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Teresa de Lauretis

Théorie queer
et cuhures populaires
De Foucault à Cronenberg

Traduction de l'anglais (États-Unis)


de Marie-Hélène Bourcier
Préface de Pascale Molinier

« Le genre du monde»
La Dispute
REMERCIEMENTS
Un grand merci de la préfacière. de la
traductrice et des éditeurs à Nicole Eisen-
man pour sa réactivité et son outrageous
talent.

© Teresa de Lauretis
Pour la traduction française:
© 2007. La Dispute/Snédit, Paris
ISBN: 978-2-84303-113-7
Théorie queer:
sexualités lesbiennes
et gaies.
Une introduction

Les articles réunis dans ce numéro sont l'aboutis-


sement d'un colloque sur la théorisation des sexuali-
tés lesbiennes et gaies qui s'est tenu à l'université de
Californie, à Santa Cruz, en février 1990.1 Le projet
du colloque prenait pour point de départ l'hypo-
thèse spéculative selon laquelle l'homosexualité ne
doit plus être simplement perçue comme marginale
par rapport à une forme de sexualité dominante et
stable (l'hétérosexualité) vis-à-vis de laquelle elle
serait définie de façon homologique ou en opposi-
tion. En d'autres termes, l'homosexualité n'a plus
à être perçue comme simplement transgressive ou
1. Je voudrais remercier les participants du colloque ainsi que
les auteurs des articles de ce numéro pour leurs présentations
et leur contribution. Les participants: Francisco Alarcon.
Thomas Almaguer. Lourdes Argüelles. Scott Bravrnann. Sue-
Ellen Case. Carolyn Clark, Michael Cowan. Julia Creet. Karen
Davis. Samuel R. Delany. Julia Erhart. Elizabeth A. Grosz.

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déviante par rapport à une sexualité naturelle et et la différence, exigeant une représentation poli-
respectable (c'est-à-dire la sexualité reproductive tique tout en insistant sur sa spécificité matérielle
institutionnalisée) selon le vieux modèle patholo- et historique.
gisant ou encore comme un «style de vie» option- Dans cette perspective, les travaux de ce collo-
nel, selon le modèle du pluralisme nord-américain que avaient pour but d'articuler les termes dans
contemporain. Les homosexualités masculine lesquels les sexualités gaies et lesbiennes peuvent
et féminine, dans l'articulation politico-sexuelle être comprises et imagées comme des formes de
qui est celle des sexualités lesbiennes et gaies en résistance àl'homogénéisation culturelle, contrant
Amérique du Nord, peuvent être reconceptualisées les discours dominants à l'aide d'autres construc-
comme des formes sociales et culturelles en soi, tions du sujet dans la culture. Mon espoir était que
bien qu'émergentes et encore floues dans leur défi- ce colloque problématiserait également certaines
nition, sous-codées ou discursivement dépendantes constructions discursives et certains silences cons-
de formes établies. Ainsi, plutôt que de marquer les truits dans le champ émergent des « études gaies et
limites d'un espace social, en désignant une place lesbiennes» et explorerait aussi des questions qui
à la frange de la culture, la sexualité gaie dans ses ont été à peine abordées jusqu'à présent, telles que
formes culturelles (ou subculturelles) féminines les fondements respectifs et/ou communs des prati-
et masculines spécifiques est un acteur du proces- ques et des discours actuels des homosexualités, leur
sus social dont le mode de fonctionnement est à la relation avec le genre et la race ainsi que les différen-
fois interactif et pourtant résistant, participatif et ces attenantes (différence de classe, différence ethni-
que, différence générationnelle et géographique,
pourtant distinct, revendiquant à la fois l'égalité
r
position sociopolitique). espérais que nous serions
prêts à étudier, à rendre explicites, à comparer et à
(Suite de la note 1 de la page 95) Ramon Garcia, Marjorie
Garber, David Halperin, Donna Haraway, Sue Houchins, Earl confronter les histoires respectives, les suppositions
Jackson,J.-R., D. A. Miller, Madeline Moore, Ekua Omosupe, et les cadres conceptuels qui ont caractérisé jusqu'à
Vito Russo, Nancy Stoller Shaw, Jennifer Terry, David Thomas, aujourd'hui les autoreprésentations des lesbiennes
Patricia White et Carter Wilson. Je souhaite également saluer et des gais nord-américains blancs et de couleur;
l'aide généreuse qu'ont apportée plusieurs départements
universitaires et administratifs du campus de UCSC,la division de là, nous pourrions avancer pour remodeler ou
des Humanités, le Centre des études culturelles, le département réinventer les termes de nos sexualités, construire
des Études littéraires et de l'histoire de la conscience et le un autre horizon discursif, une autre manière de
Bureau du président à Berkeley. Mes remerciements et ma penser le sexuel. Je voudrais suggérer comment,
reconnaissance vont également à l'équipe du colloque, Maggie
Collins, Julia Creet et Scott Bravmann, dont l'infatigable
chacun à leur manière, ces articles participent à ce
gentillesse a grandement contribué à son succès. Un dernier projet. D'où le titre du colloque et de ce numéro de la
remerciement spécial pour Julia Creet, qui m'a aidée dans revue Dijferences. «Queer Theory» attire l'attention
l'établissement de la première version du manuscrit de ce sur deux aspects: le travail conceptuel et spéculatif
numéro, et pour Jenny Anger, assistante éditoriale de Dilferences, qu'implique la production du discours et la nécessité
qui a mené à bien la version finale et la publication.

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d'un travail critique qui consiste à déconstruire nos sion and Liberation (1971) et TheHomosexualisation
propres discours et nos silences construits. ofAmerica (1982) de Dennis Altman et Social Theory,
Homosexual Realities (1984) de Stephen Murray.
Mais le titre de l'article de 1987 de Steven Epstein
La barre gaie/lesbienne: paru dans la revue Socialist Review où sont discutés
un assemblage purement théorique? tous ces livres est « Gay Polities, Ethnie Identity» et
celui de l'anthologie parue en 1989 sous la direction
La présence du terme «queer» juxtaposé à de Martin Duberman, Martha Vicinus et Georges
rexpression «lesbienne et gaie» du sous-titre est Chauncey Or): Hiddenfrom History: Reclaiming the
destinée à marquer une certaine distance critique Gay and Lesbian Pasto
par rapport à cette dernière, une formule désor- Le discours de l'historiographie et de la sociologie
mais bien établie et bien pratique.2 Car l'expres- gaies blanches qui se contentait d'ajouter les femmes
sion «lesbienne et gai» ou «gai et lesbienne» est après coup, avec peu ou pas de compréhension de
devenue la formule standard pour se référer à ce qui, la spécificité sociosexuelle féminine s'est développé
il y a quelques années seulement, était simplement séparément du discours des publications sur le
«gai» (par exemple, la communauté gaie, le mouve- lesbianisme blanc, lequel a commencé en 1956 avec
ment de libération gai) ou bien « homosexuel» quel- SexVariant Women in Literature de Jeannette Foster
ques années plus tôt. Un rapide tour d'horizon des et s'est poursuivi avec, entre autres, SydneyAbbott et
quelques titres des classiques de l'histoire ou de la Barbara Love (Sappho WasaRighton Woman, 1972),
sociologie gaies des vingt dernières années nous JillJohnston (Lesbian Nation: TheFeminist Solution,
donne la liste suivante: Coming Out: Homosexual 1973), Ti-Grace Atkinson (Amazon Odyssey, 1974),
Polities on Britain from the Nineteenth Century to Dolores Klaich (WomanPlus Woman, 1974),Barbara
the Present (1977) de Jeffrey Weeks, Sexual Polities, Ponse (Identities in the Lesbian World: the Social
Sexual Communities: The Making of a Homosexual Construction of Self, 1978), pour finir avec l'article
Minority in the United States, 1940-1970 (1983) de d'Adrienne Rich, Compulsory Heterosexuality and
{<

John d'Emilio, TheMaking of the Modem Homosexual Lesbian Existence », publié pour la première fois dans
(1981) par Kenneth Plummer, Homosexual: Oppres- la revue Signs en 1980. On constate à la lecture de
ces premiers titre qu'ils mettent l'accent sur le genre
2. Le terme «queer» m'a été suggéré à un colloque auquel je et la spécificité socioculturelle - femme, lesbienne,
participais et dont les actes vont prochainement être publiés féministe, amazone -, des traits absents de la liste
dans rouvrage dirigé par Douglas Crimp et le collectif Bad Object précédente et pourtant caractéristiques de la pensée
Choices. How Do 1Look? Queer Film and Video. Cependant, mon et de l'autoreprésentation lesbiennes dès le départ.
« queer» n'a pas de rapport avec le groupe Queer Nation dont
j'ignorais rexistence à l'époque. Comme les articles le montrent, Apparemment, la sexualité lesbienne n'abandonne
Queer Nation et cette théorie queer n'ont guère de choses en pas facilement ses liens imaginaires et symboliques
commun. avec le genre, quel que soit le trouble que ce dernier

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puisse causer. TIy a bien sûr des travaux qui traitent Un front commun d'alliance politique entre
de l'homosexualité, plus particulièrement l'article de les gais et les lesbiennes (je veux dire à un niveau
Mary McIntosh «The Homosexual Role » (1986) mais général, je ne parle pas des amitiés personnelles)
les lesbiennes nord-américaines n'ont pas gardé ce est devenu possible et de fait nécessaire aux États-
terme pour se désigner, précisément à cause de sa Unis aujourd'hui à cause de l'urgence nationale que
proximité avec l'homosexualité masculine et de constitue le sida et à cause du backlash institution-
l'élision de la spécificité sexuelle et des question- nel général contre les queers de tous les sexes. Je
nements par rapport au genre qu'il entraîne. Elles pense que cette alliance en soi est une très bonne
l'ont également rejeté à cause du stigma que véhi- chose, bien que j'eusse souhaité qu'elle soit apparue
cule encore le terme «homosexuel» que beaucoup en des circonstances moins dévastatrices. Mais la
identifient comme un terme «médical ». En Europe question n'est pas là. Je voudrais surtout faire remar-
et en Amérique latine, l'utilisation du terme homo- quer que nos «différences », quelles qu'elles soient,
sexuel (décliné au féminin) recouvre d'autres histoi- sont moins représentées par le couplage discursif
res et soulève d'autres problèmes. de ces deux termes dans l'expression politiquement
Aujourd'hui, nous avons d'un côté les termes correcte «lesbienne et gai» qu'elles ne sont élidées
«lesbien» et «gai» pour désigner différentes sortes dans la plupart des contextes où cette formulation
de style de vie, de sexualités, de pratiques sexuel- est utilisée; cela revient à dire que les différences
les, de communautés, de problèmes, de publica- sont implicitement suggérées dans cette formula-
tions et de discours; de l'autre côté, l'expression tion et qu'elles sont ensuite tenues pour acquises,
«gai et lesbienne» ou de plus en plus fréquemment voire dissimulées par le mot «et ».
«lesbienne et gai» (les femmes d'abord) est devenue On trouve un exemple de la double valence de ce
monnaie courante: Coming Up s'est appelée le Gay/ tour discursif dans Uranian Worlds d'Eric Garber
Lesbian Newspaper and Calendar of Events of the Bay et Lyn Paleo, une bibliographie commentée sur la
Aera, tandis que le magazine plus récent Out/Look se «sexualité alternative» dans la science-fiction et le
définit lui-même comme National Lesbian and Gay fantastique récemment publiée avec une introduc-
Quarterly Magazine. De manière similaire, Black/Out tion signée Samuel Delany et Joanna Russ. Chaque
est le magazine de la National Coalition for Black entrée est marquée avec une lettre ou plus qui
Lesbians and Gays, Epicene est sous-titré Canada's composent un code à six caractères: F [ou f] quand
Lesbian and Gay News Magazine et ainsi de suite. Le «la bisexualité féminine ou le lesbianisme est un
terme « Queer Theory» devai.tpermettre d'éviter ces élément majeur [ou mineur] de l'œuvre; M [ou m]
subtiles distinctions dans nos protocoles discursifs: pour l'homosexualité masculine ou la bisexualité
non tant pour empêcher d'adhérer à l'un ou l'autre masculine; X pour la transsexualité, les aliens tri-
de ces termes ou d'en assumer le poids idéologique sexués, les vampires, etc., et à chaque fois que la
mais bien plutôt pour les transgresser et les trans- sexualité dans l'œuvre est" ouverte à l'interprétation".
cender ou, du moins, les rendre problématiques. Alors que le code reproduit la tendance actuelle (sur

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mon campus en tout cas) d'une solidarité "Lesbienne, les raisons qui font qu'un terme spécifique pour l'ho-
Gai, Bisexuel et en Questionnement (Questioning)", il mosexualité féminine ne se soit pas imposé? Pour-
inclut aussi de manière plus littérale les sexualités quoi le terme" Uraniad» par exemple a-t-il disparu
queer dans la catégorie X; néanmoins, la majorité pendant la période de la Première Guerre mondiale?
des entrées sont codées M. m. et/ou F f. Pourtant, Autant de questions que Garber et Paleo n'auraient
comme les auteurs l'avancent dans leur préface, certainement pas pu soulever dans leur livre capital
leur titre "est dérivé d'''uranien", terme utilisé au et très utile. Mais ce sont des questions que doit
XIXe siècle pour "homosexuel" . Il a été forgé par Karl aborder la théorie queer, y décelant le signe d'un
Ulrichs, le pionnier allemand de l'émancipation- échec continu dans la représentation, d'un silence
nisme, et couramment utilisé au cours de la Première tenace quant à la spécificité du lesbianisme dans le
Guerre mondiale. Il fait référence à Aphrodite Urania, discours contemporain" gai et lesbien ».
que Platon identifie comme la déesse patronne de Delany revient sur ce point très précis en commen-
l'homosexualité dans Le Banquet. Une légère varia- çant son introduction par ces mots: "La situation
tion du terme, Uraniad, était utilisée pour désigner de la lesbienne en Amérique est très différente de
les lesbiennes ». la situation du garçon gai. Reconnaître clairement
Bien qu'il vienne d'une déesse, le terme uranien ce fait, tout particulièrement pour les hommes
désigne les hommes homosexuels (de toute évidence, homosexuels, est presque le premier pré-requis
le seul type d'homosexualité qui présente un intérêt pour toute discussion sophistiquée des politiques
pour Platon), et c'est le cas non seulement à l'époque homosexuelles dans ce pays.» Et, comme s'il lisait
d'Ulrichs mais je dirais également aujourd'hui: si dans mes pensées, il ajoute: "Les gais, hommes et
l'ouvrage ne s'intitule pas" les mondes des Uraniens femmes, peuvent tout à fait exprimer de la solidarité
et des Uraniades », c'est probablement parce que les uns envers les autres. Mais, concrètement, dans
le dernier terme n'a jamais acquis de diffusion. La l'élaboration quotidienne de notre libération, raide
forme masculine sert donc à désigner la catégo- la plus importante que nous pouvons nous appor-
rie des homosexuels dans son entier, de la même ter mutuellement est une reconnaissance claire et
manière que le terme homme désignait l'ensemble active de l'étendue et de la nature des différents
de la catégorie" humain» avant la vague féministe contextes [gais et lesbiens] ainsi qu'une sympathie
des années soixante. Il n'est pas difficile de voir croissante et active pour les différentes priorités
comment, par analogie, le terme masculin uranien qu'engendrent (faute d'une meilleure expression) ces
permet d'appliquer par extension la forme mascu- contextes. »
line de l'homosexualité à l'homosexualité féminine, De son côté, dans son introduction, Joanna Russ
incorporant cette dernière dans la première comme se souvient d'avoir grandi avec une bibliographie
une" légère variation », une variation trop infime de -littéralement - trois titres sur le sujet du lesbia-
pour être prise en considération, à l'instar de ce que nisme alors que, fait-elle remarquer avec son sens de
les linguistes appellent un allophone. Quelles sont l'humour aigu et inimitable, "Samuel Delany, âgé

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de onze ans à l'époque et qui écrivait son premier sexisme plus ou moins explicite (Frye). Dernière-
roman (il n'y était pour rien et il est irréprochable ment, cette division s'est vue redistribuée en fonction
sur tous les autres plans), était bien mieux loti, litté- d'une opposition binaire, aiguë et difficile entre les
rairement parlant, puisque Wilde, Gide et Verlaine radicales du sexe ou les lesbiennes SM et les lesbien-
trônaient sur les étagères des bibliothèques, en accès nes qui se revendiquaient du féminisme culturel ou
libre, pour ne pas parler du livre de Truman Capote, d'un féminisme plus traditionnel. Pour ces dernières,
Other Voiees, Other Rooms et des ouvrages de Chris- les gais sont incorporés dans la catégorie indifféren-
topher Isherwood et d'Hart Crane, celui dont on ciée {{homme» et/ou ne sont pas considérés comme
savait bien en fait qu'il avait été, bref, vous voyez ce pertinents pour la vie et la pensée lesbiennes, alors
que je veux dire ». que pour les premières, ils pourraient représenter
Même dans la science-fiction, le genre le plus un modèle culturel et la condition même du sexe
{{passionnément spéculatif, original et audacieux» radical lesbien, comme le suggère dans ce numéro
poursuit-elle, {{la sexualité - y compris l'homo- l'article de Julia Creet sur la fiction de Pat Califia3•
sexualité - était une prérogative masculine. li ne Et de nouveau, le binarisme mécanique à bascule
nous restait plus qu'à porter des maillots de bain de la polarisation s'est vu popularisé par l'existence
en chrome et à nous laisser secourir»; raison pour de deux magazines Off Our Baeks et On Our Baeks.
laquelle un livre qui {{retrace la soudaine visibilité De leur côté, les gais ont l'air d'être divisés dans
des personnages lesbiens et gais masculins dans leur auto définition et leur auto représentation entre
la science-fiction relève du roman policier histori- {{essentialisme» et {{constructivisme », un débat qui
que ». Néanmoins, elle souligne également que les s'est poursuivi parallèlement mais apparemment
écrivaines blanches et les écrivaines et les écrivains sans conscience du débat {{essentialisme» versus
de couleur sont toujours sous-représentés dans ces {{constructivisme» qui agitait la théorie féministe
univers {{uraniens ». En bref, même les meilleures et dans lequel beaucoup de lesbiennes ont été acti-
intentions ne peuvent défaire les différences {{engen- vement engagées. Les critiques gais font rarement
drées» par l'histoire et qui deviennent soudaine- plus qu'un geste rapide en direction des études fémi-
ment {{visibles» dans notre discours {{lesbien et nistes et des études lesbiennes. A cet égard, les arti-
gai» contemporain. cles de Thomas Almaguer et EarIJacksonJr présents
Depuis les années soixante, c'est-à-dire pratique- dans ce numéro font presque figure d'exception. Et
ment depuis Stonewall, les lesbiennes nord-améri- les critiques lesbiennes qui font référence aux études
caines se sont retrouvées à des degrés divers terri- gaies n'intègrent généralement pas leurs vues dans
blement divisées entre, d'un côté, une allégeance au un cadre théorique commun ou un discours partagé.
mouvement des femmes, avec son homophobie plus De ce point de vue, le travail du {{nouvel archiviste
ou moins explicite (Bearchell, Clark) et son appro-
priation du lesbianisme (Case) et, de l'autre, une 3. Sur la relation des lesbiennes avec les représentations du sexe
allégeance au mouvement de libération gai et son gai masculin, voir également Creet: «Lesbian Sex/ Gay Sex».

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de la déviance» théorisé et mis en œuvre dans l'ar- seules ... Qu'il y ait juste un ouvrage pour refléter
ticle de Jennifer Terry dans ce numéro annonce un la réalité que moi-même et les ferrJ.J!nesnoires que
changement prometteur. j'aime essayons de créer. Qu'un tel livre existe, et
Le fond du problème est que la plupart d'entre alors non seulement chacune d'entre nous saura
nous, lesbiennes et gais, ne connaissons pas grand- comment mieux vivre, mais aussi comment mieux
chose à nos histoires sexuelles, nos expériences, nos rêver» 4, ajoute-t-elle. Depuis, plusieurs livres de
fantasmes, nos désirs ou nos modes de théorisations fiction lesbienne écrits par des lesbiennes noires ont
respectifs. Et nous n'en savons pas assez sur nous- été publiés, tout d'abord et avant tout la «biomytho-
mêmes non plus dès qu'il s'agit des différences qui graphie» d'Audre Lorde, Zami (1982), et The C%ur
existent entre chaque lesbienne et chaque gai et qu'il Purple (1982) d'Alice Walker ainsi que Say Jesus and
faut tenir compte de la race et des différences atte- Come to Me (1982) d'Ann Allen Schockley (1991); et
nantes de classe ou de culture ethnique, des différen- au moment même où ce numéro part à l'imprime-
ces générationnelles, de situation géographique et rie, le recueil très attendu de Jewelle Gomez, The
sociopolitique. Nous n'en savons pas suffisamment Gilda Stories (1991), accède enfin à la publication. De
pour théoriser ces différences. Donc, l'une des ques- plus, un extrait paru dans Chicana Lesbians de Carla
tions tout aussi troublantes que pose le champ émer- Trujillo (1991) laisse espérer l'arrivée du premier
gent des « études gaies et lesbiennes» concerne les roman lesbien chicana d'Emma Pérez: GulfDreams.
constructions discursives et les silences construits En ce qui concerne la fiction gaie noire, on pourra
sur les relations entre la race, l'identité et la subjec- avoir un aperçu du mélange de science-fiction, de
tivité dans les pratiques des homosexualités et les théorie et de critique culturelle autobiographique
représentations du désir pour le même sexe. qui caractérise la tétralogie de Nevèrjon de Samuel
On ne trouve pas une quantité comparable Delany dans ce numéro.
d'auteurs ou de titres d'ouvrages en compulsant les
écrits des lesbiennes et des gais de couleur. Cela est
partiellement dû à un accès institutionnel réduit à
4. Barbara Smith, Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott (sous la
l'édition et à l'enseignement supérieur, une situation direction de), AIl the Women Are White, AIl the Blacks Are Men
qui ne s'est que très légèrement améliorée ces derniè- But Some of Us Are Brave: Black Women's Studies, Feminist,
res années grâce aux petits éditeurs et à beaucoup Old Westbury, New York, 1982, p. 173. En fait, un ouvrage de
d'efforts. Si en grandissant dans les années cinquante, fiction lesbienne avait été publié avant 1977: Loving Her d'Ann
Allen Schockley (qui date de 1974 mais a été republié par les
Russ ne connaissait que trois œuvres de fiction trai- éditions Naiad en 1987). Smith le cite dans une note avec les
tant des lesbiennes, en 1977,selon Barbara Smith, il œuvres d'Audre Lorde et de Pat Parker, mais sans remarque
n'y avait même pas «un seul ouvrage de fiction ou particulière. Smith fait référence à ces trois écrivaines comme
autre qui traite du féminisme noir et de l'expérience à <<unepoignée de femmes noires qui ont tout risqué pour la
vérité. Audre Lorde, Pat Parker et Ann Allen Schockley ont au
lesbienne noire ». «Je veux par-dessus tout que les moins ouvert le chantier dans le vaste désert des œuvres qui
femmes noires et les lesbiennes noires ne soient plus n'existent pas ».

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Il faut également citer d'autres ouvrages d'auteu- communauté blanche et classe moyenne de Castro
res lesbiennes et d'auteurs gais qui combinent pour beaucoup de raisons qui sont à la fois surdé-
l'essai, les discours, la poésie, les journaux intimes, terminées socialement et sexuellement, comme le
des correspondances, l'autobiographie, etc. (les soutient Thomas Almaguer dans son article; et il
frontières entre les genres littéraires ne sont plus peut aussi se sentir offensé par l'apparition, chez
guère pertinentes), dont Loving in the War Years Epstein, d'une «identité ethnique» indépendante
de Cherrie Moraga (1983), Sister/Outsider de Lorde de la couleur pour les personnes gaies de San Fran-
(1984), Borderlands/La Frontera de Gloria Anzaldua cisco, dans une société traversée de part en part
(1987) et plusieurs anthologies importantes comme par le racisme. Une lesbienne chicana peut tout à
celle de Moraga et Anzaldua, This Bridge Called My fait choisir de faire communauté avec les femmes
Baek: Writings by Radical Women ofColour (1981), Native Ameriean plutôt qu'avec des lesbiennes tout
Barbara Smith, Home Girls: A Black Feminist Antho- court; elle peut aussi rediriger son énergie pour la
logy (1983), Cristy. T. M Chung et alii, Between the consacrer à la théorisation du continuum de l'ex-
Lines: An Anthology by Paeifie/ Asian Lesbians (1987), périence chicana, lesbienne ou non, comme dans
Juanita Ramos: Compafieras: Latina Lesbians (1987) le teatro de Moraga. Barbara Smith, citée ci-dessus,
et le récent ouvrage de Joseph Bearn: In the Life: A juxtapose bien «les femmes noires et les lesbien-
Black Gay Anthology(1986).5 nes noires », <d'expérience féministe noire et l'ex-
Mis à part le très sérieux problème de l'accès périence lesbienne noire ». Elle les réunit dans une
institutionnel à la publication, la rareté relativement lutte commune et les resitue dans une continuité
plus importante des ouvrages de théorie écrits par d'expérience en tant que femmes noires. Et l'article
des lesbiennes et des gais de couleur résulte peut- d'Ekua Omosupe dans ce numéro part de (et parle
être aussi de choix, de destinataires et de formes de) cette expérience, de la force et du pouvoir qu'elle
d'adresse différents. Peut-être que pour un écrivain procure.
et un critique gai de couleur, se définir en tant que Les différences que génère la race dans l'auto re-
gai n'est pas de la plus haute importance; ilpeut présentation et l'identité prouvent la nécessité d'exa-
avoir des priorités différentes ou plus pressantes miner, de problématiser ou de contester l'utilité et/
dans son travail et dans sa vie. Peut-être qu'un écri- ou les limites des discours actuels sur les sexuali-
vain gai chicano ne peut pas s'identifier avec la tés lesbiennes et gaies, qu'il s'agisse des discours
dominants (comme la psychanalyse, redéployée
5. Cette liste n'est en aucun cas complète, elle donne juste une de manière stratégique par la contribution d'Eliza-
indication du nombre récent et de plus en plus important des beth Grosz dans ce numéro) ou des discours sépara-
œuvres d'écrivains lesbiens et gais publiés. Un panorama bien tistes, émergents ou oppositionnels. Ces différences
plus exhaustif incluerait les auteurs d'essais et de nouvelles
ainsi que les poèmes et les livres de poésie de Francisco Alarcon,
appellent un recadrage nécessaire des questions de
Cheryl Clark, Michelle Cliff, Jewelle Gomez, Janice Gould et la théorie queer à partir de perspectives, d'histoi-
d'autres, trop nombreux pour être tous cités ici. res et d'expériences différentes en des termes diffé-

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rents. Par exemple, l'article de Sue-Ellen Case dans telle déclaration végétaient dans l'ombre de toutes
ce numéro retrace l'association de l'hétérosexualité les raisons pour lesquelles elle ne serait jamais
. 6
avec le naturel, le sain, le vivant et traite de la rela- vraIe.»
tion que l'homosexualité entretient en conséquence Est-ce que ce «jamais» se déploiera aussi loin
avec ce qui est contre nature, malade, mort et morti- dans le futur qu'il l'a fait dans le passé? Les femmes
fère, dans une chaîne discursive qui commence avec queer noires et blanches, les gais de couleur et les
le théâtre espagnol de l'âge d'or, passe par le discours gais blancs sont-ils condamnés à répéter leurs histoi-
scientiste moderne du sang pur et les camps de la res respectives, même si nous les étudions, les réin-
mort d'Hitler pour aller jusqu'au discours postmo- terprétons et y intervenons pour influencer le cours
derne sur le VIH, et qui lie le sexuel et la race dans des événements humains? Ou bien est-ce que notre
les cultures occidentales en opposant la pureté de queerness agit comme un outil de transformation
la sexualité légale et patriarcalement genrée - avec sociale? Notre théorie peut-elle construire un autre
«son droit du sang à l'argent» - au sang impur des horizon discursif, une autre façon de vivre le sexuel
homosexuels, des Juifs et des Maures. Au cours des et le racial?
siècles, démontre-t-elle, les queers ont résisté à ces Bien sûr, l'ambivalence relative aux relations
interdictions à l'aide de contre-discours variés qui interraciales peut expliquer pourquoi Barbara Smith
vont du mysticisme aux plaisirs de l'impureté et à la fait l'impasse sur Loving Ber et n'accorde aucune
résistance politique organisée. Mais la question que considération à ce roman de Schockley qui raconte
pourrait soulever le théoricien queer est la suivante: la relation entre une lesbienne noire et une lesbienne
cet héritage n'est-il pas susceptible de surdétermi- blanche; un roman dans lequel les pensées racistes
ner nos propres contre-discours contemporains, du personnage blanc, qui n'en est pas moins bien-
notre propre pensée queer, héritière involontaire veillant, sont claires pour le lecteur et qui ne sont
ou inconsciente de ces tropes discursifs? ni contrées ni commentées par le personnage noir
L'un des silences construits dans le discours de ou le narrateur. Dans le contexte de la politique et
l'homosexualité définie comme désir pour le même de la théorie féministes noires, dont Smith fut à
sexe concerne les relations interraciales, chargées l'époque l'une des plus convaincantes, très rares et
comme elles sont d'enjeux érotiques, économiques, courageuses voix lesbiennes, il n'est pas surprenant
sociaux et émotionnels. Comme l'écrit Lorde de que son plaidoyer critique se soit plutôt concen-
manière si poignante dans Zami: «Même Muriel tré sur une lecture lesbienne de Sula, le best-seller
semblait croire qu'en tant que lesbiennes, nous de Toni Morrison, et son portrait obsédant d'une
étions toutes des marginales, à égalité dans notre amitié intense et profondément ambivalente entre
marginalité. "On est toutes des nègres" disait-elle,
et je détestais l'entendre dire ça. C'était une déclara-
6. Audre Lorde, Zami: A New Spelling of my Name, Trumansburg,
tion d'intention qui reposait sur peu de fondements; New York, Crossing, 1982, p. 203. Zami, une nouvelle façon d'écrire
les éléments qui abondaient dans le sens d'une mon nom, Trois/Mamamélis, Laval (Québec), 2001, p. 494,

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deux femmes noires à l'échelle d'une vie, plutôt que comme un projet antiraciste dans son essai Identity:
sur une histoire d'amour lesbien qui finit bien entre Skin Blood Heart, comme l'ont théorisé Biddy Martin
une femme noire et la femme blanche de la haute et Chandra Mohanty. Finalement, c'est parce que la
bourgeoisie qui la sauve, elle et sa fille, d'un mariage sexualité est si inévitablement personnelle, parce
abusif et d'une vie sans aucune rétribution sociale qu'elle enchevêtre de manière si inextricable le soi
ou spirituelle. Aussi exaltantes que puissent être les avec les autres, le fantasme et la représentation, le
descriptions de leur épanouissement sexuel mutuel subjectif et le social, que les différences de race et de
pour une lectrice lesbienne, noire ou blanche, en genre sont un sujet crucial de préoccupation pour
1977 - à une époque ou il n'existait presque aucune la théorie queer et que seul le dialogue critique peut
description de ce type publiée -, il n'est pas diffi- procurer une meilleure compréhension de la spéci-
cile de voir pourquoi Loving Her ne pouvait guère ficité et de la partialité de nos histoires respectives
«refléter », comme le dit Smith, «la réalité que moi- ainsi que des enjeux de quelques-unes de nos luttes
même et les femmes noires que j'aime essayons de communes.
, 7
creer» .
Et pourtant, compte tenu de ses contradictions
insolubles ou peut-être à cause d'elles, cette forme de Les contributions
désir entre personnes de même sexe qui est la moins
représentée peut être potentiellement productrice La contribution de Sue-Ellen Case, «Tracking
de nouvelles formes de soi, de communauté et de the vampire », est la performance théorique d'une
relations sociales. En vivant avec son amante juive théorie queer du désir pour le même sexe, bâtie à
dans un voisinage noir, Minnie Bruce Pratt est ainsi partir de la figure du vampire, la «créature queer
parvenue à comprendre que son identité de Blanche aux dents de vampire» dont le baiser bien sûr rend
chrétienne était la contrainte structurelle et la plus la femme immortelle: il la libère de la condition
cruelle qui pesait sur son lesbianisme et que son mortelle propre à la sexualité reproductive et de la
analyse politique lui était soufflée par - et se nour- capture par le miroir imaginaire œdipien pour la
rissait de - l'urgence d'une motivation personnelle transubstantifier en un être qui n'est plus soumis aux
ancrée dans l'expérience, celle de combattre les hiérarchies de genre et de race; un être dont le désir
structures profondes du racisme chez elle et chez queer, «remettant en cause les paramètres platoni-
les autres. Ce sont les exclusions et les dénis de soi ciens de l'être -les frontières de la vie et de la mort-
imposés par ses parents blancs et chrétiens, et plus [...] représente une transgression de ces frontières et
tard par la communauté blanche féministe, qui l'ont d'un organicisme qui définit le vivant comme étant
conduite à un auto déplacement et à une nouvelle le bien». Une figure de l'excès, le trope du «double
signification de la notion de communauté comprise elle» qui nargue à la fois le vieux discours biologi-
que et ses présupposés tenaces dans la théorie fémi-
7. Barbara Smith, Ali the Women Are White ..., op. cit., p. 173. niste et qui secoue les fondations hétérosexuelles

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du discours féministe sur la femme. {{Lire ce désir d'étudiant de premier cycle, un compte rendu dans
comme lesbien ne revient pas à le réinscrire dans un journal, un rapport de revue médicale, sa propre
les catégories dominantes et hétérosexistes car la fiction publiée, des souvenirs personnels non publiés,
lesbienne, dans la théorie queer, est une dynamique des rencontres sexuelles, des démonstrations de safe-
particulière dans le système de la représentation: la sexe, etc. -, Delany montre comment la rhétorique
figure double du "elle", construite dans le discours du langage de la rue façonne un discours de l'expé-
dominant comme doublement inférieure, double- rience et de la sagesse de la rue où tout est preuve: le
ment impure ... » En retraçant la généalogie de cette discours penche dans le sens de la vie, de la sécurité
figure à travers les apparitions du vampire dans et du plaisir. Dans la rhétorique du discours straight,
l'imagerie mystique de Jean de la Croix, la poésie de l'autre côté, où toute figure est manipulée pour
de Rimbaud, le camp théâtral d'Oscar Wilde et les véhiculer une présomption de savoir, le discours va
poèmes choréographiques d'Alexis de Veaux, cet dans le sens de la mort, de la peur et des avertisse-
article délimite à la fois un nouvel espace discursif et ments contre le sexe. Mais ni l'un ni l'autre ne savent.
un discours performatif pour la subjectivité queer. Chacun croise l'autre, dans une contradiction et
Dans la provocation théorique de Samuel Delany, une méconnaissance mutuelles, et la somme de ces
les «Street Talk/Straight Talk» sont les deux modes rencontres est une désarticulation du discours.
rhétoriques jumeaux d'un discours sur le corps Avec son article intitulé «Lesbian Fetichism?»
sexuel doublement impur qui se conjuguent dans Elizabeth Grosz cherche à étendre les limites de
l'information publique ou plutôt la désinformation la théorie psychanalytique de manière à explorer
publique sur le sida. Sa démonstration repose sur l'utilité potentielle de quelques-uns de ses concepts
une métaphore complexe: «Imaginez un discours comme outils stratégiques qui permettraient de
lancé sur notre représentation de l'espace géométri- forger une «théorie lesbienne ». De manière perverse,
quement coordonné qui traverse les quatre quarts elle choisit le fétichisme, qui est selon Freud et Lacan
de cercle rhétorique mis en évidence ci-dessus: d'un une perversion réservée aux hommes et donc fermée
côté, se dresse l'axe de la mort. Tout énoncé dans aux femmes. Elle fait pourtant remarquer que dans
ce discours est une courbe continue et inaltérée qui la relecture lacanienne, la femme hystérique et la
trace au-dessus d'un lieu mortifère; elle est arrêtée femme narcissique phalliCÎsent une partie de leur
et absorbée par la mort en ce point d'unité terrifiant propre corps ou le corps entier alors que la femme
et totalisant. De là, la courbe coule vers l'axe de la qui a un complexe de masculinité, la lesbienne
vie mais une vie qui est idéalement et totalement masculine, prend un objet de désir féminin parce
sûre, riche en plaisir, proche de l'immobilité ... Le que c'est le phallus qu'elle aime dans le corps de
discours approche asymptotiquement cet axe vivant l'autre femme: «la femme masculine choisit un objet
et imaginaire, ardemment, sans discontinuer, sans du désir externe (une autre femme) et, à travers cet
fin... » Grâce à un collage de différents types d'énon- objet, elle est capable de fonctionner comme si elle
cés déclinés dans différentes rhétoriques - un devoir avait le phallus, plutôt que comme si elle était le

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phallus. Comme pour le fétichiste, cela implique médico-scientifique majeure sur les «sex variants»
une division du moi.» Ce que peut apporter cette (hommes et femmes homosexuel(le)s) des années
description d'une forme de l'homosexualité fémi- trente, Terry révèle les traces d'un contre-discours
nine comme fétichiste n'est pas entièrement claire, qui excède le récit historique dominant et qui résiste
conclut Grosz. Aussi sa réponse reste-t-elle stratégi- à l'agenda moral et politique de la normalisation.
que: « Comme le fait le fétichiste, je veux maintenir à Son analyse des histoires de cas révèle à la fois les
la fois qu'elle est ou qu'elle pourrait être vue comme opérations de pouvoir à l'Œuvre au sein du discours
fétichiste et en même temps qu'elle ne l'est pas. » Si pathologisant qui produit la formation du sujet
les choix possibles pour les théoriciennes féministes déviant et les interventions des « sex variants» dans
sont soit d'accepter la psychanalyse dans son entier ce discours, dont le contre-discours déviant produit
ou de la rejeter complètement, ou bien de faire un le concept de subjectivité déviante entendu comme
peu les deux, elle préfère cette dernière solution: «la une «généalogie de la survie ».
solution de la fétichiste ». Pourquoi si peu d'homosexuels actifs chicanos
Dans «Theorizing Deviant Historiography», se définissent-ils eux-mêmes comme «gais », telle
Jennifer Terry propose un modèle théorique pour est la question que pose l'article de Thomas Alma-
écrire l'histoire de l'homosexualité et une nouvelle guer, «Chicano Men: A Cartography ofHomosexual
figure de l'historien contemporain, ~~le nouvel archi- Identity and Behavior », un article sociologique qui
viste de la déviance» : ~~ récris en tant qu'historien de s'inspire de la recherche anthropologique récente et
la subjectivité homosexuelle, c'est-à-dire comme un de la théorie lesbienne chicana de Cherrfe Moraga.
historien de notre présence en butte aux circonstan- Les dissonances culturelles qu'expérimentent les
ces actuelles d'une homophobie largement répan- Chicanos homosexuels en tentant de concilier leur
due. Je ne cherche pas à corriger les récits histori- socialisation première dans la famille avec l'émer-
ques grâce à un repérage des grands homosexuels du gence de la subculture gay moderne, nous dit-il, vien-
passé de manière à reconstruire leurs histoires effa- nent du fait qu'ils sont pris entre deux ~~systèmes
cées. Je recherche plutôt les conditions qui rendent sexuels distincts» concurrents: «les systèmes euro-
possible et celles qui contraignent [...] l'émergence péen-américain et mexicain/latino-américain ont
historique de sujets qui ont été appelés lesbiennes et chacun leur ensemble de significations sexuelles, de
gais.» Cet article élabore la notion d'histoire effec- catégories pour les acteurs sexuels et de scripts qui
tive de Foucault qui ne cherche pas à recouvrer les circonscrivent leur comportement sexuel. Chaque
événements et les acteurs effacés par l'histoire offi- système cartographie le corps humain de manière
cielle mais qui laisse plutôt apparaître les procédés différente en attribuant des valeurs différentes aux
et les opérations qui produisent les élisions et les zones érotiques homosexuelles.» Dans le premier
silences construits. En s'inspirant des stratégies système, la signification structurale de l'homosexua-
déconstructivistes de Spivak pour défaire le nŒud lité repose sur le choix de l'objet sexuel, c'est-à-dire
entre l'histoire, les récits et le désir dans une enquête en fonction du sexe biologique du partenaire; dans le

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second, il repose sur l'objectif sexuel, c'est-à-dire sur l'on aurait pu ne pas le devenir, si les silences cons-
l'acte sexuel réalisé avec le partenaire et articulé en truits du discours lesbien blanc, de même que ceux
fonction de l'axe actif/passif. Ainsi, dans le système d'une société raciste et homophobe, n'avaient pas
mexicain/latino-américain, il n'y a pas de position été brisés par le travail d'autres femmes noires guer-
de sujet équivalente à celle de 1'« homme gai» nord- rières mères poètes comme Audre Lorde et par leur
américain. Exclus de l'espace socio-économique question insistante « est-ce que tu fais ton travail?»
privilégié, celui de la communauté gaie blanche, de Sister Outsider, le titre du recueil d'essais qui inspire
par leur «position structurale de subordination en cet article «est une métaphore appropriée pour la
bas des hiérarchies de classe et de race », les Chica- position de la lesbienne noire et ses rapports avec les
nos dépendent de l'ethnicité et en particulier de la cultures politiques blanches dominantes et sa propre
famille comme base principale pour leur identité communauté noire ». Les titres, les métaphores, les
et leur survie. D'où la pertinence des écrits lesbiens images et les mots - les trucs de la représentation
chicanas qui ont conçu l'analyse de l'identité socio- littéraire - sont des armes dans une guerre engagée
sexuelle en relation avec les valeurs strictement contre les forces de la mort mais elles peuvent aussi
patriarcales de la famille chicana et en fonction de tuer ceux qui les manient, avertit Omosupe. «Parce
la mythologie culturelle de la conquête espagnole que nous avons absorbé les silences des autres et les
dont les effets pernicieux sur l'histoire mexicaine se avons faits nôtres, ce n'est pas une tâche facile ou
perpétuent dans la culture chi cano et chicana. triviale que d'entreprendre d'aller du silence vers la
«Lesbienne?» s'interroge de manière quelque visibilité et la parole. C'est un défi qui ne peut pas
peu sceptique le poème qui commence l'article être pris à la légère mais qui doit être affronté avec
d'Ekua Omosupe. Car, de fait, elle est tout autant audace, responsabilité et minutie. »
une poète qu'une essayiste et, en tant que Noire, elle « Scandalous Subjects» est une exploration théo-
n'utiliserait pas le mot «lesbienne» seul, sans les rique des récits gais masculins comme pratiques
précisions cruciales de son titre, «Noire/Lesbienne/ d'écriture et de lecture grâce auxquelles le sujet gai
Camionneuse », qui recadre le terme non marqué masculin «désengage activement sa sexualité de
raciale ment à raide de signifiants d'invisibilité et de réconomie libidinale phallocratique ~~.La lecture que
haine de soi, le re-marquant ainsi comme double- propose EarIJackson de la fiction et des écrits criti-
ment impur. En revendiquant ainsi une identité ques de Robert Gluck est guidée par une stratégie
personnelle-politique dans sa multiplicité et sa féministe qui consiste à mettre en avant sa position
déclinaison féminine, le poème annonce et préfi- d'énonciation (la «lecture en tant qu'homme gai» )
gure le projet critique de « distiller la théorie à partir de manière à défaire l'association entre l'autorité de
des "textes" de "nos vies" », un projet qui renforce l'auteur masculin et un point de vue objectif univer-
les écrits critiques-créatifs des autres lesbiennes sel. «Le narrateur gai masculin peut écrire depuis
noires et des autres lesbiennes de couleur. Dans le une position de sujet incarné [...] dont la relation de
texte de la vie de ce sujet, on est née lesbienne mais désir qu'il entretient avec d'autres corps masculins

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n'ouvre pas la voie royale de la théologisation du féminisme et avec le pouvoir du féminisme en soi. En
pénis comme phallus. » À la différence de l'imagi- lisant la fiction érotique de Pat Califia, Macho Sluts,
naire hétérosexuel dans lequel le corps masculin est contre le substrat du discours féministe sur la sexua-
structuré par un antagonisme rigide entre les rôles lité et en liaison avec la théorie psychanalytique,
passifs et actifs définis par la pénétration et où la Creet démontre que {{le féminisme a créé, en tension
jouissance, l'extase et l'excès menacent les limites avec la loi du Père, un nouvel ensemble de contrain-
psychophysiques du soi, l'imaginaire gai masculin tes qui fonctionnent symboliquement mais contrai-
du corps et sa subjectivité sont constitués par «un rement à la loi du Père et qui ne peuvent être correc-
narcissisme intersubjectif [...] dans lequel le soi tement localisées dans un système discursif légal,
et l'autre se mêlent et de telle sorte que l'éjacula- institutionnel ou autre ». Cette {{loi de la Mère », déjà
tion "perdue" est "retrouvée" dans le partenaire ». présente dans {{le féminisme maternaliste » du siècle
En recadrant le stade du miroir lacanien à partir de passé, vit encore dans l'association entre maternité
la perspective offerte par les réflexions métanarra- et moralité que le féminisme contemporain prescrit
tives et le « réalisme scandaleux» de Gluck, l'article aux femmes. La figure symbolique de la mère fémi-
propose de voir la sexualité gaie à la fois comme une niste, que représente l'autorité d'une {{communauté
force disruptive et une force de cohésion commu- lesbienne» réifiée ou abstraite, fonctionne comme
nale et d'identité personnelle; le nouveau récit un législateur (intériorisé) du comportement sexuel
post-stonewallien s'épanouissant dans la logique et politique correct. C'est cette {{mère symbolique
sociale du scandale ouvre de nouvelles possibilités investie par le féminisme» plutôt que la loi du Père
en matière d'identité sociosexuelle et de commu- qui agit comme la force répressive dans le fantasme
nauté et permet de nouvelles manières d'écrire le lesbien sim, produisant une identité lesbienne éroti-
corps masculin. que qui se fonde sur la transgression et le statut de
Les « guerres» féministes en matière de sexe (sex hors-la-loi au sein du féminisme. Finalement, ce
wars) des années quatre-vingt, avec la pornographie que procure le fantasme lesbien sim est moins une
comme représentation de la sexualité opprimante ou ouverture sur la perversion qu'une {{entrée dans une
libératrice pour les femmes pour enjeu, sont le lieu conversation sociale» sur les valeurs féministes, la
et la date de naissance de la contribution de Julia sexualité, le désir, la culpabilité et la punition. la
Creet «Daughter ofthe Movement». Avec le recul violence et l'autopréservation.
de l'âge et de la sagesse, l'article repose la question En abordant un large spectre de questionne-
de savoir si le sadomasochisme lesbien est politique- ments, les pratiques sexuelles, le sida, le sadoma-
ment féministe à travers une méditation personnelle sochisme lesbien, les conditions de représentabi-
et théorique quant à la manière dont le féminisme lité des nouveau sujets sociosexuels dans la fiction
fonctionne dans le scénario du fantasme lesbien sim, et la poésie contemporaines, la théorie culturelle
suggérant que la popularité tenace du débat a beau- et récriture de l'histoire, les contributions de ce
coup à voir avec la redéfinition du pouvoir au sein du numéro engagent une multiplicité de discours, se

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Théorie queer et cultures populaires

positionnant elles-mêmes dans et en dehors de ces


discours et se déplaçant dans les champs disciplinai-
res et les méthodes critiques de la performance, du
cinéma et de la théorie féministe en passant par la
psychanalyse, l'histoire, la sociologie et la littérature.
Chacun à leur manière, ces articles recadrent les
termes des discours qu'ils mobilisent pour étendre
ou bouleverser leurs horizons sémantiques pour
repenser le sexuel de nouvelle manière, ailleurs et
autre-ment (other-wise). Cet ailleurs n'est pas une
utopie, un endroit, un temps et un espace futurs qui
n'existent pas encore. Il est déjà là, dans le travail
de ces articles pour déconstruire les silences de
l'histoire et de nos propres constructions discur-
sives, dans des cartographies du corps autre-ment
érotiques et dans la mise en images et la réalisation
de nouvelles formes de communauté par les sujets
autre-ment désirants de cette théorie queer.

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