ment motivées qui veulent s’inté-
grer », argumente Willy Patsouris,
de Territoires accueillants 35, tout
en regrettant « des débats électo-
ralistes » à l’échelle nationale. Le
trio d’organisations communi-
quera-t-il sur son opération si elle
aboutit ? Willy Patsouris se fait
prudent : « Pour ma part, je suis
pour la transparence, mais je ne
suis pas le seul à décider. » Les
manifestations d’extrême droite à
Callac (Côtes-d’Armor) contre le
projet de centre d’accueil pour
réfugiés et la progression du vote
Rassemblement national font dire
à Forough Dadkhah, vice-prési-
dente de gauche chargée de l’em-
ploi, de la formation et de l’orienta-
tion à la région Bretagne : « Nous
devons continuer les actions pour
les réfugiés, mais peut-être en
communiquant moins. »
Pour autant, le groupement
d’économie solidaire Néo 56 a
organisé, le 14 octobre, la soirée
dégustation du Fest in Food, un
programme d’insertion dans la
restauration de personnes
réfugiées. « Nous voulions
favoriser la cohabitation de tous
en nous appuyant sur la cuisine »,
explique sa directrice générale,
Groupe Néo 56
Marie-Laurence Gautier.
Trois cents curieux ont répondu
présents, sans incident.
PARIS BORDEAUX BRUXELLES DEAUVILLE LILLE LYO N STRASBOURG TOULOUSE
 LA SEMAINE

OBJET DE CONVERSATION

LA PUFF VA-T-ELLE FAIRE PSCHITT ?

LES CIGARETTES ÉLECTRONIQUES JETABLES CARTONNENT À LA SORTIE
DES COLLÈGES ET DES LYCÉES. MAIS LES ALERTES DES ASSOCIATIONS
CONTRE LE TABAGISME ONT PORTÉ : DANS LE VISEUR DES DÉPUTÉS,
UNE PROPOSITION DE LOI SUGGÈRE DE LES INTERDIRE EN FRANCE.

Texte Coline CLAVAUD-MÉGEVAND

PÊCHE, LITCHI, CHOCO-NOISETTES…
Avec les puffs (prononcer « peuf », « bouffée »,
en anglais), tous les goûts sont permis. Ces ciga-
rettes électroniques jetables sont nées en
Chine, avant d’être commercialisées par des
entreprises californiennes à partir de 2019. Le
marché explose en 2020, quand, aux Etats-
Unis, la puissante Food and Drug Administration
interdit les arômes dans les liquides de vapo-
tage des e-cigarettes réutilisables mais pas des
jetables, ce qui entraîne un transfert de
consommation et des gains faramineux : l’an
passé, le marché états-unien de la cigarette
électronique jetable pesait 6,8 milliards de dol-
lars. La puff fait aussi un tabac en Europe grâce
à son prix (moins de 10 euros, contre 20 euros
en moyenne pour une e-cigarette réutilisable et
le liquide de vapotage), ainsi qu’à la faible tech-
nicité du produit, qui lui permet d’être distri-
bué chez les buralistes et en supermarché.
UNE CALAMITÉ ÉCOLOGIQUE
mais aussi des traces de métaux lourds, les puffs
sont très difficiles à recycler, d’autant plus que
les emballages n’indiquent pas qu’elles doivent
être jetées dans des points dédiés aux appareils
électriques de moins de 25 centimètres ou en
déchetterie. En avril, une vingtaine de personna-
lités du monde de la santé et de l’écologie
signent dans Le Monde un appel pour faire inter-
dire ce « fléau environnemental et sanitaire ». À
côté, le traditionnel mégot qui se dégrade en
deux ans paraît presque sympathique.
LES ADOS EN CŒUR DE CIBLE
Packagings fluo, parfum « licorne » (un suave
mélange de fraises et de fruit du dragon), format
idéal pour être planqué dans une trousse parmi
les stylos quatre couleurs… La puff vise le jeune
public, qui voit défiler les promos sur Instagram
et TikTok et qui ignore tout des substances irri-
tantes qu’elle contient. Avec ou sans nicotine,
jetables ou pas, toutes les e-cigarettes sont inter-
dites de vente aux mineurs par le code de la
et qui déplore que les vendeurs, alléchés par ce
juteux marché, ne contrôlent pas suffisamment
l’âge de leurs clients. Résultat : en 2023, 47 % des
adolescents « ont commencé leur initiation à la
nicotine à travers ce dispositif », selon l’ACT,
contre 28 % l’an passé. Pour éteindre le phéno-
mène, les associations réclament l’interdiction.
CALUMET DE LA PAIX À L’ASSEMBLÉE
Sujet consensuel, la puff parvient à rassembler
contre elle une classe politique pourtant divi-
sée comme jamais. Une proposition de loi
« visant à interdire les dispositifs de vapotage à
usage unique », comme c’est déjà le cas en
Belgique, en Allemagne et en Irlande, a été lan-
cée par la députée EELV Francesca Pasquini.
Présentée à l’Assemblée nationale en décembre
lors d’une semaine transpartisane, elle sera
soutenue par cent cinquante députés de tous
bords, en vue d’une application en 2024. Martin
Drago est optimiste : « C’est une priorité du gou-
vernement et d’Élisabeth Borne elle-même », qui
Stevens Tomas/ABACA

Durée de vie de la puff : entre six cents et sept
cents bouffées, selon le Comité national contre
le tabagisme. Et une fois jetée ? Une éternité.
Constituées de plastique, d’une batterie non
amovible contenant 0,15 gramme de lithium,
santé publique. Mais, dans les faits, « 13 % des
consommateurs de puffs ont entre 13 et 16 ans »,
indique Martin Drago, responsable plaidoyer de
l’Alliance contre le tabac (ACT), qui a publié la
première étude européenne sur le sujet, fin 2022,
s’y est déclarée favorable lors d’une interview
en septembre sur RTL. On ne sait pas si la pre-
mière ministre, elle-même vapoteuse acharnée
y compris sur les bancs de l’Assemblée, s’en
abstiendra pour cette fois.

56

AUX FOURNEAUX CONTRE LES
INÉGALITÉS NUTRITIONNELLES.
Depuis deux ans, Toques en stock organise des ateliers
de cuisine et de diététique à destination des publics
défavorisés. Car la précarité alimentaire signiie aussi
un accès plus dificile à une nourriture saine.
Texte Patricia OUDIT
“DANS LES FRUITS, IL Y A TOUTES LES VITAMINES : A, B,
C, D, E et K !” En habitué de l’atelier cuisine-santé qu’il suit
depuis presque deux ans, Ibrahim, un Ivoirien de 9 ans, ins-
truit ses sept camarades cuisiniers en pelant une poire pour la
salade de fruits de l’atelier petit déjeuner. « Manue, c’est quoi
déjà la vitamine K ? » Emmanuelle Mouy, débit de mitraillette
et accent du Sud répond : « La vitamine K, c’est comme le
potassium : bon pour le cœur ! » En cette mi-octobre, au Palais
de la femme, dans le 11e arrondissement de Paris, un lieu
d’hébergement géré par l’Armée du salut, les vingt-trois
postes de la cuisine partagée sont occupés par des femmes
africaines. Une dizaine d’enfants en tablier rouge participent
à l’atelier bimensuel d’une heure trente.
Ancienne inirmière, Emmanuelle Mouy, 56 ans, a passé son
CAP de cuisine en 2019 et fondé deux ans plus tard l’associa-
tion Toques en stock, pour réduire les inégalités nutrition-
nelles et apprendre « le mieux-manger » à des populations pré-
caires. « Au début de notre partenariat avec l’Armée du salut,
on intervenait avec les résidentes du Palais de la femme : des
femmes isolées ou des mères de famille, explique-t-elle. Puis,
quelques enfants ont voulu apprendre à éplucher des légumes.
Un atelier de Ils se sont tellement investis qu’on en a fait nos “ambassa-
l’association deurs” pour aller parler alimentation et santé dans une école
au Palais de de quartier. Ils éduquent aussi leurs parents. »
la femme, à Paris,
en décembre À l’heure où, selon l’Insee, l’inlation a atteint 4 % en octobre
2022. et 7,7 % pour les denrées alimentaires, la question de l’accès
58
LA SEMAINE
à une nourriture saine est plus problématique que jamais.
Selon une étude de l’Institut CSA de février, le nombre de
bénéiciaires de l’aide alimentaire a triplé en dix ans, pour
atteindre 2,4 millions de personnes in 2022. Et les ventes
des produits premiers prix ont augmenté de 20 % en un an,
selon l’Institut Nielsen, qui collecte les chiffres de la grande
distribution tous les mois pour l’Observatoire de l’inlation de
60 Millions de consommateurs. « Pour les personnes
précaires, c’est la double peine, on mange moins et mal :
les colis alimentaires auxquels les trois quarts des personnes
vulnérables recourent sont souvent bourrés de sucre et de
gras, ce sont de véritables bombes sanitaires à retardement »,
regrette Emmanuelle Mouy.
Elle sillonne également Paris et sa banlieue avec sa camion-
nette équipée d’un frigo, remplie d’épices, d’ingrédients de
base, d’ustensiles, de iches recettes du Programme national
nutrition santé, au plus près des publics en dificulté. Elle se
rend dans des hôtels sociaux, des cuisines partagées (où l’on
peut préparer ses propres plats en l’absence de cuisine indivi-
duelle), des lieux d’accueil de jour et des centres d’héberge-
ment d’urgence. « Quand il n’y a pas de plaque de cuisson,
on customise des recettes : veau marengo à la bouilloire,
papillotes de maquereau au fer à repasser. » Dans ce dernier
exemple, il s’agit de mettre de l’aluminium sur le sabot du fer,
puis de protéger l’aliment avec du papier cuisson et de le
repasser ain de le cuire.
Au Palais de la femme, où un tiers des quatre-vingt-seize ate-
liers cuisine-santé de Toques en stock ont été réalisés en 2022,
Ibrahim, Merveille, Lionel et leurs camarades font pour la pre-
mière fois un granola. Dans un joyeux bazar, les enfants goûtent
à tout en mélangeant canneberges et locons d’avoine, s’en-
gluent les doigts en découvrant le sirop d’agave, une alternative
au sucre blanc. « Meilleur pour la santé ! », lance Aminata à
Martine Poher, médecin à la retraite, l’une de la dizaine de béné-
voles de l’association. « Pour les enfants comme pour les
adultes, il faut que l’atelier reste ludique. » Le versant pédago-
gique, notamment l’analyse du Nutri-score, ce logo qui permet
de connaître la valeur nutritionnelle d’un aliment, est assuré à
l’aide de petites balances posées sur les tables. « On compte sur
l’impact visuel, précise Emmanuelle Mouy. Quand on pèse les
vingt morceaux de sucre contenus dans un litre de soda, ça
calme ! De quoi arrêter les petits déjeuners chips et coca. »
Lauréate en octobre du projet gouvernemental « Mieux man-
ger pour tous », un dispositif d’aide alimentaire mis en place au
printemps par le gouvernement, Toques en stock est subven-
tionnée à hauteur de 80 000 euros sur trois ans par l’unité
parisienne de la direction régionale interdépartementale de
l’hébergement et du logement. L’association peut aussi comp-
ter sur d’autres partenaires. Aujourd’hui Bio c’ Bon a fourni les
15 kilos de poires nécessaires à la confection de la salade de
fruits. Et chaque semaine, Emmanuelle Mouy fait le plein de
100 kilos de fruits et légumes, uniquement de saison et issus
de l’agriculture locale, à la fondation de l’Armée du salut.
« Tous les légumes qui ne sont pas cuisinés sont distribués aux
bénéiciaires, précise l’ancienne inirmière, qui entend revégé-
taliser les assiettes. La consommation de fruits et légumes est
un marqueur social : plus grande est la précarité, moins verte
est l’assiette. Pour les migrants primo-arrivants, on revisite des
recettes traditionnelles avec plus de légumes et moins de
viande, et de l’huile d’olive à la place de l’huile de palme. Les
bénéiciaires apprennent vite, transmettent à leur tour. Certains
sont même devenus bénévoles. » C’est le cas de Mariama
Camara. « Grâce à ces ateliers, je suis passée du kebab-riz
blanc-soda au poulet-courgettes ou poisson-chou-leur,
Eric Mar tin
raconte la Gambienne de 32 ans. En cuisine, j’ai aussi appris le
français. L’assiette est un super outil d’intégration ! »
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 LA SEMAINE

LA SUITE DES ÉVÉNEMENTS

LE SECRET
BIEN PARTAGÉ
DE MEYMAC.
QUE DEVIENNENT LES HISTOIRES UNE FOIS
LES ARTICLES PARUS ? CETTE SEMAINE, RETOUR
SUR LES FOUILLES MENÉES CET ÉTÉ DANS LE
VILLAGE CORRÉZIEN POUR RETROUVER LES
DÉPOUILLES DE SOLDATS DE LA WEHRMACHT
EXÉCUTÉS EN 1944. SI ELLES N’ONT RIEN
DONNÉ, LA MÉDIATISATION DE L’AFFAIRE A
PERMIS À UNE ALLEMANDE DE RECONSTITUER
LES DERNIERS JOURS DE LA VIE DE SON AÏEUL.

Texte Alain ALBINET et Benoît HOPQUIN

CE QU’ON A RACONTÉ
Le 7 juin 1944, les maquisards corréziens
s’emparent, après de rudes combats, de la ville
de Tulle. Mais, le 8 juin au soir, ils doivent battre
en retraite devant les chars de la division SS
Das Reich, qui, en représailles, pend quatre-
vingt-dix-neuf habitants et en déporte cent qua-
rante-neuf (dont cent un ne reviendront pas des
camps). Les résistants emmènent dans
leur retraite des soldats de la Wehrmacht faits
prisonniers. Après plusieurs jours d’errance,
quarante-six d’entre eux (et une femme fran-
çaise accusée de collaboration) sont exécutés
à l’écart du bourg de Meymac, sur le plateau
de Millevaches, et enterrés dans des fosses allemand de Berneuil (Charentes). Mais, en Après avoir attendu toute sa vie son retour,
communes. Un souvenir connu mais tu et ces années d’après-guerre où les plaies Agatha, son épouse, est décédée, en 1966,
bientôt oublié. Jusqu’à ce qu’un ancien franc- restaient encore vives, les fouilles du VDK sans savoir ce qu’était devenu son époux.
tireur et partisan, Edmond Réveil, alias Papillon avaient été brutalement interrompues devant Le corps de ce dernier est retrouvé peu après,
dans la clandestinité, ne révèle, en 2019, lors l’hostilité des anciens résistants. lors des premières fouilles du VDK, et identifié
d’une réunion d’anciens résistants, avoir été grâce à sa médaille militaire et à son porte-
présent lors de cet épisode tragique. Dernier CE QUI S’EST PASSÉ DEPUIS feuille. Quand il est enterré au cimetière
survivant, le vieil homme ne se voyait pas mou- Les nouvelles recherches, entamées à militaire allemand de Berneuil, à la fin des
rir avec ce secret. « Les familles de ces gars-là l’été 2023, n’ont rien donné, sinon quelques années 1960, la famille a connaissance du
ont le droit de savoir ce qu’ils sont devenus », restes de munitions. Il est prévu de les décès mais ne sait rien des circonstances de
expliquait le témoin. L’affaire n’est rendue reprendre dès que des éléments nouveaux per- sa mort. Birgit Mertens n’a jamais connu son
publique qu’en 2023. L’Office national des mettront de mieux localiser l’emplacement des grand-père autrement qu’à travers les corres-
Yann Le Bec pour M Le magazine du Monde

anciens combattants et des victimes de guerre
et le Volksbund Deutsche Kriegsgräber-
fürsorge (VDK), l’organisme allemand chargé
de retrouver les corps de soldats morts sur
le champ de bataille, décident alors d’entamer
des fouilles, en août, pour exhumer les
dépouilles. Ou plutôt le reste des dépouilles, car
le VDK avait déjà – discrètement – mis au jour,
dans les années 1960, onze corps, qu’il avait
enterrés dignement dans le cimetière militaire
fosses, dans ce paysage modifié par les reboi-
sements. Les aveux d’Edmond Réveil n’auront
pas été totalement vains pour autant, comme
le révèle un article de La Montagne daté du
27 octobre. En Allemagne, Birgit Mertens,
58 ans, en a vent quand la presse allemande
se saisit de l’histoire. Elle est la petite-fille d’un
soldat appartenant au 8e bataillon du 95e régi-
ment de sécurité de la Wehrmacht, Johannes
Niewels, 39 ans à l’époque, en caserne à Tulle.
pondances échangées avec Agatha. Grâce à
Edmond Réveil, elle sait désormais dans quelles
circonstances il a été exécuté à Meymac. Puis,
à l’initiative de l’hebdomadaire Die Zeit, Birgit
Mertens a fait le pèlerinage en Corrèze. Elle a
découvert l’endroit où son grand-père est mort.
Et, surtout, elle a rencontré Edmond Réveil.
« Heureusement que vous avez parlé »,
l’a-t-elle remercié. « C’était la guerre », s’est
excusé le vieil homme.

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FONDÉE EN 1884

2023 : WARREN ZAÏRE-
EMERY À 17 ANS ET 8 MOIS
Si Didier Deschamps, entraî-
neur de l’équipe de France de
football, fait entrer sur le ter-
rain Warren Zaïre-Emery, le
18 novembre contre Gibraltar
ou le 21 novembre contre la
Grèce, le milieu de terrain né
le 8 mars 2006 à Montreuil
(Seine-Saint-Denis) obtien-
drait sa première sélection à
17 ans, 8 mois et 10 (ou 13)
jours. Il deviendrait le plus
jeune joueur de l’histoire des
Bleus, du moins de l’époque
moderne, postérieure à la
Libération. Depuis son
entrée, à l’âge de 8 ans, au
centre de formation du Paris
Saint-Germain, le joueur est
habitué à brûler les étapes :
il a été surclassé dans chaque
catégorie d’âge. Il est aussi le
plus jeune footballeur à
avoir joué un match de
Ligue 1 sous les couleurs du
PSG. Il a disputé son premier
match de Ligue des cham-
pions à 16 ans.
62
L'HISTOIRE SE RÉPÈTE
2020 : EDUARDO CAMAVINGA
À 17 ANS ET 9 MOIS
Né le 10 novembre 2002,
Eduardo Camavinga est
devenu international le
8 septembre 2020, à l’âge de
17 ans, 9 mois et 28 jours.
D’origine congolo-angolaise,
arrivé en France à l’âge d’un
an, il a été naturalisé français
en novembre 2019, quelques
mois à peine avant d’intégrer
l’équipe nationale. Il a déjà
disputé une inale de Coupe
du monde en 2022, perdue
au Qatar contre l’Argentine.
Formé à Rennes, le milieu de
terrain a très vite été repéré
par les plus grands clubs
européens. Depuis 2021, il
joue au prestigieux Real
Madrid, avec qui il a déjà
remporté une Ligue des
champions, en 2022. Il
compte douze sélections en
équipe de France et est
reconnu comme un des
meilleurs milieux de terrain
au monde.
JEUNES SURDOUÉS EN BLEU.
LE MILIEU DE TERRAIN WARREN ZAÏRE-EMERY POURRAIT DEVENIR LE PLUS JEUNE
FOOTBALLEUR À PORTER LE MAILLOT DE L’ÉQUIPE DE FRANCE. AVANT LUI, PEU
D’AUTRES TALENTS ONT ÉTÉ SÉLECTIONNÉS ALORS QU’ILS ÉTAIENT À PEINE MAJEURS.
Texte Benoît HOPQUIN
2017 : KYLIAN MBAPPÉ
À 18 ANS ET 3 MOIS
Né le 20 décembre 1998,
Kylian Mbappé intègre
l’équip e de France le
25 mars 2017, à l’âge de
18 ans, 3 mois et 5 jours. Le
joueur avait déjà totalisé
vingt sélections avant même
d’avoir 20 ans et en compte
aujourd’hui soixante-treize.
L’attaquant a marqué qua-
rante-trois buts en bleu. Né
à Paris, il fait ses débuts à
Bondy (Seine-Saint-Denis),
ses classes à l’Institut natio-
nal du football, puis joue
son premier match en
Ligue 1 avec l’AS Monaco
en 2015. Il remporte la
Coupe du monde 2018 en
Russie, et réalise un triplé en
finale du Mondial 2022.
Kylian Mbappé émarge éga-
lement dans une autre liste
des records : le montant de
son transfert de Monaco au
Paris-Saint-Germain, en
2017 : 180 millions d’euros.
Et ce, avant ses 20 ans.
1963 : GEORGES LECH
À 18 ANS ET 4 MOIS
Né le 2 juin 1945, Georges
Lech joue son premier
match en équipe de France
à 18 ans, 4 mois et 24 jours.
Fils de mineur polonais du
Pas-de-Calais, il commence
le football chez les
Carabiniers de Billy-
Montigny, avant d’évoluer
en professionnel à partir de
1 9 6 2 a u RC Le n s , a u
FC Sochaux puis au Stade de
Reims. Considéré comme
un formidable talent, l’atta-
quant ne totalise que trente-
cinq sélections en équipe de
France et sept buts entre
1963 et 1973. À sa décharge,
le joueur eut l’infortune
d’évoluer en équipe natio-
nale à une époque où les
Bleus ne faisaient que de la
iguration sur la scène inter-
nationale, incapables de se
qualifier pour la moindre
grande compétition.
LA SEMAINE
1955 : MARYAN WISNIEWSKI,
À 18 ANS ET 2 MOIS
Né le 1er février 1937, Maryan
Wisniewski devient interna-
tional à l’âge de 18 ans,
2 mois et 2 jours, le
3 avril 1955. Fils d’un mineur
polonais, le joueur de Lens
fait partie de la sélection qui
dispute la Coupe du
monde 1958 en Suède.
L’ailier droit sera le fer de
lance de cette équipe, avec
Raymond Kopa et Just
Fontaine. Ses passes milli-
métrées contribueront à
faire de ce dernier le meil-
leur buteur de la compéti-
tion, avec treize buts, record
qui tient toujours. La France
termine troisième. Signe de
son talent, après Raymond
Kopa, il est l’un des premiers
joueurs français recrutés par
un club étranger, ici la
Sampdoria de Gênes.
Maryan Wisniewski est mort
en 2022.
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POUR UNE MODE PLUS RESPONSABLE


Jeffrey Ngai a
tourné son
dernier clip lors
de son passage
à Paris pour
assister au
premier défilé de
Pharrell Williams
pour Louis
Vuitton, le 20 juin
sur le Pont-Neuf.
LA VIE EN ROSE DE JEFFREY NGAI,
HONGKONG STAR EN AMOUR POUR PARIS.
La nouvelle coqueluche de la cantopop, la pop
en cantonais, chante Victor Hugo et la mode
tout en posant dans les hauts lieux de la capitale
française. De quoi donner du baume au cœur à
la jeunesse hongkongaise. Texte Florence DE CHANGY
DANS LA VIDÉO MUSICALE Before Sunset, le jeune
Jeffrey Ngai erre comme une âme en peine, habillé
en Saint Laurent dans les quartiers les plus emblématiques
de Paris. Les colonnes de Buren, la tour Eiffel, Notre-Dame et
Montmartre déilent aussi vite que ses tenues, mi-prêt-à-por-
ter, mi-haute couture. Grâce à quelques trous et échancrures,
savamment disposés dans son magniique pull en cachemire,
Jeffrey Ngai prend des allures de poète maudit ; de quoi faire
craquer ses « grains de café », surnom que se sont donné ses
fans à Hongkong depuis que la jeune star a révélé boire beau-
coup de café pour garder la ligne. La cantopop (pop chantée
en cantonais, la langue pratiquée dans le sud de la Chine),
qui semblait en perdition après ses heures de gloire dans les
années 1980 et 1990, au proit de la K-pop (en coréen) ou
de la mandopop (en mandarin), connaît depuis quelques
années une renaissance spectaculaire.
Avec son sourire d’ange et ses airs timides, voire naïfs, Jeffrey
Ngai a pris d’assaut, avec autant d’innocence que d’eficacité,
les cœurs d’artichaut des jeunes Hongkongaises, les « unes »
des magazines people et les afiches publicitaires. À 25 ans, il
a d’ailleurs plus de contrats que n’importe quelle autre célé-
brité locale, et dans tous les secteurs : assurances, bagages,
banques, bière, boissons énergétiques, bijoux… Son succès
64
LA SEMAINE
fulgurant est aussi très récent, car c’est surtout son rôle princi-
pal dans la série télévisée I Swim, sur la chaîne ViuTV, en 2022,
dans laquelle il interprète un champion de natation universi-
taire, qui l’a propulsé dans le grand bain du vedettariat.
Son nouveau clip tourné à Paris a atteint près d’un million
de vues sur YouTube en deux mois. Les autorités françaises
n’auraient pas pu rêver meilleur ambassadeur pour relancer le
tourisme dans l’Hexagone. « Tu as dit que tu viendrais avec moi
lire Hugo (…). En regardant la tour Eiffel (…). Sans toi, avec qui
boire du champagne et vivre notre amour ? (…) Je ne suis pas
aussi fort que Jeanne d’Arc ni aussi obstiné que Molière, com-
ment pourrais-je t’attendre une vie entière ? », chante Jeffrey
Ngai en déambulant sur les quais de la Seine, la guitare en
bandoulière. « Mes fans ne cessent de me demander l’adresse
des divers endroits où nous avons tourné, surtout les endroits
qui ne sont pas vraiment identiiables », conie le chanteur.
Quand on le rencontre dans la vraie vie, au cours d’une récep-
tion organisée en son honneur dans l’ancienne résidence du
consul de France, à Hongkong, il s’est habillé en Dior (qu’il pro-
nonce consciencieusement « di-oh ») et s’est paré les mains,
le cou et les oreilles de bijoux Boucheron, et avoue gentiment
se trouver « classy » dans son look chic à la française. En fait, à
l’entendre, le clip parisien a été réalisé au pied levé au début de
l’été. Jeffrey Ngai faisait partie des happy few de la jet-set du
monde entier invités au spectaculaire déilé de Pharrell
Williams, à l’occasion de sa première collection pour Louis
Vuitton, le 20 juin sur le Pont-Neuf, à Paris. L’occasion pour lui
de poser avec quelques grandes stars asiatiques bien plus
établies que lui, comme le chanteur singapourien JJ Lin, ou
le rappeur thaïlandais BamBam.
Pendant ce même séjour en France, un parolier hongkongais
réputé lui a suggéré « de mettre un peu de Paris et de culture
française dans sa chanson », comme on ajouterait du sel ou du
poivre à un plat. Dont acte. Jeffrey explique en toute honnêteté
qu’il n’a aucune idée de qui sont les personnalités qu’il cite
dans son clip. « C’est pour l’ambiance, les ondes françaises »,
dit le chanteur qui fait rimer Hugo et tango. Une chose est
sûre : le cœur de Jeffrey est à Paris. Fin octobre, il confessait
encore sur sa page Facebook à quel point la ville lui manquait.
Jeffrey Ngai a d’ailleurs accepté avec enthousiasme la série de
cours de français qui lui a été offerte par l’Alliance française.
Jusqu’à présent, sa connaissance de la langue de Molière s’est
plutôt concentrée sur le lexique du luxe. « L’une des vidéos qui
a le mieux marché sur notre site est celle où l’on enseignait
comment bien prononcer les noms des marques », indique
d’ailleurs Jean-Sébastien Attié, directeur de l’Alliance fran-
çaise de Hongkong, la plus grande Alliance d’Asie, qui forme
environ trois mille élèves par trimestre.
Offrir du baume aux cœurs brisés a toujours été l’objectif de la
cantopop. Et l’étonnante résurgence actuelle du genre corres-
pond au spleen dans lequel est plongée la jeunesse hongkon-
gaise depuis les manifestations de l’été 2019, lors desquelles
elle s’est mobilisée pour réclamer plus de démocratie et de jus-
tice. Mais depuis que le mouvement a été écrasé par une série
de lois liberticides commanditées par la Chine, plus personne
n’ose parler de politique à Hongkong. Impossible, donc, d’abor-
der le sujet avec Jeffrey Ngai. La seule mention de la date de
2019 lors de notre entretien avec la jeune star sème la panique
dans son entourage. Il ne faut donc surtout pas voir dans ses
paroles la moindre allusion cachée à la situation de Hongkong.
Pas même quand il chante : « Comme le feu qui a détruit Notre-
Dame, le danger est immédiat. Le rêve de la ville s’effondre dans
la boue, il faut préparer l’enterrement » ? Comme le dit la
Evelyn Chan
formule consacrée, toute ressemblance avec des faits et des
personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite
et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence.
 LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

LE 12 NOVEMBRE, LE PREMIER MINISTRE BRITANNIQUE RISHI SUNAK ET SON

ÉPOUSE RECEVAIENT LE CHEF DE LA DIPLOMATIE INDIENNE ET SA COMPAGNE.
MALGRÉ LES CRISES LE COUPLE N’EN OUBLIE PAS LES BONNES MANIÈRES.

1. PLAISIR DE RECEVOIR 2. JEU DE PAUMES 3. DES SARIS ET DES HOMMES 4. SOT BRITISH 5. ZÉRO DÉSAPPOINTÉ
Malgré un remaniement Réunie sur le pas Pour l’occasion, Akshata Rishi Sunak n’avait pas fait Enin, le saviez-vous ?
ministériel, une crise de la porte de la résidence Murty, de nationalité autant d’efforts. Ce jour-là, Le « 10 » sur la porte
économique d’ampleur du premier ministre, indienne, et Kyoko il arborait l’un des grands du 10 Downing Street
et des urgences au 10, Downing Street, Jaishankar, d’origine japo- totems de l’inélégance n’est pas vraiment un 10,
diplomatiques de tous les la petite troupe a ainsi pu naise, avaient toutes deux masculine. De quoi parle- mais le chiffre 1 suivi de
côtés, le Prime Minister s’adonner à la pratique du sorti leur plus beau sari. t-on ? Évidemment, la lettre O. En effet,
du Royaume-Uni, Rishi namasté. Ce salut typique Vêtement traditionnel, de cet ensemble mortifère les employés du Ministry
Sunak, n’oublie pas le de l’Inde et du Népal s’ef- apparu en Inde en 100 av. constitué d’un costume of Works, en charge
respect de l’étiquette. Le fectue traditionnellement J.-C., celui-ci se caracté- noir trop petit, d’une des infrastructures du
dimanche 12 novembre, toujours avec les paumes rise par le fait d’être com- cravate noire trop étroite pays, et donc de la porte
accompagné de son jointes, mais peut prendre posé d’une seule et même et d’une chemise blanche de la résidence du premier
épouse, Akshata Murty, trois formes différentes. pièce de tissu, large d’en- trop cintrée. S’il fallait ministre, étaient à cours
il est ainsi sorti de chez En élevant les mains au- viron 1,20 mètre et longue résumer en quelques de zéro quand il leur fallut
lui pour accueillir en dessus de la tête, on salue de 5 à 6 mètres s’enrou- mots, nous serions tentés numéroter la fameuse
grande pompe ses invités les divinités. En les portant lant autour du corps pour de dire ce que costume-là porte noire… Voilà, cela
du jour. En l’occurrence, à la hauteur du visage, le recouvrir élégamment. est au tailoring de tradition ne sert à rien, mais
le ministre indien des on salue les gens plus Selon les régions, anglaise ce que le pin’s au moins, maintenant,
affaires étrangères, âgés et les guides spiri- il existerait une centaine publicitaire est à la haute vous savez.
Subrahmanyam tuels. Au niveau de la de façons de nouer le sari. joaillerie : pas
Jaishankar, et sa poitrine, on exprime Record battu : pour la grand-chose.
compagne, Kyoko. une marque générale de cravate, selon les études
Henr y Nicholls/AFP

respect. Ici ? Nulle divinité scientiiques sur le sujet,

ou gourou à l’horizon. seuls quatre-vingt-cinq
nœuds sont
envisageables.

66
Avec SG,
faites grandir vos idées
instantanément.

RETRAITÉ DEPUIS QUELQUES MOIS,
François Molins est de nouveau sur le devant
de la scène. Son adversaire, cette fois-ci,
s’appelle Éric Dupond-Moretti. Depuis le
6 novembre, le garde des sceaux comparaît
devant la Cour de justice de la République
(CJR) pour « prise illégale d’intérêts ». Il lui est
reproché d’avoir ordonné, en juillet 2020, des
enquêtes administratives contre des magis-
trats avec lesquels il avait eu des différends
quand il était avocat. Et c’est François Molins,
lorsqu’il était procureur général près la Cour
de cassation, qui avait déclenché les
poursuites à l’encontre du garde des sceaux.
« Le ministre et le procureur se haïssent, mais
à l’audience, ils sont restés polis », a constaté
Franck Johannès le 10 novembre, lors de
l’audition de François Molins comme témoin
devant la CJR.
Avant d’être celui qui aura envoyé Dupond-
Moretti devant la justice, l’ancien procureur
le plus célèbre de France a longtemps été
un magistrat anonyme. Au cours de sa longue
carrière aux parquets de Carcassonne,
Montbrison, Villefranche-sur-Saône, Bastia
et Lyon, de 1993 à 2000, son nom n’apparaît
qu’à deux reprises dans Le Monde. La pre-
mière fois, le 31 mars 1990, à l’occasion d’un
procès de vins frelatés qui agite le
Beaujolais ; la seconde, le 5 octobre 1998,
dans un article consacré à une funeste panne
électrique dans un hôpital lyonnais.
C’est depuis sa nomination au tribunal de
Bobigny, en 2004, le deuxième parquet de
France, que son nom s’installe dans les pages
du journal. Crash de Charm El-Cheikh, mort
de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-
sous-Bois, scandale des enlèvements d’en-
fants tchadiens par l’Arche de Zoé… des
dossiers à fort retentissement se succèdent.
L’homme s’efface derrière le procureur :
on ne sait rien de François Molins, qui borne
sa parole aux faits, rien que les faits. Il ne
s’exprime qu’en conférence de presse ou
à travers des communiqués écrits. Quelques
LE 31 MARS 1990, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
FRANÇOIS MOLINS
articles paraissent entre 2009 et 2011
lorsqu’il est à la tête du cabinet de la ministre
de la justice Michèle Alliot-Marie, puis de
Michel Mercier. Mais c’est lorsqu’il est nommé
procureur de Paris, le 23 novembre 2011, que
Le Monde consacre son premier portrait à ce
« procureur compétent ». « Molins, 58 ans,
est grand, sec, émacié, la parole rare, l’œil
bleu et froid », décrit Franck Johannès.
Au printemps 2012, il est propulsé sur le
devant de la scène à l’occasion, tragique, des
attentats de Toulouse. Les articles retraçant
les événements comportent la formule
« selon François Molins ». Elle devient bientôt
systématique dans les articles consacrés au
terrorisme. En 2015, depuis les attentats
contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher les
7 et 9 janvier jusqu’à ceux du 13 novembre,
le procureur multiplie les déclarations, pour
« éviter la propagation d’informations parcel-
laires ou inexactes », racontent Émeline Cazi
et Pascale Robert-Diard le 26 novembre 2015.
Il en devient un visage rassurant pour les
Français : « Il y avait le 20 heures de Poivre
d’Arvor. Il y a désormais le 18 h 30 de François
Molins. (…) Pas de question, une simple décla-
ration. Des faits, des dates, des heures, des
chiffres. Sujet, verbe, complément, imparfait
de l’indicatif. Les mots butent parfois, la voix
garde un fond de rocaille, les bras s’ennuient
d’être trop grands. Et pourtant, aussi long-
temps qu’il parle, on ne le lâche pas. »
L’homme accorde un rare entretien au Monde
le 3 septembre 2016. Dans cet échange, mené
par Jean-Baptiste Jacquin, Julia Pascual et
Soren Seelow, il explique pourquoi il a décidé
de qualiier de crimes des infractions liées au
terrorisme (considérées jusqu’alors comme des
délits), donc passibles de vingt ou trente ans de
prison plutôt que de dix ans : « Il s’agit de proté-
ger la société en laissant ces individus plus long-
temps en prison, explique le magistrat. Celle-ci
a d’abord une fonction de réadaptation et de
resocialisation. Mais on ne fait pas boire un âne
qui n’a pas soif. Lorsqu’on tombe sur des
LA SEMAINE
individus imprégnés par cette idéologie
mortifère, les maintenir enfermés n’est peut-
être pas la mission la plus noble, elle a au moins
l’impérieuse vertu de protéger la société. »
Nommé procureur général près la Cour de
cassation en 2018, François Molins cosigne
avec Chantal Arens, présidente de la Cour
de cassation, une tribune, publiée le 29 sep-
tembre 2020 dans Le Monde, qui provoque
la fureur d’Éric Dupond-Moretti. Les deux
signataires se disent « inquiets de la situation
dans laquelle se trouve l’institution judi-
ciaire », et s’alarment de l’enquête administra-
tive que le ministre a déclenchée contre des
magistrats. Le point de départ d’un feuilleton
qui ne s’achève qu’aujourd’hui.
La dernière fois que son nom a fait la « une »
du quotidien, c’était le 18 novembre 2021,
au cours du procès des attentats du
13-Novembre. Venu témoigner, François
Molins a raconté son souvenir de cette soirée.
« La voix de l’ancien procureur de Paris cha-
vire lorsqu’il évoque les scènes qui s’offrent à
ses yeux », écrit Pascale Robert-Diard, qui
cite de larges extraits de son témoignage :
« Je ne sais pas si je n’arrivais pas à y croire ou
si je ne voulais pas y croire, je suis rentré trois
fois au Bataclan. »
Le départ à la retraite de l’homme de loi « que
presque tout le monde aimait » est raconté par
Abel Mestre, le 30 juin 2023. Après plus de
quarante années d’une carrière consacrée
au parquet, une réception est donnée en son
honneur « dans la magniique Grand’chambre
de la Cour de cassation, croulant sous les
dorures ». L’occasion pour le magistrat de
saluer les siens et de revenir sur son « plus
beau poste » : Bobigny, « un poste atypique,
un département atypique ». Il y a un absent,
ce soir-là. Éric Dupond-Moretti « n’a pas été
convié à la soirée de départ ».
Texte Zineb DRYEF
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Le dernier chef-d’œuvre de Mark Rothko.

LES QUATORZE TABLEAUX QU’ELLE RECÈLE NE FIGURENT PAS DANS LA GRANDE RÉTROSPECTIVE ACTUELLEMENT
CONSACRÉE À MARK ROTHKO À LA FONDATION VUITTON, À PARIS, CAR CES TOILES D’UN NOIR PUISSANT SONT
INDISSOCIABLES DE LEUR ÉCRIN. À HOUSTON, LA CHAPELLE ROTHKO CONSTITUE L’ACMÉ EN MÊME TEMPS QUE
LE POINT FINAL DE L’ŒUVRE DU PEINTRE AMÉRICAIN. PORTÉE PAR LES MÉCÈNES FRANÇAIS JEAN ET DOMINIQUE
DE MÉNIL, EXILÉS AUX ÉTATS-UNIS, CETTE DOUCE UTOPIE INTERCONFESSIONNELLE DÉDIÉE À L’ART, AU
DIALOGUE ET À LA PAIX A OUVERT SES PORTES EN 1971. SANS QUE L’ARTISTE, QUI AVAIT MIS FIN À SES JOURS
UN AN PLUS TÔT, NE PUISSE Y APAISER SES TOURMENTS. Texte Roxana AZIMI — Photos Max BURKHALTER

L’entrée de la
chapelle Rothko,
face à l’obélisque
brisé de l’artiste
Barnett Newman,
à Houston,
le 2 novembre.

71
 LE M AG A ZINE

Quatorze toiles
aux teintes noir
violacé habillent
les murs de ce
lieu propice
au débat et au
recueillement.

72
 Mark
Rothko rêvait que ses tableaux, rectangles aux teintes veloutées et
aux contours lous reconnaissables entre mille, soient des miracles.
C’est bien l’épiphanie que recherchent les quelque sept mille sept
Ma x Burkhalter pour M Le magazine du Monde. Rothko Chapel

cents visiteurs qui, chaque jour, poussent les portes de la Fondation

Louis Vuitton, à Paris, où se tient depuis le 18 octobre et jusqu’au
2 avril la plus grande rétrospective du peintre américain jamais
organisée depuis vingt ans. En cent quinze toiles, l’accrochage
retrace les prémices iguratives de l’artiste, né en 1903 dans une
petite ville de l’empire russe, son basculement dans l’abstraction
en 1949, ses teintes solaires et aguicheuses, jusqu’à l’apothéose
inale des tableaux noirs et gris, avant son suicide, en 1970, à l’âge
de 66 ans. Rien ne manque, hormis les quatorze tableaux
sombres de la chapelle Rothko, à Houston, au Texas, ouverte
en 1971 par les collectionneurs Dominique et Jean (qui se rebap-
tisa John) de Ménil. « Cela n’aurait aucun sens qu’ils soient à Paris,
justifie Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation
Vuitton. Cette chapelle, ce ne sont pas juste des tableaux, c’est un
ensemble, une architecture. On ne déplace pas un lieu. »
 LE M AG A ZINE

Et quel lieu ! Ouverte à toutes les confessions, la chapelle
Rothko est une pure utopie, comme le XXe siècle a pu en produire,
à l’intersection de l’art, de la spiritualité et de la défense des droits
de l’homme. C’est aussi l’apothéose dans la carrière de Mark
Rothko, son chef-d’œuvre ultime. « Une commande de rêve, une
œuvre d’art totale et un aboutissement », résume d’une voix douce
son ils, Christopher Rothko, 60 ans, mince silhouette qui veille
avec sa sœur, Kate, sur l’héritage d’un père qu’il a perdu à l’âge de
6 ans. Commissaire, au côté de Suzanne Pagé, de l’exposition orga-
nisée à la Fondation Louis Vuitton, c’est aussi lui qui a suivi de près
la restauration des quatorze tableaux et la réfection de la chapelle,
achevée en 2021. Il s’occupe désormais d’un projet d’aménage-
ment avec la construction de plusieurs pavillons aux alentours,
pour développer un programme sur les droits de l’homme et des
résidences d’artistes, ainsi qu’un jardin de méditation.
de s’accoutumer à la pénombre. Et d’attendre. De longues minutes,
parfois une heure. Le temps qu’il faut. Patienter jusqu’à ce que
l’opacité sévère du noir révèle ses ininies nuances violacées, guet-
ter le moment où l’abîme résonne avec nos failles intérieures. « On
est tout simplement envoûté, c’est de l’ordre du ravissement »,
résume Suzanne Pagé. Certains plongent dans un demi-sommeil,
comme terrassés par la tragédie muette qui se joue sous leurs
yeux. Les âmes sensibles sentent monter les larmes. D’autres, en
revanche, imperméables à cette beauté aussi austère que funèbre,
n’y voient qu’un simple trou noir. Christopher Rothko s’en amuse-
rait presque : « Certains rentrent et ressortent aussitôt en demandant
où sont les Rothko. Ils ne sont pas prêts au voyage intérieur, à sonder
leur destin, leur foi ou l’absence de foi. »
La foi, comme le besoin de transcendance, a uni l’artiste à ses
mécènes. Et peut-être un profond sentiment de déracinement,
malgré des parcours différents. « Cette chapelle, c’est la rencontre

DES
légions d’historiens et de critiques d’art ont
noirci des chapitres entiers à son sujet. Des
générations d’artistes s’en sont inspiré.
Le compositeur Morton Feldman lui a consa-
cré une partition musicale, l’auteur John
Taggart l’a célébré dans un poème. Même l’artiste Mike Kelley,
enfant terrible de l’Amérique, l’a citée dans une performance. La
chapelle a accueilli des sommités comme le dalaï-lama, qui y a
célébré une prière en 1991, ou, la même année, le président sud-
africain Nelson Mandela, qui avait passé vingt-sept ans de sa vie
derrière les barreaux pour avoir lutté contre l’« apartheid ».
Quelque cent dix mille visiteurs font chaque année le pèlerinage
jusqu’au quartier résidentiel de Montrose, à dix minutes du
centre de Houston. Ils dépassent en voiture des maisons des
années 1930-1940, repeintes en gris, longent à pied un bassin où
les Ménil ont installé un obélisque brisé de l’artiste Barnett
Newman (1905-1970), en hommage au militant des droits
civiques, Martin Luther King, avant d’atteindre leur destination :
un simple bâtiment octogonal en brique, aux portes noires. Ici,
« pas de marche, pas de portique, pas de colonne, pas de cruciix,
pas de statuaire, pas de lèche, pas de dôme, pas de vitres teintées,
pas de fenêtre », détaille James Breslin dans son imposante bio-
graphie (Mark Rothko, University of Chicago Press, 1993, non
traduit). Aucun dispositif muséographique ne vient troubler le
face-à-face avec l’œuvre. Surtout pas les mots. Rothko pensait
que rien ne remplaçait l’expérience directe des œuvres.
Pour s’en imprégner, il est conseillé de s’asseoir sur un banc face
aux toiles aux couleurs brun sombre et noir, de plisser les yeux,
entre des immigrés européens de la même génération, chassés d’Eu-
rope à vingt-huit ans d’écart par les bouleversements de l’histoire,
exilés dans un pays avec lequel ils ne sont pas toujours en phase »,
avance Annie Cohen-Solal, autrice d’une biographie de référence
sur l’artiste (Mark Rothko, Actes Sud, 2013).
Juif d’origine russe ayant fui les pogroms, Mark Rothko est tou-
jours aussi vulnérable que le gamin de 10 ans qu’il fut, débarqué
en 1913 à Portland, dans l’Oregon, avec autour du cou cette humi-
liante pancarte : « I don’t speak english. » Plus tard, à l’université
Yale, le jeune immigré sera en butte à l’antisémitisme des frater-
nités WASP. Catholique et aisée, Dominique de Ménil n’a pas subi
les mêmes avanies. Mais cette convertie, née à Paris en 1908 (et
décédée en 1997), porte en elle le souvenir des persécutions pro-
testantes qui la rend sensible à toute forme d’injustice. Européenne
égarée au pays des cow-boys, humaniste engagée dans la lutte
contre la ségrégation raciale, élégante mais sans ostentation, elle
tranche dans le paysage de la philanthropie américaine. À rebours
de son milieu, son époux, Jean de Ménil (1904-1973), soutient
aussi inancièrement les protestations des étudiants noirs de l’uni-
versité de St. Thomas, à Houston, après l’arrestation de Rosa
Parks. « C’était un engagement très impopulaire, mais il n’était pas
le genre d’homme qui se préoccupe de sa popularité », a conié le
révérend William Lawson au journaliste William Middelton,
auteur d’une biographie très fouillée sur le couple, Double Vision:
The Unerring Eye of Art World Avatars Dominique and John de
Menil (Knopf Borzoi Book, 2018, non traduit).
Les Ménil ne sont clairement pas faits du même bois que les nou-
veaux riches américains à l’opulence assumée. Leur

Ma x Burkhalter pour M Le magazine du Monde. Rothko Chapel

Les âmes sensibles sentent monter les larmes. D’autres,

en revanche, imperméables à cette beauté aussi austère
que funèbre, n’y voient qu’un simple trou noir. Christopher
Rothko, le ils de l’artiste, s’en amuserait presque : “Certains
rentrent et ressortent aussitôt en demandant où sont
les Rothko. Ils ne sont pas prêts au voyage intérieur,
à sonder leur destin, leur foi ou l’absence de foi.”
74
 LE M AG A ZINE

Depuis sa
restauration, en
2021, la chapelle
est recouverte
de volets filtrants,
afin de protéger
les toiles
endommagées
au fil du temps
par l’intense
lumière du Texas.

76
 C’est un prêtre dominicain, le père
Marie-Alain Couturier, qui a initié Jean
et Dominique de Ménil à l’art moderne
dès 1935. Jean est d’emblée séduit par
l’avant-garde. Dominique se montre alors
plus réservée. Lorsque son mari revient
avec une aquarelle de Cézanne, elle s’en
étonne – “C’est beaucoup d’argent pour
si peu de peinture”, dit-elle.

pléthorique collection d’art, qui relie l’art moderne aux

civilisations anciennes, n’est pas vouée à conforter leur prestige ou
à asseoir leur respectabilité. C’est encore moins un moyen de
s’enrichir. Riches, ils le sont déjà grâce à l’empire industriel bâti par
Conrad Schlumberger, le père de Dominique. Issu d’une grande
lignée protestante et progressiste, l’ingénieur alsacien a inventé,
en 1927, avec son frère Marcel, la recherche minière par prospec-
tion électrique, une technique révolutionnaire qui assoit la fortune
dynastique. Absorbé par ses affaires, Conrad Schlumberger n’en
est pas moins intraitable sur l’éducation de ses trois illes, dont il
surveille aussi bien l’orthographe que les fréquentations.
Dominique, la cadette, se conforme à l’appétit familial pour les
sciences et suit des études de mathématiques et de physique à la
Sorbonne. Elle a de la classe et du tempérament, sufisamment
pour imposer à son entourage son idylle avec Jean de Ménil, de
quatre ans son ainé. Car, aux yeux de Conrad Schlumberger,
le jeune homme présente peu d’atouts. Issu de la petite noblesse
d’Empire, le jeune baron mène une brillante carrière dans la
inance, mais il n’est ni riche, ni protestant, ni ingénieur. Le couple
se marie néanmoins à Paris en 1931 et Dominique embrasse aus-
sitôt la religion catholique. Sept ans plus tard, en 1938, Jean
de Ménil rejoint le conglomérat de son beau-père. La même année,
on l’envoie régler un problème iscal à Houston, siège américain
de la irme Schlumberger. « J’espère qu’on ne devra pas s’installer
Ma x Burkhalter pour M Le magazine du Monde. Rothko Chapel

ici, je sais que tu n’aimeras pas », écrit-il alors à son épouse.

LA
guerre les pousse pourtant à s’exiler dans la capi-
tale de l’or noir. Dans un courrier à sa belle-sœur
Sylvie, Jean s’en désole : « Pauvre Dominique, elle
ne sait pas ce qu’elle va trouver ici et le réveil sera
rude. » Le Texas est alors un désert culturel. Les
divertissements se résument au golf, aux rodéos et aux barbe-
cues entre voisins. « Jean se plaît en Amérique, Dominique beau-
coup moins, mais jamais elle ne s’en est plainte », conie William
Middleton. « Dominique a vu le vide autour d’elle et elle s’est
alors évertuée à le remplir », poursuit-il.
Première étape, se créer un cadre qui lui ressemble, dans une ville
qui ne brille alors pas par son architecture. Il est important, dira
Dominique de Ménil, « d’avoir plus d’ambition qu’une piscine
 LE M AG A ZINE

dans l’arrière-cour pour des cocktails ». La maison à toit plat

que leur construit en 1948 l’architecte Philip Johnson, adoucie par
la chaleureuse décoration tout en courbes du couturier Charles
James, est à leur image, classique et moderne à la fois. Dans l’anti-
conformisme non plus, les Ménil ne cherchent pas l’ostentation.
À Houston, ils font venir leurs amis artistes de la vieille Europe,
tels René Magritte ou Max Ernst, et accueillent les stars mon-
tantes de l’art américain, comme Andy Warhol. Parce que collec-
tionner ne sufit pas, ils s’impliquent dans un centre associatif
d’art contemporain de Houston et y organisent en 1951 une expo-
sition Van Gogh – « la manifestation culturelle la plus importante
jamais vue jusque-là à Houston », souligne William Middleton.
Dominique de Ménil s’impliquera aussi dans le département
d’art et d’histoire de l’art à l’université St. Thomas, avant d’ouvrir,
en 1987, une fondation dessinée par l’architecte italien Renzo
Piano, regroupant l’importante collection du couple. Mais leur
premier vrai cadeau à la ville sera une chapelle.

CHEZ
ces catholiques fervents, l’art et la reli-
gion ont toujours été mêlés. C’est un
prêtre dominicain, le père Marie-Alain
Couturier, qui les a initiés à l’art
moderne dès 1935. Ami de Jean
Cocteau et d’Henri Matisse, cet esprit libre animait alors la revue
L’Art sacré, pour laquelle Dominique de Ménil rédigera quelques
articles. Pendant la guerre, ces trois-là se retrouvent à New York,
où le moine leur fait visiter le MoMA. Jean est d’emblée séduit
par l’avant-garde et se montre audacieux dans ses achats.
Dominique se montre alors plus réservée. Lorsque son mari
revient avec une aquarelle de Cézanne, elle s’en étonne – « C’est
beaucoup d’argent pour si peu de peinture », dit-elle.
Poursuivant l’initiation du couple, le prêtre dominicain, qui a bataillé
après le conlit pour introduire l’art moderne dans les églises et
raviver la foi chrétienne par ce biais, les entraîne, en 1952, dans un
tour de France des nouveaux lieux de culte dont il est à l’origine. À
Vence, ils s’enthousiasment pour la chapelle Matisse et ses fabuleux
vitraux aux reflets bleus, verts et jaunes. En Haute-Savoie, ils
découvrent les mosaïques colorées de Fernand Léger habillant la East Side, à New York. Plus que l’argent, c’est l’idée qui séduit Mark Rothko,
en 1961.
façade de l’église d’Assy et, à Ronchamp, en Haute-Saône, la chapelle Rothko. Comme les Ménil, il est persuadé que l’artiste a pour mis-
Notre-Dame-du-Haut et son drôle de toit courbe dessiné par sion de réparer le monde. « Mon père n’était pas religieux, mais il
Le Corbusier. « Nous avons vu ce qu’un maître pouvait faire pour un parlait de la peinture comme d’une expérience religieuse », raconte
édifice religieux, dès lors qu’on le laissait libre, écrit Dominique Christopher Rothko. Enfant, Mark Rothko a étudié le Talmud.
de Ménil. Il pouvait exalter et élever les âmes comme nul autre. » Mais depuis la mort de son père, quand il avait 11 ans, il n’a plus
L’idée d’une chapelle commence à germer vers 1957. Le couple remis les pieds dans une synagogue. « Il avait en revanche tou-

opte d’abord pour une localisation à l’université Rice, à quelques
kilomètres de l’endroit inalement choisi. L’architecte est tout
trouvé : ce sera Philip Johnson, qui a déjà construit leur demeure.
Pour l’orner, le nom de Mark Rothko, dont les Ménil possèdent
déjà une toile, s’impose vite. Quand le couple le rencontre pour
la première fois, en février 1960, le peintre est célèbre. Mais c’est
aussi un écorché vif, de plus en plus coupé du monde de l’art
dont il fustige le matérialisme. Abrupt et éruptif, Rothko a rompu
avec son marchand historique, Sidney Janis, auquel il reproche
de montrer les tenants du pop art, qu’il abhorre. Il s’est aussi
fâché avec tout ce que New York compte de grands musées et de
mécènes. Le peintre vient tout juste de rompre la commande
que lui avait passée deux ans plus tôt l’alcoolier canadien
Seagram, pour décorer son tout nouveau gratte-ciel sur Park
Avenue. Estimant que le restaurant huppé où ses tableaux
devaient être accrochés n’était pas un cadre approprié, Rothko
avait gardé les tableaux. Dominique de Ménil propose aussitôt
de les acheter pour la chapelle qu’elle veut construire. Il refuse,
suggère plutôt de produire une nouvelle série.
Le projet piétine jusqu’à ce que les Ménil reviennent à la charge
en 1964. Le couple a de solides arguments : un chèque de
250 000 dollars et un vaste atelier qu’ils lui louent dans l’Upper
PVDE/Bridgeman Images. 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023
jours rêvé d’une chapelle de bord de route, un endroit où on se gare
pour ne voir qu’une seule œuvre », conie son ils.
De 1965 à 1967, Mark Rothko se consacre presque exclusivement
à cette chapelle, dont il reproduit les proportions dans son ate-
lier. Comme les grands peintres lorentins de la Renaissance,
il se fait aider par des assistants qui l’aident à broyer ses pig-
ments. Depuis la in des années 1950, sa palette s’est obscurcie
autour du rouge bordeaux, de noirs violacés et de bruns
sombres. Rothko veut se dépouiller du décoratif, toucher
l’abysse et le mystère. Éternel insatisfait, il s’obstine des semaines
entières sur un centimètre carré de toile. « On pouvait arriver à
un noir magniique ou un lie-de-vin, rapporte l’un de ses assis-
tants, William Scharf, à l’historien James Breslin dans sa biogra-
phie. Mais, après quelques jours, il pouvait décider que ce n’était
pas juste, aussi beau soit le résultat. » Pour Rothko, tout est ques-
tion de proportions. Et de densité, aussi : chaque tableau se
compose d’une vingtaine de couches diaphanes de peinture qui
se fondent les unes dans les autres. « L’ampleur de la tâche dans
laquelle vous m’avez impliqué dépasse, et de loin, tout ce que
j’avais envisagé », écrit-il en 1966, sonné, aux Ménil.
Le peintre s’est aussi pleinement engagé dans l’architecture,
imposant une sobre enveloppe en brique octogonale,

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 LE M AG A ZINE

en souvenir de l’église byzantine de Santa Maria Assunta,
sur l’île de Torcello, près de Venise. Mais la relation avec Philip
Johnson, auquel il avait déjà été confronté au moment de l’affaire
du Seagram Building et qui veut ajouter des éléments plus spec-
taculaires, tourne rapidement à l’aigre. « Leur conlit est beaucoup
plus profond », avance la biographe Annie Cohen-Solal. Elle a rap-
porté dans son livre ce témoignage de l’artiste Robert Motherwell,
un intime du peintre : « C’était l’opposition entre un mensch, un
type bien, en yiddish, et un mondain. » Or, Rothko déteste les mon-
danités, comme le superlu. Quand, en 1965, Johnson propose de
coiffer le bâtiment d’une pyramide pour tamiser la violente
lumière du Texas, Rothko s’y oppose avec fermeté. « On dirait un
crématorium », se désole aussi Dominique de Ménil, en décou-
vrant les plans de l’architecte. Johnson se met en retrait en 1967,
tout en continuant à suivre le projet de loin en loin.
La même année, Mark Rothko invite ses mécènes à découvrir
l’ensemble qu’ils lui ont commandé. Coniant dans son génie, le
couple s’était jusque-là gardé de lui demander des comptes. « Ils
l’ont laissé faire, ils avaient bien compris que mon père n’aimait pas
qu’on regarde par-dessus son épaule », raconte en souriant
Christopher Rothko. Lorsque Dominique de Ménil arrive à l’atelier,
Rothko est fébrile. Guettant les réactions de sa mécène, il ne dit
mot. « J’ai instantanément senti que pas un muscle de mon visage
ne devait révéler ma stupeur. J’attendais des couleurs vives ! raconte
la mécène à l’historien d’art Sheldon Nodelman dans The Rothko
Chapel Paintings. Alors j’ai regardé. Oh, miracle, la paix m’a enva-
hie. Je me suis sentie élevée, embrassée et libre. »
Rothko est heureux, mais vidé. « Il lui était dificile de retourner
vers la peinture de chevalet. Il se sentait déplacé », écrit l’histo-
rienne de l’art Dore Ashton, une proche. Le maître reprend le
travail, mais un anévrisme le touche en 1968. Amaigri, agité et
dépressif, il s’éloigne de sa famille. Dans un dernier sursaut, il
produit une série de peintures très dépouillées, noires et grises,
avant de se donner la mort, le 25 février 1970, après avoir absorbé
des barbituriques et s’être taillé les veines.
cette œuvre ultime. « Au premier coup d’œil, on est peut-être déçu
du manque de glamour des peintures qui nous entourent, prévient
alors Dominique de Ménil, comme pour déminer les critiques.
Mais plus je vis avec elles, plus je suis impressionnée. »
L’architecture trahit toutefois rapidement ses limites. Depuis
le premier jour, l’éblouissant soleil du Texas pose problème.
La lumière zénithale inira par endommager les peintures. À plu-
sieurs reprises, l’intensité a été iltrée, d’abord pas un tissu, sem-
blable à celui qu’avait tendu Rothko dans son atelier, puis par un
dispositif disgracieux en forme de parapluie. Mais rien n’y fait.
Sous le slogan « Opening spaces » (« ouvrir les espaces »), un chantier
de rénovation d’ampleur, évalué à 32 millions de dollars, démarre
en 2019. Deux ans plus tard, la chapelle rouvre avec un tout nouveau
système d’éclairage. Des persiennes viennent adoucir la lumière du
jour. Aux heures plus sombres, des projecteurs numériques
concentrent la lumière sur chaque tableau. La structure même du
bâtiment a été renforcée. « Avant, il y avait des ouragans tous les
vingt-cinq ans, mais, avec les perturbations climatiques, c’est tous les
deux, trois ans », rappelle Christopher Rothko. Les toiles aussi ont
fait l’objet de restaurations. « Mon père utilisait le blanc de l’œuf qui,
au il des ans, a blanchi. Les restaurateurs ont trouvé l’enzyme qui
permettait de neutraliser le processus de détérioration. »
La chapelle est aujourd’hui une « république autonome », indé-
pendante à la fois de la Fondation Ménil et de la Fondation
Rothko. « C’est devenu le carrefour de toutes les urgences »,
résume Annie Cohen-Solal. Artistes et intellectuels sont réguliè-
rement invités à débattre de la surpopulation carcérale, du
réchauffement climatique ou du mouvement Black Lives Matter,
au milieu des tableaux. Voilà dix ans, ce lieu œcuménique a
même accueilli une rencontre entre des militantes pour la paix
palestiniennes et israéliennes. « Ce ne serait plus possible
aujourd’hui », murmure Christopher Rothko, tout entier investi
dans l’actuelle étape de l’aménagement.
Quelques mécènes lui prêtent main-forte, dont le groupe LVMH,
qui inance à hauteur de 1 million de dollars un futur bâtiment
dédié aux expositions – « un projet exaltant », salue Jean-Paul

MARK
Rothko n’a jamais vu la chapelle Claverie, conseiller de Bernard Arnault pour le mécénat. Pour
dont il pressentait l’importance boucler son tour de table, Christopher Rothko cherche encore
dans sa carrière. Lui qui avait 13 millions de dollars. La pandémie, la guerre en Ukraine et
réléchi au millimètre près à l’es- l’escalade récente du conlit israélo-palestinien ne facilitent pas
pace entre ses toiles n’en a pas les levées de fonds. « Mais je suis coniant, on a besoin plus que
supervisé l’installation. Mais les Ménil ont appliqué à la lettre ses jamais d’un espace de dialogue comme celui-ci », plaide l’héritier
recommandations. Le 26 février 1971, presque un an jour pour Rothko. Cinquante ans plus tôt, Dominique de Ménil ne disait
jour après son suicide, la chapelle est inaugurée en grande pas autre chose dans son discours inaugural : « Rothko a été pro-
pompe. Le gratin de l’art comme les représentants de toutes les phétique en nous laissant avec cet environnement nocturne. La
confessions ont fait le voyage à Houston pour communier devant nuit est calme. La nuit porte en elle la vie. »

Lorsque Dominique de Ménil arrive à l’atelier, Rothko est

fébrile. Guettant les réactions de sa mécène, il ne dit mot.
“J’ai instantanément senti que pas un muscle de mon visage
ne devait révéler ma stupeur. J’attendais des couleurs vives !
raconte la mécène à l’historien d’art Sheldon Nodelman.
Alors j’ai regardé. Oh, miracle, la paix m’a envahie.”
80
 « L’ART EST LA MAGIE
DÉLIVRÉE DU MENSONGE D’ÊTRE VRAI. » – Theodor W. Adorno
llemagne.
058
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LUMAS.FR
 LE M AG A ZINE

LES TAMIMI,
LA CAUSE
PALESTINIENNE
Des enfants dans les
EN HÉRITAGE.
rues du village de Nabi
Saleh, en Cisjordanie,
le 2 novembre.

Page de droite, une

fresque en hommage
à un habitant tué par
l’armée israélienne.
Dans le village de Nabi Saleh, en Cisjordanie, adressé aux habitants des colonies
juives en Cisjordanie, illégales selon
tous les habitants sont des membres de le droit international : « Nous allons
la famille Tamimi. Une tribu dont chaque vous abattre et vous direz que ce
qu’Hitler vous a fait était une blague.
génération se mobilise contre la colonisation Nous allons boire votre sang et man-
israélienne et sait médiatiser sa cause par ger votre crâne. » Plusieurs membres
de sa famille afirment que la jeune
un discours rodé, des vidéos virales et une diplômée en droit, qui ne parle pas
forte présence sur les réseaux sociaux. hébreu, n’a « jamais écrit » ces deux
phrases. Le compte Instagram sur
La plus célèbre d’entre eux est la militante lequel ces menaces ont été publiées
palestinienne Ahed Tamimi, connue pour avoir « ne lui appartient pas », soutient
Nariman Tamimi, qui pointe les
gilé un soldat, à 16 ans. Accusée d’“incitation dizaines de proils au nom de sa ille
au terrorisme”, la jeune passionaria a été arrêtée sur les réseaux sociaux, créés par
des inconnus. Après plusieurs jours
le 6 novembre, quelques jours après son père. sans nouvelles, elle a appris, par
l’intermédiaire d’un avocat, que sa
ille avait été transférée sur le terri-
toire israélien, à la prison de Damon,
Texte Lucas MINISINI
au sud d’Haïfa, où elle aurait été
Photos Lucas BARIOULET
« battue ». Nariman Tamimi assure
que le capitaine qui a passé les
menottes à sa ille lui a lancé : « On
a commencé par arrêter Bassem, je
suis en train d’arrêter Ahed et je
reviendrai pour arrêter votre fils,
Wa’ed, avant de finir par vous. »
Les Tamimi se revendiquent d’une
longue lignée d’agitateurs. Ils ont
été contraints à l’exil au début du
XXe siècle, après une altercation
avec un garde de l’Empire ottoman
(la Palestine a été sous domination
ottomane pendant quatre siècles),
et s’étaient installés à Hébron, au
sud de la Palestine. Ils aiment aussi
rappeler que, pendant la guerre
de 1948, les arrière-grands-parents
d’Ahed se sont battus aux côtés
d’Abdel Kader Al Husseini, l’un des
leaders des forces palestiniennes.
Nariman et Bassem Tamimi, res-
pectivement juriste dans une ONG
DAN S LA FAMILLE TAMIMI, de soldats de l’armée israélienne, de défense des droits des femmes
cet automne, Bassem, le père, est le suivis par trois Jeep, débarquent palestiniennes et employé du
premier à avoir été arrêté par l’ar- vers 3 h 30 du matin dans l’une des ministère de l’intérieur de l’Autorité
mée israélienne. Le 29 octobre, deux rues du village de cinq cent palestinienne, sont deux inluents
l’activiste palestinien de 56 ans est soixante habitants, tous de la famille opposants à l’occupation de la
interpellé à la frontière entre les ter- Tamimi. Ils viennent arrêter sa ille Cisjordanie par Israël. Emprisonné
ritoires occupés et la Jordanie, où il aînée, Ahed, 22 ans. Elle est la plus neuf fois en quatre décennies,
allait retrouver un oncle et des cou- célèbre des militantes palesti- Bassem aurait même frôlé la mort
sins résidant à Amman, la capitale. niennes. Sa famille, les Tamimi, aux en 1993, après avoir été frappé au
Il a tout juste le temps de contacter milliers de membres à travers le cours d’un interrogatoire par les
son épouse, Nariman, pour la préve- monde arabe, n’est pas un clan forces armées israéliennes. Il est
nir. « Je l’ai rappelé dans la foulée, comme les autres : son engagement, resté une semaine dans le coma.
mais son téléphone était déjà éteint », raconté jour après jour sur les Aujourd’hui, il est détenu à la pri-
soupire-t-elle, dans le salon de sa réseaux sociaux, est connu partout son d’Ofer, au sud de Ramallah, la
maison, à Nabi Saleh, au centre de sur la planète. capitale administrative de l’Autorité
la Cisjordanie. Ce 2 novembre, en Selon un porte-parole de l’armée, palestinienne, sous le régime israé-
hidjab bordeaux et tunique noire, Ahed est accusée d’« incitation au lien de la « détention administra-
Nariman Tamimi raconte l’arresta- terrorisme ». Les autorités israé- tive », c’est-à-dire sans charge pré-
tion, sans savoir qu’une autre suivra liennes lui reprochent la publication cise ni date de procès, pour six
quelques jours plus tard : dans la sur Instagram, le 30 octobre, d’un mois renouvelables sur simple déci-
nuit du 6 novembre, une quinzaine message, en hébreu et en arabe, sion militaire.
La famille rassemble tous les pans de
la résistance palestinienne, des plus
modérés aux plus extrémistes, voire
terroristes. D’un côté et comme une
bonne partie de ceux de Nabi Saleh,
Bassem revendique fièrement son
appartenance au Fatah, le parti poli-
tique nationaliste de Mahmoud
Abbas, président de l’Autorité pales-
tinienne. De l’autre, Ahlam Tamimi,
une cousine quadragénaire, a été la
première femme à rejoindre la
branche militaire du mouvement
islamiste du Hamas, avant d’être
condamnée à seize peines de prison
à la perpétuité pour son implication
dans un attentat suicide contre un
restaurant de Jérusalem, en 2001, qui
a fait seize morts. Libérée en 2011
parmi les mille vingt-sept prison-
niers palestiniens échangés contre le
soldat israélien retenu en otage Gilad
Shalit, elle vit désormais en Jordanie.
En Israël, les crimes de cette cousine
sont régulièrement mentionnés
dans les éditos et tribunes critiques
sur les Tamimi. En 2018, dans le
journal de gauche Haaretz, la cher-
cheuse germano-israélienne Petra
Marquardt-Bigman, qui compte
leurs likes sur les réseaux sociaux,
dénonçait ainsi leur « soutien au ter-
rorisme » et leur « haine des juifs ».
Mais, la même année, certains
Israéliens de gauche l’ont soutenue,
tel l’écrivain et chroniqueur
Yehonatan Geffen. Des activistes
israéliens opposés à l’occupation de
la Cisjordanie les défendent aussi,
comme le militant anarchiste israé-
lien Jonathan Pollak, surnommé
« Jonathan Tamimi » par la famille.
En Cisjordanie, la renommée des
Tamimi a grandi de génération en
génération, notamment grâce aux
réseaux sociaux. Dès son plus jeune
âge, Ahed participe à toutes les
manifestations contre la colonie illé-
gale d’Halamish, installée en face de
Nabi Saleh en 1977. En 2012, des
images d’elle à 11 ans, ilmée par des
proches alors qu’elle menace du
poing un soldat israélien, lui valent
l’admiration d’une bonne partie du
monde arabe. Elle sera ensuite reçue
en grande pompe par le président
turc Recep Tayyip Erdoğan. Avec sa
famille, elle fait même la « une » du
New York Times Magazine en 2013
avec cette citation : « S’il y a une troi-
sième Intifada, nous voulons être
ceux qui la lanceront. »
L’adolescente devient un symbole
mondial de résistance à 16 ans, à la
in de l’année 2017, quand elle gile
un soldat israélien qui tente
83

de rentrer chez elle. Quelques
heures plus tôt, son cousin
Mohammed avait été gravement
blessé et déiguré par une balle en
caoutchouc. La passionaria aux lon-
gues boucles blondes et sa mère qui
ilmait l’altercation sont interpellées
quatre jours plus tard et condam-
nées à huit mois de prison et
5 000 shekels (environ 1 200 euros)
d’amende pour « agression, obs-
truction du travail de l’armée, jets
de pierre et incitation à la vio-
lence ». « La résistance continue »,
clame-t-elle, lors de la conférence
de presse donnée à sa sortie de
détention, à l’été 2018. Trois ans
plus tard, elle raconte son parcours
militant dans They Called me a
Lionness: A Palestinian Girl’s Fight
for Freedom (« ils m’appelaient la
LES TAMIMI ORGANISENT, EN 2012,
UNE SÉRIE D’INITIATIONS AUX
GARDES À VUE POUR LES ENFANTS.
CEUX-CI SONT SOUMIS À DE FAUX
INTERROGATOIRES. AUTOUR D’EUX,
DE PUISSANTS HAUT-PARLEURS
RECRÉENT L’ATMOSPHÈRE D’UNE
GEÔLE ISRAÉLIENNE. “ON A DÛ
MENOTTER NOS PROPRES
ENFANTS”, RELATE MANAL TAMIMI.
84
lionne : le combat pour la liberté
d’une jeune palestinienne », coécrit
avec la journaliste américaine d’Al-
Jazira Dena Takruri, One World, non
traduit), publié en 2022. Sa mère
conie que la pression médiatique
pèse sur les épaules de sa ille. Pour
autant, la jeune femme, au discours
bien rodé, n’a pas cessé de donner
des interviews.
DE
sa génération, Ahed
n’est pas seule à mili-
ter. Quatre de ses cou-
sins ont aussi fait de
leur engagement leur raison d’être.
Osama, 27 ans, et Hamada, 25 ans,
deux ils de Manal et Bilal Tamimi,
50 et 57 ans, employés dans des
ministères de l’Autorité palesti-
nienne, à Ramallah, ont
respectivement passé dix et vingt
mois dans une prison israélienne,
entre 2018 et 2020, pour des jets de
pierre. Leur frère Samir, 17 ans, avait
l’habitude de revêtir un costume de
Spiderman à chaque marche dans le
village. Tout le monde résiste « à sa
manière », observe sa mère, Manal.
Dans son salon, une photo prise à la
fin des années 1990 montre
Hamada, bébé, dans les bras de
Yasser Arafat. Enin, autre militante
active, leur cousine Janna Jihad,
17 ans, qui se dit reporter activiste,
détient depuis l’âge de 13 ans une
carte de presse, délivrée par le
Syndicat des journalistes palesti-
niens. Dans un rapport gouverne-
mental conidentiel, révélé par les
médias israéliens, en 2018, elle a été
désignée comme « future menace »
pour l’État hébreu.
Depuis le 7 octobre et l’attaque ter-
roriste du Hamas, qui a fait mille
deux cents morts en Israël, la pres-
sion s’est encore accrue dans le bas-
tion des Tamimi, comme dans le
reste de la Cisjordanie. La route
reliant Ramallah à Nabi Saleh en
une vingtaine de minutes a été cou-
pée dès le début de la guerre et les
raids nocturnes de l’armée sont
devenus quasi quotidiens. « On s’est
mis à dormir la journée pour que
tout le monde soit bien réveillé
autour de 3 ou 4 heures du matin,
prêt à réagir au pire », indique Manal
Tamimi, en anglais. En un peu plus
d’un mois, l’armée a déjà tiré deux
fois sur le transformateur électrique
de la commune, plongeant le village
dans le noir. « Sans raison », affir-
ment les habitants. Contacté sur ce
point, un des porte-parole de
LE M AG A ZINE
l’armée israélienne n’a pas donné
suite. Pour protester contre les
bombardements meurtriers sur la
bande de Gaza, le village a organisé
une manifestation le 18 octobre :
une personne a été tuée et trois
autres blessées par des tirs de sol-
dats israéliens. Désormais, ils font
feu « tout de suite », sans somma-
tion, assure la tante d’Ahed.
Mais, à écouter les habitants de Nabi
Saleh, un danger plus inquiétant les
guette du côté de la colonie d’Hala-
mish, un ensemble de toitures
rouges et régulières installé à moins
de 1 kilomètre. Des colons canardent
les voitures palestiniennes qui osent
s’aventurer sur la route entre les
deux localités. Certains auraient
aussi tenté d’incendier une des
maisons du village et d’abattre le
drapeau palestinien fiché sur les
hauteurs. Sans succès. En plus de
réunions organisées chaque mardi
dans une salle communale, fin
octobre, les habitants ont instauré
des tours de garde, en particulier
autour de la maison où réside Ahed
Tamimi. À la suite d’articles sur sa
supposée publication Instagram,
elle a reçu de nouvelles menaces de
mort. « Un drone tournait au-dessus
de la maison », raconte sa mère.
Ahed se cachait et ne répondait pas
Lucas Barioulet pour M Le magazine du Monde
à son téléphone. Avant son arresta-
tion, dans la confortable maison où
la famille reçoit les médias du
monde entier et des militants soli-
daires de leur cause, seuls les por-
traits d’elle accrochés aux murs
attestaient sa présence.
C’est en 2009, face à des colons qui
petit à petit, sous protection de l’ar-
mée, ont accaparé des terres
Nariman Tamimi, la mère d’Ahed,
dans son jardin, à Nabi Saleh,
le 2 novembre.
Page de gauche, des portraits
de son époux, Bassem, et de
sa fille, tous deux emprisonnés.

palestiniennes, que les Tamimi
lancent leur mouvement de résis-
tance populaire. Cette initiative de
désobéissance civile prend d’abord
la forme d’une manifestation non
violente chaque vendredi après la
prière de midi. « Nous voulions mon-
trer que le plus faible ne perd pas à
chaque fois », afirme Najji Tamimi,
un des oncles de Nariman (la mère
d’Ahed), élu du comité populaire, le
conseil municipal du village. Tout le
monde peut participer : alors que,
dans les villages des environs, plus
conservateurs, les femmes sont relé-
guées au second plan, ici, elles sont
en première ligne. « Nous avons une
toute petite communauté où tout le
monde est traité sur un pied d’éga-
lité », décrit Manal.
Tamimi ont tou-
LES
jours su rendre
leur engagement
très médiatique.
Bilal Tamimi ilme tout. Ses images
sont postées sur sa chaîne YouTube,
consultées parfois par des millions
d’internautes. B’Tselem, l’ONG israé-
lienne de défense des droits de
l’homme dans les territoires occu-
pés, lui a fourni une caméra profes-
sionnelle qui lui permet de partager
ses images avec plusieurs médias,
dont la chaîne de télévision qatarie
Al-Jazira et la saoudienne Al-Arabiya.
À partir de 2010, aidé par le photo-
graphe écossais Phil Chetwynd, Bilal,
employé comme graphiste au minis-
tère de l’éducation de l’Autorité
palestinienne, organise ce qu’il
appelle des « thérapies par la
caméra ». Il donne des formations
accélérées à l’utilisation du matériel
audiovisuel donné par l’ONG
B’Tselem, ain que tous les habitants
de Nabi Saleh puissent récolter les
preuves des violences commises par
l’armée ou les colons et immortaliser
leur contestation. « Je voudrais qu’il y
ait une caméra dans chaque maison,
pour que personne ne puisse ignorer
ce qui se passe ici », dit Bilal.
En 2011, deux ans après le lancement
du mouvement de résistance, les
premiers morts endeuillent Nabi
Saleh. Mustafa, le cousin de Nariman
Tamimi, puis son frère Rushdi,
quelques mois plus tard, meurent
sous les balles de l’armée israélienne,
en plein rassemblement. « Je n’ai
plus jamais réussi à pleurer depuis,
soupire Nariman. Après avoir vu
autant d’horreurs, je ne ressens plus
aucune émotion. » Selon les statis-
tiques rassemblées par le comité
populaire du village, en neuf ans de
manifestations, plus de cinq cents
personnes victimes de balles en
caoutchouc tirées par des soldats
israéliens ont dû être soignées à
l’hôpital. Les arrestations de mani-
festants se comptent, elles aussi, par
dizaines, notamment parmi les
mineurs, qui, dès l’âge de 12 ans,
peuvent être légalement soumis à
des interrogatoires des services de
sécurité israéliens. « Beaucoup
étaient contraints de signer des
aveux, en hébreu, sans en comprendre
le contenu ni savoir que ça leur cau-
serait du tort pendant leur procès »,
raconte Manal Tamimi. Pour des jets
de pierre ou le motif assez vague
d’« incitation à la violence», certains
ont été condamnés à des peines de
prison allant de quelques mois à plu-
sieurs années.
La famille Tamimi ne cesse de peau-
iner ses actions. Elle organise ainsi,
en 2012, une série d’initiations aux
gardes à vue pour les enfants. En
présence d’avocats et d’anciens pri-
sonniers, ceux-ci sont soumis à de
faux interrogatoires. Autour d’eux,
de puissants haut-parleurs recréent
l’atmosphère d’une geôle israé-
lienne. Sur les photos que montre
Manal Tamimi, des garçons de
moins de 10 ans apparaissent les
yeux bandés. « On a dû menotter nos
propres enfants », relate la mère de
famille. Formés à cette méthode
radicale, les jeunes qui se font arrê-
ter revendiquent désormais leur
« droit au silence » et exigent la pré-
sence d’un avocat. Critiqués par
d’autres activistes palestiniens pour
ces formations à la dure, les Tamimi
assument. « Nous avons élevé nos
enfants dans la lutte, pour qu’ils ne
perdent jamais espoir, déclare Manal
Tamimi. On leur répète constamment
que le meilleur est à venir. » À la in
de chaque marche, tous ont pris
l’habitude d’organiser une fête,
souvent dans la salle communale.
Pour Manal Tamimi, la « joie » est
aussi une « façon de résister ».
Mais la nouvelle génération préfère
explorer d’autres voies. Au prin-
temps 2018, après neuf ans de
manifestations, trois morts, quinze
blessés par balles et trois cent cin-
quante personnes emprisonnés, le
comité populaire de Nabi Saleh
décide de mettre in à la marche du
vendredi. Le prix à payer devenait
« trop important ». Les plus jeunes
choisissent de concentrer une partie
de leurs efforts sur les réseaux
sociaux, où ils racontent leur
quotidien sous occupation, les raids
arbitraires, les heures perdues aux
checkpoints. « Nous avons la chance
d’être nés dans une famille de mili-
tants, nous pouvons apprendre de
son expérience et aller encore plus
loin », explique Janna Jihad sur la
terrasse d’une maison à Silwad, au
nord de Ramallah. L’adolescente,
qui parle un anglais parfait, suivie
par six cent mille personnes sur
Facebook et plus de quarante mille
sur Instagram, se met en scène, face
caméra, depuis l’âge de 8 ans. Ses
déclarations, maîtrisées, en anglais
et en arabe, attirent vite l’attention
des médias occidentaux, des ONG et
des institutions internationales.
Janna Jihad est invitée à des confé-
rences à travers le monde, jusqu’au
siège de l’ONU, en juin 2023. « Je
suis toujours une des très rares
citoyennes palestiniennes à ces évé-
nements », constate la lycéenne. Elle
vient de se présenter à l’université
Harvard, aux États-Unis, où elle
espère étudier le droit international.
« J’ai le devoir d’être efficace », dit-
elle. Du 8 au 11 octobre, la cousine
d’Ahed Tamimi était invitée au raout
de rentrée du Parti travailliste bri-
tannique, à Liverpool. Le parti de
gauche anglais a choisi de ne pas
appeler à un cessez-le-feu – Keir
Starmer, le leader travailliste, estime
que des « pauses humanitaires » sont
la seule « approche crédible ». Sur
scène, Janna Jihad a dénoncé ce
positionnement, qu’elle considère
comme le résultat des « éléments de
langage israéliens ». Autour d’un bol
d’huile d’olive fraîchement pressée,
de zaatar (un mélange d’épices) et
LE M AG A ZINE
de pain, l’adolescente souligne
l’échec des négociations de paix
dans la foulée des accords d’Oslo, en
1993, et insiste sur « l’impossibilité »
d’une solution à deux États. « Après
les bombardements de Gaza, le com-
promis est désormais impossible »,
entérine Nariman Tamimi. L’heure
n’est plus à la paix. Au il des conver-
sations, le mot n’a d’ailleurs jamais
été prononcé. « Notre génération
considère que toute personne oppri-
mée est en droit d’utiliser n’importe
quelle méthode de résistance », lance
Janna Jihad. Même la lutte armée,
qui n’est pas, en ce qui la concerne,
une option. Comme beaucoup de
Palestiniens, elle doute de la version
oficielle de l’attaque du 7 octobre,
notamment concernant le nombre
exact de morts. Même si, comme
tous les Tamimi interviewés, elle
« regrette » et dénonce l’assassinat
de civils israéliens.
À Nabi Saleh, les téléphones des
jeunes Tamimi diffusent souvent
l’hymne et afichent les photos des
« martyrs » de la Fosse aux lions, un
groupe de lutte armée de Naplouse,
au nord de la Cisjordanie. Devenus
très populaires grâce à leurs posts
sur TikTok et Telegram, ces insurgés Lucas Barioulet pour M Le magazine du Monde
ont notamment revendiqué le
meurtre d’un soldat israélien
en 2022. Après l’élimination de ses
leaders par l’armée israélienne, in
octobre 2022, des manifestations de
soutien ont été organisées à travers
toute la Palestine. Pendant une de
ces marches dans le village, Qusai
Tamimi, 19 ans, a été tué par des sol-
dats à qui il lançait des pierres. « La
lutte armée semble être la seule
alternative aujourd’hui », constate
aussi Osama Tamimi, l’un des cou-
sins d’Ahed. Employé du ministère
de l’éducation de l’Autorité palesti-
nienne, à Ramallah, il imagine
construire sa vie ailleurs. Il prévoit
de s’installer à Londres avec une
Britannique rencontrée en ligne.
Manal et Bilal Tamimi assurent ten-
ter de dissuader leurs enfants de
suivre la voie armée, mais, paradoxa-
lement, assument défendre « toutes
les formes de résistance », face au
nombre de morts et de blessés pales-
tiniens. En juin 2023, Mohammed
Tamimi, 2 ans et demi, a été tué par
un tir israélien au moment où son
père faisait démarrer sa voiture. Bilal
Tamimi, qui filmait l’arrivée de
l’unité militaire depuis le toit de sa
maison, a eu le bras transpercé et
cassé par un coup de feu.
Depuis l’arrestation d’Ahed Tamimi, Page de gauche, Osama Tamimi, 27 ans,
aucune manifestation n’a été chez lui. Le cousin d’Ahed projette de
s’installer à Londres.
prévue. « Cela donnerait une excuse
aux soldats pour nous tirer dessus et Ci-dessous, des enfants s’amusent à
nous tuer », soutient Bilal. Deux accrocher des grenades lacrymogènes
ramassées lors d’affrontements avec
mille deux cents Palestiniens de les forces israéliennes.
Cisjordanie ont été emprisonnés
par Israël depuis le 7 octobre, selon
le Club des prisonniers palestiniens,
une ONG. À Nabi Saleh, les enfants
de 4 ou 5 ans ont l’habitude de
jouer aux Arabes et aux soldats,
avec un groupe qui endosse le rôle
de l’armée israélienne, l’autre celui
des habitants. « Depuis quelques
jours, certains rassemblent aussi des
cailloux, écrit dans un message
Manal Tamimi. Et puis les emportent
sur les toits des maisons. » Malgré
leur jeune âge, eux aussi se pré-
parent à réagir en cas d’interven-
tion militaire.
87
 Le boom de l’enseignement
privé en Suède, un cas d’école.
AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, SEULEM ENT 1 % DES JEUNES SUÉDOIS
FRÉQUENTAIENT UNE ÉCOLE PRIVÉE. AUJOURD’HUI, ILS SONT AUTOUR
DE 16 % AU PRIMAIRE ET COLLÈGE ET 30 % AU LYCÉE. CETTE PRIVATISATION
EN MARCHE, PORTÉE PAR LES IDÉES NÉOLIBÉRALES ET FINANCÉE PAR
L’ARGENT PUBLIC, A MÊM E FAVORISÉ L’ESSOR DE GRANDS GROUPES
COTÉS EN BOURSE. DE PLUS EN PLUS DE VOIX S’ÉLÈVENT DÉSORMAIS EN
SUÈDE CONTRE UN SYSTÈM E QUI FAVORISE LA SÉGRÉGATION SCOLAIRE
ET OÙ L’ÉCOLE PUBLIQUE FAIT FIGURE DE GRAND PERDANT.

Texte Anne-Françoise HIVERT

Photos Hannah MODIGH
LE M AG A ZINE
Q U E L E N FA N T N ’ E N R ÊV E R A I T PAS ?
À l’Internationella Engelska Skolan (IES), dans la
commune d’Upplands Väsby, une banlieue-dor-
toir de cinquante mille habitants au nord de
Stockholm, les six cents élèves, âgés de 6 à
16 ans, sont répartis dans quatre maisons,
comme dans la saga Harry Potter. Chacune porte
le nom d’un dieu nordique – Odin, Freya, Thor
et Idunn –, en hommage au village viking voisin.
L’école, un bâtiment circulaire, bordé d’un gazon
artificiel, est hébergée dans d’anciens locaux
administratifs de la chocolaterie attenante, où
sont fabriquées les tablettes de Marabou, le cho-
colat favori des Suédois. À l’intérieur, les murs
ont été repeints dans des teintes pastel et les
bureaux transformés en salles de classe.
Dans une vitrine à l’entrée, parmi des trophées
remportés par les élèves, trône le livre de Barbara
Bergström, Tough Love (« l’amour vache », non
traduit, Ekerlids, 2018). Dans ce manifeste à
la gloire de l’enseignement privé, la fondatrice de
l’école, âgée de 77 ans, raconte comment, en
trente ans, elle est parvenue à bâtir un empire, en
devenant propriétaire de quarante-six établisse-
ments en Suède. Des écoles primaires et des col-
lèges qui lui ont rapporté plus de 85 millions
d’euros depuis 1993. Tailleurs gris et petites
lunettes, Anna Kuylenstierna s’excuse : venue du
public, la directrice de l’IES d’Upplands Väsby a
pris ses fonctions en août et n’a lu que quelques
pages de l’essai de Barbara Bergström. Mais elle
en résume le message : « Je pense que c’est un
mélange de structure et de tendresse. »
Dans un couloir, des élèves attendent en file
indienne avant d’entrer en classe au signal du pro-
fesseur. Ici, les enfants n’appellent pas les ensei-
gnants par leur prénom, comme ailleurs en Suède,
mais par leur nom de famille, précédé de « Mrs »
ou « Mister ». Car une bonne partie des cours sont
en anglais. « C’est ce qui attire aussi les parents »,
assure la directrice, qui évoque par ailleurs les
excellents résultats de l’établissement : 97 % des
élèves de 3e avaient des notes suffisamment
bonnes pour être admissibles au lycée l’an dernier
(contre 85 % pour la moyenne nationale). Mais
l’installation de l’IES à Upplands Väsby, où désor-
mais 55 % des écoliers et collégiens sont inscrits
dans le privé, n’a pas fait que des heureux.
Pour comprendre les polémiques qui entourent le
système scolaire suédois, il faut se rappeler qu’au
début des années 1990, à peine 1 % des enfants
fréquentaient un établissement privé. Trente ans
plus tard, 16 % des élèves du CP à la 3e et 30 % des
lycéens sont scolarisés dans une friskola
(une « école libre »). En France, l’enseignement
privé sous contrat regroupait en 2022 17,6 % des
Page de gauche,
Anna Kuylenstierna,
la directrice de
l’établissement privé
très coté
l’Internationella
Engelska Skolan, à
Upplands Väsby, au
nord de Stockholm,
le 7 novembre.
Ci-contre, des élèves
devant le collège
privé concurrent
Södervikskolan,
dans la même ville.
effectifs scolarisés, selon la Cour des comptes. La
Suède a un système unique au monde : les écoles
privées reçoivent la même dotation par élève (ver-
sée par les collectivités locales) que les écoles
publiques. Les enfants y accèdent donc gratuite-
ment et les entreprises peuvent faire des marges
sur l’argent public et reverser leurs proits à des
actionnaires. La transformation, très rapide, des
années 1990 s’est accompagnée d’un phénomène
inédit : l’apparition de groupes privés, comme
l’IES, parfois cotés en Bourse, et dont certains sont
détenus par des sociétés de capital-risque.
Ces groupes se livrent une concurrence acharnée
pour attirer les élèves les plus compétents – ceux
qui coûtent le moins cher, parce qu’ils n’ont pas
besoin de soutien et réussissent même quand le
nombre d’élèves par classe est élevé. Pour les
séduire, les établissements privés n’hésitent
pas à mener des campagnes de pub avec des
prospectus dans les boîtes aux lettres. Les listes
d’attente, sur lesquelles les parents peuvent ins-
crire leurs enfants dès la naissance, contribuent
également à une sélection. Jugé en partie respon-
sable de la ségrégation scolaire en forte progres-
sion, ce système, remis en question par les ensei-
gnants, ainsi qu’une majorité des Suédois, fait
désormais igure de contre-modèle pour tous les
pays en quête d’idée pour réformer l’école.
89
 À Upplands Väsby, trois établissements
illustrent bien le débat suédois. Derrière son
bureau, Johan Segerfeldt, 51 ans, crâne rasé et sou-
rire charmeur, ne s’en cache pas : de tous les éta-
blissements de la commune, celui qu’il dirige,
Väsby skola, niché au milieu de barres d’im-
meubles dans le centre-ville, a sans doute « les
conditions les plus difficiles ». Ses bâtiments en
brique jaune sur une cour goudronnée accueillent
six cent quatre-vingts enfants, du CP à la 3e, des
gamins du quartier, la plupart d’origine étrangère.
« Il y a entre un et deux élèves d’origine suédoise par
classe », révèle le directeur. C’est à lui aussi que
la mairie conie, chaque année, autour de quatre-
vingts enfants venant d’arriver en Suède, soit « plus
de deux fois plus que ce que prennent toutes les
autres écoles réunies », remarque Johan Segerfeldt.
Contrairement à ses collègues du privé, il ne peut
pas refuser. Il n’est guère étonnant, dans ce
contexte, que seulement 53 % des élèves ayant
terminé le collège en juin dernier aient pu entrer
au lycée. Embauché au printemps 2021 pour
redresser les résultats, Johan Segerfeldt refuse
cependant de baisser les bras. Il voit des progrès :
un seul élève est en décrochage scolaire, contre
une trentaine il y a deux ans, et les pétards
Des élèves de l’École
internationale d’anglais,
à Upplands Väsby.
Page de droite, Johan
Segerfeldt, directeur de l’école
publique Väsby skola dont la
plupart des élèves sont
d’origine étrangère. Et Carina
Bergsten, directrice du collège
privé Södervikskolan.
n’explosent plus dans les couloirs. Mais le direc-
teur reconnaît que l’arrivée de l’IES, près de la cho-
colaterie, a été un coup dur pour son établisse-
ment, qui a perdu une centaine d’élèves. « Ce sont
les plus motivés et les plus ambitieux qui sont par-
tis. » Conséquence : Väsby skola a vu son budget
amputé de près de 500 000 euros, les inances de
l’école étant calculées en fonction du nombre
d’élèves inscrits. Mais il continue à accueillir les
élèves ayant le plus besoin de soutien.
DE
l’autre côté de l’autoroute E4, à l’ouest
de la ville, changement de décor. Les
villas avec jardins ont remplacé les
barres d’immeubles. Adossé à un ter-
rain de foot, en lisière d’une forêt, le collège privé
Södervikskolan accueille quatre cent quatre-
vingts élèves, dans ses bâtiments de bois rouge.
Ici, l’installation de l’IES n’a eu aucun impact,
assure la directrice, Carina Bergsten, 58 ans,
ancienne prof de suédois et de langues. « C’est pro-
bablement parce que nous sommes situés assez loin
et qu’ils ont d’abord ouvert des classes que nous
n’avions pas », explique-t-elle. Et puis,
Södervikskolan a une excellente réputation :
« Nous avons d’ailleurs reçu des élèves de l’IES qui
ne s’y plaisaient pas. » Mais le collège a rarement
de la place pour les enfants de migrants. Car,
comme tous les établissements privés,
Södervikskolan dispose d’une liste d’attente et
peut refuser de nouveaux arrivants. « C’est d’ail-
leurs sans doute pour cela que nous parvenons à
répondre aux besoins de nos élèves », reconnaît
Carina Bergsten. La mairie lui verse environ
687 euros par mois et par élève. La directrice
explique qu’avec le double, « ou même 50 % de
plus », elle pourrait réduire le nombre d’élèves par
classe (trente actuellement) et embaucher des
professeurs. En attendant, la compagnie Atvexa,
propriétaire de Södervikskolan depuis 2021,
impose à Carina Bergsten de faire « entre 6 % et
7 % de proit » par an. Fondé en 2009 par l’homme
d’affaires Peter Weiderman, qui a fait fortune dans
le secteur privé de la santé, le groupe – dont le
nom signifie « croître » en suédois – compte
trente-huit autres écoles et cent vingt-cinq mater-
nelles dans le pays. Il est un des leaders sur le mar-
ché, qui a émergé en Suède à la faveur des
réformes adoptées il y a une trentaine d’années.
À l’époque, il n’existe dans le royaume scandinave
qu’une poignée d’écoles privées, réservées aux
enfants de familles aisées pouvant payer
 LE M AG A ZINE

l’inscription. « On allait dans l’école à côté de chez

nous », témoigne Carina Bergsten, qui a elle-
même été élève à Södervikskolan. « Même s’il n’y
avait pas encore de classements internationaux, le
niveau des élèves suédois était alors jugé plutôt
bon, de même que les efforts menés pour assurer
la mixité sociale », précise Sverker Sörlin, histo-
rien des idées et professeur à l’École royale poly-
technique (KTH) et auteur d’un essai intitulé
Policyidéer för svensk skola (« idées d’action poli-
tique pour l’école suédoise »), publié en 2016.
Mais à la fin des années 1980, la croissance
ralentit et les inances publiques se grippent. Un
vent néolibéral souffle sur la Suède. Deux
réformes sont adoptées, coup sur coup, qui vont
radicalement transformer le système scolaire.
En 1989, d’abord, le ministre social-démocrate
de l’éducation, Göran Persson, qui sera élu pre-
mier ministre sept ans plus tard, décide que les
communes sont responsables de l’éducation, de
la maternelle au lycée, en dépit de l’opposition
du puissant syndicat des enseignants, Lärarnas
riksförbund, qui alerte sur une augmentation
des inégalités. Un an plus tard, la droite, arrivée
au pouvoir, parvient à faire adopter, en un
temps record, la friskolereform : la « réforme des
écoles libres », qui autorise les établissements
privés, agréés par l’Agence nationale de l’éduca-
tion (Skolverket), à toucher des subventions
publiques. « L’idée alors était d’encourager la
diversité des formes d’éducation et des solutions
pédagogiques, ce qui devait enrichir l’ensemble
du système scolaire », résume Sverker Sörlin.
Il souligne au passage que, contrairement à la
pratique habituelle en Suède, « aucune enquête
préalable n’a été menée ».
Pour financer ce système, le gouvernement
dirigé par le conservateur Carl Bildt, met en place
en 1992 le « chèque éducation », dont le principe
était défendu dès 1955, au nom du « libre choix »,
par l’économiste américain Milton Friedman,
chantre du néolibéralisme et Prix Nobel d’écono-
mie en 1976. D’autres pays tenteront de l’appli-
quer, mais la Suède est le seul à l’avoir généralisé.
Chaque année, les deux cent quatre-vingt-
dix communes du royaume ixent une somme
censée couvrir la totalité du coût de la scolarité
d’un élève. Ce montant est ensuite remis à l’éta-
blissement où il est inscrit. S’il change d’école,
son « chèque » le suit. Dans un premier temps,
les friskolor perçoivent 85 % du montant. Mais,
en 1994, les sociaux-démocrates, de nouveau au
gouvernement, décident de verser la totalité de
Hannah Modigh pour M Le magazine du Monde

la somme aux établissements privés, à condition

de ne rien faire payer aux parents. Le but : per- “Le principe d’une école uniforme ne fonctionne
mettre à tous les enfants de choisir leur école.
« Il y avait des divisions au sein du parti, mais
pas. Les enfants ne se ressemblent pas, ils
beaucoup pensaient que le système scolaire était apprennent différemment. Nous avons besoin
suffisamment robuste pour tolérer quelques chan-
gements, et un certain nombre aspirait aussi à
de diversité et de permettre aux élèves et à leurs
plus de diversité et de liberté », remarque Sverker parents de choisir l’école qui leur convient le mieux
Sörlin. Peu, cependant, avaient anticipé les
changements qui allaient suivre, et qui ont été
et d’éliminer celles qui ne leur plaisent pas.”
manifestes à Upplands Väsby. Oskar Weinmar, ancien maire conservateur d’Upplands Väsby

91

Une première école privée y voit le jour
dès 1993. Créée par un groupe de parents d’origine
inlandaise, l’école est gérée par une fondation, qui
ouvrira un second établissement en 2010. Entre-
temps, en 2006, le groupe Vittra, racheté deux ans
plus tard par le numéro un du marché AcadeMedia,
ouvre une friskola dans le centre. À cette époque,
6 % des écoliers et collégiens vont dans le privé.
Mais en 2006, une majorité de centre droit rem-
porte les élections et en moins de trois ans, elle
privatise quatre écoles municipales, dont
Södervikskolan. Celles-ci sont cédées à leurs direc-
teurs pour quelques centaines de milliers de cou-
ronnes, couvrant les meubles et le matériel, et
inancées grâce à des emprunts bancaires, tandis
que les locaux sont vendus à des sociétés immobi-
lières. Plus tard, la légalité de ces opérations sera
contestée devant les tribunaux. La municipalité de
Täby, par exemple, a été condamnée pour avoir
vendu un de ses lycées au rabais. D’autant qu’au
bout de quelques années, les directeurs revendent
les écoles à de grands groupes scolaires, pour des
sommes tenues secrètes, mais largement supé-
rieures à celles qu’ils ont payées.
« Au lieu d’avoir des petites entités, proches des
parents et des enfants, on s’est retrouvé avec d’im-
menses dragons, cotés en Bourse et dont la mission
principale est de faire du proit », raille Suzanne
Enell. Adjointe à l’éducation à la mairie depuis
l’automne 2022, elle a rejoint le Parti social-
démocrate en 2014, quand son ils est entré en
primaire : « J’ai découvert alors le peu d’argent qui
avait été investi dans les écoles depuis la privati-
sation. » Elle se mobilise d’abord avec des voisins,
en vain. Les enseignants aussi alertent : « On
avait l’habitude de travailler ensemble. Tout d’un
coup, certains collègues ne voulaient plus partager
leurs idées, parce que les établissements étaient
concurrents », révèle Pernilla Fransson,
92
professeure de sciences au lycée publique. Les
résultats des écoles d’Upplands Väsby s’effondrent.
En 2012, la mairie recrute un « stratège scolaire »,
pour tenter d’endiguer la chute. Ancien ensei-
gnant, passé par l’Agence nationale de l’éducation,
Per Kornhall est embauché, mais les responsables
politiques n’apprécient pas ses critiques. Il est
licencié à l’automne 2014. « Le système scolaire
avait été transformé pour en faire un petit marché.
La commune payait une petite somme à chaque
école pour les enfants nouvellement immigrés, par
exemple, et la concurrence devait résoudre l’en-
semble des problèmes », indique-t-il au téléphone.
Il est encore sidéré par certaines décisions : la sup-
pression des classes d’adaptation pour les enfants
de réfugiés, ou la prime versée aux établissements
capables de réduire l’espace utilisé pour chaque
élève à moins de 8 mètres carrés.
L’ANCIEN
maire, Oskar
We i n m a r,
38 ans, com-
municant et
désormais chef de l’opposition conservatrice à
Upplands Väsby, balaie les critiques : « Je n’étais
pas là à l’époque, mais j’estime que nous pouvons
être iers de ce que nous avons accompli. » Comme
tout conservateur qui se respecte, il met en avant
le concept de valfrihet (la « liberté de choix »)
brandi en étendard par les partisans de la priva-
tisation des services publics en Suède : « Le prin-
cipe d’une école uniforme ne fonctionne pas. Les
enfants ne se ressemblent pas, ils apprennent dif-
féremment. Nous avons besoin de diversité et de
permettre aux élèves et à leurs parents de choisir
l’école qui leur convient le mieux et d’éliminer
celles qui ne leur plaisent pas. »
Ce discours agace Suzanne Enell, qui constate que
le système a surtout généré « une très forte
Oskar Weinmar,
l’ancien maire
conservateur de
Upplands Väsby.
LE M AG A ZINE
ségrégation scolaire » à Upplands Väsby. Avec un
paradoxe : « Les parents envoient leurs enfants dans
le privé, en croyant que les écoles sont meilleures
que dans le public, mais ce n’est pas forcément le
cas. En réalité, pour gagner de l’argent, les classes
sont souvent plus nombreuses, avec moins d’ensei-
gnants par élève et plus de contractuels. » Ceux-ci
sont 30 % dans le privé et 15 % dans le public,
selon une enquête du syndicat Sveriges Lärare.
Certains parents inscrivent même leurs enfants sur
les listes d’attente dès leur naissance. L’économiste
Anne-Marie Pålsson, ancienne députée conser-
vatrice et autrice d’une enquête, intitulé
« Marknadsskolan » (« Le marché de l’école »), y
voit deux explications. Ils sont attirés par les sys-
tèmes de notes que certains établissements privés
ont pris l’habitude de gonler. Elles ne relètent pas
le niveau des élèves mais permettent à ceux-ci
d’accéder plus facilement aux études supérieures.
Anne-Marie Pålsson évoque une autre raison qui
pousse les parents à inscrire tôt leurs enfants sur
les fameuses listes d’attente du privé : « Beaucoup
veulent que leurs enfants se retrouvent dans une
école où ils auront de “bons copains”, motivés par
les études, et sont prêts à tout pour éviter qu’ils se
retrouvent dans des écoles dificiles, où il y a notam-
ment beaucoup d’enfants d’immigrés. » Un phéno-
mène connu sous le terme de white light (fuite
des Blancs), dans les pays anglo-saxons, et qui
contribue lui aussi à la ségrégation.
À l’Institut pour l’évaluation du marché du travail
et de politiques d’éducation (IFAU), des cher-
cheurs ont étudié l’impact de la réforme des
années 1990. « Si la ségrégation résidentielle reste
largement responsable, l’établissement des écoles
privées l’a renforcée », explique Anna Sjögren.
La probabilité qu’un enfant soit inscrit dans le
privé, en primaire et au collège, est deux fois plus
élevée s’il est issu d’un milieu socio-économique
plus favorisé, selon cet institut.
Dans ce contexte, la question de l’argent gagné
par les groupes scolaires est très controversée.
D’autant qu’ils peuvent être importants. La com-
pagnie AcadeMedia (100 000 élèves en Suède,
Norvège, aux Pays-Bas et en Allemagne) vient
d’annoncer avoir réalisé 24 millions d’euros de
proits au dernier trimestre, et compte distribuer
15,5 millions d’euros à ses actionnaires. Chez
Atvexa, les proits restent au sein de l’entreprise :
« Nous les utilisons pour le développement en
interne, ou pour acquérir de nouvelles écoles, envi-
ron huit par an », précise le PDG, Johan Kyllerman.
Il tient à différencier son groupe d’acteurs, qui Hannah Modigh pour M Le magazine du Monde
entachent la réputation de « toute la branche ».
L’un des scandales les plus retentissants s’est pro-
duit en juin 2013, quand la compagnie JB Education
a fait faillite, laissant onze mille élèves et un millier
d’enseignants sur le carreau. Actuellement, c’est le
groupe Thoren (une quarantaine de lycées et plu-
sieurs écoles primaires et collèges) qui est dans le
viseur de l’Inspection scolaire. Celle-ci vient de lui
imposer la fermeture d’une de ses écoles et la sus-
pension de sa formation aux métiers de l’électri-
cité, dans son lycée de Malmö. Le groupe
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 LE M AG A ZINE

Pernilla Fransson,
professeure
de sciences
au lycée public
d’Upplands
Väsby.

idée. Néanmoins, tous les projets de loi, soumis

Selon une enquête de l’université de Göteborg, au Parlement, sont rejetés. Car une majorité des
six Suédois sur dix estiment qu’interdire les députés soutient le système, depuis que les
Démocrates de Suède (extrême droite) ne cri-
proits dans l’éducation serait une bonne idée. tiquent plus les proits pour mieux se rapprocher
Néanmoins, tous les projets de loi, soumis de la droite. Pari gagné en octobre 2022, le parti
a intégré la coalition gouvernementale, dirigée
au Parlement, sont rejetés. Car une majorité par le conservateur Ulf Kristersson.
des députés soutient le système.

Thoren n’a pas répondu à nos sollicitations.
Ces cinq dernières années, l’Inspection scolaire a
fermé vingt-cinq écoles, en raison de « défaillances
graves dans la qualité de l’enseignement, précise la
directrice générale de l’administration, Helén
Ängmo. En général, c’est parce qu’il n’y a pas assez
Montessori, gérée par une association à but non
lucratif. La municipalité prévoit également d’ou-
vrir un lycée public. À contre-courant de son parti,
le maire conservateur, Robert Wenglén, est un
véhément pourfendeur du système actuel.
Lunettes carrées, raie sur le côté, ce professeur
LA
situation pourrait cependant évoluer.
La pression monte sur les respon-
sables politiques pour entreprendre
des réformes, notamment en raison
de la mobilisation d’enseignants sur les réseaux
sociaux. Parmi eux, Marcus Larsson, vingt-sept
mille six cents abonnés sur X (anciennement
Twitter). Cofondateur du think tank Balans Hannah Modigh pour M Le magazine du Monde

de profs correctement formés ou que nous consta-
tons des dysfonctionnements sérieux au niveau de
la direction. » L’Inspection scolaire rejette égale-
ment environ la moitié des deux cents demandes
d’ouverture d’écoles déposées chaque année.
Certaines communes, cependant, font de la résis-
tance. C’est le cas de Lomma, un petit port de plai-
sance près de Malmö, au sud de la Suède, réguliè-
rement classé « meilleure municipalité scolaire de
Suède ». Les élèves ont le choix entre neuf écoles
et collèges publics, ainsi qu’une petite école privée
d’économie des entreprises à l’université voisine
de Lund, estime que « la logique du marché va à
l’encontre du principe de l’école égalitaire, tel qu’il
a été formulé pendant la Révolution française ».
Robert Wenglén accuse la droite de défendre un
système qu’il juge pernicieux pour l’école, mais
aussi « pour toute la société ».
Selon une enquête de l’université de Göteborg
sur mille six cents personnes, publiée en
juin 2022, six Suédois sur dix estiment qu’inter-
dire les proits dans l’éducation serait une bonne
dédié à l’école, il a déjà publié plusieurs
ouvrages, dont le dernier, De gränslösa (« les
sans-limite », 2023), dénonce les liaisons dan-
gereuses entre des responsables politiques et
les grands groupes scolaires. Exemple : la
ministre libérale de l’éducation, Lotta Edholm,
qui, après avoir été adjointe de l’éducation à
Stockholm, a intégré le conseil d’administra-
tion de Tellusgruppen. Le jour de sa nomina-
tion au gouvernement, le 18 octobre 2022,
l’action du groupe a gagné 13 %.

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EN CETTE MI-OCTOBRE 2023,
une foule d’élégants venus du
monde entier se presse sous les
dorures d’un hôtel particulier pari-
sien du 7 e arrondissement. Ces
galeristes ou acheteurs semblant
échappés d’un film de Ruben
Östlund déambulent au milieu de
meubles et d’objets d’art signés des
designers Jean Prouvé, Claude
Lalanne ou Philippe Starck. Pour
sa première édition française, la
foire Design Miami, qui se tient
chaque année en Floride et à Bâle,
96
a investi, au 51, rue de l’Université,
l’hôtel de Maisons, plus connu sous
le nom d’hôtel Pozzo di Borgo, du
nom d’une célèbre famille aristo-
crate corse. Une porte cochère
monumentale ouvrant sur une
cour pavée, des plafonds exubé-
rants, un parc cerné d’un bosquet
où l’on entend sifler les oiseaux…
Avec son style néoclassique qui va
si bien au théâtre du pouvoir à la
française, il ressemble à ces minis-
tères nombreux dans l’arrondisse-
ment. Un « mini-Versailles », se
pâme un des exposants dans le
Wall Street Journal, partenaire de
l’événement.
Les organisateurs de la foire le rap-
pellent volontiers : c’est ici qu’a vécu
pendant près de trente ans l’une des
plus célèbres figures de la mode
contemporaine, Karl Lagerfeld. Mais
du propriétaire actuel il n’est en
revanche jamais question. L’affaire
manque singulièrement de gla-
mour : la propriété a été achetée
en 2010 par une société liée au clan
Bongo, cette famille accrochée au
LE M AG A ZINE
La façade intérieure
et le jardin de l’hôtel
Pozzo di Borgo,
à Paris, dans le
7e arrondissement.
pouvoir au Gabon de 1967 à 2023.
Elle est devenue depuis l’un des
symboles des biens mal acquis, ces
rutilantes adresses ralées avec des
fonds d’origine douteuse.
Depuis plusieurs semaines, l’hôtel
Pozzo di Borgo était sorti d’une
décennie de sommeil. Il fallait voir,
lors de la dernière fashion week
parisienne, en septembre, l’excita-
tion de quelques happy few fran-
Fabrice Gousset
chissant la porte bleue classée
monument historique, pour accé-
der à ces 1 000 mètres carrés qui
LES HÔTES
Laurent, Charlotte Aillaud – sœur
de Juliette Gréco –, l’homme d’af-
faires américain Fred Hughes, le

PARTICULIERS
dandy et grand amour de Lagerfeld
Jacques de Bascher, ou le créateur
de mode japonais Kenzo iniront la
soirée au Palace.
Le couturier n’est alors qu’un loca-
taire parmi d’autres de cette grande
bâtisse dessinée en 1706 par l’archi-
tecte Pierre Cailleteau et acquise
l’année suivante par le marquis de
Maisons. Les propriétaires sont les
Pozzo di Borgo, une vieille famille
dont l’un des héritiers se nomme
Philippe Pozzo di Borgo. Les invités
de Lagerfeld le croisent souvent se
déplaçant en fauteuil roulant dans la
cour de l’hôtel. Son histoire est une
fable contemporaine connue de tous
les Français. Cet homme d’affaires
directeur des champagnes Pommery
est devenu tétraplégique après un
accident de parapente. La mort de
son épouse, trois ans plus tard, l’a
plongé dans une profonde dépres-
sion. Mais la vie de Philippe Pozzo
di Borgo a changé après sa rencontre
avec Abdel Sellou, un jeune délin-
quant tout juste sorti de la prison de
Fleury-Mérogis et embauché comme
garde-malade. Quand il est entré
pour la première fois dans l’hôtel, il

DE L’HÔTEL
y a vu une « caverne d’Ali Baba » à
Texte Gaspard DHELLEMMES
dévaliser. Avant de nouer une amitié
profonde avec son patron aristo-
crate. Leur pas de deux devenu une

POZZO DI BORGO.
improbable bromance a inspiré
Intouchables, le ilm aux 20 millions
de spectateurs français du duo
e Toledano-Nakache. Incarné par
Niché dans le cossu 7 arrondissement de Paris, cet hôtel particulier Omar Sy et François Cluzet, il a
du XVIIIe siècle a été pendant trente ans le domicile du couturier Karl même détrôné La Grande Vadrouille
au box-ofice français et connu plu-
Lagerfeld. Le lieu a vécu au rythme des mondanités et des aménagements sieurs adaptations à l’étranger.
exubérants de son locataire jusqu’à son rachat, en 2010, par l’État Lagerfeld occupe l’aile gauche de
l’hôtel. Un grand escalier de marbre
gabonais. L’ancienne adresse du Tout-Paris est alors devenue un symbole à la rampe de fer monte à l’étage,
des biens mal acquis. Son destin est aujourd’hui suspendu au sort de où sont distribués trois grands
salons, un petit bureau et une
la famille Bongo, chassée du pouvoir par un coup d’État le 30 août. chambre donnant sur l’autre cour.
Les murs sont recouverts de boise-
furent le décor de tant d’anecdotes temps le Gabon et l’argent sale du de laisser derrière lui son nid de la ries, dont certaines proviennent du
extravagantes et de folles soirées. pétrole, dont la majorité des invités place Saint-Sulpice, le couturier palais des Tuileries, détruit pendant
Au premier rang du déilé Victoria n’a d’ailleurs pas la moindre idée. allemand organise dans le bâtiment la Commune. Partout, de hautes
Beckham, à quelques centimètres Mais la chute de la dynastie Bongo, vide de la rue de l’Université un fenêtres et de la moquette épaisse
de son ex-footballeur de mari, Anna après le coup d’État intervenu en dîner pour le mariage de son amie sur les sols. Karl Lagerfeld est fas-
Wintour, de Vogue, croisait l’inluen- août 2023, et l’accélération des Paloma Picasso, qui épouse un ciné par la texture de cette couche
ceuse Kim Kardashian. Les chan- poursuites judiciaires pourraient auteur dramatique espagnol, Rafael moelleuse ocre foncé. « On a l’im-
teurs Usher et Aya Nakamura ont, bien tout changer. Et la lumière Lopez-Cambil. Le styliste en vue, à pression de marcher sur les nuages »,
quant à eux, applaudi le premier s’éteindre à nouveau sous les lam- la fois chez Fendi et Chloé, a dessiné se réjouit-il. Pour son précédent
show parisien de la griffe italienne bris de l’hôtel Pozzo di Borgo. pour la ille du peintre une longue appartement, il avait opté pour une
Marni, avant de poursuivre la fête Si l’hôtel particulier est devenu l’ob- robe rouge. C’est son rival Yves Saint décoration Art déco. Grâce à la rue
dans les jardins. Un festival de mon- jet de tant d’attention, c’est bien Laurent qui l’a habillée pour la céré- de l’Université, il va réaliser un
danités, comme à la grande époque grâce à lui : Karl Lagerfeld. L’histoire monie civile. Les invités du dîner, le vieux rêve : vivre en gentilhomme
de « Karl », qui a fait oublier un commence en 1978. Alors qu’il vient couple Pierre Bergé-Yves Saint du siècle des Lumières.
 AVEC
Lagerfeld vient de dépasser un tel équi- rien que pour lui. « Il n’y a aucune moyens, entre jet privé, balade en
les 40 ans. Avec son embonpoint et pement, place perdue », se justiie-t-il auprès Hummer et razzia chez Kreo, la
ses cheveux poudrés, il a déjà l’al- Lagerfeld de ses proches. Les achats d’œuvres galerie design de la rue Dauphine.
lure d’un homme de cour de l’An- aurait de quoi être détendu. Mais d’art n’ont jamais cessé. Jusqu’à ce Il travaille sans cesse mais ne
cien Régime. Pour habiller sa nou- même les ultrariches ont des pro- que le flot se tarisse brutalement. compte jamais et laissera à ses héri-
velle adresse, le couturier se tourne blèmes de voisinage et la feuille d’or Patrick Hourcade revoit encore, tiers de nombreuses dettes.
vers Patrick Hourcade. n’est pas le meilleur des isolants. dans le salon vert de l’hôtel Pozzo Pour se renlouer, il se résout à se
Cet ancien historien devenu direc- « Karl » ne supporte plus les bruits di Borgo, la mine défaite du chargé séparer de sa collection XVIIIe lors
teur artistique de Vogue partage la de pas au-dessus de sa tête. Ils pro- d’affaires de son ami. Lagerfeld doit d’une grande vente aux enchères
même passion pour l’art de vivre du viennent du ils du locataire du pre- une somme d’argent considérable organisée en 2000 par Christie’s. La
XVIIIe siècle et collectionne les trai- mier, le milliardaire Charles Clore, au isc. Il est proche de la faillite. De cession de près de quatre cents
tés anciens sur les maisons et jar- dont la famille occupe l’étage. cette situation, il ne dit mot à son objets rapporte 149 millions de
dins de l’époque. Bientôt, il court les Quand les Clore quittent l’hôtel de entourage. « Il l’a bien caché, à la francs (32 millions d’euros). Adieu
antiquaires de Saint-Germain-des- Maisons, le couturier peut enfin place, il en a fait des cancers », sou- le Neptune doré de plus de 2 mètres
Prés à la recherche de tableaux et faire siens leurs appartements. Il pire Patrick Hourcade. Lagerfeld a qui accueillait ses visiteurs rue de
d’objets rares. Hourcade fait refaire dispose alors de 1 000 mètres carrés toujours vécu au-dessus de ses l’Université. Il se sépare également
dans leurs coloris d’origine des
papiers peints anciens, osant des
couleurs éclatantes, comme le bleu
roi et le jaune d’or. Voilà Lagerfeld
qui vit éclairé à la bougie et reçoit
dans une chambre de parade nantie
d’un lit à la polonaise bleu. Son aile
de l’hôtel Pozzo di Borgo devient un
Rubik’s Cube géant dont la destina-
tion des pièces varie sans cesse : un
salon devient une chambre d’appa-
rat, une salle à manger devient un
bureau. Régulièrement, un ballet de
déménageurs déplace ou remplace
les meubles existants. « Karl avait
ses périodes, raconte son collabora-
teur, le designer Gilles Dufour, qui a
GRÂCE À LA RUE DE L’UNIVERSITÉ,
longtemps garé son Austin dans la LAGERFELD VA RÉALISER UN VIEUX
cour de l’hôtel. Il disait que pour
continuer à créer il avait besoin de
RÊVE : VIVRE EN GENTILHOMME DU
changer d’atmosphère et même SIÈCLE DES LUMIÈRES. IL VIENT DE
d’amis. » Son aura grandit encore
alors qu’il est nommé, en 1983,
DÉPASSER LES 40 ANS. AVEC
directeur artistique de Chanel. Lui SON EMBONPOINT ET SES CHEVEUX
qui possède déjà plusieurs proprié-
tés, dont un château à Grand-
POUDRÉS, IL A DÉJÀ L’ALLURE D’UN
Champ, en Bretagne, ressent encore HOMME DE COUR DE L’ANCIEN RÉGIME.
le besoin de s’étendre. La mort du
locataire du rez-de-chaussée, un
diplomate vivant seul, lui permet de
mettre la main sur un grand salon
classé monument historique.
Patrick Hourcade en fait restaurer le
plafond. Heureuse surprise : il
découvre sous des peintures une
décoration à la feuille d’or. Au bout
de quelques jours de travail, les res-
taurateurs se retrouvent atteints de
saturnisme. Le plomb contenu dans
les peintures oblige à interrompre
les travaux. Lagerfeld fait également
aménager les caves pour ranger ses
photographies. « La photographie
occupait ses nuits et la mode occu-
pait ses jours », rappelle Patrick
Hourcade. Il s’y fait aussi construire
une salle de thalassothérapie
dernier cri, avec baignoire sèche à
hydrojet et lit à ultraviolet.
 LE M AG A ZINE
des célèbres tapisseries du château
de la Roche-Guyon qui décoraient le
grand salon. L’intérieur de l’hôtel
Pozzo di Borgo est contraint à une
métamorphose radicale. La simpli-
cité du design succède aux exubé-
rances du baroque. Le couturier fait
repeindre les murs en gris, poser un
parquet noir : sa période janséniste,
comme l’appelle avec malice Patrick
Hourcade, auteur de Karl. Une si
longue complicité (Flammarion,
2021). Il en profite pour repenser
son personnage. Grâce à un régime
hypocalorique, il perd 40 kilos et
peut rentrer dans les costumes
Karl Lagerfeld et
Paloma Picasso
lors du dîner
de mariage de
la fille du peintre
espagnol,
organisé à l’hôtel
Pozzo di Borgo,
le 5 mai 1978.
Philippe Heur tault
cintrés dessinés par Hedi Slimane
pour Dior Homme. Le voici devenu
une igure de la pop culture, capable
de créer des émeutes en dessinant
une collection capsule pour le géant
suédois de la fast fashion H&M. Son
look, catogan et lunettes noires,
devient iconique. Il court les pla-
teaux télé pour égrener avec son
débit de marteau piqueur vacheries
et souvenirs d’enfance.
La rue de l’Université fait partie de
sa campagne de relations publiques.
Mieux dans sa peau, Lagerfeld est
devenu plus sociable. Avec l’aide de
Françoise Dumas, organisatrice des
soirées du Tout-Paris, il met en
scène des dîners éclairés à la bougie
dans le salon du rez-de-chaussée.
« Karl adorait la vaisselle, les arts de
la table et possédait une collection
de nappes anciennes extraordinaires,
se rappelle Françoise Dumas.
Redevenu comme un jeune homme,
il adorait danser, il avait même fait
installer un parquet de bal. » L’un
des plus fameux dîners est celui
« des poissons ». Il réunit, plusieurs
années de suite, des natifs du mois
de mars, dont Bernard Arnaud, PDG
de LVMH, maison mère de Fendi.
Quelques non-Poissons, comme la
première dame Bernadette Chirac,
sont également conviés à ces récep-
tions dans l’hôtel décoré d’im-
menses bouquets en forme de céta-
cés. Françoise Dumas orchestre
aussi, en 2004, la grande fête qui
célèbre la diffusion de la nouvelle
publicité pour le parfum Chanel
N° 5, avec pour héroïne Nicole
Kidman et pour réalisateur, l’Austra-
lier Baz Luhrmann. Une salle à
manger de l’hôtel particulier est
carrément reconstituée à l’iden-
tique dans les jardins. En tailleur à
carreaux dans ses bureaux du
17e arrondissement, la
99

pimpante maîtresse de céré-
monie en sourit encore : « C’était
incroyable. Bien que l’hôtel particu-
lier soit déjà énorme, il n’était pas
assez grand pour Baz Luhrmann… »
Mais, au milieu des années 2000, le
« Kaiser », au sommet de son succès,
est prié de faire ses valises. Les pro-
priétaires, les Pozzo di Borgo,
veulent vendre la demeure fami-
liale. Le coup est rude pour le sty-
liste, qui avait fait de l’hôtel la vitrine
de ses démesures. Trente ans après
son arrivée, il part s’exiler quai
Voltaire : un appartement situé dans
100
le même quartier des musées et des
ministères. Il y vivra dans un décor
de verre et de métal jusqu’à sa dis-
parition, en 2019.
La vente de l’hôtel Pozzo di Borgo
est conclue en 2010 pour un mon-
tant proche des 100 millions d’eu-
ros. Quand il s’agit d’investir dans la
pierre parisienne, les nouveaux pro-
priétaires n’ont pas de limites. Le
clan Bongo, au pouvoir au Gabon
depuis 1967, est déjà propriétaire, à
Paris et à Nice, d’une trentaine
d’adresses. Une grande partie est
située dans les quartiers huppés de
Karl Lagerfeld,
le 11 avril 1983,
à son domicile.
la capitale : aux abords du triangle
d’or, rue François-Ier, avenue Victor-
Hugo ou avenue Foch. Ces biens
sont dans le viseur des juges français
depuis 2008, à la suite d’une plainte
déposée par les ONG Transparency
International et Sherpa. Neuf
enfants d’Omar Bongo, dont sa ille
aînée et ex-directrice de cabinet,
Pascaline, seront inalement mis en
examen dans ce dossier. Poursuivis
pour « recel de détournement de
fonds publics, corruption active et
passive, blanchiment et abus de
biens sociaux », ils sont soupçonnés
LE M AG A ZINE
de s’être offert frauduleusement
ces prestigieuses adresses grâce à
l’argent du pétrole – ce qu’ils
contestent. La valeur de ces biens a
été estimée par la justice française à
au moins 85 millions d’euros.
À l’époque, l’hôtel Pozzo di Borgo,
propriété de la société immobilière
française Valnco, liée à l’État du
Gabon, doit officiellement abriter
des missions diplomatiques et
héberger le bureau économique
gabonais. Les travaux de rénovation
sont d’ailleurs directement supervi-
sés par l’ambassadeur du pays à
Paris, Flavien Enongoué. Le choix
d’insister sur la dimension diploma-
tique du lieu ne doit rien au hasard
et permet de se prémunir contre
toute expropriation. « Un cas simi-
laire s’était produit lors de l’affaire
Obiang, pour empêcher une saisie au
42, avenue Foch, rappelle Chanez
Mensous, responsable de conten-
tieux et plaidoyer à Sherpa. La
défense de Teodorin Obiang [vice-
président de Guinée équatoriale,
condamné en juillet 2021 dans une
affaire de bien mal acquis] arguait
du fait que ce bâtiment diplomatique
était protégé par la convention de
Vienne de 1961. » Une décision de la
Cour internationale de justice, en
décembre 2020, avait finalement
rejeté l’argument.
DÈS
le rachat, le Gabon
entreprend de nou-
veaux grands tra-
vaux dans la vaste demeure. Comme
le raconte la lettre d’enquête sur le
luxe Glitz, plusieurs demandes de
permis de construire sont déposées
pour transformer une aile de l’hô-
tel. Retoquées à deux reprises à
cause du placement des hampes
qui doivent soutenir les drapeaux
gabonais, elles sont finalement
acceptées par la Mairie. Pour ce
chantier, le Gabon fait appel à
l’agence Pinto. Fondée par Alberto
Pinto, aujourd’hui reprise par
Fahad Hariri – le fils de l’ancien
président du Liban Raic Hariri –,
elle a fait des projets démesurés
pour clients richissimes sa marque
de fabrique. Pour le chantier Pozzo,
une soixantaine de contrats sont
Pierre Vauthey/Sygma/Getty Images
conclus avec des prestataires.
Si son statut diplomatique le place à
l’abri d’une saisie, l’hôtel Pozzo
di Borgo n’en est pas moins un de
ces biens mal acquis, qui suscitent la
colère des opposants au régime. En
janvier 2018, une trentaine de
membres de l’opposition
 LE M AG A ZINE

gabonaise en France décident
de s’introduire au 51, rue de l’Uni-
versité. Les manifestants, hommes
et femmes en manteaux et dou-
dounes, arrachent les palissades de
chantier protégeant l’entrée au cri
de « Libérez le Gabon ! ». Ils déam-
bulent ensuite sous les dorures d’un
hôtel particulier en pleins travaux,
où échelles et pots de peinture
jonchent le parquet couvert de
bâches. Ils paraissent enivrés de leur
propre audace, se ilment avec leur
téléphone en agitant des drapeaux
gabonais. Avant que la police n’in-
tervienne pour exiger qu’ils éva-
cuent le bâtiment.
à Libreville pour des détourne-
ments présumés de fonds publics.
Peu de temps avant, c’est son ils,
Noureddin Bongo, qui s’est
retrouvé en prison.
Hasard du calendrier, en France,
l’instruction tentaculaire des biens
mal acquis va bientôt connaître son
terme. D’après plusieurs sources, la
clôture de l’instruction est proche et
une date d’audience pourrait être
décidée début 2024. N’étant plus
président, Ali Bongo devrait perdre
son immunité, ce qui rendrait pos-
sibles les poursuites contre lui.
« Nous sommes dans une zone grise,
car la communauté internationale n’a
pas reconnu la junte comme étant un
pouvoir normalement constitué, tem-
porise maître Vincent Brengarth, qui
représente, avec maître William
Bourdon, les associations Sherpa et
Transparency International. La suite
de la procédure va dépendre de la
volonté de ce nouveau pouvoir de
collaborer avec la justice française. »
EN JANVIER 2018, UNE TRENTAINE DE
Les avocats des parties civiles
espèrent que cette nouvelle donne
géopolitique permettra de faire ren-
trer l’hôtel Pozzo di Borgo dans la
liste des biens qui pourront être un
jour restitués au Gabon – à l’image
des 6 millions d’euros que l’État
français prévoit de verser dès cette
année à la Guinée équatoriale sur
les biens saisis de Teodorin Obiang.
Le paradis perdu de Lagerfeld et du
Tout-Paris deviendrait alors la
maison des Gabonais.

LE MEMBRES DE L’OPPOSITION GABONAISE

lendemain, l’ambassadeur
se rend sur les lieux pour
constater les dégâts. Il est EN FRANCE DÉCIDENT DE S’INTRODUIRE
accompagné de Georges Michel
Rocoffort de Vivivière, dirigeant de
AU 51, RUE DE L’UNIVERSITÉ. LES
la SCI MRV, chargée d’exploiter le MANIFESTANTS ARRACHENT LES
bâtiment. Ce dernier fait partie de la
galaxie plus ou moins opaque d’in-
PALISSADES DE CHANTIER PROTÉGEANT
termédiaires qui gravitent autour de L’ENTRÉE AU CRI DE “LIBÉREZ LE GABON !”
l’hôtel Pozzo di Borgo. Parmi eux,
on trouve également un membre de
ILS PARAISSENT ENIVRÉS DE LEUR PROPRE
la famille Pozzo di Borgo. Alexandre AUDACE, SE FILMENT AVEC LEUR TÉLÉPHONE
Pozzo di Borgo – qui n’a pas sou-
haité répondre aux questions de M
EN AGITANT DES DRAPEAUX GABONAIS.
Le Magazine du Monde – se pré-
sente comme un « chasseur d’es-
paces ». Son métier : mettre à dispo-
sition de quelques happy few des
lieux d’exception pour des soirées
privées. Il a dans son escarcelle l’hô-
tel particulier qui porte son nom.
Inaugurée par les défilés de la
fashion week en septembre, suivis
de la foire Design Miami, cette nou-
velle fonction d’écrin du luxe et de
la mode pourrait toutefois prendre
in aussi vite qu’elle a commencé.
Et cela en raison d’un événement
survenu à 8 000 kilomètres de la
rue de l’Université. Dans la nuit du
30 août, moins d’une heure après
l’annonce de la réélection d’Ali
Bongo, l’armée, invoquant une
fraude, prend le contrôle de la capi-
tale gabonaise, Libreville, et ren-
verse le régime. Le général Brice
Oligui Nguema, leader du putsch,
est proclamé le surlendemain pré-
sident de la transition. Voilà Ali
Bongo chassé de son trône au
terme d’une révolution de palais.
La in d’une ère pour le Gabon : les
Bongo, père puis ils, auront régné
La table du dîner
sur le pays durant plus d’un demi- organisé en
Françoise Dumas

siècle. Le clan se retrouve cerné par octobre 2004 par

les poursuites judiciaires. La pre- Karl Lagerfeld et
Françoise Dumas
mière dame, Sylvia Bongo Ondimba dans l’hôtel
Valentin, est incarcérée en octobre particulier.

102

Comment réussir
la cession de
son entreprise
POUR ENVISAGER SEREINEMENT LA CESSION DE SON ACTIVITÉ, UN CHEF
D’ENTREPRISE A BESOIN DE POUVOIR COMPTER SUR UN INTERLOCUTEUR
EXPERT ET À L’ÉCOUTE AFIN DE DÉTERMINER LA STRATÉGIE LA PLUS PERTINENTE
EN FONCTION DE SES ASPIRATIONS PERSONNELLES.
Une cession d’entreprise est un projet complexe,
mêlant des aspects juridiques, fiscaux, sociaux,
mais aussi une dimension psychologique. Cela
exige un temps de réflexion long, de bien cerner
ses objectifs et nécessite souvent une étude
approfondie. Dans cette nouvelle aventure, il est
donc indispensable d’être bien entouré.
« Lorsque j’ai commencé à envisager de vendre
ma société de product ion, j’étais vraiment
perdue, car cela fait vingt ans que je me bats
chaque jour pour la faire tourner », se souvient
Isabelle, 49 ans, qui dirige Screen Ladies depuis
sa création. C’est naturellement qu’elle a fait appel
à un conseiller Swiss Life, accompagné de l’expert
Swiss Life Banque Privée. « Ils se sont montrés
très attentifs, raconte-t-elle. Très pédagogues. »
Le conseiller a d’abord voulu en savoir plus sur
la manière dont elle dirigeait sa société. Il lui a
ensuite présenté la possibilité d’ouvrir son
capital afin de développer son activité. « Il m’a
expliqué qu’une cession partielle avait l’avantage
d’éviter une rupture t rop brutale », souligne
Isabelle que cette solution a beaucoup rassurée.
Elle pourra ainsi garder les rênes de son
entreprise et faire monter en compétences une
personne de son équipe, et préparer calmement
les dix prochaines années. Mais attention, lui a
précisé son conseiller, il convient de choisir avec
beaucoup de soin le partenaire à qui céder une
partie de son entreprise. « Maintenant que j’y
vois plus clair, je me sens soulagée d’envisager la
valorisation et la transmission de Screen Ladies »,
souligne Isabelle, qui, en anticipant, va pouvoir
préparer l’avenir sereinement et continuer de
vivre selon ses propres choix.
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 Une jeune étudiante
victime de harcèlement
scolaire. Kyōto, le
1er décembre 2019.

104
Photos Pierre-Élie DE PIBRAC
Texte Philippe MESMER

Archipel des ténèbres.

POUR CAPTURER LE JAPON DES MARGES, VULNÉRABLE, LE PHOTOGRAPHE PIERRE-ÉLIE DE PIBRAC A POSÉ SES
VALISES À KYŌTO PLUSIEURS MOIS. LE TEM PS DE S’ACCLIMATER ET DE FAIRE TOM BER LES BARRIÈRES
LE PORTFOLIO

AVEC UN PEUPLE PEU ENCLIN À SE LIVRER. SA SÉRIE EST EXPOSÉE AU M USÉE GUIM ET JUSQU’AU 15 JANVIER.
Intérieur d’une
maison traditionnelle
abandonnée, à Kyōto,
le 5 avril 2020.
Un homme sortant
de chez lui sous le
regard de son
épouse. Kyōto,
le 13 janvier 2020.
 LE PORTFOLIO
SOUS LE TITRE “HAKANAI SONZAI”, qui peut se traduire
par « se sentir soi-même une créature éphémère », le photo-
graphe et plasticien Pierre-Élie de Pibrac a rassemblé les destins
de Japonais en marge. Cette série constitue la deuxième étape
de sa trilogie sur la résilience, commencée à Cuba chez les culti-
vateurs de canne à sucre et qui doit se poursuivre en Israël.
Dans ce travail, exposé au Musée Guimet jusqu’au 15 janvier, il
« raconte l’histoire d’individus qui cherchent à comprendre leur
identité face au poids des règles de la société », souligne-t-il.
Les images ont été réalisées entre décembre 2019 et août 2020.
Attiré par cet archipel où « la nature a imposé sa loi pour définir
la culture de la préciosité et du contrôle », le Français de 30 ans
s’est installé avec sa famille dans une maison traditionnelle voi-
sine du Pavillon d’argent, à Kyōto, et du chemin de la Philosophie
qui y mène. Dans cet écrin typique, il a multiplié les lectures,
visionné des ilms, pris des leçons de japonais. « Je n’ai rien pho-
tographié les deux premiers mois. Je comprenais mal, j’avais du
mal à entrer dans le lien nature-culture », se souvient-il.
Puis le lou s’est dissipé. Pierre-Élie de Pibrac a fait des ren-
contres à Kyōto, dans la ville de mineurs de Yūbari (Nord) ou
encore à Motoyama (à l’ouest, sur île de Shikoku) avec des
yakuzas, des hikikomori (qui n’arrivent plus à sortir de chez
eux), des jōhatsu (ces « évaporés », ou disparus volontaires) et
des rescapés de la catastrophe de Fukushima de 2011. Il a
conié à certains des appareils jetables et des carnets de notes
Pierre-Élie de Pibrac/Agence VU
pour les inciter à se conier. « Dans ce pays où les habitants se
livrent peu, il a fallu être très patient pour briser la glace et
entrer doucement dans la vie de ceux dont je voulais raconter
les histoires. » S’appuyant sur ces notes et photos, et secondé
par son épouse, Olivia, le photographe a recréé un moment-
clé de la vie des Japonais photographiés dans des lieux vidés
de leurs touristes par la pandémie de Covid-19.
Pierre-Élie de Pibrac a réalisé tous ses clichés à la chambre : « Ce
que j’aime, ce n’est pas créer un instantané mais une photo
comme une performance qui raconte une histoire. » La technique
oblige à un long temps de pause. « La personne est impression-
née par la chambre [appareil très grand format]mais finit par se
l’approprier. Elle entre dans ce monde et sait que c’est un moment
charnière de sa vie. » Il fait alterner la couleur et le noir et blanc,
les portraits et les paysages. « La couleur est importante, car elle
est la réalité, et les personnes doivent être photographiées dans
la réalité. Le noir et blanc révèle la puissance de la nature ou la
façon dont elle se réapproprie la présence humaine. » Les clichés
en noir et blanc de maison sous la neige, de leurs de lotus ou
d’escalier se perdant dans une forêt de cyprès sont inspirés de
la technique des estampes du mouvement ukiyo-e, ces « images
du monde lottant » nées pendant l’époque d’Edo (1603-1868).
Le photographe les a fait tirer sur du papier de mûrier d’un
artisan de Kyōto, « afin de souligner le souci du détail ».
Au Musée Guimet, le visiteur est accueilli par la voix de Takuya,
36 ans, rencontré à Fukushima. Il a été évacué en mars 2011
des environs de la centrale nucléaire envahie par le tsunami. Il
se dit déraciné et incompris, raconte son histoire sur un ton
solennel, comme s’il s’adressait à un public. « Il nous a emme-
nés, mon assistante et moi, chez sa mère, qui nous a expliqué
qu’il n’avait eu aucun contact avec d’autres gens depuis trois ou
quatre ans, se souvient Pierre-Élie de Pibrac. Finalement, il a
accepté de témoigner. Nous lui avons envoyé une copie de l’ou-
vrage tiré de ce travail. Quelque temps après, il nous a écrit en
nous disant qu’il allait se marier. Sa vie avait changé. »
« PORTRAIT ÉPHÉMÈRE DU JAPON, PHOTOGRAPHIES DE PIERRE-ÉLIE DE
PIBRAC », MUSÉE GUIMET, 6 PLACE. D’IÉNA, PARIS 16 E, JUSQU’AU 15 JANVIER.
HAKANAI SONZAI, DE PIERRE-ÉLIE DE PIBRAC, ATELIER EXB, 168 PAGES, 55 €.
107
108
LE PORTFOLIO

Pierre-Élie de Pibrac/Agence VU
Nénuphars blancs sur l’île
de Naoshima, le 2 juin 2020.
Page de gauche, une maison
abandonnée dans la ville de
Yūbari, île d’Hokkaidō,
le 24 novembre 2019.
 LE PORTFOLIO

Page de gauche,
une source d’eau chaude
de Beppu, sur l’île de
Kyūshū, en juin 2020.
Pierre-Élie de Pibrac/Agence VU

Ci-contre, de haut en bas,

un couple venu assister à
l’oral de son fils dans une
école de la banlieue
d’Ōsaka, le 30 mars 2020.
Un jeune homme dans le
gymnase de l’école
Ukedo, dans la préfecture
de Fukushima, le
31 décembre 2019.

111
 LE PORTFOLIO

Pierre-Élie de Pibrac/Agence VU

Chambre avec vue sur le

mont Fuji, préfecture de
Yamanashi, le
31 mars 2020.
Page de droite, macaque
dans la forêt de l’île
de Yakushima,
le 1er juillet 2020.

112
 LE GOÛT
Boucle d’oreille et
bracelets Tiffany
Lock, en or jaune, or
blanc et diamants,
et, porté en ceinture,
collier Tiffany
HardWear, en or,
TIFFANY & CO.
Costume en soie et
mohair, chemise
en popeline de coton
et cravate en soie,
VALENTINO.

Photos Tanya et Zhenya POSTERNAK
Stylisme Malina JOSEPH GILCHRIST
NUMÉRO DE CHARME.
LES ÉPOQUES SE SUCCÈDENT, LES TECHNOLOGIES ÉVOLUENT À
TOUTE VITESSE. MAIS JOAILLERIE ET HORLOGERIE DE HAUTE FACTURE
CONTINUENT DE FAIRE BRILLER L’EXCELLENCE DE SAVOIR-FAIRE
ANCESTRAUX. UNE CONVERSATION ANIMÉE ET RAFFINÉE.

115
Page de gauche,
montre Star
Legacy Full
Calendar, en
acier inoxydable,
MONTBLANC.
Veste-body et
pantalon en laine,
SPORTMAX.

Ci-contre, boucle
d’oreille et collier
porté en bracelet,
en argent,
POMELLATO.
Montre Riviera,
mouvement
automatique,
36 mm en acier,
BAUME
& MERCIER .
Veste en laine
et chemise en
coton, BOTTEGA
VENETA.
Page de gauche,
montre
BR 05 GMT Sky
Blue, en acier,
BELL & ROSS.
Montre en acier,
IWC. Montre
Dextera, en acier,
SWAROVSKI.
Costume et
chemise en laine,
CO.

Ci-contre, boucle
d’oreille et collier
en or et diamants,
BUCCELLATI.
Boucle d’oreille
en or et
améthyste,
DOLCE
& GABBANA.
Manteau en laine
et chemise en
coton, THE ROW.
Montre en acier,
TUDOR. Colliers
en argent,
HERMÈS.
Costume en drap
de laine et
chemise en soie,
THE ROW.
Page de gauche,
montre Classic
Fusion
Chronograph
Titanium Racing
Grey, 45 mm,
boîtier en titane,
HUBLOT. Veste,
chemise longue,
cravate et
cuissardes, en
cuir, BOTTEGA
VENETA.

Ci-contre, bague
et bracelet Gem
Dior, en or blanc,
DIOR JOAILLERIE.
Montre La D
My Dior, 25 mm,
mouvement
quartz, acier et
diamants, DIOR
HORLOGERIE.
Veste, gilet et
pantalon en laine,
blouse en
popeline de
coton et cravate
en soie, DIOR.
Page de gauche,
boucle d’oreille
en or rose et
diamants, créole
et bracelet en or
jaune, montres
en acier et
bracelets en cuir
matelassé,
CHANEL.
Blazer en laine,
SPORTMAX.

Ci-contre, boucle
d’oreille en métal
émaillé, MIU MIU.
Montre Metro 33,
en acier
inoxydable, et
bracelet velours
végan, NOMOS.
Manteau en drap
de laine,
BOTTEGA
VENETA.
Bagues en or
rose et diamants,
POMELLATO.
Montre Centrix
Automatic
Diamonds,
35 mm,
mouvement
automatique,
en acier et
céramique,
12 diamants,
RADO. Boucle
d’oreille en or
jaune, TABAYER.
Parka en cuir,
BALENCIAGA.
Page de gauche,
montre Classic
Fusion
Chronograph
Titanium Racing
Grey, 45 mm,
boîtier en titane,
HUBLOT. Veste,
chemise longue,
cravate et
cuissardes, en
cuir, BOTTEGA
VENETA.

Ci-contre, boucle
d’oreille et bague
en or certifié
100 % recyclé,
PRADA. Veste
en laine et soie,
MIU MIU.
Boucle d’oreille,
collier et bracelet
serpent en or
certifié 100 %
recyclé, PRADA.
Veste en laine
et soie, MIU MIU.
Page de gauche,
boucle d’oreille
en argent émaillé,
BOTTEGA
VENETA. Montre
Carrera Date, en
acier inoxydable,
TAG HEUER.
Costume en laine,
BLUEMARBLE.

Ci-contre, montre
Riviera,
mouvement
automatique,
36 mm, en acier,
BAUME &
MERCIER. Veste
en laine, chemise
en coton et
cuissardes en
cuir, BOTTEGA
VENETA.
Modèles : Lulu Tenney @Lumien Creative, Sacha Quenby @Women, Sarah Brown @The Society — Assistants de la styliste : Casey Conrad et Nathan Watson —
Assistant du photographe : Fallou Seck — Technicien lumière : Eduardo Silva — Coiffure : Ryan Mitchell @Streeters, avec les soins capillaires Oribe, assisté de
Nastya Miliaeva — Maquillage : Jen Myles @Streeters, assistée de Jason Case — Manucure : Natalie Pavloski @Bridge, avec les vernis Chanel — Scénographie :
David De Quevedo @Cadence, assisté de Sarah Possamai — Casting : @Midland — Production : @Mina — Postproduction : @IMGN.
Page de gauche,
montre
G-Timeless, en
acier, cadran en
lapis-lazuli, veste
et cycliste en
laine, chemise en
coton, GUCCI.
Collier et boucle
d’oreille en
perles Akoya,
MIKIMOTO.

Ci-contre, boucle
d’oreille et collier
LV Volt, en or
jaune et
diamants, et
bracelet jonc
Color Blossom,
en or jaune pavé
de diamants,
LOUIS VUITTON.
Veste en laine,
MARC JACOBS.
Lunettes
personnelles.
 Clip d’oreille Quatre
Double White Edition, en
or blanc et céramique
blanche, serti de diamants,
BOUCHERON.
Collier avec pendentif
Quatre Black Edition grand
modèle, en or blanc et
PVD noir, serti de
diamants, et, glissés dans
la chaîne, bague et alliance
Quatre Double White
Edition, en or blanc et
céramique blanche, deux
bagues Quatre Black
Edition Small, en or blanc
et PVD noir, et bague
Quatre Black Edition
Large, en or blanc et PVD
noir, alliance Clou de
Paris, en platine, bague
Quatre Double White
Edition Small, en or blanc
et céramique blanche,
bague Quatre Black
Edition Large, en or blanc
et PVD noir, sertie de
diamants, alliance Facette,
en platine, sertie de
diamants, bague Quatre
Double White Edition
Large, en or blanc et
céramique blanche, sertie
de diamants, BOUCHERON.
Sweat à capuche zippé en
coton, MM6. Manteau en
cuir, LOEWE.

Page de droite, montre

Golden Ellipse, en or rose
avec cadran noir ébène
« soleil », couronne sertie
d’un onyx et bracelet en
alligator écailles carrées,
PATEK PHILIPPE.
Gilet en laine, LANVIN.
Lunettes personnelles.

136
STRICT NÉCESSAIRE.
QUAND ILS SE FONT DISCRETS, LES BIJOUX RIVALISENT D’INTENSITÉ.
MONTRES, BAGUES OU COLLIERS DESSINENT LES CONTOURS D’UNE Photos Bruno STAUB
PERSONNALITÉ. Stylisme Virginie BENARROCH
Page de gauche, montre
Journey 1884, bracelet en
paracorde, et montre
I.N.O.X Chrono Carbone,
bracelet en paracorde,
VICTORINOX .
Col roulé en cachemire
et blazer en laine,
BALENCIAGA.

Ci-contre, collier à
pendentif triangle Prada
Eternal Gold, en or 100 %
recyclé certifié, trench en
gabardine de coton et
chemise en popeline de
coton, PRADA.
Boucle d’oreille Perles, en
or rose avec diamants,
perles de culture blanches
et roses, ISABELLE
LANGLOIS. Collier Danger
Horn, en or jaune et perles
Akoya, TASAKI. Manteau
en laine, VICTORIA
BECKHAM. Chemise en
coton, SOEUR.
Tee-shirt vintage.

Page de droite, boucle

d’oreille Joséphine Valse
impériale, en or blanc,
sertie de diamants, et
collier Joséphine Aigrette,
en or blanc, serti de
diamants, CHAUMET. Tee-
shirt vintage en coton.
Boucle d’oreille Talisman,
en or blanc et diamants,
bague DB Classic, en or
blanc et diamants, et
bague RVL, en or blanc
et diamants, DE BEERS.
Manteau en cuir retourné,
CHLOÉ.

Page de droite, colliers

Cocktail, en or rose et
perles d’eau douce, l’un
avec un quartz jaune et
l’autre une topaze rose,
GINETTE NY. Chemise en
coton, FURSAC. Tee-shirt
vintage en coton.
Montre Seamaster Aqua
Terra Shades Co-Axial
Master Chronometer
38 mm, boîtier et bracelet
en or SednaTM, lunette
pavée de diamants et
montre Seamaster Diver
300M Co-Axial Master
Chronometer 42 mm,
boîtier et bracelet en acier
et en or SednaTM,
OMEGA. Tee-shirt
manches longues en
jersey de coton et blouson
en gabardine de coton
teint en pièce et brodé,
MIU MIU.

Page de droite, boucles

d’oreilles et bracelet
Force 10, en or blanc et
diamants, et bracelet
Force 10, en or blanc,
FRED. Veste vintage en
polyester recyclé, ADIDAS.
Débardeur en soie, CELINE
HOMME.
Modèles : Sofia @Viva Paris, Peng @W360 Management, Aline @The Claw Models, Sylviane @Models, Majdou @IMG, Ali @16 Paris, Antonin @M Management, Fatou,
Mark @Tomorrow is another day et Achille @Success Models — Assistants du photographe : Michal Czech, Alexis Parennin, Rebecca Lièvre — Assistante de la styliste : Salomé
Rouquet — Coiffure : Joseph Pujalte, assisté de Flavien Hymonnet — Maquillage : Christine Corbel, assistée d’Emanuela Farano — Manucure : Béatrice Eni — Casting : Holly Cullen
@Webber Represents – Production : Town Productions et Silvia Nicoletti.
 LE GOÛT

Des BIJOUX bien

dans leur assiette.
AURÉLIE BIDERMANN CHEZ CHRISTOFLE, PHILIPPE STARCK CHEZ BACCARAT, CONSTANCE
GUISSET POUR LA MANUFACTURE DE SÈVRES : DES CRÉATEURS ET DESIGNERS DE PREM IER
PLAN CÉLÈBRENT LES NOCES DE LA JOAILLERIE ET DES ARTS DE LA TABLE. LE RENOUVEAU
CONTEM PORAIN D’UNE TRADITION ÉTABLIE DE LONGUE DATE. Texte Valentin PÉREZ

SUR LES SOCLES DES COUPELLES ET DES TIMBALES, sur

une manchette et sur un bougeoir, le long d’une paire de créoles
comme sur le pourtour des assiettes, un seul et unique motif
court dans la collection baptisée « Babylone » de la maison d’orfè-
vrerie Christole. Une tresse en relief, comme celle d’une brioche
dodue et appétissante. « Ou une ligne de crème Chantilly », sug-
gère Émilie Metge, devant une table dressée des accessoires en
question, dans la boutique de Christofle, rue Royale, à Paris.
Nommée PDG en 2022, cette volubile et tonique entrepreneuse,
déterminée à redonner une pertinence contemporaine à cet
orfèvre né en 1830, a choisi de lancer une nouvelle gamme qui
embrasse, dans un même mouvement, les arts de la table, les
objets décoratifs et les bijoux. « Depuis la ligne Vertigo d’Andrée
Putman [en 2002], il n’y avait pas eu de collection assurée à
360 degrés par un même designer », rappelle-t-elle.
Pour dénicher le proil adéquat, celle qui a commencé sa carrière
dans les relations publiques chez Prada ou Chanel et connaît l’his-
toire du luxe sur le bout des doigts a établi une liste de créatrices,
vite surnommée « le gang des Parisiennes ». « Dior a ses attaches
à Granville, Chanel à Deauville, Vuitton à Asnières : je cherchais,
pour ma part, quelqu’un capable d’incarner l’ancrage véritable-
ment parisien de Christole, qui a ouvert au départ dans le quartier
des Arts-et-Métiers », explique Émilie Metge. Et c’est à la joaillière Page de gauche
Aurélie Bidermann que la mission a été coniée. « L’idée d’une et ci-contre,
collection transversale m’a excitée d’entrée », assure cette dernière, pour la collection
qu’elle a dessinée
qui ne contribue plus depuis 2018 à l’entreprise qui porte encore pour Christofle,
son nom et qu’elle avait fondée en 2004, également rue Royale, Aurélie
à Paris. « La continuité m’a semblé évidente, d’autant que j’ai tou- Bidermann
a signé
jours abordé le bijou comme un objet sculptural. » des pièces à
Il n’y a qu’à mettre côte à côte bagues et ronds de serviette : les la fois dans le
Christofle × 2

premières, dans le même vocabulaire esthétique que les seconds, domaine des arts
de la table, des
peuvent être vues comme leur déclinaison miniature. La collection objets décoratifs
Babylone est ainsi la version 2023 du long dialogue entre et de la joaillerie.

147
 LE GOÛT

joaillerie et arts de la table. Outre le fait qu’ils partagent « le

même idéal de transmission », relève Aurélie Bidermann, les deux
disciplines lirtent depuis toujours. Menées de front par certains,
comme Puiforcat jusqu’à la in des années 1990 ou Lalique, qui les
allie depuis 1888, elles partagent aussi un même comité profes-
sionnel, Francéclat, qui fédère treize mille entreprises et en défend
les intérêts. Aujourd’hui encore, des joailliers plus que centenaires,
comme Tiffany ou Buccellati, continuent d’agrémenter leur offre,
dominée par les bijoux, de quelques assiettes, saucières, bols,
théières ou bougeoirs. Inversement, d’autres institutions, dont
l’essentiel du chiffre d’affaires provient de la vaisselle et de la déco-
ration, font du bijou fantaisie un territoire d’expérimentation, avec
l’aide de designers à qui elles sous-traitent la création.

DEPUIS
2008, la cristallerie
Baccarat a par
exemple pu compter
sur Philippe Starck
pour radicaliser ses
gobelets ou lûtes à champagne, biseauter ses lustres ou épurer ses
lampes. « Ils semblaient tenir aussi aux bijoux, mais je ne voulais
pas y toucher, se souvient Philippe Starck. J’ai toujours été opposé
au superflu et partisan de garder le meilleur pour les objets qui ont
une obligation fonctionnelle. Autant dire que le bijou était étranger
à mon monde et rimait en plus avec le luxe, cet outil qui aujourd’hui
ne consiste qu’à montrer qu’on est plus riche que le voisin. » Il y a
quelques mois, l’intérêt de son épouse pour les bijoux comme
« témoins de l’amour » lui a néanmoins fait reconsidérer sa position.
Ainsi est née sa bague nommée L’Éclat de Talleyrand, mise en
vente in 2022, une couronne souveraine de cristal aux ondulations
latérales qui surplombe un anneau en vermeil. Un design volumi-
neux, net et épais « comme un poing américain », souligne le desi-
gner, qui dit n’aimer « les bijoux qu’extravagants ».
Ci-contre, en La designer Constance Guisset, sollicitée de son côté par la
haut, Philippe Manufacture de Sèvres, qui existe depuis le XVIIIe siècle, a pour
Starck a créé la
bague en cristal sa part voulu faire naître « un bijou surtout pas agressif ». Soit des
L’Éclat de pendentifs ronds ou rectangulaires en porcelaine, portés par un
Talleyrand pour cordon de soie. Le recto, peint à la main en bleu de Sèvres,
Baccarat.
dégradé de jaune citron et de bleu ciel, blanc ou nappé d’or
En bas, les 24 carats, est doux. Le verso, laissé brut, plus rêche ; les bords,
pendentifs
en porcelaine
toujours arrondis. « La Manufacture voulait trouver des formes
signés Constance qui pourront se décliner et être décorées par d’autres ensuite, à la
Guisset pour manière du vase Ruban que Pierre Charpin avait créé pour eux
la Manufacture
de Sèvres.
[en 2008] », détaille la designer.
Avant de donner corps à ce qu’elle souhaitait, Constance Guisset a
visité la manufacture pour saisir les spéciicités de la porcelaine,
de même qu’Aurélie Bidermann s’est rendue à Yainville, en
Normandie, pour découvrir les ateliers de Christole. Car il faut du
temps et du doigté pour apprivoiser les subtilités de la matière qui
composera les bijoux et qui d’ordinaire est dévolue aux assiettes,
aux couverts ou aux carafes. Deux ans de développement ont par

Baccarat. Daniel Bésikian/Sèvres-Manufacture et musée nationaux.

exemple été nécessaires pour les bagues en cristal de Baccarat,
Philippe Starck militant pour un dépouillement maximal, une
absence de pierres ou de sertis et un poids praticable (40 grammes
environ). « Les bijoux sont souvent tarabiscotés pour dissimuler
leurs difficultés techniques, comme les lambris des intérieurs bour-
geois camouflent les défauts, constate-t-il. Je voulais au contraire
parvenir à une épure absolue, ce qui s’avère toujours compliqué. »
De même, si la créatrice Marion Vidal maîtrisait déjà l’art de faire
naître des bijoux en faïence pour son label personnel, dont l’uni-
vers gai valorise des formes organiques, elle a dû s’initier à la
porcelaine, plus résistante, plus sensuelle et plus renlée, lorsque
Bernardaud, spécialiste de la porcelaine de Limoges depuis 1863,
l’a approchée en 2019 pour dessiner ses bijoux. Il faut en effet
prendre d’emblée en compte le fait qu’à la cuisson, à 980 degrés
puis 1 400 degrés, le volume de la porcelaine rétrécit

148
 LE GOÛT

Ci-contre,
les pendentifs
de Marion Vidal
pour la maison
de porcelaine
Bernardaud.

À droite, la bague
Adélaïde, en
vermeil et topaze,
imaginée par Alix
D. Reynis.

d’environ 14 % et ses bords ont tendance à s’arrondir.
« Chez Bernardaud, mes dessins leur semblaient au départ trop
anguleux, mais c’est parce que je dois anticiper que, cuits, ils sor-
tiront plus adoucis », explique la créatrice. La porcelaine exige
aussi de créer des supports spéciaux latéraux qui, au four, empê-
cheront la pièce de trop se tordre.
Hormis quelques bagues, ce sont surtout des pendentifs que
Marion Vidal a imaginés, tenus par une ine chaîne de laiton :
cœurs ajourés et gonlés, sculptures comme des pommes ou des
galets aux nuances de couleurs franches, gris-gris japonisants,
scarabées aux ailes mordorées… Ces derniers mois, des carpes
koï igées dans un saut ont également été introduites, puis sorti-
ront prochainement de fines fioles qui pourront devenir des
Dans l’offre des maisons d’arts
de la table, les bijoux demeurent
secondaires, en termes de visibilité
et dans les comptes annuels. Mais
ils servent souvent de “possibles
solilores. « Plutôt qu’un décor peint, j’essaie de privilégier des
à-plats colorés, une proximité plus directe avec la matière », plaide
la designer, qui aime les variations laissées blanches et constate
que celles en or se vendent particulièrement bien. « Marion Vidal
nous permet de rester contemporains en élargissant notre palette.
Framboise écrasée, jaune citron : elle a subtilement déplacé notre
vocabulaire en transformant les couleurs culinaires en teintes qui
lattent la peau », loue-t-on du côté de Bernardaud.
Dans l’offre des maisons d’arts de la table, ces bijoux demeurent
toutefois secondaires, en termes de visibilité et dans les comptes
annuels. Mais ils servent souvent de « possibles premiers pas »,
comme dit Émilie Metge chez Christole, devenant les produits
d’entrée de gamme de ces grandes marques. À condition de
produire du sens… « Rendre l’ensemble “arts de la table et joail-
lerie” cohérent, c’est le dificile travail du marketing. Mais cela
fait de la boutique un espace-clé, car c’est là que l’on saisit le
mieux les liens qui peuvent les unir », relève Alix Depondt-Reynis,
qui a fondé, en 2011, Alix D. Reynis, rare marque indépendante
française à marier les deux disciplines. Certaines boucles ou
bagues en vermeil sont, chez elle, quelquefois ouvragées et tex-
turées en couronnes de laurier à l’antique, à la façon des plats
ou compotiers en porcelaine de Limoges.
« Mélanger les disciplines est toujours enrichissant et éloigne les
a priori », apprécie Marion Vidal, qui, outre le porcelainier
Bernardaud, aime collaborer avec des céramistes, des aciéristes
ou des tourneurs de haute précision. « Et puis, votre design n’est
plus réservé à une table privée : vous pouvez le voir vivre en
Bernardaud. Alix D. Reynis

premiers pas”, comme dit Émilie public, comme une intimité exposée », note Constance Guisset,
ravie de constater que les pendentifs réalisés avec la Manufacture
Metge chez Christole, devenant de Sèvres sont des cadeaux que les clients « offrent à leur mère :
les produits d’entrée de gamme rien ne peut me faire plus plaisir ! » Même Philippe Starck en a
ini avec son allergie aux bijoux et ne s’oppose plus désormais à
de ces grandes marques. l’idée de s’y frotter à nouveau.

150
19h32 : fuyons ce qui nous
reste de sagesse

Modèle porté : Yema.

Hegid, Ralf Tech, Reservoir et toutes
les plus belles montres à la française
sont à retrouver sur :

MONTRESALAFRANCAISE.FR

Agence : Les Gens Et Vous

LE TEMPS DE VIVRE
 LE GOÛT

VU SUR LE NET

Secrets
d’ALCÔVE.
Depuis 2018, les spécialistes
du design Valentina Ciufi et
Joseph Grima bouleversent
le Salon du meuble de Milan
en exposant, dans le cadre
de leur foire Alcova, plusieurs
dizaines de designers émer-
gents, éditeurs et institutions
dans des lieux hors norme
– ancien hôpital, usine
de panettone, abattoir…
Ils prolongent désormais la
manifestation à travers une
boutique en ligne, où sont
proposés lampes, tables,
miroirs, vases… de 70 à
11 000 euros. Des objets de
collection en petites séries
signés de créateurs coniden-
tiels qui questionnent la notion
de bon goût. On y découvre
d’étonnantes sculptures en
céramique signées Hannah
Lim, des boîtes d’inspiration
anglo-chinoise à l’esthétique
manga, Elements, une lampe
signée Adrian Cruz en résine
DEUXIÈME VIE
multicolore translucide tout

Peau de PÊCHE.
L E B OT T I E R L E C H A M E AU , fondé en
Normandie en 1927, et le maroquinier Bleu de
Chauffe ont cherché un temps la meilleure
manière de s’associer. « On ne voulait pas d’un
produit sans âme avec simplement deux logos
apposés côte à côte », conie Alexandre Rousseau,
cofondateur du second, un label revendiquant
le made in France installé depuis 2009 à Saint-
Georges-de-Luzençon, à deux pas de Millau,
dans l’Aveyron. Le déclic est venu le jour où Le
Chameau – dont les bottes sont depuis 2015
fabriquées au Maroc – évoque sa difficulté à
valoriser ses waders usagées, ces combinaisons
donc imaginé une besace à partir du rebut inex-
droit sortie d’une discothèque
de Floride, ou un fauteuil
d’Holloway Li en ibre de verre
et tissu orange aux lignes
seventies gonlées. Une
ploité des waders en caoutchouc contrecollé de photographie audacieuse de
néoprène. « La difficulté a été la logistique, la création contemporaine.
explique Alexandre Rousseau, aujourd’hui à la Marie GODFRAIN
tête d’une trentaine de salariés. Il a fallu ache- SHOP.ALCOVA.XYZ
miner jusqu’à nous les combinaisons usées qui,
auparavant, devenaient des déchets industriels.
Puis les découper en morceaux, assembler ceux-
ci en un sac, faire des tests, s’adapter à ce caout-
chouc de 5 millimètres d’épaisseur, en apprenant
à le coudre et en revoyant nos patrons. »
Pourvus d’une bandoulière en coton, dotés
d’un fermoir simple ou double, ces sacs nés de
Bleu de Chauffe (× 3). Alcova

avec bottes intégrées qui permettent aux
pêcheurs et aux ostréiculteurs professionnels de
s’immerger dans l’eau jusqu’à la taille. De son
côté, le maroquinier détient dans son catalogue
un sac signature, en toile de coton ou en cuir,
inspiré de la musette où l’on range les hameçons
et les ilets. Les deux entreprises partenaires ont
la matière de l’un et du savoir-faire de l’autre
sont, comme il est de coutume chez Bleu de
Chauffe, datés et signés à l’intérieur par l’arti-
san qui les a façonnés. Valentin PÉREZ
LA MUSETTE DU PÊCHEUR, BLEU DE CHAUFFE X LE CHAMEAU,
DE 295 À 345 € SELON LA TAILLE. BLEU-DE-CHAUFFE.COM

152
 Montre Tambour, en acier et or
rose, mouvement mécanique à
remontage automatique LFT023,
Louis Vuitton, prix sur demande.
fr.louisvuitton.com

FÉTICHE Tambour BATTANT. Après avoir célébré, en 2022, son vingtième anniversaire par un beau livre paru
chez Thames & Hudson, la Tambour, montre phare de Louis Vuitton, entame sa mue. Peu à peu, 80 % de l’offre existante de cette gamme
va disparaître pour attirer des collectionneurs plus érudits. Dans sa nouvelle version, le modèle afiche une couronne moins épaisse (passée
d’environ 13 millimètres à 8,3 millimètres), un bracelet intégré en métal, un mouvement inédit trois aiguilles (à remontage automatique),
des aiguilles luminescentes et une mention en français à l’esprit vintage sur le cadran : il n’est ainsi plus écrit « Swiss Made » mais « Fab. en
Suisse », comme sur certaines montres des années 1940 à 1960. Une recherche de rafinement autant qu’une démonstration de puissance
industrielle allant de pair avec une hausse de prix. La Tambour, en acier, en or jaune ou en or rose, se décline aussi, comme ici, en version
bicolore. Valentin PÉREZ — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Pauline CARANTON — Scénographie Sarah PRITCHARD
 LE GOÛT

À une échelle plus modeste, qui lui

convient davantage, Aenéis puise
son inspiration dans les fresques et
les planches botaniques, l’œuvre
d’architectes brutalistes ou abs-
traits, comme Richard Meier, ou de
figures du Bauhaus, tel le peintre
LIBREMENT INSPIRÉ Josef Albers. « À vrai dire, j’ai

Élevé aux
découvert Albers par sa femme,
Anni Albers, designer textile. J’aime
son approche minimaliste et son
usage unique de formes basiques et

CARRÉS.
ÉLEVÉE DAN S LE TESSIN,
en Suisse, et résidant aujourd’hui à
Paris, Lisa Lubrini se rend réguliè-
rement à Côme (Italie). C’est là que,
depuis 2018, cette trentenaire fait
tisser, imprimer et coudre des car-
rés aux motifs graphiques en sergé
de soie, sous le label Aenéis. Initiée
adolescente au tissage fait main,
cette fille d’un éducateur et d’une
institutrice a étudié le design de
mode à Milan et à Londres. Après
des stages chez Alexander
McQueen ou Liberty of London et
des expériences chez Hugo Boss ou
Napapijri, elle finit par tourner le
dos à ces grandes maisons. « J’étais
démotivée et désorientée. On ne me
parlait que de tendances à rattra-
per, d’échelle de production, de
coûts et de marges », dit-elle.
géométriques. Des carrés, des rec-
tangles, vous en voyez chaque jour
sans y porter attention… Lui par-
vient à les utiliser dans des compo-
sitions subtiles qui impriment votre
imaginaire. » La série de zincogra-
phies (lithographie sur zinc)
Graphic Tectonic, qu’Albers entre-
prit en 1941, a ainsi nourri un carré
jouant sur la rigueur et l’illusion
d’optique.
« J’avais d’abord dessiné, au crayon
puis sur tablette, deux carrés blancs
tout en lignes. J’en ai ajouté un troi-
sième, noir, pour les mettre en
valeur » sur un fond en teinte dite
« biscuit », mix de crème, noir et
beige. « Il a fallu de nombreux
essais pour faire cohabiter les cou-
leurs, puis trouver la bonne épais-
seur des traits et des bordures afin
que l’impression soit nette et riche à
observer. Autant lorsque le foulard
est déplié que lorsqu’il est noué. »
Valentin PÉREZ
CARRÉ MINIMAL ILLUSION, AENÉIS,
DISPONIBLE EN FORMAT 68 × 68 CM,
90 × 90 CM OU 140 × 140 CM. DE 140 À
390 €. AENEIS-PARIS.COM

The Josef and Anni Albers Foundation/Ar tists Rights Society (ARS), New York. Aenéis. Rado
TANDEM Chromie et CHRONO.
« La polychromie appartient à la grande architecture vivante de toujours et de demain »,
expliquait Le Corbusier lors d’une conférence à Rome en 1936. Pour la seconde fois,
la maison horlogère Rado s’associe avec Les Couleurs Suisse, entité détentrice des droits
de la Polychromie architecturale, la palette de 63 couleurs imaginée par l’architecte
en 1931 et enrichie en 1959. Trois modèles de la montre True Square Thinline, reconnais-
sable à son cadran carré et à son bracelet à maillons en céramique, sont nés de cette col-
laboration. De sa palette, le designer d’origine suisse a extrait des « claviers de couleurs »
dont certains sont utilisés ici : vert anglais, frais et soutenu, marié à un gris foncé élégant ;
ombre naturelle, sur le fil du gris et du brun, associée à un blanc crème, et enfin du noir
d’ivoire qui évoque le silence du cœur de la nuit. Doté du mouvement à quartz Rado
calibre R420 et avec son boîtier de 37 milimètres, ses contours arrondis et son bracelet
en céramique mate et titane, ce modèle s’inscrit dans la tendance unisexe du moment.
Maud GABRIELSON
RADO TRUE SQUARE THINLINE, LES COULEURS SUISSE LE CORBUSIER, ÉDITION LIMITÉE À 999 EXEMPLAIRES POUR
CHACUN DES TROIS MODÈLES, 2 700 EUROS (MODÈLES BICOLORES) ET 2 450 EUROS (MODÈLE NOIR). RADO.COM

154
 De gauche à droite,
collier Rose céleste, en or
jaune, diamants, nacre
et onyx, Dior Joaillerie,
9 350 €. dior.com
Bague Les Berlingots, en or
jaune, onyx et diamants,
Cartier, 5 600 €. cartier.com
Collier Limited Edition n° 3,
en or noir, diamants, onyx
et titane noir, Repossi,
6 950 €. repossi.com
Bague Perlée, en or jaune,
onyx et diamants, Van Cleef
& Arpels, 8 300 €.
vancleefarpels.com

VARIATIONS Beau TÉNÉBREUX. Dans l’univers de la joaillerie, tout en « éclat », « transparence » et « pureté », l’onyx
cultive sa différence. Car, si certaines variantes – blanche, grise, verte ou orangée – existent, c’est surtout dans sa version d’un noir profond
et opaque que les maisons de la place Vendôme emploient cette gemme de la famille des calcédoines. L’onyx, serti sur des camées dès
l’Antiquité, était indiqué pour composer des bijoux de deuil, notamment outre-Manche, à l’ère victorienne. Dans les décennies 1920 et
1930, il monte en gamme. À Paris, Cartier en fait un élément récurrent de son vocabulaire : cette pierre borde l’or blanc sur des clips et
des broches rigoureuses, ou igure les taches d’une panthère. Aujourd’hui, la maison de la rue de la Paix continue de le marier à l’or et aux
diamants, recette également suivie chez Van Cleef & Arpels. Dior, de son côté, l’oppose à de la nacre, tandis que Repossi, dans un esprit
plus radical, le confronte à d’autres matériaux tout aussi sombres, comme de l’or rendu noir – en le plongeant dans un bain de ruthénium –
ou du titane. Valentin PÉREZ — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Pauline CARANTON — Scénographie Sarah PRITCHARD
 LE GOÛT

Félix Lefebvre
(à gauche), Alexis
Tonetti et Virginie
Efira dans Rien à
perdre, de Delphine
Deloget.

TÊTE CHERCHEUSE consistant à prendre 20 kilos pour avec un coach. Il en a désormais

incarner Jean-Jacques dans Rien à toujours un ou une à ses côtés pour

Félix Lefebvre, une bonne perdre l’a d’emblée emballé. Pain,

pâtes et riz complets, sodas, fro-
mages et chocolat avant d’aller se
l’accompagner dans la recherche
d’un rôle, lui donner la réplique,
l’alimenter en réflexions. Une

DOSE de métamorphose. coucher ont constitué son régime.

Et, comme son personnage est un
aspirant pâtissier, il a aussi appris à
approche anglo-saxonne qu’il
aimerait marier avec une humilité
à la belge. « Cécile de France,
RÉVÉLÉ EN 2020 DANS “ÉTÉ 85”, DE FRANÇOIS OZON, cuisiner cheesecakes et tartes aux Virginie Eira… J’ai la chance de tra-
LE COMÉDIEN ENCHAÎNE DEPUIS LES RÔLES LES PLUS fruits pour mieux les engloutir. « Je vailler avec des actrices qui ont su
DIVERS. ADM IRATEUR DU JEU TRANSFORM ISTE DES ne me trouvais jamais assez gros. À conserver des rapports humains
ACTEURS ANGLO-SAXONS, IL S’OFFRE UNE NOUVELLE la prise de poids, les Américains ont simples et francs. Il faut se méier de
M UE DANS “RIEN À PERDRE”, EN SALLE M ERCREDI. tendance à ajouter un accent, un tic, soi, ne pas croire que la parole des
une prothèse. En fait, le poids sufit acteurs a une valeur spéciale. Si
à te transformer : ton pas ralentit, visible qu’il soit, l’acteur n’est pas
C O M M E N T R Ê V E R M E I L- « J’aime aller vers l’inédit. Si j’ai déjà ton corps bouge autrement, tu es plus qu’un rouage du cinéma. »
LEURE ENTRÉE dans le grand joué un type de rôle, c’est comme si je déjà quelqu’un d’autre. » Avec un programme déjà chargé
monde ? Dans Été 85 (2020), teen l’avais déjà écumé », avance Félix Fils d’un artiste, peintre et musi- pour les prochains mois, Félix
movie maritime et tragique signé Lefebvre pour expliquer ce tête-à- cien, et d’une chercheuse dans un Lefebvre dit rêver désormais de lir-
François Ozon, Félix Lefebvre nais- queue. Avant cela, l’acteur de 24 ans laboratoire pharmaceutique, Félix ter à l’écran avec une violence plus
sait au cinéma façon Sophie a déjà « muté » plusieurs fois : Lefebvre a grandi à Antony, entre sauvage – territoire qui lui reste à
Marceau. Une scène magniie Alex, imprésario du duo NTM (Suprêmes, Shakespeare, travaillé dans la com- défricher – et de s’emparer de
son personnage, candide et transi, d’Audrey Estrougo, 2021), apprenti pagnie de théâtre qu’il fréquentait, « rôles toujours plus neufs, plus mys-
en train de danser face au garçon pêcheur faisant montre de beau- et Stargate SG-1, feuilleton futuriste térieux, plus insondables ». Cet
qu’il désire. Celui-ci finit par lui coup d’aplomb pour séduire une visionné en famille. Après un pas- enthousiaste joueur de basket à ses
poser un walkman sur les oreilles, femme de vingt-cinq ans son aînée sage par un conservatoire d’arron- heures perdues « réléchit » à l’idée
dans un geste hommage au premier (La Passagère, d’Héloïse Pelloquet, dissement parisien puis par la classe de consulter un jour un psy pour en
rapprochement amoureux entre Vic 2022). Il sera bientôt un ils prison- libre du Cours Florent, quelques tirer parti dans son jeu. En atten-
Beretton et son lirt dans La Boum nier d’une relation maternelle apparitions dans des courts- dant, c’est en musique qu’il formule
(1980). Si on a toujours en tête trouble chez Morgan Simon ou la métrages ou des téléilms, son agent ses pensées. Sur ordinateur ou à
cette image du comédien, il faut victime de bidouilles mafieuses le propulse au casting d’Été 85. Son l’aide de percussions, piano ou gui-
bien quelques secondes pour le chez Giovanni Aloi. « Plus je texte : le monologue d’un ado fas- tare qu’il joue depuis l’enfance, il
reconnaître dans Rien à perdre, m’éloigne de moi et plus je me ciné par la mort et attiré par un compose un son hybride, « un peu
drame social de Delphine Deloget recentre sur l’essentiel », insiste-t-il. jeune bikeur volage. « Ozon est soul, un peu funk, vaguement R’n’B »,
en salle le 22 novembre. Terne et En rattrapant, après le bac, ses joueur. Il ne m’a donné aucune indi- qu’il garde pour lui ou son entou-
hésitant, le cheveu gras, le corps « lacunes » cinéphiliques, il a observé, cation. J’ai joué ça en croyant que rage, tout en écrivant des textes
empâté, Félix Lefebvre y incarne admiratif, les métamorphoses d’un j’allais être un serial killer… » pour, l’espace d’un instant, « ne plus
Jean-Jacques, le grand frère d’un Daniel Day-Lewis, d’un Caleb Landry Le film, joli petit succès en plein avoir dans la bouche les mots des
Curiosa Films

enfant placé par les services sociaux Jones, d’un Jim Carrey, acteurs parmi Covid, lui a ouvert les portes de pro- autres ». Valentin PÉREZ
et dont la mère (Virginie Eira) va les plus transformistes du cinéma ductions françaises exigeantes et a RIEN À PERDRE (1 H 52), DE DELPHINE
tenter de récupérer la garde. américain. Autant dire que le défi marqué sa première collaboration DELOGET. EN SALLE LE 22 NOVEMBRE.

156
Ouvrir un monde
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*Garantie 7 ans ou 150 000 km (1er des deux termes 썗chu) valable pour tous les mod썟les Kia en France m썗tropolitaine et Corse (hors DOM-TOM) et dans
tous les 쉩tats membres de l’UE ainsi qu’en Norv썟ge, Suisse Islande, Gibraltar, Monaco et Andorre, sous r썗serve du respect du plan d’entretien d썗쏾ni par
le constructeur et pr썗sent썗 dans le manuel utilisateur. (1) Mouvement that inspires = Du mouvement vient l’inspiration. (2) Autonomie maximale sur la version
Earth en cycle mixte WLTP. (3) Sur borne de recharge ultra-rapide. (4) 6 si썟ges ind썗pendants en option sur la 쏾nition GT-line. (5) Selon 쏾nition. (6) En version
transmission int썗grale. Mod썟le pr썗sent썗 : Kia EV9 GT-line avec option peinture mate et r썗troviseurs ext썗rieurs digitaux. Conditions sur kia.fr

Pensez 쌽 covoiturer #SeD썗placerMoinsPolluer

 LE GOÛT

À FAIRE À SUIVRE ain que chacun puisse à la fois comprendre les notions et les mettre
en pratique », expliquent Adèle et Eduardo, respectivement profes-

Master class chez seure et ingénieur horlogers, qui animent ces sessions. L’une d’entre
elles permet d’apprendre à assembler le cadran de la célèbre montre

les HELVÈTES.
Reverso, au boîtier réversible inventé dans les années 1930 pour le
protéger pendant les matchs de polo. Blouse blanche sur le dos,
outils sur l’établi – tournevis de différentes tailles, brucelles (sorte
de pince à épiler), vis et loupe horlogère –, l’objectif est de monter
MANUFACTURE HORLOGÈRE HISTORIQUE,
correctement l’ensemble pour pouvoir faire pivoter le cadran de la
LA MAISON JAEGER-LECOULTRE OUVRE
montre. Sans contrainte de temps, fort heureusement.
SES PORTES AU PUBLIC, QU’ELLE INVITE,
Il est également possible de s’inscrire à la session consacrée aux
À TRAVERS DES VISITES ET DES ATELIERS,
sons et baptisée « Sound Maker » : on y apprend les secrets du tic-
À PLONGER AU CŒUR DU SAVOIR-FAIRE SUISSE.
tac, des bruits des divers composants de la montre lorsqu’ils se
touchent ou encore des répétitions minute, ce mécanisme qui
CE FUT LONGTEMPS L’UN DES SECRETS les mieux gardés sonne l’heure à la demande lorsqu’on active un poussoir ou un
de Suisse : l’assemblage des montres d’exception. D’ordinaire, les verrou. Ces animations sont couplées à une visite guidée de la très
ateliers horlogers n’ouvrent pas leurs portes au premier venu. vaste manufacture, où l’on découvre l’histoire de la maison dans
Signe que les temps changent, la maison Jaeger-LeCoultre propose la galerie du patrimoine, la conception des nouveaux modèles et
depuis mai 2021 des master class et des visites par petits groupes des mécanismes en 3D pour enchaîner sur la découverte des ate-
de sa manufacture de la vallée de Joux. Celle-ci est installée dans liers de fabrication des prototypes, d’assemblage, d’émaillage ou
le canton de Vaud, au Sentier, une petite bourgade de mille neuf encore de gravure. Rien ou presque n’est masqué ou passé sous
cents habitants. Une volonté de montrer que l’on n’a rien à cacher ? silence. Le Graal ? Pousser la porte de l’espace des grandes com-
« Cette initiative est née de l’envie de transmettre notre savoir- plications, là où sont imaginées les innovations horlogères méca-
faire », corrige Catherine Rénier, PDG de l’entreprise. Longtemps niques les plus pointues, spécialité de la maison, qui au il des ans
réservés à un public invité et trié sur le volet – comprendre des a déposé plus de quatre cents brevets. Maud GABRIELSON
clients idèles –, ces tours sont désormais ouverts à tous, sur ins- ATELIERS DE DÉCOUVERTE ET VISITE DE LA MANUFACTURE, 312 €.
cription et contre la coquette somme de 300 CHF (312 euros). JAEGER-LECOULTRE.COM
« Nous proposons, à travers le programme “L’Atelier d’Antoine”, une
offre de quatre visites allant d’une heure trente à trois heures.
Différents formats sont proposés : la découverte théorique et pra-
tique de trois grandes spécialités de la marque, ainsi que trois master
class pour eniler pendant quelques heures la blouse immaculée d’un
Lors d’ateliers maître dans les métiers rares de la manufacture, et manipuler soi-
de découverte. même les éléments horlogers », détaille la présidente.
En haut à droite, Comment ces sessions sont-elles imaginées ? Qu’accepte-t-on de
une session
consacrée à la montrer ? « Il faut que cela intéresse autant le novice que le connais-
montre Reverso. seur. L’approche se veut très pédagogique et tournée sur l’expérience,

Jaeger-LeCoultre

158
 L’entrée de l’usine Casio
d’Higashine, au Japon, le
25 octobre. Page de droite,
une ligne d’assemblage.

L’ESPRIT DU LIEU VÊTUES D’UN E TENUE DE PROTECTION succès », souligne le fabricant. Pour sa conception
les doigts dans des fourreaux de plas-
BLANCHE, et sa fabrication, l’entreprise a collaboré une nou-

Dans la tique et le poignet relié à un système d’élimina-

tion de l’électricité statique, les techniciennes de
l’usine Casio d’Higashine, dans le nord du Japon,
velle fois avec le graveur sur métal Masao
Kobayashi, troisième du nom, et Yuzan Suzukine,
qui représente la quatrième génération de fabri-

FABRIQUE assemblent le module, ixent les vis du mouve-

ment, installent le panneau solaire et le cadran.
Puis vient l’ajustement de l’angle et de la hauteur
des aiguilles, une tâche de haute précision. Ces
cant d’armures du même nom.
Ce garde-temps est l’aboutissement d’un long
processus mis en place par Casio et amorcé dans
son centre de recherche et de développement,

japonaise expertes ont entre les mains la MRG-B2000SG,

l’une des montres anniversaires produites pour
les 40 ans de la mythique G-Shock. Dévoilé le
à Hamura, au cœur d’une zone industrielle de la
banlieue de Tokyo. Là, chaque année, deux à
trois cents prototypes de montres G-Shock ou

des montres 19 octobre et proposé à 880 000 yens

(5 474 euros), le nouveau modèle des séries limi-
tées Shougeki-Maru s’inspire du kabuto, le
casque de samouraï. Elle igure l’écusson mae-
Oceanus sont mis à l’épreuve, avant leur mise en
production. « Il y a cent quatre-vingt-quinze
tests pour chacun, mais il peut y en avoir plus
selon les spécifications », explique Atsushi

incassables.
CASIO CÉLÈBRE LE QUARANTIÈM E
date et son motif de tigre, relet du ito odoshi,
signe de la détermination du guerrier nippon.
Le bracelet en caoutchouc fluoré d’un blanc
optique évoque « une teinte non altérée, qui relète
Oyama, responsable du contrôle qualité.
Dans une salle à l’accès labyrinthique et haute-
ment sécurisé s’alignent des dizaines d’appareils
qui permettent d’évaluer les limites des modèles.
la volonté d’être idèle à soi-même », précise l’en- Il y a le fameux test de la chute de 10 mètres ou
ANNIVERSAIRE DE LA G-SHOCK,
treprise qui a donc baptisé le martial chrono- encore celui de la foudre. Dans un cliquetis inces-
SON MODÈLE INCASSABLE,
graphe « Shougeki-Maru : Gai », gai signifiant sant, un système robotisé vériie aussi les bou-
EN S’INSPIRANT DES CASQUES
blanc pur en japonais. Le boîtier en titane est tons d’une Casio plongée dans la boue. Pendant
DES REDOUTABLES GUERRIERS
plaqué argent par ionisation. La inition se fait combien de temps ? « Nous ne pouvons pas le
JAPONAIS. UN MODÈLE HAUT DE
par un processus de durcissement en couches dire. C’est un secret », sourit Atsushi Oyama.
GAM M E PRODUIT À HIGASHINE,
profondes pour faire ressortir le motif cristallin. Toutes ces machines de test, comme celles de
DANS LE NORD DU JAPON.
Le relief en grain de roche est obtenu par ciselage l’ensemble des usines, ont été construites par
Texte Philippe MESMER de la surface du métal. Les têtes de vis sont ser- Casio. « Elles sont le fruit de l’expérience. À mes
Photos Motohiko HASUI ties de rubis, « la pierre de la passion et du débuts, en 1998, nous faisions encore tout à la
LE GOÛT
main. C’était très artisanal. Le test de chute se fai-
sait par la fenêtre, avec un technicien en bas pour
récupérer la montre. Celui du bracelet qu’on pas-
sait la journée à enlever et à remettre se fait,
quant à lui, toujours de la même manière », pré-
cise le responsable. Ces épreuves permettent
d’améliorer en permanence la conception des
montres et la qualité des matériaux, qui sont de
plus en plus respectueux de l’environnement. La
biomasse issue de végétaux sert depuis 2021 à la
fabrication de la G-Shock Pro Trek, conçue pour
les randonneurs et autres aventuriers de la
nature. « Tous les nouveaux produits commercia-
lisés à partir de 2022 utilisent un plastique issu de
la biomasse », explique-t-on chez Casio.
Une fois un modèle sorti indemne du site d’Ha-
mura, ses plans partent pour l’usine d’Higashine,
à 400 kilomètres au nord. Construit par Casio
en 1979 au cœur des forêts de la préfecture de
Yamagata, « le site a été choisi, car la ville avait
créé une zone industrielle pour attirer les inves-
tisseurs. C’est une région agréable, connue pour
son saké, qui produit 90 % des pièces de shōgi
[jeu d’échecs japonais] et abrite des espaces
naturels propices aux randonnées sauvages l’été
et aux descentes à skis l’hiver », sourit Shinichi
Kimura, l’affable président de l’usine.
Sur les 7,5 hectares du site, les six cents
employés, répartis dans sept bâtiments – le der-
nier, construit en 2018, est réservé aux G-Shock
et à la ligne nautique Oceanus –, fabriquent,
outre les montres, des projecteurs, des calcula-
trices, des appareils médicaux et des scanners
portatifs. En 2020, au début de la pandémie de
Covid-19, l’entreprise a lancé une production de
masques chirurgicaux, qu’elle a ornés d’un motif
de cerise – la spécialité d’Higashine, surnommée
« le royaume des arbres fruitiers ».
Dans le petit musée de l’usine, le visiteur
découvre la Casiotron, la première montre à afi-
chage numérique sur écran à cristaux liquide,
sortie en 1974. Un immense succès qui marquera
un tournant pour le fabricant de calculatrices.
Sont aussi exposés l’aînée des G-Shock, la
DW-5000C, née en 1983, et des modèles tels la
Frogman, conçue avec des gardes-côtes et des
sauveteurs en mer. « Il y a une exigence de visibi-
lité en plongée, explique Tadakazu Yuki, directeur
général de l’usine. C’est pourquoi les aiguilles sont
fluorescentes et que le système d’alimentation pour
la lumière a été adapté. » Dans ce hall d’exposi-
tion, aux murs sombres, chacun peut s’amuser à
lancer un œuf sur un tapis antichoc en Alphagel,
du silicone utilisé dans les G-Shock : il ne cassera
pas. On remarque aussi un étonnant aquarium,
dans lequel nagent des poissons parmi des
montres remplacées tous les six mois.
Par opposition, tout est blanc du sol au plafond
sur les lignes de production. Ici sont usinés ou
fabriqués, grâce à des moules et à des machines
conçus localement, les minuscules engrenages,
les rotors en plastique et les mouvements à
quartz. L’ensemble de la chaîne repose sur une
dalle soutenue par 1 755 mécanismes d’absorp-
tion des ondes sismiques. En cas de tremblement
de terre, les travailleurs sont protégés, tout
comme les machines et les robots.
Les opérations inales se font à la main sur l’im-
pressionnant établi en forme de « G » majuscule.
Là exerce la crème des artisanes. Que des
femmes, classées selon une stricte hiérarchie,
avec les médaillées d’or, les médaillées de titane
et, au sommet, les deux meister. Elles ne sont que
deux à avoir ce titre. « Les femmes sont plus
patientes et plus minutieuses que les hommes »,
assure Masaki Nakano, chargé du suivi de la pro-
duction. « Elles sont recrutées le plus souvent dans
la région, après le lycée, et formées par l’entre-
prise », précise Tadakazu Yuki. Elles peuvent
assembler jusqu’à huit mille montres par mois.
La résistance et l’étanchéité à l’eau et à l’air de
chaque G-Shock, une fois montée, sont de nou-
veau testées. « Si elle échoue à un test, elle est révi-
sée », précise Masaki Nakano. Un ultime contrôle
est effectué après la ixation du bracelet, puis la
montre est expédiée de par le monde.
La manufacture d’Higashine se veut le modèle
absolu pour les autres usines de la marque. « C’est
le cœur de la production. Nous avons une grande
responsabilité. Tout part d’ici pour être
161
 répliqué dans les autres sites de produc-
tion », explique Shinichi Kimura. Elle ne fabrique
que les modèles haut de gamme. Les modèles
plus abordables sont produits dans les deux
usines chinoises ou en Thaïlande, sous le
contrôle attentif de la direction japonaise. « Je
peux surveiller leurs machines depuis mon ordi-
nateur », énonce Shinichi Kimura. Et en cas de
problème, des salariés sont envoyés sur place
ain de maintenir la réputation de cette montre
née de l’imagination de Kikuo Ibe.
Entré chez Casio en 1976, Kikuo Ibe, toujours
actif au centre d’Hamura à plus de 70 ans, voulait
créer un modèle « durable, incassable, même s’il
tombait. À l’époque, tout le monde admettait
qu’une montre qui tombait se cassait. L’idée était
très originale ». Et relevait du déi. Il fallait trouver
le moyen d’assurer la protection du mécanisme
comme de l’écran. « Le premier prototype était de
la taille d’une balle de softball [près de 9 centi-
mètres de diamètre] », se souvient encore Kikuo
Ibe. À force de tâtonnements et s’appuyant sur la
Casiotron, l’ingénieur imagine un mécanisme
avec un module central en suspension dans le

Les opérations finales se font

à la main par la crème des Motohiko Hasui pour M Le magazine du Monde

artisanes. Que des femmes,

classées selon une stricte
hiérarchie avec les médaillées
d’or, les médaillées de titane
et, au sommet, les deux
“meister”. Elles ne sont que
deux à avoir ce titre.
162
LE GOÛT

boîtier, protégé par cinq niveaux d’absorption Page de gauche,

des chocs. Le résultat est convaincant. La pre- dans la gare de Sakurambo-
Higashine, au centre du
mière G-Shock, la DW-5000C, était née. Japon.
Commercialisée en avril 1983, elle peine à En bas, de gauche à droite,
la DW-5000C, première
séduire avec son côté massif. La publicité, aux G-Shock, produite en 1983
États-Unis, la présente pourtant malmenée par et exposée dans le musée
la crosse d’un joueur de hockey sur glace qui destiné aux visiteurs.
Une MRG-B2000SG
l’envoie intacte dans la main du gardien. Shougeki-Maru: Gai, en
Beaucoup alors croient à une réclame menson- cours d’assemblage dans
gère. Mais des tests réalisés dans une émission l’usine Casio d’Higashine.
En bas, une ligne de
de télévision finissent par convaincre les montage des montres
Américains. Ils adoptent le chronographe. Les analogiques.
surfeurs et les skateurs en particulier, qui, dans
les années 1990, font de la G-Shock un indis-
pensable de leur panoplie. L’année 1997 est
celle des déclinaisons tous azimuts, telles les
Baby-G, en couleur, destinées aux plus jeunes.
Casio, fondée en 1946 par les quatre frères
Kashio, écoule aujourd’hui des millions de
montres chaque année. Un succès fondé sur sa
capacité à glisser un maximum de composants
dans un minimum d’espace, un savoir-faire
développé notament dans les calculateurs.
Vendue à plus de cent quarante millions d’exem-
plaires depuis sa naissance, devenue la coque-
luche des collectionneurs, la G-Shock fête ses
40 ans en fanfare. Depuis le début de l’année,
Casio enchaîne les annonces : la MRG-B2000SG,
un modèle né d’une collaboration avec le graf-
feur new-yorkais Eric Haze, une série Clear Remix
tout en transparence ou le choix du groupe de
K-Pop Itzy comme ambassadeur oficiel.
L’apothéose est attendue à New York en
décembre, avec la mise aux enchères de la
G-D001, un modèle unique. Créée par les desi-
gners maison associés à l’intelligence artifi-
cielle, cette G-Shock exceptionnelle aux formes
complexes et organiques, réalisées grâce à des
moulages à la cire perdue utilisés en joaillerie,
est en or 18 carats. Chaque composant a été poli
à la main. Elle est présentée dans un coffret éga-
lement en or, comme si rien n’était trop beau
pour la star de la maison.
 LE GOÛT

Baloji au Bozar,
le Palais des Beaux-
Arts de Bruxelles,
le 6 novembre.
 AVANT LA SORTIE DE SON
P REMIER LONG-MÉTRAGE, Augure,
sur les écrans, le 29 novembre, le
réalisateur Baloji enchaîne les avant-
premières et les festivals en Europe
et fait campagne pour les Oscars : il
représente la Belgique pour le prix
du meilleur ilm étranger. Son ilm
choral, qui sortira en France le
29 novembre et qui raconte le par-
cours de quatre Congolais aux prises
avec la tradition et les procès en sor-
cellerie, a déjà remporté plusieurs
récompenses. En mai, à Cannes,
dans la sélection Un certain regard,
il gagnait le Prix de la nouvelle voix,
puis en août celui de la mise en
scène au Festival du film franco-
phone d’Angoulême. Pas mal pour
un rappeur qui, jusque-là, n’avait
réalisé que des courts-métrages, le
premier pour illustrer sa chanson,
Peau de chagrin – Bleu de Nuit, puis
les suivants, Kaniama Show et
Zombies, avant de plonger dans le
grand bain du cinéma.
L’ancien membre du groupe belge
de hip-hop Starlam mène depuis
plus de quinze ans une carrière
solo atypique, avec une exigence
visuelle hors norme et des albums
aussi variés que rares, du très soul
Hotel Impala (2007) et sa version
africaine, Kinshasa Succursale
(2011), au affiné 137 avenue
Kaniama (2018). Fin novembre, il
publiera les premières chansons
des quatre EP, qui porteront le nom
de chacun des personnages de son
ilm : Kofi, Paco, Tshala et Mama
Mujila. Non content d’être un
artiste protéiforme, Baloji est aussi
mannequin. Et, plutôt que d’être
présent au premier rang des déi-
lés, il s’incruste dans les ateliers des
grandes maisons pour étudier les
tissus, les matières, ce qui lui a per-
mis de fabriquer, avec sa complice
Elke Hoste, les costumes de son
film dont il expose jusqu’en
juin 2024 les prototypes au Musée
de la mode d’Anvers.
Malgré un premier ilm qui se pré-
sente donc sous d’heureux auspices,
Baloji semble pessimiste. Son séjour
à Los Angeles en octobre l’a rassuré
sur l’accueil du ilm aux États-Unis,
mais, quant à pouvoir être dans la
course aux Oscars, il se fait peu d’il-
lusions : « Les membres de l’Académie
ont quatre-vingt-dix ilms étrangers à
regarder, résume-t-il dans une
chambre d’hôtel à Bruxelles. C’est
compliqué d’attirer l’attention et, en
face, il n’y a que des légendes, des
grands maîtres : Aki Kaurismäki qui
en est à son vingt-cinquième ilm et
qui concourt pour la Finlande, Wim
Wenders [sélectionné par le Japon]… »
En dépit de son prix sur la Croisette,
il est encore sceptique sur l’accueil
que peut lui réserver la France : « Si
j’arrive à rester deux semaines sur les
écrans, je serai content. » Baloji
craint que le public ne soit dérouté
par son ilm qui met l’accent sur le
merveilleux, ce que lui appelle le
« réalisme magique », mélange des
contes des frères Grimm et des
superstitions africaines.
Son décor est une mégapole afri-
caine fantasmée et proche des mines.
Ses héros sont de vieux mineurs qui
chantent Les Corons, de Pierre
Bachelet, une jeune femme, Tshala,
Les rêves d’Afrique
de BALOJI.
LE BELGO-CONGOLAIS A PLUS D’UNE CORDE
À SON ART. LA MODE, LA M USIQUE, LE CINÉMA…
APRÈS TROIS ALBUMS, LE RAPPEUR A RÉALISÉ
SON PREM IER LONG-MÉTRAGE. DANS “AUGURE”,
CHOISI POUR REPRÉSENTER LA BELGIQUE
AUX OSCARS, IL M ET EN SCÈNE UNE AFRIQUE
FANTASMÉE AU RÉALISM E MAGIQUE.
Texte Stéphanie BINET — Photo Virgile CASTRO
pionnière du polyamour, Paco, le lea-
der d’un gang d’enfants des rues
vêtus de tutus roses, et puis Mama
Mujila, une mère dure, prisonnière
du patriarcat, qui refuse d’allaiter son
enfant : « La majorité du cinéma afri-
cain est financée par la France,
explique le réalisateur de 45 ans, il y
a une espèce d’esthétique qui est valo-
risée et clamée, ce que mon film
déconstruit complètement. Un gang
de shégués [mot lingala désignant les
enfants des rues à Kinshasa] n’est pas
censé s’habiller en robes roses. La géo-
graphie de mon ilm est aussi irréelle.
Les mines ne sont pas proches de
Kinshasa. Dans la réalité, il y a
2 000 kilomètres de distance avec la
ville minière de Lubumbashi, c’est
comme faire Barcelone-Copenhague.
On n’est pas du tout dans des codes
d’un cinéma naturaliste, très contem-
platif, très lent, ou d’un cinéma très
factuel sur des éléments historiques. »
Son ilm Augure n’est, en effet, pas un
documentaire, pas plus qu’un biopic.
Même si le parcours de son person-
nage principal, Kofi, ressemble au
sien. Comme lui, il est maudit. Baloji
en swahili signiie sorcier. Kofi, lui,
porte la marque du diable, « bazolo »,
en fait, une tache de vin sur le visage.
Il est épileptique, sa famille le croit
donc possédé. Enfant, Baloji était,
quant à lui, hyperactif. Dans le ilm,
Koffi retourne en Afrique après
quinze ans d’absence, pour présen-
ter sa femme européenne, enceinte,
et pour payer la dot parentale :
« Chez nous, en Afrique centrale,
explique Baloji, et même subsaha-
rienne, lorsque tu démarres ta vie
d’adulte, tu te dois de verser à tes
parents une partie de ta première
année de salaire : tu rembourses ainsi
les investissements qu’ils ont consen-
tis pour ton éducation. »
Baloji n’a pas eu à le faire, il ne s’est
pas marié et a arrêté l’école à 14 ans.
Sa dyslexie et son TDAH (trouble de
l’attention avec hyperactivité) ne
l’ont pas aidé. Son histoire familiale
non plus. Son père, homme d’af-
faires et propriétaire de l’Hotel
Impala, à Lumbubashi, où le réalisa-
teur est né, avait eu une histoire
d’un soir avec sa mère qui l’a élevé
jusqu’à ses 4 ans. Un jour, à la sortie
de l’école, il l’a tout simplement
emmené à Ostende, en Belgique,
pour lui donner une meilleure édu-
cation et une autre famille de huit
frères et sœurs. Baloji ne reverra sa
mère qu’à l’âge de 26 ans, lorsque
celle-ci lui enverra une lettre après
l’avoir reconnu sur une chaîne musi-
cale. C’est cette lettre qui provo-
quera l’écriture de son album Hotel
Impala et le décidera à retourner en
RDC en 2008, pour enregistrer sa
version congolaise.
L’idée de faire un film est née à ce
moment-là, dans les rues à la boue
noire de Kinshasa, au son de la
Fanfare La Coniance, du rock électri-
ié de Konono N°1, et en rencontrant
ces enfants shégués mis à la porte
parce qu’on les croit sorciers : « J’ai
galéré douze ans pour obtenir des
financements pour faire ce film,
explique Baloji. On m’a souvent sug-
géré de parler de mon histoire, de la
vie de quelqu’un qui retourne en
Afrique. Mais ça, c’est raconter l’his-
toire du point de vue des privilégiés.
Qu’importe ce que Kofi peut traver-
ser, il représente les privilégiés. Il a un
passeport, il est sur le point de fonder
une famille. Il n’est pas comme sa
mère, Mama Mujila, ou Paco, l’enfant
des rues, qui sont coincés là. »
Baloji a voulu montrer la RDC sous
toutes ses facettes, avec les coupures
de courant, les croyances absurdes
des sorciers – Kofi passera devant un
tribunal pour avoir saigné du nez en
présence d’un bébé –, avec ses
jeunes femmes modernes qui
doivent partir loin de la pression
familiale pour vivre leur sexualité (en
Afrique du Sud, car l’Europe ne fait
plus rêver), et ses enfants livrés à eux-
mêmes, comme Paco : « Je voulais
qu’il y ait un rapport de miroir entre
Kofi et lui, explique-t-il. Kofi qui vit
cette assignation à la sorcellerie avec
une extrême culpabilité, qui se sent
très mal à l’aise et qui préfère s’effacer
et Paco qui est plutôt du genre : “Ah
oui, vous me prenez pour un sorcier,
alors je le suis.” » Pour chaque per-
sonnage, Baloji a écrit un petit album
à la couleur musicale différente :
afrobeat pour Paco, dance sud-afri-
caine pour Tshala, soul mélancolique
pour Mama Mujila et rap des
années 1990 pour Paco. Car après le
ilm, viendra la musique.
AUGURE (1 H 30), DE BALOJI, AVEC MARC
ZINGA, LUCIE DEBAY, ELIANE UMUHIRE,
EN SALLE LE 29 NOVEMBRE.
« BALOJI AUGURISM », AU MUSÉE DE LA
MODE D’ANVERS, JUSQU’AU 16 JUIN 2024.
165
EXERCICE DE STYLE

Atours de BRAS.
SYM BOLES D’AMOUR COM M E DE
POSSESSION ET DE SOUM ISSION,
JONCS ET MANCHETTES SONT
PLUS QUE JAMAIS PRISÉS POUR
LEUR DISCRÉTION ET LEUR
SOBRIÉTÉ. L’HUM ILITÉ LEUR ALLANT
COM M E UN GANT.

C’EST LE CŒUR BRISÉ QU’ALDO CIPULLO,

ils d’une famille de bijoutiers italiens émigré à
New York, dessine en 1969 ce qui sera un des
bijoux modernes les plus fameux : le bracelet
Love de Cartier. Un jonc ovale et unisexe com-
posé de deux arcs rigides que l’on ouvre ou
ferme à l’aide d’un tournevis et qu’il est impos-
sible d’eniler ou d’enlever seul. Hommes ou
femmes, le Tout-Hollywood s’entiche de ce bra-
celet sans arabesques ni brillants. Symbole d’un
amour aussi solide qu’indéfectible qui, en
pleine révolution sexuelle, emprunte paradoxa-
lement à l’univers de la captivité : la menotte,
bien sûr, ou le bracelet d’esclave.
Il faut dire que le bijou est en Occident depuis des
siècles un gage d’amour ou de possession, ce qui
historiquement a pu parfois revenir à la même
chose. « La femme témoigne poétiquement de la
richesse et de la puissance du mari », écrit poli-
ment Roland Barthes en 1961 dans un texte inti-
tulé « Des joyaux et des bijoux ». De fait, « brace-
let », « anneaux », « chaîne » ou « collier » : le
champ lexical de la bijouterie rejoint parfois celui
de la détention. La littérature et la poésie in de
siècle, dont l’imaginaire regorge de pierreries et
où luxe et luxure vont bien souvent de pair, ont
pu faire le parallèle entre les bijoux et les fers.
La parure est un indispensable investissement de
1
départ pour les demi-mondaines qui brillent par
leurs joyaux… annonçant de possibles jouis-
sances. Dans L’Homme au bracelet (1900), nou-
velle du parnassien Jean Lorrain, un peintre qui
se fait passer pour une prostituée attire le client
(qu’il a bien l’intention de dépouiller) en arbo-
rant à sa fenêtre son seul bras épilé et délicate-
ment cerclé d’un bracelet d’or. Les poètes du
siècle naissant préféreront bientôt aux joyaux des
symbolistes et décadents la pierre brute, le cail-
lou, son aspect nu, tranchant, infertile.
L’époque a changé et les bijoux avec eux. Ils se
démocratisent. C’est l’avènement du bijou fan-
taisie, si cher à Gabrielle Chanel. Il n’est dès lors
plus seulement question de prix. Ainsi, pour
Barthes, le bijou se soumet « à une autre forme
de discrimination : celle du goût, dont la mode est
précisément le juge et le gardien ». S’observe alors
un renversement des valeurs : les ornements
trop lourds, trop voyants sont discrédités et,
« pour qu’un bijou cher soit de bon goût, sa
richesse doit être discrète, sobre, visible certes,
mais seulement par les initiés ». Le bijou, pour-
tant, garde son aura, qui doit sans doute autant
à Éros qu’à Thanatos. Pour sa manchette emblé-
matique Bone conçue pour Tiffany, la créatrice
italienne Elsa Peretti s’est, dit-on, inspirée de ses
échappées enfantines dans la crypte romaine
des Capucins, lieu mythique qui héberge les
ossements de près de quatre mille moines morts
entre le XVIe et le XIXe siècle.
Texte Diane LISARELLI
Photos Louise et Maria THORNFELDT
Stylisme Laëtitia LEPORCQ

166
 LE GOÛT
(1) Bracelet Juste un clou,
en or jaune, bracelet Love,
en or gris finition brossée,
Cartier, 8 650 € et 8 550 €.
cartier.com
Veste, robe et soutien-
gorge, Dries Van Noten.
driesvannoten.com
(2) Bras droit, bracelet
Dewdrop, en or jaune et
diamants, bracelet
DB Classic, en or blanc et
diamants, et bracelet
De Beers RVL, en or rose,
serti d’un diamant taille
brillant, De Beers, 15 400 €,
8 300 €, et 6 200 €.
debeers.fr
Bras gauche, bracelet
Ornato, en dentelle d’or
blanc gravé et diamants
blancs, Buccellati, prix sur
demande. buccellati.com
Robe, Jil Sander.
jilsander.com
2 5
6
Mannequin : Ali Dansky @Ford Models. Maquilleur : David Koppela ar @Br yant Ar tists. Coiffeur : Laurent Philippon @Br yant Ar tists.
Manucure : Julie Villanova @Ar tlist. Directeur de casting : Aymeric @AYM Casting. Productrices : Rebecca Miquel et Pauline
Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Assistants des photographes : Ed Aked, Josh Carr-Hummerston, Alessandro Ferraioli.
3
Mourguet @1718
4
(3) Bracelet Iconica, en or
rose, Pomellato, 3 290 €.
pomellato.com
Robe Loulou Studio.
louloustudio.fr
(4) Manchettes Bone small
et medium, en argent 925,
Tiffany & Co, 1 750€ et
2 200 €. tiffany.fr
Robe, Loewe. loewe.com
(5) De gauche à droite,
bracelet jonc, en or jaune et
diamants, Arthus Bertrand,
5 800 €.
arthusbertrand.com
Bracelet Cocktail, en or rose
et topaze rose, Ginette NY,
990 €. ginette-ny.com
Débardeur, Stella McCartney.
stellamccartney.com
(6) Bracelet Danger, en or
blanc et diamants, Tasaki,
prix sur demande. tasaki.fr
Bustier et jeans, Rokh.
rokh.net
 1

BULLE D’AIR Un belvédère sur la forêt BOURGUIGNONNE.

SITUÉE EN PLEINE NATURE, EN PUISAYE, LA MAISON MAROC N’A RIEN
D’UN RIAD. CETTE ÉLÉGANTE BÂTISSE DES ANNÉES 1920 EST À LOUER
POUR UNE AGRÉABLE ÉCHAPPÉE VERTE EN FAM ILLE OU ENTRE AM IS.

Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON — Photos Claire JACHYMIAK

C’EST UNE DEMEURE QUI INTRIGUE autant par

2
le mystère entourant son histoire, commencée il y a
plus d’un siècle, que par son architecture singulière. Il
arrive que des automobilistes ralentissent en l’aperce-
vant derrière les feuillages, sur cette petite route calme
et boisée, perdue dans la campagne bourguignonne, à
l’ouest d’Auxerre. Les curieux s’interrogent : pourquoi
cette maison bourgeoise des années 1920, plantée
dans un parc à l’orée d’un bois, est-elle coiffée d’un
belvédère ? Les gens du coin racontent qu’un Mexicain
énigmatique ayant débarqué à la gare de Saint-
Sauveur-en-Puysaye, sans que l’on ne sache bien pour-
quoi, serait tombé amoureux de la région. L’étranger
aurait alors fait construire cet élégant logis pour une
femme dont il était épris. Mais la belle, rebutée par son
caractère isolé, n’y aurait, inalement, jamais vécu. Nul
ne sait s’il s’agit d’une légende ou d’une histoire vraie.

168
LE GOÛT

1. La demeure, construite en 1920, est coiffée d’un mystérieux belvédère. 2. Le salon et la salle
à manger sont baignés de lumière. 3. Des salons de jardin sont disposés dans le parc quand le temps
le permet. 4. Les cheminées en marbre et les tapisseries d’origine cohabitent avec la literie moderne.
5. Du sofa installé sous le belvédère, on jouit d’une vue panoramique sur la forêt. 6. Quelques objets
ont été rapportés du Maroc par l’une des propriétaires, Kanèle Gendron.

Et un doute plane sur l’origine de cet homme venu

d’ailleurs. Peut-être était-il marocain, et non mexi-
cain ? Cela pourrait expliquer la présence du belvé-
dère, que certains observateurs imaginent inspiré des
minarets. D’ailleurs, au village, on a longtemps sur-
nommé l’endroit le « château Maroc ». Et la parcelle qui
enveloppe la propriété, vendue depuis, séparément, à
un bûcheron, la « forêt du Maroc ».
Fin 2021, Kanèle Gendron et Caroline Houdart, des
amies originaires d’Île-de-France, acquièrent le bâti-
ment et son terrain de 2 hectares, situé à un peu plus de
deux heures de route de Paris, pour en faire une maison
de campagne et la proposer à la location. Ce sera la
Maison Maroc, inutile de chercher midi à quatorze
heures ! « Nous avons eu un vrai coup de cœur pour cet
endroit, expliquent-elles devant une tarte aux abricots,
autour d’une des tables du jardin. La maison et la forêt
nous ont plu, ainsi que les villages dynamiques des envi-
rons. » Il faut dire que les alentours n’ont rien d’une cam- 3

pagne moribonde. À moins de 1 kilomètre, La Poèterie,

une friche industrielle devenue une résidence d’artistes, 4
ADRESSE
propose des animations ouvertes au public. La maison
La Maison Maroc, Les Bois Fendus
de Colette et le château-musée dédié à la femme de
Saints-en-Puisaye (Yonne)
lettres se trouvent dans le village voisin, à Saint-Sauveur-
lamaisonmaroc.fr
en-Puysaye, dont le bourg compte plusieurs bistrots et
petits restaurants. Un peu plus loin, on peut visiter le Y ALLER
château de Saint-Fargeau et le célèbre chantier de À 180 kilomètres de Paris.
reconstitution de Guédelon, nager dans les eaux du lac À 40 kilomètres de la gare.
du Bourdon ou faire des emplettes au marché de Toucy, d’Auxerre
réputé pour la qualité de ses produits.
Y SÉJOURNER
La maison se dresse au milieu d’un parc cerclé de pins
Capacité : quatorze personnes,
et de chênes. On distingue quelques pommiers, un
quatre chambres doubles
cèdre, un séquoia et un tilleul. Un perron conduit à la
et un dortoir de six lits.
porte d’entrée s’ouvrant sur un couloir en carreaux de
À partir de 1 700 euros pour
ciment, éclairé par un lustre à franges, qui distribue des
deux nuits.
pièces de vie lumineuses. Dans le salon, on peut se lover
À partir de 2 500 euros pour
dans des canapés en velours côtelé. Ou s’asseoir sur des
une semaine.
poufs marocains posés sur un tapis moldave, autour de
Service de drive fermier sur
la cheminée en bronze et en marbre couronnée d’un
demande (paniers repas).
grand miroir. La salle à manger, en enfilade, accueille
aussi bien des buffets que des grandes tablées. Dans la
cuisine, équipée d’un piano moderne, les hôtes peuvent 5 6
piocher dans les bocaux en vente dans le garde-manger
à portes grillagées. Celles et ceux qui le souhaitent par-
tagent leurs recettes dans un carnet prévu à cet effet.
Il est aussi possible de s’offrir les services d’une cheffe
à domicile recommandée par les propriétaires. Un
escalier en bois baigné de lumière par une large ver-
rière oblique mène aux étages. En arrivant au premier,
on a le sentiment agréable d’un voyage dans le temps.
Les tapisseries en soie et en jute des années 1970 ont
été conservées dans les chambres, ainsi que les émaux
de Briare de forme hexagonale qui recouvrent les murs
de la grande salle de bains. Au niveau supérieur, un
dortoir sous la charpente regorge de malles, de jeux et
de jouets. On entend d’ici les histoires de fantômes
murmurées sous les couettes et les rires provoqués par
les batailles d’oreillers. À côté, une petite chambre
dispose d’un accès au belvédère par un escalier en
colimaçon. En haut, un canapé en rotin invite au repos
et à la rêverie, en plein cœur de la canopée.
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR Un ZESTE de zaatar.

APRÈS UNE CARRIÈRE DANS LA FINANCE, CARLA REBEIZ A OUVERT À PARIS
UNE ADRESSE PIM PANTE ET POPULAIRE, EATS THYM E, OÙ ELLE REVISITE LA CUISINE
LIBANAISE AU GRÉ DE SES ENVIES. TEL CE POULET AU CITRON ET ZAATAR.

des défis permanents. Je me suis lancée dans LE POULET AU

l’entrepreneuriat et la gestion de patrimoine. Puis CITRON ET
l’amour de la cuisine et des plats de mon pays m’a ZAATAR DE
rattrapée. Il faut dire que j’ai grandi dans cette CARLA REBEIZ
générosité de partage autour de la table. C’est le
POUR 6 PERSONNES
lieu où tout se noue et se dénoue. Même avec ses 6 suprêmes de poulet,
pires ennemis, le repas est une trêve, on oublie 25 cl de jus de citron,
ses ressentiments et l’on s’accorde sur les mets et 10 cl d’huile d’olive,
1 c. à s. de zaatar,
les saveurs. Les activités de ma famille se sont ½ c. à s. de sel,
développées dans les produits alimentaires de 1 pincée de poivre,
luxe. Quant à moi, la cinquantaine passée, j’ai eu 3 gousses d’ail
pelées et hachées,
envie de me lancer dans la cuisine libanaise en la 2 oignons blancs
revisitant et en lui redonnant du goût – des pelés et émincés,
zeste de citron.
mana’iche à base de bonne farine bio, des
chawarmas aux épices du terroir, du très bon zaa-
LA PRÉPARATION
tar, du fatteh d’aubergine au miso… La veille, faire mariner
Après un an de tests, j’ai ouvert mon restaurant. le poulet : dans un grand
J’ai conçu un lieu où l’on a envie de se faire plai- récipient, mélanger le jus
de citron, l’huile d’olive, le
sir, en se sentant comme à la maison. J’ai réin- zaatar, les zestes de citron,
terprété des recettes qui reprennent tous les l’ail haché, le sel et le poivre.
Texte Camille LABRO codes de la cuisine libanaise, en la modernisant. Placer les suprêmes de
poulet dans le plat et les
Photos Julie BALAGUÉ Comme cette recette de poulet au citron zaatar enduire entièrement du
qui est l’un de nos best-sellers : la cuisson dans mélange. Laisser mariner
la marinade rend le poulet moelleux et par- pendant 24 heures au frais.
Le lendemain, préchauffer
fumé. Nos clients la plébiscitent comme si ce le four à 180 °C.
“JE FAIS PARTIE DES PREMIÈRES FAMILLES qui sont arri- plat existait depuis cent ans.” Émincer les oignons et
les ajouter à la marinade
vées en France au début de la guerre au Liban [1975-1990], mais EATS THYME (RESTAURANT ET ÉPICERIE), du poulet. Enfourner
j’ai toujours fait des allers-retours entre les deux pays. Quand mes 44-46, RUE COQUILLIÈRE, PARIS 1 . EATSTHYME.COM
ER
les suprêmes de poulet
parents sont partis, je suis restée à Beyrouth avec ma sœur, pour dans un plat allant au four,
en les recouvrant de papier
étudier. Il y avait des bombes et des mitraillettes tout autour de aluminium, et faire cuire
nous, parfois nous dormions dans des caves. Nous avions l’insou- 45 minutes.
ciance de l’âge, nous avions des amis, nous allions au lycée, sor- Servir les suprêmes de
poulet entiers ou coupés,
tions en boîte, vivions en huis clos, dévorions des romans et écou- nappés de leur jus de
tions la radio. Nous étions ados sous les bombes, mais nous cuisson. Accompagner de riz
adorions notre pays… C’était difficile de faire des années com- aux vermicelles ou de
pommes de terre à l’ail et à
plètes, car l’école fermait parfois durant deux mois. On suivait le la coriandre.
programme, malgré tout. J’ai intégré la prestigieuse American
University of Beyrouth pour étudier l’économie. La ville était divi-
sée en deux, j’étais une chrétienne de Beyrouth Ouest qui habitait
à l’Est, je traversais la frontière entre les deux zones pour aller à
la fac, je défiais les milices et le danger dans un stress permanent.
Un jour, en sortant du cinéma, toute la ville était blanche, bombar-
dée, ma voiture calcinée. C’est quand le président de mon univer-
sité a été assassiné, sur le campus, alors que j’étais en cours, que
mon père m’a obligée à quitter le Liban pour de bon.
Je suis partie aux États-Unis, dans le Connecticut, pour faire un
MBA [master of business administration], puis je suis rentrée en
France, ma patrie de cœur, pour chercher du travail. J’ai bossé dans
la finance. J’ai vécu en Allemagne, beaucoup voyagé. La finance,
c’est un monde saisissant, où tout est à la fois virtuel et très réel,

170

L A B O U C H É E PA R FA I T E :
c’est le Graal de tous les amateurs de
sandwichs. C’est ce coup de
mâchoire pendant lequel tous les
ingrédients et les textures se
retrouvent à l’équilibre sous la dent.
C’est un dosage parfait, une science
exacte lovée juste là, entre deux
morceaux de pain ; un moment
fugace, délicieux – un petit plaisir
simple d’entre midi et deux, une
quête capable de transformer n’im-
porte quelle pause déjeuner en
chasse au trésor. Ce midi, on l’a
trouvé un peu par hasard, après
s’être engouffré dans les méandres
du passage des Panoramas (Paris 2e),
un des premiers passages commer-
ciaux d’Europe, inscrit aux monu-
ments historiques. Dans cette allée
gourmande à ciel couvert, on s’est
frayé un chemin dans la foule de
touristes et d’employés de bureau et,
alléché par une odeur de feu de bois,
on s’est arrêté devant Broche.
Ce nouveau restaurant de chawar-
mas (le kebab traditionnel du
Moyen-Orient, servi dans un pain
DE BOUCHE À OREILLE
pita) s’articule autour d’une terrasse,
de quatre tables et d’une petite salle
“La viande encerclée par des mange-debout
– 20 mètres carrés à peine – qui
mène à un âtre dans lequel cuisent
croustillante a lentement deux bro ches de
viandes, disposées à l’horizontale
au-dessus d’un tapis de braises.
mariné quarante- « Je voulais rendre hommage à ce
sandwich qui a bercé mon enfance,
explique Tamir Nahmias, chef et
huit heures dans propriétaire. Là où j’ai grandi, à
du yaourt épicé
et citronné.”
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
RACONTE UN PRODUIT OU UNE
EXPÉRIENCE GUSTATIVE QUI L’A
MARQUÉ. COM M E CE CHAWARMA
D’EXCEPTION, À DÉGUSTER CHEZ
BROCHE, À PARIS.
Texte et photos Léo BOURDIN
172
LE GOÛT
Haïfa, en Israël, le chawarma est un
emblème culinaire que l’on déguste
à tous les coins de rue. À Paris, il n’y
avait aucune adresse où je pouvais
retrouver ce goût authentique. »
Après plusieurs mois de recherches,
celui qui a ouvert aussi Adar, une
boutique traiteur rue Faidherbe
(Paris 11e), est parvenu à mettre au
point sa propre recette. Laquelle est
un bijou de précision et de gour-
mandise qui se décompose en
quatre éléments en symbiose.
D’abord, une pita moelleuse, à la
texture presque spongieuse, qui finit
de cuire au four vapeur avant chaque
commande. Et puis, à l’intérieur, la
viande croustillante, légèrement
grillée : un mélange équilibré
d’agneau – pris dans le gigot –, de
dinde et de poulet qui marine pen-
dant quarante-huit heures dans du
yaourt épicé et citronné avant de
venir cuire sur une broche.
Au-dessus et au-dessous de cette
dernière : des crudités finement
émincées (de la salade, du chou, du
fenouil) qui apportent fraîcheur et
croquant. Partout autour, trois
sauces qui font office de chevilles
ouvrières : du tahini (une crème à
base de graines de sésame), une
sauce à l’ail et de l’amba, ce condi-
ment typique de la cuisine irakienne,
à la saveur aigre-douce, composé de
mangue, de vinaigre, de piment et
de fenugrec. Le chawarma arrive sur
un petit plateau en Inox chargé
comme une mule. La formule à
16,50 € comprend un accompagne-
ment (frites épicées ou pickles de
légumes) et une boisson (une limo-
nade maison à la menthe). On
cherche un angle pour tenter un
croc : en s’écrasant, le pain propulse
la viande sous les mâchoires, les
légumes craquellent sous la pres-
sion, pendant que les sauces
tapissent le palais. On alterne entre
le sucré, l’acide, le piquant. La
viande croustille puis fond instanta-
nément – on est tombé sur une bou-
chée parfaite, assurément.
BROCHE, 49, PASSAGE DES PANORAMAS,
PARIS 2 E. OUVERT DU LUNDI AU SAMEDI,
DE 12 HEURES À 15 HEURES. FORMULE
CHAWARMA À 16,50 €.
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR L A S ANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉR ATION.
 LE GOÛT

LA PLUS BELLE IMAGE

L’estampe de
couverture
représentant une
geisha dégustant de
l’edamame (des fèves
de soja vertes).
LA TOUCHE PRATIQUE
Le glossaire avec
des onomatopées
comme Pekopeko
(« avoir l’estomac
vide »), ou Morimori
(« manger avec
appétit »).

À LIRE ET À MANGER Gourmandes ESTAMPES.

EN S’ASSEYANT À LA TABLE
D’UN BON RESTAURANT JAPONAIS,
n’a-t-on jamais eu cette impression
que la cuisine nipponne avait
quelque chose d’immuable ? Que,
par leur mise en forme, la nature
des ingrédients utilisés ou le grand
savoir-faire qu’ils exigent parfois,
certains plats typiques semblaient
comme igés dans le temps et la tra-
dition ? En feuilletant Les Délices
d’Edo. Histoire illustrée de la gastro-
nomie japonaise, ce qui relevait de
l’intuition se transforme peu à peu
en révélation. Dans cet imposant
beau livre de 256 pages, récemment
paru chez Flammarion, Brigitte
Koyama-Richard, professeure d’his-
toire de l’art à l’université Musashi
(Tokyo), raconte les tenants et
aboutissants de l’art culinaire
japonais par l’image, en s’appuyant
sur l’analyse détaillée de plus d’une
centaine d’estampes et de rouleaux
peints produits à l’époque d’Edo.
Car c’est durant cette période – qui
court de 1603 à 1868, apprend-on
en préambule – qu’un grand
nombre des codes de la gastrono-
mie japonaise de nos jours (comme
la forme des sushis ou la prépara-
tion des tempuras) furent ixés. En
posant sa loupe sur les œuvres de
grands maîtres japonais de l’es-
tampe, tels Hokusai, Toyokuni ou
encore Hiroshige, issues des fonds
muséaux de l’Archipel, Brigitte
Koyama-Richard explore le fait ali-
mentaire d’une manière à la fois
inattendue et originale. Au il de la
lecture, l’œil se perd dans la contem-
plation de nombreuses scènes
culinaires, s’arrête sur un détail,
puis s’abandonne à la description
érudite qui en est faite par l’autrice.
Ici, au détour d’un rouleau peint de
4 mètres sur 12, on s’offre une plon-
gée dans le quartier bouillonnant de
Nihonbashi, à Edo (l’ancien nom de
la capitale japonaise), et on y
découvre un vendeur de bonbons
ambulant, un magasin de miso (une
pâte de soja et de riz fermentés), des
marchands de légumes et de pois-
son. Là, à travers une série d’es-
tampes aux couleurs chatoyantes,
dans les mains de femmes en
kimono, on distingue la forme et
l’aspect des nigirizushis, ancêtres
des sushis actuels, initialement
beaucoup plus gros. Plus loin, des
hommes aux bras musclés pilent du
riz cuit à l’aide de grandes masses,
pour aider à la préparation de
mochis, gâteaux traditionnels.
Ailleurs, dans une estampe intitulée
Mets du Nouvel An, un peintre a
représenté un bol laqué décoré
d’une grue, dans lequel baigne un
bouillon agrémenté d’un filet de
poisson et d’algues. Partout, les ins-
tantanés de gourmandises se
suivent et s’enchaînent en suscitant
toujours l’appétit. Ils donnent une
clé pour mieux comprendre les ori-
gines de cette gastronomie japo-
naise si ine et subtile. Celle qui est
inscrite, depuis 2013, sur la liste du
patrimoine immatériel de l’Unesco.
Léo BOURDIN
LES DÉLICES D’EDO. HISTOIRE ILLUSTRÉE
DE LA GASTRONOMIE JAPONAISE, DE
BRIGITTE KOYAMA-RICHARD, FLAMMARION,
256 P., 29,90 €.

À LA CAVE Un bouquet de GARRIGUE.

La Provence, spontanément considérée comme un océan de rosés, cache pourtant une production de
grands vins rouges (environ 10 %) qui n’ont rien à envier aux appellations bordelaises et bourguignonnes.
Au Château des Sarrins, sur la commune de Saint-Antonin-du-Var, les vignes s’épanouissent sur des sols
calcaires au milieu d’une garrigue riche en espèces végétales. Quand on goûte sa cuvée Rouge secret
2018, issue de cinq cépages, on retrouve tous les parfums de son paysage : thym, sarriette, romarin,
M Le magazine du Monde

verveine, lavande, cyprès… Ce côtes-de-provence est une invitation au voyage sur ses terres. Et quand
le rouge de Méditerranée côtoie la mer de plus près, comme à Cassis, il se pare d’arômes iodés et salins
irrésistibles. Provenant de vieilles vignes de plus de 60 ans, la cuvée Marquis de Fesques, du Domaine
du Bagnol, en est un exemple éblouissant. Laure GASPAROTTO
CHÂTEAU DES SARRINS, ROUGE SECRET, CÔTES-DE-PROVENCE, BIO, 2018, 24 €. CHATEAUDESSARRINS.COM
DOMAINE DU BAGNOL, MARQUIS DE FESQUES, CASSIS, ROUGE, BIO, 2018, 28 €. DOMAINEDUBAGNOL.FR

174
 LE GOÛT

ÉCOLOGIQUEMENT VÔTRE La tisane-SUCETTE. AU BOUT D’UN BÂTON N ET

en hêtre brut, une tache de caramel
au miel fige des fleurs séchées
comme pressées dans un herbier.
Cette sucette naturelle se plonge
tête en bas dans l’eau frémissante
pour fondre et se transformer en
tisane dans la tasse. Le miel, devenu
liquide, libère les leurs dans l’eau :
quelques minutes encore et la tisane
sera infusée, prête à apporter ses
bienfaits et son réconfort.
Rose, verveine, lavande, mélisse,
camomille, thym… Tous les ingré-
dients sont choisis par Charlotte
Baverel, la fondatrice de Fleurs
d’hiver, en collaboration avec des
cueilleurs de leurs et des produc-
teurs de miel français et anglais qui
travaillent en agriculture biolo-
gique sur des petites parcelles.
S’intéressant aux bienfaits des
plantes et aux saveurs issues de
leurs associations, Charlotte
Baverel propose des compositions
aussi séduisantes au goût qu’à l’œil.
Et cristallise le mariage du miel et
des leurs, liés naturellement par
les abeilles.

Texte Stefania DI PETRILLO

Photo Jonathan FRANTINI

MATÉRIAUX
Fleurs à infuser, miel,
hêtre naturel.
BÉNÉFICE VERT
Fleurs issues de cultures
locales, biologiques ou de
cueillette sauvage. Miel
produit dans le respect des
abeilles sur des petites
parcelles françaises
ou anglaises.
PRIX
À partir de 8 €.
leursdhiver.com
noseparis.com

176
 TERROIRS DE BORDEAUX :

POURPRE
DES ROUGES DE TOUTES LES COULEURS

LE

CUVÉES FRAÎCHES
ET GOURMANDES

COFINANCÉ PAR
L’UNION EUROPÉENNE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION

 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,
une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plates-formes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

VALÉRIE LEMERCIER.
L’ACTRICE, À L’AFFICHE DU FILM “L’ARCHE DE NOÉ”, EN SALLE LE 22 NOVEMBRE,
EST L’INVITÉE CETTE SEMAINE DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Enfant, j’aimais les chan- « Au cinéma, j’aime être « Je suis allée vingt-six fois
sonniers. À 10 ans, j’avais remuée. Un film qui m’a au Japon dans ma vie,
des disques de Mistinguett, vraiment bouleversée, mais je n’y vais plus.
de Georges Milton – qui c’est Breaking the Waves, J’y ai été aussi souvent
n’étaient même pas de de Lars von Trier. Je me parce qu’il y a de la laque,
la génération de mes souviens que j’ai pleuré que le moindre cachet
parents –, de Bourvil… Le pendant deux heures d’aspirine est joli, j’aime
music-hall, c’est ça qui me après, je ne pouvais plus ce qu’on y mange, je
plaisait. Je ne sais même m’arrêter. J’adore les pourrais manger tous les
pas comment j’ai pu avoir comédies, mais les grands jours japonais. Tout y est
ces disques de Joséphine films qui m’ont plu, ce ne sophistiqué, tout me ravit.
Baker, mais c’est ce que sont pas forcément des L’esthétique des choses,
j’écoutais. J’aimais le côté trucs drôles, non. » c’est très important
joyeux, divertissant. » pour moi. »
Laurent Humber t

178
Alexandre Robicquet - Manager Maison Villevert

LE GIN COMME VOUS LE VOULEZ

Élaboré en France, G’Vine est le seul gin au monde réalisé

à base de raisin et de fleurs de vigne. Découvrez notre
vision du gin à la française - doux et floral - servi avec un *
tonic ou selon votre goût, tout simplement
*

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR L A SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉR ATION.
 DOSSIER

Flacons d’ÉLITE.
Dossier coordonné par Ophélie NEIMAN, réalisé par Rémi BARROUX, Stéphane DAVET, Laure GASPAROTTO,
Natacha GORWITZ et Sébastien JENVRIN — Illustrations Lisa CARPAGNANO/Agence VO

181
Le COGNAC, enfin
prophète en son pays.
LE SPIRITUEUX HISTORIQUE CHARENTAIS, ISSU D’UNE DOUBLE
DISTILLATION DE VIN BLANC, JOUIT D’UNE IM M ENSE POPULARITÉ
À L’ÉTRANGER. DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LES FRANÇAIS
REDÉCOUVRENT SON GOÛT INTENSE ET L’APPRÉCIENT DE PLUS
EN PLUS, NOTAM M ENT DANS LES COCKTAILS.

Texte Laure GASPAROTTO – Illustration Lisa CARPAGNANO

DOSSIER
LE COGNAC EST TELLEMENT POPULAIRE
que, en 2022, il s’en est vendu sept bouteilles par
seconde dans le monde. Soit 212,5 millions de
lacons, débouchés dans cent cinquante pays : la
production, à hauteur de 97,2 %, est consommée
à l’étranger. Les chiffres de ce spiritueux, au
savoir-faire bien déini, donnent le tournis. À lui
seul, le cognac représente, en valeur absolue, le
deuxième secteur d’exportation de la France
après l’aéronautique. Et, malgré une légère
baisse en volume (– 4,8 %) des exportations
en 2022, cette année-là se positionne comme la
troisième meilleure jamais enregistrée dans
l’histoire du cognac. Mais qui sait que cette bois-
son historique, issue d’une double distillation de
vin blanc, a des racines bien définies ? Que,
contrairement au gin, qui, lui, n’a pas de terroir
délimité, elle grandit au sein d’une appellation
protégée, avec la Charente qui traverse ses
83 000 hectares de vignes (soit presque trois
fois la taille du vignoble bourguignon) ?
L’appellation se revendique comme le premier
vignoble de vin blanc en France, mais les
Français eux-mêmes l’ignorent.
Depuis quelques années, le cognac semble
néanmoins reconquérir son pays, peut-être
pour la première fois de son histoire. Il faut en
effet savoir, comme le rappelle Alexandre
Gabriel, le vice-président du Bureau national
interprofessionnel du cognac (BNIC), que « le
cognac s’est projeté dans le monde pour des rai-
sons historiques, car ses racines charentaises sont
huguenotes. À la révocation de l’édit de Nantes,
beaucoup de Charentais se sont expatriés et ont
créé le marché du cognac au-delà des frontières.
Cette histoire a fondé la structure du marché
dans le monde entier : c’est donc bien cette pre-
mière impulsion terrible qu’est l’expatriation qui
a constitué la force du cognac à l’export. »
Emportés par une nostalgie romantique, les exi-
lés ont porté leur spiritueux comme une valeur
refuge. La gentry anglaise, par exemple, est ainsi
devenue une aicionada du cognac. Peu à peu,
le cognac s’est coupé de sa région d’origine pour
appartenir davantage à ses consommateurs,
éparpillés dans le monde.
Portés par un mouvement de fond ampliié par
la période du Covid-19, les Français le redé-
couvrent enfin : le marché du cognac a aug-
menté de 17,5 % en 2022 en France, qui se posi-
tionne à la sixième place (avec 5,42 millions de
bouteilles achetées) des pays consommateurs du
spiritueux charentais. La marge de progression
semble immense. « Les Français, qui boivent
encore beaucoup de whisky, s’orientent peu à peu
vers leurs boissons historiques. Il n’y a qu’à voir
les chiffres de la Maison Ferrand, qui m’appar-
tient : elle est en croissance de 20 % depuis cinq
ans en France », estime Alexandre Gabriel.
Idem chez Rémy Martin, très implantée dans le
tissu social local grâce à son partenariat depuis
1965 avec une coopérative qui regroupe huit
cents vignerons. Alors que la maison va fêter ses
300 ans en 2024, le directeur exécutif, Amaury
Vinclet, conirme cette tendance : « Il est clair que
depuis quelque temps la population française
redécouvre Cognac. Moi-même, j’en suis un
exemple ! Je redécouvre la région alors que je
reviens de New York, où j’ai vécu pendant huit ans
pour vendre notre production. Nos bureaux sont
encore pour la plupart à Paris, mais j’ai décidé de
venir vivre et travailler à Cognac avec ma famille.
La ville est très agréable et de plus en plus vivante.
Chez Rémy Martin, on attire un public très divers,
dont la moitié est française, mais on reçoit aussi
beaucoup de Belges et de Néerlandais. » Dès l’an-
née prochaine, la vénérable maison, située dans
le centre historique de Cognac, ouvrira au public
toute l’année et plus seulement pendant les
périodes de vacances.
Logiquement, le spiritourisme charentais prend
son envol. D’un côté, les circuits de visite s’af-
inent et les boutiques des maisons de cognac se
multiplient. D’un autre côté, des hôtels et des
maisons d’hôte sont apparus ain d’encourager
les touristes à prolonger leur séjour. Ne serait-ce
qu’à Cognac, citons La Nauve, un hôtel 5 étoiles,
ouvert en 2023, ou encore Chais Monnet, qui
comprend un spa ainsi que plusieurs bars et res-
taurants. Ouvert en 2018, cet hôtel de luxe, dont
le nom évoque le père de Jean Monnet, qui était
distillateur à Cognac, s’étend sur 2 hectares dans
un ancien site industriel du XIXe siècle, en bor-
dure de la Charente. C’est dans l’ancien chai, au
milieu des foudres centenaires, qu’on découvre
désormais la cuisine du chef Paolo Boscaro. Plus
modeste, mais non moins chargé d’histoire, il y a
aussi la nouvelle maison d’hôte Logis des
Tourelles, dans un hôtel particulier du XIXe siècle
en plein cœur de la ville. Citons encore, dans le
reste de l’appellation, l’Hôtel Le Grand Large, sur
l’île d’Oléron, qui a réouvert en 2023.
Effet boule de neige, cette dynamique locale se
relète dans les projets qui englobent toute la
profession. Cohérente avec son marché qui sou-
haite se réapproprier sa région, la filière du
cognac a ainsi mis sur pied la construction de
son futur siège social en plein centre-ville de
Cognac. Dessiné par l’architecte Jean-Michel
Wilmotte et prévu pour être achevé en 2025, le
bâtiment démontre l’ambition des producteurs
de mettre en avant ses terres d’origine. « Ce nou-
veau siège témoigne de notre attachement viscé-
ral aux racines de l’appellation cognac », avait
déclaré Christophe Veral, président du BNIC,
lors de la présentation officielle du projet.
« Après avoir conquis le monde, le cognac veut
réinvestir son territoire et continuer de contribuer
à son attractivité et à son développement. Comme
les générations passées, les acteurs de la ilière
souhaitent, par ce geste architectural, apporter
leur contribution à l’histoire du cognac et d’une
ville millénaire. Pour que le cognac se retrouve
dans les plus beaux lieux, à New York, à Shanghaï
ou encore à Lagos, il faut d’abord que la magie
opère ici, en Charente », avait-il ajouté.
Voilà qui encourage des belles endormies à se
réveiller. Telle la maison Coutanseaux Aîné, res-
surgie des nimbes en 2015, alors que ses eaux-de-
vie sont uniquement des XO, XXO ou hors d’âge
qui proviennent de Grande Champagne. C’est
une vente aux enchères de la première bouteille
de la maison, millésimé 1767, partie à
186 000 euros, en 2014, à Londres, qui a remotivé
les propriétaires. Depuis quelques mois, après un
travail réléchi notamment sur une esthétique
hors des codes masculins de ce produit de luxe,
c’est François de La Giraudière, 35 ans, qui la
dirige. Conquérir le marché français fait partie de
ses ambitions : « On ne va pas révolutionner le
marché du cognac, mais on aimerait arriver à
10 % de nos ventes sur le marché français. » Pour
devenir prophète en son pays, le nouveau direc-
teur s’associe beaucoup aux cavistes, aux hôtels
et aux restaurants. Le jeune homme bouillonne
d’idées pour faire découvrir le goût unique de ses
eaux-de-vie. On l’a vu chez Ralph Lauren, boule-
vard Saint-Germain, pendant les déilés de mode,
offrant aux happy few un verre de ses cognacs
veloutés et élégants. Bientôt, il sera présent au
Château de Gaude, à Aix-en-Provence, pour un
dîner de gala qui rassemblera plusieurs chefs et
sommeliers de la région. « On se positionne
comme un cognac de gastronomie. Les chefs tra-
vaillent avec nos cognacs pour créer des plats.
Dans ce marché dense et compétitif du cognac, qui
se complique aux États-Unis et en Chine, il faut
donner de sa personne et se montrer inventif. Le
prix ne fait pas peur au marché français. En Chine,
en revanche, on assiste à un repli sur les marques
les plus connues et les petits prix », témoigne le
directeur de Coutanseaux Aîné.
Les Français retrouvent ainsi le goût intense de
l’or charentais. Pour mieux l’apprécier, ils ont
abandonné le verre ballon pour s’emparer du
nouveau verre tulipe, plus étroit, qui concentre
les arômes. Parallèlement, ils se familiarisent
avec le cognac en cocktail. L’image de spiritueux
noble n’empêche pas de le mélanger, si bien
qu’on estime que 70 % des cognacs sont consom-
més sous cette forme dans le monde. Une fois
encore, il faut convoquer l’histoire pour légitimer
cette tendance qui n’en est inalement pas une :
« En réalité, tous les cocktails sont des expressions
culturelles du cognac, explique Alexandre Gabriel.
Le premier d’entre eux est le cognac mint julep,
créé à la in du XVIIIe siècle. Puis le cognac a été
remplacé par le whisky, notamment à cause du
phylloxéra, qui a détruit le vignoble. Aujourd’hui,
on ne fait que retrouver nos racines. »
L’un des meilleurs bartenders français, Nicolas
de Soto, considéré comme un grand chef des
spiritueux, ne le contredit pas. Son bar, Danico,
qui fait partie des trois bars français à igurer
dans la liste des cent meilleurs bars du monde,
est l’un des grands ambassadeurs du cognac
grâce à ses recettes étonnantes de cocktails. En
retrouvant ses origines, le cognac peauine ses
atouts pour mieux surprendre.
183

Une
VÉNÉRABLE
bicentenaire.
ALORS QU’ELLE S’APPRÊTE
À CÉLÉBRER, EN MARS 2024,
SON 200e ANNIVERSAIRE, LA
MAISON CHARENTAISE DELAMAIN
S’EST RÉSOLUE À QUELQUES
ÉVOLUTIONS, MAIS QUI TROUVENT
TOUTES UN SENS DANS
SON HISTOIRE ET SES RACINES.
Texte Laure GASPAROTTO
184
Charles Braastad,
nouveau maître de chai
et directeur général
adjoint de la maison
Delamain.
AUSSI SEREIN EMENT QU’ELLE A
la maison
V É C U J U S Q U ’ À P R É S E N T,
Delamain se prépare sans tapage à fêter
son bicentenaire en 2024. Certes, la
discrète entreprise familiale de cognac,
située au cœur de Jarnac, au bord de la
Charente, où le temps semble s’être
arrêté, s’est résignée à faire quelques tra-
vaux pour dépoussiérer ce qui, au fond,
ne dérangeait personne parmi les dix-
huit employés. L’opération a pris deux
ans, à la faveur de la pause du Covid-19.
Grimper l’austère escalier étroit en bois
pour parvenir au bureau du fondateur,
qui a simplement subi un léger rafraî-
chissement, est dans la continuité de
l’esprit protestant de la marque : le fond
importe plus que la forme. Ce n’est pas
dans l’apparence que s’est bâtie cette
marque confidentielle. Quand la maison
restaure donc son petit jardin, et qu’elle
place, face à l’accueil d’une nouvelle bou-
tique, la sculpture géante d’un rouge-
gorge, œuvre de Christian Hirlay, c’est
que cela a du sens au regard de son his-
toire. Celui, notamment, de rappeler que
l’un de ses fondateurs, Jacques Delamain,
était aussi un célèbre ornithologue, qui a
contribué à inscrire l’esthétique du
cognac dans une dimension culturelle.
On l’aura compris, le scoop n’appartient
pas au genre de la maison. Quand elle
sort une nouveauté, comme celle de
cette année, c’est pour présenter son mil-
lésime 1983, provenant uniquement de
Grande Champagne, cœur prestigieux de
l’appellation cognac, comme tous ses
élixirs. Soit trois cents vénérables bou-
teilles, vendues chacune environ
560 euros, tel l’aboutissement d’un art,
celui d’avoir ciselé le temps jusqu’à en
faire goûter le fruit rare et vigoureux. Un
cognac forcément pur (sans sucre, ni
caramel, ni additif), qui a vieilli pendant
quarante ans dans une barrique de chêne
perdue dans les dédales de chais aux par-
fums envoûtants ou dans l’une des
dizaines de dames-jeannes enrubannées
d’osier qui attendent leur tour sur des
étagères. Pour le reste, on ne saura pas
le nombre de bouteilles produites chez
Delamain, comme sa cuvée historique et
régulière, Pale and Dry, dont le style,
mis au point en 1920, a été à peine
retouché récemment pour adapter le
degré d’alcool au goût du jour. « On pro-
duit en une année l’équivalent d’une
journée de production d’un grand
DOSSIER
groupe », affirme Charles Braastad, dont
la grand-mère s’appelait Delamain.
En septembre, ce représentant de la neu-
vième génération de la famille a pris offi-
ciellement la place de maître de chai,
détenue depuis quarante-trois ans par
Dominique Touteau. Il ne s’agit pas d’une
révolution, car les deux hommes se
connaissent parfaitement : Charles
Braastad a travaillé durant vingt-six ans
pour sa maison, avant d’en devenir le
directeur général, en 2017, au moment
où le Groupe Bollinger, porté par la
famille Bizot, est passé majoritaire dans
l’entreprise. Pendant toutes ces années,
même si Charles Braastad ne procédait
pas aux assemblages, il dégustait les dif-
férentes eaux-de-vie afin de s’imprégner
de la clé du style.
Le passage de relais s’est fait naturelle-
ment. En réalité, c’est le père de Charles
Braastad qui avait recruté Dominique
Touteau. Visiblement, il ne s’était pas
trompé. « Avant Dominique, mon père
était directeur et maître de chai.
Aujourd’hui, je reprends le même rôle que
lui et deux autres techniciens sont déjà pré-
sents depuis quelques années pour m’épau-
ler », précise le successeur, prouvant que
la répartition des rôles est déterminante
dans le savoir-faire pérenne de l’entre-
prise. Quant au travail avec Bollinger, il a
permis à Delamain de s’équiper en outils
marketing, d’une part, et, d’autre part, de
valoriser son vignoble de 20 hectares
que représente son domaine de
La Rambaudie. « On l’a beaucoup retra-
vaillé en remplaçant les manquants. Ce
vignoble nous permet des approvisionne-
ments absolument maîtrisés », se félicite le
nouveau maître de chai, qui a participé
aux vendanges cette année.
Avec ses dernières touches d’évolutions,
Delamain semble parée pour affronter les
deux cents prochaines années. « On est
tellement petit que les marées des marchés
ne nous touchent pas. Parce que Delamain
est une niche, la maison reste stable et je
suis confiant. Sur le marché français, on
constate que de plus en plus de jeunes s’in-
téressent au cognac, qui est une boisson
d’ancrage. Le gin n’a pas d’histoire,
contrairement à nous. On vend 15 % de nos
cognacs sur le marché français quand la
Maison Delamain
région en vend 1,5 % », déclare Charles
Braastad, qui apprécie que les visiteurs
qui se rendent chez lui viennent voir un
outil de travail, et non un musée.

Élégance de l’ÂGE.
FINEM ENT TRAVAILLÉS, SUBTILEM ENT VIEILLIS…
CES COGNACS PEUVENT ÊTRE DÉGUSTÉS EN COCKTAILS
MAIS ÉGALEM ENT PURS. DES JUS AM BRÉS, EXPRESSIONS
DE LEUR TERROIR CHARENTAIS.
Hennessy, Very Special
Voici l’un des cognacs les plus vendus
au monde. On pense souvent que ce
record sous-entend une qualité qui
laisse à désirer. Or, c’est tout le
contraire. Ce succès international
résulte d’un savoir-faire artisanal
d’équilibriste, entre la sélection des
eaux-de-vie, leur assemblage qui
ajuste parfaitement les plus jeunes et
celles de réserve, et leur élevage
intelligent qui joue du fût de chêne
neuf. Il n’y a qu’à goûter ce cognac
polymorphe aux notes amples de
vanille et d’amande grillée qui s’adapte
à toutes les situations tant il est
équilibré. C’est juste, floral
et séducteur.
52 €. HENNESSY.COM
Rémy Martin, Cuvée 1738
Accord royal
C’est surtout l’onctuosité qui marque
ce breuvage au nom qui rappelle
l’autorisation donnée par Louis XV de
planter de nouvelles vignes. Des notes
de prune et de figue, de caramel et de
pain grillé caractérisent ce cognac très
digne de sa maison qui va fêter ses
300 ans en 2024. Un style idéal pour
ouvrir les papilles à l’apéritif.
65 €. REMYMARTIN.COM
Park, Borderies, Mizunara
Original
Il fallait en avoir l’idée : affiner des
cognacs du terroir des Borderies
– déjà vieillis dans des fûts de chêne
japonais pendant six mois avant la
mise en bouteille. Si cette cuvée
Original, qui concerne des cognacs de
4 ans, présente déjà des arômes fumés
et épicés délicieux pour la table
(saumon, par exemple), les autres
cuvées vieillies plus longtemps,
jusqu’à presque vingt ans, deviennent
subtilement iodées.
67 €. COGNAC-PARK.COM
Decroix, Vieille Réserve XO
Ce cognac nature provient d’une ferme
en polyculture bio depuis trente ans à
Saint-Laurent-des-Combes, en
Charente, dans l’appellation Bons Bois.
Dire que cet alcool est sain peut
paraître étrange. Toujours est-il que sa
matière est pure, sans intrants d’aucune
sorte, issue d’un jus de raisin fermenté
uniquement avec ses levures indigènes.
En bouche, la structure, fondée sur des
eaux-de-vie vieillies plus de dix ans en
fût de chêne, est finement présente,
enveloppante et longue.
BIO. 72 €. ALCOOLS-BIO.FR
Delamain, Pale and Dry, XO,
premier cru Grande
Champagne
Cette cuvée, née il y a un peu plus de
cent ans, trône parmi les plus
élégantes produites dans toute la
région. Elle reflète l’exemple parfait du
grand cognac d’un terroir en
particulier : il est aussi minutieux
qu’intense, aussi précis que complexe
et d’une délicatesse inégalée. Ses
notes fruitées d’agrumes se mêlent
habilement aux saveurs fondues du
temps long qui les a fait naître.
98 €. DELAMAIN-COGNAC.COM
DOSSIER
Frapin, Cigar Blend, XO,
premier cru Grande
Champagne
Ambre, complexe et d’une longueur
exceptionnelle, ce cognac a attendu
plus de vingt ans en fût dans les chais
extraordinaires de la maison Frapin.
On y trouve des saveurs inimitables
d’épices et de tabac affiné, mais aussi
des notes de fruits secs et de rancio
qui en font une boisson absolument
remarquable.
110 €. COGNAC-FRAPIN.COM
Merlet, Sélection Saint
Sauvant, n° 3
Une édition limitée à 2 500 bouteilles
qui ne concerne que des cognacs de
plus de 14 ans, issus des différents
terroirs, de la Petite Champagne à la
Grande Champagne en passant par les
Fins Bois. On aime ses arômes fleuris
de tilleul et de jasmin, ainsi que sa
suavité élégante et ses fines notes
poivrées.
115 €. MERLET.FR
Louis Royer, XO
Le vieillissement a toujours du bon. La
preuve avec cet extra old, assemblage
de différents jus gardés entre dix et
vingt ans dans les chais de la maison
de Jarnac. Le nez d’orange confite,
d’abricot sec, puis les saveurs miellées
rehaussées de notes de chocolat,
d’épices douces et de noisette en font
un cognac propre à la méditation.
159 €. LOUIS-ROYER.COM
Through the Grapevine,
Château de Beaulon, Fins
Bois, 1988
Avec un tel cognac, on est face à ce
qui peut se montrer de plus tellurique,
puissant et doux. Il s’agit d’un pur
colombard, et non d’ugni blanc, qui est
le cépage constitutif de l’ensemble des
cognacs. Et il ne provient pas des
meilleurs terroirs de l’appellation. Le
savoir-faire du vigneron (90 ans !) a
transcendé la matière pour nous offrir
un élixir millésimé unique, vieilli dans
des fûts au grain fin de la forêt de
Tronçais.
199 €. WHISKY.FR
Coutanseaux Aîné, XO,
premier cru Grande
Champagne
Comme cette très chic maison ne
produit que des cognacs issus de
Grande Champagne, le cœur de
l’appellation, cet XO en est forcément.
Puis, grâce à un savoir-faire original,
distillation sur lies et garde en fûts
semi-enterrés pendant au moins
quinze ans notamment, l’esprit de ce
cognac se révèle rapidement
envoûtant et élégant. Entre iode, fumé
et puissance maîtrisée, voilà un élixir
de terroir et de grande classe.
230 €. COUTANSEAUX.COM
Texte Laure GASPAROTTO
Illustration Lisa CARPAGNANO
 Cuvée Rosé, choisie par les meilleurs.

Restaurant Le Duc
Paris

MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

 DOSSIER

SINGAPOUR, nouvelle
frontière du cocktail.
DEPUIS LES ANNÉES 2010, LA VILLE-ÉTAT DU SUD-EST ASIATIQUE SE PASSIONNE
POUR LA RÉVOLUTION M IXOLOGIQUE. UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE BARTENDERS
Y FONT FLEURIR DES LIEUX AUSSI FESTIFS QU’INNOVANTS. “EFFET WAHOU !” GARANTI.

Texte Stéphane DAVET — Illustration Lisa CARPAGNANO

188
 Q UAT R E A N S A P R È S avoir
accueilli la cérémonie du World’s
50 Best Restaurants, qui avait braqué
les projecteurs sur l’effervescence de
sa scène culinaire, Singapour recevait,
le 17 octobre, celle du World’s 50 Best
Bars, établissant le classement des
cinquante meilleurs bars à cocktails
du monde. Pas un hasard si, pour sa
première sortie extra-européenne,
cet événement phare de la scène
internationale du cocktail (qui vit
cette année le couronnement de Sips,
un bar de Barcelone) atterrissait dans
la ville-État, devenue en une dizaine
d’années l’une des capitales mon-
diales de la mixologie.
Après tout, un cocktail, le singapore
sling, ne igure-t-il pas parmi les monu-
ments historiques du comptoir mar-
chand créé en 1819 par sir Thomas
Stamford Rafles au proit de la cou-
ronne britannique ? Dans l’hôtel
mythique portant le nom de ce père
fondateur, un barman originaire du
Hainan, Ngiam Tong Boon, mit au
point en 1915 une recette devenue un
classique, en dosant gin, cherry
brandy, Bénédictine, Cointreau,
Angostura Bitters, sirop de grenadine,
jus d’ananas et de limette. Son but :
donner l’impression d’un grand verre
de jus de fruits, pour que les dames
puissent en boire sans passer pour des
dévergondées. Éternellement garni
d’un morceau d’ananas frais et d’une
cerise confite, le sling demeure un
must du Long Bar du Rafles Hotel, où
des centaines de touristes le sirotent
chaque soir en grignotant des caca-
huètes (dont les écorces tapissent le
sol) dans l’ambiance coloniale de boi-
series sombres, rafraîchie par des ven-
tilateurs en forme d’éventail.
Mais l’île ne se contente plus de ce bar
muséal. Sans oublier son histoire, une
nouvelle génération la réinvente avec
une créativité débridée. À l’instar du
très symbolique reclaimed slings pro-
posé dans le voluptueux décor du
Mo Bar, dominant la skyline de
Singapour, au troisième étage de
l’hôtel Mandarin Oriental. Dans un
verre à martini, une petite sucette
rouge à tête de Mickey baigne dans
un liquide limpide. « Nous distillons
au rotovap [un évaporateur rotatif
souvent utilisé en parfumerie] la
recette originale du singapore sling »,
explique le Coréen Charlie Kim, chef
barman du Mo Bar. « Nous obtenons
d’un côté un spiritueux clair, de l’autre
des résidus caramélisés auxquels nous
ajoutons un peu de glucose pour mou-
ler une sucette très parfumée, qui ser-
vira à sucrer le cocktail à volonté. »
Imagination, technique, sens artistique, humour, goût du concept, comme l’Atlas (48 e au 50 Best), à
inesse gourmande… Utilisation aussi d’ingrédients locaux (citron- Parkview Square. Ce dernier ampliiant
nelle, pandan, leur de gingembre, galanga, leur de pois papillon…), à l’inini une démesure devant plus au
présents également dans la gamme des gins de la marque singapou- Gotham City de Batman qu’au New
rienne Brass Lion. Autant de caractéristiques qu’on retrouve souvent York de Fitzgerald. Immenses plafonds
dans les innombrables bars de pointe qui parsèment désormais cette voûtés, lustres et sculptures au gla-
capitale inancière du Sud-Est asiatique. mour Art déco, sans compter une tour
La révolution mixologique, démarrée à New York et à Londres à la in de 15 mètres surplombant le plus
des années 1990, a abordé les côtes du détroit malaisien à l’aube des grand des deux bars, une collection de
années 2010. À l’avant-garde de cette tendance, trois avocats améri- mille trois cents gins en font un lieu
cains – Spencer Forhart, Paul Gabie et Snehal Patel –, nostalgiques unique au monde. Tout comme une
des bars de Manhattan, ouvrent en 2011 le 28 Hong Kong Street. carte de cocktails dont un chapitre
Conçu sur le mode speakeasy, avec une entrée anonyme donnant sur « vintage » propose des recettes (autour
un lieu aux allures de saloon, le 28 connaît un succès immédiat en de 200 euros le verre) composées à
privilégiant des ingrédients frais, des sirops ou infusions maison et des partir de bouteilles datant des
alcools haut de gamme. Ces derniers manquant cruellement sur l’île, années 1910, 1920, 1930, 1940…
le trio en proite pour créer sa propre société de distribution de spiri- Micro-État voué au business internatio-
tueux premiums et artisanaux, Proof & Company. Une initiative qui nal, Singapour se veut aussi à la pointe
boostera d’autant plus l’émergence des nouveaux bartenders. des buildings végétalisés et des innova-
Car, à la suite du 28 Hong Kong Street, resté une institution locale, tions écologiques dans le traitement des
et du Tippling Club, un restaurant porté par l’audace créative du espaces verts, des eaux de pluie ou de la
chef anglais, Ryan Clift, mettant ses techniques de cuisine au service pollution. Si l’écoresponsabilité préoc-
du bartending, la cocktail culture s’est développée au rythme fréné- cupe la scène internationale du cocktail
tique d’un shaker. « Cette scène partait presque d’une page blanche, (les Suédois de Röda Huset, à Stockholm
ce qui lui donnait beaucoup de liberté créative », souligne Uno Jang, ont reçu le Sustainable bar award
bar manager de Jigger & Pony, classé à la quatorzième place du – « prix du bar durable » – lors de la
World’s 50 Best 2023, l’année du onzième anniversaire de ce temple cérémonie du 50 Best), plusieurs bars
de la convivialité singapourienne. de l’île sont à la pointe de ce combat.
« La position géographique de la ville, véritable plate-forme du Sud-Est À la suite du projet d’Operation Dagger,
asiatique, et son énergie de capitale inancière offraient aussi un terrain bar pionnier du genre dans les
propice à ce développement et à la venue de mixologues du monde années 2010, deux de ses fondateurs,
entier », ajoute celui dont le bar, situé dans l’Hôtel Amara, magniie Vijay Mudaliar et Sasha Wijidessa,
les classiques (le nom Jigger & Pony fait référence à un ancestral verre continuent de démontrer leur engage-
mesureur) et la façon de les rénover. Tel ce whisky sour, agrémenté ment. Le premier avec ses bars,
de marmelade au yuzu et de liqueur de sureau. Analogue et Native. La seconde avec
La profusion de bars à cocktails a pris des formes très diverses. Fura, le « gastrobar » qu’elle a ouvert en
Comme le 28 Hong Kong Street ou le Tippling Club, beaucoup sont août, dans Amoy Street, avec sa com-
logés sous les galeries couvertes (baptisées « five-foot ») des sho- pagne cuisinière, l’Américano-Danoise
phouses, ces locaux d’habitation et de commerces datant du Christina Rasmussen. « Nous essayons
XIXe siècle. En mode speakeasy ou avec pignon sur rue, ils privilégient de découvrir de nouvelles façons de
souvent un caractère festif, comme dans le très animé Employees boire et de manger, adaptées à nos éco-
Only ou au Sago House (32e place du 50 Best), réputé pour la chaleur systèmes abîmés », revendique la mixo-
de son accueil. Tout en étant capable d’un raffinement exquis, à logue singapourienne, très marquée
l’exemple du minuscule Night Hawk, couronné du prix du meilleur par l’essai d’Anna Tsing Le Champignon
design lors du World’s 50 Best Bars. Jouant subtilement du rétro-futu- de la fin du monde (La Découverte,
risme, lumière et couleurs de l’établissement font un clin d’œil appuyé 2017), qui fait l’éloge du matsutake, un
au célèbre tableau Nighthawks, du peintre américain Edward Hopper. champignon capable de pousser dans
L’art inspire souvent les menus de ces bars. Comme celui du Republic, des zones détruites ou perturbées par
merveille chic de l’Hôtel Ritz-Carlton, construit autour de références à les activités humaines.
la pop culture des années 1960, qu’il s’agisse d’art, de cinéma, de mode Pas de décor de luxe ici, mais un bar-
ou de musique. Comme pour ce velvet underground à base de rye cuisine à l’esthétique brute. Avec des
whiskey, avec une touche de banane rappelant celle de la pochette du plats et des cocktails voués au végétal,
premier album du groupe du même nom, dessinée par Andy Warhol. le duo milite en particulier pour cuisi-
Perché sur le roof-top du musée de la National Gallery, le Smoke ner des ingrédients trouvés en abon-
& Mirrors offre une vue imprenable sur le délirant trio de gratte-ciel dance ou liés à des espèces invasives.
des Marina Bay Sands (reliés au sommet par une terrasse accueillant Parmi les rares protéines animales uti-
la plus longue piscine à débordement du monde), mais aussi un menu lisées, des insectes, comme des saute-
de boissons, « The Real Art of Drinking », inspirées par des œuvres du relles, fermentés pour créer un garum
musée. Tel le cocktail dawn of romance (à base de cognac, bourbon, riche en umami, ou des ténébrions (ou
Campari, vermouth, beurre et graines de tournesol), dont la puissance vers de farine), infusés dans une macé-
et l’amertume disent devoir beaucoup au tableau Age of Full Bloom ration de piment puis mixés dans une
(1979), une œuvre de résistance de l’artiste birman San Minn. liqueur d’orange et de citron vert, avant
Dans une île concentrant autant de buildings à la pointe de l’architec- de donner un coup de fouet fumé à une
ture contemporaine, les bars à « effet waouh ! » ne manquent pas. Le margarita. Mais aussi de la méduse
manhattan de l’Hôtel Regent Singapore semble ainsi sorti de l’imagi- marinée dans du gin, à la base d’un
nation de Gatsby le Magniique (version Leonardo DiCaprio). Tout mémorable jellyish martini.

Remy SAVAGE, de l’art en bar.
À 33 ANS, LE FRANCO-IRLANDAIS, NOM MÉ M EILLEUR M IXOLOGUE DU MONDE EN 2022,
VIENT D’OUVRIR SON TROISIÈM E BAR, ABSTRACT, À LYON, POUR LEQUEL IL S’EST
INSPIRÉ CETTE FOIS DE L’ART ABSTRAIT. CAR CE BARTENDER PROLIFIQUE N’AIM E
RIEN TANT QUE MÊLER LES ARTS ET LES SENS AVEC CRÉATIVITÉ.
Texte Sébastien JENVRIN
“C’EST EXTRA, NON ?” Large sourire aux
lèvres, Remy Savage ne cache pas son enthou-
siasme devant la façade singulière de son nouvel
établissement, ouvert quelques semaines plus
tôt, en septembre. Au croisement de la rue Duroc
et du cours Général-Giraud, dans le quartier des
Chartreux, à Lyon, le bartender franco-irlandais
nous fait reculer jusqu’au milieu de la chaussée
pour admirer le tableau dans son ensemble. Ce
qui frappe d’emblée, c’est la forme en V du bâti-
ment. « J’adore ce côté Flatiron Building, comme
à New York ; avec les lignes aériennes du trolley-
bus, ça donne un côté surréaliste. » Des murs ocre
aux étages supérieurs, de la pierre de taille au
rez-de-chaussée et, au milieu, des lettres oxy-
dées, vestiges d’un ancien troquet, forment
désormais le mot « Abstract ».
À 33 ans, malgré une carrière déjà dense, le meil-
leur mixologue du monde 2022 ne s’arrête plus.
Après A Bar with Shapes for a Name, à Londres, et
Bar Nouveau, à Paris, Abstract est sa troisième
adresse ouverte en moins de trois ans. Toutes ont
la particularité de s’inspirer d’un mouvement
artistique : le minimalisme du Bauhaus pour la
première, l’Art nouveau pour la deuxième et,
donc, l’art abstrait pour ce spot perdu à l’écart des
pentes de la Croix-Rousse. Grandes baies vitrées
donnant sur une rue dépeuplée, tonalité des cou-
leurs (vert, jaune pâle, bourgogne), décor épuré
au maximum : quand on entre dans ce bistrot aux
airs de diner américain des années 1950, on pense
davantage à Edward Hopper qu’à Vassily
Kandinsky. Dans ce décor classique intervient un
« élément chelou », au fond du bar : une cloison en
dichroïque flouté, dont la couleur varie selon
l’endroit où l’on se trouve dans la pièce.
Derrière ce panneau multicolore se cache l’Abs-
tract Lab, un laboratoire-distillerie où sont fabri-
qués différents distillats à l’aide de deux rotovaps
(matériel de chimie prisé des micro-distilleries et
des bars à cocktails, car il permet de distiller sur
mesure et prend moins de place qu’un alambic).
La particularité de ces alcools ? Ils sont fondés à
chaque fois sur un seul ingrédient : framboise,
yuzu, fraise, café ou encore beurre Bordier.
Embouteillés dans de jolis lacons et disponibles
à la vente (sur place et bientôt chez des cavistes),
ces « monochromes » sont « une sorte d’alphabet
aromatique » avec lequel le bartender crée un
nouveau langage qui bannit les spiritueux clas-
siques (rhum, whisky, gin…). Chacun de ces
DOSSIER
distillats sert de base à un cocktail à la carte
d’Abstract. Celle-ci se divise en deux : six incon-
tournables de la culture bistrotière et six cocktails
classiques revisités (martini, old fashioned,
bloody mary…). À accompagner de quelques
snacks pensés par le chef Guillaume Sanchez,
associé à ce « projet collectif et organique ».
« Au lieu d’un menu avec des noms à rallonge et un
listing d’ingrédients pas possible, on voulait accro-
cher les gens avec des choses qu’ils connaissent,
raconte Nicolas Minisini, cofondateur d’Abstract.
On est dans un bistrot, donc on propose un Picon-
bière [pimpé à l’aide d’un distillat de fruit de la
passion et proposé à 3,50 euros le galopin, soit
12,5 centilitres], mais, quand le client déguste, il se
rend compte que l’expérience est différente de ce
qu’il connaît. » Mention spéciale pour la mau-
resque, réalisée sans pastis mais à l’aide d’un dis-
tillat de badiane aux notes lorales séduisantes. Les
deux hommes, originaires de Chambéry (Savoie),
ont d’abord eu « l’idée d’installer une distillerie en
montagne, au bord d’un lac », puis d’ouvrir un
hôtel, pour inalement ancrer leur projet non loin
des rives de la Saône, dans ce lieu qui bénéiciait
déjà d’une licence IV. « Cela avait du sens pour
nous de s’installer à Lyon », précise l’associé.
C’est dans cette ville que tout a commencé pour à la notoriété internationale du Little Red Door
Remy Savage. Il y a étudié la philosophie à l’uni- – régulièrement retenu, depuis, dans le World’s
versité, discipline à laquelle il vouait une véritable 50 Best Bars –, grâce à des menus inventifs.
passion, jusqu’à animer « une émission de radio À l’image de The Evocative Menu, lancé en 2016,
un peu nerdy [“ringarde”] ». Pour financer ses soit onze cocktails sans nom mais pour lesquels
études, le jeune homme fait quelques heures onze artistes internationaux ont réalisé une œuvre
dans le pub irlandais où son père et sa sœur tra- à partir de leur dégustation desdits breuvages. Le
vaillent. « Je m’occupais juste du service, mais client se voyait ainsi choisir son drink non pas en
j’adorais ça. Moi qui étais d’un tempérament un fonction d’une liste d’ingrédients ou d’une indica-
peu timide, ça me donnait l’impression d’être tion aromatique, mais d’après un visuel artistique
quelqu’un d’autre. » Puis il rencontre sa future (dessin, peinture, photographie…).
épouse, qui est anglaise, et emménage à Oxford. Fin 2017, Remy Savage quitte Paris pour rejoindre
Là-bas, il commence à développer « une petite l’Artesian, le bar du palace londonien The
obsession pour les cocktails », arrête ses études et Langham, qui, après avoir été élu meilleur bar du
comprend qu’il veut devenir barman. En 2012, monde durant quatre années consécutives, est
après un détour par Bangkok, en Thaïlande, boudé depuis deux ans par le 50 Best. « J’ai débar-
il « pipeaute son CV » pour entrer au Little Red qué avec une idée de menu minimaliste, composé
Door, qui vient d’ouvrir à Paris. entièrement de cocktails à deux ingrédients, pas de
À cette époque, l’esprit créatif du barman com- garnish [“décoration”], alors que, avant mon arri-
mence à s’exprimer à travers cette volonté, qui ne vée, c’était des trucs avec de la fumée », se souvient-
le quittera plus, de mêler philosophie, art et mixo- il. Une fois de plus, son talent fait mouche, l’Arte-
Audrey Carpentras
logie. Avec toujours cette question, comme un sian réintègre cette année-là le prestigieux
leitmotiv : a-t-on besoin des mots pour com- classement international, et le menu en question
prendre les goûts ? Celui qui a été élu en 2014 bar- est sacré Best Drinks List aux Class Awards 2020.
tender le plus imaginatif du monde va contribuer Mais le Franco-Irlandais a déjà filé ailleurs,
 Page de gauche, Remy Savage dans
son bar, Abstract, à Lyon. Le lieu
(ci-dessus) rappelle les diners
américains des années 1950 et les
tableaux d’Edward Hopper. Au fond,
une cloison en dichroïque, derrière
laquelle est dissimulé l’Abstract Lab
(ci-dessous), un laboratoire-distillerie.
Florian Chastre
au Syndicat, à Paris, dont il prend brièvement la
tête, avant d’ouvrir en 2021 sa première adresse à
Londres, avec son associé Paul Lougrat. Un établis-
sement identiié par trois formes géométriques de
couleurs différentes – un triangle jaune, un carré
rouge et un rond bleu – mais sans nom oficiel.
Placé sous le signe du fonctionnalisme Bauhaus,
A Bar with Shapes for a Name (son pseudo) se veut
minimaliste, des éléments de décoration spar-
tiates à la carte des cocktails limitée à vingt bou-
teilles de spiritueux. C’est aussi un lieu d’appren-
tissage, qui accueille des formations au goût et
propose des stages rémunérés. Loin d’être élitiste,
le bar propose du vin et de la bière. Là encore,
l’idée est de se servir de l’aspect ludique du bar
pour faire vivre une expérience artistique sans pré-
tention. « On a tendance à réduire l’art aux musées,
qui sont, à mon sens, des endroits remplis de gens
qui n’ont pas toujours envie d’être là, explique l’ar-
tiste mixologue. À l’inverse, quand on va au bar, ce
n’est généralement pas pour paraître intelligent,
mais pour se détendre. Eh bien, on pense qu’on peut
tout à fait y vivre une expérience différente, cohé-
rente de bout en bout. Où la musique ressemble aux
boissons, qui ressemblent aux tenues que porte le
staff, qui ressemblent à la lumière, etc. »
Ouvert en juin 2023 dans la discrète rue des
Haudriettes, dans le quartier du Marais, Bar
Nouveau reprend quant à lui les codes de l’Art
nouveau – boiseries courbées à la manière de
l’architecte Hector Guimard, jeux de miroirs, murs
à motifs fleuris – pour les transposer dans un
mouchoir de poche. Douze places resserrées
autour d’un joli comptoir en marbre qui invite à la
convivialité. Derrière, les jumeaux Sara et Hadrien
Moudoulaud, également associés d’Abstract,
incarnent jusqu’au bout de l’uniforme ce voyage
dans le temps. La carte, fondée uniquement sur
une sélection de spiritueux triés sur le volet et de
quelques belles références vintage, ne compte que
six cocktails, dont un très joli gustave (vodka olive,
liqueur de camomille, agave) coiffé d’une feuille
d’or et de leurs en hommage à Klimt.
Au sous-sol, on retrouve ces mêmes cocktails tra-
vaillés cette fois-ci avec des produits maison (dis-
tillats, infusions…), à l’aide d’un mini-labo situé
sous une alcôve. Le tout dans un décor postapo-
calyptique, murs en brique recouverts de plantes
et néons bleutés. « C’est de l’Art nouveau
façon 2023, notre réponse urgente à la dépression
post-technologique que l’on est en train de vivre »,
philosophe Remy Savage, qui compte bien conti-
nuer à faire vivre de telles expériences dans
d’autres villes. Entouré de ses idèles équipiers, il
a déjà prévu de répliquer son bar inspiré du
Bauhaus à Bordeaux, et d’ouvrir une adresse repo-
sant sur le futurisme à Milan. Des projets qui ne se
limitent pas au monde du bar. « Le cocktail, c’est
sympa, mais je préfère mettre en avant des idées. Si
demain on ouvre une parfumerie impressionniste à
Giverny, ça ferait sens. » Mettre le goût au service
des idées et se poser des questions plutôt qu’ap-
porter des réponses, voilà comment Remy Savage
parvient à se réinventer sans cesse.
191

Les “READY-TO-DRINK”
mettent les bartenders
en bouteille.
LES COCKTAILS “PRÊTS À BOIRE” SE SONT LONGTEM PS RÉSUMÉS
À DES M IXTURES PARESSEUSES ET SIRUPEUSES. CONCOCTÉS
AVEC DES SPIRITUEUX DE QUALITÉ, CES BREUVAGES PROM ETTENT
AUJOURD’HUI D’EM BOUTEILLER LE SAVOIR-FAIRE DES M IXOLOGUES
QUI, AUX CÔTÉS DES DISTILLERIES, INVESTISSENT LE FILON.
Texte Stéphane DAVET – Illustration Lisa CARPAGNANO
192
DOSSIER
AU - D E L À D E Q U E LQ U E S
RECETTES ne nécessitant guère plus de
deux ingrédients, le bar d’un particu-
lier se retrouve souvent démuni quand
il s’agit d’élargir son répertoire à des
cocktails plus sophistiqués. Sans par-
ler du manque d’ustensiles owu de
savoir-faire. Des contraintes pas forcé-
ment mieux gérées par les cafés, les
hôtels et les restaurants, confrontés à
la fois à une demande en expansion et
à une pénurie de temps comme de
personnel qualiié. Et si la solution se
trouvait dans les ready-to-drink, ces
cocktails « prêts à boire » que de plus
en plus de marques proposent désor-
mais sur le marché français ?
La catégorie ne date pas d’hier. Voilà
plusieurs décennies déjà que la grande
distribution fournit les paresseux ou
les pressés en daiquiri, planteur ou
blue lagoon ne lésinant pas sur le
sucre, les colorants, les arômes artii-
ciels et les alcools bas de gamme.
« Mais l’exigence de beaucoup de
consommateurs est montée d’un cran
depuis le renouveau des bars à cock-
tails dans les années 2010 », analyse
Matthieu Heron, chef de produit inno-
vation à La Maison du whisky, distri-
buteur de spiritueux premium, à l’ori-
gine de la marque de cocktails
prémixés Travellers, lancée en colla-
boration avec l’Experimental Group.
Pendant les confinements, certains
bars spécialisés – Candelaria,
CopperBay, L’Ours… – s’étaient essayés
à la vente à emporter et à l’embouteil-
lage de cocktails tout faits. Des initia-
tives pas toujours conformes aux exi-
gences légales. Le concept se devait
d’être amélioré. Sa promesse : « Boire à
la maison un cocktail de la même qualité
que dans un établissement spécialisé »,
comme le formule Nicolas Varnier,
cofondateur de la marque Le Barteleur.
Pas un hasard, donc, si des mixologues
de renom sont à l’origine de plusieurs
de ces projets. Créateur à Lyon,
en 2006, du Soda Bar, Marc Bonneton
est l’un des trois cofondateurs de

la marque Cockorico. « C’est
après avoir créé un labo de production
pour faire à l’avance des batchs
[mélanges préparés en amont] permet-
tant à nos employés de gagner du
temps, que nous avons pensé à les com-
mercialiser », explique le Lyonnais.
Précurseur, à partir de 2007, de la
révolution « mixologique » pari-
sienne, l’équipe de l’Experimental
s’est ainsi associée à La Maison du
whisky. « Les bartenders de l’Experi-
mental élaborent les recettes et nous
dénichons les meilleurs spiritueux pour
les concevoir », explique Matthieu
Heron en citant l’exemple du venezia
negroni (composé de gin Nikka
Coffey, de vermouth rouge, de bitter
Del Professore et de Scrappy’s bitters
orange), l’un des ready-to-drink
embouteillés par Travellers.
Pour des raisons de conservation, les
marques privilégient les mélanges à
base d’alcool, plutôt que les long
drinks au soda ou aux jus de fruits.
Beaucoup misent sur la notoriété des
classiques – negroni, espresso martini,
margarita, daiquiri, manhattan, cos-
mopolitan – ou sur des tendances en
vogue, comme le pornstar martini (un
mélange de vodka vanille, liqueur de
fruit de la passion, citron vert, souvent
accompagné d’un shot de cham-
pagne). « Des cocktails tendances, oui,
mais en y apportant notre touche »,
précise Nicolas Varnier, qui a lancé
Le Barteleur avec Philippe Di Méo, en
commercialisant des recettes validées
par l’expert marseillais Guillaume
Ferroni, créateur de bars (Carry
Nation, L’Antiquaire…) et producteur
de spiritueux. Parmi leurs réussites, un
espresso martini avec une touche
gourmande de chocolat ou un porn-
star complété de mangue.
Si les bartenders se sont impliqués
dans ces « prêts à boire », en s’appro-
visionnant auprès des distilleries, il
était logique que ces dernières
exploitent leur propre expertise. À
l’instar du liquoriste bourguignon
Gabriel Boudier, célèbre pour ses
crèmes de fruits, également produc-
teur de gin et de vodka : « Après avoir
développé des demandes sur mesure
pour des marques de ready-to-drink,
nous avons décidé de produire nous-
mêmes trois références sous la marque
Speakeasy », détaille Florian Migeon,
le resp onsable marketing. Le
Barteleur, Gabriel Boudier ou
194
DOSSIER
AGRUMES, ÉPICES Garden Smash, Cockorico (orchard keeper), « L’Expé » nous
ET CHOCOLAT (Pernod Ricard) emmène à Verbier, station de ski
Inspiré du basil gimlet et du basil suisse, le temps d’une création
Agrume doré, My Cocktails gourmande qui slalome entre notes de
smash, où gin et basilic échangent
(Comte de Grasse) leurs fragrances, boostés d’un peu rancio, amertume cacaotée
Située dans un ancien atelier de d’agrumes, ce petit délice printanier, et fraîcheur mentholée.
parfumerie, la distillerie Comte de conçu par les Lyonnais de Cockorico, 42,50 € (50 CL). WHISKY.FR
Grasse s’est fait connaître avec son bourgeonne de saveurs florales
gin 44°N, mêlant plusieurs essences et herbacées. Daiquiri Rivers,
locales. Celui-ci sert de base à une
29,90 € (70 CL). Allpossibledaiquiris (Velier)
gamme de ready-to-drink réalisée
en collaboration avec le barman et
SHOP.COCKORICO.COM Cette gamme de daiquiris créée par
Meilleur Ouvrier de France David les Italiens de Velier, grand spécialiste
Espresso martini, des rhums haut de gamme, met
Palanque. Mention spéciale pour
d’abord en vedette la qualité unique
l’agrume doré, une variante fraîche Le Barteleur
et gourmande du gimlet avec jus Oubliez le vodka-Redbull. En termes d’un spiritueux. Au côté de bouteilles
de citron, clou de girofle, gingembre de cocktail caféiné, rien ne vaut ce conçues avec un rhum jamaïcain,
et amande. classique né à Londres, dans les Hampden, et un clairin haïtien, cette
troisième référence marie jus de citron
années 1980, dans le shaker de Dick
15 € (25 CL). COMTEDEGRASSE.COM
Bradsell. Typique de la façon dont vert bio et sirop de canne, à un Rivers
Le Barteleur aime légèrement twister blanc, rhum iconique de la Grenade
Pornstar martini, Speakeasy aux saveurs fumées et d’ananas.
les standards, cette version incorpore
Le cocktail ne titrant que 12,5 %,
(Gabriel Boudier) avec gourmandise la douce amertume
mieux vaut le mettre au frais et éviter
Élaboré en 1999, à Londres, par le du chocolat noir.
les glaçons.
barman ghanéen Douglas Ankrah, 34 € (70 CL). LEBARTELEUR.COM
ce mélange de vodka, de liqueur 45 € (70 CL). WHISKY.FR
de fruit de la passion et de vanille
(généralement servi avec un shot Negroni matador, Bigourdan
Mina, Cravan in a bottle
de champagne) est devenu l’un des (distillerie de Camargue) (Cravan)
cocktails en vogue de la dernière Implantée en plein cœur d’Arles,
Chez Cravan, temple du cocktail ouvert
décennie. Tout le savoir-faire de la distillerie de Camargue, lancée
l’ancestral liquoriste Gabriel Boudier il y a trois ans par le Béarnais Thomas
cet été boulevard Saint-Germain,
rayonne dans l’éclatante fraîcheur à Paris, une attention particulière
Bigourdan, produit un superbe london
est portée à la couleur, à la mâche et
du fruit de la passion. dry gin. Ce dernier parvient ici à
à l’aspérité des drinks. À l’image de
dompter la fougue de la liqueur Amour
24,90 € (70 CL).
Matador d’H.Theoria. Également
ce mina aux teintes pêche, à déguster
au salon du troisième étage ou à
associé au vermouth rouge de Dolin,
emporter. Une jolie variante de
cela donne un negroni sombre et
margarita rehaussée d’une liqueur
voluptueux aux jolies notes sanguines
de tomate, de prunelle et d’épices.
de coing où les tanins et la puissance
aromatique du fruit épousent
Addictif et très original.
parfaitement les notes herbacées
39 € (50 CL). BIGOURDAN.COM de la tequila.
105 € (50 CL). CRAVANPARIS.COM
Verbier, Travellers Cocktails
(Experimental Group-La
Maison du whisky)
Pionnier de la scène cocktail
parisienne, l’Experimental Cocktail
Club a aussi lancé la vague des prêts-
à-boire premium en France avec sa
gamme voyageuse Travellers
Cocktails. Après New York Texte Stéphane DAVET
(manhattan), Venise (negroni) et Paris et Sébastien JENVRIN
Travellers constatent néanmoins que, malgré son potentiel, le mar- mariage de l’expertise des créateurs de
ché français des particuliers est encore timide (0,3 % des ventes de Cockorico, de notre réseau de distribu-
spiritueux). Notamment à cause de la frilosité de cavistes ayant du tion et de notre expérience en matière
mal à faire de la place à ces nouvelles offres. « Nous nous sommes de production devrait se révéler efi-
reconcentrés sur les CHR [cafés, hôtels, restaurants], souligne Denis cace », prédit-on chez le numéro deux
Lefranc, l’un des fondateurs de la marque Argotier, l’une des rares à mondial des spiritueux. Après avoir
parier sur des cocktails créations. En bouteille, en vrac ou en fûts pioché chez différents fournisseurs,
pression, nous leur fournissons des choix qui dynamisent leur carte, en Cockorico s’approvisionnera bientôt
proposant aussi des recettes à façon. » dans l’immense catalogue des marques
Un parti pris qui a propulsé Cockorico en tête de peloton. « Si, au distribuées par Pernod Ricard. Installée
moment du Covid, nous avons d’abord travaillé avec les cavistes, 70 % dans 250 mètres carrés, l’équipe
de notre chiffre d’affaires vient désormais de la vente en fûts, principa- emménagera, in 2023, dans un nou-
lement à destination des CHR », explique Marc Bonneton. Des cocktails veau site de production de 1 000 mètres
on tap (« à la pression ») qui font fureur auprès de groupes hôteliers carrés. Un passage de l’artisanat à l’in-
comme Paris Society ou des festivals comme le Hellfest. Le succès n’a dustrialisation. En jurant ne pas renon-
pas échappé à la société Pernod Ricard, qui a misé sur une prise de cer aux exigences qui étaient les
participation majoritaire dans la start-up lyonnaise, in 2022. « Le siennes derrière le bar.
 DOSSIER

“QUAND LES CLIENTS ARRIVENT, ils nous marge du salon Vinexpo 2003. Parmi eux, on en gastronomie et de garde infinies », ce qu’il appelle
disent souvent qu’ils veulent des blancs secs ou des trouvait trois du Val de Loire accompagnés de « l’originalité de la versatilité du chenin ». Dans
bulles, mais surtout pas de vins moelleux. Après la plats illustrant bien la large palette des accords cette région, le chenin se décline en effet sur tous
dégustation, c’est avec eux qu’ils repartent », possibles : pour un coteaux-du-layon du domaine les modes : en bulles, avec de très beaux crémants
raconte Vincent Foreau. Même s’ils ne repré- Jo Pithon (2001), une gelée de saint-jacques à la de Loire notamment, en vins blancs secs et, bien
sentent qu’à peine 20 % de sa production, celui-ci cardamome ; pour le quarts-de-chaume du sûr, en moelleux… « En Anjou-Saumur, toutes les
afirme son affection pour ces vins. « Je les aime Château de Suronde (1999), un flan salé aux appellations s’entrecroisent, se chevauchent. Les
gustativement et j’adore les faire, il faut trouver le morilles et au citron conit ; et, pour le coteaux- producteurs travaillent sur plusieurs appellations,
bon équilibre entre acidité et sucre, mais aussi entre du-layon grains nobles (1999) de Patrick et aucun viticulteur ne produit que des moelleux »,
alcool et sucre », explique ce jeune viticulteur de Baudouin, un tajine d’agneau au gingembre. assure Fanny Gautier, d’InterLoire, la responsable
37 ans qui, avec sa compagne, Amélie, et son père, Pour ce dernier, justement, les liquoreux racontent des études socio-économiques du syndicat inter-
Philippe, s’occupe du domaine Foreau, 12 hec- l’histoire d’une partie de la viticulture ligérienne. professionnel du Val de Loire.
tares de vignes à Vouvray, qui sera certifié bio Avec ses 72 ans toniques, à la tête du domaine qui Moelleux, doux, liquoreux ? Selon les régions, les
en 2024. Ennemi de la chaptalisation comme de porte son nom, 14 hectares du côté de termes varient. Ainsi, à Bordeaux, onze appella-
l’acidiication, le vigneron veut que ses vins soient Chaudefonds-sur-Layon, Patrick Baudoin est un tions proposent des vins doux, dont six des liquo-
« fins, élégants, longs en bouche » et, surtout, « équi- peu le « Grand Timonier » de la longue marche du reux, parmi lesquels les célèbres sauternes, lou-
librés et digestes ». Une déinition que pourraient chenin vers la reconnaissance. Et son acolyte sur piac ou encore sainte-croix-du-mont. En Anjou et
faire leur tous les producteurs de vins doux. le domaine, Paul Barbazanges, a priori plutôt ten- dans la Loire, on préfère le terme de moelleux.
Toujours dans l’appellation vouvray, son voisin dance « gamay d’Auvergne », sa région d’origine, Trois cents producteurs produisent ces nectars,
Frédéric Cathelineau, à Chançay, raconte la s’est vite convaincu des charmes de ce cépage, avec huit appellations qui proposent des moelleux
même histoire. Celle d’un a priori contre ces « emblème historique » des grands vins de Loire, et six uniquement vouées à ces vins. Les cahiers
vins liquoreux qui, au inal, convertissent celles comme aime à le dire Patrick Baudouin. Le viticul- des charges sont précis et déinissent les teneurs
et ceux qui les goûtent. Dans son caveau de teur, certiié bio depuis 2005, assure que « le che- en sucre pour chaque appellation. Des
dégustation, creusé dans le tuffeau, la pierre nin peut tout faire, des secs racés aux liquoreux 34 grammes de sucre par litre minimum pour les
régionale qui servit à construire les châteaux de tendus, des demi-secs, des grands vins de coteaux-du-layon aux 85 grammes par litre pour
la Loire et à conserver aussi, telle la craie en
Champagne, les vins dans de parfaites condi-
tions, la séduction opère vite. « Les visiteurs qui
viennent découvrir notre petit musée de la vigne
et de la tonnellerie [dans les galeries souter-
raines] nous disent préférer les blancs secs. Mais,
quand ils goûtent nos moelleux, ils sont attirés,
d’autant que le chenin est un cépage qui permet
de belles acidités », raconte ce vigneron de
38 ans, dixième génération sur le domaine.
Pour le directeur de la cave Robert et Marcel,
une coopérative de trois cents adhérents créée
en 1957 à Bellevigne-les-Châteaux, « il faut
dépoussiérer, les goûts ont changé au niveau des
consommateurs ». « La sucrosité qui caractérise
ces vins est difficile à placer », avance Nicolas
Emereau, 49 ans, œnologue de formation. Les
moelleux ne représentent que 1,5 hectare sur
les 2 000 hectares de la cave.
Une production conidentielle mais prestigieuse,
témoin d’une histoire remontant au moins à
François Rabelais qui, dans son Gargantua,
en 1534, évoquait un « gentil vin blanc », comme
du « taffetas ». Doux donc. Ancrés dans cette tra-
dition régionale, 95 % de ces vins liquoreux sont
Moelleux de Loire :
vendus en France, en particulier dans la période
des foires aux vins de l’automne, et, bien sûr,
pour les fêtes de in d’année, quand les liquoreux
s’imposent sur les tables. Ce qui est bien dom-
oser et doser
mage et réducteur. « Quand j’entends que les
coteaux-du-layon vont bien avec le foie gras, là, je
m’ennuie ferme », s’impatiente ainsi Sylvie Plessis,
55 ans, à la tête avec sa ille, Manon, des 15 hec-
tares de vignes du Moulin de Chauvigné, sur
la douceur.
À ENTENDRE LES VIGNERONS QUI PERPÉTUENT CETTE
Savennières et Rochefort-sur-Loire. Selon elle, PRODUCTION AUSSI CONFIDENTIELLE QUE SÉCULAIRE,
ces moelleux conciliant l’intensité aromatique RARES SONT LES NÉOPHYTES QUI NE SE LAISSENT PAS
des fruits conits à une certaine vivacité « sont SÉDUIRE APRÈS Y AVOIR GOÛTÉ. C’EST TOUT L’ART DE
disponibles pour de beaux accords ». En témoigne CES TROIS CENTS VITICULTEURS D’ANJOU ET DE LOIRE
un repas d’anthologie « autour de dix grands QUI SAVENT MAÎTRISER UNE SUCROSITÉ TANT DÉCRIÉE.
liquoreux » organisé par l’association Sapros
– créée en janvier 2001 par treize vignerons –, en Texte Rémi BARROUX – Illustration Lisa CARPAGNANO

196
les quarts-de-chaume grand cru, le sucre est bien
là. Tout l’art est alors de le maîtriser, de veiller à ce
qu’il ne devienne pas pâteux, gâchant la dégusta-
tion et éliminant tout arôme. « On essaie de ne pas
avoir de finish trop sucré en bouche, de laisser
s’exprimer l’acidité du citron qui efface cette sucro-
sité », détaille Pierre-Jean Sauvion, œnologue pour
les propriétés de Joseph Helfrich, dont le château
de Fesles, à Bellevigne-en-Layon.
Mais, malgré les efforts des vignerons, le liquoreux
n’a pas toujours bonne presse. « Il y a dix ou quinze
ans, 80 % de nos clients venaient pour les moelleux,
aujourd’hui la moitié d’entre eux n’en veulent sur-
tout pas. Ils nous disent : “On ne sait pas quand les
déboucher.” Et ils sont de plus en plus réticents
quand il s’agit de sucre », raconte Stéphane
Branchereau, cinquième génération au Domaine
des Forges. Pourtant Stéphane et Séverine
Branchereau sont plutôt iers de leur production
de vins liquoreux, qui représente encore un quart
du volume de ce domaine d’une cinquantaine
d’hectares. Leur quarts-de-chaume millésime 2018
a reçu la « grande médaille d’or » et a été élu « révé-
lation internationale » lors du Concours mondial
de Bruxelles 2022. « Aujourd’hui, je n’ai plus de
complexe par rapport aux sauternes, qui représen-
taient les seuls grands liquoreux quand je faisais
mes études viticulture-œnologie à Blanquefort
[Gironde] », conie le viticulteur.
« On ne peut pas se permettre de faire des moelleux
bas de gamme, il faut de la qualité, d’autant que
ces vins sont compliqués à vendre », témoigne
aussi Alexandre Cady. À 40 ans, le viticulteur est
la quatrième génération, avec 26 hectares en pro-
duction et en bio depuis 2011. Dans son domaine,
marqué par un incendie en avril 2021, le feu ayant
ravagé tous ses bâtiments et détruit l’intégralité
de son stock, dont les cuvées remontaient à 1989,
le viticulteur a réagi, ouvrant un gîte et des
chambres d’hôte. Aujourd’hui, il produit de l’an-
jou dans les trois couleurs, des coteaux-du-layon,
des premiers crus quart-de-chaume et grands
crus chaumes, sans oublier des bulles en cré-
mant et même deux pét’nat’ (pétillants naturels).
Sur les quelque cent vingt mille bouteilles pro-
duites chaque année, réparties en seize cuvées,
les cinq liquoreux représentent environ trente-
cinq mille bouteilles. « Cela fait un tiers environ
de ma production, mais à une époque, jusqu’au
début des années 2000, ces vins constituaient
60 % de la production du domaine », raconte le
viticulteur. Fanny Gautier, d’InterLoire, relativise
la baisse. « C’est un marché de niche, puisque les
vins moelleux et liquoreux ne représentent que 2
à 3 % de la production annuelle, avec 48 000 hec-
tolitres [chiffre 2022], quand la production glo-
bale du Val de Loire [de Nantes à Blois] approche
les 2 millions d’hectolitres. Et la proportion est la
même qu’il y a une dizaine d’années. »
Le moelleux, en Val de Loire, appartient déini-
tivement à la tradition. On n’en boit plus à
chaque repas ou apéritif, mais il n’est jamais
loin. « J’ai cette mémoire chevillée au corps.
Celle de la cuvée 1947, dont mon père avait
gardé des centaines de bouteilles et qu’il sortait
à chaque événement familial, naissance,
mariage, comme pour le mien, en 2007, où on
était pourtant deux cent cinquante convives. Et,
en 2009 et en 2013, pour les naissances de mes
garçons, alors que les années n’étaient pas ter-
ribles, je me suis forcée à faire des moelleux »,
raconte Amélie Neau, 46 ans, à la tête du beau
domaine de Nerleux, une trentaine d’hectares
en bio, au-dessus du labyrinthe de galeries de
tuffeau, à Bellevigne-les-Châteaux.

LA DÉCISION A ÉTÉ DIFFICILE À PRENDRE,
MAIS, pour Patrick Baudouin, elle était la plus
raisonnable. Sur le millésime 2023, il ne pro-
duira pas de liquoreux. Un crève-cœur pour
celui qui, dans les années clémentes, peut don-
ner naissance à des bijoux sucrés en coteaux-
du-layon ou quarts-de-chaume grand cru. Juin
et juillet avaient fait pointer l’espoir d’un « mil-
lésime du siècle », mais le mauvais temps, le
risque de pourriture, le manque de maturité
nécessaire à de grands liquoreux en auront
décidé autrement. « Déjà pour les blancs secs,
cela fait six semaines qu’on trie, à dix-huit per-
sonnes, les raisins à ramasser ! D’habitude, c’est
le temps qu’on passe pour des liquoreux… au
moins, les jus sont parfaits », constate le vigne-
ron. Avec 50 % de récolte en moins, plusieurs
fûts du chai à barriques resteront vides.
Pas de quoi effrayer, pour autant, l’homme de
72 ans. Patrick Baudouin fait ses choix en toute
liberté, guidé par ses rencontres, ses nom-
breuses lectures, mais certainement pas par le
poids des habitudes ni les diktats de la mode.
Son parcours est pour le moins atypique.
D’abord, il est devenu vigneron sur le tard, à
40 ans. Celui dont une cuvée figure dans
100 Bouteilles extraordinaires de la plus belle
cave du monde, de Michel-Jack Chasseuil
(Glénat, 2010) – le seul vin de Loire de l’ou-
vrage – a eu plusieurs vies : licence en histoire
et géographie, militant CGT à l’usine Kodak de
Vincennes, puis libraire, durant cinq ans, au bas
de la rue de Belleville, dans le 20e arrondisse-
ment de Paris.
En 1990, il reprend le domaine familial, une poi-
gnée d’hectares de vignes louées depuis des
décennies. Il est situé à Ardenay, là où coule le
Layon, en plein Anjou noir, terre de schistes pro-
metteuse. Mais il y a tout à faire. « On ne peut
même pas parler de courage, c’était totalement
198
inconscient », dit-il aujourd’hui en riant. Il se met
en relation avec l’Institut national de l’origine et
de la qualité d’Angers (qui décide des appella-
tions d’origines contrôlées), s’investit à fond dans
cet univers truffé de règles ; c’est le début de
« relations complexes mais passionnantes »,
comme il les qualifie avec circonspection.
Avec sa tête à la Bourvil, empreinte d’une ten-
dresse souriante et d’un regard bleu lumineux,
il se montre volontiers bonhomme, mais c’est
aussi une sacrée tête de mule. « Emmerdeur,
empêcheur de tourner en rond », osent certaines
mauvaises langues ; « acharné de la qualité »,
rétorquent les professionnels séduits par ses
vins. N’empêche qu’il ne fait rien comme les
autres. Alors que tout le monde autour de lui
pratique la chaptalisation (ajout de sucre dans
les cuves) pour pouvoir produire des liquoreux
chaque année, il abandonne cette pratique à
partir de 1994. Cette année-là, son liquoreux
arrête de fermenter avec un degré d’alcool de
9 %, bien au-dessous des standards du coteaux-
du-layon. On lui dit qu’il ne sait pas faire du vin.
Un agent est pourtant emballé par ce qu’il goûte
et le place sur les grandes tables, chez Troisgros
et Pierre Gagnaire.
Et puis arrive la trilogie 95-96-97 : ses vins sont
notés 99/100 trois années de suite par Robert
Parker, il devient une vedette internationale,
gagne la reconnaissance de ses pairs. Il rachète
un chai de rêve, construit en 1910, assorti de
14 hectares de coteaux superbes où il faisait du
vélo gamin. Il part alors dans de multiples croi-
sades. Pourquoi faudrait-il avoir un degré d’al-
cool élevé pour bénéficier de l’appellation ?
Pourquoi, quand l’année n’est pas propice aux
liquoreux, ne pourrait-il pas produire du blanc
sec en appellation quarts-de-chaume ou coteaux-
du-layon ? Pourquoi devrait-il les rétrograder en
appellation anjou sans pouvoir mentionner le
Patrick BAUDOUIN,
son petit bonhomme
de chenin.
APRÈS UN PARCOURS RICHE ET ATYPIQUE,
CE VIGNERON AU FORT TEM PÉRAM ENT A REPRIS
EN 1990 LE DOMAINE FAM ILIAL EN ANJOU. AURÉOLÉ
AUJOURD’HUI DE LA RECONNAISSANCE DE SES PAIRS,
IL Y MÈNE DE M ULTIPLES CROISADES VISANT
À ACCROÎTRE SANS CESSE LA QUALITÉ DE SES VINS.
Texte Ophélie NEIMAN
DOSSIER
prestigieux terroir d’origine ? Certes, il est
aujourd’hui le fer de lance des grands anjous
blancs secs, mais il ne s’agit pas que de lui.
Président du Syndicat de l’Anjou blanc de 2013 à
2022, il refuse de voir les AOC réduites à enfer-
mer les vins dans des types de vinification.
Il déterre d’anciens écrits, crée des associations,
organise des colloques sur le chenin, rédige plé-
thore de textes. Il perd souvent, gagne parfois.
« J’ai mis vingt-cinq ans à obtenir qu’un liquoreux
de chenin puisse avoir une appellation à partir de
8,5 degrés d’alcool. En 2022, ma cuvée Maria Juby
est enfin passée de la mention vin de France à
l’AOC quarts-de-chaume », se satisfait-il. Tout en
compilant des travaux de recherche, il réunit des
vignerons engagés, comme lui, vers un maxi-
mum de qualité. Car il ne veut pas faire cavalier
seul. « Mon passé de syndicaliste et de militant
maoïste, c’est l’école du collectif ! »
Il reconnaît volontiers que le chemin serait plus
facile s’il cédait aux sirènes des tendances. Mais
pas question. En bio depuis 2002, il récuse la
possibilité de revendiquer ses vins en nature,
« parce que ça reste l’homme qui fait le vin », ou,
pire, de se convertir à la biodynamie, pourtant
très prisée de la nouvelle génération de cavistes
et de sommeliers : « C’est un courant qui verse
dans l’occultisme en faisant appel à des forces sur-
naturelles, des lutins et autres théories farfelues.
Il y a beaucoup mieux à faire de son énergie. »
Associé depuis 2008 avec le groupe Union
Harmonie Mutualité, il en partage les valeurs.
Sur leur proposition, il collabore depuis lors avec
un établissement ou service d’aide par le travail
pour employer sur le domaine cinq personnes
en situation de handicap. « Nous appliquons
notre philosophie au rapport à l’emploi et à l’éco-
nomie du domaine », constate-t-il sobrement.
Entre les idées et les hommes, il refuse de choi-
sir. Les deux marchent ensemble.
Domaine Patrick Baudouin

Champions
de l’ÉQUILIBRE.
POUR L’ÉLABORATION DE CES VINS MOELLEUX
DE LOIRE, LES VIGNERONS ONT SU DOSER
PARFAITEM ENT LE SUCRE, L’ACIDITÉ ET L’ALCOOL.
ET LAISSER AINSI LES ARÔM ES PLEINEM ENT
S’EXPRIM ER.
200
BONNEZEAUX
Château de Fesles,
La Chapelle, 2015
Voici la parcelle la plus prestigieuse du
château, qui produit une cuvée au
potentiel de garde énorme. Les notes
poivrées apportent autant de fraîcheur
que d’élégance à l’ensemble qui se
prolonge longuement sur le palais. Aux
notes de fruits confits, d’angélique
notamment, cette liqueur est un régal
hautement recommandable. Une très
belle maison !
21 € (50 CL). CHATEAUDEFESLES.COM
Domaine de la Gauterie, 2021
Rarement un vin trahit autant de force
et d’énergie. C’est pourtant le cas ici,
avec ce millésime très récent qui ne
demande qu’à s’assagir. En attendant,
on reste époustouflé par son intensité,
sa vivacité et sa longueur qui s’achève
sur des saveurs de coing.
37 € (50 CL).
DOMAINEDELAGAUTERIE.COM
Domaine Les Grandes
Vignes, Le Malabé, 2015
Coup de cœur pour cet élixir à la robe
DOSSIER
cuivrée et aux parfums d’écorces
d’orange, de miel et de mangue. En
bouche, il est doucement épicé,
équilibré et long. Un millésime prêt à
boire, mais qui peut aisément être mis
de côté encore dix ans tant sa
structure est cohérente.
BIO, 49 €.
DOMAINELESGRANDESVIGNES.COM
COTEAUX-DE-L’AUBANCE
Domaine de Bois Mozé,
Élégance, 2019
Ce vin montre plus d’énergie que de
complexité. Sa gourmandise simple
séduit immédiatement le palais grâce
à sa suavité vive, soutenue par des
notes irrésistibles de fruits confits.
Un coteaux-de-l’aubance très
dynamique, forcément à goûter !
BIO, 15 €. BOISMOZE.COM
COTEAUX-DU-LAYON
Moulin de Chauvigné,
La Croix blanche, 2022
Elles sont deux, mère et fille, Sylvie
et Manon, à continuer l’œuvre de
Christian, décédé en 2017. Ce
domaine, créé en 1992, d’une
quinzaine d’hectares, chenin exclusif,
réparti entre Savennières et
Rochefort-sur-Loire, propose de bien
jolis vins, accessibles, répartis en trois
gammes, Originelles, Intemporelles et
Spirituelles. Dans cette dernière, on a
bien aimé La Croix banche : un beau
volume en bouche, de la tension, avec
de beaux fruits, notamment des
agrumes confits.
9,50 €. MOULINDECHAUVIGNE.COM
Domaine du Petit Clocher,
Les Perrières, 2021
Ananas, fruits de la passion, orange,
le nez pétille de gourmandise.
En bouche, ce liquoreux ample et
onctueux a pourtant assez de vivacité
pour garder du tonus. Il joue davantage
sur le registre de l’hédonisme que de
la retenue, mais ça lui va très bien.
14 €. DOMAINEDUPETITCLOCHER.FR
Domaine Clo, Délicatesse,
2021
Le consommateur aura pour première
satisfaction les nombreuses
informations précisées sur l’étiquette :
vendange du 2 novembre 2021,
110 grammes par litre de sucre
résiduel… Mais c’est surtout son
contenu qui nous convainc : un nez axé
sur une déclinaison d’agrumes
(marmelade d’orange et citron confit,
notamment), un joli peps en finale,
avec une acidité bien dosée et une
longueur aromatique et acidulée très
appétissante.
14 €. DOMAINECLO.COM
Château La Tomaze,
Atomes crochus, 2018
Jaune or, ce chenin bien né laisse
échapper des notes gourmandes de
calisson et de massepain. Ses atomes
sont en effet plus crochus, plus
attrape-cœur que longs, mais ils
savent faire saliver. Un ensemble
simple et équilibré, qui appelle un
fromage bleu comme une fourme
d’Ambert.
BIO, 14,40 €. TOMAZE.COM
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L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. La vente d’alcool est interdite aux mineurs.

Domaine Blouin, Cuvée
Angela, premier cru chaume,
2018
Ce millésime apparaît encore si dense,
si complexe et si riche qu’il n’en est
encore qu’au début de sa vie. De sa
robe d’un or éclatant s’échappent des
notes de fruits confits et de fruits secs.
Équilibré et élégant, juteux et long,
il n’est pas du genre à être bavard.
14,90 €. DOMAINEBLOUIN.FR
Domaine de Pied Flond,
Les Tentations, 2018
Franck et Catherine Gourdon
exploitent le domaine familial de
25 hectares. Et produisent ce
réjouissant moelleux, à la robe d’un
doré particulièrement intense, qui
frappe par l’opulence de ses arômes
grillés et épicés. Le botrytis a bien
laissé sa marque, donnant au vin des
odeurs d’ananas rôti, de fruits grillés à
la flamme. La finale dure sans
lourdeur, une prouesse d’équilibre.
17,10 €. PIEDFLOND.FR
Château Perray-Jouannet,
2020
D’un coteau exposé au sud, sur des
veines de quartz, Rémi Pivert produit
un vin harmonieux, élevé en barrique,
qui fermente avec des levures
indigènes. Dans le verre, il charme par
son joli bouquet de coing et de jasmin,
tandis qu’il s’épanouit en bouche, avec
des arômes de miel et une sensation
mentholée rafraîchissante en fin
de bouche.
EN CONVERSION BIO, 18,50 €.
TÉL. : 06-59-41-31-66.
Domaine des Forges,
Les Onnis, premier cru
chaume, 2020
D’un style gourmand, cette cuvée au
nom du lieu-dit Les Onnis s’avance
tendrement avec des saveurs d’épices
douces, de poivre et de citron confit.
Puis elle se fait de plus en plus riche
sans perdre ni son équilibre ni son
élégance. Elle s’oriente alors vers des
notes de miel dans une finale longue
et fraîche.
19,40 €. DOMAINEDESFORGES.NET
Château de la Roulerie, 2022
Ample et complexe, sur des arômes
de coing frais, de camomille, d’acacia
et de fleur de vanille, on apprécie cette
richesse aromatique, sa générosité qui
ne se départit pas d’élégance.
BIO, 20 €.
CHATEAUDELAROULERIE.COM
Le Fief noir, Nouvelles
Conidences, 2022
Rien qu’en regardant sa robe couleur
paille, on imagine un vin printanier. En
bouche, c’est bien ce qu’il est : frais,
fleuri, d’une spontanéité simple. Puis,
après son attaque moelleuse aux notes
vives de mangue, il révèle peu à peu sa
richesse. Une valeur sûre, produite par
un domaine familial dont le travail est
harmonieux.
BIO, 20,90 €. FIEFNOIR.COM
Domaine Cady,
premier cru chaume, 2021
Un jaune paille irrésistible à l’œil
émoustille le nez et fait frétiller les
papilles. Au toucher, sa texture
légèrement onctueuse déploie des
saveurs de coing, de pêche de vigne
202
et d’écorces d’orange. C’est aussi
séducteur que fin, aussi subtil que
prometteur.
BIO, 21,80 €. DOMAINECADY.FR
Domaine Ogereau,
Saint Lambert, 2022
Le domaine phare de la région fait de
sa cuvée emblématique un
incontournable du style. Ce moelleux a
une harmonie inouïe, avec des arômes
entremêlés et délicats de fleurs
blanches, de poire et de coing cuits, un
équilibre et une fraîcheur en bouche
remarquables. Un charme tout en
finesse et beaucoup d’élégance. Bref,
un coup de cœur.
BIO, LABEL BIODYVIN, 22 €.
DOMAINEOGEREAU.COM
Château de Suronde,
L’Allégorie, 2021
Acheté par Kathleen Van den Berghe
en 2016, après une première
acquisition, six ans plus tôt, du château
de Minière, plus à l’est, vers Bourgueil,
le château de Suronde est une pépite.
Les vins sont à la hauteur du cadre
superbe de cette vallée du Layon, avec
une nature célébrée jusque dans le
verre. La cuvée L’Allégorie en est
l’illustration parfaite, avec sa belle
acidité préservée par un élevage de
huit mois sur lies en cuve Inox, du gras,
de l’opulence, des fruits secs et de
l’abricot confit, de l’ananas aussi.
Superbe !
BIODYNAMIE, 25 €.
CHATEAUDESURONDE.COM
Château Pierre-Bise,
Les Rouannières, 2021
Un très beau liquoreux, bien balancé
entre le sucre et l’acidité. S’il manque
encore de nuances, il arbore de jolies
notes de fruits mûrs qui permettront
de patienter le temps qu’il se
complexifie. Pour le moment, on
apprécie sa minéralité et sa densité.
À carafer de préférence.
28 €. CHATEAUPIERREBISE.FR
Château de Bois-Brinçon,
Le Clos des Savarières, 2011
Un nectar délicieux qui s’impose avec
beaucoup de qualités : il est digeste,
frais, profond, complexe, épicé,
poivré… Normal aussi, car son
rendement minime de 11 hectolitres
par hectare favorise une telle
concentration d’arômes et de saveurs.
Une finale coquine grâce à une acidité
gourmande qui donne envie d’y
revenir. À boire aujourd’hui, mais aussi
dans dix ou même vingt ans !
31 € (50 CL).
CHATEAU-BOIS-BRINCON.COM
Domaine de Juchepie,
La Passion de Juchepie, 2017
Coup de cœur pour ce liquoreux à la robe
or cuivré et aux parfums de noisette et
d’abricot sec. Ce nectar se révèle
savoureux et irrésistible, d’une longueur
impressionnante. Et, quand on apprend
son rendement minuscule, à moins de
10 hectolitres par hectare, on comprend
qu’on a affaire à un cas unique.
39 €. JUCHEPIE.FR
Domaine Belargus, Layon,
2019
Dans ce layon du nom d’une rivière, il y
a tout ce qui représente ce terroir,
puisque cette cuvée résulte d’un
assemblage de parcelles réparties sur
trois villages. Précisément, c’est ce qui
nous plaît dans ce vin qui reflète
un ensemble serein et cohérent, suave
et frais, aux notes profondes
d’agrumes et de pulpe de fruits frais.
C’est encore très concentré et destiné
à une longue garde.
BIO, 44 €. BELARGUS.COM
COTEAUX-DE-SAUMUR
Vignobles Edonis, Héritage,
2019
Derrière ce nom un peu
entrepreneurial se cache la cave
coopérative Robert et Marcel, sise à
Bellevigne-les-Châteaux
(300 adhérents), créée en 1957. Dans
ce haut lieu des vins de Saumur,
rouges comme blancs, on a choisi, en
coteaux-de-saumur, cette belle cuvée
Héritage, avec des arômes de
marmelade d’orange, de citron, des
fruits confits, mais aussi de l’acidité qui
soutient bien l’ensemble et maintient
sa vivacité.
18 € (50 CL).
LESVIGNOBLESEDONIS.COM
Domaine de Nerleux,
Les Loups dorés, 2021
Ce très joli domaine familial tire de
cette minuscule appellation
(20 hectares pour toute l’AOC) un
moelleux aux arômes de mangue et de
fruits jaunes frais, doté d’une bonne
acidité et d’un équilibre sans faille.
BIO, 24,40 €. NERLEUX.FR
Château de Targé, 2021
Ses arômes d’ananas grillés et de fruits
jaunes compotés, son sucre bien
intégré, sa superbe texture, caressante
et onctueuse, tout confère à donner
à ce liquoreux une grande sensation
d’harmonie.
BIO, 33 € (50 CL).
CHATEAUDETARGE.FR
QUARTS-DE-CHAUME-
GRAND-CRU
Château La Varière,
Les Guerches, 2018
Ce vin montre toute la puissance dont
est capable cette appellation. Le nez
est si concentré qu’il vaut mieux
carafer le breuvage pour qu’il se
détende. Apparaissent alors des
parfums de miel, de fruits confits et de
fruits secs. La concentration ressentie
au nez se confirme en bouche, avec
une texture dense, un taux de sucre
affirmé, mais assez de tenue pour
maintenir l’équilibre. Un liquoreux qui
assume son opulence.
34,50 € (50 CL).
TÉL. : 02-41-91-22-64.
Domaine du Petit Métris,
2017
Quel délice ! Voilà la cuvée d’exception
du domaine familial, qui compte une
belle gamme de moelleux et de
liquoreux. Avec une robe d’un doré
intense, il embaume le verre d’odeurs
de fruits de la passion, d’ananas, de
notes de tabac blond, de foin, d’abricot
DOSSIER
cuit au four. C’est diablement expressif
mais également plein de charme et
d’élégance. Ajoutez-y une très jolie
structure, généreuse, ronde mais pas
dénuée de fraîcheur, et vous avez là un
liquoreux pour les grandes occasions,
à marier avec les desserts.
35 €. DOMAINE-PETIT-METRIS.FR
Domaine Patrick Baudouin,
Maria Juby, 2018
Étonnant et envoûtant, ce grand
liquoreux est l’une des cuvées les plus
fascinantes de cette sélection. Car,
face à ses impressionnants
230 grammes de sucres résiduels, il ne
contient que 9 % d’alcool. Et ce taux
étonnamment bas lui donne une
fraîcheur et une légèreté inédites dans
cette catégorie. Ajoutez-y des arômes
de fruits frais parmi les fruits cuits, un
parfum de fleurs et d’orange amère, et
vous avez là un vin d’une beauté
somptueuse, dans lequel on trempe
inlassablement ses lèvres.
BIO, 48 € (50 CL).
PATRICK- BAUDOUIN.COM
VOUVRAY
Caves Cathelineau,
Les Raisins de Gabriel, 2020
On peut, et même on doit, d’abord
visiter les caves creusées dans le
tuffeau, la pierre régionale qui servit à
construire, entre autres, les châteaux
de la Loire. À conserver aussi, telle la
craie en Champagne, les vins dans de
parfaites conditions. Il faut ensuite
goûter à la gamme, étoffée, des
vouvrays secs, à bulles et moelleux,
notamment Les Raisins de Gabriel.
Un beau vin qui exprime parfaitement
les arômes de fruits exotiques,
de poire aussi.
14,50 €.
VIN-VOUVRAY-CATHELINEAU.COM
Vincent Mabille, Sélection,
2018
Voici un bonbon. Traduction : ce
vouvray se présente dans toute sa
simplicité gourmande et sincère. C’est
juste et bon. On l’apprécie pour
la franchise de ses saveurs douces
et immédiates. Parfait pour
accompagner des fromages bleus.
16,40 €. VOUVRAYMABILLE.FR
Domaine du Clos Naudin,
moelleux, 2017
Avec son équilibre époustouflant, ce vin
s’impose de manière magistrale. D’une
tenue extraordinaire tant tous ses
éléments, arômes, saveurs, jus, sont
à leur juste place, ce vin représente une
œuvre réfléchie comme rarement.
La matière première de premier ordre
offre ici des saveurs fleuries et fruitées,
épicées et complexes jusqu’à la finale
franche et vive. Un vouvray qui se
déguste magnifiquement aujourd’hui
bien qu’il soit élaboré pour une très
longue garde.
34,80 €. TÉL. : 02-47-52-71-46.
Texte Rémi BARROUX
Laure GASPAROTTO
Ophélie NEIMAN
Illustration Lisa CARPAGNANO
 Merci à nos cavistes : Gilles P. - Damien M.
Nicolas C. - William W. - Bertrand B.

Champagne Bollinger est certifié B Corp.

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en matière de performance sociale, sociétale et environnementale.
La Maison Bollinger rejoint ainsi une communauté d’entreprises engagées
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L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


Châteauneuf-du-pape
à la merci de
nuages de POUSSIÈRE.
LES VITICULTEURS DE L’APPELLATION MONDIALEM ENT
RÉPUTÉE DU VAUCLUSE EN SONT CERTAINS : L’EXPLOITATION
DES CARRIÈRES DU MASSIF DU LAM POURDIER, AVEC
LESQUELLES ILS COHABITENT DEPUIS DES DÉCENNIES, M ET
EN PÉRIL L’AVENIR DE LEURS DOMAINES.
Texte Natacha GORWITZ
IL EST MIDI, LE CALME EST REVENU. Frédéric Souret,
vigneron au Domaine de Châteaumar, à Orange, s’affaire à la cave.
Il ne fait plus attention au bruit des engins de la carrière, comme
il s’est habitué aux tirs de mines qui font trembler les murs de sa
maison. Au il du temps, ce producteur de côtes-du-rhône et de
châteauneuf-du-pape a vu, juste en face de chez lui, le massif du
Lampourdier se rabougrir. « Bientôt, on ne le verra plus ! », lâche le
Vauclusien. En un demi-siècle, la crête a été rognée d’une trentaine
de mètres, le sommet a disparu dans le trou. Seule une vue
aérienne permet de réaliser l’ampleur des carrières de calcaire à
ciel ouvert qui dévorent ce massif à l’aplomb du Rhône et au nord-
ouest de châteauneuf-du-pape, l’une des plus anciennes et presti-
gieuses appellations de la vallée rhodanienne. Un cratère jaune
pâle d’une quarantaine d’hectares éventre les collines de garrigue
et de forêt de chênes verts, à proximité des vignes.
Et le paysage n’est pas près de s’arranger. En mars 2021, le préfet
de Vaucluse a donné son autorisation à la société Delorme, implan-
tée sur le gisement depuis 1984, d’exploiter le site pendant vingt-
cinq années supplémentaires. Soit jusqu’en 2046. La plus grande
partie des carrières exploitées sur le massif du Lampourdier est
située sur la commune d’Orange. Mais de l’autre côté de cette col-
line, côté châteauneuf-du-pape, les vignerons s’étranglent.
L’appellation viticole a saisi la justice au printemps 2021, pour
demander l’annulation de cette autorisation et, en attendant le
jugement, oscille entre espoir et découragement. Car cela fait main-
tenant vingt ans que les vignerons tentent, sans succès jusqu’ici, de
préserver leur terroir. « On a l’air d’une petite ethnie d’indigènes
d’Amazonie qui se bat contre les gros groupes forestiers », ironise
Thierry Sabon, vigneron au Clos du Mont-Olivet et propriétaire
204
Ci-contre, la carrière du Lampourdier, à Châteauneuf-du-Pape. Ci-dessous,
Laurent Charvin, un des vignerons qui luttent contre son extension.
d’une parcelle voisine de celle de Frédéric Souret. Son inquiétude
a grimpé d’un cran, car, il en est certain, ce nouvel arrêté préfectoral
qui permet à la société Delorme d’étendre la carrière sur plus de
3 hectares à l’est, vers le vignoble, « va changer la climatologie sur
une partie de l’appellation ». « Je suis persuadé que ça a un effet :
autour du domaine, le climat a déjà changé, rétorque Frédéric
Souret, qui a repris Châteaumar en métayage il y a deux décennies,
après son père et son grand-père. Les courants d’air ne sont plus les
mêmes. En deux ans, on a eu cinq orages de grêle. Ils sont arrivés par
le Gard et ont franchi la montagne comme rien. »
Du côté des carriers, on se veut rassurant. « Sur les 100 hectares que
couvre l’emprise foncière de la carrière, Lafarge exploite une zone
restreinte de 20 hectares seulement, déinie dans l’autorisation pré-
fectorale ain de préserver le paysage de colline et établir un éloigne-
ment sufisant du voisinage », explique Lafarge par écrit. « Il n’existe
à l’heure actuelle aucun projet d’extension », insiste le leader mondial
des matériaux de construction. Delorme (qui est l’un de ses sous-
traitants) exploite une carrière mitoyenne de celle de Lafarge. Et, si,
d’ici à 2046, l’entreprise vauclusienne envisage de creuser sur une
trentaine de mètres de profondeur, son dirigeant, Bruno Delorme,
alléguait, en septembre 2020, qu’au-delà il avait « encore un poten-
tiel d’au moins 15, voire 25 mètres sous [ses] pieds, sans toucher
l’eau ». À cela s’ajoute un réel besoin local. « Quatre-vingts pour cent
des granulats produits sont consommés dans le triangle formé par les
agglomérations d’Avignon, d’Orange et de Carpentras, soit moins de
25 kilomètres autour de l’exploitation », explique Lafarge, par écrit.
Des carrières de calcaire à proximité des vignobles ne sont, par
ailleurs, pas un fait inédit en France. C’est une roche sur laquelle les
vignes s’épanouissent, suffisamment pauvre pour garantir une
bonne qualité de raisin. Il n’empêche que, à touche-touche d’une
appellation aussi prestigieuse, la cohabitation fait tache.
De chez lui, Laurent Charvin voit l’entrée de la carrière Delorme
flotter au-dessus des vignes et le massif se consumer sous les
nuages de poussière. « Avant, je ne voyais pas les collines du Gard »,
assène le vigneron, dont le millésime 2019 a été noté 99,5/100 par
La Revue des vins de France. Les nuits de pleine lune, il observe
dans le ciel le relet blanc du carreau de la carrière. « Chaque fois,
ça me rappelle que j’ai échoué, conie-t-il. Je suis un paysan de la
vigne. Pour moi, tout part de la terre. C’est la roche mère, la base de
notre sol et de notre sous-sol, qui est vendue en morceaux. »
Il a toujours connu les carrières, nées dans le sillon de la construc-
tion de l’autoroute A9, dès 1962. « Les gens vivaient avec. Eux aussi
avaient besoin de matériaux », reconnaît Laurent Charvin. Au
Jérôme Rey/Ma xppp
début des années 2000, il assiste à une réunion lors de laquelle
Lafarge présente son projet d’aménagement d’une bande ain
d’acheminer les tonnes de granulat calcaire jusqu’au Rhône. « Ce
jour-là, je comprends que le massif est condamné », raconte-t-il.
DOSSIER

Laurent Charvin est à l’époque à l’orée de la trentaine et connaît

une ascension remarquable. Grâce à l’excellente note que le cri-
tique américain Robert Parker avait accordée à son premier millé-
sime, en 1991, il vend notamment ses vins à des importateurs amé-
ricains. Il n’est pas le seul. Car Robert Parker s’est émerveillé du
niveau qualitatif de l’appellation : « Les vins qu’on trouve ici sont
parmi les plus grands vins du monde », déclarait-il au quotidien
La Provence. La renommée de châteauneuf-du-pape avait alors pris
une dimension internationale. Depuis, l’appellation vend plus de
70 % de sa récolte à l’export et les États-Unis restent le premier
marché en termes de chiffre d’affaires. Le prix d’un hectare de
vignes est estimé aujourd’hui à 500 000 euros, c’est l’un des
niveaux fonciers les plus élevés de la vallée du Rhône.
Dans l’ombre de l’éclatant succès de l’appellation, le passage des
camions dans le village cristallise toujours plus les tensions entre
les vignerons et les carriers. Les disputes autour du tracé de la
déviation, le combat judiciaire contre l’extension de la carrière ou
encore les négociations sur l’impact des retombées de poussières
et la perception paysagère des carrières, l’association locale des
Jeunes Vignerons les a vécus à travers le récit des aînés. C’est la
première fois qu’ils participent à ce bras de fer. « On ne lâchera
rien », prévient leur président, Victor Coulon. La moitié de leurs
adhérents sont en viticulture biologique. À leurs yeux, le nouvel
arrêté préfectoral est tombé comme un couperet, l’autorisation de
remblayer la carrière avec près de 1 million de mètres cubes de
déchets inertes du BTP, une provocation de plus. « On ne peut pas
piétiner le terroir de châteauneuf-du-pape », s’exclame le porte-
parole. La mobilisation pendant l’enquête publique, lancée en
pleine saison des vendanges en 2020, la pétition et ses quelque
mille huit cents signatures, le rassemblement en mars 2021 devant
la préfecture, à Avignon, n’ont pourtant abouti à rien. Pas plus que
la diffusion d’un manifeste, en janvier 2022, « pour la défense des
vignobles français ». Cet automne, le syndicat historique des vigne-
rons de Châteauneuf-du-Pape est devenu centenaire. Sa création a
abouti à la reconnaissance des six premières appellations d’origine
contrôlée (AOC) viticoles de France, en 1936. « Châteauneuf-du-
Pape a été un pionnier, il faut garder cet état d’esprit », a lancé Victor
Coulon, à l’assemblée générale des vignerons, in 2021.
L’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), consulté
en 2019 sur le projet Delorme, relève qu’« aucune étude ne semble
avoir été conduite pour évaluer les effets du projet sur les vignobles
en appellation ». À la suite de l’arrêté préfectoral, il maintient un
avis défavorable. « La symbolique d’une appellation aussi connue
et aussi prestigieuse, abîmée par une extension de carrière, peut
porter atteinte à l’ensemble du système », avait commenté Jean-
Louis Piton, alors président du conseil permanent de l’INAO. Déjà
déboutées en référé au tribunal administratif, les appellations
viticoles se sont préparées au nouvel affrontement, en fournissant
de nouvelles expertises : « Ces études mettent en évidence les
impacts potentiels sur le microclimat et les vignes environnantes,
induits par la modiication du relief et le défrichement », détaille
Christine Freslard, directrice de l’Organisme de défense et de ges-
tion de l’AOC châteauneuf-du-pape. Claude Avril, maire de la com-
mune, dénonce de son côté « le saucissonnage des enquêtes admi-
nistratives ». Jamais l’exploitation du gisement de calcaire n’a fait
l’objet d’une étude d’impact global, chaque demande d’autorisa-
tion étant instruite séparément, par exploitant.
Comme d’autres, Laurent Charvin a cru que la découverte, en 2014,
de la bataille d’Orange (105 avant notre ère), sur le site du
Lampourdier, sauverait peut-être le massif. Dans un pot de coni-
ture, il garde les vestiges de cette défaite romaine ramassés dans
ses vignes : un demi-sesterce, une bille de fronde, la ferrure d’un
étui de poignard… Sa bataille à lui prend plutôt la forme d’une
guerre d’usure, rythmée par les millésimes. Il viniie ses vins rouges
dans des cuves en béton. « J’ai vérifié, il ne vient pas du
Lampourdier. » Pas question de pactiser avec l’ennemi.
 LE GOÛT

HENRI II, à l’aube

d’une seconde Renaissance.
“LE MONDE” PROPOSE LA COLLECTION “LA GRANDE HISTOIRE
DES ROIS DE FRANCE”. CETTE SEMAINE, HENRI II, FILS
DE FRANÇOIS I er, FOU DE GUERRE ET DE DIEU, AURA LAISSÉ
L’EM PREINTE D’UN GENTILHOM M E FÉRU D’ART.

Texte Christophe AVERTY

E N 1 6 7 8 , l’incipit de
Madame de La Fayette dit tout de la
cour d’Henri II et du sentiment que
le roi de France laissa après douze
ans d’un règne violent mâtiné de
belles manières. Son roman, La
Princesse de Clèves, commence par
ces mots : « La magnificence et la
galanterie n’ont jamais paru en
France avec tant d’éclat que dans les
dernières années du règne de Henri
second. » C’est qu’avec le fils de
Claude de France et de François Ier,
qui épousera Catherine de Médicis,
les temps modernes s’annoncent,
s’amorcent, s’emballent. Guerres,
rançons, mariages diplomatiques,
réformes, expéditions coloniales
feront de la France, sous l’impulsion
du jeune roi, un État à la monarchie
absolue renforcée, avec lequel
empires et royaumes hostiles
doivent compter. À ses côtés, le
maréchal Anne de Montmorency, le
lieutenant général François de Guise
ou l’amiral Gaspard de Coligny vont
gagner, de batailles en triomphes,
les territoires stratégiques au déve-
loppement du royaume contre les
Anglais, l’Empire germanique, les
Espagnols et les Italiens. Mais c’est
dans les affaires intérieures du pays
que l’action d’Henri II semble la plus
ferme et marquante. Sa réforme
judiciaire, notamment la création
des présidiaux, tend à réguler l’éco-
nomie de la justice tout en renfor-
çant le pouvoir des prévôts. Sa
chasse aux protestants, jugés
hérétiques, s’intensifie grâce à la
Chambre ardente, instituée en 1547,
tandis que la censure littéraire
muselle critiques et pamphlets. Dès
lors, en épousant la paix, le roi scelle
un mariage de raison, grâce auquel
il consolide la centralisation du pays
dont il tient fermement les rênes. Sa
propension à la monarchie absolue,
son choix d’instaurer une étiquette
rituelle et immuable – notamment
au travers du lever du roi –, et sa
volonté d’imposer le faste comme
un miroir de la royauté ne manque-
ront pas d’inspirer Louis XIV. Aussi,
sur les pas de son père François Ier,
Henri II suscite et accélère le foison-
nement des arts dans tous les
domaines de la création. Sous son
règne, la Pléiade fait fleurir les
bibliothèques lettrées. Le Louvre
agrandit son corps de logis, s’enri-
chit d’une aile gauche et d’un pavil-
lon d’angle – le pavillon du roi,
grâce à l’élégant classicisme de l’ar-
chitecte Pierre Lescot. Quant au
sculpteur Jean Goujon – qui a rema-
nié la fontaine des Innocents lors de
l’entrée solennelle du roi à Paris,
en 1549 –, il s’est lancé dans
l’illustration de la première édition
française des Dix Livres d’architec-
ture de Vitruve, qui au Ier siècle av.
J.-C., ont fondé l’art de construire.
Une seconde Renaissance est à
l’œuvre, de Paris au château d’Anet,
dans un luxe dont témoignent
mobiliers et tapisseries, portraits et
scènes de cour. Ainsi, avec Henri II
s’instaure un prestige royal dont ses
successeurs s’empareront pour mar-
quer le goût et le style de l’Europe
entière. Il ne lui fallait qu’une mort
de légende, un tournoi qui tourna
mal, le 10 juillet 1559, pour entrer
définitivement dans le mythe de
l’amour galant faisant du guerrier
un homme de cœur.
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Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 635 Sudoku
Yan GEORGET
N O 635 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 635
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Proche parmi les proches. Suit de très près. Pavé de bonnes intentions.
IISolitaire sur la Route du rhum. Sortie à chaque tour. III Exerçons notre force. Lâché en cours
de route. Fin mars. IV En fuite. Travaillent sur nos charpentes. V Gens de compagnies. Couleur
de robe. Tira au lanc. VI Du canari à l’autruche, tous les porteurs de plumes l’intéresse. Aux
bouts de l’avenue. Doublé chez Nini. VII Trois points sur quatre. Dans nos feuilles et sur la
monture. Passent et inissent par peser. VIII Métal ductile et malléable. Premier tour du cadran.
Repas sacrés. Pris en grippe. IX Désagréable en bouche. Étalerais délicatement les couleurs.
X Son époque s’arrête au gothique. Comme des roseaux humains chez Pascal. XI Changent de
timbre. Délicatement coloré. Négation. XII Renvoie dans l’ouvrage. Croix de saint Antoine.
Réunion de cinq vertèbres. XIII /. Montagnes, turque et grecque. Satisfaite et un peu niaise.
XI Jeu de foire. Corbeille d’argent. XV Entre deux mots. Fît pression pour évacuer.
VERTICALEMENT 1 Opposé aux usages établis. 2 Chœur d’église. Absences et disparitions en
têtes. 3 Musset n’était pas regardant sur ses origines. S’envole en partant. Sculpteur dada.
4 Amour vache chez Zeus. Valets et rois de cœur. 5 Avec répugnance et horreur. Point dificile
sur le parcours. 6 Pétrissait pour faire du bien. Sur la portée. Bout de betterave. 7 Ouverture
italienne. Petite annonce sur le tapis. Se déplace à coups d’aile. 8 Boîte de direction. Forme de
rire. Fine réduction. 9 Ouvertes à tous les membres de la Communauté. Île du Ponant.
10 Arracha au passage. Très proche. En douce. 11 Terriblement fatigués. Ouverture vers le large.
12 Base de calcul chez l’hôtelier. Victime du temps qui passe. 13 Lettres de franchise. Ne pourra
plus servir. Respirerait avec dificulté. 14 Plantait des porteurs d’aiguilles et de cônes. Bas de
gamme. 15 Réaction et reprise en main.

Solution de la grille n° 634

HORIZONTALEMENT I Passepoil. Ganse. II Opticien. Airain. III Rée. Rq. Directes. IV Traboule. Inhuma. V Rimeur.
MG. Sire. VI Atériennes Tend. VII Irun. Oindre. Se. VIII Tiranaise. Oce. IX Sc. Cesserait. Se. X Rechuteras. Éden.
XI Rêves. Lessivé. XII Baiser. Fixa. Ces. XIII Oie. Sir. Suret. XIV Truc. Doute. Gour. XV Serviette-éponge.
VERTICALEMENT 1 Portraits-robots. 2 Apéritrice. Aire. 3 Steameur. Crieur. 4 Si. Bernaches. CV. 5 Écroui. Neuves.
6 Piqûre. Astéride. 7 Oe. Noises. Rot. 8 Indemniser. Ut. 9 Généraliste. 10 Ari (air). Sd. Asexuée. 11 Giens. Roi. Sar.
12 Architectes. Ego. 13 Nature. Dicton. 14 Siemens. Sève. Ug. 15 ENSA. Défenestré. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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208
 « Juanjo Guarnido et Juan Díaz Canales retrouvent New York

© Díaz Canales – Guarnido / Dargaud 2023 / RCS Paris B 542 092 788
et la noirceur qui fait le sel de la série. »
Le Monde des livres
« Un scénario qui mêle habilement critique sociale et hommage au roman noir.
Un graphisme impeccable, des couleurs chatoyantes. »
LiRE Magazine littéraire

Suite et fin au sommet pour ce diptyque.

AU RAYON BANDE DESSINÉE

CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN PLAT, D’UN LIEU.
SEIZE ANS. LE LYCÉE. WOW, elle n’était
pas prête. Le collège, ce n’est déjà pas une
tranche de cheesecake, mais au moins, pendant
ces quatre années, elle est aimée, ou à peu près,
puisqu’elle traîne dans le sillage de la reine du
territoire. Favorite devant tous les courtisans de
cour de récréation, elle a le saint honneur de
porter sa traîne, et, excepté quelques coups de
talons certains jours de tyrannie, le jeu en vaut la
chandelle. Elle évolue derrière elle dans un demi-
jour oblitérant, mais elle collecte quelques
pépites d’or échappées de son aura et les enile
en un collier secret. Le collier de pépites
magiques diffuse peu à peu son pouvoir et en son
sang se met à circuler la lueur aveuglante du
charme antique, capable d’envoûter les foules.
Enhardie de ça, elle se met à exister un peu plus,
sa silhouette de igurante encastrée dans le bas-
relief louté des invisibles surgit et s’anime. On la
voit, enin. Elle devient quelqu’un. Et ça, aux yeux
de la souveraine en titre, c’est insupportable.
Arrivée en seconde, la déesse réduite devient
despote. Elle ordonne à sa suite : que personne
ne lui parle. Les disciples acnéiques de la reine
s’exécutent. Du jour au lendemain, tout le
monde lui tourne le dos, des horreurs bruissent
dans son sillage, on la rebaptise de surnoms
210
UNE HISTOIRE DE…
CRÉOLE.
dégueulasses, on fabrique à son sujet des
légendes infamantes. Un soir, deux de ses
anciennes amies la suivent jusque chez elle pour
la rouer de coups et la couvrir de crachats.
À force, elle opte pour le retrait et revêt son vieux
costume d’invisible. Elle trouve refuge dans un
petit groupe de skateurs fumeurs de joints, pas
forcément gaulés pour la vie, mais gentils, doux
et tristes. Ça lui va. Elle se rapproche de A, le plus
tendre, celui dont la peine ressemble le plus à sa
peine. Ils marchent, ils se parlent, ils échangent
des livres, se racontent tout. Presque tout. Elle
aime son visage long, glabre, ses petits yeux ronds
et scintillants, sa grande bouche quasi pneuma-
tique et la créole en or à son oreille gauche, qu’il
ne quitte jamais, quoi qu’il fasse. Il lui dit un jour
qu’elle appartenait à sa mère, qu’il y tient tant
qu’il ne l’enlève jamais, même pour dormir. Elle
a beau s’accrocher dans les pulls et les cheveux
des filles, tomber sans faire de bruit, il ne l’a
jamais perdue, il la retrouve toujours.
La veille des vacances de printemps, avant qu’il ne
descende voir son père dans le Sud, il lui donne
la boucle d’oreille ; mais t’es ouf, jamais de la vie,
c’est beaucoup trop. Disons que c’est un prêt, que
je la laisse en garde chez toi, que j’aimerais qu’elle
vive un peu sur quelqu’un d’autre que moi. O.K.,
LE GOÛT
Texte Aude WALKER
Illustration Furze CHAN
alors. Sans questions, elle l’accroche à son lobe
gauche, au deuxième trou, et le laisse partir en
vacances dans sa montagne sudiste.
À la rentrée, elle a beau balayer la cour, les cou-
loirs, leurs coins, leurs îlots, elle ne le trouve
pas. Devant l’arrêt de bus, elle tombe sur C,
encore plus petit et malingre que d’habitude,
le visage enténébré, des airs de cachot. Avant
qu’il ne le dise, elle l’entend. A s’est tué. Avec le
fusil de chasse de son père.
De ce moment-là, elle ne se souvient de rien.
L’annonce, son effet, les jours blancs qui ont
suivi, la réalité d’une vie privée de lui ; le tout,
ensablé. Elle ne se souvient que de sa main
tremblante qui cherche très régulièrement, la
nuit, le jour, la créole à son oreille pour la faire
tourner dans son lobe mou et insensible. Et un
soir, tandis qu’elle marche inanimée, un soir de
plus blottie et écorchée dans son manteau de
douleur, sous ses doigts, à son oreille, le vide. La
créole n’est plus. Sacrilège. Durant des jours,
elle retourne sa chambre, ses sacs, ses poches.
Elle arpente tous les chemins empruntés le jour
ayant précédé la perte. Et rien. Elle en devient
malade. Mais un matin, encore dans son lit, elle
sent, dans la chaleur diffusée par son propre
corps, l’âme de son ami se décrocher de son
âme et la quitter en douceur. Et, pour la pre-
mière fois depuis sa disparition, elle respire. Par
la fenêtre de sa chambre, un bout de ciel bleu
se laisse bousculer par des nuages poussés par
le vent levé, à une vitesse folle et saine, briquant
les âmes et les bijoux perdus.
Elle aime son visage long,
glabre, ses petits yeux ronds,
sa grande bouche quasi
pneumatique et la créole en
or à son oreille gauche, qu’il
ne quitte jamais, quoi qu’il
fasse. Il lui dit un jour qu’elle
appartenait à sa mère, qu’il
y tient tant qu’il ne l’enlève
jamais, même pour dormir.
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