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Cette correspondance enflammée relate, à travers

les lettres du génial épistolier qu’est Flaubert, ce


que fut l’amour passionné, infernal parfois, de
Louise Colet pour l’écrivain. Un amour qui durera
le temps que ce dernier mettra à s’en défaire,
interrompu qu’il fut pendant deux ans par le
voyage en Orient de l’ermite normand.
Très tôt s’installe entre les deux amoureux un peu
plus qu’une distance géographique. Louise Colet
ne cessera jamais de le lui reprocher. Elle frappe,
elle crie, elle menace, rien n’y fait. Il prévient,
il anticipe : « Merci de ta bonne lettre. Mais ne
m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais
mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. »
Collection dirigée par Lidia Breda
Gustave Flaubert

Lettres à Louise Colet


1846-­1848

Préface de Mathieu Terence

Rivages poche
Petite Bibliothèque
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des Éditions Payot  &  Rivages sur

payot-­rivages.fr

Couverture : Herbert James Draper


© The Maas Gallery/Bridgeman

©  Éditions Payot  &  Rivages, Paris, 2017


pour la préface et la présente édition

ISBN : 978-2-7436-4176-4
Préface

Cette correspondance colorée, enflammée, pro-


fonde, relate en creux, et au travers des lettres
du génial épistolier qu’est Flaubert, ce que fut
pendant près de dix ans, entre 1846 et  1855,
l’amour tapageur, intense, infernal parfois, de
Louise Colet pour l’écrivain. Un amour qui
durera en fait le temps que ce dernier mettra
à s’en défaire. Une liaison qui connaîtra deux
phases pour être très exact, séparées par le voyage
en Orient de l’ermite normand, et dont nous
ne publions ici que la première partie, la plus
intense, la seconde étant presque exclusivement
consacrée à la conception de Madame Bovary.
Louise Revoil naquit le 15  août  1810 à Aix-­
en-­Provence à 8 heures du soir. Le père de Louise,
Antoine Revoil, était directeur des postes et sa

7
mère se serait appelée Henriette de Servanes, à en
croire sa farouche démocrate de fille. À près de
vingt-­cinq ans elle se maria, et l’on s’étonnerait
que son mariage n’eût pas reçu, lui aussi, quelque
embellissement romantique de la part de celle
qui s’est vécue très tôt comme une femme de
lettres. Louise serait donc venue à Paris toute
jeune, étant encore Mlle Revoil. Elle était d’une
beauté extrême, de l’avis général. On se l’arracha.
Mme  Récamier, soutenue par Chateaubriand et
Mathieu de Montmorency, l’intronisa chez elle,
la monta en épingle, la désigna presque comme
devant lui succéder dans l’empire des beaux
esprits. Un jour, elle fit entendre à la jeune fille
les quatuors d’un jeune artiste, pâle jusqu’à en
être olivâtre, nommé Hippolyte Colet. Coup de
foudre. Et cet Hippolyte, sur le point d’épouser
une héritière millionnaire, se maria avec la
déesse sans le sou. En vérité Louise avait ren-
contré Colet, à Nîmes en 1832, bien avant Paris
et Mme  Récamier. Leurs fiançailles durèrent
presque trois ans. Les rudiments de notice qu’on
lui consacre dans les biographies de sa femme
insinuent qu’il lui apporta, en ronflant cadeau de
noces, le titre de professeur au Conservatoire de
Paris. En réalité, tout ce qu’il obtint et pouvait
alors obtenir fut une modeste place de répétiteur
dans l’ombre de son maître Reicha. Lorsqu’elle

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se sépara d’Hippolyte, après avoir eu une fille
de lui, elle partit vivre rue de Sèvres dans une
maison qui jouxte encore le Lutetia. Mais rapi-
dement, sa passion des voyages la fit renoncer
aux résidences principales. Quand elle revenait
de ses pérégrinations elle logeait dans des hôtels,
notamment l’hôtel du Palais-­ Royal, ou l’hôtel
d’Angleterre, rue Jacob, ou encore chez sa fille.

ii

La vie de Louise Colet est une chasse aux hon-


neurs, aux privilèges et aux amants connus. La
chasse commença par le plus gros des gibiers :
notre muse sollicita Chateaubriand pour patronner
son premier recueil de vers, Fleurs du Midi. Il
refusa, en deux lettres flatteuses dont elle allait
user quand même en guise de préface ; et les
Fleurs du Midi parurent en 1836. Elle alla ensuite
droit au roi et le harcela par l’intermédiaire de la
princesse Marie d’Orléans, sa fille, à qui elle avait
envoyé son recueil. Mais par quel biais avait-­elle
atteint la princesse Marie ? On ne sait. On dis-
tingue néanmoins, dans un coin du tableau, un
député méridional, déjà, qui faisait campagne
pour sa compatriote, un certain M.  de Chastel-
lier. Louis-Philippe daigna souscrire à plusieurs

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exemplaires des Fleurs du Midi pour ses biblio-
thèques particulières. Et la jeune poétesse d’argu-
menter ainsi auprès du ministre de l’Instruction
publique, Pelet de la Lozère, à la date du 2 juillet
1836 : « Puisque Sa Majesté a daigné sous-
crire, […] vous pouvez m’accorder la même faveur
pour les bibliothèques publiques. » Le culot ne
fut pas précisément ce qui manqua à Louise.

iii

Elle démarche et intrigue pour obtenir toutes


sortes de pensions. Et elle a le chic pour décrocher
les plus substantielles. Enrichie des relations les
plus flatteuses, elle voit Victor Cousin entrer en
scène. Tout va s’épanouir, éclater, bondir ; toutes
les grâces vont pleuvoir. Elle a beau jurer qu’elle
ne lui doit rien, il ne faut pas la croire, bien qu’il
ait eu la délicatesse pour elle et la prudence pour
lui de ne pas engager sa signature. Il fit agir les
autres sans d’ailleurs tromper personne. En plus
de ses largesses, des avantages divers qu’il lui a
permis d’obtenir, il lui fait cadeau de ses œuvres
avec des dédicaces d’une philosophie passionnée.
Il lui fit également cadeau d’un surnom magni-
fique et profond : Pensierosa, par où il l’appa-
rente au mélancolique Pensieroso de Michel-­Ange

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qui médite à Florence sur le tombeau de Laurent
de Médicis. Lorsqu’elle tombe enceinte de lui,
au bout d’une relation de cinq années, Alphonse
Karr lance le mauvais trait que son embonpoint
est dû à une « piqûre de Cousin ». Elle attendit
l’insulteur près de sa porte pour le poignarder.
Elle manqua son coup. L’assailli recueillit
son couteau et le fixa en manière de trophée à
ses murs avec cette inscription : « Offert par
Mme Louise Colet, dans le dos. »

iv

C’est au printemps 1846 que le jeune Flaubert


rencontre Louise chez le sculpteur Pradier. Il a
vingt-­quatre ans, elle en a trente-­six. Lui parfait
inconnu et elle à l’apogée de sa fausse gloire. Lui
provincial déjà replié sur sa propre immensité et
elle parisienne jusqu’au bout de ses causeries. Il
devient son amant et elle commence à lui écrire
les lettres passionnées qui disparaîtront, un jour,
bien plus tard, entre les mains de sa nièce. Elle
s’est jetée avec une sorte de furie dans ses bras,
sentant le génie dont elle pourrait un jour se
prévaloir. Lui hésite, incrédule, ébloui. Il pré-
vient de ses insuffisances, de toutes ses insuffi-
sances, avec un instinct de survie et une tactique

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de retrait fort avisés. Jusque-­là sa vie amoureuse,
si différente de celle de Louise, se partageait
entre les femmes faciles à qui il ne demandait
qu’une félicité passagère et un culte inaltérable
pour la madone inaccessible, Élisa Foucault. Il
avait épuisé tout son « possible » dans cet amour
illimité.
Leurs échanges commencent dès le lendemain
des premiers ébats charnels. Flaubert est rentré
chez lui et a emporté les « petites pantoufles »
de sa dame, un mouchoir taché de sang ; plus
tard, des lettres d’elle et son portrait rejoin-
dront ce butin en manière de chapelle ardente.
Et s’installe entre eux un peu plus qu’une dis-
tance géographique : des objets la représentent,
qui se substituent à elle. D’emblée grandit cette
distance problématique pour l’une et salvatrice
pour l’autre. Il prévient, il anticipe. « Merci de
ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne
m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-­moi
t’aimer, moi » ; « Il faut que je t’aime pour te
dire cela. Oublie-­moi si tu peux, arrache ton
âme avec tes deux mains et marche dessus pour
effacer l’empreinte que j’y ai laissée. » Déjà le
verbe est au passé.
Louise, elle, de son côté, ne cesse d’intriguer,
de vendre les lettres de Benjamin Constant à
Mme  Récamier, que celle-­ci lui a léguées pour

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continuer de mener grand train ou plutôt, sans
doute, pour se donner le prix qu’elle sait ne pas
valoir à ses propres yeux. Deux années plus dif-
ficiles passent avant qu’elle retrouve Flaubert.
Littérairement elle piétine au lieu de galoper. Il
faut recourir à des expédients, faire des articles
de mode, être payée en chapeaux qui encombrent
ses armoires. Flaubert est tenu par elle de sus-
citer en Angleterre un acquéreur d’un mirifique
album d’autographes : qui connaît Louise est
mis à contribution pour lui faciliter sa carrière
de femme de lettres. Aucun lord n’est pourtant
sensible au recueil de la muse professionnelle.
De temps à autre l’ermite normand lui envoie
quelque argent, et elle ne lui en sait aucun gré.
« On rancit », comme il dit. À nouveau la rup-
ture menace.

Leurs amours durèrent huit ans, ou plutôt


quatre et demi si l’on en excepte le long entracte
et l’incertitude dans laquelle nous nous trou-
vons de leur intimité physique lors de la seconde
période. Elles connurent une lune de miel très
brève : un croissant de lune de miel. Un mois
après leur début idyllique, Flaubert avait déjà

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reçu tant de cris dans sa boîte aux lettres qu’il
lui répond : « De la colère, grand Dieu ! de
­l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-­ce
que cela veut dire ? Est-­ce que tu aimes les dis-
putes, les récriminations, et tous ces amers tirail-
lements qui finissent par faire de la vie un enfer
réel ? » Pluie de reproches de la femme frustrée
qui en a autant contre celui qui la néglige que
contre l’artiste qui s’adonne à son art comme elle
en est incapable. Très belle décantation en creux
du venin de l’abandonnisme et de l’impuissance
mêlés. C’est contre l’amour que Louise Colet ne
cesse de se cogner. Elle frappe, elle vitupère, elle
menace, rien n’y fait. Elle n’ira jamais à Croisset,
elle n’approchera jamais Mme  Flaubert mère.
« Je la prierai de faire que vous vous voyiez.
Quant au reste, avec la meilleure volonté du
monde, je n’y peux rien. […] La bonne femme
est peu liante. » Mais de son côté, les visites de
Flaubert manquent d’empressement, elles sont
intenses certes, mais trop peu fréquentes pour
Louise. « Quand tu seras toujours, chère amie,
à me reprocher de ne pas venir te voir, que
puis-­je te répondre ? » Elle lui parle de gloire,
il l’espère mais la croit inatteignable. « Est-­ce
moi que tu aimes dans moi ou un autre homme
que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre
pas… ? » Lorsqu’ils se voient, la tendresse,

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l’élan et l’amour physique sont toujours pré-
sents. Mais sur fond de disputes. « Aimant avant
tout la paix et le repos, je n’ai jamais trouvé
en toi que troubles, orages, larmes ou colère. »
« J’étouffais, j’étais à bout. » Puis les causes
s’étendent et les querelles s’intensifient, Louise
lui reproche d’être sous l’influence de son ami
Du Camp. « C’est lamentable pourtant, écrit-­il,
car j’aime ton visage et tout ton être m’est
doux ! Mais je suis si las ! si ennuyé, si radica-
lement impuissant à faire le bonheur de qui que
ce soit ! » Quatre mois plus tard, en mars 1848,
il passe du « tu » au « vous », la distance est de
mise. Entre-­temps, Louise se pense enceinte d’un
amant de passage. Flaubert lui signifie qu’il sera
toujours là, « un lien qui ne s’effacera pas… »,
malgré « ma monstrueuse personnalité comme
vous le dites ».

vi

On a plaidé qu’un amant passionné aurait


tout planté là, son travail auquel la solitude
de Croisset était indispensable, sa mère acca-
blée de deuils et de soucis, sa nièce qui deve-
nait sa fille adoptive, pour venir vivre à Paris
au pied de sa maîtresse, ou tout au moins qu’il

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aurait dû passer sa vie en chemin de fer dans
une navette incessante. Mais pourquoi donc
aurait-­il dû se renoncer ? En six mois plus rem-
plis d’orages qu’un ciel normand, Flaubert se
lasse. On continue de correspondre en 1847,
mais ce ne sont que soubresauts, et la rupture,
la première, est consommée avant la Révolu-
tion de février. Ils se retrouvent en 1851, peu
après le voyage en Orient de Flaubert. La ren-
contre a lieu à Rouen où Louise est de passage. Il
la rejoint, désirant renouer en ami, tout malen-
tendu dissipé croyait-­il. Dans les lettres, on se
dit « vous ». Mais à l’automne ils redeviennent
amants, et cette fois pour une durée plus longue
ponctuée des mêmes querelles entre celui qui
en a vite assez et celle qui n’en a jamais assez.
« Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je
m’en allais de toi gluant d’amour. » Mais Flau-
bert est plus assuré dans le clivage qu’il veut
maintenir entre le désir et l’amitié : sa moda-
lité d’amour à lui, qu’elle ne supporte pas. « Ô
Femme ! femme, sois-­le donc moins ! Ne le sois
qu’au lit ! » Flaubert est alors fort de son écri-
ture avant tout, il est tout entier à son roman, sa
Bovary règle son temps et sa vie. C’est à l’amie
qu’il fait le récit de son cheminement, et cela lui
est nécessaire. Les visites sont rythmées par le
travail, tandis que les reproches de Louise sont

16
invariables et constants. « Quelle étrange créa-
ture tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore
des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! »
Elle lui envoie les pièces de théâtre qu’elle écrit
en vers. C’est là que se produit tout à coup
quelque chose qui s’apparente au couac catas-
trophique. Si elle écrit de bons vers, cela ne fait
pas d’elle un auteur, et il le lui dit sans ména-
gement : « Les bons vers ne font pas les bonnes
pièces. »

vii

Pendant leur brouille, la muse en chef avait


eu le temps de vivre une aventure, tumultueuse,
forcément, avec Musset. On sait les deux épi-
sodes les plus vifs qui illustrèrent cette liaison.
D’abord celui du lion rugissant, au Jardin des
Plantes. Ce fauve voulut, à travers ses barreaux,
et avec accompagnement de son e­ffroyable
orchestre, donner un puissant coup de patte à
Louise. Musset arracha au lion sa proie, qu’il fit
sienne, et l’emporta. L’autre épisode est celui du
fiacre nocturne où s’agitèrent des choses obs-
cures. Musset, au retour du théâtre, aurait voulu
violer la Muse dans l’embarcation cahotante.
Eut-elle préféré un lieu où sa robe de soirée n’eût

17
pas souffert, et sa révolte concerna-­t-­elle la cir-
constance que le principe. Qui sait si ce fiacre
parisien n’aura pas été un peu le père du fiacre
rouennais où Emma Bovary et Léon Dupuis
communieront ultérieurement sous la plume de
Flaubert. Louise crut qu’elle devait se faire par-
donner cet écart de Flaubert, il n’en était rien
mais avant que la litanie des scènes ne reprît, elle
observa un certain temps la trêve des récrimina-
tions. Puis revinrent les reproches concernant
toujours le fait qu’il lui interdisait sa demeure de
Croisset. Étrange, en effet, qu’un peintre refuse à
un typhon d’entrer dans son atelier… Bien sûr,
vint le jour où Louise força l’entrée. On ignore
la date de cette équipée calamiteuse mais elle
marque les débuts de la fin. Flaubert lui enverra
en mars 1855 les quelques mots qui se logent
d’un trait dans le mille du fatal :

« Madame,
J’ai appris que vous vous étiez donné la peine
de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi.
Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies
qu’une telle persistance de votre part pour-
rait vous attirer de la mienne, le savoir-­vivre
­m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais.
J’ai l’honneur de vous saluer. G.F. »

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viii

Cette fin de non-­recevoir ne restera pas lettre


morte. Pendant des années Louise Colet rumi-
nera et distillera sa vengeance de petit ogre écon-
duit. Dès 1856, elle publie Une histoire de soldat
où elle vise Flaubert, mais qui passe inaperçu.
Flaubert ne répond pas. Ou plutôt si. Madame
Bovary paraît. Tonnerre dans le ciel de la litté-
rature. Quelle rage pour elle que d’être exclue
de son triomphe public. Et se rappelant qu’un
sonnet sans défaut vaut seul un long poème, la
Muse en chef clama en quatorze vers implacables
que Madame Bovary était écrite dans un « style
de commis voyageur ».
En 1859 elle fait paraître Lui qui fera plus de
bruit. Deux objectifs à ce fiel qui coule d’elle
comme de source. D’abord rabaisser Flaubert et
se venger de lui, en étalant, tartufiant même,
l’aventure de 1852 avec Musset, ensuite envoyer
un pavé de consœur à George Sand – amoureuse
de Musset – d’où il résulterait pour elle un profit
de scandale. Concédons que Louise aima Flaubert
profondément, bien plus que lui, qui s’en tint à
maintenir ses distances avant de les prendre défi-
nitivement, grâce à des lettres où il concentre ce
qu’il a de meilleur : son esprit et son style. Elle
fut victime, mais le fut de façon volontaire et

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quasi forcenée, se mettant à la seule place où elle
pouvait tyranniser de suppliques et de plaintes
celui qu’elle instituait bourreau. Flaubert ­restera
avant tout occupé à la tâche qu’il était seul à
pouvoir accomplir : répondre de son génie.
Mathieu Terence
Lettres à Louise Colet
Mardi soir, minuit,
4  août 1846

Il y a douze heures nous étions encore ensemble ;


hier, à cette heure-­ci, je te tenais dans mes bras…
t’en souviens-­tu ?… Comme c’est déjà loin ! La
nuit maintenant est chaude et douce ; j’entends
le grand tulipier, qui est sous ma fenêtre, frémir
au vent et, quand je lève la tête, je vois la lune
se mirer dans la rivière. Tes petites pantoufles
sont là pendant que je t’écris ; je les ai sous les
yeux, je les regarde. Je viens de ranger, tout seul
et bien enfermé, tout ce que tu m’as donné ; tes
deux lettres sont dans le sachet brodé ; je vais
les relire quand j’aurai cacheté la mienne. Je n’ai
pas voulu prendre pour t’écrire mon papier à
lettres ; il est bordé de noir ; que rien de triste ne
vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer

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que de la joie et t’entourer d’une félicité calme
et continue, pour te payer un peu tout ce que tu
m’as donné à pleines mains dans la générosité de
ton amour. J’ai peur d’être froid, sec, égoïste, et
Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe
en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! Ah ! nos
deux bonnes promenades en calèche ! qu’elles
étaient belles, la seconde surtout avec ses éclairs !
Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par
les lanternes, et le balancement des ressorts ;
nous étions seuls, heureux. Je contemplais ta tête
dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes
yeux t’éclairaient toute la figure. Il me semble
que j’écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne
dis rien de ce que je veux dire. C’est que mes
phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les
comprendre, il faut combler ce qui sépare l’une
de l’autre ; tu le feras n’est-­ce pas ? Rêveras-­tu
à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture ?
comme moi, en regardant tes petites pantoufles
brunes, je songe aux mouvements de ton pied
quand il les emplissait et qu’elles en étaient
chaudes […] le mouchoir est dedans. […]
Ma mère m’attendait au chemin de fer ; elle
a pleuré en me voyant revenir. Toi, tu as pleuré
en me voyant partir. Notre misère est donc telle
que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu
sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés !

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C’est d’un grotesque bien sombre. J’ai retrouvé
ici les gazons verts, les arbres grands et l’eau
coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres
sont ouverts à la même place ; rien n’est changé.
La nature extérieure nous fait honte ; elle est
d’une sérénité désolante pour notre orgueil.
N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous,
ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir.
Laissons-­nous aller au vent de notre cœur tant
qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme
il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant
pis ! Nous verrons.
Et ce bon X… qu’a-­t-­il dit de l’envoi ? Nous
avons ri hier au soir. C’était tendre pour nous,
gai pour lui, bon pour nous trois. J’ai lu, en
venant, presque un volume. J’ai été touché à dif-
férentes places. Je te causerai de ça plus au long.
Tu vois bien que je ne suis pas assez recueilli, la
critique me manque tout à fait ce soir. J’ai voulu
seulement t’envoyer encore un baiser avant de
m’endormir, te dire que je t’aimais. À peine
t’ai-­je eu quittée, et à mesure que je m’éloignais,
ma pensée revolait vers toi. Elle courait plus vite
que la fumée de la locomotive qui fuyait derrière
nous (il y a du feu dans la comparaison – pardon
de la pointe). Allons, un baiser, vite, tu sais
comment, de ceux que dit l’Arioste, et encore
un, oh encore ! encore et puis, ensuite, sous ton

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menton, à cette place que j’aime sur ta peau si
douce, sur ta poitrine où je place mon cœur.
Adieu, adieu.
Tout ce que tu voudras de tendresses.

Jeudi soir, 23  heures,


6  août 1846

Ta lettre de ce matin est triste, et d’une dou-


leur résignée. Tu m’offres de m’oublier si cela me
plaît. Tu es sublime. Je te savais bonne, excel-
lente, mais je ne te savais pas si grande. Je te le
répète : tu m’humilies, par la comparaison que je
fais de toi à moi. Sais-­tu que tu me dis des choses
dures ? –  et ce qu’il y a de pire, c’est que c’est
moi qui les ai provoquées. Tu me rends donc
la pareille ; c’est une représaille. Ce que je veux
de toi ? Je n’en sais rien. Mais, ce que je veux
moi, c’est t’aimer, t’aimer mille fois plus. Oh !
si tu pouvais lire dans mon cœur, tu verrais la
place où je t’ai mise ! Je vois que tu souffres plus
que tu ne l’avoues ; tu t’es guindée pour écrire
cette lettre. N’est-­ce pas que tu as bien pleuré
avant ? Elle est brisée ; on y sent une lassitude
de chagrin et comme l’écho affaibli d’une voix
qui a sangloté. Avoue-­le ; dis-­moi de suite que
tu étais dans un mauvais jour, que c’est parce

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que ma lettre t’avait manqué. Sois franche ; ne
fais pas la fière ; ne fais pas comme j’ai trop fait.
Ne retiens pas tes larmes ; ça vous retombe sur
le cœur, vois-­tu, et ça y fait des trous profonds.
J’ai une pensée qu’il faut que je te dise : je suis
sûr que tu me crois égoïste. Tu t’en affliges et
tu en es convaincue. Est-­ce parce que j’en ai
l’air ? Là-­dessus, tu sais, chacun s’illusionne. Je
le suis comme tout le monde, moins peut-­être
que beaucoup, plus peut-­être que d’autres. Qui
sait ? Et puis c’est encore là un mot qu’on jette
à la tête de son voisin sans savoir ce qu’on veut
dire. Qui ne l’est pas, égoïste, d’une façon plus
ou moins large ? Depuis le crétin qui ne donne-
rait pas un sou pour racheter le genre humain,
jusqu’à celui qui se jette sous la glace pour
sauver un inconnu, est-­ ce que tous, tant que
nous sommes, nous ne cherchons pas suivant nos
instincts divers la satisfaction de notre nature ?
Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de
charité, comme Caligula à un appétit de cruauté.
Chacun jouit à sa mode et pour lui seul ; les uns
en réfléchissant l’action sur eux-­mêmes, en s’en
faisant la cause, le centre et le but, les autres en
conviant le monde entier au festin de leur âme.
Il y a là la différence des prodigues et des avares.
Les premiers prennent plaisir à donner, les autres
à garder. Quant à l’égoïsme ordinaire, tel qu’on

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l’entend, quoiqu’il me répugne démesurément
à l’esprit, j’avoue que, si je pouvais l’acheter, je
donnerais tout pour l’avoir. Être bête, égoïste,
et avoir une bonne santé, voilà les trois condi-
tions voulues pour être heureux ; mais si la
première nous manque, tout est perdu. Il y a
aussi un autre bonheur, oui il y en a un autre,
je l’ai vu, tu me l’as fait sentir ; tu m’as montré
dans l’air ses reflets illuminés ; j’ai vu chatoyer
à mes regards le bas de son vêtement flottant.
Voilà que je tends les mains pour le saisir…
et toi-­même tu commences à remuer la tête et
à douter si ce n’est pas une vision (quelle sotte
manie j’ai de parler en métaphores qui ne disent
rien !). Mais je veux dire qu’il me semble que toi
aussi, tu as de la tristesse au cœur, et de cette
profonde qui ne vient de rien et qui, tenant à
la substance même de l’existence, est d’autant
plus grande que celle-­ci est plus remuée. Je t’en
avais avertie, ma misère est contagieuse. J’ai la
gale ! Malheur à qui me touche ! Oh ! ce que tu
m’as écrit ce matin est lamentable et doulou-
reux. Je me suis imaginé ta pauvre figure triste
en songeant à moi, triste à cause de moi. Hier
j’étais si bien, confiant, serein, joyeux comme un
soleil d’été entre deux ondées. Ta mitaine est là.
Elle sent bon, il me semble que je suis encore
à humer ton épaule et la douce chaleur de ton

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bras nu. Allons ! Voilà des idées de volupté et
de caresses qui me reprennent, mon cœur bondit
à ta pensée. Je convoite tout ton être, j’évoque
ton souvenir pour qu’il assouvisse ce besoin qui
crie au fond de mes entrailles ; que n’es-­tu pas
là ! Mais lundi, n’est-­ce pas ? J’attends la lettre
de Phidias 1. S’il m’écrit, tout se passera comme
il est convenu.
Sais-­tu à quoi je pense ? À ton petit boudoir
où tu travailles, où… (ici pas de mot, les trois
points en disent plus que toute l’éloquence du
monde). Je revois la pâleur de ta tête sérieuse,
quand tu te tenais par terre dans mes genoux…
et la lampe ! Oh ! ne la casse pas, laisse-­ la ;
allume-­la tous les soirs, ou plutôt à de certains
jours solennels de ta vie intérieure, quand tu
entameras quelque grand travail ou que tu le
finiras. Une idée ! J’ai de l’eau du Mississippi.
Elle a été rapportée à mon père par un capi-
taine de vaisseau, qui la lui a donnée comme
un grand présent. Je veux, quand tu auras fait
quelque chose que tu trouveras beau, que tu te
laves les mains avec ; ou bien je la répandrai sur
ta poitrine pour te donner le baptême de mon
amour. Je divague, je crois ; je ne sais ce que je
disais avant de penser à cette bouteille. C’était
1. Pradier, le sculpteur. (N.d.É.)

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la lampe, n’est-­ce pas ? Oui, je l’aime, j’aime ta
maison, tes meubles, tout, si ce n’est l’affreuse
caricature à l’huile qui est dans ta chambre à
coucher. Je pense aussi à cette vénérable Cathe-
rine qui nous servait pendant le dîner, aux plai-
santeries de Phidias, à tout, à mille détails, mais
qui m’amusent. Mais sais-­tu les deux postures où
je te revois toujours ? C’est dans l’atelier, debout,
posant, le jour t’éclairant de côté, quand je te
regardais, que tu me regardais aussi ; et puis le
soir, à l’hôtel, je te vois couchée sur mon lit, les
cheveux répandus sur mon oreiller, les yeux levés
au ciel, blême, les mains jointes, ­m’envoyant des
paroles folles. Quand tu es habillée, tu es fraîche
comme un bouquet. Dans mes bras je te trouve
d’une douceur chaude qui amollit et qui enivre.
Et moi, dis-­ moi comment je t’apparais. De
quelle façon mon image vient-­elle se dresser sous
tes yeux ?… Quel pauvre amant je fais, n’est-­ce
pas ! Sais-­tu que ce qui m’est arrivé avec toi ne
m’est jamais arrivé ? (j’étais si brisé depuis trois
jours et tendu comme la corde d’un violoncelle).
Si j’avais été homme à estimer beaucoup ma
personne, j’aurais été amèrement vexé. Je l’étais
pour toi. Je craignais de ta part des suppositions
odieuses pour toi ; d’autres peut-­être auraient cru
que je les outrageais. Elles ­m’auraient jugé froid,
dégoûté ou usé. Je t’ai su gré de cette intelligence

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spontanée qui ne ­ s’étonnait de rien, quand
moi je ­m’étonnais de cela comme d’une mons-
truosité inouïe. Il fallait donc que je ­t’aimasse,
et fort, puisque j’ai éprouvé le contraire de ce
que j’avais été à l’abord de toutes les autres,
n’importe lesquelles. Tu veux faire de moi un
païen, tu le veux, ô ma muse ! toi qui as du sang
romain dans le sang. Mais j’ai beau m’y exciter
par l’imagination et par le parti pris, j’ai au fond
de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à
ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des
races barbares, avec ses instincts de migrations
et ses dégoûts innés de la vie qui leur faisaient
quitter leur pays comme pour se quitter eux-­
mêmes. Ils ont aimé le soleil, tous les barbares
qui sont venus mourir en Italie ; ils avaient une
aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel
bleu, vers quelque existence chaude et sonore ;
ils rêvaient des jours heureux, pleins d’amours,
juteux pour leurs cœurs comme la treille mûre
que l’on presse avec les mains. J’ai toujours eu
pour eux une sympathie tendre, comme pour des
ancêtres. Ne retrouvais-­je pas dans leur histoire
bruyante toute ma paisible histoire inconnue ?
Les cris de joie d’Alaric entrant à Rome ont eu
pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les
délires secrets d’un pauvre cœur d’enfant. Hélas !
non, je ne suis pas un homme antique ; les

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hommes antiques n’avaient pas de maladies de
nerfs comme moi ! Ni toi non plus, tu n’es ni la
Grecque, ni la Latine ; tu es au-delà : le roman-
tisme y [a] passé. Le christianisme, quoique nous
voulions nous en défendre, est venu agrandir
tout cela, mais le gâter, y mettre la douleur. Le
cœur humain ne s’élargit qu’avec un tranchant
qui le déchire. Tu me dis ironiquement, à propos
de l’article du Constitutionnel, que je fais peu
cas du patriotisme, de la générosité et du cou-
rage. Oh non ! J’aime les vaincus ; mais j’aime
aussi les vainqueurs. Cela est peut-­être difficile
à comprendre, mais c’est vrai. Quant à l’idée de
la patrie, c’est-­à-­dire d’une certaine portion de
terrain dessinée sur la carte et séparée des autres
par une ligne rouge ou bleue, non ! la patrie est
pour moi le pays que j’aime, c’est-­à-­dire celui
que je rêve, celui où je me trouve bien. Je suis
autant Chinois que Français, et je ne me réjouis
nullement de nos victoires sur les Arabes, parce
que je m’attriste à leurs revers. J’aime ce peuple
âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés
primitives, et qui, aux haltes de midi, couché à
l’ombre, sous le ventre de ses chamelles, raille,
en fumant son chibouk, notre brave civilisation
qui en frémit de rage. Où suis-­je ? où vais-­je ?
comme dirait un poète tragique de l’école de
Delille ; en Orient, le diable m’emporte ! Adieu,

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