LE FOOTBALL,

VITRINE DU RÉGIME

L’OPÉRATION
SOFT
POWER
DE L’ARABIE
SAOUDITE
M LE MAGAZINE DU MONDE — 24 JUIN 2023 – NO 614

M Le magazine du Monde n o 614. Supplément au Monde

n o 24407/2000 C 81975 / SAMEDI 24 JUIN 2023.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
 CARTE BLANCHE À Joseph KOSUTH.
JUSQU’À LA FIN JUIN, L’ARTISTE AMÉRICAIN DE 78 ANS PRÉSENTE CHAQUE
SEMAINE DANS “M” UNE ŒUVRE MARQUANTE DE SA CARRIÈRE. AINSI
DE CETTE ŒUVRE QUI JOUE AVEC LES DIFFÉRENTS SENS DU MOT “FRANC”,
À LA FOIS NOM DE PEUPLE ET ADJECTIF.

Titled (A.A.I.A.I.)’
[frank] (Ety:
France), 1968,
galerie Almine
Rech, Paris,
France.

Cour tesy Joseph Kosuth/Photo Rebecca Fanuele

6
Au programme À L’HEURE OÙ VOUS LIREZ CES LIGNES, le Royaume-Uni
aura célébré un douloureux anniversaire : le 22 juin 1948, le paque-
bot Windrush a accosté à Tilbury, près de Londres, avec à son bord
500 personnes en provenance des pays du Commonwealth situés
dans les Caraïbes. Il y avait là des hommes et des femmes de la
Jamaïque et de la Barbade appelés par le gouvernement britannique
pour travailler dans un pays en pleine reconstruction. Il fallait des
conducteurs de bus, des inirmières, des ouvriers… Jusqu’au début
des années 1970, bateau après bateau, ils ont été des centaines de
milliers à débarquer ainsi sur le sol anglais. Une véritable génération
Windrush… Des décennies plus tard, certaines de ces personnes, qui
étaient toutes arrivées légalement, se sont retrouvées traitées par les
autorités comme des immigrés clandestins. Lors de la demande
d’un passeport pour un voyage ou pour une inscription administa-
trive, par exemple, on leur a demandé de prouver leur citoyenneté
britannique. Les registres d’arrivée de leurs parents ayant été
détruits, tout comme, parfois, les attestations de leur passage dans
les établissements scolaires, beaucoup ne sont pas parvenus à rem-
plir les conditions demandées. Leurs démarches sont devenues plus
compliquées encore quand le ministère de l’intérieur a eu recours
à des prestataires extérieurs sans la connaissance ine de l’histoire
du Commonwealth que pouvaient avoir les anciens fonctionnaires.
Sans compter que, à partir de 2012, la politique en matière d’immi-
gration est devenue de plus en plus hostile et répressive. Et c’est
ainsi que des milliers de personnes, membres ou descendants de la
génération Windrush, ayant travaillé et fait leur vie en Angleterre, se
sont retrouvées licenciées, dépourvues de soins, arrêtées, parfois
expulsées… Toutes ont dû batailler longtemps pour sortir de l’or-
nière. Les plus chanceuses pour simplement recevoir un passeport
(il n’y a pas de carte d’identité en Grande-Bretagne). Les plus mal-
heureuses pour obtenir des réparations des préjudices qu’elles ont
8
subis. Cécile Ducourtieux, la correspondante du Monde à Londres,
raconte avec pudeur quelques-uns de ces destins individuels.
De destins, il en est aussi question dans la remarquable enquête
qui fait la couverture de ce numéro de M Le Magazine du Monde.
C’est la journaliste du Monde Hélène Sallon, basée à Beyrouth mais
qui rayonne dans tout le Proche- et le Moyen-Orient, qui l’a menée.
Il est donc question du destin des superstars du football Karim
Benzema et Cristiano Ronaldo, qui ont choisi de terminer leur
étincelante carrière en Arabie saoudite pour des salaires en or
massif. Les deux joueurs électrisent les Saoudiens et les
Saoudiennes, devenus ces dernières années fans de ballon rond,
et servent le soft power du prince héritier, Mohamed Ben Salman,
qui fourbit ses armes pour obtenir l’organisation de la Coupe du
monde de 2030 ou de celle de 2034. Mi-juin, pour la seconde fois
en moins d’un an, « MBS » était reçu par le président Macron dans
le cadre de sa visite en France pour promouvoir la candidature de
Riyad à l’Exposition universelle 2030. L’ensemble vise évidemment
à faire briller le pays sur la scène internationale et à redorer au
passage le blason de « MBS » après l’assassinat du journaliste Jamal
Khashoggi au sein même du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul
en 2018, mais aussi après les crimes commis au Yémen en guerre
et les incessantes vagues de répression dans le royaume. Ainsi sept
jeunes gens attendent actuellement leur exécution au motif de
leur participation à des manifestations alors qu’ils étaient encore
mineurs… Pour tenter de faire oublier ces « vilaines » informations,
on fait dificilement mieux que de beaux buts marqués par de
grands joueurs devant des foules en liesse dans des stades lam-
bant neufs. C’est précisément la feuille de route que s’est ixée le
maître de l’Arabie saoudite.
Marie-Pierre LANNELONGUE
Le sommaire

LA SEMAINE
20 Entre-soi 26 L’épopée anticlichés d’une 38 C’est peut-être
Les enrhumés de l’été. photographe amérindienne. un détail pour vous…
Les états généraux de
21 Le maire de Saint-Gervais, 30 La culture drag dans la droite au Cirque d’hiver,
un sommet de crispations. le viseur de l’extrême à Paris.
droite en Bretagne.
24 La vie sur un il de Samir, 40 La première fois que
survivant du pire naufrage 32 L’histoire se répète… “Le Monde” a écrit
au large de la Grèce. L’ivresse du pouvoir. Algues vertes

25 La danse, refuge de la 34 Jésus revient à

Syrienne Yara Al-Hasbani. Doingt-Flamicourt.

36 Phoebe Waller-Bridge,
le succès en série.
 LE MAGAZINE
41 L’ambition “Mondial” de
l’Arabie saoudite. En faisant
venir à prix d’or Karim
Benzema quelques mois
après Cristiano Ronaldo,
le royaume saoudien afiche
Robbie Lawrence pour M Le magazine du Monde. Stefan Giftthaler
48 Aurélien Pradié, le solitaire
de LR. L’ex-numéro 2 des
Républicains s’est mis son
parti à dos en s’opposant à
la réforme des retraites,
mais il s’est aussi fait un
60 PORTFOLIO
La cité des songes. En 1958,
l’architecte Tomaso Buzzi se
faisait construire La Scarzuola,
un ensemble architectural
unique, miroir de son

son intention de se servir nom. Dans les pas de Jacques imaginaire. Le photographe
du football pour se faire Chirac, son héros, il fait de italien Stefan Giftthaler a
Aline Dolinka/Hans Lucas pour M Le magazine du Monde.

une place de choix sur
la scène internationale.
54 Les enfants reniés de l’Empire
la politique à l’ancienne. arpenté cet étrange dédale.
britannique. Des descendants
d’immigrés caribéens, venus
après 1945 prendre part à la
reconstruction du Royaume-
Uni, se sont vu traiter comme
des sans-papiers. Si le pays
a reconnu l’injustice, les
indemnités se font encore
souvent attendre.

11
Le sommaire
LE GOÛT
69 Le cheveu prend du volume.
72 Tête chercheuse
Édouard Dumond
au régime californien.
73 Fétiche
Son grain de selle.
74 Making of
Une mode faite Maison.
75 Variations
Concentrés d’été.
76 Librement inspiré
L’île aux parfums.
12
78 La vie oversize 92 Empreinte végétale
de Jean Colonna. L’œillet qui frise.
80 La beauté du geste 94 L’invité du podcast
Ilyes Griyeb pour M Le magazine du Monde. Thérèse Verrat & Vincent Toussaint
Patchwork d’inluences. Dominique A.
84 Exercice de style 96 Jeux
L’orteil absolu.
98 Une histoire de… La couverture
a été réalisée par
86 Bulle d’air cahier d’écolier. Camille Durand/
Perle du désert au Maroc. M Le magazine
du Monde à partir
de photos de
88 Traitement de saveur Nathan Laine/
L’essence de la fête. Bloomberg via Getty
Images, Mohammed
pour M Le magazine du Monde
Saad/Anadolu
89 À portée de main Agency via AFP × 2,
Le sha guo. Anadolu Agency via
AFP, Fayez
Nureldine/AFP,
90 Bouche à oreille Abaca Press/Alamy
Le lieu jaune de Villa9Trois. Stock Photo × 2,
EPA-EFE
 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

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Origine du papier : Norvège. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à paru-
tion. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

14
1 – HÉLÈNE SALLON, correspondante du Monde à
Beyrouth, est allée en Arabie saoudite enquêter
sur les ambitions de « MBS » dans le foot.
« Ronaldo, Benzema, Messi… Le royaume saoudien
a lancé une offensive tous azimuts pour faire du
pays le nouvel eldorado du ballon rond. Le foot-
ball est un formidable outil de soft power pour le
prince héritier Mohamed Ben Salman, qui veut
transformer le pays et offrir à la jeunesse, qui
représente deux tiers des 35 millions d’habitants,
un exutoire dans une société où la liberté d’expres-
sion reste cadenassée. » P. 41
Elles et ils ont participé à ce numéro.
1 2
16
2 et 3 – SOLENN DE ROYER et ALEXANDRE PEDRO 5 – CÉCILE DUCOURTIEUX est la correspondante
sont respectivement grand reporter au Monde et du Monde à Londres. Dans ce numéro, elle s’est
journaliste chargé de la droite. Ils ont enquêté sur intéressée au scandale Windrush en Grande-
le député du Lot Les Républicains Aurélien Bretagne : « Des milliers de Britanniques d’origine
Pradié. « À 37 ans, il s’est imposé comme l’un des caribéenne se sont vu dénier le droit de séjourner
nouveaux visages de la droite, qu’il secoue et dans leur propre pays ; ils ont subi une injustice
dérange. Il fut l’un des plus vifs opposants à la révoltante, provoquée par une accumulation d’er-
réforme des retraites, alors que les dirigeants de reurs et de négligences de la part des autorités
son parti y étaient favorables. Dans ce monde poli- britanniques, mais surtout par des préjugés
tique qui a tendance à s’aseptiser, il tranche par raciaux. Aujourd’hui, ces victimes ont encore du
un tempérament afirmé. » P. 48 mal à rentrer dans leurs droits, toujours confrontés
à ce que de nombreux activistes considèrent
4 – G U I L L AU M E R I V I È R E , photographe, vit à comme du racisme institutionnel. » P. 54
Toulouse. Aimant faire alterner reportage et por-
trait, il traite de thèmes comme l’environnement, 6 – ROBBIE LAWRENCE est un photographe écos-
l’artisanat, l’architecture et, cette semaine, la sais, né à Édimbourg, aujourd’hui installé à
politique, puisqu’il a observé le député LR Londres. Il a travaillé pour le New Yorker,
Aurélien Pradié. « C’était fascinant de suivre une Le Monde ou le Financial Times. Il a publié plu-
personnalité politique, avec la sensation, par sieurs livres, dont Freetown (Be-pôles, 2019), en
moments, d’être dans une iction… » P. 48 collaboration avec les Nations unies, Blackwater
River (Stanley/Barker, 2019) et A Voice Above the
Linn (2020), sur le botaniste Jim Taggart. Cette
semaine, il réalise les portraits de Britanniques
qui se sont retrouvés menacés d’expulsion de
leur propre pays. P. 54
Le Monde. Grasset. Renaud Bouchez. Guillaume Rivière. Le Monde. Madeleine Speed
3 4 5 6
Sur le il:
DE DAKAR À PARIS
 Le M de la semaine.
« UNE CASE DE LA COUR ROYALE DE TIÉBÉLÉ, AU BURKINA FASO. » Félix BARAJAS

Félix Barajas

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ENTRE-SOI LES ENRHUMÉS DE L’ÉTÉ.
TOUT LE MONDE NE VOIT PAS L’ARRIVÉE DES BEAUX JOURS D’UN BON ŒIL. POUR LES MALHEUREUX QUI
SOUFFRENT DU “RHUME DES FOINS” COMMENCE UNE DOULOUREUSE PÉRIODE D’AUTOJUSTIFICATION.
ÊTRE ALLERGIQUE AU POLLEN
et aux graminées condamne depuis
longtemps à une vie de mises au point.
Non, on n’a pas pleuré, non, on ne s’est
pas drogué, non, on n’est pas malade.
Depuis la pandémie de Covid-19, souf-
frir du « rhume des foins » oblige en
plus à rassurer à chaque éternuement
d’un « ce n’est rien, juste une allergie aux
platanes » pour éviter les regards noirs
dans les lieux publics.
À QUOI ON LES RECONNAÎT
Chaque année, ils se promettent en
juin qu’ils vont se faire désensibiliser
dès la rentrée. Chaque mois de sep-
tembre, ils oublient. Quand ils com-
mencent à éternuer, ils ne savent pas
quand ça va s’arrêter. Pendant toute
leur scolarité, ils se sont demandé
pourquoi on mettait le brevet, le bac
et les grands examens au mois de
juin. Ils ont appris à éternuer dans
leur coude au moment du Covid-19
mais regrettent désormais en été la
saison des manches longues. Ils
laissent derrière eux des poubelles
remplies de mouchoirs. Quand ils
éternuent, ils ajoutent « pollen » ou
« allergie ». Comme ceux qui ont mal
au dos, ils doivent écouter les avis de
tous ceux qui connaissent quelqu’un
atteint du même mal et qui s’est soi-
gné on ne sait plus bien grâce à quoi
mais ça a marché (« tu veux son
numéro ? ») et font semblant d’écouter
20
LA SEMAINE
Texte Guillemette FAURE
celui qui promet que ça passe avec LEUR GRANDE VÉRITÉ
l’âge ou avec des huiles essentielles. Celui qui a décidé de baptiser ça
À chaque pique-nique où ils disent « rhume des foins » ne devait pas en
être allergiques au bouleau, ils doivent être affecté sinon il aurait trouvé un
faire semblant de rire quand quelqu’un nom plus sérieux qui permette de
dit « moi aussi je suis allergique au justiier de ne pas aller au travail.
boulot ». Ils calculent l’heure de prise
de leur antihistaminique quotidien en LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
fonction de leur programme du lende- Prendre un antihistaminique et dormir
main. Ils ont déjà avalé des compri- ou rester éveillé et se moucher ?
més périmés de trois ans en se disant Pourquoi ça s’appelle « rhume des
que ce serait toujours mieux que rien. foins » alors que c’est si fort en ville ?
Ils n’osent pas dire qu’ils sont aller- Est-ce que ça vaut vraiment le coup de
giques aux beaux jours pour ne pas se maquiller ? C’est moi ou la saison
casser l’ambiance et se réjouissent démarre de plus en plus tôt ?
secrètement à chaque fois qu’on
annonce de la pluie. LEUR GRAAL
Ressortir ses masques Covid FFP2
COMMENT ILS PARLENT pour se protéger le nez du pollen.
« Ne vous inquiétez pas, ce sont les
arbres sur la place. » « J’ai voulu dormir LA FAUTE DE GOÛT
la fenêtre ouverte, j’ai perdu deux heures Cette obstination des gens à vouloir
de sommeil. » « J’ai le cerveau tellement organiser des pique-niques en plein
ramolli que je ne sais plus si j’ai pris mon air en juin.
antihistaminique. » « Non, ce n’est pas ce
que tu m’as dit qui me fait pleurer, c’est
une allergie. » « Rendez-moi l’hiver. »
« Mais non, ce n’est pas contagieux, je
sais reconnaître mon rhume des foins
d’un Covid. » « On devrait dire “intolé-
rance au pollen”, ça fait plus contem-
porain que rhinite saisonnière. » « Tu
peux prendre toute la cétirizine que tu
veux, c’est toujours le pollen qui gagne
à la fin. » « Qu’est-ce que vous disiez
pendant que j’éternuais ? »

LE MAIRE DE SAINT-GERVAIS-LES-
BAINS, UN SOMMET DE CRISPATIONS.
À la tête de la commune de Haute-Savoie
depuis 2001, Jean-Marc Peillex, 69 ans,
se considère comme le premier et meilleur
défenseur du mont Blanc face au surtourisme.
L’impétueux édile n’hésite pas à vilipender
toute critique à sa conception de la montagne.
Au point que plus personne n’ose s’opposer
publiquement à lui.
Texte Sevin REY-SAHIN
Photos Aline DOLINKA
LA SEMAINE
Jean-Marc Peillex,
à Saint-Gervais-les-
Bains, le 19 juin.
GOÛTER,
PERCHÉ À 3 835 MÈTRES, LE GARDIEN DU REFUGE DU
Antoine Rattin, se réjouit de ce début de saison au
mont Blanc. « Pour l’instant, la montagne est belle, la neige
est là, les températures raisonnables », lance-t-il entre deux
coupures réseau. Plus bas, le refuge du Nid-d’Aigle a ouvert
le 10 juin. Chaque jour, 200 ascensionnistes tenteront d’at-
teindre le sommet de l’Europe en passant par la voie normale
du mont Blanc, située sur la commune de Saint-Gervais-les-
Bains (Haute-Savoie). Tous espèrent une saison sans accident
ni nouvelle polémique. Le 12 juin, l’alpiniste Christophe Proit,
62 ans, a annoncé sa démission de la compagnie des guides
de Chamonix, car il ne se sentait pas soutenu dans le conlit
qui l’oppose à Jean-Marc Peillex, maire de Saint-Gervais-les-
Bains. L’été 2022, jugeant un passage devenu « raide et glacé »
en raison du changement climatique, le légendaire guide de
haute montagne avait retiré les pieux métalliques installés par
la commune en concertation avec les compagnies de guides
de Saint-Gervais et de Chamonix. À la suite de la plainte de
l’édile pour vol et mise en danger d’autrui, Christophe Proit
a été condamné à 600 euros d’amende pour vol le 5 juin.

Les guides saint-gervolains et chamo-
niards ne veulent surtout pas commenter
l’affaire. Christophe Proit préfère retourner
sur les cimes loin des bruits.
Dès le lendemain de la démission de l’alpi-
niste, Jean-Marc Peillex, lui, a tweeté une
vidéo dans laquelle il relate sa version des
faits et dénonce la « montagne business ».
Depuis quelques années, à coups de commu-
niqués de presse au ton provocateur, le maire
sans étiquette ne rate aucune occasion pour
se présenter comme le grand protecteur du
mont Blanc. « Il n’est même pas d’ici, Proit !
Est-ce que vous changez le papier peint quand
vous allez chez les gens, vous ? », nous lance-
t-il dans une formule ponctuée d’un sourire.
Jean-Marc Peillex, 69 ans, est ier de ces
phrases que Twitter va faire tourner. Mais
les acteurs de la montagne et les élus locaux
regrettent une méthode qui crispe. « Il a
besoin de taper sur tout le monde. Cela prend
des proportions inimaginables alors qu’on
devrait paciier le sujet du mont Blanc »,
assure un élu qui souhaite garder l’anonymat
de peur de perdre des subventions
du département.
Ils sont nombreux à ne pas vouloir critiquer
publiquement celui qui est également vice-
président du conseil départemental et pré-
sident de la communauté des communes
du Pays du Mont-Blanc. France Nature
Environnement (FNE) en a déjà fait les frais.
« Je ne voterai pas de subventions aux asso-
ciations qui m’attaquent en justice », annonçait
Jean-Marc Peillex, en novembre 2021, faisant
référence à cette fédération qui a fait
condamner deux projets de constructions
hôtelières situées sur des zones humides.
En 2022, FNE a perdu les subventions
du département.
D’après Jean-Marc Peillex, beaucoup aime-
raient qu’il « dégage », mais il est là et il serait
même très écouté jusqu’à l’Élysée, par « le
président le plus intelligent que la France
ait eu ». En septembre 2019, après qu’un
Britannique eut abandonné un rameur de
musculation sur les lancs du mont Blanc,
le maire a interpellé Emmanuel Macron en
dénonçant ces « hurluberlus ». Un mot qu’il
confesse avoir employé pour faire le buzz.
Mission accomplie. Depuis 2020, un arrêté
préfectoral de protection des habitats natu-
rels (APHN) rend obligatoire la réservation
des refuges pour l’ascension par la voie
normale, interdit le camping, le bivouac et
le port de matériel autre que celui nécessaire
à l’alpinisme. Jean-Marc Peillex défend cet
arrêté qui a permis de diviser par deux le
nombre d’ascensionnistes pendant la haute
saison. Mais, lorsque, en janvier, il porte
plainte contre deux alpinistes ayant bivouaqué
malgré l’interdiction, les acteurs de la mon-
tagne y voient un coup porté à ce dernier
espace de liberté. « On se demande quel est
l’impact écologique d’un bivouac solitaire (…)
à cette époque de l’année », écrit le comité
22
Sa cible préférée est Éric
Fournier, maire de Chamonix,
qui ferait du mont Blanc
une manne financière. “Chez
nous, on n’a pas de touristes
coréens ou de femmes en
burqa intégrale avec grillage
antimoustique”, lâche
Jean-Marc Peillex.
alpinisme Unesco France, composé de la ville
de Chamonix, de la Fédération française
des clubs alpins et du Syndicat national
des guides de montagne.
« On me reproche de faire respecter les règles »,
s’insurge Jean-Marc Peillex dans son étroit
bureau de l’hôtel de ville, en pantalon beige et
veste marine. Devant sa collection de statuettes
de Marianne, il se lance dans le récit de son par-
cours, celui d’un homme qui « ne doi[t] rien à
personne ». Il naît à Sallanches (Haute-Savoie)
de parents ouvriers catholiques pratiquants,
peu politisés mais situés à droite. Élève moyen
sans vocation particulière, il fréquente un col-
lège privé de Saint-Gervais-les-Bains, puis un
lycée public d’où il se fait renvoyer parce qu’il
« n’aime pas obéir ». Après une licence de droit
et un début de carrière dans l’immobilier, Jean-
Marc Peillex trouve sa vocation, à 29 ans,
quand il se présente aux municipales sur une
liste d’opposition. Depuis son premier mandat,
en 2001, il est largement réélu à chaque scrutin.
LA SEMAINE
Convaincu d’être le seul légitime à ce poste,
puisqu’il n’est pas « faux-cul comme d’autres ».
C’est un rélexe : à chaque détour de phrase,
l’élu tacle les uns et les autres. Sa cible préférée
est Éric Fournier, maire de Chamonix, qui ferait
du mont Blanc une manne inancière. « Chez
nous, on n’a pas de touristes coréens ou de
femmes en burqa intégrale avec grillage anti-
moustique », lâche-t-il. Plus qu’une querelle
de clochers, les deux villes sont devenues les
« Israël et Palestine » de la région, dénonce un
élu, déplorant un climat qui entrave la mission
commune de protection du massif. Optant pour
l’apaisement, l’édile chamoniard se contente
d’afirmer que les deux communes ont « une
différence d’approche notable sur l’adaptation
des pratiques en haute montagne ».
Lorsqu’on lui rapporte les arguments des
opposants à ses projets d’urbanisme, comme
ceux de FNE, Jean-Marc Peillex pointe les
prétendus liens de sa présidente locale avec
Éric Fournier. Ce caractère suspicieux lui vaut
le surnom de « Calimero du mont Blanc » dans
la presse locale. Le jour de notre rencontre, à
chaque question qui fâche, l’élu hausse le ton
et se persuade de notre collusion avec ses
opposants. Sans prévenir, il attrape le combiné,
convoque un fonctionnaire, et le somme de
nous expliquer tel dossier en détail. Pour prou-
ver qu’il n’est pas aussi procédurier qu’on le dit,
il fait imprimer une vingtaine de pages en for-
mat A3. Et lorsqu’on évoque la plainte pour
corruption relayée dans la presse, il menace
aussitôt de nous attaquer pour diffamation.
« Plus personne n’ose s’opposer à lui »,
chuchotent tous ceux qui le côtoient.
À Saint-Gervais-les-Bains, un écrin de ville
de montagne aux allures suisses allemandes,
Jean-Marc Peillex est pourtant plébiscité, avec
plus de 75 % des voix. Ses opposants recon-
naissent sa gestion des inances publiques.
« Il sait trouver les subventions là où il faut.
Regardez ses routes, c’est du billard ! », est
bien obligée d’admettre une élue. Le président
LR du département, Martial Saddier, vante son
bilan, exposé dans toute la ville à coups de
photos « avant après » : façades Art déco
rénovées, nouveau pont qu’il a « eu le courage
de construire, estime-t-il, alors que d’autres
tergiversaient depuis soixante-dix ans »,
église baroque immaculée devant laquelle
des employés arrosent les leurs.
Ce 12 juin, l’hôtel de ville se refait une beauté.
Aline Dolinka/Hans Lucas pour M Le magazine du Monde
Coût des travaux : 441 511 euros, indique un
panneau. Plus loin, des ouvriers en gilets luo
repeignent les passages piétons. Coût :
49 944 euros. C’est la méthode Peillex : « Dire
ce que l’on fait, faire ce que l’on a dit. » « Je
mets ainsi en lumière ceux qui ne travaillent
pas », assure-t-il, ajoutant qu’il a pris l’habitude
de « raser les murs en [se] demandant d’où
venaient les coups de poignard ».
L’église baroque de Saint-
Gervais-les-Bains, dont la
rénovation fait la fierté de
l’édile Jean-Marc Peillex.
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LA VIE SUR UN FIL DE SAMIR, SURVIVANT
DU PIRE NAUFRAGE AU LARGE DE LA GRÈCE.
Le jeune Kurde fait partie de la centaine de migrants qui ont été
secourus dans la nuit du 13 au 14 juin par les gardes-côtes grecs
après que leur bateau parti de Libye avec près de 750 hommes,
femmes et enfants a sombré. Texte Marina RAFENBERG
“MON CAUCHEMAR N’A PAS ENCORE PRIS FIN”, raconte,
apeuré, Samir (tous les prénoms ont été changés pour assurer
la sécurité des réfugiés et de leurs familles). Le jeune Kurde
de Kobané, en Syrie, fait partie des survivants du naufrage
d’un chalutier dans la nuit du 13 au 14 juin au large de la
Grèce. Parti de Libye, le bateau transportait, selon les témoi-
gnages des rescapés, 750 personnes. Seuls 104 exilés
– syriens, pakistanais, palestiniens, égyptiens – ont été sauvés
et 81 corps retrouvés. Près de 600 personnes auraient perdu
la vie dans ce périlleux périple. La pire tragédie maritime sur-
venue en Grèce depuis 2016.
Transféré le 16 juin depuis le port de Kalamata, dans la péninsule
du Péloponnèse, jusqu’au camp de Malakasa, au nord
d’Athènes, Samir, la vingtaine, est encore hanté par les images
des cadavres qui ont envahi la mer, pourtant calme, en quelques
minutes. « Je vis des moments très anxiogènes, je n’arrive pas à
me calmer, enfermé dans ce camp loin de mes proches », conie
le jeune homme. Sans hésiter, Samir a sauté dans l’eau dès les
premiers signes d’affaissement du navire et a nagé près d’une
heure avant d’être secouru par les gardes-côtes grecs. « Mais
il se trouvait à l’étage supérieur du bateau, il a eu de la chance,
contrairement aux femmes et aux enfants, qui étaient enfermés
dans la cale », rapporte son frère, Ahmad, qui a fait le voyage
pour le voir depuis l’Allemagne, où il est installé depuis huit ans.
Quarante-huit heures seulement après la terrible nouvelle du
naufrage, Ahmad a débarqué à l’aéroport d’Athènes, avec sa
sœur et son beau-frère. Après des heures d’angoisse, Ahmad a
Des rescapés réussi, le 15 juin, à communiquer avec son frère après avoir eu
du naufrage la conirmation qu’il était vivant. « Des listes de survivants circu-
attendent d’être laient sur les réseaux sociaux. Quand j’ai aperçu le nom de mon
transférés en
bus à Kalamata, frère, j’ai pleuré de joie », raconte-t-il. À son arrivée devant le
le 16 juin. camp de Malakasa, entouré de barbelés et de miradors, Ahmad
24
LA SEMAINE
demande à voir Samir. Au terme de plusieurs heures, il se voit
autorisé à rester quelques minutes avec lui loin des regards des
journalistes, dans une structure où les allées et venues sont sur-
veillées de près.
« C’est la troisième fois que mon frère survit à des événements
terribles ! », conie Ahmad. Alors qu’il n’était qu’un collégien au
nord d’Alep, il a été fait prisonnier par l’État islamique pendant
cinquante jours. « C’était en 2014, quelques jours avant l’at-
taque de Daech sur Kobané », se souvient le trentenaire. Plus
récemment, au début de l’année 2023, il a échappé de peu à
un raid mené par la Turquie dans la région frontalière. Kobané
est en effet dans le collimateur d’Ankara, qui souhaite que les
forces kurdes se retirent de la zone. « Il ne pouvait pas aller en
Europe en passant par la Turquie. Les frontières sont devenues
quasiment infranchissables », commente Ahmad.
Le 24 avril, Samir et l’un de ses cousins passent au Liban, puis
prennent un avion pour la Libye, où ils arrivent le 5 mai. Un
périple qui leur a coûté 1 500 dollars (1 375 euros), avant de
devoir débourser encore 4 500 dollars (4 125 euros) pour le
bateau jusqu’en Italie. Le jeune cousin de Samir n’avait que
17 ans et n’a pas survécu au naufrage. Contacté par téléphone,
son père, en Syrie, revient sur le voyage de son ils. « Pendant
près d’un mois, il était détenu dans la région de Benghazi, dans
des hangars dans des conditions très dificiles. Je m’inquiétais
pour lui et je ne voulais pas qu’il fasse ce voyage. Mais c’était
son rêve d’aller en Europe », raconte-t-il, la voix tremblante.
Les passeurs leur avaient promis que l’embarcation ne prendrait
pas plus de cinquante personnes et que le trajet était sans
risque. Mais, une fois sur le canot, Samir et son cousin ont rejoint
un chalutier décrépit et surchargé. « Ils étaient trop nombreux sur
ce bateau, ils ne pouvaient pas bouger ni aller aux toilettes, c’était
inhumain ! », s’exclame, révolté, Ahmad. Ces derniers jours, plu-
sieurs questions ont été soulevées sur les secours apportés en
pleine mer. Le bateau avait été repéré par l’agence européenne
de surveillance aux frontières, Frontex, puis par les gardes-côtes
grecs, plusieurs heures avant leur intervention. Les migrants
« ont refusé toute aide », a afirmé la police portuaire grecque.
D’après plusieurs témoignages de rescapés, les gardes-côtes
grecs auraient envoyé un câble pour tirer le bateau trois heures
avant le naufrage, mais l’embarcation aurait tangué lors de cette
opération. Était-ce pour stabiliser le bateau ou bien pour le pous-
Hellenic Coast Guard/Intime/Athena Pictures/Shutterstock/SIPA
ser vers la zone maritime italienne ? Les interrogations
demeurent alors qu’une enquête a été ouverte par la justice
grecque. Samir a été interrogé le 17 juin par le procureur à
Kalamata, mais il a peur de parler. « J’ai relaté en détail ce qu’il
s’était passé aux policiers et devant la justice, mais je ne suis pas
autorisé à révéler ce que j’ai dit », murmure-t-il. Ahmad, lui, ne
cache pas sa colère : « Les gardes-côtes grecs n’ont rien fait
pendant des heures pour tenter de sauver les réfugiés. » Sur son
téléphone, Ahmad n’arrête pas de recevoir des messages. Toute
la communauté kurde d’Allemagne lui demande des nouvelles
de proches. D’après ses estimations, trente-cinq Kurdes de
Kobané se trouvaient sur le navire et seulement cinq ont sur-
vécu. Inquiet, Ahmad voudrait faire venir son frère en Allemagne.
« Il se sent en danger depuis le naufrage et n’a pas coniance en
l’État grec, dit-il. J’ai peur que s’il reste ici son état empire ! »

LA DANSE, REFUGE DE LA
SYRIENNE YARA AL-HASBANI.
La chorégraphe de 29 ans est à l’honneur d’une
soirée à l’Opéra-Comique le 24 juin. L’ancienne
étudiante de Damas a trouvé grâce à l’art les
moyens de survivre aux tourments de l’exil.
Texte Élise KARLIN
ELLE DANSE AVEC UN
NIQAB QUI LUI COUVRE LES YEUX
mais pas la bouche, symbole
d’une oppression qu’elle n’a jamais
cessé de dénoncer depuis qu’elle
est en France. Le 24 juin, Yara
Al-Hasbani, réfugiée syrienne
de 29 ans, présentera quelques
minutes de sa dernière chorégra-
phie, Elham (« inspiration », en
arabe), à l’Opéra-Comique de
Paris. Ce soir-là, l’Association
Pierre Claver, qui aide les deman-
deurs d’asile dans leurs démarches
Lucas Barioulet/AFP
et les accompagne dans l’appren-
tissage du français, fêtera ses
15 ans d’existence en mettant à
l’honneur la danseuse, prix 2022
de l’Académie des beaux-arts de
La Syrienne Yara
Al-Hasbani,
à l’Institut du
monde arabe, à
Paris, en 2018.
Paris pour son spectacle, et trois
autres réfugiés : Kianoush
Ramezani, dessinateur de presse
iranien, prix LiberPress 2022
pour la liberté d’expression ;
Abdulmonam Eassa, photographe
syrien, prix Bayeux 2022 du repor-
tage de guerre ; et Mursal Sayas,
afghane, autrice d’un témoignage
sur la condition des femmes
dans son pays d’origine, à paraître
aux Éditions de l’Observatoire
en septembre 2023.
Le premier souvenir français de
Yara Al-Hasbani la ramène sur le
périphérique parisien, un soir de
l’hiver 2015. Qu’elle les trouve
froides, laides, grises, ces barres
d’habitation qui bordent les
boulevards circulaires de la capi-
tale. Yara Al-Hasbani imaginait de
jolies petites maisons, des allées
de verdure. Ce qu’elle découvre,
le visage collé à la vitre de la voi-
ture qui la conduit depuis l’aéro-
port de Roissy lui serre le cœur de
désespoir. Tout, ici, ressemble si
peu à son rêve… Yara Al-Hasbani,
sa mère, sa sœur aînée et son
petit frère arrivent de Turquie. Ils
viennent d’y passer une année,
après avoir fui leur pays d’origine,
la Syrie. Ce n’est pas la guerre
civile qui les a chassés de Damas
– « c’est la révolution » contre le
pouvoir, corrige la jeune femme,
qui raconte son chemin d’exil
dans un café parisien. Elle précise
qu’elle n’a pas eu le choix.
En 2014, son père, gardien dans
une entreprise, est arrêté par la
police du dictateur Bachar
Al-Assad pour son soutien aux
victimes de la répression. Torturé,
il meurt en prison. La jeune
femme, très impliquée dans les
manifestations étudiantes, est à
son tour menacée. Il lui faut partir
pour ne pas subir le même sort.
D’abord la Turquie, donc, en atten-
dant d’obtenir un visa pour la
France. Puis un foyer à Créteil, que
Yara Al-Hasbani trouve aussi sale
que le paysage, et très vite
un appartement à Rochefort
(Charente-Maritime), obtenu avec
le soutien de L’Escale, un centre
d’accueil pour demandeurs d’asile.
Huit mois plus tard, Yara
Al-Hasbani et sa famille s’installent
à La Rochelle. La jeune femme
reprend la danse contemporaine,
qu’elle étudiait à l’Institut supérieur
d’art dramatique de Damas. Elle
monte ses premières chorégra-
phies, tente de dire avec son corps
les émotions qu’elle n’arrive pas
encore à exprimer avec des mots.
En 2016, elle danse sur la place du
Trocadéro, dans le cadre d’une
manifestation artistique organisée
pour dénoncer les armes
chimiques avec lesquelles Bachar
Al-Assad tue sa propre population.
Yara Al-Hasbani décide de rester à
Paris et, sur le conseil d’un ami,
s’inscrit à l’Association Pierre
Claver pour apprendre le français.
« Un jour, j’ai ouvert la porte et elle
était là », se souvient Ayyam
Sureau, la présidente de l’associa-
tion. Maigrissime, les cheveux
blond platine, Yara Al-Hasbani
porte alors sur son visage les tour-
ments du conlit qu’elle a laissé
derrière elle. Elle continue la
danse, crée pour le Printemps de
la danse arabe Unstoppable, un
spectacle présenté à Paris à l’Ins-
titut du monde arabe en 2018,
dans lequel elle met en scène à
la fois la fuite, le choc de l’arrivée
en France et la dificulté de
s’intégrer.
À la in de sa deuxième année
d’apprentissage du français, avec
l’atelier théâtre de l’Association
Pierre Claver, elle interprète Junie,
iancée de Britannicus séquestrée
par Néron dans la pièce de Racine.
« C’était une langue très dificile, un
énorme effort, j’y pensais le jour et
la nuit », raconte Yara Al-Hasbani,
qui se révèle dans la tragédie.
Ayyam Sureau évoque avec émo-
tion cette représentation portée
par des réfugiés, en 2018, et le
moment où, soudain, la langue de
Racine sur la violence du monde
percute le XXIe siècle. Elle salue
aussi la puissance de la danse :
« Yara exprime quelque chose de
bien plus violent et de bien plus
juste que n’importe quel discours
sur l’exil. Sur scène, vous voyez la
contrainte des corps, la condition
des femmes sous les dictatures.
Vous la regardez bouger, elle vous
parle de vous. Elle n’est pas prison-
nière de son statut personnel de
réfugiée, elle réussit à en parta-
ger la portée universelle. »
Yara Al-Hasbani a terminé sa
formation au Centre national
de la danse de Pantin pour devenir
professeure. Elle participe à des
festivals, continue le théâtre. Sa
carte de séjour est encore valable
deux années, mais elle a entamé
les démarches pour obtenir la
nationalité française, dans un pays
dont elle est inalement « tombée
amoureuse ». Elle habite près
de la butte aux Cailles et se
déplace souvent à pied, préférant
éviter un métro dans lequel la
promiscuité la glace. « J’ai toujours
peur du métro et des militaires »,
soufle-t-elle. Ce lundi de juin, elle
est un peu pressée : elle répète
son spectacle pour la soirée de
l’Association Pierre Claver. Elle y
retourne d’ailleurs régulièrement
aider les nouveaux arrivants. Il y a
quelque temps, elle a donné des
cours de yoga, soucieuse d’aider
les réfugiés : « Comme tous ceux
qui ont connu la guerre, ils ont le
feu du chaos à l’intérieur d’eux. Je
leur permets de retrouver un peu
de calme. »
 LA SEMAINE

C’EST UN PROJET FOU
DANS LEQUEL S’EST LANCÉE
MATIKA WILBUR. On lui a d’ailleurs
ri au nez quand elle s’est enquise
de inancements, en 2012, pour le
mener à bien. Il faut dire que
l’immensité de la tâche pouvait
sembler déraisonnable. La jeune
femme avait pour ferme intention
de photographier et d’interviewer
des membres des 562 nations
tribales amérindiennes alors
oficiellement reconnues par les
États-Unis (ce chiffre a depuis été
porté à 574 par le Congrès améri-
cain). Onze ans plus tard, un épais
livre de 416 pages, sorti récem-
ment outre-Atlantique, est venu
couronner sa démarche. Intitulé
Project 562: Changing the Way
We See Native America
(« Projet 562 : changer la manière
de voir les Amérindiens », Ten
Speed Press, non traduit), il rend
un hommage vibrant à la diversité
et à la richesse de ces peuples.
« Ce travail vise à contrecarrer les
stéréotypes unidimensionnels,
archaïques et insipides visant les
Amérindiens qui circulent dans les
médias grand public, les manuels
scolaires et l’industrie culturelle,
écrit l’autrice. Ce n’est pas un
secret : les Amérindiens sont
largement sous-représentés dans
notre société. (…) L’Amérique
continue à faire preuve d’amnésie
historique en se racontant à elle-
même des histoires qui nient les
accaparements illégaux de terres
et diluent l’horrible réalité du géno-
cide amérindien. » En menant à
bien cette mission quasi encyclo-
pédique, Matika Wilbur, 39 ans,
entendait aussi rendre leur ierté
à ces femmes et à ces hommes,
notamment aux plus jeunes.
Originaire de l’État de Washington,
dans le nord-ouest du pays, Matika
Wilbur est elle-même issue des tri-
bus swinomish et tulalip. Après
des études de photographie, elle
commence sa carrière dans la
mode, à Los Angeles, avant de se
tourner vers des sujets plus
sociaux. Elle a 28 ans quand elle
décide, en 2012, de lancer le
« projet 562 ». Elle vend tout ce qui
se trouve dans son appartement
de Seattle, empaquette le reste
dans sa voiture et prend la route.
Ses demandes de subvention
étant restées lettre morte, elle
(32 500 euros) et de s’acheter un
camping-car qu’elle renomme
« Big Girl ». « La moyenne des dons
était de 20 dollars, principalement
versés par des Amérindiens », pré-
cise-t-elle. Selon le magazine
Forbes, moins de 2 % des fonds
philanthropiques américains vont
à des causes amérindiennes
et seul un faible pourcentage
est destiné à soutenir les artistes
amérindiens.
Traversant lentement le pays,
Matika Wilbur fait des haltes dans
plusieurs centaines de nations
tribales. Elle s’immerge dans les
L’ÉPOPÉE ANTICLICHÉS
D’UNE PHOTOGRAPHE AMÉRINDIENNE.
En 2012, Matika Wilbur, issue des peuples
swimomish et tulalip, prenait la route pour
photographier et interviewer les membres des
centaines de nations tribales des États-Unis.
Issu de ce travail, son livre, qui rend leur vérité
communautés qu’elle visite, pas-
sant souvent des jours, voire des
semaines, à découvrir les gens et
à participer à leur vie quotidienne
– selon ce qu’elle nomme le
« temps indien ». « Dans le monde
capitaliste, le succès se mesure à
la productivité des individus,
explique-t-elle. Le temps indien ne
fonctionne pas sur ces valeurs,
mais sur l’idée que tout arrive
quand c’est censé arriver. Dans les
communautés autochtones, les
gens vous diront que telle cérémo-
nie commence au coucher du
soleil et se termine lorsque le
Matika Wilbur,
le 19 avril.
travail est ini. Ce qui peut se pro-
duire dix, douze ou quatorze jours
plus tard. » Cette disponibilité lui
permet de gagner la coniance de
ses interlocuteurs, issus de toutes
les générations. Chacun a choisi le
lieu, les vêtements et la façon dont
il souhaitait se faire photographier.
Si les photos sont en majesté
dans le livre, le texte n’est pas
oublié et les récits font entendre
des voix plurielles sur les ques-
tions d’identité, de souveraineté,
de foi, de préservation des lan-
gues, d’éducation…
Veste en jean sur robe rouge et
bottes en peau aux pieds, Hannah
Tomeo, du peuple methow, dans le
nord-ouest des États-Unis, pose
encadrée par deux chevaux, sur
fond de montagnes enneigées.
Recrutée depuis par l’université de
Portland (Oregon) pour ses talents
athlétiques, elle raconte le racisme
et les humiliations subis au lycée
alors qu’elle voulait se consacrer à
la course à pied. Avec son air
déterminé et ses bras croisés,
Crystalyn Lemieux, du clan
deisheetaan (Alaska), décrit de
son côté comment sa mère l’a sor-
tie de ses idées suicidaires alors
qu’elle était harcelée à l’école et
détaille la façon dont elle vient en
aide aujourd’hui à des jeunes dans
la même situation. Les taux de sui-
cide chez les Amérindiens sont les
plus élevés de toutes les commu-
nautés des États-Unis et c’est la
deuxième cause de décès chez les
jeunes entre 10 et 34 ans. Leur
aînée, Ila May Dunzweiler, appa-
raît, elle, devant le champ d’éo-
liennes d’Ocotillo, érigées en 2012
en Californie, contre la volonté de
son peuple, les Quechan. Quant à
Frank Waln, dont les deux longues
tresses encadrent un visage juvé-
nile, il est un rappeur reconnu, issu
des Sicangu Lakota, dans le
Dakota du Sud. « Nous sommes
toujours colonisés, mais d’une
manière différente, insidieuse,
cachée, afirme-t-il. Je parle de
cela dans mes chansons. »
Matika Wilbur ressort transformée
de ces dix ans de périple. Sur la
route, elle a rencontré son mari
et a donné naissance à une ille,
aujourd’hui âgée de 3 ans. Le livre
lui est dédié. « Que vos enfants
puissent entendre et respirer les
mots de nos ancêtres autochtones,
Lino Manansala

organise une campagne de

inancement participatif qui lui
aux populations autochtones, vient de sortir. écrit sa mère. Puissions-nous tous
avoir la chance de connaître
permet de récolter 35 000 dollars Texte Raphaëlle BESSE DESMOULIÈRES un avenir autochtone. »

26

LA CULTURE DRAG DANS LE VISEUR
DE L’EXTRÊME DROITE EN BRETAGNE.
Deux séances de lecture animées par des artistes
drag ont été violemment interrompues depuis
le début de l’année par des militants anti-LGBT dans
les bibliothèques de Lamballe et Saint-Senoux.
Texte Manon BOQUEN
LA FÊTE BAT SON PLEIN AU BREF, REPAIRE CULTUREL
DE VANNES, à l’invitation de l’association LGBT+ de la ville,
Liberty Max. Au programme, un atelier maquillage drag, animé
par des membres de la compagnie rennaise de comédie musi-
cale Broadway French : le trentenaire Mathieu Guiral – direc-
teur artistique et drag-queen connue sous le nom de Darling
Millie – et Léo Roméo, drag-king de 27 ans. « Quand on fait du
drag, c’est pour être vu de loin », avance le premier, en prodi-
guant des conseils pour appliquer du fond de teint.
L’atmosphère est chaleureuse en ce mois de mai, bien loin des
tensions du début d’année. En janvier, à Lamballe (Côtes-
d’Armor), le programme du projet « Emancipé.e.s » pour lutter
contre les discriminations et les préjugés a déclenché l’ire du
parti conservateur catholique, Via la voie du peuple (issu du
mouvement fondé par Christine Boutin) à l’origine d’une péti-
tion. Venus lire des histoires pour enfants à la médiathèque de
la ville dans ce cadre, Darling Millie, Léo Roméo et leurs com-
plices ont été reçus par une manifestation. Léo Roméo se sou-
vient de l’emballement médiatique et des forces de l’ordre
encerclant l’établissement : « Nous avons passé de beaux
moments avec les familles. Mais le soir, à l’heure de se quitter,
nous n’avons pas voulu nous séparer. Emotionnelle-ment, nous
avions besoin de faire retomber la pression. »
Après des protestations de l’extrême droite dans plusieurs
grandes métropoles (Toulouse, Bordeaux ou Paris) contre la
communauté LGBT+, des membres du groupuscule fasciste
rennais L’Orilamme ont interrompu en mai une lecture pour
jeune public, animée cette fois par le collectif burlesque et drag
The Space Circus à la bibliothèque de Saint-Senoux
30
LA SEMAINE
En janvier, à la médiathèque
de Lamballe, trois artistes
de la compagnie Broadway
French ont lu La Pire
des princesses, d’Anna Kemp,
à plus de 70 enfants.
(Ille-et-Vilaine), à coups de propos homophobes et trans-
phobes dénonçant un « endoctrinement des enfants ». Les nar-
ratrices évoquent sur Instagram le « vertige » qui les a prises en
voyant la dizaine de manifestants – masques sur le visage et
fumigènes en main – arriver dans ce village de 1 800 habitants.
Un peu plus au nord, les murs de l’université Rennes-II ont été
recouverts de slogans homophobes, et la ville de Saint-Brieuc
a subi le même sort à l’issue de la Marche des iertés du 13 mai.
Le spectacle jeune public de l’artiste rennaise Marion Rouxin,
Fille ou garçon, autour des stéréotypes de genre, subit des
menaces de l’extrême droite à chaque représentation depuis
janvier : harcèlement en ligne, tractage auprès des écoles.
Jusqu’à l’arrachage, en avril, d’un tableau électrique à Nantes
pendant qu’elle jouait. « On m’accuse de “diffuser la parole de
Satan” », soupire la musicienne et metteuse en scène de
46 ans. La multiplication de ces violences, dont certaines dans
de petites communes, n’étonne pas le sociologue spécialiste
du genre à l’université de Bordeaux, Arnaud Alessandrin : « Au
moment du “mariage pour tous”, on avait déjà connu des actes
de censure et des menaces physiques autour de l’ABCD de
l’égalité contre les stéréotypes de genre proposé par l’éduca-
tion nationale. On remarque simplement un déplacement des
tabous vers la culture drag et la question trans. » Et cela alors
que « le drag » connaît une médiatisation accrue, avec la popu-
larité d’émissions comme « RuPaul’s Drag Race » et son pen-
dant français, « Drag Race France ».
Au BREF, à Vannes, Soian Burns travaille son teint devant un
minuscule miroir. Son souhait de devenir drag-queen dans
cette ville « de droite et catho » ne s’est pas encore concrétisé,
le climat menaçant ambiant venant renfoncer ses craintes.
« J’ai peur des regards de travers, de me lancer seul. » En face,
Charlotte, lesbienne, apprend à se maquiller en drag-king :
« En ce moment, il y a une montée de la fachosphère. Je la res-
sens au quotidien, en me prenant des remarques de mon voisi-
nage et au travail. » Pour y faire face, la communauté LGBT+
de Bretagne s’organise. En mars, à Rennes, elle se réunissait
lors du Sidragtion, dans le cadre du Sidaction. « Pour les
maraudes en ville [ain de récolter de l’argent], chaque drag
était accompagné de deux ou trois personnes », relate Maxime
Régnault, drag-queen membre de Broadway French. Le
député (LFI) d’Ille-et-Vilaine Frédéric Mathieu, outré de ces
récents incidents, réléchit avec les artistes concernés à ins-
taurer un réseau de vigilance et d’appui pour garantir leur pro-
tection : « Le fait que la création soit visée montre que c’est une
véritable bataille culturelle qui se joue. »
En attendant, les drags de Bretagne refusent de renoncer aux
paillettes. « Notre motivation est intacte, c’est celle de faire
rêver », avance Melvin Coppalle, du collectif rennais Direction
rigoureuse des approximations glamours (DRAG). Le 14 juin,
les artistes sont intervenus sur invitation de la mairie de
Guichen (Ille-et-Vilaine) devant cinquante enfants dans le
cadre du Mois des iertés. Le conseiller municipal chargé de
la culture de la commune de 8 000 habitants, Matthieu Chanel,
Jean-François Monier/AFP
précise qu’« il n’a jamais été question d’annuler » après les
manifestations à Lamballe et à Saint-Senoux. Pas l’ombre d’un
militant d’extrême droite au moment de l’événement, mais la
présence fournie de la police municipale et de la gendarmerie,
venues surveiller le bon déroulement du spectacle.
Son thème ? L’imaginaire.
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 LA SEMAINE

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE L’IVRESSE DU POUVOIR.

DANS LES VESTIAIRES DU STADE DE FRANCE, LE 17 JUIN, EMMANUEL MACRON S’EST
FAIT REMARQUER EN SIFFLANT UNE BIÈRE CUL SEC EN COMPAGNIE DES RUGBYMANS
TOULOUSAINS, VAINQUEURS DE LA FINALE DU TOP 14. LES RAPPORTS DES
PRÉSIDENTS AVEC L’ALCOOL N’ONT JAMAIS CESSÉ DE FASCINER LES FRANÇAIS.

Texte Yann BOUCHEZ

2023, MACRON NOIE
SON CHAGRIN
« Et glou, et glou, et glou, et
glou, et glou, et glou ! » Sous
les encouragements des
joueurs du Stade toulousain,
tout juste sacrés champions
du Top 14, le samedi 17 juin,
Emmanuel Macron a bu cul
sec une bouteille de bière
Corona. S’il n’y avait le cos-
tard-cravate impeccable, les
gardes du corps et les
caméras autour de lui ou
encore le fait d’être parvenu
à entrer dans les vestiaires du
Stade de France, on aurait pu
croire à un supporteur
lambda. La députée écolo-
giste Sandrine Rousseau y a
vu une image de « la mascu-
2015, HOLLANDE BOIT DU
VIN ET MANGE SES MOTS
« Consommotion mondiale
de vin » (sic), « régulartion »
(re-sic), « d’ores et jédéjà »
(re-re-sic)… Ce 14 juin 2015,
à la tribune de Vinexpo, à
Bordeaux, la langue de
François Hollande – pre-
m i e r p ré s i d e n t d e l a
République à honorer de sa
présence ce salon du vin et
des spiritueux – fourche à
moult reprises. Serait-ce la
conséquence d’avoir trop
trinqué, parmi les quelque
2 300 exposants, avec le
maire de Bordeaux, Alain
Juppé, et le ministre de
l’agriculture, Stéphane
Le Foll ? Ou simplement un
2007, SARKOZY SAOULÉ
PAR POUTINE
Nicolas Sarkozy l’a toujours
martelé : l’alcool, pour lui,
c’est niet ! Le 7 juin 2007,
pourtant, après une ren-
contre avec son homologue
russe, Vladimir Poutine,
l’élocution du nouveau pré-
sident français interroge.
Les médias présents le
trouvent « essouflé et mal à
l’aise ». Internet et les
réseaux sociaux s’enivrent
des différentes vidéos de
sa conférence de presse,
vues 15 millions de fois en
l’espace de quelques jours.
« Apparemment, il n’avait
pas bu que de l’eau », s’aven-
ture un présentateur de la
1995, CHIRAC ET
LA CORONA VIRUS
Drôle d’effet papillon, une
élection présidentielle en
France a fait bondir les
ventes d’une bière mexi-
caine. Le 18 mai 1995, le
magazine Paris Match publie
« 64 pages de reportages his-
toriques » sur Jacques Chirac,
tout juste élu. Sur l’une des
photos, signée Bettina
Rheims, le maire de Paris
fête sa victoire dans son
salon avec une bouteille de
Corona sur la table, une
bière que sa ille Claude lui
aurait fait découvrir. La
légende est lancée. Jacques
Chirac résumera plus tard :
« Quand je vais au restau-
1983, MITTERRAND,
ABSINTHE ABSTINENT
Pour la première visite ofi-
cielle en Suisse d’un chef
d’État français depuis 1910, le
président de la Confédération
Pierre Aubert met les petits
plats dans les grands, en ce
mois d’avril 1983. À l’hôtel
DuPeyrou, prestigieuse mai-
son de maître à Neuchâtel,
François Mitterrand se voit
servir une truite accompa-
gnée de sa mousseline, puis
un fromage du Jura. En guise
de dessert, le cuisinier a
mitonné un « souflé glacé de
la fée » – clin d’œil évident à
la « fée verte ». Problème,
l’absinthe est alors interdite
en Suisse. Scandale helvète.

linité toxique dans le leader-
ship politique ». Mais le pré-
sident de la République
voulait peut-être simplement
oublier un début de soirée
compliqué : le speaker ne
l’avait pas présenté aux spec-
tateurs et le chef de l’État
avait été hué lorsqu’il avait
foulé la pelouse.
peu de fatigue (il était, la
veille, au Mans pour les
24 Heures) ? Les réseaux
sociaux s’en donnent en
tout cas à cœur joie. Lors de
son discours, le chef de
l’État rappellera toutefois
son attachement au « modèle
de consommation respon-
sable » ixé par la loi Évin.
RTBF, avant de finalement
présenter ses excuses.
« J’étais en retard, j’ai donc
monté les escaliers quatre à
quatre », expliquera Nicolas
Sarkozy au Parisien deux
semaines plus tard.
rant, on ne me demande
même pas ce que je veux
boire, on m’apporte tout de
suite une bouteille de bière. »
Twitter. Ugo Amez/SIPA. Pool/Reuters. Philippe Wojazer/Reuters. Str/Keystone Sda (photo recadrée)
Lors de son procès, le cuisi-
nier assure que la recette ne
comportait que du pastis.
Le comble ? « François
Mitterrand , rappellera
Le Temps, à la mort de
Pierre Aubert, n’eut même
pas le temps de le déguster en
raison du programme chargé
de la visite. »

32
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JÉSUS REVIENT
À DOINGT-FLAMICOURT.
Un aumônier de l’armée britannique avait sauvé
le cruciix des ruines de l’église picarde en 1917
avant de l’installer à Tinwell, au Royaume-Uni.
Texte Benoît HOPQUIN
UN PETIT VILLAGE FRANÇAIS VA
RETROUVER SON CHRIST. Cent six ans après
avoir été délogé de l’église de Doingt-
Flamicourt (Somme), le cruciix doit reprendre
sa place dans la nef. Un aumônier de l’armée
britannique l’avait emporté dans ses bagages
dans le tumulte de l’année 1917. Une déléga-
tion venue de Tinwell, commune de 250 habi-
tants située à 170 kilomètres au nord de
Londres, restituera, le 1er juillet, l’objet sacré,
haut d’une cinquantaine de centimètres.
« C’est le retour de l’enfant du pays », dit
Romuald Helfried, maire de la ville de
1 500 habitants. Et l’épilogue d’une histoire
qui a pour décor initial les paysages ravagés
de la première guerre mondiale.
À l’époque, le doigt, peut-être de Dieu et plus
sûrement d’un galonné sur une carte d’état-
major, avait placé pour son malheur Doingt-
Flamicourt non loin de la ligne de front. Selon
la chronologie d’Alain Barbier, un érudit local,
la commune se retrouvait juste à l’arrière des
positions allemandes depuis septembre 1914.
Dès le mois de juin 1916, en prévision de
l’offensive franco-britannique du 1er juillet, elle
est l’objet d’un intense bombardement allié.
34
Le crucifix
de Doingt-
Flamicourt dans
l’église de Tinwell
(Royaume-Uni),
en 2019.
La population est évacuée. On le sait,
la bataille de la Somme, qui it plus de
400 000 morts dans les deux camps jusqu’en
novembre 2016, ne permit pas la percée sou-
haitée. « Péronne et donc Doingt-Flamicourt
ne seront pas repris par les Alliés », décrit
Alain Barbier. Mais ils s’en sont rapprochés.
Voilà la commune un peu plus sous le feu.
En mars 1917, faisant face à une nouvelle
offensive, les Allemands se replient sur la
ligne Hindenburg. « Ils appliquent, sur ordre
de leur commandement, la politique de la terre
brûlée, détruisant tout derrière eux :
bâtiments, églises, mairies, écoles, gare, etc.,
relate Alain Barbier. Notre commune subit de
gros dégâts. » L’église est particulièrement
touchée. C’est dans ces ruines qu’un
aumônier anglais, le révérend Percy Lane
Hooson, découvre le cruciix exposé à tous
les vents. Il l’emporte. Un pieux larcin ? Plutôt
« un acte de secours », veut croire Romuald
Helfried. L’objet en bronze doré, datant du
milieu du XIXe siècle, n’a, de fait, aucune
autre valeur que symbolique. Puis Doingt-
Flamicourt est de nouveau occupée par les
Allemands, en mars 1918, jusqu’à ce que les
LA SEMAINE
troupes australiennes la libèrent déinitive-
ment en septembre de la même année.
Après l’armistice, l’abbé Carton revient avec
le reste de la population et trouve son église
à terre. « Pour arriver à l’autel, il m’a fallu gravir
un amas de décombres, fait de poutres
entières, de morceaux de plafond ou de voûte,
de débris de la chaire, de briques,
d’ardoises… écrit-il. L’autel est dépouillé
comme au Jeudi saint. Plus de candélabres,
plus de cierges, plus de cruciix ! » L’église est
reconstruite, mais les habitants font une croix
sur leur cruciix évaporé. « Personne ne s’est
demandé où était passé le Christ », dit joliment
le maire. Située sur un chemin de mémoire, la
commune vit dans le souvenir de la bataille de
la Somme et le respect du sacriice des soldats
britanniques. Comme en tant d’endroits de
la région, elle possède son cimetière militaire,
où reposent 419 soldats du Commonwealth.
Percy Hooson, lui, a réchappé au massacre.
Il revient en Angleterre et devient, dans les
années 1930, le recteur de Tinwell. Il offre
alors à l’église de Tous-les-Saints le cruciix
rapporté de France. Il a pris soin de noter dans
un registre la provenance de l’objet. Mais les
générations de idèles ont ini par croire que
ce Christ est là depuis toujours. « En 2018, au
moment du centenaire de la in de la guerre,
nous nous sommes demandé comment
commémorer l’événement, explique une
universitaire et habitante de Tinwell,
Katharine McDevitt. Nous nous sommes alors
souvenus de l’origine de la croix. » Son ils,
Jono McDevitt, a alors l’idée de restituer le
cruciix. « Un vieil homme, Giles Floyd, s’est
souvenu du révérend Percy Hooson », raconte
Olwen Woolcock, la pasteure. Des
recherches, menées notamment par June
Dodkin, professeure à la retraite et marguil-
lière de la paroisse, permettent de retrouver
un descendant de Percy Hooson qui a
conservé le journal de guerre où il est bien fait
mention de son séjour à Doingt-Flamicourt et
des objets qu’il a rapporté.
« Ce retour, c’est un peu l’achèvement de la
reconstruction de Doingt-Flamicourt, estime
la révérende Olwen Woolcock. C’est aussi un
message d’espoir, la promesse d’une nouvelle
vie qui répond exactement à l’Évangile. »
Divers impondérables, le moindre n’étant pas
la pandémie de Covid-19, ont retardé la céré-
monie jusqu’à ce 1er juillet, anniversaire donc
du début de la bataille de la Somme. Une
délégation de quatorze personnes viendra de
Tinwell. Une réplique en bois sculpté du cruci-
ix sera conservée en Angleterre. L’original
sera remis à l’actuel curé de Doingt, Jean-
Louis Brunel. « L’objet charrie un symbole de
paix, estime Hubert Boizard, responsable de
l’association Mémoire de Doingt-Flamicourt,
qui a organisé la restitution. Nous sommes
dans une région qui est très sensible à ce qui
s’est passé en 14-18 et les images qui nous
Tom Carlill
viennent d’Ukraine ne peuvent que nous
rappeler ce qui s’est passé ici. »

Macédoine, lac Kerkini
Épire, Macédoine, Thessalie, Thrace… Dans le nord
de la Grèce, ces régions se distinguent par leur nature
sauvage, au creux de laquelle se nichent, çà et là, des
bijoux du patrimoine antique.
SLOW TOURISME EN GRÈCE DU NORD,
VÉRITABLE POUMON VERT
Parmi les joyaux de la Grèce du Nord, le lac de Kerkini, qui
s’est formé à la suite de la construction d’un barrage en 1932
au nord-est de Thessalonique. Ce haut lieu de l’écotourisme
dans la région accueille une faune richissime, dont quelque
300 espèces d’oiseaux – cormorans pygmées, hérons et
même des espèces rares comme le pélican frisé… Depuis le
la
sur lequel on vogue à bord d’un «plava», embar

à fond plat traditionnellement utilisée par les pêcheurs,
ou sur les rives, que l’on emprunte à pied ou à vélo, il n’est
pas rare de
oiser un bule d’eau en train de barboter.
Avant de reprendre la route, on goûte au yaourt au lait de
bulonne, qui est d’ailleurs l’ingrédient prin
 d’une
spé
  lo
 e, le «kazandibi», sorte de pudding

Une expérience à 360° authentique !
Les amateurs de plages de sable blanc ne sont pas en reste
avec celles de Chalcidique, région péninsulaire bordée par
les eaux turquoise de la mer Égée, qui regorge de petites


 es. Aux
 de ses forêts méditer-
ranéennes, on dé
e des étendues de sable in aux allures
paradisiaques, dont les plus préservées se trouvent du côté
du mont Athos.
 Grè
 se pla
 en efet au sixième rang des pays les plus
montagneux d’Europe, 80 % de son territoire étant recouvert
de montagnes. La plus connue se dresse majestueusement
face à la mer Égée : le mont Olympe culmine à plus de
2 900 mètres d’altitude, ce qui fait de lui le plus haut sommet du
pays et deuxième plus haut sommet des Balkans. Le mont
des dieux ofre un éventail d’a
 pour tous les goûts…
et tous les niveaux : des randonnées permettent de s’im-
prégner de nombreux mythes et légendes, mais l’on peut
aussi accéder aisément à plusieurs sites majeurs à vélo ou
en 4x4, à l’instar du monastère d’Agios Dionysios.
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Les trésors hors
des sentiers battus
de la Grèce du Nord
Avec ses paysages de lacs, forêts, montagnes
et autres grottes, la Grèce du Nord est la destination
idéale pour des vacances authentiques qui mêlent
patrimoine, découvertes culinaires et balades
en pleine nature, loin du tourisme de masse.
UN RICHE PATRIMOINE CULTUREL ET VITICOLE
C’est d’ailleurs au pied du mont Olympe que l’on peut explorer
le site archéologique de Dion, point de départ potentiel d’un
itinéraire plus global sur les traces d’Alexandre le Grand, né
à Pella tout comme son père, Philippe II, qui est enterré à
Vergina, site incontournable classé au patrimoine mondial
de l’UNESCO.
Au creux de la plaine fertile de la Piérie, la ville antique de
Dion abrite un trésor : la villa de Dionysos, dont la salle de
banquet révèle un sol recouvert de mosaïques multicolores.
 «Triomphe de ysos», notamment, représente le ils
de Zeus debout sur un char tiré par des panthères marines,
un rhyton à la main droite, un thyrse dans la main gauche.
En Thessalie, la nature rencontre le patrimoine dans la
vallée du Pénée : les Météores sont l’une des curiosités
géologiques les plus fascinantes au monde. Sur d’impres-
sionnants pitons rocheux ont été érigés pas moins de
24 monastères aux XIVe et XVe siècles, dont seulement une
poignée sont encore en activité. Surplombant la ville de
Kalambaka, le site se dévoile tout au long d’un circuit qui
permet de découvrir le monastère du Grand Météore, mais
aussi ceux de Varlaam, d’Agios Nikolaos et d’Agios Stefanos,
ainsi que le couvent de Roussanou.
Entre deux visites, une halte sur les Routes du Vin de la Grèce
 du Nord – les premières traces de vignes en Grèce remontent
à la Préhistoire – offre une autre manière d’aborder les
régions de Thessalonique, de l’Épire et de Thrace… et
l’occasion de trinquer, avec modération, à la santé de ces
terres chargées d’histoire.
Macédoine, Halkidiki, la baie du Paradis

SON VISAGE N’EST PAS TRÈS CONNU DU GRAND
PUBLIC, pourtant elle est partout. Après son apparition
dans Indiana Jones et le Cadran de la destinée (en salle le
28 juin), il est probable que le relatif anonymat de
l’anglaise Phoebe Waller-Bridge, 37 ans, prenne in.
Actrice depuis une dizaine d’années, elle est aussi, sur-
tout, scénariste. Elle a écrit l’une des séries les plus mar-
quantes des années 2010, Fleabag (Amazon Prime), sur
l’itinéraire d’une jeune Londonienne paumée pour
laquelle elle a reçu deux Golden Globes en 2020. Elle a
aussi créé le formidable personnage de tueuse en série
pour une autre série, Killing Eve, en 2018 (disponible sur
Netlix). Elle a transformé James Bond en père de famille,
amant assagi et espion résigné, scénarisant même sa
mort dans Mourir peut attendre (2021), le dernier opus
joué par Daniel Craig dans la série.
En 2019, elle rappelait qu’elle maîtrisait aussi l’art du
stand-up – le personnage de Fleabag est né sur scène –
en participant au Saturday Night Live, l’émission de diver-
tissement américaine qui a, depuis les années 1970, révélé
presque tous les grands talents comiques anglo-saxons.
PHOEBE WALLER-BRIDGE,
LE SUCCÈS EN SÉRIE.
À l’afiche du nouvel opus d’“Indiana Jones”, en salle
le 28 juin, la Britannique, autrice de la série “Fleabag”,
est une des scénaristes les plus courues du moment.
Texte Samuel BLUMENFELD
36
LA SEMAINE
Phoebe Waller-Bridge est aussi recherchée pour sa
capacité à écrire des rôles féminins hors normes, incar-
nés, politiquement incorrects, profondément contempo-
rains et à la sexualité assumée. Une liberté qui détone.
Le féminisme de Phoebe Waller-Bridge raconte notre
époque. Dans le nouvel Indiana Jones, la comédienne est
l’alter ego du professeur d’archéologie aventurier. L’opus
réalisé par James Mangold (les quatre premiers sont
signés Steven Spielberg) est situé à la in des
années 1960. Le personnage joué par Harrison Ford
apparaît vieillissant, en décalage avec les évolutions de la
société et des rapports hommes femmes. « J’ai grandi
avec Les Aventuriers de l’Arche perdue, explique l’actrice.
Pour moi Indiana Jones est un personnage avec un fort
potentiel comique, il donne sans cesse l’impression de ne
pas vouloir être là. Il y a sa peur des serpents… Et cette
scène où la ille du mentor de Jones, jouée par Karen
Allen, lui donne un coup de poing. Un moment de bonheur
intense pour la spectatrice que j’étais : une femme qui met
la main dans la igure d’un homme… »
Si Phoebe Waller-Bridge touche aussi juste, c’est par sa
capacité à créer des personnages complexes en phase
avec leur temps. Quand, dans les années 1990 et 2000,
Sex & The City, de Darren Star, mettait en scène une
féminité conquérante dans une société new-yorkaise
privilégiée, Fleabag (lancé en 2016) explore un autre
registre. Comme Girls, de Lena Dunham, au milieu des
années 2010, la série comique parle clairement de sexe
tout en dévoilant une réelle tristesse. Le personnage
principal, incarné par Phoebe Waller-Bridge, est une
trentenaire vivant à Londres qui, depuis le décès de son
amie et partenaire, doit tenir seule leur café.
Régulièrement, Fleabag s’adresse directement à la
caméra, prenant à témoin le spectateur, cherchant à le
convaincre. « Je croise régulièrement des gens qui me
disent : “Je suis Fleabag” ou que Fleabag ressemble à leur
belle-mère ou à leur sœur. Je crois que ces gens com-
prennent que ce personnage tente de tisser un lien avec
les autres et n’y parvient pas. »
Dans la foulée du succès de Fleabag, Phoebe Waller-
Bridge a signé, en 2019, un contrat de 60 millions de dol-
lars avec la plate-forme Amazon Prime. Un accord sur trois
ans, qui, notait en avril le Hollywood Reporter, n’avait rien
donné. Ce qui n’a pas empêché le géant américain du
numérique de le renouveler en janvier, avec la même
somme à la clé. Les dirigeants d’Amazon Prime Video
craignent sans doute de la voir partir chez des concurrents.
Dans ses cartons, la jeune femme réléchirait à une série
adaptée du jeu vidéo Tomb Raider et son personnage
emblématique de survivante, Lara Croft. Une série qu’elle
pourrait également produire. Telle est son ambition :
mettre en valeur des femmes qui parviennent
à se frayer un chemin au sommet. « Les femmes
intelligentes, c’est mon truc. » Vianney Le Caer/Invision/AP/Sipa
Phoebe Waller-
Bridge, à Cannes,
le 18 mai, lors de la
première d’Indiana
Jones et le Cadran
de la destinée.

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS...
1- HILARITÉ GÉNÉRALE
Qui a dit que c’était la crise
à droite ? Le 17 juin, au
Cirque d’hiver, les pontes
des Républicains ont
oublié les dissensions,
les sondages en berne,
l’absence de Laurent
Wauquiez, président de la
région Auvergne-Rhône-
Alpes, les déboires judi-
ciaires de l’ex-président
Nicolas Sarkozy et la crise
de légitimité d’Éric Ciotti,
à la tête du parti, pour
se focaliser sur ce qui
fonctionne. Pas grand-
chose ? Annie Genevard,
la secrétaire générale,
Rachida Dati, maire du
7e arrondissement de
Paris, Éric Citotti et Gérard
Larcher, président du
Sénat, ont ini par en rire.
38
2- OPÉRA COMIQUE
Pour l’occasion, mais
comme toujours, Rachida
Dati avait soigné les
apparences. Ainsi, sur son
chemisier blanc aux
poignets à revers parfaite-
ment amidonné, brillait un
long collier terminé d’une
pampille. Plus longue
qu’un collier uniforme ou
choker (35-41 cm), qu’un
collier princesse (43-
46 cm) ou qu’un collier
matinée (51-61 cm), cette
pièce-là était d’une taille
sufisante (70 cm à vue
d’œil) pour mériter l’appel-
lation sautoir ou opéra
(71-92 cm). Tant mieux
pour le spectacle.
MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.
RÉUNIS POUR LEURS ÉTATS GÉNÉRAUX LE 17 JUIN, AU CIRQUE D’HIVER,
À PARIS, LES RÉPUBLICAINS ONT PRIS LE PARTI DE RIRE.
3- MÉTAUX LOURDS
À ses côtés, Éric Ciotti,
en homme de goût et de
ponctualité, arborait lui
aussi une pièce spectacu-
laire. À son poignet pen-
dait ainsi son habituelle
Rolex Datejust en or et
acier, nous permettant de
rappeler que cette combi-
naison de deux métaux
apparemment opposés
est l’une des grandes
signatures de la maison à
la couronne, chez laquelle
elle porte, depuis 1933, le
nom Rolesor. Au passage,
proitons-en également
pour noter que la Rolex
d’Éric Ciotti est équipée
d’un célèbre bracelet de la
marque, le modèle Jubilé.
Idéal pour jubiler, de toute
évidence.
4- TAILLE MANNEQUIN
À ses côtés, la veste
ouverte de Gérard
Larcher, et sa position,
quelque peu avachie, pour
ne pas dire vautrée, nous
permit d’admirer la taille
de son pantalon et de faire
du patron du Sénat un
improbable modèle de
style. Ainsi, à la vue des
monstruosités à taille
basse, rappelons qu’un
pantalon, de costume a
fortiori, devrait toujours
tomber à la taille naturelle
de celui qui le porte, soit
généralement à proximité
de son nombril, pour un
supplément d’élégance,
mais aussi de confort.
Soyons clair : toute négo-
ciation avec ce principe
relève de l’erreur.
LA SEMAINE
5- COLLET DÉMONTÉ
Puisque nous sommes
empêtrés dans les pro-
blèmes de taille, notons
enin la présence au
second rang d’un homme
au col de chemise débou-
tonné et au nœud de cra-
vate légèrement dénoué.
Ce gimmick-là, extrême-
ment répandu, illustre
un problème de fond. Les
hommes ont tendance,
de nos jours, à choisir
des chemises bien trop
petites, en oubliant que la
popeline se resserre légè-
rement au il des lavages.
Après quelques ports, ils
se retrouvent inichus de
boutonner leur chemise
Ludovic Marin/AFP
jusqu’en haut et d’ajuster
correctement leur col…
Bref, c’est effectivement
le cirque.

TOUT CE QUI EST VERT N’EST PAS
ÉCOLOGIQUE. Prenons ces algues toutes gor-
gées de rassurante chlorophylle qui tapissent
presque chaque été certains estrans ou bords
de lac. Tout Breton ou habitant de rivages où
elles prolifèrent sait bien le léau environne-
mental et sanitaire qu’elles représentent. Ces
dégoulinures couleur de désespoir maculent
grèves et anses, envahissent plages, bottes
et narines. Les algues vertes sont les person-
nages centraux et les héroïnes maléiques
éponymes du ilm de Pierre Jolivet, qui sort
en salle le 12 juillet, mais dont les avant-
premières font déjà le plein dans les grandes
villes armoricaines. Le scénario est inspiré
d’une bande dessinée à succès d’Inès Léraud
et Pierre Van Hove, Algues vertes. L’histoire
interdite, publiée en 2019 (Delcourt).
Il raconte les aventures d’une journaliste qui
enquête sur les responsables de ce désastre.
Ceux du Monde ont d’abord tâtonné sur le sujet.
À leur décharge, « la classe des algues est tout
un monde », comme l’écrit le 27 février 1954
Claude-Georges Bossière. « Les dix-huit mille
espèces qu’elle groupe présentent de très
grandes différences de dimension, de forme,
de couleur », écrit le journaliste scientiique
qui plonge son lecteur dans cet inini monde
marin. Il évoque dans son descriptif « des algues
vertes unicellulaires d’eau douce dont les
cellules ont une forme ovale d’un centième
de millimètre environ suivant la plus grande
dimension ». Il en décrit les potentialités et
les richesses insoupçonnées.
Pendant vingt ans encore, les articles vont
surtout louer les bontés des algues, chance
pour l’homme et la planète. Leurs propriétés
d’absorption de nutriments comme l’azote
sont soulignées. Ce végétal peut à la fois
laver l’environnement et nourrir l’homme.
Ne qualiie-t-on pas certaines algues vertes,
en l’occurrence les ulves, de « laitue de mer » ?
Mais, le 22 juin 1974, Jean Videau s’interroge.
Le journaliste raconte comment la mer a su
se remettre de la marée noire du Torrey-
Canyon, au printemps 1967. Mais il voit poindre
une autre menace, autrement insidieuse et
encore inexpliquée, « le déversement depuis
quelques saisons au fond des baies d’une
marée verte de petites algues, l’ulve, qui s’accu-
mulent sur les plages et pourrissent en répan-
dant des miasmes que les senteurs marines ne
LE 27 FÉVRIER 1954, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
ALGUES VERTES
40
peuvent plus dissimuler ». « Marée verte »,
l’expression apparaît et va bientôt faire lorès.
Face à ce phénomène qu’on devine d’origine
anthropique, à Hillion, dans les Côtes-d’Armor,
une association de protection de la nature a
même été créée, précise l’auteur. C’est le
début d’un interminable combat.
Si la Bretagne est particulièrement touchée,
elle n’a pas le monopole des algues vertes.
Le 30 août 1975, c’est au bord du lac Léman
que Marc Ambroise-Rendu constate pareil
phénomène qui menace ces eaux d’une
« langueur mortelle ». La connaissance du
mécanisme d’eutrophisation, la suralimentation
d’un milieu naturel par un excès de nutriment,
s’afine. « Les matières organiques, même
lorsqu’elles sont transformées en nitrates et
en phosphates par les stations d’épuration,
font le bonheur des algues. Engraissées à gogo,
celles-ci prolifèrent », écrit le responsable de la
naissante rubrique environnement du Monde.
L’étau se resserre autour des responsables.
En reportage en Bretagne, Roger Cans évoque,
le 16 avril 1986, « Saint-Michel-en-Grève, où
les “marées vertes” sont devenues une plaie
rituelle ». « Chaque année, durant la belle saison,
cette plage de sable in de 4 kilomètres est
envahie par un “bourrelet” d’algues vertes qui,
si on ne l’enlevait au fur et à mesure, deviendrait
un véritable mur, travaillé par les fermenta-
tions… constate le journaliste d’environne-
ment. On discute encore pour savoir si ces
algues prolifèrent en se nourrissant du lisier
de porc épandu en abondance dans les champs
voisins ou si elles puisent leur azote dans les
engrais utilisés plus à l’ouest par les cultivateurs
du Léon, qui “mettent la dose” – et même un
peu plus – pour faire pousser leurs choux-leurs
et leurs artichauts. Vaines querelles ! »
Voilà les techniques intensives d’élevage et
de culture, iertés du modèle agricole breton,
remises en cause. « L’agriculture moderne est-
elle en train de devenir une industrie dange-
reuse ? », interroge, le 31 octobre 1987, Roger
Cans. Alors que, l’année suivante, un premier
rapport alerte sur la détérioration de la qualité
de l’eau, dans les rivières et au robinet, l’inertie
de la ilière et des pouvoirs publics est patente.
Les agriculteurs continuent de nier leur res-
ponsabilité ou de la diluer dans la pollution
générale, notamment des citadins. « D’accord,
les nitrates, c’est nous, mais pas les
LA SEMAINE
phosphates, ni tout ce que les urbains nous
mettent sur le dos ! », s’insurge un gros éleveur
de porcs, auprès de Martine Valo, la corres-
pondante du Monde en Bretagne, dans une
enquête du 22 mars 1997, baptisée
« Les nitrates jusqu’à la lie ».
Ces exploitants sont tout à la fois acteurs, pri-
sonniers et complices d’un système. Ils plaident
– déjà – la patience. L’État, lui, engloutit les
milliards dans des plans non contraignants.
« Pour quel résultat ? La concentration moyenne
en nitrates a baissé, mais elle stagne depuis
le début des années 2000 autour de 30 mg/l,
constate Gaëlle Dupont, le 11 septembre 2009.
“Il faut être patient, le milieu naturel réagit lente-
ment”, plaide Joseph Ménard, vice-président
de la chambre régionale d’agriculture chargé
de l’eau. L’argument est utilisé depuis dix ans. »
Cette même année 2009 marque cependant
un tournant. La mort le 22 juillet d’un chauffeur
qui transportait des algues vertes puis, le
28 juillet, celle d’un cheval s’écroulant sur une
plage polluée déplacent le débat sur le terrain
du risque sanitaire. En 2011, ce sont des san-
gliers qui sont retrouvés morts en bord de mer,
asphyxiés par des gaz mortels. Jusque-là
timorés voire rétifs, les politiques sont sommés
d’agir. Ils le font mollement. Face aux pressions
et aux plaintes des associations écologistes,
à la colère grandissante des habitants, riverains
et professionnels du tourisme en tête, aux
admonestations de l’Union européenne qui
ne cesse de condamner la France pour son
impéritie, les élus continuent de temporiser
ou même de défendre le modèle productiviste,
comme le fait le président de la République,
Nicolas Sarkozy, refusant, lors d’une visite
dans le Finistère en juillet 2011, de « montrer
du doigt les agriculteurs » et dénonçant les
« intégristes » de l’écologie. Dans un éditorial
du 28 juillet 2011, Le Monde critique « l’insup-
portable déni » qui entoure la question. Mais
rien ne change vraiment. Près de cinquante ans
après le premier article sur le danger des algues
vertes, Martine Valo ne peut que faire un
constat récurrent, le 20 février 2020 : « En
Bretagne, la course au cochon ne faiblit pas. »
Et, en cet été 2023, la hantise des algues vertes
sera toujours aussi forte sur les estrans.
Texte Benoît HOPQUIN
 LE MAGAZINE

L’ambition “Mondial” de l’Arabie saoudite.

LA VISITE DU PRINCE HÉRITIER D’ARABIE SAOUDITE, MOHAMED BEN SALMAN, À L’ÉLYSÉE, LE 16 JUIN,
EN EST UNE ILLUSTRATION : LA PÉTROMONARCHIE COMPTE BIEN PRENDRE SA PLACE À LA TABLE
DES GRANDES PUISSANCES. UNE STRATÉGIE QUI PASSE PAR UNE DOMINATION SUR LE SPORT
MONDIAL, AVEC LE FOOTBALL EN FER DE LANCE. PONTS D’OR POUR ATTIRER DES STARS DU BALLON
ROND, INVESTISSEMENTS DANS DES CLUBS EN EUROPE ET EN AFRIQUE… LE PAYS AVANCE PARTOUT
SES PIONS, AVEC EN LIGNE DE MIRE L’ORGANISATION DE LA COUPE DU MONDE ET LA RECONQUÊTE
D’UNE JEUNESSE ENTRAVÉE PAR UN ISLAM RIGORISTE. UN SOFT POWER QUI VISE À FAIRE OUBLIER
SES NOMBREUSES ATTEINTES AUX DROITS DE L’HOMME. Texte Hélène SALLON

Des supporteurs
du club Al-Ittihad
au stade de
Djedda, le 8 juin,
pour accueillir la
nouvelle recrue
AFP

Karim Benzema.
 LE M AG A ZINE

L’A M B I A N C E DA N S L E S T R I B U N E S D U
RUTILANT STADE ROI-ABDALLAH est celle des
grands soirs. Ce 23 mai 2023, Al-Ittihad, le club
vedette de Djedda, cité cosmopolite sur les rives
de la mer Rouge, reçoit Al-Batin à guichets fer-
més, devant 55 000 spectateurs. Au milieu des
fumigènes, des milliers de supporteurs locaux
s’époumonent en chantant à la gloire des
« Tigres » noir et or, leur équipe en tête du
championnat professionnel saoudien, la Saudi
Pro League, à trois journées de la in. Des jeunes
femmes, venues entre amies ou en famille, agitent
des fanions aux couleurs du club. « L’ambiance est
la même à chaque match à domicile. On n’en rate
aucun… quand on arrive à avoir des billets », com-
mente Nada (elle n’a pas souhaité donner son
nom), coiffée d’un voile fleuri et vêtue d’une
entier ont été tenus en haleine par les rumeurs
entourant les négociations d’Al-Hilal avec
Lionel Messi, l’attaquant argentin du Paris-Saint-
Germain. À 35 ans, le septuple Ballon d’Or a rejeté
le plus gros contrat de l’histoire du football
– estimé à 400 millions de dollars (360 millions
d’euros environ) par saison – pour finalement
signer à l’Inter Miami, en Floride. Comme l’a
révélé le New York Times, Lionel Messi n’en a pas
moins signé, en 2021, un accord rémunéré
22,5 millions d’euros sur trois ans pour jouer les
ambassadeurs du royaume, l’engageant à quelques
apparitions commerciales et à la promotion sur les
réseaux sociaux de vacances en famille tous frais
payés, l’ensemble assorti de la condition suivante :
l’interdiction de « ternir » l’image du pays.
dollars (588 millions d’euros), selon le média
sportif Front Ofice Sports. « C’est un nouveau
pas de géant dans le projet de la Saudi Pro League
de devenir une destination majeure pour les tout
meilleurs joueurs du monde », s’est félicité
Al-Ittihad. Les dirigeants du foot saoudien pour-
suivent leur tour des clubs européens pour ten-
ter de recruter, d’ici à la in du mercato estival,
des stars du football en in de carrière. Pas moins
d’une dizaine de joueurs se seraient vu offrir une
préretraite dorée au sein du championnat saou-
dien. Parmi eux circulent les noms des Français
N’Golo Kanté et Hugo Lloris, du Croate Luka
Modric, des Espagnols Sergio Ramos, Jordi Alba
et Sergio Busquets, de l’Argentin Angel Di Maria,
du Marocain Hakim Ziyech ou encore du
Brésilien Roberto Firmino. Les sommes à neuf

LE
abaya marron. Pour expliquer cette dévotion, la refus du champion argentin n’a pas chiffres évoquées pour leur recrutement conir-
Saoudienne de 33 ans pointe un doigt vers le ciel : entamé pour autant le moral des sup- ment que l’Arabie saoudite est prête à puiser
« Ittihad, c’est mon âme, c’est Dieu. » porteurs saoudiens, surtout ceux sans compter dans ses immenses réserves de
La ferveur légendaire de ses supporteurs a valu à d’Al-Ittihad, qui venaient d’apprendre pétrodollars. Reste à savoir combien accepteront
Al-Ittihad le surnom de « club du peuple ». La que l’attaquant français du Real de sauter le pas.
passion se transmet de génération en génération Madrid, Karim Benzema, allait revêtir le maillot « Il y a un an, j’ai entendu les Saoudiens dire qu’ils
et entre amis. Al-Ittihad n’est pas le plus titré de rayé jaune et noir, lanqué du numéro 9. À 35 ans, visaient à faire de leur championnat un des cinq
l’histoire du football saoudien ; ce pedigree le Ballon d’Or 2022 a signé pour trois saisons, premiers au monde », commente Hervé Renard,
revient à Al-Hilal, son rival de Riyad. Mais, après appâté par un contrat estimé à 643 millions de sélectionneur de l’équipe nationale saoudienne
quatorze années de vaches maigres, il a ravi cette
saison le championnat en devançant Al-Nassr, le
club le plus en vue du royaume et son joueur star,
l’attaquant portugais et quintuple Ballon d’Or,
Cristiano Ronaldo. « Les deux fois où on a joué
contre lui, on l’a battu et il n’a même pas marqué
un but », raille Omar Jamjour, un trentenaire,
mimant la frustration de l’ancienne vedette du
Real Madrid de 38 ans au moment de la défaite.
L’arrivée du champion dans la Saudi Pro League,
en 2023, avec le salaire le plus élevé de l’histoire
du football – 200 millions d’euros par saison –, a
braqué les projecteurs sur l’Arabie saoudite. Lors
du Mondial 2022, au Qatar, les « Faucons verts »,
l’équipe nationale, s’étaient déjà distingués en
battant l’Argentine, qui remportera quelques
semaines plus tard la compétition. Présent dans
la loge d’honneur ce jour-là, aux côtés de Gianni
Infantino, le président de la FIFA, le prince héri-
tier saoudien, Mohamed Ben Salman, a observé,
jalousement, le succès de l’organisation qatarie et
le pouvoir du football comme outil de soft power,
confortant son rêve d’être, lui aussi, l’hôte d’une
Coupe du monde.
Après le Qatar et les Émirats arabes unis, l’Arabie
saoudite veut être le nouvel eldorado du ballon
rond. Et, depuis plusieurs semaines, le royaume
a lancé une offensive tous azimuts qui affole la
planète football. Les supporteurs du monde Agenc y via AFP. HO/SPA/AFP
Mohammed Sa ad/Anadolu

42
jusqu’en mars 2023, aujourd’hui à la tête de
l’équipe de France féminine. Du chemin reste
néanmoins à parcourir pour la Saudi Pro League,
classée aujourd’hui à la 58e place mondiale par
l’agence d’intelligence sportive Twenty First
Group. D’autres s’y sont essayés avec peu de suc-
cès, comme la Chine, dont les clubs s’étaient lan-
cés, en 2016, dans une campagne de recrutement
de joueurs du football européen.
En attendant, les cabinets de conseil en straté-
gie ont été mis à proit pour aider Mohamed
Ben Salman à hisser l’Arabie saoudite au rang
des puissances planétaires. Un an après son arri-
vée au pouvoir, en 2015, celui qui dirige de facto
le royaume aux côtés de son père vieillissant, le
roi Salman, a dévoilé Vision 2030, un plan de
développement pour préparer l’ère post-
pétrole. Le jeune dirigeant de 37 ans, surnommé
« MBS », a imposé au pays des réformes sociales
et économiques pour le sortir de l’emprise de
l’islam rigoriste du wahhabisme et attirer tou-
ristes et investissements ain de diversiier son
économie. Quelques gros chèques aux stars du
football mondial sont plus eficaces que toutes
les campagnes de promotion du tourisme. Ces
coups de pub valent régulièrement à « MBS »
d’être accusé de vouloir « blanchir par le sport » Page de gauche,
son triste bilan en matière de droits humains et Cristiano Ronaldo
sous les couleurs
sa dérive autoritaire. Son image à l’étranger de son club,
reste entachée du meurtre du journaliste saou- Al-Nassr, à Riyad,
dien Jamal Khashoggi, assassiné en octobre 2018 le 23 mai 2023.
par des agents de la couronne au sein du consu- Ci-dessous,
lat saoudien à Istanbul. En Arabie, le jeune sou- Mohamed Ben
verain ne souffre aucune critique, envoyant en Salman, lors de la
finale de la Coupe
prison toute voix dissidente, parfois pour des du roi Salman
décennies. Selon Amnesty International, le (anciennement
Coupe arabe des
nombre d’exécutions menées dans le pays a été clubs champions),
multiplié par sept au cours des trois dernières le 12 mai.
années. Sept jeunes hommes sont actuellement
menacés d’être exécutés pour des faits commis
alors qu’ils étaient mineurs.
Reçu par Emmanuel Macron en personne le
16 juin, Mohamed Ben Salman est venu défendre
à Paris, où se trouve le siège du Bureau interna-
tional des expositions, la candidature de Riyad à
l’accueil de l’Exposition universelle 2030. Le
prince héritier a un autre événement d’ampleur
planétaire dans le viseur : la Coupe du monde de
football. Malgré la controverse sur le traitement
des ouvriers immigrés qui ont servi de main-
d’œuvre à la construction des nouvelles infras-
tructures, le Mondial 2022, au Qatar, a été
En 2023, la pétromonarchie a
organisé un Grand Prix
de formule 1, le rallye-raid
Dakar et le Saudi Tour
cycliste. Elle a également
obtenu l’organisation des
Jeux asiatiques de 2034 et
celle des Jeux asiatiques
d’hiver 2029. Dans l’univers
du football, le premier gros
coup a été le rachat, en
octobre 2021, du club
anglais de Premier League
Newcastle United.
En haut, la
cérémonie d’accueil
de Karim Benzema,
qui a signé pour trois
ans avec le club
Al-Ittihad, au stade
de Djedda, le 8 juin.
Page de droite, le
même soir, le joueur
et Anmar Al-Haili,
le président
du club Al-Ittihad.
un succès d’audience. Riyad n’a toujours
pas oficialisé sa candidature, mais il s’y prépare-
rait depuis au moins deux ans. Fin mai, le
président de la Confédération asiatique de foot-
ball, Salman Ben Ibrahim Al Khalifa, a même
indiqué qu’il se coordonnait avec les autres
confédé rations et la FIFA pour obtenir les
110 voix nécessaires à l’organisation du Mondial
en Arabie saoudite en 2030 ou en 2034. À l’au-
tomne, le gouvernement égyptien avait évoqué
l’idée d’une candidature commune avec l’Arabie
saoudite et la Grèce, qui pourrait multiplier les
chances de Riyad en se positionnant sur trois
continents. « L’Arabie saoudite s’engage dans la
diplomatie des stades comme la Chine le fait
depuis longtemps : elle propose de payer pour les
infrastructures en Égypte et en Grèce », souligne
Simon Chadwick, spécialiste britannique des
relations entre sport, géopolitique et économie
à la SKEMA Business School de Paris.
En mai, la Fédération saoudienne de football a
signé avec la Confédération africaine de football
un accord sur cinq ans pour soutenir le dévelop-
pement des clubs et équipes africains. Riyad est
aussi en discussion pour sponsoriser la nouvelle
Super Ligue africaine à hauteur de 200 millions
de dollars (180 millions d’euros). Comme le rap-
pelle l’expert britannique : « Le Qatar a gagné
l’organisation du Mondial 2022 grâce aux voix de
l’Afrique. » L’heureux élu de 2030 devrait être
annoncé au Congrès de la FIFA en mai 2024.
Pour beaucoup de Saoudiens, la prochaine
décennie sera la bonne. « On aura la Coupe du
monde en 2034, assure Abdallah Al-Anassi, un
fonctionnaire de 36 ans de Riyad. C’est un rêve
qui va se réaliser. Le monde entier découvrira
notre culture et notre gentillesse. »
CETTE
stratégie d’in-
fluence ne se
limite pas au
football. « “MBS”
a fait du sport un
élément de langage et un moyen de se légitimer
sur la scène internationale et régionale », estime
Haitham El-Tabei/AFP. EPA-EFE
Raphaël Le Magoariec, spécialiste de la géopoli-
tique du sport des pays du Golfe à l’université de
Tours. En 2023, la pétromonarchie a organisé un
Grand Prix de formule 1, ainsi que le rallye-raid
Dakar (ex-Paris-Dakar) et le Saudi Tour cycliste.
Elle a également obtenu l’organisation des Jeux
asiatiques de 2034 et même, malgré les critiques
LE M AG A ZINE
contre une aberration écologique, celle des Jeux
asiatiques d’hiver 2029. Riyad a aussi changé la
face du golf mondial en lançant le circuit de golf
dissident LIV, qui a fusionné en juin avec les cir-
cuits nord-américain et européen. Dans l’uni-
vers du football, le premier gros coup a été le
rachat, en octobre 2021, du club anglais de
Premier League Newcastle United, pour
350 millions d’euros, par un consortium, dans
lequel le fonds souverain saoudien (Public
Investment Fund, PIF) détient 80 % des parts,
après trois ans de négociations entachées du
meurtre de Jamal Khashoggi. Une recette depuis
longtemps appliquée par les Émirats arabes
unis, qui ont mis en place une stratégie de rachat
de clubs sur tous les continents, dont celui de
Manchester City, en 2008, par le cheikh Mansour
Ben Zayed Al Nahyane, aujourd’hui vice-
président de cette pétromonarchie, et par le
Qatar, qui a acheté le Paris-Saint-Germain
en 2011 par l’intermédiaire d’une iliale du Qatar
Investment Authority, un fonds souverain qatari.
« On peut s’attendre à ce que l’Arabie saoudite
suive les pas des Émirats arabes unis en investis-
sant dans d’autres clubs dans les cinq années à
venir », indique l’expert britannique Simon
Chadwick. De quoi alimenter les rumeurs dans
la cité phocéenne sur l’intérêt de la couronne
saoudienne pour l’Olympique de Marseille.
Derrière ces opérations se trouve la même
entité qui pilote non seulement la stratégie de
développement du sport saoudien, mais aussi
tout le plan de diversiication économique du
royaume. Parmi les 550 milliards d’euros d’in-
vestissement du PIF, l’un des fonds souverains
les plus riches au monde, on retrouve le rachat
de Newcastle United, le nouveau circuit de golf
mondial, mais aussi des participations inan-
cières dans Disney, Tesla, Boeing ou Uber…
En 2015, le prince héritier Mohamed Ben
Salman a placé à la tête du PIF Yasser
Al-Roumayyan, un financier mordu de golf.
Deux ans plus tard, il lui a aussi conié la direc-
tion d’Aramco, la compagnie pétrolière natio-
nale, dont 4 % des parts ont été transférées au
fonds public. Avec la flambée des cours du
pétrole dans le sillage de la guerre en Ukraine,
Aramco a enregistré des bénéfices records
en 2022, de l’ordre de 147 milliards d’euros.
« Yasser Al-Roumayyan est une personnalité cen-
trale, le inancier de toute l’ossature que l’Arabie
saoudite est en train de construire pour avoir la
mainmise sur le sport mondial », souligne
Raphaël Le Magoariec. L’un des axes privilégiés
par le royaume est de développer le tourisme
autour des compétitions sportives, mais aussi le
sponsoring de clubs et d’événements par les
compagnies saoudiennes.
Avec ses multiples casquettes, Yasser
Al-Roumayyan a la capacité de mener des opéra-
tions où le sport et d’autres secteurs d’activité ont
partie liée. Citant l’exemple de la ville de
Manchester, transformée par de très lourds
investissements immobiliers venus du Moyen-
Orient, Simon Chadwick estime qu’« on va voir
la même chose à Newcastle avec les Saoudiens. Il
n’est pas seulement question d’image et de pres-
tige, mais aussi d’argent à se faire. Ça va devenir
un centre névralgique pour des investissements
dans le nord-est de l’Angleterre. » Un mois après
que Yasser Al-Roumayyan a pris la présidence du
club anglais, le groupe pétrochimique saoudien
Sabic, propriété d’Aramco, a annoncé un inves-
tissement de 150 millions de livres sterling dans
la centrale au gaz de Teesside, à une heure de
route de là. « Qui est invité en général dans les
loges VIP des matchs de Ligue des champions ? Les
politiciens et les grands industriels », pointe l’ex-
pert. Pour la première fois depuis vingt et un an,
Newcastle United disputera l’année prochaine la
plus prestigieuse compétition européenne.
Dans cette stratégie, le PIF a la haute main sur
le recrutement des joueurs étrangers et leur
répartition dans les clubs du championnat saou-
dien, qui sont aujourd’hui encore tous publics.
Les moyens mis à leur disposition devraient être
décuplés par le vaste plan de privatisation,
dévoilé début juin par le ministère des sports.
Le PIF va ainsi devenir propriétaire des quatre
plus grands clubs du pays. « Il n’y a pas de
culture managériale ni gestionnaire. L’année der-
nière, tous les clubs sauf un étaient endettés. Le
ministère a dû éponger les dettes », souligne
Simon Chadwick. Au cours des douze derniers
mois, plus de cinquante litiges concernant des
licenciements abusifs et des contrats impayés
par des clubs saoudiens ont été portés devant
les instances de la FIFA. L’objectif de la Ligue
saoudienne est de doubler les recettes qu’elle
génère pour atteindre 8 milliards de riyals (envi-
ron 2 milliards d’euros) à l’horizon 2030.
La saison prochaine, les projecteurs seront bra-
qués sur Al-Ittihad, qui aura à défendre bien plus
que ses couleurs. Champion de la Saudi Pro
League, il disputera, aux côtés de Manchester
City, des Mexicains de León ou des Japonais
d’Urawa Red Diamonds, la World Cup FIFA
45
 LE M AG A ZINE

League, organisée en Arabie saoudite en
décembre. Les supporteurs d’Al-Ittihad se sentent
enfin récompensés pour le soutien sans faille
qu’ils ont porté à leur équipe même dans la
défaite. La prouesse du « club du peuple » force
d’ailleurs le respect, y compris chez les suppor-
teurs rivaux d’Al-Nassr. « Al-Ittihad est une excel-
lente équipe. Son public est sans égal », salue
Abdallah Al-Anassi, le fonctionnaire de Riyad.
Fan d’Al-Nassr depuis le temps où y jouait la
légende du foot Majed Abdullah (1977-1998),
l’homme a développé un sens aigu du fair-play à
la maison. « Mon épouse m’a prévenue qu’elle ne
cuisinerait pas, en guise de célébration. C’est une
fan inconditionnelle d’Al-Ittihad, je ne saurais dire
pourquoi : elle n’est même pas de Djedda ! »
Un véritable retour en grâce pour ce club qui a
vu naître le football saoudien en 1927. Ce sport,
importé par les pèlerins malaisiens et indoné-
siens se rendant à La Mecque, a acquis à Djedda
une popularité comme nulle part ailleurs dans le
royaume. Il a fallu trente ans pour qu’il suscite le
même engouement dans la capitale, Riyad. L’ère
pétrolière a fait exploser le football saoudien, qui
a été un modèle pour ses voisins du Golfe, dès
les années 1960. « Il est devenu un élément de
structuration de la ierté nationale et un vecteur
de rassemblement, sans être néanmoins investi
par le pouvoir comme aujourd’hui », explique
Raphaël Le Magoariec.
Mohamed Ben Salman a compris qu’en allant
sur ce terrain il pouvait se tailler une popularité
auprès de la jeunesse saoudienne. Comme la
foison d’événements culturels et artistiques que
le jeune prince offre à ses sujets, dont les deux
tiers ont moins de 35 ans, le sport est un parfait
divertissement dans une société où la liberté
d’expression est cadenassée. Les femmes en
sont partie prenante : depuis 2018, elles peuvent
assister aux matchs de foot, aujourd’hui sans
aucune restriction par rapport aux hommes ; et,
en 2020, un premier championnat de foot fémi-
nin a vu le jour. MBS espère ainsi façonner les
générations futures au profit de son plan
Vision 2030. « Les Saoudiens utilisent le sport
pour refonder le modèle de société, en créant une
culture de l’effort et un esprit de dépassement de
soi », analyse Raphaël Le Magoariec.
Il y a aussi pour la couronne un enjeu de santé
publique alors que 59 % des Saoudiens souffrent
de surpoids ou d’obésité. « L’objectif de
Vision 2030 était que la part des Saoudiens faisant
du sport passe à 40 %, contre 13 % en 2016.
L’objectif a été dépassé : 48 % des Saoudiens pra-
tiquent un sport, surtout le football et le basket-
ball, mais d’autres sports se développent aussi »,
indique Lina Al-Maeena, une pionnière du bas-
ket-ball féminin dans le pays, devenue vice-pré-
sidente du Saudi Sports for All Federation, l’orga-
nisme gouvernemental chargé de la promotion
des sports collectifs. Ancienne membre du Majlis
al-Choura, l’assemblée qui conseille le roi, elle a
été à l’initiative de la loi votée en 2017 pour intro-
duire l’éducation physique pour les illes dans les
écoles publiques.
Dans l’académie privée de football Al-Noun, à
Djedda, le superviseur Zaïn Fatallah ne compte
plus les inscriptions de jeunes de 4 à 14 ans, ins-
pirés par l’arrivée au club Al-Nassr de Cristiano
Ronaldo ou poussés par des parents qui se
prennent à rêver que leur enfant fasse lui aussi
une grande carrière de footballeur. Parmi la
dizaine de garçons de moins de 9 ans qui s’en-
traînent ce soir-là, trois d’entre eux portent le
maillot jaune lanqué du 7 de Ronaldo. « Depuis
son arrivée dans le championnat, les enfants, illes
incluses, et les parents s’intéressent davantage au
football. L’année prochaine, on va devoir faire une
équipe Benzema et une autre Ronaldo », plaisante
l’entraîneur égyptien.
Cette saison, Zaïn Fatthalah a réussi à faire
recruter trois joueurs de 13 ans dans les centres

LA
croissance démographique impor-
tante du royaume (la population
est passée de 4,22 millions d’habi-
tants en 1961 à 35,95 millions d’ha-
bitants en 2021) a facilité l’émer-
gence de joueurs de qualité. La culture des
supporteurs s’est développée dans les stades,
mais de façon encadrée pour qu’ils ne
deviennent pas des foyers de contestation poli-
tique. « On ne peut pas comparer l’Arabie saou-
dite à ses voisins, où les stades sont vides. C’est
un pays qui vit le football et qui a de bien meil-
leurs joueurs. Il ne faudrait pas qu’ils soient relé-
gués au banc des remplaçants avec l’arrivée des
grandes stars internationales. La sélection saou-
dienne est la meilleure au sein de la Ligue asia-
tique. Mais c’est un pays qui a encore besoin d’un
peu d’ouverture », estime Hervé Renard. L’Arabie
saoudite s’est ainsi qualiiée pour six des huit
dernières Coupes du monde même si l’essor du
football a pâti du rigorisme imposé par le
wahhabisme, dominant depuis les années 1980
dans le royaume, qui n’encourageait pas la pra-
tique d’activités assimilées à du loisir. Nathan Laine/Bloomberg via Getty Images.
Owen Humphreys/PA Photos/Abaca

46
de formation des deux clubs professionnels de
la ville. Cette occasion n’est pas accessible à tous :
jouer au foot coûte ici entre 100 et 200 euros par
mois (le salaire moyen est de 2 500 euros), mais
les installations sont du dernier cri. « Les jeunes
ne peuvent pratiquement pas jouer dans la rue et
ça se ressent sur le niveau. En Égypte, tout le
monde joue dans la rue », poursuit le superviseur
de l’académie Noun, dont presque toute l’équipe
encadrante vient d’autres pays arabes. « Il y a un
manque criant de centres de formation.
Contrairement à ce que nous avons en France, il
n’y a pas assez de petits clubs amateurs où les
jeunes peuvent commencer à faire du foot à 6 ou
8 ans. Le football scolaire n’est pas assez déve-
loppé », abonde Hervé Renard. Nasser Larguet,
son ancien directeur technique au sein de la
sélection marocaine, qu’il a dirigée de 2016 à
2019, a été nommé en mai 2022 à la Fédération
d’Arabie saoudite de football avec pour mission
de développer la formation des jeunes et des
entraîneurs. « Il a entamé un travail de fond. Cela
va prendre des années à porter ses fruits », estime
l’entraîneur des Bleues.
En attendant de voir émerger les futurs profes­
sionnels saoudiens du ballon rond, l’« effet
Ronaldo » marche à plein sur l’engouement de la Page de gauche,
jeunesse. Dans les tribunes du stade de l’uni­ le prince héritier
saoudien, Mohamed
versité King Saud, à Riyad, le 31 mai, adolescents Ben Salman,
et adolescentes étaient nombreux à assister au avec Emmanuel
dernier match de la saison d’Al­Nassr. Même si les Macron, à l’Élysée,
le 16 juin.
25 000 places dans les gradins n’étaient pas occu­
pées – le championnat était déjà perdu et Ci-dessous, Yasser
Al-Roumayyan
Cristiano Ronaldo n’était pas sur la feuille de (les bras levés),
match –, la fréquentation a fait un bond de 143 % à la tête du
depuis l’arrivée de la star, en janvier. « On voit fonds souverain
saoudien et
plein de nouveaux fans, des Saoudiens et même d’Aramco,
des étrangers qui viennent acheter des tee-shirts la compagnie
et vont aux matchs », se ravit un vendeur. Maman pétrolière
saoudienne.
de cinq enfants, vêtue d’un niqab et d’une abaya
noire, Maïssa (elle n’a pas souhaité donner son
nom de famille) vient à chaque match avec sa
ille de 15 ans alors que son mari et trois de leurs
ils sont, eux, supporteurs d’Al­Hilal, l’autre club
professionnel de Riyad. L’adolescente porte pour
l’occasion un tee­shirt de Cristiano Ronaldo sous
son abaya et a mis en fond d’écran de son mobile
une photo du joueur qui a conirmé, début juin,
sa volonté de poursuivre son aventure en Arabie
saoudite. Et Maïssa de clamer : « On est là pour
les soutenir même dans la défaite. On a Ronaldo
dans le sang. »
“Yasser Al-Roumayyan est
une personnalité centrale,
le inancier de toute l’ossature
que l’Arabie saoudite est
en train de construire
pour avoir la mainmise
sur le sport mondial.”
Raphaël Le Magoariec, spécialiste
de la géopolitique du sport des pays du Golfe
48
LE M AG A ZINE

AURÉLIEN
PRADIÉ,
LE SOLITAIRE
DE LR. Texte Solenn DE ROYER
et Alexandre PEDRO
Photos Guillaume RIVIÈRE

En s’opposant à la réforme des retraites, l’ex-

numéro 2 des Républicains s’est mis à dos son
parti, mais s’est fait un nom auprès du grand
public. Une stratégie ? Cet opposant viscéral
à Emmanuel Macron parie sur son ancrage
populaire dans le Lot pour tracer sa carrière.
Suivant ainsi les pas de Jacques Chirac,
le mentor de ce politicien pressé de 37 ans.
I L A FA I T C A M PA G N E À n’entend pas ce qu’il dit ensuite. On
en Méhari
M O BY L ET T E E N 2 0 0 8 , le devine. « Aurélien peut être prési-
jaune en 2012 et en 4L décapotable dentiable, confirme son ami, le
en 2017. « Je suis un peu à court député LR du Pas-de-Calais Pierre-
d’idées pour la prochaine fois », Henri Dumont. En tout cas, il y a des
rigole Aurélien Pradié en glissant sa gens qui y pensent pour lui. »
valise dans le coffre de la banale Le débat sur les retraites a donné
Peugeot qui l’attend à l’aéroport de des ailes à ce beau brun turbulent
Toulouse. Une demi-heure plus de 37 ans, à l’accent chantant,
tard, ce mercredi 24 mai, le député encore largement méconnu du
du Lot harangue une centaine de grand public. Il ne se lasse pas de
militants Les Républicains (LR) dans raconter cette nuit du 17 février à
une salle du centre-ville. Il est venu l’Assemblée nationale, alors que
s’assurer de leur soutien après ses l’examen du texte relevant l’âge de
prises de position tranchées contre départ à 64 ans doit s’achever à
la réforme des retraites qui ont pro- minuit. Lui qui s’est battu pendant
fondément divisé sa famille poli- des semaines pour que toute per-
tique. « Je ne pense pas que la droite sonne entrée sur le marché du tra-
sorte épuisée de cette séquence, nous vail avant 21 ans puisse partir à la
avons même peut-être sauvé son retraite, comme les autres Français,
honneur », justifie-t-il. Dans son après avoir cotisé quarante-trois
Le député du Lot élan, il évoque « l’aventure formi- annuités (et non pas quarante-
Aurélien Pradié dable qui commence ici, avec vous, quatre comme le stipule le projet
rencontre des
millitants LR à et qui doit nous conduire »… Les du gouvernement), exige des assu-
Toulouse, le 24 mai. applaudissements sont si forts qu’on rances. « Répondez-nous

Une photo de Jacques
Chirac trône toujours
sur le bureau de l’ancien
maire de Labastide-Murat,
le village familial
d’Aurélien Pradié.
clairement et définitive-
ment ! », presse-t-il Olivier Dussopt,
qui entretient le lou. Le député LR
a décelé la faille, il en rajoute, et
toute l’opposition – des « insoumis »
aux députés du Rassemblement
national – le suit, réclamant au
ministre du travail de « répondre »
au « collègue Pradié ».
Ovationné, l’intéressé savoure ce
moment où tout tourne autour de
lui. Derrière, le patron du parti, Éric
Ciotti, et celui du groupe à l’Assem-
blée, Olivier Marleix, afichent des
mines sombres. Favorables à la
réforme, ils se sont éreintés à cher-
cher des voies de passage avec le
gouvernement. Les voilà désavoués
par l’un des leurs, humiliés. Alexis
Corbière (La France insoumise) en
joue, cruel : « LR, vous l’aimez plutôt
Ciotti ou plutôt Pradié ? » À la in de
la séance, le député des Alpes-
Maritimes s’approche de son col-
lègue du Lot, menaçant : « Tu ne
peux pas te faire applaudir debout
par les “insoumis” ! J’en tirerai toutes
les conséquences… — Ne me montre
pas du doigt, Éric, il y a des limites ! »,
hurle le frondeur. Puis : « Je t’avais
dit que ça allait secouer… »
Ce soir-là, Aurélien Pradié portait un
micro-cravate pour le « 13 h 15 » de
Laurent Delahousse, sur France 2. Il
n’a prévenu personne et l’alterca-
tion a fait le tour des réseaux
sociaux. Le lendemain matin, Eric
Ciotti lui envoie un SMS pour le
démettre de ses fonctions de
numéro 2 de LR, « Tu as été trop
loin hier soir. » Avant d’envoyer un
communiqué : « Ses prises de posi-
tion répétées ne sont plus conformes
avec [nos] valeurs de cohérence et
de rassemblement », explique le
président du parti, dénonçant une
« aventure personnelle ». Le coup
est rude. « Pendant une semaine, je
suis sonné, conie Aurélien Pradié.
En me poussant à quitter LR, ils
essayent de me tuer. Je dis à mes
amis : il faut rester. »
Depuis, les médias se pressent pour
l’inviter. On reconnaît désormais sa
silhouette étudiée, costume ajusté
et mocassins cirés, bracelets de sur-
feur (qu’il est) au poignet. Sa colla-
boratrice, chargée de lui organiser
deux déjeuners par semaine avec
des économistes, des sportifs ou
des écrivains, essuie moins de refus
polis. Il vient d’intégrer le baro-
mètre IFOP qui mesure la popula-
rité des politiques en vue pour
Paris Match. Et la BBC lui a consa-
cré en avril un long portrait
JACQUES CHIRAC, DONT SON GRAND-
PÈRE (CORRÉZIEN) PARLAIT AVEC
ÉMOTION, EST UN MODÈLE. “POUR
MOI, C’ÉTAIT BATMAN. IL TRANSPIRAIT
L’AMOUR DES FRANÇAIS ET JE LE
TROUVAIS BEAU.”
(« Aurélien Pradié : l’étoile mon-
tante qui bouscule la politique fran-
çaise ») où on lit qu’il s’est imposé,
en l’espace de quelques semaines,
« comme l’une des plus grandes stars
de la scène politique nationale, aidé
par sa jeunesse, sa beauté et son
talent oratoire ». Gosh !
Mais, si sa notoriété a bondi, son
image s’est aussi considérablement
abîmée chez les siens. À LR, beau-
coup ne lui pardonnent pas d’avoir
voté la motion de censure du groupe
LIOT (Liberté, indépendants, outre-
mer et territoires) le 20 mars et
encouragé certains de ses collègues
(ils ont été dix-neuf à la voter) à l’imi-
ter, manquant ainsi de faire tomber
le gouvernement à neuf voix près.
On lui reproche aussi son « opportu-
nisme » et son « insincérité », son
« obsession pour lui-même » et pour
son image, qu’il « passe son temps à
sculpter ». Surtout, son incapacité à
tenir ses engagements et la parole
donnée. « Je ne peux pas te nommer
président délégué si tu ne votes pas
comme moi sur les retraites », l’avait
pourtant averti Éric Ciotti, en consti-
tuant l’équipe dirigeante de LR. « Je
voterai comme toi », avait promis
Aurélien Pradié. « Il a ridiculisé tout
le monde, c’est irresponsable,
LE M AG A ZINE
impardonnable », résume le maire LR
de Meaux, Jean-François Copé.
Ses relations avec le trio dirigeant de
la droite, Éric Ciotti, Olivier Marleix
et Bruno Retailleau, sont devenues si
exécrables que ces derniers se font
prier pour en parler. « Vous allez le
rendre totalement dingue, ce gar-
çon ! », soupire Olivier Marleix, le
chef de ile des députés LR, dans son
bureau de l’Assemblée, sidéré par
l’engouement médiatique qu’Auré-
lien Pradié suscite. Éric Ciotti, avec
lequel il s’est expliqué depuis son
éviction, temporise : « Il utilise une
technique aussi vieille que la poli-
tique pour émerger : s’opposer, provo-
quer. » Comme Manuel Valls, en son
temps, au sein du Parti socialiste.
L’intéressé fait mine de s’en moquer :
« Je me fous de savoir ce que pensent
trois ou quatre chapeaux à plume…
Quand vous avez moins de 40 ans et
que vous tracez un chemin, vous êtes
forcément un type narcissique aux
yeux des autres. Dans les reproches
qu’on me fait, il y a une part de jalou-
sie et de condescendance. » Il recon-
naît toutefois avoir du mal avec les
« effets de groupe » et les « choses
imposées », semble vouloir se faire
plus discret : « Je vais finir par
fatiguer tout le monde… »

Dès son arrivée à l’Assemblée,
Aurélien Pradié se fait remarquer en
étant l’un des plus durs vis-à-vis des
« LR défroqués », qui ont rejoint la
Macronie. « Les Français n’aiment
pas les traîtres », justifie-t-il
aujourd’hui, confessant que cette
intransigeance était aussi un anti-
dote : « On faisait les cacous, mais ce
n’était pas si simple de dire non au
nouveau monde triomphant.
Dénoncer le comportement de merde
de ceux qui allaient à la soupe était
la meilleure manière de résister à la
tentation. » Même la igure tutélaire
Nicolas Sarkozy, pour lequel il a fait
campagne en 2007, quand il était
lycéen à Cahors, n’est pas épargnée.
« Le Sarkozy que j’ai aimé a déiniti-
vement pris sa retraite en 2012 »,
lance-t-il, bravache. En 2019, lors
d’un déjeuner autour de l’ancien
Guillaume Rivière pour M Le magazine du Monde
président, le député du Lot lui
reproche de s’être affiché avec
Emmanuel Macron sur le plateau
des Glières (Haute-Savoie), lieu sym-
bolique de la Résistance. « C’était
une commémoration…, se défend
Nicolas Sarkozy, interloqué.
– Jusqu’au moment où le président
vous tripote le genou. On a été vos
militants, ça nous blesse de voir que
Macron a de l’emprise sur vous. »
Ses coups d’éclat le font repérer par
les huissiers, qui doivent parfois
s’interposer. En 2018, il s’oppose
violemment au député MoDem
Marc Fesneau, alors rapporteur du
projet de loi sur la rénovation
démocratique. Jugeant que le texte
a été vidé de sa substance, il le traite
de « sous-fifre ». « Vous m’avez
insulté », s’insurge Marc Fesneau,
rouge de colère. Suspension de
séance. « On s’est chopé dans les
couloirs, il tremblait », raconte le
député du Lot. Lui ne croit pas à la
politique « aseptisée » et se dit « vac-
ciné contre les faux-culs ».
Aurélien Pradié est à vif. Sur la route
en lacets qui relie Toulouse à son
village familial de Labastide-Murat,
il se raconte en jeune révolté. Et
parle de son père d’emblée : un
« autodidacte » qui vendait des fruits
et des noix avant qu’un AVC, « trois
jours avant Noël », le laisse polyhan-
dicapé et muet, à 54 ans. Aurélien a
16 ans et refuse d’admettre que plus
rien ne sera comme avant. La famille
n’était « pas riche » mais « vivait
bien ». Après l’accident, l’entreprise
périclite, il faut rembourser les ban-
quiers. Sa mère se sépare de la
petite maison du cap Ferret achetée
à plusieurs, où Aurélien et Julien,
son frère cadet, passaient leurs
vacances l’été, au bout d’une piste
de sable, à côté du phare. Le trou-
peau de vaches et les chevaux du
père sont vendus aussi, exceptée sa
jument préférée. « D’un coup, on
perd tout, c’est un déclassement. »
Les amis des parents rendent
quelques visites et puis ne viennent
plus. « C’est chiant de venir voir un
handicapé », résume le ils blessé.
nous conduit jusqu’à
IL
Vaillac (40 habitants l’hi-
ver), à 6 kilomètres de
Labastide-Murat, où vit
toujours sa mère. Son père est mort
il y a deux ans, à 68 ans. Aurélien
Pradié roule jusqu’à l’ancienne
entreprise familiale, qu’il veut trans-
former en gîte, le hangar « où on
triait les noix », la maison de ses
grands-parents, où il vit désormais,
le champ de noyers, où il a enterré
la jument de son père. Il dit qu’il a
choisi la politique pour « déjouer la
fatalité » : « Je voulais montrer que la
vie, ce n’était pas seulement ces trucs
qui vous tombent sur la gueule. » À
tous, il répète les mêmes mots, les
mêmes anecdotes, tissant patiem-
ment sa légende. « Tu sais, on a tous
n o s m a l h e u r s » , l’a un jour
gentiment chapitré l’un de ses
amis, qui s’inquiétait de le voir un
peu trop centré sur lui-même.
Il ne prévient personne, même pas
ses parents, quand il se présente, à
22 ans, aux élections départe-
mentales de 2008, sous l’éti-
quette UMP (il a pris sa carte à
18 ans), contre son ancien institu-
teur. Sa mère le croit sur les bancs
de la fac de droit, à Toulouse, alors
qu’il sillonne en deux-roues le can-
ton de Labastide-Murat. Il visite les
maisons une à une, les colorie sur
sa carte IGN : « vert pour les gen-
tils » qui l’ont bien accueilli, « rouge
pour les méchants ». Jacques Chirac,
dont son grand-père (corrézien)
parlait avec émotion, est un
modèle. « Pour moi, c’était Batman.
Il transpirait l’amour des Français
et je le trouvais beau. » Personne
ne croit en ses chances dans ce
bastion radical-socialiste, terre
d’élection de Maurice Faure, igure
de la IVe République. Il est élu
conseiller général du Lot, le seul
avec une étiquette de droite sur 31.
Le tout-puissant président du
conseil général, le socialiste Gérard
Miquel, lui glisse : « On ne t’avait pas
vu venir, mais, maintenant que tu es
là, rejoins-nous. Ici, l’UMP, ça n’existe
pas ! » Aurélien Pradié ne cède pas :
« J’en ai pris plein la gueule pendant
sept ans. » Gérard Miquel reconnaît
avoir été « dur » avec ce « garçon
intéressant » qui « se complaît dans le
rôle de l’opposant : il votait toujours
contre le budget alors qu’ici la tradi-
tion, c’est de s’abstenir quand on
n’est pas d’accord. »
Son exploit est remarqué à Paris.
Quelques années plus tôt, le secré-
taire général de l’UMP, Xavier
Bertrand, avait déjà repéré « deux
jeunes militants prometteurs »,
Aurélien Pradié, dans le Lot, et
Gérald Darmanin, dans le Nord. La
responsable des jeunes UMP, Marie
Guévenoux (aujourd’hui députée
Renaissance), impressionnée par
son « bagout », l’avait nommé res-
ponsable des Jeunes populaires
dans le Lot. Cette fois, c’est au tour
de Nicolas Sarkozy de s’y intéresser :
il l’invite à déjeuner à l’Élysée avec
son ils Jean, qui vient d’être élu plus
jeune conseiller général de France.
Battu aux législatives en 2012,
Aurélien Pradié est élu maire de
Labastide-Murat deux ans plus tard.
En 2015, il devient conseiller régio-
nal, puis député en 2017. En 2021,
aux élections régionales, il perd face
à la socialiste Carole Delga.
51
 À LR, il grimpe les échelons Chirac, qui éditera chez Bouquins à anti-rapprochement pour protéger passion. Le maire du village doit se
grâce aux réseaux chiraquiens. l’automne prochain son premier les victimes de leur agresseur a été contenter d’une table de réunion.
Quand il prend la tête du parti, en livre (À contre-courant). adoptée à l’unanimité. « C’est du Mais, au conseil régional d’Occita-
2019, Christian Jacob, touché par sa Trente ans après les rénovateurs du vent, il suit l’air du temps », grince-t- nie, le groupe LR qu’il préside s’est
passion enfantine pour l’ancien pré- RPR (Michel Noir, François Léotard, on au siège de LR. Y compris pour divisé en deux, sept élus ne sup-
sident, le propulse secrétaire géné- Alain Carignon…), Aurélien Pradié glisser sur le terrain de la droite portant plus son intransigeance. Et
ral de LR, à 33 ans. Un an plus tard, rejoue la fracture générationnelle. Il dure. Pendant la campagne interne il se voit reprocher de multiples
pour le premier anniversaire de la tente d’entraîner derrière lui une à LR, il préconise d’interdire le voile, absences injustiiées, notamment
mort de Chirac, il emmène poignée de jeunes députés LR, cri- « peut-être même » dans la rue, après en commission. « Ça me fait chier »,
« Aurélien » au cimetière tique un « parti Ehpad », se moque l’avoir longtemps défendu dans reconnaît-il. Aurélien Pradié
Montparnasse, où le dernier carré des comités stratégiques de LR, l’espace public. « Aurélien est bourré déteste s’ennuyer.
(François Baroin, Francis Szpiner, « lugubres ». Le fidèle sarkozyste de contradictions », soupire l’euro- À Paris, où il passe le moins de
Pierre Bédier, Renaud Muselier…) se Brice Hortefeux, pilier du parti de la député Geoffroy Didier. temps possible, il a acheté une
retrouve pour déposer une gerbe, rue de Vaugirard, le met en garde : moto, une Brixton 125. Comme si, à
avant d’aller boire une bière. « Fais attention aux plus vieux, s’ils de la start- peine arrivé, il voulait déjà s’échap-
L’avocat Francis Szpiner est séduit,
le maire de Troyes, François Baroin,
aussi. Comment résister à ce jeune
élu rural, à la fois si sérieux et
mélancolique, qui hante le Musée
sont toujours là, c’est généralement
qu’ils sont plus méchants. » Aurélien
Pradié a opté pour une droite
« populaire » (sociale), celle du
« mérite » et de « l’effort », contre
LOIN up nation,
c ’e s t u n
politique à
l’ancienne. Chez lui, il arrête sa
voiture pour serrer des mains, court
per. « Je ne me sens pas bien ici,
afirme-t-il. J’ai besoin de calme et
de nature. » Mais critiquer les « petits
cercles parisiens » ne l’empêche pas
de se rendre sans barguigner aux
du quai Branly pour comprendre une droite « doloriste » (libérale). Il les foires et les repas associatifs. dîners du Siècle, où se retrouve le
pourquoi Jacques Chirac aimait tant défend la semaine de quatre jours Son adversaire de gauche aux légis- Tout-Paris de la politique et des
les arts premiers ? Le député du Lot soutenue par la CGT et refuse que latives, Rémi Branco, le voit comme affaires. « ll s’habille comme un
rencontre aussi Claude Chirac, dans LR se cantonne à l’immigration et à un « politicien des années 1970 » : dandy, enchaîne les médias… c’est
un café près du Sénat. La fille de la sécurité, se montrant ouvert à « poignée de main automatique » et la caricature de ce qu’on a tous été
l’ancien président refuse de voir en d’autres sujets de société. « absence de colonne vertébrale à un moment donné, note l’ex-
lui un héritier de son père. « Mon La sénatrice PS Laurence Rossignol, idéologique ». À Labastide-Murat, député PS Sébastien Denaja, qui le
père disait : “Il n’y a pas d’héritier, il avec laquelle il a travaillé sur les vio- où il a cédé son fauteuil de maire en côtoie au conseil régional. On croit
n’y a que des disciples” », dit-elle au lences conjugales, loue sa devenant député, il est resté le qu’on est quelqu’un d’important et
Monde – mais elle apprécie son « constance » sur le dossier, ravie patron. Son courrier l’attend tou- puis on disparaît, sans avoir laissé
« sens du contact » et son combat qu’« un homme de droite s’y intéresse jours sur son bureau, au milieu des la moindre trace. »
pour défendre la cause du handi- enin ». Fin 2019, sa proposition de photos de Chirac et de Pompidou Aurélien Pradié, qui n’a pas fait
cap. Elle viendra le soutenir aux loi visant à généraliser le bracelet et d’une pile de livres sur le surf, sa d’études, veut compenser. Des livres
législatives de 2022.
Aurélien Pradié ne s’arrête pas là.
Grâce à Maryvonne Pinault, qui
passe ses vacances dans le Lot, il se
rapproche de son mari, François,
milliardaire à la tête du groupe de
luxe Kering, intime de Jacques
Chirac. « Comme Macron, Aurélien a
un côté séducteur profond », observe
la députée LR de l’Orne Véronique
Louwagie. Parmi les « bébés
Chirac », seul Jean-François Copé se
méie. En vieux routier, l’ex-homme
pressé de la droite a vu arriver le
jeune Aurélien de loin, devine les
postures et les facilités. « Avant de
parler de gaullisme social, tu as lu
René Capitant ? Et que connais-tu de
Chirac, hein ? Tu ne l’as jamais ren-
contré… », s’agace-t-il.
À la présidentielle de 2022, Christian
Jacob, encore lui, force la main de la
candidate LR Valérie Pécresse pour
qu’elle intègre l’élu du Lot parmi ses
porte-parole. Il fait deux déplace-
ments avec elle, puis déserte le QG.
Alors qu’il brigue, six mois plus tard,
la tête du parti, c’est encore un
chiraquien, Stéphane Juvigny, un ex-
proche conseiller de François
Baroin, qui l’aide discrètement pour
sa campagne. Et c’est Jean-Luc
Barré, le biographe de Jacques

52
 LE M AG A ZINE

jonchent la banquette arrière de sa
Peugeot : Pauline Dreyfus, François
Cheng, Simone Weil… À Cahors, où
on le suit le 1er juin, il s’arrête dans
une librairie, choisit Bernanos
(Les Enfants humiliés). Il ne fait
jamais rien par hasard. « Chez LR,
certains m’ont pris pour un demeuré
parce que je n’ai pas fait d’études »,
s’énerve-t-il. Il déteste la familiarité,
se croit aussitôt offensé. Aurélien
Rousseau, le directeur de cabinet
d’Elisabeth Borne, qui a passé de
longs moments avec lui au télé-
phone au moment de la réforme
des retraites, évoque un jour « Éric »
et « Olivier ». « Mais de qui parlez-
vous ? interroge Aurélien Pradié.
— De Ciotti, président du parti, et de
Marleix, président du groupe,
répond le haut fonctionnaire, inter-
loqué. — Monsieur, je vous demande
un service, lance alors le député du
Lot, théâtral : Ne m’appelez jamais
par mon prénom ! »
Si prompt à faire la leçon, il sup-
porte mal les critiques. Avoir lu qu’il
était un « enfant gâté », l’a blessé.
« Petit con, arrogant… je veux bien,
mais ça, non ! Quand on connaît mon
histoire… » À LR, ils sont nombreux
à lui en vouloir pour un mauvais
coup qu’il aurait fait. Parmi d’autres,
Francis Szpiner ne décolère pas. À la
demande d’Aurélien Pradié, qui
voulait devenir avocat, le pénaliste
s’est démené pour lui obtenir une
équivalence en master. Le député a
suivi un cours ou deux, puis a laissé
tomber. Sans prévenir ses profes-
seurs, encore moins celui qui l’a
aidé. « Lamentable ! », s’insurge l’in-
téressé. « Il a un talent fou, mais le
chic de se mettre les gens à dos,
reconnaît le maire de Belfort,
Damien Meslot, qui l’a toujours
défendu. Il doit mûrir. »
Quand il va dîner chez sa voisine du
cap Ferret, la sénatrice Laure
Darcos, il évoque ses racines sans se
faire prier mais ne dit pas un mot
de sa vie privée. Célibataire, beau-
coup l’ont pourtant entendu évo-
quer une mystérieuse « compagne »,
à la radio ou lors d’un meeting.
L’intéressé esquive, reconnaît qu’il
« cloisonne ». « Là où il y a un mys-
tère, on cherche forcément un men-
songe… Avec qui et comment je vis,
ça ne regarde personne. » L’été, il lui
arrive de rester plusieurs semaines
seul, en Corse ou sur le bassin
d’Arcachon. Avec une paire de bas-
kets pour courir, des livres et sa
planche de surf. Il ne fume pas, ne
boit pas, fait du sport intensif.
Obsessionnel, militaire. Tout chez
lui paraît contrôlé, comme s’il devait
se cadenasser, pour éviter que ça
déborde. « C’est une machine »,
observe son adversaire Rémi
Branco, vice-président du conseil
départemental du Lot. « Il faut un
peu de discipline », assume-t-il.
Un jour, après une émission,
Édouard Balladur lui a écrit un
mot. Aurélien Pradié lui a rendu
visite dans la foulée, charmé par
l’onctuosité, la « lucidité » et les
chaussettes rouges de l’ancien pre-
mier ministre, qui le reçoit depuis
dans son vaste appartement de
l’Ouest parisien. « Est-ce que vous
savez pourquoi j’ai perdu mon élec-
tion présidentielle ? lui a-t-il un jour
demandé. Parce que je n’ai pris
aucun risque ! » À lui, comme à
Alain Juppé, le jeune député a posé
la même question : « Qu’est-ce que
cela signiie, tout sacriier à la chose
publique ? »
Au volant de sa voiture, alors que la
nuit enveloppe les causses du
Quercy, celui qui pense désormais à
l’élection présidentielle explique :
« J’ai besoin que chacun me raconte
bien toutes les emmerdes que ça com-
porte. Car le jour où je me déciderai,
dans ma tête et mes tripes, ça voudra
dire que j’y consacrerai ma vie. » Ses
collègues députés ont noté qu’il
avait récemment changé : alors qu’il
était « plutôt drôle » (dixit Olivier
Marleix), il serait désormais plus
« crispé », « empreint de gravité ».
« Va-t-il creuser le sillon des idées ou
bien continuer à vouloir tout dyna-
miter ? », interroge Xavier Bertrand,
qui le comptait parmi ses fidèles
mais avec lequel les relations se sont
rafraîchies. À l’issue d’un bureau
politique de LR, Olivier Marleix a
interpellé le président des Hauts-de-
France : « J’espère que tu as bien
compris qu’en 2027 il sera sur le
même créneau que toi et qu’il ne te
fera pas de cadeaux… »
Aurélien Pradié temporise : « Le des-
tin, plus c’est construit, moins ça
arrive. » Si Laurent Wauquiez ou
Xavier Bertrand devaient se présen-
ter à la présidentielle, il exclut d’y
penser pour lui-même. Mais, aussi-
tôt, il ajoute : « Si un an avant, l’un
et l’autre sont à 4 %, auront-ils le
goût de l’aventure ? Pas sûr… Je ne
veux pas être en concurrence avec
eux, juste profiter des occasions si
elles se présentent. » Il aime dire qu’il
peut aussi décider de tout arrêter et
acheter une école de surf au cap
Ferret. Personne ne le croit.

Le député Aurélien Pradié

arpente sa circonscription du
Lot : au foyer de vie de
Gramat (page de gauche) ;
dans le restaurant Mourgues,
à Peyrilles, le 25 mai.

DES LIVRES JONCHENT LA BANQUETTE

Guillaume Rivière pour M Le magazine du Monde

ARRIÈRE DE SA PEUGEOT : PAULINE

DREYFUS, FRANÇOIS CHENG, SIMONE
WEIL… AURÉLIEN PRADIÉ NE FAIT
JAMAIS RIEN PAR HASARD. “CHEZ LR,
CERTAINS M’ONT PRIS POUR UN
DEMEURÉ PARCE QUE JE N’AI PAS FAIT
D’ÉTUDES”, S’ÉNERVE-T-IL.
 Le navire Empire
Windrush, qui
transportait près
de 500 immigrés
caribéens, lors
de son arrivée
au port de Tilbury,
à l’Est de Londres,
le 22 juin 1948.

54
 LE M AG A ZINE
UN MODESTE PAVILLON DAN S UN E RUE
paisible du nord de Londres, entre une école pri-
maire et la voie de chemin de fer. Enfoncés dans
le canapé, Janet McKay-Williams et son compa-
gnon, Anthony Bryan, casquette vissée sur la tête,
nous reçoivent. Ce peintre décorateur de 65 ans,
à la retraite, est arrivé au Royaume-Uni en 1965, à
l’âge de 8 ans, depuis la Jamaïque, où il est né,
pour rejoindre sa mère qui travaillait comme cou-
turière à Londres. Né avant l’indépendance de la
colonie britannique (en 1962), Anthony Bryan
bénéiciait d’un droit de séjour permanent dans
le « Mother country » (« mère patrie »), le surnom
qu’on donnait encore dans les Caraïbes à la
Grande-Bretagne. En 2015, il veut rendre visite à
sa mère, retournée à la Jamaïque. Il a besoin d’un
passeport : il n’en a jamais eu. Il n’a jusqu’à pré-
sent jamais pris de vacances à l’étranger et, quand
il a débarqué au Royaume-Uni, son nom était ins-
crit sur le passeport de son grand frère, comme
c’était souvent l’usage pour les enfants. « Au bout
de quelques semaines, un sous-traitant du Home
Office [le ministère de l’intérieur], l’organisme
Capita, me dit que je ne suis pas enregistré comme
britannique, que je suis en situation illégale et que
je serai expulsé si je n’arrive pas à prouver que j’ai
vécu ici toute ma vie », relate Anthony Bryan.
C’est le début d’un véritable calvaire. Aidé par
Janet McKay-Williams, il tente de rassembler des
documents prouvant qu’il a vécu plus de cin-
quante ans sans discontinuer au Royaume-Uni.
Mais il a perdu son extrait d’acte de naissance
depuis longtemps, son collège n’existe plus, son
école primaire ne conserve les registres que pen-
dant vingt ans. « J’ai dû recontacter des profes-
seurs, leur demander des courriers certiiant qu’ils
se souvenaient de moi. On me réclamait des pho-
tos, mais ce n’était pas simple : à l’époque, pourquoi
me serais-je pris en photo devant mon école ?! De
toute façon, ça n’était jamais assez pour le Home
Ofice, on me disait que les documents que j’appor-
tais, j’aurais pu les fabriquer. On pensait que je
mentais », déplore Anthony Bryan.
Assimilé à un sans-papiers, il perd son travail de
peintre, son droit d’accès aux aides sociales, à
l’hôpital public. Sa situation s’aggrave quand il
est arrêté et menacé d’expulsion. Il passe trois
semaines dans un centre de détention, à
260 kilomètres de Londres. « Il était loin, je ne
savais pas comment le rassurer au téléphone, je
me sentais impuissante », raconte Janet McKay-
Williams. Il est inalement relâché « parce [qu’il
a] ini par trouver une erreur dans son dossier »,
après qu’il a présenté les documents au Home
Office, raconte-t-elle (les autorités avaient
mélangé des éléments de son dossier avec celui
Daily Herald Archive/UIG/Bridgeman Images
d’un homonyme). En 2017, Anthony Bryan est de
nouveau arrêté à son domicile. Sa place dans un
avion pour la Jamaïque est déjà réservée quand
sa compagne décroche l’aide d’un avocat, qui
bloque son départ forcé in extremis.
À l’époque, le couple ignore qu’il n’est pas seul à
vivre ce cauchemar. Ils sont en réalité des milliers,
pour la plupart Britanniques d’origine caribéenne,
à se retrouver en délicatesse avec le ministère de
l’intérieur. Presque tous sont des membres ou des
descendants de la « génération Windrush », du Texte Cécile DUCOURTIEUX
nom d’un paquebot, le HMT Empire Windrush : Photos Robbie LAWRENCE
leurs parents ont souvent été invités à venir tra-
Les enfants
vailler par les autorités britanniques. Comme ces
milliers d’infirmières ou d’élèves infirmières
jamaïcaines enrôlées pour renforcer les rangs du
NHS, le tout nouveau service public de la santé,
reniés
fondé en 1948. Ou les milliers d’agents de la com-
pagnie des transports de Londres qui avait lancé
des campagnes de recrutement massif dans les
Caraïbes, notoirement à la Barbade. Ce 22 juin, un
peu partout au Royaume-Uni, sont fêtés les 75 ans
de l’arrivée de ce premier paquebot, qui a trans-
porté, en 1948, les 500 primo-représentants de
cette génération ayant contribué à la reconstruc-
tion du pays après la guerre.
Nés dans une colonie avant son indépendance ou
citoyens du Commonwealth, les membres de la
génération Windrush ont débarqué entre la in des
années 1940 et le début des années 1970. Pour les
Caribéens, leur nombre est estimé à environ
500 000 selon l’université d’Oxford. Arrivés léga-
lement, beaucoup d’entre eux ont pourtant été
accusés d’être en situation irrégulière. Pendant des
mois, Amelia Gentleman, une journaliste du
Guardian, a accumulé les témoignages de ces
Britanniques. Elle publie un premier article sur le
sujet en novembre 2017 et raconte l’histoire
d’Anthony Bryan en décembre de la même année.
Son dossier est rapidement débloqué. « Ils m’ont
donné mon passeport, j’ai pu aller voir ma maman
qui était bien malade », se rappelle Anthony Bryan.
Le « scandale Windrush » éclate en 2018. Le
de
ministère de l’intérieur admet avoir détenu ou
expulsé par erreur au moins 164 personnes. Le
gouvernement met en place un fonds de com-
pensation, en 2019, évaluant à au moins 15 000 le
nombre de bénéiciaires potentiels. Début 2020,
une enquête indépendante menée par Wendy
l’Empire
Williams, une inspectrice-cheffe de la police,
conclut « qu’une ignorance institutionnelle et un
manque de sérieux face aux questions d’ordre
britannique.
racial (…) compatibles avec certains éléments de
racisme institutionnel » expliquent les graves
erreurs d’appréciation du Home Office. Priti
Patel, la secrétaire d’État à l’intérieur chargée de
l’affaire, déclare le 19 mars 2020 être « profondé-
ment désolée » pour la « terrible injustice » subie IL Y A SOIXANTE-QUINZE ANS,
par des membres de la génération Windrush. LE 22 JUIN 1948, ACCOSTAIT
Quelques années plus tôt, en 2012, Theresa May, AU ROYAUM E-UNI LE PAQUEBOT
alors secrétaire d’État à l’intérieur du gouverne- “WINDRUSH”, AVEC À SON BORD
ment de David Cameron, met en place une poli- LES PREM IERS IM M IGRÉS
tique baptisée « environnement hostile pour les CARIBÉENS VENUS ŒUVRER
immigrants illégaux », qui a joué un rôle déclen- À LA RECONSTRUCTION DU PAYS.
cheur crucial dans le scandale Windrush. Elle dur- CE NOM EST DÉSORMAIS CELUI
cit le droit migratoire en imposant aux employeurs, D’UN SCANDALE. CAR, À CAUSE
aux bailleurs ou aux services sociaux de réclamer DES POLITIQUES ANTI-
une preuve de citoyenneté britannique ou de droit IM M IGRATION, DE NOM BREUX
de séjour permanent à leurs bénéficiaires ou DESCENDANTS DE CETTE
employés. Ce nouveau cadre juridique ne tient pas “GÉNÉRATION ‘WINDRUSH’” SE
compte des conditions d’arrivée, quarante à SONT RETROUVÉS TRAITÉS COM M E
soixante ans plus tôt, d’une bonne partie de la DES IM M IGRÉS ILLÉGAUX. LIVRÉS À
génération Windrush, qui se retrouve alors en UNE ADM INISTRATION AM NÉSIQUE,
grande dificulté pour prouver ses droits. BEAUCOUP ATTENDENT
Les personnes entrées enfants au Royaume-Uni TOUJOURS LES INDEM NISATIONS
n’avaient pas de passeport britannique, PROM ISES IL Y A QUATRE ANS.
 ceux de leurs parents ont souvent été éga-
rés. « Le Royaume-Uni est un des rares pays à
n’avoir pas introduit de carte d’identité, ce qui
n’a pas aidé », souligne Juanita Cox, spécialiste
des migrations à l’Institut d’histoire de l’univer-
sité de Londres. La plupart ne peuvent pas non
plus compter sur les landing cards, ces registres
établis par la douane au moment de leur débar-
quement, signalant leur nom et la date de leur
arrivée en Grande-Bretagne : un grand nombre
a été détruit par le ministère de l’intérieur
en 2010, dans le cadre d’une procédure routi-
nière de déstockage des archives.
La complexité de la législation migratoire
n’arrange rien. L’Immigration Act 1971 a privé les
habitants du Commonwealth d’un droit de séjour
automatique : il ne garantit ce droit qu’à ceux
arrivés avant 1973, mais, à l’époque, les autorités
britanniques ne délivrent aucun document conir-
mant ce droit ni ne tiennent de registre des béné-
ficiaires. « Beaucoup ignoraient aussi qu’ils ont
alors acquis d’ofice la nationalité du pays où ils
sont nés quand il est devenu indépendant »,
explique la chercheuse Juanita Cox. Anthony
Bryan avait ainsi la nationalité jamaïcaine et pou-
vait dès lors être expulsé dans ce pays, dont il
n’avait pourtant aucun souvenir. Enin, le Home
Office est affecté par les politiques d’austérité
56
décidées à partir de 2010 par les gouvernements
conservateurs. « Le ministère a fait de plus en plus
appel à la sous-traitance et les gens qui connais-
saient l’histoire compliquée de l’Empire et du
Commonwealth sont partis à la retraite. Les nou-
veaux employés ne comprenaient pas les situations
individuelles complexes, pensaient que les per-
sonnes mentaient », raconte Juanita Cox.
À partir de 2009, Dominic Akers-Paul a été
confronté à une institution rigide pour les cas qui,
comme le sien, n’entrent dans aucune case. Cet
ingénieur ferroviaire de 29 ans, né à Londres,
raconte son histoire dans un café près de la City.
« Ma mère est née sur le bateau qui faisait la traver-
sée, en 1963, depuis Saint-Kitts-et-Nevis [dans les
Petites Antilles] jusqu’à Southampton. Quand j’ai
gagné un concours d’écriture, à 15 ans, avec un
voyage aux États-Unis à la clé, j’ai fait une demande
de passeport. On m’a dit que je ne pouvais pas
l’obtenir parce que le ministère n’avait pas la
preuve que ma mère était britannique. Il aurait
fallu qu’elle naisse sur le sol britannique ou à Saint-
Kitts [qui était encore une colonie de l’Empire]. »
Il est privé de son voyage et ne peut entamer l’ap-
prentissage en mécanique qu’il souhaitait, car il
doit fournir une preuve de citoyenneté. Impossible
pour lui également de se rendre à l’enterrement
de sa grand-mère paternelle à Grenade. « J’étais
 LE M AG A ZINE
frustré, coincé ici, sans preuve de nationalité »,
raconte-t-il. En mai 2011, son dossier est transféré
à un conseiller du Home Ofice plus expérimenté
et, soudain, sa situation se débloque : « J’ai eu mon
passeport au mois de septembre suivant. »
Robbie Lawrence pour M Le magazine du Monde × 3. Trinity Mirror/Mirrorpix/Alamy Stock Photo
LE
parcours de certaines victimes
montre que l’environnement
« hostile » à l’immigration a com-
mencé bien plus tôt qu’en 2012.
Dès la in des années 1960, les gou-
vernements britanniques, travail-
listes comme conservateurs, multiplient les freins
à l’immigration. C’est le temps de la montée du
parti d’extrême droite British National Front, celui
de l’infamant discours anti-immigration du député
conservateur Enoch Powell, qui, en 1968, évoque
« les rivières de sang » à venir d’une fantasmée
confrontation entre les communautés. À Bristol, à
Londres ou à Birmingham, les minorités noire et
asiatique sont souvent confrontées à un racisme
brutal. La crise économique et sociale qui fait suite
en Grande-Bretagne au premier choc pétrolier de
1973 exacerbe ce climat d’intolérance.
Les ennuis de Glenda Caesar avec le Home Ofice
commencent dès la fin des années 1990. Cette
femme de 62 ans est arrivée bébé de la Dominique,
dans les Antilles, en 1961, avec sa mère, pour
Page de gauche, Anthony
Bryan, 65 ans, et sa compagne
Janet McKay-Williams. Né en
Jamaïque avant l’indépendance
du pays, il a été placé deux fois
en centre de détention et
menacé d’expulsion. Son
histoire a été adaptée à l’écran.
Ci-contre, à la gare de Londres-
Waterloo, des immigrés
tout juste arrivés des Antilles,
le 15 octobre 1961.
En bas, Dominic Akers-Paul,
29 ans, a eu les plus grandes
dificultés à prouver sa
nationalité, car sa mère est née
sur un bateau entre Saint-Kitts
et la Grande-Bretagne.
rejoindre son père, déjà installé à Londres. Dans sa
cuisine du quartier d’Hackney, dans l’est de la capi-
tale, cette femme déterminée au rire communica-
tif explique son histoire. « En 1998, ma maman, qui
était repartie à la Dominique, est tombée malade.
J’ai fait une demande de passeport pour la rejoindre,
mais le Home Ofice m’a dit ne pas avoir la preuve
que j’étais britannique, alors que j’avais travaillé
plus de vingt ans au NHS [le service de santé
public]. J’ai eu quatre enfants, tous nés ici. » Glenda
Caesar renonce à obtenir son passeport, sa mère
décède sans qu’elle puisse la voir, son corps est
rapatrié au Royaume-Uni. En 2009, alors qu’elle
vient de trouver un poste de secrétaire médicale à
mi-temps pour arrondir sa retraite, sa situation se
complique. Le cabinet médical change de direc-
teur, ce dernier lui demande son passeport, puis
init par la licencier pour « faute grave », car elle est
considérée comme illégale.
Glenda Caesar perd aussi ses allocations retraite,
est obligée de travailler au noir et de compter sur
ses enfants pour payer son loyer. Cet enfer dure
dix ans. « Le pire, c’était que mon plus jeune ils
était aussi dans le même cas que moi », souligne-
t-elle. Le ministère de l’intérieur refuse d’établir
un passeport au jeune homme, car, explique-t-elle,
« il est né d’un autre père que les trois autres et il
porte mon nom. » Elle soupire : « Ces années

Ci-dessus, Glenda Caesar,
62 ans, contrainte de travailler
au noir dix ans durant.
Page de droite, Charlotte
Tobierre, 37 ans, et son père
Thomas Tobierre, 69 ans, qui a
perdu son emploi d’ingénieur
faute de pouvoir prouver qu’il
était entré légalement au
Royaume-Uni, en 1961.
“En 1998, ma maman, qui était
repartie à la Dominique, est
tombée malade. J’ai fait une
demande de passeport pour
la rejoindre, mais le Home
Ofice m’a dit ne pas avoir la
preuve que j’étais britannique,
alors que j’avais travaillé plus
de vingt ans pour le service
de santé public.” Glenda
Caesar renonce à obtenir
son passeport, sa mère décède
sans qu’elle puisse la voir.
ont été horribles, j’ai eu des pensées suici-
daires, mon ils était dépressif. » Leur situation ne
se débloque qu’en 2018, juste après qu’elle a
raconté son histoire sur la chaîne ITV. Le Home
Ofice la contacte, et, en quelques jours, elle et
son ils obtiennent enin leur « red book » (le sur-
nom du passeport britannique).
L’histoire d’Anthony Bryan a fait l’objet d’un ilm
produit pour la BBC en 2020, Sitting in Limbo, qui
a obtenu un succès d’audience et d’estime, et dont
le scénariste, Stephen S. Thompson, est son demi-
frère. L’œuvre a reçu un Bafta (l’équivalent britan-
nique d’un Golden Globe), en 2021. « C’était un peu
surréel », se souvient Anthony Bryan, en soupesant
la statuette du prix rangée sur le meuble télé de
son salon. « Pour moi, c’est comme si cette recon-
naissance n’avait jamais existé, lâche-t-il, car, en
réalité, le scandale Windrush est toujours en
cours. » En effet, cinq ans après le lancement du
fonds d’indemnisation pour les victimes, il ferraille
toujours avec le ministère de l’intérieur pour
obtenir une somme qu’il estime correspondre à la
gravité du préjudice qu’il a subi. Il est las : « On
dirait que le ministère attend qu’on meure pour ne
rien avoir à nous payer. » Paulette Wilson, une
femme dans le même cas que lui et dont le témoi-
gnage a également été décisif pour mettre au jour
le scandale, est morte en 2020, à l’âge de 64 ans,
avant d’avoir reçu son indemnité.
Après de multiples démarches, le Home Ofice a
fini par proposer 93 000 livres sterling
(108 000 euros environ) d’indemnités à Anthony
Bryan, mais voulait encore, en mai, retenir de ces
sommes des avances faites au moment du décès
récent de sa mère et d’un de ses ils. « Je serai
chanceux si j’en tire 60 000 livres [70 000 euros] »,
lâche-t-il. Janet McKay Williams s’insurge : pour-
quoi le Home Ofice ne veut-il pas tenir compte
des trois années où son compagnon n’a pas tra-
vaillé et pendant lesquelles il n’a pas pu cotiser
pour sa retraite ? Et pourquoi ignore-t-il son état
de santé ? « Sa bronchite chronique s’est aggra-
vée, peut-être avec le stress et ces trois années
sans voir un médecin », observe-t-elle. Les méde-
cins lui ont diagnostiqué un syndrome post-trau-
matique : « Je ne supporte pas quand les gens
frappent trop fort à la porte, cela me rappelle le
moment où l’on est venu m’arrêter. »
En matière d’indemnisation, le ministère fait
subir aux victimes le même parcours laborieux
que lorsqu’il les soupçonnait d’être en situation
irrégulière. À eux d’apporter la preuve qu’ils
« méritent » bien leur indemnité, de documenter
leurs pertes inancières ou l’impact sur leur vie et
celle de leurs proches des erreurs administratives.
Glenda Caesar a reçu une première offre de com-
pensation d’à peine plus de 22 000 livres sterling
(25 000 euros) in 2020. « Pour avoir passé dix ans
sans pouvoir travailler légalement et avoir failli
me tuer ? », s’indigne-t-elle. Elle a fait appel et
obtenu une nouvelle offre, à environ 80 000 livres
(93 000 euros), qu’elle a refusée, puis une troi-
sième, cette fois « à six chiffres », qu’elle a accep-
tée. Son ils a aussi obtenu une indemnisation. Sa
mère la jugeait injuste, « mais il a quand même
accepté, il voulait tourner la page. »
LE M AG A ZINE
« Le système des indemnités n’est pas adéquat. Il ne
tient pas compte de l’impact sur la santé mentale et
physique des victimes de l’injustice qu’elles ont
subie », pointe l’universitaire Juanita Cox. Charlotte
Tobierre, 37 ans, et son père, Thomas Tobierre,
69 ans, en ont fait l’amère expérience. Pour ce
dernier, un ingénieur en mécanique, les ennuis
commencent en 2017 quand son patron annonce
que l’usine où il travaille depuis vingt-sept ans va
fermer. Il retrouve vite un emploi. Mais, à cause
des lois de 2012, il doit apporter la preuve qu’il est
entré légalement dans le pays. Arrivé en 1961 à
l’âge de 7 ans de Sainte-Lucie, dans les Antilles,
il n’y parvient pas. Privé de salaire, il dépense
toutes ses économies, y compris son plan épargne
retraite, pour payer ses factures. Son épouse est
atteinte d’un cancer de l’intestin. « J’étais en
période d’essai sans pouvoir prendre de congés, je
ne pouvais pas amener ma femme à ses séances de
chimiothérapie », regrette Thomas Tobierre. C’est
Charlotte qui accompagne sa mère aux rendez-
vous : « Je l’attendais sur le parking de l’hôpital
avec mes enfants dans la voiture en train de faire
les devoirs », se souvient-elle.
En 2019, année où il parvient enin à obtenir un
droit de séjour permanent, Thomas Tobierre,
assisté par sa ille, monte un premier dossier de
demande d’indemnisation que le Home Ofice
égare. Ils en constituent un deuxième, ne se
voient proposer que 3 000 livres sterling
(3 500 euros) d’indemnités : ils refusent. Ils
reçoivent une deuxième offre, qu’ils rejettent à
nouveau, puis une troisième qu’ils acceptent
même si elle ne prend pas en compte le plan de
retraite perdu de l’ingénieur (14 000 livres). La
santé de son épouse se détériore, le cancer s’est
métastasé. Ils ont besoin d’argent ain d’aména-
ger la maison pour elle. À l’automne 2021, très
faible, la mère de Charlotte (britannique et
blanche) monte elle aussi un dossier d’indem-
nisation, faisant valoir l’impact sur elle des pré-
judices subis par son mari. « Ma femme aurait
voulu régler le problème de ma retraite avant de
partir et récupérer de l’argent pour ses funé-
railles », explique Thomas Tobierre. Le Home
Ofice fait subir à la malade de longues inter-
views en zoom. L’argent inira par arriver, mais
après son décès. « Ce processus nous a rendus
encore plus mal qu’on ne l’était déjà », déplore
Thomas Tobierre.
EN
avril, l’ONG Human Rights
Watch a publié un rapport très
critique sur le système d’in-
demnisation, estimant qu’il « a
laissé tomber les victimes ».
Cinq ans après son lancement,
seules 12,8 % des personnes éligibles ont obtenu
des indemnités. « Ce système devrait être indé-
pendant, fournir une aide juridique aux deman-
deurs pour les accompagner dans le processus de
demande complexe, réduire la charge de la
preuve indûment élevée et fournir des voies de
recours signiicatives », analyse l’ONG. Beaucoup
de personnes éligibles n’osent même pas se
manifester, estiment les associations de
 victimes. « Elles ont peur du Home Ofice, parce
qu’elles n’ont plus coniance ou ont un casier judi-
ciaire et ont peur d’être expulsées », selon Glenda
Caesar, qui aide d’autres personnes en détresse
au sein de l’association Windrush Lives.
Spécialiste de la santé publique à l’University
College de Londres, Rochelle Burgess mène une
enquête sur les traumatismes des victimes du
scandale Windrush. Elle estime que la gestion du
fonds d’indemnisation devrait être coniée à un
autre organisme que le ministère de l’intérieur,
avec des gens formés à la gestion des trauma-
tismes. « Les victimes se sont vu imposer de mul-
tiples violences. Le ministère leur en inflige de
nouvelles en leur demandant de prouver qu’elles
ont subi un préjudice. Les conséquences sont des
dépressions, des pulsions suicidaires, et il n’y a rien
pour les prendre en charge psychologiquement. »
Un porte-parole du Home Ofice défend le minis-
tère : « Le gouvernement est engagé à corriger les
erreurs du scandale Windrush. Nous avons déjà
payé ou offert plus de 72 millions de livres sterling
[84 millions d’euros] d’indemnisation aux per-
sonnes touchées, mais nous savons qu’il reste
encore beaucoup à faire et nous continuons à
tendre la main aux communautés ain que tous
ceux qui peuvent être éligibles au programme
bénéicient du soutien dont ils ont besoin. »
Robbie Lawrence pour M Le magazine du Monde
Très à droite du Parti conservateur, l’actuelle
secrétaire d’État à l’intérieur, Suella Braverman,
a cependant renoncé, début 2023, à l’un des
engagements pris par le gouvernement lorsqu’a
éclaté le scandale Windrush : la mise en place
d’un commissaire aux migrants chargé de porter
leurs revendications auprès des autorités britan-
niques. « À mon avis, il y a aussi du racisme insti-
tutionnel au sein du ministère. Je n’accuse pas les
agents du ministère d’être racistes individuelle-
ment, mais il y a encore cette manière choquante
de penser que les Britanniques sont ceux qui ont
la peau claire », estime Anna Steiner, enseignante
en droit à l’université de Westminster et cofonda-
trice de la Windrush Justice Clinic, un regroupe-
ment d’ONG et d’universités fournissant du sou-
tien juridique gratuit aux victimes.
« Quand j’étais jeune, j’étais fière de dire que
j’étais britannique. C’est ini, parce qu’on nous a
refusé d’être à la fois noirs et britanniques »,
explique Glenda Caesar. Quant à Anthony
Bryan, il dit se sentir désormais mieux à la
Jamaïque, qu’il n’a vraiment découverte que
tout récemment, dûment muni de son passe-
port britannique. Quand on l’a rencontré, in
mai, il revenait d’un séjour de plusieurs mois
dans l’île : « Là-bas, au moins, j’arrive à penser à
autre chose qu’au scandale. »
59
Loin des demeures avant-gardistes
que l’architecte mort en 1981 avait
réalisées pour la haute bourgeoisie
milanaise pendant toute sa carrière,
Tomaso Buzzi it surgir de terre, en
Ombrie, à la in des années 1950,
La Scarzuola, miroir de son monde
intérieur. À l’automne 2022, le
photographe italien Stefan Giftthaler
a arpenté dans la brume les
sept théâtres qui constituent cet
ensemble unique fait de références
mythologiques et ésotériques.

Photos Stefan GIFTTHALER

LA CITÉ
Texte Allan KAVAL

DES
SONGES.
LE PORTFOLIO

Le théâtre
à l’ancienne de
La Scarzuola,
à Montegabbione,
en Ombrie.

61
Le temple
d’Eros.
 LE PORTFOLIO

DANS SON DOMAINE DE LA SCARZUOLA, en Ombrie, l’archi-

tecte italien Tomaso Buzzi (1900-1981) a donné corps à la matière
des rêves. En retrait du monde, ce représentant de l’avant-garde
milanaise des années 1920 et 1930 a commencé la construction de
cet ensemble onirique et ésotérique en 1958 sur les terrains d’un
couvent bâti sur le site où, selon la tradition, saint François d’Assise
aurait demeuré, huit cent quarante ans plus tôt, dans un abri fait de
plantes marécageuses (scarza). L’architecte, né dans une famille lom-
barde fortunée, a élu domicile dans cette région centrale de l’Italie,
qui jouxte la Toscane, les Marches et le Latium, après une carrière
passée à assouvir les désirs de beauté de la plus haute bourgeoisie
milanaise, en tant qu’architecte, décorateur et designer. Au monde
qu’il sert, prospérant à l’ombre du fascisme puis dans les années
brillantes de l’après-guerre du miracle économique italien, il a
contribué à offrir des demeures princières aux lignes claires.
Pourtant, dans son couvent, Tomaso Buzzi veut quitter un univers
régi par les lois de la puissance économique et du goût du moment
pour mieux embrasser une existence plus introspective et spirituelle.
Désormais architecte pour lui-même – de lui-même –, il abandonne
radicalement son esthétique d’avant-garde et la pureté de ses angles
droits pour faire sortir de terre un monde labyrinthique et symbo-
lique, relet de son imaginaire. Tomaso Buzzi compose une antholo-
gie architecturale en sept théâtres, parcourus de motifs occultistes et
de citations à des édiices du passé, rappelant sa vocation de grand
collectionneur. On reconnaît dans le tuf de La Scarzuola des formes
empruntées à la villa Adriana, bâtie au IIe siècle près de Rome, ainsi
qu’à la villa d’Este voisine, chef-d’œuvre de l’architecture italienne du
Seicento. Près d’un théâtre à l’antique, Tomaso Buzzi a érigé une
acropole imaginaire où les lieux et les époques sont réunis par les
artifices de la mémoire. Le Parthénon y jouxte le Colisée et le
Panthéon, tous trois dominés par la silhouette d’un campanile italien.
Seule forme humaine émergeant de ce labyrinthe aussi désert qu’une
gravure d’architecture, un monumental buste nu de femme se tient
à l’emplacement choisi par Tomaso Buzzi pour ériger son « temple
d’Eros », achevé par son neveu et actuel maître des lieux, Marco
Solari. À un point bas du jardin s’élève la Tour de la méditation et de
la solitude, une fausse ruine percée d’ouvertures en spirale.
« Je dois obtenir la fascination de l’inachevé qui est similaire à celle des
ruines, les deux donnant à l’architecture cette quatrième dimension
qu’est le temps. » Cette citation attribuée à Tomaso Buzzi illustre le
programme d’un créateur qui ne renoncera à construire son œuvre
intime que trois ans avant de mourir. Inspiré par les peintres italiens
du XVIIIe siècle, l’architecte semble avoir vu à travers les ruines le
symbole d’un point de passage entre le monde des vivants et le
monde des morts. Son corps ne repose pas à La Scarzuola. Tomaso
Buzzi y a pourtant bâti un mausolée à son âme. Sa création, a-t-il
écrit, représente le « monde (…) dans lequel j’ai eu la chance de vivre
et de travailler, [monde] de l’Art, de la culture, de la mondanité, de
l’élégance, des plaisirs – aussi des vices, de la richesse, et des pouvoirs –
dans lequel, cependant, j’ai fait place à des oasis du recueillement,
d’étude, de travail, de musique et de silence (…) : le royaume de la
fantaisie, des fables, des mythes, des échos et des rélexions hors du
temps et de l’espace (…) Chacun peut y trouver des échos du passé
même et des notes de l’avenir… » C’est ce monde où les obsessions
singulières d’un homme peuvent entrer en résonance, d’une époque
à l’autre, avec celles de tous ses semblables que le photographe vivant
à Milan Stefan Giftthaler a arpenté, en recueillant les relets sur pel-
Stefan Giftthaler

licule avec son appareil « moyen format », dans les brumes d’un matin
chassées au il des heures par un grand soleil d’automne.
LA SCARZUOLA, À MONTEGABBIONE (OMBRIE), EST OUVERTE AUX VISITEURS.
LASCARZUOLA.IT

63
 LE PORTFOLIO

Le Théâtre
de l’eau.

Page de gauche,
la Tour de Babel.
À l’intérieur,
Stefan Giftthaler

une pyramide
de verre
représente
une gamme et
ses sept octaves.

65
 LE PORTFOLIO

La Tour de la
Stefan Giftthaler

méditation et
de la solitude,
avec l’Escalier de
la vie (à gauche),
qui y mène.

66
 LE GOÛT

Le CHEVEU prend du volume.

LE SECTEUR DES PRODUITS CAPILLAIRES EST EN PLEINE CROISSANCE,
SUSCITANT L’APPÉTIT DES ACTEURS TRADITIONNELS DE LA COSMÉTIQUE.
L’OFFRE DE SOINS MONTE EN GAM M E DEPUIS LES SÉRUMS EXPERTS
POUR LE CUIR CHEVELU JUSQU’AUX BROSSES SOPHISTIQUÉES.

Texte Claire DHOUAILLY — Illustrations Léa TAILLEFERT

69
 LO N G T E M P S , L E S E C T E U R D E S
P RODUITS CAP ILLAIRES se partageait en
trois catégories bien étanches : des produits
de grande surface à petit prix, des formules
traitantes dermatologiques en pharmacie et
des marques, dites « pros », chez les coif-
feurs, avec des propositions plus sophisti-
quées et aussi plus chères. Tout cela, c’était
avant, avant l’arrivée de marques de niche
clean et séduisantes – Typology, Gallinée,
Coco & Eve –, avant que les coiffeurs en vue
proposent leurs propres références
– Delphine Courteille, David Lucas, Cut by
Fred – et que les poids lourds du soin de la
peau investissent le terrain. C’est ainsi que
Guerlain vient tout juste de lancer trois pro-
duits pour les cheveux dans la gamme
Abeille royale, déjà connue pour ses crèmes
visage anti-âge, après le coup d’essai réussi,
en 2022, de l’Huile-en-Sérum jeunesse. Ce
complexe traitant pour les cheveux et le cuir
chevelu s’est placé, dès son lancement, en
tête des soins capillaires de luxe chez
Sephora et ses ventes continuent d’augmen-
ter. Ce leuron de la cosmétique française
est aujourd’hui loin d’être la seule marque
de soin de la peau à proposer des produits
70
capillaires. Augustinus Bader, Barbara
Sturm et tout récemment Nuxe ont égale-
ment su se faire une place sur un marché
qui semblait figé, et il se murmure que
d’autres acteurs cosmétiques vont suivre
dans les deux prochaines années.
Si ces labels débarquent au rayon capillaire
haut de gamme, c’est pour une raison
simple : le secteur est en pleine croissance.
« Nous avons observé durant la crise due au
Covid-19 l’expansion d’une demande de pro-
duits plus sophistiqués, avec des routines
originales. Cette catégorie est maintenant en
importante progression », constate Frédéric
Bonté, directeur de la recherche chez
Guerlain. La marque Sisley, qui avait lancé
le mouvement, dès 2018, avec Hair Rituel, a
doublé son chiffre d’affaires sur le capillaire
pendant la période de la pandémie. « Le
marché de la beauté de luxe en général est en
forte croissance, davantage que celui des
produits de grande consommation. Le secteur
du capillaire en est l’une des illustrations, un
phénomène qui s’est accéléré en 2020 avec
la fermeture des salons de coiffure »,
conirme Sarah Balcon, experte beauté pour
le cabinet de tendances Carlin. L’intérêt
grandissant des consommateurs pour des
produits cheveux plus luxueux proite à cer-
tains noms installés, comme Kérastase,
appartenant au groupe L’Oréal. « Sur le mar-
ché du soin du cheveu qui monte en gamme,
la croissance de la division produits profes-
sionnels est notamment tirée par la perfor-
mance de la marque Kérastase, qui passe
pour la première fois la barre symbolique du
milliard d’euros de chiffre d’affaires », peut-
on lire dans les résultats annuels du groupe.
Oh My Cream !, concept store qui a bâti sa
réputation sur sa sélection de soins clean et
pointue, connaît depuis un an une explosion
de la demande en matière de capillaires
techniques, avec des marques au position-
nement premium comme Coelho Beauty,
Léa Taillefer t pour M Le magazine du Monde
Ceremonia, Delphine Courteille, Leonor
Greyl. Les brosses de luxe, comme La Bonne
Brosse, tirent également leur épingle du jeu.
Le succès est tel que Pauline Laurent et
Flore des Robert, les fondatrices de la
marque, annoncent pour septembre l’arri-
vée d’une ligne de produits « clean et très
haut de gamme », Cair. « C’est l’équivalent de
luxe du système “basic 3 temps” de Clinique
mais pour le cheveu. Destiné à traiter
 LE GOÛT
l’écosystème capillaire comme un tout – cuir
chevelu, racines, longueurs –, il est fabriqué
en France et présenté dans des flacons de
verre ressourçables », dévoile Flore des
Robert. Un bon point écologique à saluer, le
secteur du capillaire étant encore assez en
retard en la matière, même si des initiatives
sont à noter, comme les bouteilles de sham-
pooing rechargeables de Kérastase.
Ce bouleversement du secteur témoigne
également d’un changement de para-
digme. « La tendance de la “skiniication”
est passée par là, une approche qui remet le
cuir chevelu au centre de toutes les atten-
tions et implique de traiter ses cheveux avec
autant d’attention et d’exigence que son
visage », analyse Sarah Balcon. Un aspect
sur lequel les marques de cosmétiques
pour la peau ont une vraie carte à jouer,
celle de valoriser leur expertise cutanée.
Selon la société d’études Mintel, aux États-
Unis 30 % des consommateurs recherchent
dans leurs produits capillaires des ingré-
dients inspirés du soin de la peau.
Guerlain a ainsi choisi de capitaliser sur ses
recherches de pointe autour des richesses
de la ruche. « De la bonne santé du cuir che-
velu dépend la qualité de la ibre capillaire.
Or, le cuir chevelu est de la peau. Abeille
royale concentre plus de dix ans de recherche
sur le pouvoir de réparation jeunesse du miel
pour la peau, et nos chercheurs ont étudié et
conirmé l’intérêt de nos miels pour cette
surface spéciique qu’est le cuir chevelu »,
explique Frédéric Bonté, qui aime rappeler
que ce lancement n’est pas une première
pour Guerlain : ce fut l’un des premiers
parfumeurs à commercialiser des produits
cosmétiques pour la chevelure, entre 1835
et 1850. « À l’époque, la marque utilisait de
la quinine, qui venait juste d’être décou-
verte par deux pharmaciens français »,
Centre Pompidou
Avec le soutien de
“L’offre en soins capillaires
va continuer à se renforcer.
Elle sera complétée
par des outils high-tech
ciblant des problématiques
spécifiques, comme la
croissance et la repousse
du cheveu. On peut aussi
imaginer cibler l’âge
et le profil hormonal.”
Sarah Balcon, du cabinet de tendances Carlin.
poursuit le scientiique. Si le cuir chevelu
est de la peau, il présente de vraies diffé-
rences avec celle du visage, en termes
d’épaisseur, de vascularisation, d’innerva-
tion, de sécrétions et par la présence des
cheveux. Les besoins sont donc différents
et le travail de formulation ne se contente
pas d’une simple variation de textures.
Barbara Sturm, médecin esthétique alle-
mande, a longuement travaillé sur sa gamme
pour mettre à proit son expertise. Sa ligne
Molecular Hair & Scalp, explique-t-elle, est
conçue pour favoriser l’écosystème du cuir
chevelu, son microbiome très spéciique et
sa santé – et, par là même, celle des cheveux.
« L’inlammation est au cœur de tout mon
travail. Dans le cycle capillaire, elle est un
déclencheur qui pousse le follicule pileux à
quitter la phase de croissance. Les
Norman Foster
En partenariat média avec
ingrédients entrant dans la composition de
mes soins capillaires visent à garder l’inlam-
mation sous contrôle pour prolonger la phase
active du follicule et conduire à des cheveux
plus longs, plus sains et plus volumineux. »
Portée par cette nouvelle demande des
consommateurs, la marque René Furterer,
qui depuis 1957 clame l’intérêt d’un cuir
chevelu sain pour favoriser la santé et la
beauté des cheveux, a vu les ventes de son
produit historique, le Complexe 5 – une
huile avant shampooing stimulant le
scalp –, augmenter de 152 % en France
en 2022. Les années à venir s’annoncent
riches en lancements. « L’offre en soins capil-
laires innovants va continuer à se renforcer,
estime Sarah Balcon. Elle sera complétée par
des outils high-tech ciblant des probléma-
tiques spéciiques, comme la croissance et la
repousse du cheveu. On voit déjà des brosses
ou masques-casques utilisant des LED et des
vibrations massantes. Comme dans le secteur
du soin, les propositions devraient s’afiner
vers encore plus de sur-mesure, avec des dia-
gnostics capillaires plus performants grâce à
l’IA, ainsi que des soins élaborés pour les che-
veux texturés (bouclés, frisés et crépus) moins
bien servis aujourd’hui. On peut aussi imagi-
ner cibler l’âge et le proil hormonal. »
Reste à espérer que cet élargissement des
choix permettra à chacun de consommer
des formules mieux adaptées à ses besoins
et d’obtenir ainsi plus de résultats tout en
réduisant le nombre de produits dans sa
salle de bains. Là était l’objectif du coiffeur
Olivier Lebrun, coiffeur de studio et fonda-
teur du salon OLAB Paris, lorsqu’il a créé,
en 2019, sa brosse de soin pneumatique en
soie de sanglier et manche en bois de hêtre
façonné à la main : revenir à un geste simple,
eficace et écologique pour la santé du cuir
chevelu et la beauté des cheveux.
Exposition | 10 mai – 7 août 2023
réservation conseillée
sur centrepompidou.fr
 LE GOÛT

Édouard DUMOND
TÊTE CHERCHEUSE

au régime californien.

U N CO M PTO I R E N FO R M E D E mobilier dans son atelier. Il crée une

HARICOT, des alcôves blanches typi­
quement méditerranéennes, des pal­
miers, des cactus, un mur en bois exo­
tique, des sols en carreau de terre cuite…
La première boutique de l’enseigne
Modetrotter, dans le quartier des Halles,
à Paris, se lit comme un recueil de souve­
nirs de voyage en 3D imaginé par le desi­
gner et architecte d’intérieur Édouard
Dumond. Une ode aux périples qui ont
formé l’œil de ce trentenaire autodidacte.
C’est en Californie qu’il tombe amoureux
de l’architecture moderniste, il y a quinze
ans, avant que ce mouvement ne
devienne à la mode. Les villas d’Albert
Frey, à Palm Springs, et de John Lautner,
à Los Angeles, lui tapent dans l’œil, « pour
la simplicité, la géométrie des construc-
tions et le choix des matériaux ».
Plus tard, son travail sur des chantiers du
monde entier lui permet de se familiari­
ser avec le métal, dont il collecte des
chutes qu’il soude pour fabriquer du
table qu’il diffusera ensuite grâce à
Instagram et au bouche­à­oreille, puis
dessine la lampe MC comme une micro­
architecture en métal, avant de passer à
l’échelle supérieure et de réaliser des
projets d’architecture intérieure pour des
particuliers. Sa compagne, Marie
Courroy, fondatrice de la marque
Modetrotter, partage avec lui ce goût du
voyage que l’on retrouve dans le vestiaire
de l’enseigne. De ce souffle d’ailleurs,
Édouard Dumond a teinté son nouveau
daybed distribué sur son compte
Instagram dont le matelas, tapissé d’un
motif aquatique dessiné par l’artiste
Guillaume Grando (dit Supakitch), est
posé sur une structure aux pieds métal­
liques arrondis comme des rampes de
piscine. Un meuble qui fait la synthèse
entre rigueur moderniste et sensualité
californienne. Marie GODFRAIN
MODETROTTER.COM

TANDEM Sport de VILLE.

On ne change pas une équipe qui gagne. Pour la deuxième fois, la créatrice de mode
britannique Margaret Howell – qui préfère qu’on parle d’elle comme d’une « conceptrice
de vêtements » – s’associe à la marque de polos Fred Perry dans le cadre d’une collection

Vince Perraud (× 2). Édouard Dumond. Margaret Howell

capsule, pensée aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Réputée pour son
vestiaire de belle facture, sobre et classique, la designer adepte des dufle-coats, des
tricots rustiques et des pantalons en toile solide ajoute ici une tonalité naturellement plus
sportswear à ses créations. Passionnée d’athlétisme depuis l’enfance, Margaret Howell,
aujourd’hui âgée de 76 ans, s’est beaucoup inspirée d’images de sportifs en action
lorsqu’elle a commencé à dessiner des vêtements. Forte de ses souvenirs, elle a imaginé,
dans une palette épurée de noir, de blanc cassé, d’écorce d’orange et de kaki foncé,
huit pièces, dont un débardeur en molleton, un jogging aux allures de tailleur-pantalon
et un sweat-shirt côtelé à col vareuse. Elle a eu tout le loisir de puiser dans les archives
de Fred Perry pour créer cette collection de basiques décontractés qui reste cependant
idèle à son style « campagne anglaise ». Sophie ABRIAT
COLLECTION FRED PERRY × MARGARET HOWELL, PRINTEMPS-ÉTÉ 2023, DE 28 € À 210 €.
EN VENTE DEPUIS LE 19 JUIN. MARGARETHOWELL.FR

72
 Sac Arçon, en cuir,
disponible aussi
en toile de coton,
Hermès, 6 650 €.
hermes.com

FÉTICHE Son grain de SELLE.

Reconnaissables entre tous, les sacs les plus célèbres de la maison Hermès continuent de susciter les convoitises après des décennies
d’existence et en dépit du rythme effréné des tendances. Même pour les non-initiés, évoquer un Kelly ou un Birkin fait aussi bien
référence auxdits modèles qu’aux femmes qui les ont inspirés. Cependant, le cœur de métier du maroquinier français continue de se
développer au gré des saisons avec de nouvelles propositions accompagnant les collections de prêt-à-porter. Ainsi du sac Arçon,
dévoilé pour la première fois en octobre, lors du déilé printemps-été, inspiré par l’univers équestre cher à la marque, avec sa forme
de quartier de selle et sa large boucle façon étrivière pour régler la bandoulière. S’ajoutent à son volume généreux et son porté urbain
une poche extérieure et un mousqueton qui permet d’accrocher les accessoires de son choix. Texte et réalisation Fiona KHALIFA
— Photo Clémentine PASSET — Scénographie Lune KUIPERS
 LE GOÛT

MAKING OF

Une MODE
faite Maison.
LA DESIGNER JEANNE DAMAS,
FONDATRICE DU LABEL ROUJE,
ET LE CRÉATEUR MALIEN LAM INE
BADIAN KOUYATÉ, À LA TÊTE
DE XULY.BËT, ONT IMAGINÉ
TROIS PIÈCES AU BÉNÉFICE
DE LA MAISON DES FEM M ES,
À SAINT-DENIS. Texte Sophie ABRIAT

SUR LE PAPIER, on n’aurait pas forcé-

ment misé sur cette collaboration. L’association
entre Jeanne Damas, inluenceuse-entrepreneuse,
et Lamine Badian Kouyaté, créateur malien ins-
tallé à Paris, pionnier de l’upcyling, peut en effet
surprendre, tant leurs univers créatifs semblent
éloignés. Un style qui surfe sur l’éternel cliché de
la Parisienne pour la première, une esthétique
do-it-yourself inspirée du grunge et du funk pour
le second. Pourtant, les deux stylistes se sont rapi-
dement trouvé des points communs. « Le Paris de
Jeanne n’est pas uniforme, il agrège des inluences
multiculturelles et des ambiances de quartier très
différentes. On partage la même vision d’une
femme émancipée et, je crois, la spontanéité », sou-
ligne Lamine Badian Kouyaté. « Les collaborations
sont plus intéressantes quand elles ne tombent pas
sous le sens », renchérit Jeanne Damas, qui a fondé
sa marque, Rouje, en 2016.
Le duo s’est rencontré l’an dernier par l’intermé-
diaire de la chanteuse malienne Inna Modja, mar-
raine de la Maison des femmes (MDF), une asso-
ciation installée à Saint-Denis qui prend en charge,
grâce à son unité de soins, des femmes victimes de
violences. « Nous étions tous les deux présents à la
cérémonie de remise de l’ordre national du Mérite à
Inna et le courant est tout de suite passé entre
nous », poursuit le créateur, qui a inspiré un des
personnages du film Prêt-à-porter (1994), de
Robert Altman. Depuis quelques années, Jeanne
Damas crée sous son label des collections capsules
dont les bénéices sont reversés à la MDF, fondée
en 2016 par la gynécologue Ghada Hatem.
Aujourd’hui, on compte une vingtaine de struc-
tures similaires, à Marseille, à Tours, ou à
Rennes… En 2021, l’entrepreneuse est devenue
ambassadrice de l’association, lui offrant de la
La comédienne Alma Jodorowsky
porte la jupe Delphine Rosier,
les comédiens Vassili Schneider
(en haut) et Finnegan Oldfield
(ci-contre) le tee-shirt Waris, des
pièces issues de la collaboration
de Xuly.Bët et Rouje.
engagée, s’enthousiasme-t-elle. Les stylistes de
mon équipe sont fans de sa marque, je me suis dit
qu’on avait quelque chose à faire ensemble ! »
Habitué des collaborations solidaires, le fondateur
de Xuly.Bët (« ouvre grand les yeux », en wolof) a
tout de suite accepté le projet et a proposé à
Jeanne Damas de déiler pour les 30 ans de sa
marque pendant la fashion week d’octobre 2022.
« C’était un joyeux bordel en pleine rue, j’ai adoré !
Je n’avais pas déilé depuis le show La piscine de
Jacquemus, en 2013. », raconte Jeanne Damas.
Ensemble, ils ont créé trois pièces – une robe, une
jupe, un top – disponibles en deux imprimés (lo-
raux et à pois) et un tee-shirt mixte. Les modèles
Stretch sont inspirés des archives de Xuly.Bët,
revisités façon Rouje : les traditionnelles sur-
piqûres de Lamine Badian Kouyaté laissent place
à une inition en dentelle. Chaque pièce, fabri-
le plus de rayonnement à la Maison des femmes.
Résultat : un casting cinq étoiles dans lequel on
retrouve aussi bien les actrices Emmanuelle Béart
et Guslagie Malanda, la créatrice Nix Lecourt
Mansion, les musiciens Inna Modja et Ichon, l’au-
trice Camille Aumont Carnel, la peintre Inès
Longevial et des muses comme Suzi de Givenchy
et Kristina De Coninck. « Pour les photos, on vou-
lait quelque chose qui fasse écho au travail de
Malick Sidibé et de Seydou Keïta, alors on a ima-
giné des fonds loraux ou des shoots en pleine rue.
C’est Jeanne, avec son Lumix, qui a pris les photos,
pour un côté spontané », explique Lamine Badian
Kouyaté. Tous les bénéices de la collection seront
versés à la Maison des femmes. Depuis 2020, les
dons de Rouje ont permis notamment d’aména-
ger un bloc opératoire et une salle de repos au
sein de la Maison de Saint-Denis.
Jeanne Damas

visibilité grâce à son million et demi de fol- quée à Paris en édition limitée, se porte de diffé-
COLLECTION ROUJE & XULY.BËT POUR LA MAISON
lowers sur Instagram. « Lamine est une icône de rentes façons, permettant une multitude de looks. DES FEMMES, DISPONIBLE À PARTIR DU 28 JUIN
la mode, un créateur pionnier de la mode Ils ont réléchi à une campagne qui pourrait offrir DANS LES BOUTIQUES ROUJE ET SUR ROUJE.COM

74
 De gauche à droite et de haut en bas,
L’Eau des immortels, Voyages imaginaires, 195 € les 75 ml.
voyagesimaginairesparfums.com
Une figue, Obvious, 110 € les 100 ml. obviousparfums.com
Dioriviera, Dior, 265 € les 125 ml. dior.com
Sables, Goutal, 190 € les 100 ml. goutalparis.com

VARIATIONS Concentrés d’ÉTÉ. On résume souvent les fragrances d’été à des colognes fraîches. Or il existe des
alternatives complexes et puissantes, les parfums qui célèbrent la igue et la leur d’immortelle. Classique du genre créé en 1985 par
Annick Goutal, Sables rend hommage à la senteur chaude et épicée de l’immortelle corse, avec un sillage solaire. Aujourd’hui, sa ille,
Camille Goutal, livre avec Isabelle Doyen pour Voyages imaginaires sa vision de la petite leur jaune dans une composition 100 % natu-
relle où la vanille, la fève tonka et un accord aux accents chocolatés jouent la carte de la volupté. Dans Une igue, d’Obvious, l’immortelle
est associée à la senteur verte et lactée de la igue, ainsi qu’à un accord iodé, tandis que Dioriviera, première création de Francis Kurkdjian
en tant que directeur de création des parfums Dior, associe la feuille verte du iguier à la rose de mai sur un fond musqué plein de
douceur. Texte Claire DHOUAILLY — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Clémentine PASSET – Scénographie Lune KUIPERS
 LE GOÛT

LIBREMENT INSPIRÉ

L’ÎLE aux
DÉCLARATION D’AMOUR AUX TERRES
parfums.
D’EXCEPTION où poussent les plantes à parfum, la
marque Nissaba, qui vient de décrocher le
prix 2023 de l’innovation responsable de la
Fragrance Foundation, signe cinq créations hono-
rant chacune un continent. Avec Grande île, elle
propose une escapade à Madagascar, jardin le
plus odorant du monde. Patchwork d’effluves
exotiques et brûlants, ce parfum met en scène
une gousse de vanille épicée de poivre noir, de
baie rose et de girole, exclusivement des ingré-
dients cultivés sur l’île aux parfums, riche d’une
inestimable biodiversité. « Nous voulons
construire un pont entre les familles de cultivateurs
et les clients qui cherchent à avoir un impact posi-
tif sur la planète », précise Sébastien Tissot, cofon-
dateur de la marque, qui reverse une partie de ses
bénéices aux communautés locales. Cet engage-
ment vaut aussi pour le lacon, en verre recyclé.
Deux fois plus léger qu’un lacon classique, sur-
monté d’un bouchon en bois, il ne porte aucune
étiquette ain d’éviter la colle, l’encre et le papier.
Voyager loin en réduisant son empreinte car-
bone, c’est encore possible. Lionel PAILLÈS
GRANDE ÎLE, DE NISSABA, 160 € LES 100 ML. NISSABA.COM

VU SUR LE NET Des ARCHIVES très personnelles.

Archyvio est une galerie en ligne d’objets rares crée en 2021 par les Suisses Lilya Turki,
ex-directrice artistique à Londres, et Antonio Fazio, designer. « On peut dire qu’Archyvio

Stephane Frances/Only world. Nissaba. François Coquerel

est né lorsque nous avons commencé à collecter des objets de manière spontanée, il y a
une dizaine d’années. Puis nos goûts se sont précisés et notre collection a grandi de
manière plus réfléchie, autour de formes, de teintes, de textures. » Une collection consti-
tuée au il des brocantes ou des ventes aux enchères, sans contrainte de style ni d’époque.
Le duo a la bonne idée de l’emporter avec lui lorsqu’il déménage à New York. « La période
particulière du Covid nous a permis d’avoir du temps pour photographier nos objets et
créer notre site pour les mettre en vente. Le développement de ce projet en parallèle de
nos métiers nous a portés pendant cette période sombre. » Façon galerie de portraits,
des images léchées présentent chaque pièce – quand cela est nécessaire restaurée dans
les règles de l’art – et s’accompagnent d’un texte explicatif détaillé. Actuellement, le
tandem de curateurs réléchit à des lieux pour montrer sa sélection. « Afin de pouvoir
partager notre passion et échanger avec le public. » Litza GEORGOPOULOS
ARCHYVIO.COM

76
L’heure d’été, Olivier Assayas © MK2 SA - France 3 Cinéma

Devenez membre du
club ciné en ligne
de mk2

Chaque semaine des films rares, curieux et géniaux

à voir gratuitement sur mk2curiosity.com
Jean Colonna,
chez lui, à Marseille,
le 30 mai. Ci-dessus
à droite et ci-contre,
le sac Brillant
l’XXL, fruit de sa
collaboration avec
le maroquinier
Delvaux. Ici,
son carnet
de croquis.
LE GOÛT
DAN S SON AP PARTEMENT
MARSEILLAIS, Jean Colonna a étalé
sur le canapé toutes les affaires à
mettre dans sa valise pour iler dans
quelques heures vers le Japon, la
Corée et la Chine. Opération pro-
motion pour le dernier sac, com-
mercialisé depuis le 8 juin, qu’il a
créé avec Delvaux. Le maroquinier
belge haut de gamme n’a jamais eu
peur de collaborer avec des créa-
teurs connus pour leur fort tempé-
rament (Martin Margiela dès 1983,
Walter Van Beirendonck en 2001).
Jean Colonna voyagera d’ailleurs
avec un modèle de son cru. Le noir,
son préféré, admirablement patiné
à force de l’avoir trimballé pour
faire ses courses autour du Vieux-
Port ou accroché au guidon de sa
moto. « J’aime l’idée qu’on le balance
sans ménagement, explique-t-il au
sujet de cet accessoire à 9 500 euros.
Le luxe, pour moi, c’est vivre avec
ses trésors, pas les protéger. Quand
vous ramenez un mec dans votre
chambre, vos vêtements finissent
jetés par terre, non ? Vous n’allez pas
chercher le cintre pour accrocher la
veste ou faire une démonstration de
pliage en quatre. »
Tension sexuelle et matières mises à
rude épreuve quelle que soit leur
valeur : la signature Colonna.
Pantalons en skaï moulants, vestes
coupées bords francs, chemisiers
aux coutures apparentes dans les
années 1990 ; débardeurs en maille
de cachemire du Népal si ine qu’elle
se filait comme un collant,
entre 2014 et 2018 ; sac taillé dans un
cuir de veau suisse à trimballer par-
tout aujourd’hui… Tout, plutôt que
de paraître propret – ou, pire, « bour-
geois ». Pour Delvaux, dont il
connaissait le PDG, Jean-Marc
Loubier, rencontré quand celui-ci
était encore cadre chez Louis
Vuitton, Jean Colonna a revu à sa
façon le Brillant, un modèle de 1958,
gribouillant dans un carnet « deux,
trois crobards », et alignant inlexi-
blement ses exigences : grande
taille, doublure en toile de coton,
boucle massive mais sans fermoir,
surtout pas de bandoulière. D’abord
introduit en édition limitée en 2019,
le sac baptisé Brillant l’XXL [sic]
entre en juin dans l’offre perma-
nente du maroquinier bruxellois
(détenu par Richemont depuis 2021),
décliné en versions inédites, comme
celle dotée d’un motif camoulage
peint à même le cuir.
Un fourre-tout pour fuir, pourquoi
pas, et, si possible, sans se
retourner : « Je ne sais pas ce que
veulent dire nostalgie ou regret. »
Fils d’un pharmacien ayant quitté
Oran pour Aix-en-Provence au
milieu des années 1960, Jean
Colonna aime boucler les valises. Il
raconte sans sentimentalisme le sac
« bourré de tee-shirts, chaussettes,
slips, et rien d’autre », rempli à la
hâte devant l’huissier qui ixait des
scellés lorsque, à ses débuts, il avait
dû déposer le bilan avant que le
business ne redécolle. Ou le démé-
nagement d’il y a quelques mois, de
Paris pour Marseille, las de
La vie
oversize de Jean
COLONNA.
DÉLESTÉ DE SON LABEL DE MODE ET
DE SA BOUTIQUE PARISIENNE, LE CRÉATEUR
DES ANNÉES 1990 A PRIS LE LARGE
EN S’INSTALLANT À MARSEILLE. IL VIENT DE
PRÉSENTER À L’INTERNATIONAL SON
FORMAT XXL DU SAC BRILLANT SIGNÉ DELVAUX,
QUI INTÈGRE DÉSORMAIS LES COLLECTIONS
PERMANENTES DU MAROQUINIER BELGE.
Texte Valentin PÉREZ — Photos Claire GABY
naviguer dans la capitale « comme
sur un bateau, au ralenti, avec
l’ancre qui racle le fond ».
Après avoir mis in à son label per-
sonnel en 2018 et fermé la boutique
de la rue Debelleyme, dans le Marais,
« à cause de cette crainte, obsession-
nelle chez moi, de faire la collection
de trop », il a mis aux enchères chez
Piasa, comme on se libère du super-
lu, poteries, masques et sculptures
africains ou asiatiques, lampes
Noguchi, meubles Astuguevieille,
pendule Jaeger-LeCoultre, ainsi que
des dizaines de livres de photo-
graphes admirés, Nan Goldin,
Mapplethorpe, Bruce Weber,
Juergen Teller. « Je regardais mes
objets comme on regarde son vieux
mari ou son vieux chien. » De ce
fatras d’esthète, il n’a conservé
qu’une poignée d’archives et un sac
Hermès que son père avait un jour
offert à sa mère. Ce qu’il a le mieux
préservé reste ce plaisir à observer
les passants dans la rue : « Marseille,
c’est le summum du look, notamment
chez les mecs. Total look rose pâle,
imprimé jungle, faux Gucci, la tong
nickel, la gourmette, la lunette… À
côté, le Parisien est un plouc. »
De sa « génération », Martin
Margiela, Ann Demeulemeester ou
Helmut Lang ont laissé des griffes,
abandonnant à des directeurs
artistiques le soin de réinterpréter
leur héritage. Lui ne compte pas de
successeur, plus de marque à son
nom. « Et alors ? Mon nom, on s’en
fout », évacue-t-il, sourcil levé der-
rière les lunettes fumées. Ne lui
manquent de toute façon ni les déi-
lés ni les mondanités, seulement,
peut-être, la quête esthétique qui
consiste à combiner des vêtements,
à faire dialoguer un débardeur
échancré et un pantalon à zips.
Parmi les créateurs du moment
qu’il continue de scruter en ligne, il
retient le talent brut de Marine
Serre, au milieu de la profusion de
précollections, capsules, collabora-
tions, collections croisière des
marques plus établies… N’aurait-il
pas aimé tout de même vivre ce
grand boom de la mode devenue
une pop culture, avec croissance à
deux chiffres et profusion de sil-
houettes ? « C’est comme si vous me
montriez un pantalon taille 34, en me
demandant : “Ça vous dirait de ren-
trer dedans ?”, plaisante-t-il en dési-
gnant son embonpoint. La question
ne se pose même pas. » Sa vie, désor-
mais, ile en baignades entre plages
des Goudes ou des Catalans, en
conversations entre copains, en
heures passées à paresser seul, « à
plat ventre sur le lit ». Cela ressemble
à la retraite ? Il balaie le mot dans
une volute de Gold Coast : « Je reste
ouvert aux possibles. »
Il y a quelques mois, il a esquissé le
projet de redessiner en blanc et kaki
les chambres du Provençal, un
hôtel sur la presqu’île de Giens
(Var), dont l’authenticité a su, au il
du temps, fidéliser bon nombre
d’inconditionnels. Il connaît les pro-
priétaires, la famille Michel, depuis
sa première venue au Festival inter-
national de mode d’Hyères, en
1992, où il a fait des siennes. « Avec
Helmut [Lang] et d’autres, nous
avions improvisé une fête dans la
chambre de Claire Dupont [créatrice,
décédée en 2007], raconte-t-il. On a
sorti tous les meubles sur le balcon,
retourné les rideaux, mis la radiocas-
sette, éclairé la pièce avec des cierges
que j’avais pris à l’église en y laissant
un billet de 500 francs. On buvait de
la vodka et on clopait partout, au
point que notre chauffeur avait pré-
féré troquer son beau car pour un
vieux bus du Racing Club de Toulon,
aux fauteuils déjà défoncés. »
Les Michel ne lui en ont pas tenu
rigueur, le traitant depuis en invité
de marque. Il n’est pas certain que
la rénovation du Provençal qu’il a
imaginée aboutisse. Mais elle lui a
permis de caresser l’idée de se pro-
jeter au-delà de la mode, cette voie
qu’il avait choisie dans un tête-à-
queue, après trois ans de fac de
médecine. Son père, malgré ses
réticences, avait adressé une lettre
à une lointaine connaissance ora-
naise, Charles Mathieu-Saint-
Laurent : en retour, c’est son ils,
Yves Saint Laurent, qui avait sug-
géré à Colonna de frapper à la
porte de l’École de la chambre syn-
dicale de la couture parisienne.
« La mode, au fond, a, comme la
médecine, la fonction de guérir,
songe-t-il aujourd’hui. Une robe ou
un pantalon dans lequel on se sent
bien peut apaiser autant qu’un com-
primé de Doliprane. »
79
 LE GOÛT

Sarah Nsikak
(page de droite)
dans son atelier
à New York,
le 22 mai. Elle
confectionne des
tableaux et des
vêtements à partir
de tissus chinés.

SOUS LES DOIGTS DE SARAH N SIKAK, BEAUTÉ DU GESTE

chaque tissu a droit à une nouvelle vie, que ce
soit sous forme d’habit ou de tableau textile. C’est
pourtant avec du papier que l’artiste américano-
nigériane née dans l’Okhlahoma a appris, enfant,
à manier le il et l’aiguille. Sa grand-mère, coutu-
rière nigériane émigrée aux États-Unis, hésitait
encore à lui conier ce qui deviendrait bientôt son
matériau de prédilection. « Au Nigeria, la coutu-
rière du village confectionne des costumes qui
accompagnent les étapes majeures de la vie, du
mariage aux veillées funéraires. C’est un rôle pres-
tigieux », raconte l’artiste de 32 ans. Chaque
membre d’une famille porte d’ailleurs le même
imprimé, comme une carte d’identité à leur de
peau. Dans cet esprit, Sarah Nsikak pense ses
œuvres textiles comme des étendards intimes et
les robes de son label, La Réunion, créé en 2019,
comme des tenues presque sacrées.
Grâce aux conseils de sa grand-mère, Sarah
Nsikak apprend à coudre en reproduisant les
modèles des catalogues qui arrivaient par la
poste. « J’utilisais de vieux tee-shirts usés, tout
souples, dont j’aimais beaucoup le toucher », se
souvient-elle. Astucieuse, la illette comprend
qu’elle peut assembler de petites chutes de tis-
sus les unes aux autres si elle manque de
matière première. « Les patchworks étaient loin
d’être à la mode et je trouvais des manières
subtiles de camoufler mon bricolage, en utilisant
des patchs à l’intérieur du vêtement ou en cou-
sant de la manière la plus propre et invisible pos-
sible. Aujourd’hui, au contraire, on aime les
imperfections, donc je suis beaucoup plus libre. Je
m’amuse à souligner les points en utilisant des fils
de couleur et je valorise un aspect plus brut »,
note la créatrice qui a fait du patchwork sa
marque de fabrique.
Inluencées par les quilts (sortes de courtepointes,
des couvertures doublées) de l’Amérique rurale
et profondément croyante où elle a grandi, les
PATCHWORK
d’influences.
PETITE-FILLE DE COUTURIÈRE NIGÉRIANE PASSÉE MAÎTRESSE
DANS L’ART DU PATCHWORK, LA CRÉATRICE NEW-YORKAISE
SARAH NSIKAK CONFECTIONNE DES TABLEAUX TEXTILES
ET DES VÊTEMENTS MÊLANT SES INFLUENCES AMÉRICAINES
ET AFRICAINES. BROUILLANT BRILLAMMENT LES PISTES
ENTRE ART CONTEMPORAIN ET MODE.
Texte Marie-Salomé PEYRONNEL — Photos Samantha CASOLARI
pièces de Sarah Nsikak sont avant tout une célé- ligne de vêtements, La Réunion, quant à elle,
bration de ses origines et des cultures africaines puise dans l’histoire des robes des femmes here-
si méconnues. « Pour notre entourage en ros en Namibie. Depuis plus de cent ans, ces
Oklahoma, où je suis née, l’Afrique se résumait aux robes ohorokova se réapproprient le style victo-
campagnes d’Action contre la faim, à la misère, rien des épouses des missionnaires allemands du
aux villages sans école. Il nous a fallu beaucoup de XIXe siècle – les oppresseurs des Hereros – tout
courage et de persévérance pour faire notre place en y ajoutant des couleurs vibrantes et voyantes.
et témoigner de la richesse de notre pays. » Si, pour Mais, contrairement aux tissus traditionnels
sa mère, cela est passé par le succès de son entre- typiques, Sarah Nsikak a un penchant pour les
prise et la création d’une petite Église, du côté de tons doux, comme lavés par le temps, qui
Sarah cette ierté se raconte avec du il et une donnent à ses vêtements sobres et confortables
aiguille, en retournant aux sources. Inspirée par une allure surannée et baignent ses travaux déco-
les drapeaux asafo, des artefacts militaires du ratifs d’une aura nostalgique.
Ghana, Sarah Nsikak commence ses tableaux tex- L’artiste élabore chacune de ses pièces dans son
tiles par une couche de tissu qui lui sert de toile, atelier lumineux, situé dans l’ancienne zone indus-
un lin épais par exemple. Sur lequel, elle coud à trielle de Bushwick, à Brooklyn. S’il lui arrive d’em-
la main, grossièrement, des formes de coton in. porter un patchwork chez elle pour le coudre le
Ce sont des silhouettes simpliiées et des sym- soir auprès de sa ille de 1 an, elle préfère l’atmos-
boles qui servent de clés de lecture : un oiseau phère de son studio rempli de tissus en vrac qu’elle
pour la paix, une hutte pour la communauté… Sa trouve dans les invendus des marques de

80

Triés par tailles et par
couleurs dans des bacs et
sur des étagères, les tissus
sont précoupés, prêts à
être utilisés. Le désordre
de chaque panier résulte
du tourbillon constant
des mains de l’artiste ou
de son assistante qui y
plongent pour y piocher
telle ou telle chute.
82
mode new-yorkaises ou dans des maga-
sins vintage. Triés par tailles et par couleurs
dans des bacs et sur des étagères, les tissus sont
précoupés, prêts à être utilisés. Le désordre de
chaque panier résulte du tourbillon constant
des mains de l’artiste ou de son assistante qui y
plongent pour y piocher telle ou telle chute.
Trois grands bureaux vides attendent les
ouvrages, assemblés tantôt à la machine tantôt
à la main, souvent en écoutant le podcast de
Katy Hessel, « The Great Women Artists ». « Mais
si je suis en train de composer la narration d’un
tableau ou la structure d’une robe, j’ai besoin de
silence pour réléchir », précise-t-elle.
Sur les murs blancs sont punaisés des bouts de
tissus qui ont une valeur sentimentale et des des-
sins d’oiseaux africains qu’elle vient d’utiliser
pour une nouvelle collection de pantalons et de
vestes. Aujourd’hui, pour honorer la centaine de
commandes mensuelles, la jeune femme fait
coudre la plupart des robes dans un petit atelier
du Garment District, à New York, mais elle conti-
nue d’assembler les différents tissus elle-même.
« J’ai toujours aimé faire avec mes mains, fabri-
quer, bricoler, réparer. Cette veste que je porte
aujourd’hui, je ne peux pas vous dire combien de
fois je l’ai reprisée ! », s’amuse-t-elle.
Pourtant, en dépit de sa passion précoce pour la
couture, la jeune femme se destinait d’abord à
une carrière d’athlète. Après quelques années
dificiles qui suivent la mort de sa grand-mère,
l’adolescente change d’orientation et entre à
l’université d’Oklahoma pour devenir psycho-
thérapeute. « J’avais lu un article sur un jeune
délinquant qui avait repris pied grâce à des
Sarah Nsikak
dans son atelier
new-yorkais.
séances d’art-thérapie, avant de devenir peintre.
Quoi de mieux que de donner à quelqu’un les res-
sources de s’en sortir par lui-même ? C’est
aujourd’hui encore mon intention en tant qu’ar-
tiste. » Sarah Nsikak aime partager son savoir-
faire, lors d’ateliers où elle enseigne comment
reprendre des vêtements ou faire des quilts.
C’est d’ailleurs par le biais du raistolage de vête-
ments anciens que la couture a refait surface dans
sa vie, lorsqu’elle était étudiante : « J’avais lancé
New Form sur abonnement, les membres recevaient
une boîte de vêtements vintage que j’avais moder-
nisés. Puis, à 21 ans, j’ai monté une marque de robes
sur mesure. On me demandait surtout des robes de
mariée. Mon style était confortable et ample. » Sans
l’avoir prémédité, elle s’engage dans la mode : « Je
suis partie à New York ain de travailler pour l’une
des rares marques tenues par une femme noire
ayant reçu un CFDA Fashion Award [la récom-
pense prestigieuse décernée par le Council of
Fashion Designers of America]. Mais on dit qu’il ne
faut jamais rencontrer ses idoles, n’est-ce pas ? », rit-
elle, avant de raconter comment elle s’est trouvée
exploitée et maltraitée. « Je n’étais pas payée, et j’ai
vu l’envers du décor, le greenwashing et les men-
songes. Cette expérience m’a dégoûtée. »
Heureusement, les collaborations suivantes sont
plus heureuses, notamment avec le magasin
Oroboro, à Soho, qui vend aujourd’hui ses robes,
avec la créatrice Karen Callahan et, plus récem-
ment, la marque Mara Hoffman, où elle rencontre
Chloé Guss, sa future associée pour La Réunion. En
parallèle de son travail, qui se résume le plus sou-
vent à des missions d’e-commerce, elle poursuit sa
pratique du patchwork et s’investit dans des
 LE GOÛT

’’ NONMES CHATONS,
ON N’EST PAS
DANS LE MÉTAVERS,
ON EST DANS
ateliers pour l’enseigner à des jeunes illes défavo-
risées dans le cadre de l’association Wide Rainbow.
Toutes les pièces du puzzle inissent par s’assem-
LE BEAUFORTAIN.’’
bler à l’été 2020 quand elle décide de se consacrer
pleinement à son activité artistique. « J’avais par-
tagé ma grande chambre en deux, un coin atelier et
un coin pour dormir. Je cousais toute la journée des
tableaux en tissu inspirés de proverbes africains Pour s’évader, il n’existe pas actuellement
ainsi que des robes en patchwork. Je postais mes d’outil plus puissant qu’une carte IGN.
créations sur Instagram après les avoir photogra- Claire et précise, elle peut vous emmener
phiées sur l’escalier de secours de mon immeuble, si très loin, à quelques heures de chez vous.
typique du paysage new-yorkais. Dans la minute,
quelqu’un achetait. C’était juste fou ! », se remé- Vous échapperez aux hordes de touristes
more-t-elle. « Chaque robe prenait dix heures à et ferez découvrir à vos enfants toutes sortes
faire, et je les vendais moins de 200 dollars. J’étais de mondes insolites et fantastiques.
surtout heureuse de m’occuper. » 300 cartes différentes, ça en fait des heures
Sur fond de coninement et de mouvement Black à jouer les explorateurs, pour de vrai.
Lives Matter, elle gagne 15 000 followers sur
Instagram en quelques mois et se fait repérer par
Vogue, qui chante ses louanges. Depuis, elle
enchaîne les collaborations : avec Madewell (une
marque de prêt-à-porter rachetée par J. Crew),
Dazed but Amazed, une ligne le linge de maison
écologique et bientôt pour le magasin parisien
Samantha Casolari pour M Le magazine du Monde

Merci. « Mon rêve ultime serait de concevoir une

capsule pour Agnès b. qui a toujours soutenu les
artistes et connaît très bien l’art africain », lance
Sarah Nsikak. De fait, peu de talents naviguent
aussi librement entre art et mode. Sa polyvalence
fut d’ailleurs sacrée par le Metropolitan Museum
de New York, qui a exposé l’une de ses robes
patchworks de septembre 2021 à 2022.

SARAHNW.COM
LAREUNIONSTUDIO.COM
EXERCICE DE STYLE

L’ORTEIL
absolu.
COM M ENT LA SANDALE
CONVOQUE TEM PS ANCIENS
ET CULTURES LOINTAINES
SANS JAMAIS SE FAIRE
TRAITER DE VA-NU-PIEDS.

PARMI LES N OMBREUSES LOCUTION S

LATIN ES, « sutor, ne supra crepidam », littéra­
lement « cordonnier, pas plus haut que ta
sandale », n’est pas la plus usitée. Argument
d’autorité utilisé pour avertir son interlocuteur
d’éviter de porter un jugement qui dépasse sa
compétence supposée, cette expression tire son
origine du livre XXXV de l’Histoire naturelle de
1
Pline l’Ancien. L’encyclopédiste y évoque Apelle,
fameux peintre grec du IVe siècle avant J.­C.,
dont l’habitude était d’exposer ses tableaux tout a­t­elle beau avoir entre 9 000 et 13 000 ans, sa combo, jadis stigmatisé et désormais incontour­
juste terminés à la vue des passants… et de se semelle plate et ses lanières faites d’armoise tres­ nable du streetwear, ne cesse de se décliner,
tenir caché derrière pour écouter leurs com­ sée ne feraient pas tache face aux modèles en avec ou sans chaussettes, en versions jugées

Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Production : Pauline Mourguet @1718

mentaires. Lorsque, un jour, un cordonnier cri­
tiqua la manière dont Apelle avait peint une
sandale, le peintre retoucha l’œuvre dans la
nuit. Le lendemain, au regard des changements
apportés, le cordonnier se sentit encouragé à
faire d’autres suggestions de modiication. Ce à
quoi Apelle, relativement vexé, répliqua un
« sutor, ne supra crepidam » sans appel.
Quand il est question de sandales, tongs et cla­
quettes, pourtant, le cordonnier peut aussi se
faire historien, archéologue ou philosophe. Car
elles sont à leur manière un vestige (de vestigium,
soit l’empreinte ou la trace que laisse sur le sol le
corde des collections actuelles.
Formes de survivance, issus d’un savoir­faire
immémorial, tous ces nu­pieds nous renvoient
tour à tour à la civilisation gréco­romaine, aux geta
japonaises (proto­tongs surélevées faites d’une
pièce de bois) ou à la paduka indienne, simple
semelle agrémentée d’un petit bouton s’engageant
entre le premier et le deuxième orteil, et dont les
exemplaires les plus complexes peuvent faire
l’objet d’offrandes ou de vénération.
Dans l’Égypte antique, un des personnages les
plus inluents du royaume n’était autre que « le
porte­sandale » du pharaon, présent sur les
plus chics, faites de cuir ou ornementées de
perles. Pas encore, toutefois, de version en
bronze, comme celles du philosophe, poète,
ingénieur et médecin Empédocle. « Le plus haut
en couleur de la philosophie antique », selon
Nietzsche, ce présocratique se jeta dans l’Etna.
Le volcan ne recracha qu’une seule chose de
lui : sa sandale d’airain. Cette matière dont sont
faites les statues et qui contribua à écrire sa
brûlante légende.
et Laura Alvarez @1718

pied) convoquant, l’air de rien, des cultures et
des temps très lointains, parfaitement solubles
dans la mode contemporaine. Ainsi, la plus
ancienne sandale retrouvée (en 1938, dans une
grotte de l’Oregon baptisée Fort Rock Cave)
représentations hiéroglyphiques, fier, tran­
quille, chaussures à la main. À ne pas confondre
avec la igure du cireur de pompes, encore très Texte Diane LISARELLI
présente aujourd’hui, ni avec celle du jeune Photos Louis DEWYNTER
porteur de « claquettes­chaussettes ». Ce Stylisme Laëtitia LEPORCQ
LE GOÛT

(1) Mules New Buckle,

en cuir, Chloé, 750 €.
chloe.com

(2) Sandales Taranis,

en cuir naturel, Soeur,
165 €. soeur.fr

(3) Sandales Milo, en cuir

d’agneau, Michel Vivien,
790 €. michelvivien.fr

(4) Mules à talon 4G, en

denim et perles, Givenchy,
795 €. givenchy.com

(5) Claquettes Petal, en cuir

de veau et PVC, Loewe,
780 €. loewe.com

(6) Sandales en chèvre

velours, Hermès, 615 €.
hermes.com

2 5

3 6

85
 1 2

BULLE D’AIR Perle du désert au MAROC.

NON LOIN DE MARRAKECH, LE BERBER LODGE, INSPIRÉ DE L’ARCHITECTURE
TRADITIONNELLE BERBÈRE, ABRITE DIX CHAMBRES DISPERSÉES DANS
UN JARDIN FOISONNANT. SUR LES CONTREFORTS DE L’ATLAS,
LE LIEU OFFRE UN DÉPAYSEMENT TOTAL, DE LA DÉCORATION À L’ASSIETTE.

Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON — Photos Ilyes GRIYEB

À LA SORTIE DE MARRAKECH, LES MOTOS ET

3
LES SCOOTERS zigzaguent en pagaille au milieu des
avenues. Les casques, quand il y en a, sont portés rele-
vés sur le haut du crâne. Des petits groupes bavardent,
assis le long de la chaussée, à l’ombre des palmiers,
leurs deux-roues allongés sur le côté. Les immeubles et
les boutiques laissent bientôt la place à des villas, à un
stand qui propose des promenades à chameau aux tou-
ristes… En traversant le reg, un désert de pierres, les
montagnes se dessinent devant la route.
Le village d’Oumnass est planté dans ce paysage de
collines caillouteuses, au début des contreforts de
l’Atlas, à une trentaine de kilomètres au sud de la
Médina. Derrière de longs murs en terre ocre et d’im-
posantes portes en bois, on devine des habitations. Le
Berber Lodge se fond remarquablement dans ce
décor. Ouvert il y a six ans, ce petit hôtel discret est
un refuge prisé par une clientèle internationale
LE GOÛT

(1) L’entrée de l’un des lodges. (2) Des poufs disposés près de la
piscine. (3) Le bar à cocktails. (4) La piscine de 20 mètres de long.
(5) Des objets d’artisanat berbère. (6) Le grand salon.

composée d’artistes, de professionnels de la mode et

de voyageurs fuyant l’hôtellerie standardisée.
Le maître des lieux, le quinquagénaire d’origine
franco-suisse Romain Michel-Ménière, fut designer au
Mexique, puis galeriste en Suisse, avant de s’installer
au Maroc il y a vingt ans, « pour changer de vie ». Il
travaille alors comme consultant en architecture d’in-
térieur et se passionne pour les constructions tradi-
tionnelles berbères. Avec ses amis Karl Fournier et
Olivier Marty, du Studio KO – les architectes du Musée
Yves Saint Laurent et du Bus Palladium en rénova-
tion –, il imagine un établissement inspiré de l’archi-
tecture berbère. Il acquiert six terrains mitoyens et
engage des artisans du village pour mener le projet à
bien. L’équipe applique des techniques anciennes,
comme l’élévation de murs en brique recouverts d’un 4
mélange brut de terre et de paille ou la confection de
plafonds en bambou et en bois. Les dix chambres, 5
conçues comme des habitations indépendantes, sont
L’ADRESSE
dispersées dans un grand jardin empli d’oliviers cen-
Douar Oumnas, Tamesloth, Marrakech.
tenaires, d’agaves, de figuiers de Barbarie, de citron-
berberlodge.net
niers et de lauriers-roses foisonnants. Du lever au cou-
Tél. : 00-212-662-049-043.
cher du soleil, des ramages s’échappent des feuillages,
formant une symphonie de chants de chardonnerets, Y ALLER
fauvettes, hirondelles et bruants du Sahara. Vols pour Marrakech à partir des grandes
Des hôtes paressent autour de la piscine de 20 mètres de villes de France (environ 3 h 30 sans
long, certains lisent, enveloppés par le parfum des jas- escale de Paris). Taxi ou location
mins, d’autres s’aventurent dans le potager et la roseraie de 4 × 4 à l’aéroport de Marrakech
ou poussent la porte de la cuisine, où chacun est invité à (environ 30 kilomètres).
observer la préparation des repas. Soupe de tomates
confites, tagine de poisson, poulet aux poires et bro- Y SÉJOURNER
chettes d’agneau au romarin sont servis dans de la vais- À partir de 220 € la nuit
selle verte en poterie de Tamegroute, sous la pergola, en chambre double. Menu à 28 €.
lorsque le soleil tape. Au petit déjeuner, une salade de
fruits, des crêpes mille trous et du pain sortant du four
accompagnent le café ou le thé à la menthe. 6
Le dépaysement ne s’arrête pas à l’entrée du bâtiment
principal ou devant les portes des chambres, prolongées
par une terrasse privée, bien au contraire. Dans les
pièces, des cheminées traditionnelles et des fenêtres
abritées derrière des moucharabiehs se détachent sur
des murs revêtus de tadelakt, cet enduit marocain à base
de chaux. Les sols en zellige sont, par endroits, agrémen-
tés de tapis boucherouites. Des touches de mosaïque
arabe côtoient le mobilier en rotin et les éléments en
paille tressée. Dans les salles de bains, les serviettes,
épaisses, en coton, tissées à la main par une coopérative
locale, ressemblent à des plaids en laine bouillie.
La chambre n° 10, un peu à l’écart, est une des plus
demandées, car elle bénéficie d’une vue panoramique
sur l’Atlas. En rentrant d’une excursion dans le désert,
de la visite d’une casbah aux alentours ou d’une pro-
menade dans le jardin Majorelle, certains clients se
détendent dans les grandes banquettes du salon com-
mun – un des seuls endroits couvert par le Wi-Fi –,
quand d’autres s’accordent un massage à l’huile
d’ambre et de musc. « Je voulais offrir les conditions
d’une déconnexion confortable », confie le propriétaire.
Elles sont indiscutablement réunies.

87
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR L’essence de la FÊTE.

FONDATRICE DE LA FAVELA CHIC, HAUT LIEU DE LA NUIT À PARIS DANS LES ANNÉES
1990-2000, ROSANE MAZZER A CRÉÉ UNE STRUCTURE DÉDIÉE AUX VINS NATURELS.
LA FEIJOADA RESTE POUR LA BRÉSILIENNE D’ORIGINE L’EM BLÈM E DU PLAT DE FÊTE.

simple, joyeux, on finissait toujours par danser LA FEIJOADA

sur les tables. En 2000, nous avons déménagé COM PLETA DE
ROSANE MAZZER
près de République et c’est devenu un immense
restau-club, qui faisait 300 couverts par jour. INGRÉDIENTS
(POUR 10 PORTIONS)
C’était fou. Douze ans plus tard, j’ai vendu mes Une recette à préparer
parts. J’ai entamé un « virage de conscience » sur deux jours.
sociale et écologique. Aujourd’hui, avec mon Pour la feijoada : 250 g
de poitrine de porc fumé,
mari vigneron, David Arnaiz, nous avons créé 1 saucisse de Morteau,
La Panza, une structure basée en Puisaye qui 2 saucisses de Montbéliard,
vend des vins naturels et organise des événe- 800 g de haricots noirs,
6 feuilles de laurier,
ments festifs en lien avec les producteurs locaux. 400 g d’oignon finement haché,
J’ai compris à quel point la transformation passait 200 g d’ail haché, 2 c. à s.
par l’alimentation. Que savoir cultiver et cuisiner d’huile d’olive, 3 oranges,
600 g de riz blanc.
sa nourriture, cela donnait la santé et la liberté, Pour la farofa : 3 tasses de farine
et permettait de s’affranchir de l’emprise des lob- de manioc (gari), 3 bananes,
2 cuillères à soupe de beurre,
bys agro-industriels et pharmaceutiques. Pour 1 oignon, 1 poignée de persil
moi, la feijoada, c’est aussi ça : un plat inventé par haché, sel, poivre noir.
les esclaves noirs qui travaillaient dans les plan- Pour la miniera de chou : 1 chou
tations. Ils avaient le riz, le manioc, les haricots, portugais ou kale, 6 gousses d’ail,
1 c. à s. d’huile d’olive, sel,
qu’ils parfumaient avec des restes de cochon que jus d’un demi-citron vert.
les colons jetaient (queue, oreilles, museau…).
LA PRÉPARATION
C’est une cuisine pas chère, nourrissante et La veille, faire tremper les
Texte Camille LABRO digeste (si on n’oublie pas l’orange). C’est aussi un haricots dans un grand volume
Photos Julie BALAGUÉ fabuleux plat de partage, qu’il m’arrive de prépa- d’eau. Le lendemain, faire revenir
l’oignon et l’ail dans une grande
rer pour quarante musiciens, lors de nos festivals. cocotte, ajouter la viande coupée
Il faut deux ou trois jours pour le réaliser, c’est un en morceaux de 2 cm, les
“UNE PHRASE DU POÈTE VINICIUS DE MORAES a toujours plat d’amour qui embaume dans la maison, un haricots trempés, les feuilles
de laurier. Recouvrir d’eau 5 cm
été mon mantra : « La vie est l’art de la rencontre. » Je suis née au vrai goût de liberté et de joie.” au-dessus des ingrédients.
sud du Brésil, dans la région du Paraná, à la frontière du Paraguay Ajouter une orange entière avec
LA PANZA FESTIVAL, LES 30 JUIN ET 1 JUILLET 2023,
er
la peau (pour absorber l’excès de
et de l’Argentine. Mes racines sont aussi en Italie, car, comme À BRETEAU (LOIRET). @LAPANZAFESTIVAL graisse). Mettre à bouillir pendant
tant d’autres, mes arrière-grands-parents ont émigré au Brésil LA PANZA GARDETTE, 9, RUE LACHARRIÈRE, PARIS 11 . e
1 heure à feu vif, puis 3 heures
pour échapper à la misère. Mes parents ont chacun eu dix frères à feu doux et à couvert. Arrêter
le feu, laisser refroidir et
et sœurs, j’ai une famille immense. À 17 ans, prétextant faire une recommencer l’opération deux
école de commerce, je suis partie à São Paulo et j’ai passé quatre fois, en ajoutant de l’eau si
ans à faire la fête, aller à la fac le soir, frayer avec des surfeurs et besoin, la viande doit rester sous
le bouillon. Quand les haricots
des artistes. Puis j’ai eu une histoire avec un Français et je l’ai sont bien cuits, prélever deux
suivi à Paris. J’ai atterri dans le 11e arrondissement, devenu mon grosses louches et écraser à la
quartier chéri. Je suis ensuite allée explorer l’Italie, pour tenter fourchette pour obtenir une pâte,
réincorporer dans la feijoada.
d’obtenir la citoyenneté italienne grâce à mes ancêtres, et, au Accompagnements : Cuire le riz
bout d’un long périple, j’ai eu mes papiers. blanc. Nettoyer le chou en retirant
Mon premier job était à Eurodisney, au business planning. J’ai le tronc et les grosses nervures.
profité d’un licenciement économique pour faire quelque chose Hâcher finement. Faire revenir à
feu vif avec l’ail émincé, ajouter le
qui me correspondait davantage. J’ai commencé à organiser des jus de citron vert et saler.
fêtes brésiliennes dans des restaurants, pendant leurs jours de Farofa : Éplucher et tailler les
fermeture. J’ai rencontré des tas de musiciens, des gens de la bananes en rondelles, poivrer.
Faire dorer l’oignon haché dans
radio, mais surtout une mama brésilienne cuisinière, Dinha, arri- le beurre, ajouter les bananes, la
vée dans la valise diplomatique du consulat du Brésil… Elle a farine, mélanger et faire cuire
piloté les fourneaux de toutes mes fêtes, on a bossé ensemble quelques minutes, jusqu’à ce que
la farine soit dorée. Couper les
pendant dix-sept ans. Ma recette de la feijoada, c’est la sienne, oranges restantes en demi-lunes
elle l’a adaptée à la France, parce qu’il faut toujours s’adapter, fines. Disposer tous les éléments
mais ça a été le plat de nos plus belles soirées. dans une assiette creuse,
accompagné de piment et d’un
En 1995, je me suis installée dans un petit local rue Oberkampf : bon vin rouge naturel, comme
c’était la première Favela Chic. Dinha était en cuisine, c’était Tombé du ciel de Fred Rivaton.

88
 À PORTÉE DE MAIN Le SHA GUO. SON HISTOIRE
À l’Afrique du Nord ses
tajines, au midi de la France
ses cassoles, au Japon ses
donabe… Partout où coha-
bitent la terre et le feu, l’es-
pèce humaine a créé des
récipients en terre cuite.
Lors de la cuisson des ali-
ments, cette matière légère
et poreuse permet de
contrôler et de répartir la
chaleur de façon optimale.
En Chine, depuis des
siècles, on fabrique les sha
guo : des petites casseroles
en argile adaptées à la pré-
paration de plats mijotés.
Munis de leur couvercle
troué, qui laisse la vapeur
s’échapper, les sha guo sont
aussi parfois affublés d’un
manche oblong, qui facilite
la prise en main. On trouve
des sha guo partout en
Chine, mais c’est au sud-est
– à Canton, à Shanghaï ou
à Hongkong – qu’ils sont le
plus utilisés. Là, les cuisi-
niers les alignent par
Texte Léo BOURDIN — Illustration Patrick PLEUTIN dizaines au-dessus de
gazinières pour concocter
une variété de plats typiques
à base de riz.
moyen, pendant une dizaine
de minutes. Une fois que le
riz a absorbé l’eau de moitié
« et que l’on entend des cra-
SON USAGE quements du riz sur les
« Il faut voir le sha guo parois brûlantes du sha
comme l’inverse d’un wok : guo », il est temps de baisser
c’est un ustensile ultra- le feu et d’ajouter la garni-
spécialisé dont on se sert ture : trois champignons
pour les cuissons lentes et shiitakés, quelques feuilles
douces. Parce qu’il garde d’épinards ou chou pak-choï
bien la chaleur, on s’en sert et 250 grammes de cuisses
aussi pour inir les brai- de poulet en morceaux
sages », explique Handa – lesquelles ont mariné une
Cheng, créateur du compte nuit dans un mélange de
Instagram Chifan. Ce pas- sauce soja, de sauce
sionné, qui a grandi dans d’huître, de sucre, d’huile et
une famille originaire de la d’eau. Le tout mijote, sous
ville de Wenzhou, au sud-est surveillance. Pour obtenir
de la Chine, travaille à la une croûte de riz croustil-
rédaction d’un guide de la lante (signature de ce plat
cuisine chinoise, à paraître populaire), Handa Cheng
cet automne aux Éditions du verse un ilet d’huile à la sur-
Chêne. Pour cuisiner le riz, face du couvercle troué.
Handa Cheng commence Alors qu’elle tombe au fond
par installer son sha guo sur du pot, la matière grasse
un petit réchaud à gaz. Il y épouse les rebords et
incorpore deux portions de confère au riz une délicieuse
riz thaï lavé, puis verse de texture caramélisée.
l’eau à hauteur, recouvre et MARMITE EN TERRE CUITE, 15 €
laisse cuire le tout, sur feu CHEZ KAWA CHR, PARIS 13 e.

POL TABUR ET
À LA CAVE Cuvées d’HÉRITIERS.
Certains enfants de vignerons n’attendent pas d’hériter du
domaine de leurs parents pour faire du vin. En voici deux
exemples parmi d’autres, l’un dans la Loire, l’autre dans le
Rhône. Dans l’appellation saumur-champigny, Jeanne
Germain a grandi dans le domaine familial des Roches Neuves
avant de se passionner pour la traction animale et de créer son
propre domaine, qu’elle travaille bien évidemment au cheval.
En 2019, elle a sorti ses premiers vins avec son compagnon,
Florent Bouvet. Leur cuvée Bavardages 2021, nature, exprime
tout le croquant du fruit dont est capable un pur cabernet
franc. Dans le Rhône nord, Hugo et Pauline Villa, enfants de
Pierre-Jean Villa, à la tête du domaine à son nom réputé pour
ses condrieux et ses saint-joseph, sortent ces jours-ci leurs
premières bouteilles, dont Histoire de gosses, une délicieuse
syrah poivrée, à la fois libre et cadrée. On parie qu’elle

OPER A III: ZOO

deviendra leur canon de référence. Laure GASPAROTTO
DOMAINE HUGO ET PAULINE VILLA, HISTOIRE DE GOSSES,
COLLINES-RHODANIENNES, ROUGE, 2022, 18 €. TÉL. : 04-74-54-41-10.
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ROUGE (BIO), 2021, 15 €. JEANNEGERMAIN.FR
“ The Day of Heaven and Hell"
EXPOSITION 21.06 — 03.09

Soul Train, 2023 © Pol Taburet * « Le jour du paradis et de l'enfer »


DE BOUCHE À OREILLE
“D’un coup de
fourchette, la chair
du lieu jaune,
parfaitement cuite
à la nacre, révèle
tout son éclat.”
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
RACONTE UN PRODUIT OU UNE
EXPÉRIENCE GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ.
COM M E CE PLAT DE POISSON DE LA
VILLA9TROIS QUI, EN UNE BOUCHÉE,
TRANSPORTE DANS LE MORBIHAN.
Texte et photos Sébastien JENVRIN
90
PARFOIS, L’ÉVASION SUR-
VIENT LÀ OÙ ON N E L’ATTEN D PAS.
Sur les hauteurs de Montreuil, en
Seine-Saint-Denis, à quelques pâtés
de maisons du parc Jean-Moulin-
Les Guilands, dans la tranquille rue
Hoche, se trouve une pépite gastro-
nomique insoupçonnée, la
Villa9Trois. À l’entrée, une petite
pancarte annonce la couleur :
« Attention aux abeilles ». Suivent un
jardin potager, quelques ruches, un
poulailler et une élégante serre aux
agrumes. Le clou de ce spectacle
bucolique en zone urbaine : une
vaste terrasse arborée ornée de
parasols XXL, hélas fermée en cette
fraîche soirée de mai.
À l’intérieur de la vieille bâtisse
bourgeoise du XIXe siècle, l’am-
biance est feutrée et le service parti-
culièrement attentionné. Aux com-
mandes des cuisines, le chef Camille
Saint-M’Leux, 27 ans, passé par
Taillevent et Le Cinq, est une des
figures montantes de la gastrono-
mie française. Il a obtenu cette
année une première étoile Michelin
et s’est qualifié pour la finale du
concours international S.Pellegrino
Young Chef Academy, réservé aux
chefs de moins de 30 ans, grâce à un
plat signature atypique : le bœuf de
Châteauneuf, un paleron à l’encre
de seiche et œufs de hareng fumé,
servi sans aucune garniture.
Esthétiquement moins radical que
ce monochrome de couleur char-
bon, une autre assiette du menu
dégustation tape dans le mille par sa
justesse, son équilibre et sa préci-
sion : le lieu jaune. Le poisson,
LE GOÛT
pêché par des petits bateaux sur les
côtes bretonnes, est présenté ici
dans son plus simple appareil, tout
juste recouvert d’une frisée
rafraîchie à l’aneth et braisée au bar-
becue, le tout nappé d’une sauce au
beurre de koji d’orge. D’un coup de
fourchette, la chair, parfaitement
cuite à la nacre, révèle tout son
éclat. Le poisson a été maturé au
crochet pendant deux ou trois jours
avant d’être saumuré au sel, rincé et
passé très rapidement au four.
Un sublime jeu de textures se déploie
entre le fondant du lieu et le cro-
quant de la frisée. La sauce façon
beurre blanc vient lier l’ensemble, de
même qu’un petit tartare d’huîtres
lové entre le poisson et la salade, que
l’on découvre après quelques bou-
chées. Il sert de condiment à cette
assiette sans sel ajouté et apporte une
fraîcheur iodée qui réveille le palais.
Soudain, nous voilà transportés sur
les côtes morbihannaises où ce lieu
jaune a été pêché et où Camille
Saint-M’Leux – dont c’est le poisson
préféré – a passé son enfance, sur l’île
d’Hoedic, à pratiquer la chasse
sous-marine avec son père.
Pour souligner ce plat, un riesling
roche granitique du Domaine Zind
Humbrecht vient sublimer la
finesse iodée du lieu jaune et
donne un avant-goût de grandes
vacances. Tout cela à seulement
quelques minutes au-delà du péri-
phérique parisien.
71, RUE HOCHE, MONTREUIL (SEINE-SAINT-
DENIS). MENU EN 4 TEMPS : 69 €. MENU
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Licence IM 075100351

CE N’EST PAS LE PLUS FANTASQUE
D U B O U Q U E T,mais les fleuristes « se
l’arrachent », assure Stéphanie Page, coordi-
natrice de production de Fleurs d’Halage,
à L’Île-Saint-Denis, dont les Dianthus caryo-
phyllus sont aussi devenus les chouchous de
la serre. Le port aristocratique, la corolle
comme sortie d’un siphon de chantilly, l’œil-
let des leuristes, appelé aussi œillet girolée
(à cause de sa légère senteur de clou de
girole), est un peu l’invité parfait. Désuet
mais élégant, parfumé sans être entêtant.
Capable de garder la tête haute et de rester
droit en toutes circonstances, « il résiste bien
et dure au moins deux semaines une fois
coupé », ajoute l’horticultrice. Qu’importe s’il
n’est pas de bon ton de les offrir à une comé-
dienne depuis que, d’après la rumeur,
EMPREINTE VÉGÉTALE Molière est mort après en avoir porté sur
scène. L’œillet des leuristes se tient toujours
L’ŒILLET prêt à rendre service dans les moments qui
comptent. À Tokyo, il leurit le marié en smo-
king, à Oxford, la tradition veut qu’il accom-
pagne l’étudiant au revers de son costume ou
qui frise. de sa robe d’examen à chaque évaluation
(en blanc pour la première, rouge pour la
dernière et rose pour les autres). À Lisbonne,
92
LE GOÛT
en 1974, il s’est glissé dans le canon des fusils
des militaires qui renversèrent le général
Salazar. Piqué, il a sa place au centre de la
table des soirées de l’ambassadeur. En cou-
ronne, mélangé à d’autres végétaux, il est de
tous les cortèges et ne rate quasiment aucun
enterrement. D’ailleurs, dans sa iche pra-
tique n° 2, le Guide des usages, du protocole
et des relations publiques (Territorial) le rap-
pelle encore : « les œillets (…) sont les leurs
les plus emblématiques lors d’un deuil ».
Thierry Féret, leuriste à la tête de Flowered
by Thierry Féret, à Paris, les apprécie légère-
ment plus dévergondés, lorsqu’ils font un
pas de côté. Comme quand, avec leurs
quelque 60 centimètres de tige, ils se per-
mettent de sortir la tête du bouquet. Ils
apportent alors « un élément loral très haut »,
explique l’expert. Sphérique, scénogra-
phique et explosif comme un feu d’artiice.
Thierry Féret le rapproche d’un anthurium
pour un effet « tropico-champêtre ». Parfois,
il ose aussi lui planter la tête au beau milieu
d’un hortensia ou le proposer dans un mauve
lumineux ou teint en bleu, parce qu’alors
« il détonne et apporte un peu de cool ». Et se
révèle inalement pas si guindé.
Texte Julie LASTERADE
Photo Thérèse VERRAT
et Vincent TOUSSAINT
ZONES DE PRÉDILECTION
Les régions chaudes et ensoleillées
comme les pays méditerranéens,
dont il est originaire.
PÉRIODE DE FLORAISON
De in juin à octobre.
AIME
Être bichonné, désherbé,
régulièrement débarrassé
de ses leurs fanées.
DÉTESTE
Le thrips, un parasite qui dévore
son cœur avant qu’il n’ait eu
le temps d’éclore.
ENTRETIEN
Un tuteur pour soutenir sa tige
et un bon paillage pour l’hiver.
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 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,
une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plates-formes et le
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

DOMINIQUE A.
LE CHANTEUR, EN TOURNÉE DANS LES FESTIVALS CET ÉTÉ, EST L’INVITÉ CETTE
SEMAINE DE NOTRE PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Joy Division, a toujours « Je dois acheter un livre « J’aime l’alcool, vraiment,
été mon groupe préféré. par jour en moyenne. J’ai pas être bourré. J’aime
J’aime leur intensité, l’ab- lu beaucoup de romans de cette légère distorsion,
sence de second degré, Georges Simenon ces cette espèce de petit pas
l’investissement total de la temps-ci. J’adore son de côté de la réalité.
solennité. C’est mon côté travail. Il ne psychologise J’aime le vin blanc, j’aime
aussi un peu rigoriste, jamais. C’est de la pâte l’armagnac, j’aime la Tripel
bernanosien. Il y a quelque humaine. Il y a quelque Karmeliet. J’ai remarqué
chose qui s’apparente à du chose de très terrien et en ça chez moi et des petits
sacré. C’est une musique même temps ça reste très camarades, l’alcool
qui est constituée sur pas elliptique et très précis. réveille des pulsions de vie
mal de vides. On n’est pas Je trouve ça assez aussi. J’aime cet état. Je
étouffé malgré son propos fascinant. Il y a de la ne monte jamais sur scène
et sa densité. » place pour se positionner sans avoir bu un verre,
en tant que lecteur. » voire deux, trois. »
Jérôme Bonnet

94
 JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 614 Sudoku
Yan GEORGET
N O 614 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 614
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Attaquent douloureusement à la racine des cils. II Équipée pour la fer-

meture. Politesse de départ. III Pas très maligne. Impôts sur les ménages. Pièce de la charrue.
IV Centrale ouvrière. Fleurissent dans les jachères. Un peu de sport. V Autorisation religieuse
de sortie. Possessif. VI Langue persane. Pleins de risques par moments. VII Bel amour de Didon.
Négation. Alcaloïde extrait de la fève de Calabar. VIII Fait l’innocent. Assure la liaison. En tête
des sherpas. En prison. IX Aventureux mais imprudent. Enzyme. X S’amuser légèrement.
Conviens. XI Pour les intimes de mademoiselle Gardner. Toujours dans l’erreur. Toujours les
derniers. XII A fait chanter le roi d’Ys. A sauvé les restes de la Grande Armée sur la Bérézina.
D’un auxiliaire. XIII Chambre froide. Dieu à tête de faucon. Le parti de Giscard. XIV Portée à la
City. Étonnée et frappée d’admiration. XV Couvrait de gros rouge.
VERTICALEMENT 1 Indispensable pour éviter les fuites. 2 Addiction aux boulettes. Organe
féminin. 3 Multiplie par un million. Plus faciles à l’achat mais augmentent les déchets. 4 Espace
d’élevage. En réalité. Eaux des Pyrénées. 5 Protection au combat. Au théâtre dans les décors.
Trois points sur quatre. 6 Aura besoin d’un bon développement. Nerveuse petite anglaise.
7 Se termine bien souvent en boucherie. Récupère les cadavres en cave. Poète du plat pays.
8 Personnel. Chez les Grecs. Sera victime des excès au travail. 9 Ce vice impuni chez Larbaud.
Personnel. En vain. 10 Tension nerveuse. Conjonction. Vent arrière. 11 Mal d’amour et mal de
dent. Coureur du désert. Ouverture sur le large. 12 Dans le bide. Mesures en sous-bois. Possessif.
Mesure au pied de la muraille. 13 Entends comme avant. Fut capitale pour les Arméniens.
Espiègle et intelligent. 14 Plantés avant de frapper. Le théâtre de Gémier. Enzyme. Préposition.
15 Admettras comme probable. Vent marin.

Solution de la grille n° 613

HORIZONTALEMENT I Tergiversations. II Omerta. Euphonie. III Ubu. Ars. Pied. PV. IV Roselières. Lape. V Bis. Ieper.
Bêler. VI Itinérant. Isère. VII Leto. Ariane. Sas. VIII Lee. Dia. Nones. IX Suret. Kantien. X NF. Ranimé. Aa. Ti. XI Niña.
Tourelle. XII Agent. Ni. Séante. XIII Na. IUT. Dos. Gn. XIV Troupes. Meneuse. XV Soumissionnaire.
VERTICALEMENT 1 Tourbillonnants. 2 Emboîtée. Figaro. 3 Réussites. Né. Ou. 4 GR. Nô. Uranium. 5 Italie. Dra.
Tupi. 6 Varieraient. Tes. 7 Séparation. Ss. 8 Rê. Reni. Muid. 9 Supertanker. Omo. 10 Apis. Noa. Essen. 11 Thé.
Biennale. Nn. 12 Iodles. Étalagea. 13 On. Alessi. Ennui. 14 Nippera. Et. Sr. 15 Sévères. Nivelée. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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UNE HISTOIRE DE…
CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN LIEU, D’UN PLAT.
DE RETOUR CHEZ SA MÈRE. On lui a si
souvent souhaité, les femmes de sa vie surtout :
retourne chez ta mère, connard. Une prophétie
advenue par la seule force de la haine des
femmes. Le voici donc, le connard, de retour
dans la maison qui l’a vu grandir, dans sa
chambre d’ado à l’étage, à côté de celle de sa
mère. À plat ventre, en diagonale dans son ancien
lit, les pieds qui dépassent, ses igurines Dragon
Ball, Vegeta, Son Goku et Freezer, alignées côte à
côte, qui le jugent du haut de son bureau minus-
cule en bois foncé, bien trop petit pour tenir des
promesses de réussite sociale. Tout était déjà
écrit. Comment il a pu y croire un instant, à ce
point. Lui, le ils de voyou alcoolo psychopathe et
de femme de ménage épuisée et honteuse, grand
pénaliste parisien. N’importe quoi, de la poésie ;
ce n’est pas comme si on ne l’avait pas alerté.
Il est 6 heures. Réveillé de plus en plus tôt. Lui qui
savait si bien dormir au creux d’une matrice douce
comme un pelage de chiot et bénie des dieux
jusqu’à midi, trois réveils ne sufisaient pas à le
tirer du sommeil. Aujourd’hui, chaque jour un peu
plus tôt, parfois avant le lever du soleil, debout et
électrisé par l’angoisse de ne pas avoir été.
Il se lève, sa tête frôle le plafond. Il essaye d’allé-
ger au max ses pieds de dinosaure, pour ne pas
98
CAHIER d’écolier.
faire grincer les lattes du parquet. Il a donc
oublié la cartographie du sol qu’il connaissait
par cœur, à force de faire le mur, quand sa mère
dormait, pour retrouver les copains et fumer
jusqu’à l’aube sur le petit banc de pierre rebap-
tisé le banc Napoléon, parce que partout sur la
Côte d’Azur, lors de son périple jusqu’à Grenoble,
Napoléon s’est assis, a fait une sieste, a mangé
des frites en regardant la mer.
Il a besoin de faire du sport ; sentir son corps pour
oublier le reste. Dans la pièce du fond, dont sa
mère n’a jamais vraiment trouvé la fonction, quart
débarras, quart bureau, quart salle de projection,
quart boîte à souvenirs, il retrouve son matos de
musculation qui n’a pas bougé. Les haltères, les
disques de fonte, les élastiques. Il se revoit, son
corps allumette tordu poussé trop vite, soulever
de la masse, suer, se faire pousser des muscles et
fermer les grandes bouches de son père, de ses
potes, de tous ceux qui raillaient, rageaient,
lui jetaient des « fiotte », des « débile », des « pédé »
au visage. Il a bien bossé, torse taurin gonlé à
bloc, agressif border paranoïaque, larmes et naï-
veté séchées, des muscles et des gardes à vue.
Il s’assoit sur le banc. Déséquilibré par un trou
laissé par une latte enfuie, il bascule à droite.
Dans le fatras de vieux journaux empilés sur les
LE GOÛT
Texte Aude WALKER
Illustration Furze CHAN
étagères derrière lui, il cherche quelque chose
qui pourrait faire ofice de cale. Au milieu des
exemplaires du Journal de Mickey, de Max et
d’Entrevue jaunis et gondolés, un cahier rouge.
Petit format. Ce sera parfait. Par rélexe, il l’ouvre.
Grands carreaux et marge rouge. C’est un de ses
cahiers d’écolier, in et souple. Dedans, qui court
sur toutes les pages, son écriture fébrile de gau-
cher, tout en boucles penchées, des arbustes
secoués par le vent. « Maman, je te tends mon
cœur en fleurs/ Maman, je te tends un champ de
roses éblouissant/ Maman, je te tends ma flemme
blême… » « Un voilier perdu dans le ciel tape
contre ma tempe à contretemps… » C’est son
cahier de poèmes oubliés.
Il se souvient maintenant. Sa mère disait qu’il
avait un don. À 8 ans, il avait reçu le premier
prix régional de poésie et avait cueilli, juste
après, tant d’insultes et de coups de pied dans
la cour et les bars des copains de son père que
son cerveau avait enterré les petits poèmes. Il lit
chaque vers et se fissure. Il aimerait pleurer,
mais les canaux ont été si bien colmatés qu’il ne
parvient qu’à trembler. Il ferme le cahier, le plie
en deux et le cale sous le pied de son banc de
musculation. Il met son casque, lance le son. Les
basses lourdes à la place des battements du
cœur, la barre haltérophile froide entre ses deux
poings couverts de cicatrices, certaines
anciennes, d’autres plus fraîches, il enchaîne la
première série de répétitions.
Comment il a pu y croire
un instant, à ce point.
Lui, le ils de voyou alcoolo
psychopathe et de femme de
ménage épuisée et honteuse,
grand pénaliste parisien ?
N’importe quoi, de la poésie ;
ce n’est pas comme
si on ne l’avait pas alerté.
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D’ORSAY
Soleil épicé, fraîcheur d’embruns
et désinvolture acidulée avec la
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sélection d’été des parfums
A la recherche de la poudre de soleil
D ’ O R S AY . E n t re C i t ro n ,
idéale pour les beaux jours ?
Gingembre, Clémentine, Vétiver,
La Poudre Plurielle PACE allie l’art
Musc Blanc et Iris, découvrez
du maquillage à la science des soins
4 parfums non genrés, fabriqués
de la peau. Composée à 100% d’in-
en France et idéaux pour inscrire
grédients d’origine naturelle, elle est
votre différence cet été. Dandy
enrichie en actifs protecteurs, hydra-
or not. G.A., Je suis le plus grand. M.A., toujours agréable d’être
tants et booster d’éclat. Elle assure un
attendu. O.W., Les ombres fantastiques. A.R. 45€ -10ml, 110€ -
teint lumineux et ensoleillé, un confort
50ml, 170€ - 90ml sur
inégalable et un rendu naturel et ve-
dorsay.com
louté. Tous les produits de maquillage-soin Pace sont Made in
France. prix 36€. Disponible sur
www.paceparis.co

JEEP
®

Nouvelle Jeep® Avenger, la 1ère JEEP® 100% électrique. Compacte (4,08 m de long), agile
et agréable à conduire, la nouvelle Jeep® Avenger offre des performances dynamiques
remarquables grâce à son couple instantané. Avenger renferme tout l’ADN de Jeep® avec
une combinaison unique de style, de fonctionnalités, de capacités et de technologies. Son
autonomie électrique est de 400 km en cycle mixte et plus de 550 km en ville. Preuve de
ses nombreux atouts, elle a été élue Voiture de l’Année 2023.
www.jeep.fr

ANDRÉ RENAULT
LAURENT PERRIER *
ANDRÉ RENAULT lance Canopée, sa collection écologiquement
Depuis 1968, la MAISON LAURENT-PERRIER a développé la engagée ! Premier matelas de la collection : Respire, matelas unique
maîtrise d’un savoir-faire très particulier et rare en Champagne, celui mixant matériaux recyclés ou na-
de la macération. Cette technique permet de révéler pour Cuvée Rosé turels à plus de 95% et 100% de
une aromatique unique, immédiatement reconnaissable année après matériaux recyclables : accueil en
année, empreinte de fruits latex 100 % naturel, garnissage
rouges et de fraîcheur. Sa viva- en ouate issue du recyclage de
cité et son élégance en font le bouteilles en plastique, ressorts en
choix préféré des plus grands acier 97 % recyclé. Avec Canopée,
établissements à travers le l’artisan litier français montre sa
monde et la référence des volonté d’être un acteur majeur
champagnes rosés. Retrouvez du développement durable.
Laurent-Perrier Cuvée Rosé www.andré-renault.com
sur
www.laurent-perrier.com
© Leif Carlsson

* L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération. Page réalisée par Mpublicité
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