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CAHIERS —

DU
CINEMA3I5
“=| SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/SEPTEMBRE 1980
COMITE DE DIRECTION N° 315 SEPTEMBRE 1980
Serge Daney
Jean Narboni FRANCOIS TRUFFAUT
Serge Toubiana
Truffaut ou le juste milieu comme expérience limite, par Serge Toubiana p.4
REDACTEUR EN CHEF
Serge Daney Entretien avec Francois Truffaut (1"® partie), par S. Daney, J. Narboni et S. Toubiana p.7
Serge Toubiana
(« Le Journal des Cahiers ») EFFETS SPECIAUX (1 partie)
SECRETARIAT DE REDACTION SPFX News ou situation du cinéma de science-fiction envisagé en tant que secteur
Claudine Paquot de pointe, par Olivier Assayas p. 18

COMITE DE REDACTION FESTIVAL DE PESARO 1980


Alain Bergala
Jean-Claude Biette Russie Années Trente, par Serge Daney p. 28
Bernard Boland
Pascal Bonitzer LIMAGINAIRE RACISTE
Jean-Louis Comolli
Daniéle Dubroux La mesure de l'homme, par Francois Géré p. 36
Thérése Giraud 5¢ SEMAINE DES CAHIERS
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Deux débats : 1. Reportage en images, cinéma direct, l'expérience du terrain p. 43
Yann Lardeau
Serge Le Péron 2. Védition de cinéma p. 48
Jean-Pierre Qudart
Louis Skorecki FESTIVAL
DOCUMENTATION, Hyéres 1980. par Charles Tesson p. 51
PHOTOTHEQUE
Emmanuelle Bernheim NOTES SUR QUELQUES FILMS

EDITION Le Bateau de la mort, Caligula, Charlie Bravo, Enquéte sur une passion,
Jean Narboni Horror Show, Nimitz, retour vers lenfer, Le Troupeau.
par Olivier Assayas, Daniéle Dubroux, Frangois Géré, Yann Lardeau,
CONSEILLER SCIENTIFIQUE Charles Tesson. p. 54
Jean-Pierre Beauviala

ADMINISTRATION
Clotilde Arnaud
LE JOURNAL DES CAHIERS N°7
ABONNEMENTS
Patricia Rullier page | Editorial, par Serge Toubiana. page IX Vidéo: Eh ! Ot ?, par Jean-Paul Fargier.
page | Les reprises cet été : Paris béguin du Un projet de Oshima.
MAQUETTE cinéma, par Serge Le Péron. page X Vidéo céte ouest, USA, par Pier Marton.
Danie et Co page Il Hollywood Nostalgie, par Lise Bloch- page XI Photo: Photo-copie directe par Jean-
Morhange. Pierre Limosin
PUBLICITE page Ill Simone Real ou la vertu, par Pascal Les propos de Nicole Métayer, recueillis par Alain
Media Sud Bonitzer. Bergala.
71 et 3, rue Caumartin 75009 page IV Cinéastes ralentir : Les trop longs silen- page XII Imageries, par Jean Rouzaud.
7742.35.70 ces de Jacques Rozier, par Gilles Delavaud. page XIIl Variétées par Olivier Assayas ; Informa-
page V Festivals : Vittel Guin 80), Thermalisme, par tions, Tournages, Notre époque sera-t-elle celle
GERANT Olivier Assayas. des copies roses ?
Serge Toubiana page Vi Perpignan {avril 80), par Valérie page XIV Cinéma Indien : des faits
Massignon. Les livres et l’édition : L'avenir radieux, par Chris-
DIRECTEUR page VIl Réevélations : Hospitalité, récit vécu par tian Descamps.
DE LA PUBLICATION Daniéle Dubroux. Autopsie d’un meurtre, par Pascal Bonitzer.
Serge Daney page VIII Le cinéma 4 la télévision: Redécouvrir page XV Grosses ficelles, par Pascal Kané
Paul Féjos, par Louella Interim. page XVI Un long métrage en quatre jours: C’est
Les manuscrits ne sont pas Les choix d'une programmairice, par Louella Inté- fa vie, par Jean-Claude Biette.
rendus rim. Informations.
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Etoile .
CAHIERS DU CINEMA - Revue
mensuelle éditée par ta s.a.rl.
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Adresse : 9, passage de la Baule-
Blanche (50, rue du Fbg-Saini-
Antoine).
75012 Paris. Ce journal contient un encart numéroté de | a IV
Administration - Abonnements :
3343.98.75. En couverture : Gérard Depardieu et Catherine Deneuve
Rédaction ; 343.92.20. dans Le dernier métro de Frangois Truffaut (photo C. Simonpietri-Sygma)
-
Tournage du Dernier métro : Catherine Deneuve, Frangois Truffaut. Derriére 1a caméra, Nestor Almendros
FRANGOIS TRUFFAUT

TRUFFAUT OU LE JUSTE MILIEU


COMME EXPERIENCE LIMITE
PAR SERGE TOUBIANA

Frangois Truffaut chez tui, au cours de I’entretien (photo S. Toubiana).

Le dernier entretien des Cahiers avec Francois Truffaut date de mai 1967 (n°190 de la
revue), il fut publié sous le titre générique : « Francois Truffaut ou le juste milieu », il
suivait la sortie de Fahrenheit 451 et précédait la réalisation de La Mariée était en noir.
Cet entretien date de treize années donc, pendant lesquelles Francois Truffaut a réalisé
treize films (le quatorziéme, Le dernier métro, en cours de montage lors de l’entretien,
sort ce mois-ci), les Cahiers publiant de leur cété treize fois dix numéros de leur série.
Treize années de silence ou de non dialogue (des critiques de certains films mais pas
d’entretien) qui s’explique pour notre part par les vicissitudes de la théorie, ou les taton-
nements politiques, la fuite en avant du cété de tout ce qui a constitué, dans le cinéma
des années soixante-dix, des expériences-limites du cinéma, loin de cette recherche du
« juste milieu » qui préoccupe Truffaut.
On ne va pas manquer d’interpréter ce « retour » A Truffaut comme un déni de la part
des Cahiers, une sorte de compromis passé avec un cinéaste « installé dans le systéme ».
Tant pis pour ceux qui ne verront pas qu’a travers le fil de nos questions se profile l’idée
que, selon nous, la recherche de cette position du « juste milieu » est peut-@tre aussi une
6 FRANGOIS TRUFFAUT
« expérience-limite », de la part de quelqu’un qui fait comme si le cinéma relevait encore
d’une machine flamboyante, 4 son apogée. Par dela les effets de modernité dont il se
méfie. Et c’est avec toute cette énergie qu’il met a faire « comme si » que Truffaut nous
semble poursuivre ’héritage de ce cinéma classique, aujourd’hui, en 1967 déja, en 1980
toujours, avant, pendant et aprés la période moderne de l’art cinématographique. C’est
ce hiatus qui nous passionne.
Car lui, de son cété, presque obsessionnellement (la lecture de l’entretien du n°190 Ie
prouve par les nombreux recoupements qu’il permet avec celui que nous publions ce
mois-ci) il disait déja : « Unjour, il faudra, moi aussi, que je parle de ’occupation, que
j’ai connue dans les villes, et non 4 la campagne », annoncant en quelque sorte, sans le
prévoir tout a fait, le projet du Dernier métro (Cahiers n°190, page 23), a poursuivi la
méme orientation, articulant ses films autour de la méme pierre de touche : priorité aux
choix de la mise en scéne sur l’affirmation d’une écriture d’auteur, classicisme obstiné au
niveau formel paralléle (ou simultané avec, perpendiculaire) a une nécessité de renouve-
ler les passions qui agitent les personnages de ses récits ou de ses fictions.
Nous avions envie d’écouter la parole de Truffaut sur le cinéma, de le faire parler des
films, des siens comme de ceux des cinéastes qu’il admire, d’entendre un discours qui
s’énonce a partir d’un savoir global (savoir n’est pas le bon mot, il faudrait plutét parler
de connaissance) parce qu’issu d’une approche multiforme de quelqu’un qui fut ciné-
phile, critique, et qui pratique depuis vingt ans, sans interruption, V’art de la mise en
scéne. A ces activités s’ajoute l’art de parler du cinéma, c’est-a-dire de rendre vivante,
présente, cette connaissance du passé, ce plaisir (de faire) du cinéma.
Un discours sur le cinéma dont l’essence tourne autour d’une morale du métier. Comme
si Truffaut s’était fixé pour tache, vis-a-vis de lui-méme et vis-a-vis du public, de ne pas
détériorer l’outil de travail qu’est pour lui le cinéma (métier qui donne l’emploi du temps
le plus libre et le plus agréable du monde : point commun entre Godard et lui), d’ot ce
respect des acteurs qu’il ne faut pas laisser en moins bon état qu’on ne les a trouvés,
aprés le tournage d’un film ; d’ou ce souci de ne pas faire perdre d’argent aux produc-
teurs, de retrouver sa sise aprés chaque film pour en engendrer un autre ; d’oti ce souci
de conquérir Je public 4 chaque coup, de le respecter ef de \’épater en méme temps, avec
le cinéma.
D’ot ce mélange unique peut-étre d’inquiétude profonde (il sait bien quand méme que le
cinéma est malade, que les fissures craquélent I’édifice de la machine autour de {ui) et de
professionnalisme, cette folie « rentrée », intérieure aux normes d’une machine qui
tourne en toute quiétude. La méme folie qu’on trouve chez les personnages centraux de
ses films. S.T.

Le dernier metro
ENTRETIEN AVEC FRANCOIS TRUFFAUT
(1° PARTIE)

Méfiance vis-a-vis des entretiens parce que ce film m’impressionne et:me séduit.
Il est probable qu’on est plus fortement impressionné par ce
Cahiers. Comment abordez-vous cet entretien ? Nous vous qu’on a vu avant de devenir cinéaste. Je me dis parfois que la
Vavions proposé il y a prés de deux ans, vous sembliez avoir des logique pour un artiste serait de. ne‘rien aimer du travail des
réticences. Pourquoi ? autres. Si vous étes un lecteur de livres; un spectateur de films,
Francois Truffaut. Allons-y mais en sachant que cet entre- vous pouvez aimer un livre ou un film:a cent pour cent parce
tien ne paraitra peut-étre pas. Je suis réticent A l’égard des que vous étes plus sensible aux intentions qu’a l’exécution. Si
entretiens car, plus je travaille moins j’ai de choses a dire sur vous pratiquez vous-méme, il y aura toujours, dans l’exécution
mon travail. Je suis actuellement en plein montage du Dernier par un autre, un deétail, une différence, une divergence qui
métro, seulement préoccupé par des rapports de plans, des empéchera l’adhésion inconditionnellé:. Je place Chaplin trés
questions de rythme, de cadrages, d’emplacements de musique haut et je le trouve infiniment plus-intéressant que Jésus, par
et si je dois parler d’autre chose, alors il faut faire semblant. exemple, mais il m’arrive de chipoter Lia Comtesse de Hong-
On faisait beaucoup moins d’entretiens autrefois. J’ai fait le Kong. Je crois donc que, regardant:l@ 1ravail des autres, on
livre de discussions avec Hitchcock parce que je voulais mon- devrait s’abstraire, accepter le systéme choisi par autre,
trer aux journalistes américains que cet homme célébre qu’ils s’efforcer de jouer son jeu et ne commenter que ce que Pon
sous-estimaient était le plus compétent d’Hollywood. trouve bien.
Aujourd’hui, il y a un élément de propagande dans l’entretien,
qui me géne beaucoup. II faut vendre, alors ca donne : « Vous Cahiers. Finalement, ce que voussrevendiquez (da, c’est une
savez ce n’est pas seulement Ihistoire d’un type qui a un can- sorte d’éthique du métier. On faii ummétier, on emploie son
cer, c’est aussi un véritable chant d’amour ». Voila le cété pro- temps, et il n’y a pas de raisons.dién'yarler, cest indiscret.
motion qui me fait honte. Mais est-ce que vous n’étes pas un dessrares @ pouvoir dire ca,
Finalement, ce qui me rend heureux dans le cinéma, c’est dans la mesure ot pour de moins en mains-de gens le cinéma est
qu’il me donne le meilleur emploi di temps possible. L’écriture un métier, c’est-d-dire quelque chose-quion fait pendant dix
du scénario est difficile mais ce n’est pas une étape angoissante ans, vingt ans, un film l’an, un peu, justement, comme les
parce que, si un jour vous travaillez mal, vous déchirez les Américains ? Parce que, si ce n’est.nascun métier, chaque film
feuilles, vous recommencez le lendemain, ca ne cofite que le devient un coup de force, on joue’son.sart : il y a un peu cela
prix du papier. La préparation me déprime car en répondant a dans le cinéma en France maintenant.
toutes les questions qu’on me pose, je me fais l’impression Truffaut, Oui. Si on se sent incompris; ou refusé, l’entretien
dun maniaque qu’on traite avec une compréhension anor- donne Voccasion de s’expliquers, Héspoir de se faire
male. La grande étape c’est le tournage, tout va trop vite mais comprendre.
c’est intense, émotionnel, on agit constamment, pour le meil-
leur et pour le pire. Enfin, le montage arrive comme un soula- Carriére>
gement : méme si les acteurs doivent mourir, on a enregistré
Cahiers. C’est-d-dire qu’on met: toutidans un film parce
toutes les images dont on avait besoin. Au montage, on ne peut
qu’on n'est pas stir d’en faire un autre:aprés, ce qui donne des
plus faire de mal a un film, on a le temps d’expérimenter,
d’ameéliorer. films pléthoriques, gonfiés, et puis on parle, effectivement par
défaut de certitude d’accomplir un métien avec régularité, ce
La sortie du film me tourmente, surtout a cause de la promo-
qui West pas votre cas. On a un peu envie de vous interroger
tion. L’idéal, c’est de ne pas étre a Paris. Je garde un bon sou-
sur la maniére dont vous conduisez votrec« carriére », ou, si
venir de la sortie d’Adéle H. car je suis parti en Amérique. La
vous n'acceptez pas ce mot, sur la permanence de votre métier.
jeune protagoniste tenait tellement 4 ce film que j’étais certain
de l’ardeur qu’elle mettrait a le présenter. La question que je Truffaut, Le mot carriére ne me cHoyue pas, ni le mot ni la
redoute le plus est : « Comment vous situez-vous ? », Juste- chose. C’est moins prétentieux quezlé:mot ceuvre. De toutes
ment, il me parait indécent de se situer soi-méme, ce n’est pas maniéres, si on fait une chose, qu?omemnvit, et qu’on a envie de
un exercice naturel. Et puis i faut mentir, faire semblant continuer, eh bien on fait une. carriéta,.Je n’ai pas envie de
avoir obienu sur l’écran tout ce qu’on voulait alors qu’en faire autre chose que des films. Sij e. dévenais aveugle, je tache-
réalité, on est le meilleur critique de soi-méme, le plus sévére en rais de continuer, en collaboranta déssscénarios.
tout cas. Les attaques contre la pauvre industrie du cinéma francais le
A travers les interviews, on vise plus ou moins a projeter de désignant comme « cinéma di-profiti» me semblent a cdté de
soi une image avantageuse, c’est dérisoire. Lorsque j’ai com: la plaque puisque les producteurs-féntfaillite les uns aprés les
mencé dans ce métier, j’avais probablement besoin d’étre autres. Tantét on attaque les producteurs en les accusant de ne
reconnu mais, a présent, mon seul désir est que les films soient penser qu’aé gagner de l’argent, tantét on se moque d’eux parce
remboursés, amortis, afin de pouvoir continuer. J’ajoute que quw’ils en perdent. Tout est plus simple en Amérique : un bon
je ne suis pas certain d’avoir des idées neuves 4 exprimer, mes film, c’est celui qui fait des bénéfices; un mauvais celui qui
idées sur le cinéma ne changent pas beaucoup, j’ai peur de perd de l’argent, ¢’est aussi mathématique que le sport de com-
redire les mémes choses, dans la méme formulation. Depuis dix pétition. On perd peu de temps-dans‘lés discussions esthétiques
ans, dans chaque interview je parle de Johnny Got His Gun: a Hollywood !
LE JUSTE MILIEU COMME EXPERIENCE-LIMITE

Cahiers. En fait, il y a trés peu de cinéastes de votre généra-


tion et, a fortiori plus jeunes, qui puissent tourner un film par
an depuis assez longtemps, et penser ce qu’ils font comme un
meétier,

Truffaut. Qui, je pense que c’est le hasard, au départ. Mon


beau-pére, qui dirigeait la Société « Cocinor-», a produit mon
premier film, Les Quatre cents coups. Il m’a suggéré, si je vou-
Jais garder les mains libres, de créer ma propre maison de pro-
duction. J’ai donc fondé « Les Films du Carrosse » — en réfé-
rence au Carrosse d’Or — et par chance, cette petite société est
encore debout vingt ans aprés. Tout est donc parti de ce pre-
mier film qui a gagné beaucoup d’argent mais ce que je
n’aurais pas pu prévoir, c’est la fagon dont je me comporterais
dans ce métier. Alors que j’avais passé ma jeunesse a sécher
Yécole pour aller au cinéma, dés que je me suis retrouvé avec
les « Films du Carrosse » et un bureau, eh bien je n’ai pas pu
manquer un jour de bureau en vingt ans. Méme les jours oi
sort un nouveau Bergman ou un nouveau Fellini, j’attends sept
heures du soir pour y aller, prebablement parce que je me sens
responsable vis-a-vis de ceux qui travaillent avec moi.
Bref, on a pris des engagements et il s’agit de les tenir
d’autant plus qu’on n’est pas seul, Avec Jean Gruault,
Suzanne Schiffman ou d’ autres scénaristes, un script est établi.
Marcel Berbert qui administre le « Carosse » depuis le début et
Gérard Lebovici mon agent, déterminent le budget, cherchent
le financement et rédigent des contrats qui protégent le film, je
me sens trés aidé dans cette étape, et le jeu consiste alors a faire
ce dont j’ai envie en m’efforcant de ne pas gaspiller l’argent des
Tournage des 400 coups : Jacqueline Decae (la script), Frangois Truffaut et Jean
financiers. Sans cette organisation et cet entourage, j’aurais
Rabier (l'apérateur}.
probablement renoncé a garder le « Carosse » et je travaillerais
pour des producteurs.
Mon deuxiéme film, Tirez sur le Pianiste, a été produit par
Pierre Braunberger, qui avait acheté Les Mistons, refusé Les
Quatre cents coups mais aimait le roman de David Goodis.
Dans un premier temps, Le Pianisfe a été un échec, confirmant
Vopinion de la presse dans son dénigrement de la « Nouvelle
Vague » : « Ils réussissent leur premier film parce qu’ils racon-
tent leur vie, ils se cassent la gueule au second parce qu’ils ne
sont pas professionnels ».
A cause de cette douche écossaise, le tournage de Jules et Jim
a été trés angoissant. J’ai tourné ce film grace 4 la confiance de
Jeanne Moreau, nous n’avions pas de distributeur — mon
beau-pére était mort — et c’est seulement quand le film a été
terminé que nous avons été rassurés : les Siritzky ont aimé le
film, ont voulu le sortir, ca a marché partout et j’ai eu l’impres-
sion que je faisais partie du métier. “ee
Pourtant, dés que Ray Bradbury m’a cédé les droits de Fah- Frangois Truffaut et Jean-Pierre Léaud, tournage des 400 coups.
renheit 451, je me suis rendu compte que je ne trouverais Tournage de la scéne du commissariat des 400 coups
: de Pextrame gauche a
jamais le financement de ce film en France. Un producteur UVextréme droite: Charles Bitch et Jacques Demy (en figurants), Jacqueline
américain, Lewis Allen, m’ayant approché pour me proposer Decae (script), Truffaut, Jean-Luc Godard, Henri Decae (opérateur}, Michéle
Meritz, Philippe De Broca {premier assistant).
« The Day of the Locust », roman de Nathaél West, je lui ai
proposé a la place F. 45/ et il a accepté 4 condition que le film
soit tourné en anglais et en Angleterre.

Cahiers. Maintenant, on a Uimpression qu’au fil des années


vous avez une conduite d’alternance des projets qui a ("air assez
pensée. On a Vimpression, en voyant la suite des films, que
yous savez que tel ou tel projet est risqué et que pour d’autres,
¢a@ va mieux marcher. Vous menez une politique, un peu d’édi-
teur qui aurait un essai difficile mais qui saurait qu’il est porté
par autre chose...

Truffaut, Ma seule tactique d’alternance c’est de tourner un


film a trés bas budget aprés chaque film cher, afin de ne pas me
laisser entrainer dans l’escalade qui méne aux concessions gra-
ves, 4 la mégalomanie ou au chémage. Quand je suis rentré
d’Angleterre, j’étais décidé 4 mettre les bouchées doubles, 4
ENTRETIEN AVEC FRANCOIS TRUFFAUT
tourner préférablement des films en francais et 4 mener plu- Wednesday, January 14, 1976, LARIETY 33
sieurs projets de front. Pendant que je tournais Baisers volés
début 1968, je préparais La Siréne du Mississipi et L’Enfant
sauvage, Les gens de « United Artists » n’aimaient pas le pro-
First Weel Second Week
jet de L’Enfant sauvage, principalement parce que je le voulais MERRY ‘GrrisTMas HAPPY-NEW YEAR
en noir et blanc. Finalement, ils ont dit : « D’accord pour Mon, 12/22 . 12/29 $ 7.598
Tues, 12/23
L’Enfant sauvage, mais i/ sera couplé avec La Siréne du Missis- Wed, 12/24
Thurs, 12/25 huss. vs
sipi ef nous amortirons les pertes de l’un sur les bénéfices de
autre », J’ai accepté et il s’est produit cette chose cocasse, qui Se 13
V4
montre bien qu’on ne peut jamaisprévoir : avec un budget de
730 millions, La Siréne en a perdu 350 mais L’Enfant sauvage
qui a cofité un peu moins que 200 millions se met 4 en gagner Third Weel
400! BIGGEST EAST SIDE GROSSER
A vrai dire, il ne faudrait pas seulement parler de réussites et
d’échecs mais aussi d’impressions de succés et d’impressions
d’échecs. ll ne faudrait jamais raisonner & partir du nombre i 3
V10 $ 10610
d’entrées de l’exclusivité parisienne puisqu’un film peut multi-
$43,274
Ww $ 6,735

plier ce chiffre par six sur l’ensemble de la France et il peut


aussi faire objet d’une cinquantaine de contrats de vente a
travers le monde. 3

Relations avec les majors ameéricaines


Cahiers. Quels sont vos rapports, votre fagon de travailler, ISABELLE ADJANI
avec les « Artistes Associés » ? “BEST
Truffaut. Ce que j’apprécie, lorsque je travaille avec une ACTRESS ISABELLE ADIAN'
compagnie américaine, c’est la liberté et, par-dessus tout, la OF THE YEAR” FRANGOIS TALFFAUT
liberté de choisir les acteurs qui me plaisent, connus ou incon- --NEW YORK FILM CRITICS
NATIONAL SOCIETY OF FILM CRITICS
nus. J’ai des acteurs importants dans Le Dernier Métro mais je —WATIONAL BOARD OF REVIEW
sentais que le seul personnage « méchant » du film serait plus
convaincant s’il était interprété par quelqu’un dont on ne “BEST FOREIGN FILM” Gera JEAN GEUAIRT SLZANNE SCHIFFRAN
—NATIONAL 8OARD OF REVIEW
connait pas le visage. J’ai pris mon ami Jean-Louis Richard et INSON + SYLVIA MARAIOTT
ICATCHLEY.* IVRY GITLUS.
je crois qu’il est mieux que n’importe quelle vedette qui serait “BEST SCREENPLAY” CO-PRODUCTION WETROCOLOR,
~NEW YORK FILM CRITICS
venue s’ajouter aux autres. AREWVORLD PrcTUMES FELERSE [PS
Maintenant, il faut bien voir que les relations de travail « Au cinéma, c'est la poésie qui est concréte et argent qui est abstrait ». Jean
qu’on peut avoir avec une « major » compagnie ne relévent Cocteau.

pas forcément de la haute fidélité sur longue durée. Quand le


scénario de La Nuit américaine a été terminé, je l’ai naturelle-
ment porté aux « Artistes Associés » puisqu’on avait fait qua- res, une sorte de contrainte ; vous n’aimez pas le parisiano-
tre films ensemble et, 4 ma grande déception, ils Pont refusé centrisme donc vous fonctionnez par rapport @ des systeémes de
comme ils en avaient le droit. Par chance, j’ai rencontré Bob production multinationaux et un systéme de distribution mon-
Solo qui cherchait des projets francais pour « Warner Bros ». dial, vous aimez bien ce qu’il y avait de contraintes dans un cer-
II voulait le faire, il a proposé fe scénario aux gens de Burbanks tain cinéma classique mais votre bureau est quand méme &
et ils ont dit oui. Le film a gagné l’Oscar, une dizaine d’ autres Paris. En un mot, vous donnez limpression de ne pas
prix américains, c’était l’euphorie, c’était ’idylle avec les gens « ramer », et aussi que vous avez organisé un dispositif qui
de « Warner » qui me disaient : « Quand nous donnez-vous vous permet d’avoir un peu tous les avantages d’un certain
votre prochain script ? ». Je leur ai fait lire Adéle H. Conster- systéme de cinéma en en ayant le minimum d’inconvénienis.
nation, refus. C’était leur droit. Je retourne chez « Artistes Truffaut, Oui, c’est vrai mais ot voulez-vous que j’installe
Associés », ils aiment Adé/e, l’adoptent et s’en trouvent bien mes bureaux ailleurs qu’a Paris ? Depuis-la disparition des
puisque nous avons rempilé ensemble pour les trois films sui- « Studios Marcel Pagnol » de Marseille, on ne peut pas déve-
vants, L’Argent de poche, L’Homme qui aimait les femmes et lopper Ia pellicule ailleurs qu’a Paris. J’étais trés heureux
La Chambre verte. quand Pagnol, dans /’Express, m’a cité comme son continua-
Avant Jaws et les grands succés qui ont suivi, les Américains teur mais je pense que Claude Lelouch est plus proche de
avaient besoin de produire de petits films nationaux, pas seule- lautonomie et l’indépendance pagnolesques, et surtout Claude
ment en France mais aussi en Italie ou en Espagne, pour facili- Berri. Mon organisation est de dimensions plus modestes, plus
ter la pénétration de leur production qui n’était pas suffisam- proches des « Films du Losange » d’Eric Rohmer. Un autre a
ment universelle. Les choses ont changé depuis cing ans, cha- su conquérir cette sorte d’indépendance, c’est Jean-Pierre
que firme américaine parvient a lancer un vrai succés mondial Mocky. Pour tout dire, je m’entends mieux avec les metteurs
qui entraine le reste de sa production. Autrement dit, les Amé- en scéhe-producteurs qui luttent et évitent de se plaindre
ricains ont de moins en moins besoin de nous, de moins en qu’avec les enfants gatés qui croient que tout leur est di. Les
moins besoin de films tournés dans une autre langue que responsabilités, financiéres ou autres, empéchent de céder aux
l’anglais. états d’4me. Bien sfir, a la veille de chaque tournage, le trac est
Votre systéme de protection 1a et aussi la méme impression de débuter a zéro, chaque fois.
Je ne suis pas trés difficile de caractére, je crois que je pourrais
Cahiers. Vous donnez V’impression d’étre un cinéaste qui a travailler harmonieusement avec des producteurs comme
un systéme de protection trés fort. D’un cété, vous n’aimez pas Robert Dorfman, Mnouchkine ou Albina de Boisrouvray mais
le génie inspiré, donc vous avez un travail de bureau, des horai- il se trouve que chaque fois que je recois un script déja écrit,
10 LE JUSTE MILIEU COMME EXPERIENCE-LIMITE

méme s’il est excellent, j’ai impression qu’i! me sera plus dif- Pendant que Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Louis Del-
ficile 4 mener a bien qu’un projet dont je suis Pinitiateur. luc, Jean Epstein faisaient du « cinéma différent », Jean
Non, je ne suis pas contre l’Avance sur recettes, mais je suis Renoir tournait Tire au Flanc, On purge bébé, Boudu sauvé
hostile au mécénat parce que les mécénes, par définition, ne des eaux. Ecoutez Jean Renoir dans son roman « Le Coeur 4
cherchent pas 4 récupérer leur argent, ce qui signifie neuf fois Vaise » : « Pour certains esprits, seulement ce qui est @ coté
sur dix Venterrement du film. Si vous questionnez les gens qui offre de l’intérét. Pour moi, c’était fe contraire. Je révais de
tiennent les petites salles de projections privées a Paris, ils vous succes normaux, sur des scenes normales, devant un public
diront que leur cabine est encombrée par des copies de films normal ».
marginaux que personne n’est revenu chercher ! Oui, oui. Ce Jaime aussi ce que disait Audiberti: « Le poéme le plus
sont des films de mécénes. Tout va bien pour L’Age d’or et Le obscur s’adresse au monde entier ». D’ailleurs Audiberti disait
Sang d’un poéte parce qu’ils n’étaient pas destinés a l’exploita- toujours des choses formidables, par exemple: « Un film
tion normale mais, 4 un jeune cinéaste comme Garrel, je trouve gagne d’avance a étre mexicain ». Je trouve ca épatant, c’est la
que le mécénat a fait beaucoup de tort. Je ne sais pas qui a forme supérieure de la critique.
financé Marie pour mémoire mais c’est un film superbe qui
L’idée de compromis
aurait di avoir une carriére normale. Idem pour La Filfe
unique. Cahiers. On a V’impression d’assister @ une victoire totale et
dangereuse de la politique des auteurs, avec des gens qui, dés
Cahiers. Le discours sur la crise du cinéma ne semble pas leur premier film ou apres leur premier film, parlent comme
vous affecter beaucoup : 1. parce que vous poursuivez votre des « auteurs », et au méme moment, depuis quelques années,
carriére « normalement », en mettant en chantier un film aprés sur fond de discours de crise du cinéma, il y a cette idée qui fait
Vautre ; 2, parce que vous ne tenez pas de discours plaintif sur retour que tout de méme, le producteur ce n’est pas si mal que
le sort des cinéastes, ce qui est souvent le corollaire de ce dis- ca, Est-ce qu’il n’y a pas un point d’équilibre possible entre ces
cours de crise repris un peu partout. deux positions, une position de compromis, si on veut ?
Truffaut. Les économistes ont souvent dit, je ne sais pas si Truffaut. A mon avis, Hitchcock a été le metteur en scéne le
e’est vrai, que ’industrie du cinéma a éoujours été déficitaire. plus honnéte dans ses propos, méme s’il faut le lire un peu
D’aprés leur raisonnement, les professionnels eux, retrouve- entre les lignes. La premiére fois que nous l’ayons questionné,
raient réguliérement leur mise, le déficit annuel étant assumé Chabrol et moi, il a parlé de compromis et cela nous troublait :
par un mécénat temporaire mais renouvelé. Si c’est vrai, ca ne pourquoi cet homme, a qui on venait dire qu’on l’admirait,
me choque pas, ce serait une version anarchique du systéme des parlait de compromis ? Idem lorsque Bazin I’interroge pendant
tax-shelters canadiens ou allemands qui encouragent les indus- le tournage de To Catch a Thief, sur Ja Céte d’Azur. Finale-
triels 4 payer moins d’impéts sur les bénéfices de leurs affaires ment, les dates correspondent, cela se situe peu aprés le tour-
en investissant dans le cinéma. nage de I Confess, film dont le concept a dii se détériorer beau-
On sait trés bien que ce qu’on appeile /a crise est en réalité coup entre le premier scénario et le film terminé. Dans un des
une reconversion puisque les spectateurs préférent regarder les deux livres récemment publiés sur Montgomery Clift, auteur
films 4 la maison. [is n’en ont jamais regardé autant. On parle affirme que le premier scénario de f Confess allait jusqu’a
trop de la crise et surtout 4 la télévision, dans les émissions qui Vexécution capitale du Father Logan, reconnu coupable de
sont supposées promouvoir le cinéma. Si dans « Apostro- meurtre.
phes » chaque semaine, on parlait de ’augmentation du prix Pourquoi et comment Hitchcock a-t-il été amené a faire une
du papier, de la dureté des éditeurs, du prix des bouquins.et de concession aussi grave, je ne Sais pas. Peut-étre 4 cause des
la fantaisie des libraires, eh bien les gens arréteraient d’acheter pressions religieuses, le film étant tourné dans de vraies églises
des livres ! Depuis le début de mai, le temps a été merveilleux, du Québec, peut-étre 4 la demande des responsables de la
quatre averses par jour sur toute la France, les cinémas ont fait « Warner Bros » ?
des recettes miraculeuses et c’est tant mieux pour Tavernier et Toujours est-il que le projet de J Confess se serait dégradé et
pour Resnais. Grace a cela, beaucoup de producteurs repren- que Hitchcock en est arrivé a tourner cette fin policiére qui,
nent confiance. effectivement, n’est pas digne du reste. Cette histoire montre a
Je trouve un peu démagogique de la part d’un metteur en quel point Hitchcock était sincére dans cette premiére inter-
scéne de prétendre que si l’industrie ne mettait pas d’obstacle view, 4 quel point également il a di lutter pour donner des
entre lui et le public, les spectateurs se précipiteraient pour voir chefs-d’ceuvre comme Rear Window ou North by Northwest.
son film, Je crois que la vraie lutte 4 mener est avec soi-méme, Cette idée de compromis néanmoins ne s’applique pas bien &
avec nos doutes, nos insuffisances, nos limites, nos erreurs et, Hitchcock parce qu’if arrivait le plus souvent a établir la coinci-
d’autre part, avec l’indifférence du public. Tous les gens qui dence entre ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait. Si on le taqui-
travaillent dans le domaine de la fiction sont un peu fous, un nait un peu: « Mais au fond, si vous étiez tout @ fait libre
peu névrosés. Leur probléme est de rendre leur folie, leur gu’est-ce que vous feriez ? », il ne décrivait pas un film
névrose intéressantes' pour les autres. Parfois ca marche, par- d’avant-garde, il décrivait un film d’Hitchcock avec un peu
fois non. plus de cruauté apparente. Je crois qu’il avait été épaté par les
L’ Avance sur recettes est trés bien, l’aide a ta diffusion est audaces de Stroheim. Plus récemment il avait admiré Tristana
excellente, la détaxation de l’Art et Essai est opportune mais il et j’imagine qu’il regrettait un peu de ne pas pouvoir se permet-
faut bien voir que I’étape suivante ne pourra consister qu’a tre, lui, de faire porter unt jambe de bois 4 une belle blonde. II
subventionner les spectateurs ou alors rendre la vision de cer- se rattrapait sur les paires de lunettes.
tains films obligatoire. La faiblesse du discours culturel est de Un jour ou l’autre, on s’apercevra que si toute Pceuvre de
passer sous silence la nécessité pour un film d’étre attrayant. Renoir est sensuelle, toute celle d’Hitchcock est sexuelle.
Personne n’a un public fixe. Aucun autre roman de Queneau
n’a obtenu le succés de « Zazie dans le métro », aucun roman Cahiers. Pour en revenir @ cette idée de cinéma lié a la com-
de Nabokov n’a eu plus de succés que « Lolita », mande, je n’ai pas l’impression que vous ayez dti faire des cho-
Contrairement 4 Marguerite Duras dont j’aime souvent le ses comme ca, que vous ayez été contraint de changer une scéne
travail, je ne crois pas 4 un « public différent » qui se spéciali- ou des choses importantes dans un de vos films.
serait dans les « films différents » et d’ailleurs « différent » de
quoi et en quoi ? Truffaut. Non, je fais mes films librement mais quelquefois
ENTRETIEN AVEC FRANCOIS TRUFFAUT I
ee

TR AbD
“a 3 A
Karl Malden et Montgomery Ctift (au premier plan) dans / Confess d'Alfred Tournage de / Confess : Hitchcock dirige Anne Baxter dans ta scéne du procés.
Hitchcock.

je me contrains moi-méme, je me suis imposé des commandes il a fait broder la lettre R sur les oreillers de satin du lit de
dans le cas de La Mariée était en noir, Domicile conjugual et Rebecca et il a montré les flammes consumant les oreillers.
L’Amour en fuite, Henri Langlois qui avait aimé Baisers volés Compromis habile ! Cela dit, Selznick n’avait pas toujours
m’a dit: « Maintenant, il faut marier Jean-Pierre Léaud et tort. Sile début de Rebecca ressemble au début de Citizen Kane
Claude Jade», mais enfin, ce n’était peut-étre pas aussi ce n’est pas un hasard. Orson Welles avait adapté Rebecca
urgent ! Quant 4 L’Amour en fuite, je savais en le tournant pour son émission de radio, « Mercury on the air », Selznick
que je faisais une connerie. J’étais comme un fildefériste sans avait enregistrée et Pavait envoyée 4 Hitchcock A Londres en
fil de fer. lui reprochant d’avoir rédigé une premiére adaptation timorée
et trop modeste. Néanmoins, je préfére Hitchcock quand il est
Cahiers. Du fait de Pabsence ou de la faiblesse des produc- libre, le Hitchcock aprés Selznick.
teurs, une partie des responsabilités qui leur incombent retom-
bent sur le dos des cinéastes ou des « auteurs », N’est-ce pas Les Cahiers et vous
souvent un handicap dans leur travail « artistique » ? Cahiers. Comment peut-on parler du silence qu’il y a eu
Truffaut. Evidemment, un jeune cinéaste qui doit se battre entre les Cahiers et vous ?
des mois pour trouver une avance-distribution, une avance sur Truffaut, Je me souviens d’une remarque de Langlois :
recettes et une promesse de sortie, ne trouvera pas le temps « Vous étes fous, Rohmer, Rivette et vous d’avoir laché les
d@’examiner attentivement son scénario ni de s’auto-critiquer. II Cahiers ». J’étais surpris et j’ai pensé qu’il confondait une
faudrait pouvoir concentrer toute son énergie pour les ques- cinémathéque et un journal. Une revue appartient 4 ceux qui
tions artistiques mais ¢’est rarement possible. écrivent, pas 4 ceux qui filment, c’est logique. Je me suis éloi-
gné des Cahiers du jour ot j’ai tourné mon premier film et c’est
Cahiers. On se demande s’il n’y a pas quelque chose d’un vrai que j’ai eu le sentiment d’avoir changé de camp. Je com-
peu mort dans le cinéma francais, du fait qu’on ne puisse plus prends mieux Cocteau dans son harcélement contre les juges,
trouver un véritable rapport de force entre un producteur et un contre ceux qui jugent. I] avait choisi la solidarité avec ceux qui
auteur,
s’exposent. Je crois bien avoir inventé, un dimanghe chez
Truffaut. Braunberger est un producteur qui croit a la liberté Bazin, la grille de jugements étoilés que Doniol a baptisé « Le
du metteur en scéne, il a méme précédé tout le monde dans cet
état d’esprit. J’aimais le roman de Goodis, lui aussi. Il m’a Jean-Pierre Léaud et Claude Jade dans Baisers volés. Notons ici l'apparition des
laissé choisir Aznavour que j’avais admiré dans le film de bougeoirs.

Franju, La Téte contre les murs. Il m’a influencé pour recruter


sa belle-fille, Nicole Berger, mais il y avait trois rdles de filles et
elle a été la meilleure des trois. Ah oui, je me souviens mainte-
nant que Braunberger, pendant un moment, me demandait de
né pas faire mourir Marie Dubois a la fin de histoire, simple-
ment parce qu’il la trouvait sympathique : « Soyez gentil,
Jaites-moi une fin heureuse ». Finalement, j’ai adopté un com-
promis. Marie Dubois meurt, dans la neige mais, aprés cela, il
y a trente secondes d’épilogue pour montrer Aznavour au
piano et la patronne du bistrot qui s’avance et lui présente une
nouvelle serveuse. C’était plutét meilleur comme ca. Evidem-
ment, je souhaite a tout le monde un producteur comme
Braunberger.
Pour en revenir a Hitchcock, il ne s’amusait pas tous les
jours quand il était sous contrat chez Selznick. Dans Rebecca,
quand Manderley est en flammes, Selznick avait envoyé un
mémo a Hitchcock : il faut que la fumée de l’incendie trace une
grande lettre R dans le ciel. Hitchcock détestait cette idée alors
12 LE JUSTE MILIEU GOMME EXPERIENCE-LIMITE

Conseil des Dix » et, du jour ow j’ai enregistré trois métres de


pellicule, je suis devenu un adversaire de cette maniére expédi-
tive de rendre la justice : mettre des croix, des chiffres, des
petits ronds et des zéros sur le travail des autres, quel culot !
Quand on insulte Duras ou Zidi par principe, non pas sur l’exé-
cution de leur travail mais sur leurs intentions, je me sens soli-
daire d’eux. Ii y a vingt ans dans Paris-Presse, j’avais été
frappé par cette déclaration de Juliette Gréco : « Mademoiselle
Sylvie Vartan et moi ne faisons pas le méme métier », Ca m’a
semblé je comble du ridicule, surtout venant de la part de
quelqu’un déja établi vis-a-vis d’une nouvelle venue. Je crois
qu’on n’a pas le droit d’attaquer quelqu’un de plus jeune que
soi et cela pour une raison trés simple. En général, quand on
regarde en arriére, on n’aime pas beaucoup ce qu’on était cing
ou dix ans avant et on pense qu’on est mieux maintenant, avec
plus de sagesse ou de maturité. Donc, c’est la moindre des cho-
ses de créditer le confrére plus jeune du méme droit a J’erreur,
de la méme possibilité d’amélioration. La of l’affaire se com-
plique c’est que nous ne devons pas attaquer davantage les gens Boby
plus agés pour Ja bonne raison qu’il leur reste vraisemblable- 1972.

ment moins de temps a vivre. Autant que par la phrase de


Juliette Gréco, j’ai été marqué par celle de Bernanos dans « Le
Journal d’un curé de campagne » : « J’ai compris que la jeu-
nesse est bénie, qu’elle est un risque ad courir et que ce risque
méme est béni ». Cette phrase prodigieuse a agi sur moi, j’en
suis imprégné, elle est magique et vraie, elle m’influence méme
dans le domaine de la production. Par exemple, si je n’aime
pas faire perdre de l’argent 4 mes financiers, l’idée me devient
insupportable s'il s’agit de financiers plus jeunes que moi, j’ai
Vimpression de les escroquer. Cela va bientét me créer des pro-
blémes car je travaille de plus en plus avec des gens plus jeunes
que moi!
Critiquer les gens de sa génération n’est pas davantage
recommanlable parce que, 1a, il y a un autre cloisonnement qui
est la notion de chance. Critiquer quelqu’un qui a moins de
chance que vous, c’est déloyal, critiquer celui qui est plus chan-
ceux c’est de ’envie, le seul péché capital vraiment capital. En
ce qui concerne les gens d’une méme génération se livrant 4 une
méme activité, l'image qui s’impose est la derniére scéne des Apparition d’Alfred Hi
morte en 1967.
Fioretti de Rossellini : les moines ont décidé de se séparer. Ils
sont dans un champ. Ils tournoient sur eux-mémes de plus en
plus vite jusqu’a ce que l’ivresse les plaque au sol, alors ils se
relévent et partent chacun dans la direction que le hasard a
indiqué d’aprés la position de leur corps. En ce qui me con-
cerne, je parle encore souvent avec Rivette (il m’a aidé dans la
construction de La Mariée était en noir), je parle constamment
avec Jean Aurel, Claude Berri, Marcel Ophuls, Claude Miller,
Pierre Kast ou bien Resnais, au hasard des rencontres...

Godard
Cahiers. Mais est-ce qu’il est possible dun cinéaste de discu-
ter sérieusement avec un autre de positions respectives, de
choix ? I nous semble que ca n’arrive jamais. Dans le numéro
300 des Cahiers, Godard avance l’idée que les choses positives
arrivent quand il y a au moins deux personnes qui parlent, deux
scénaristes &@ la cantine de Hollywood, deux critiques au
moment de la Nouvelle Vague, aujourd’hui peut-étre Coppola
et Wenders... Est-ce qu’aujourd’hui vous parlez a quelqu’un ?
Truffaut. Vous citez Godard mais l’exemple est mal choisi (photo Alain Dejean).
puisqu’il appartient justement au groupe des envieux compul-
sifs. Quand Rivette a obtenu la plus grosse avance sur recettes frélé Vhépatite virale: « Resnais n’a fait aucun bon film
jamais attribuée, 200 millions pour quatre films, Godard s’est depuis Hiroshima ». A mon égard les déclarations de haine de
déchainé dans Pariscope : « Le plaisir de Rivette est le méme Godard ne se comptent plus, a croire que je lui ai fait perdre le
que celui de Verneuil mais ce n'est pas le mien, Rivette n’a plus sommeil. I] m’a toujours semblé que la jalousie professionnelle
rien d’humain », Ensuite, ca a été le tour de Rohmer lorsque ne peut se justifier que si elle va jusqu’au meurtre. Quelqu’un a
tout le monde admirait La Marquise d’O. Quand Resnais a le culot de faire le méme métier que vous ? Alors il faut le tuer
gagné six ou sept Césars pour Providence, alors Jean-Luc a ou bien s’arranger pour vivre avec. Godard connait bien les
ENTRETIEN AVEC FRANGOIS TRUFFAUT 13
doux, Bernanos, Jeanne d’Arc ou Cocteau, il est plus fort que
seul. J’adorerais voir un film de Bresson dialogué par Margue-
rite Duras. Au fond, seul le résultat compte et les questions de
vanité devraient étre laissées de cété. Le film est un bébé et le
monde se divise en deux : ce qui est bon pour le bébé et ce qui
est mauvais pour le bébé. Quand on recoit un script américain,
on peut deviner combien il y a eu de versions précédentes parce
qu’ils changent de couleur de papier pour chaque version, alors
vous avez des pages bleues, roses, vertes et les pages blanches
d’origine. Evidemment, on se demande toujours si les versions
précédentes n’étaient pas meilleures !
Pour en finir avec le film considéré comme un bébé, c’est ce
que j’ai toujours aimé chez Renoir et Hitchcock, c’est un de
leurs points communs d’étre deux artistes qui préféraient leur
travail 4 leur propre personne.
L’expérience d’acteur
» Zi sso we Cahiers. Justement, par rapport @ l’expérience d’acteur dans
Le «Ro» brodé de Rebec: ca (dA. Hitchcock}.
Rencontres du troisiéme type, aux Etats-Unis, qu’est-ce qui
vous est apparu comme changement, comme mutation qui se
adolescentes de Valery Larbaud qui s’exercaient 4 prononcer dessine la-bas ? .
souvent le mot prune pour améliorer ]’ourlet de leurs lévres et Truffaut. Je ne suis pas bon en futurologie. J’ai tendance 4
je suis certain que son visage A lui doit devenir trés vilain, penser que le cinéma américain actuel, malgré sa vitalité et ses
déformé par un rictus, quand iJ dit : « Truffaut ? Il n’a jamais recettes miraculeuses, est moins bon que le cinéma européen,
fait un bon film ». Le héros du film de Buituel, Ei, disait, avec que Pensemble du cinéma européen. Le jour ot Hollywood
plus de franchise: « Le bonheur des autres me souleve le fera un film comme Le Mariage de Maria Braun, j’irai le voir
coeur », trois fois. Le contenu des films américains est moins conven-
Si vous y tenez vraiment nous reparlerons de Godard, on tionnel qu’autrefois mais comme il est faussement anti-
pourrait méme en faire un livre: « Oui, oui, j’ai bien dit conventionnel, tout le monde a la nostalgie du conventionnel.
Godard ! », mais il faut dire aussi que, dans n’importe quel Quand les gens voient un vieux film « Warner Bros » qui défile
travail artistique, une certaine solitude est nécessaire. Si vous a toute vitesse avec des personnages faux dans des situations
imaginez deux femmes enceintes, elles peuvent échanger quel- fausses mais un rythme du tonnerre de Dieu, ils disent :
ques renseignements sur leur état, sur leur attente, mais leur « Pourquoi est-ce qu’on ne fait plus de film comme ca mainte-
grossesse n’est pas interchangeable. nant ? », sans se rendre compte qu’ils refuseraient ce méme
La phrase de Marcel Duchamp contient beaucoup de vérité : film tourné aujourd’hui, ce méme film qui les charme parce
« En art, c’est chacun pour soi, comme dans un naufrage », que le grand laps de temps écoulé tue leur sens critique. C’est la
cette phrase exprime tout ce qu’il y a d’artificiel dans l’idée méme chose avec les acteurs morts. « Pourquoi est-ce qu’il n’y
d’école ou de groupe. Bien entendu, sur un tournage, on a plus de types comme Marcel Herrand, Louis Salou, Jules
emmagasine beaucoup de pensées violentes, passionnelles, des Berry ? ». Mais si, ils sont 14, Patrick Dewaere, Michel Ser-
hostilités ou des emballements qui nécessitent un confident, rault, Charles Denner, mais ils ne vous épatent pas parce qu’ils
peut-étre l’assistant ou la script-girl, et c’est la méme chose sont en vie et aussi parce qu’on les voit, gratuitement, a la
pour les acteurs qui ont besoin de s’épancher peut-éire avec la télévision.
coiffeuse, peut-étre avec l’habilleuse. Pour en revenir au cinéma américain d’aujourd’hui, il me
Il est vrai que les rencontres de hasard entre deux cinéastes semble que certains films donnent impression de résulter de
sont assez consternantes : « Quand est-ce que vous commen- nombreux conseils d’administration, je sens, en les regardant,
cez ? Cambien de semaines ? A quand le mixage ? Et la sor- toutes sortes d’interventions qui ne vont pas forcément dans le
tie ? ». Il arrive méme qu’on néglige de se souhaiter bonne sens de l’intérét du film. Je me dis parfois que l’importance des
chance. C’est un peu sinistre. Oscars abime certains films. Vous voyez un personnage secon-
daire, un facteur qui vient apporter un télégramme et il se met A
Cahiers. Et ce que dit Godard, comme quoi, au début de la jouer comme un hystérique. Les gens vous disent : « Vous avez
Nouvelle Vague, c’était un temps ou les choses étaient vu comme le moindre petit rdle est soigné » et je ne peux pas
possibles ? m’empécher de penser que le producteur a exigé cette scéne
Truffaut. Non, je n’y crois pas et je sais que Godard fait pour obtenir un Oscar du « best supporting actor » !
semblant d’y croire. Méme a 1l’époque de Ia Nouvelle Vague,
Vamitié fonctionnait 4 sens unique avec lui. Comme il était trés Cahiers. Le sentiment que j’ai eu en Amérique I’an dernier,
c’est qu’il y avait trés peu de curiosité pour le cinéma européen
doué et déja habile a se faire plaindre, on lui pardonnait ses
mesquineries mais, tout le monde vous le dira, le cdté retors et que le peu qu’il y avait était 4 peu prés rempli par vos films,
qu'il ne parvient plus a dissimuler, était déja 1a. Il fallait tout le qui suffisaient @ donner une idée globale de la France. En étes-
vous conscient et comment le vivez-vous ?
temps [’aider, lui rendre service et s’attendre A un coup bas en
retour, Truffaut. Non, non, non vous ne me ferez pas dire que je
Le fameux dialogue confraternel des néo-réalistes ne devait suis le seul, Punique et que les autres sont minables ! Je fais
pas aller bien loin mais les querelles de rivalités sont plus char- partie d’une quinzaine de cinéastes dont les films sont montrés
mantes en Italie, plus pittoresques, avec le tutoiement et assez réguliérement hors de France et bien compris tant qu’ils
Phumour. J-approuve leur habitude de faire des scripts a cing sont projetés avec des sous-titres. Je pense que Rohmer est trés
ou six, c’est pour des raisons d’argent que je n’ai jamais pu le bien compris en Amérique, Chabrol aussi. Pris séparément
faire, et quelquefois de susceptibilités 4 ménager. Je ne suis pas aucun de mes dix-huit films, en Amérique, n’a atteint les chif-
un fanatique de l’auteur unique. Quand Bresson recrute Girau- fres de Un homme et une femme, Z, ou Cousin, cousine. Ilya
LE JUSTE MILIEU COMME EXPERIENCE-LIMITE

x N
Frangois Truffaut acteur rencontre tes Ovnis (scéne coupée du film de Steven Frangois Truffaut et Jean-Pierre Cargo! da ins L‘Enfant sauvage (1970}: de nou-
Spielberg, Rencontres du troisiéme type). veau fa bougie.

seulement une certaine régularité. Pourquoi serait-il plus ne se voient pas comme des individualités, pas méme comme
important d’étre projeté en Amérique que dans les quatre pays des grains de blé parmi d’autres grains de blé mais, carrément,
cinéphiles de la Scandinavie. Et le Japon ? Et Espagne ? Ilya comme de la poussiére. Un trés vieil indien, figurant occasion-
partout des amateurs de films et si une histoire est réellement nel, a demandé quand sortirait le film, puis il a hoché la téte
frangaise sans étre parisienne, elle sera comprise partout. pour faire comprendre, comme une chose absolument naturelle
et sans importance qu’il serait mort d’ici la.
L’appartenance
Cahiers. C’est curieux cette idée d’appartenir. Dans l’émis- Cahiers. Si on prend les personnages de vos derniers films,
sion « Cinéastes de notre temps », ce qui avait le plus frappé on a Vimpression que, vus du dehors, ce ne sont pas des margi-
les questionneurs, c’est une tendance a vous placer dans une naux, tls ont Papparence de personnes intégrées ou intégrables,
espéce de solitude, en méme temps. vous revendiquez une mais leur fagon de ne plus appartenir serait presque plus
appartenance, secréte, interne ; c’est-d-dire qu’une fois intégrés, ils font des
choses qui sont quand méme anormatles, vis-a-vis de la société,
Truffaut, Qui, je revendique une appartenance. Je ne tour- ils ont une idée fixe qui les isole. Non pas une marginalité, mais
nerais pas de films si j’étais seul en France 4 le faire. Critiquer une sorte de fuite folle du « dedans »,
la société est une chose, croire qu’on n’en fait pas partie est un
enfantillage. Le théme trés a la mode: « Il faut quitter Ja Truffaut. Je crois que dans mes premiers films, je voulais
société » convient 4 des garcons qui ont souffert d’é@tre trop convaincre. Je montrais des comportements dits « répréhensi-
protégés dans leur jeunesse, c’est un théme un peu snob. Des bles » avec Ja volonté de les faire accepter. Ensuite, mais je ne
Quatre cents coups 4 L’Enfant sauvage, je montre des person- sais pas 4 quel moment, je me suis intéressé aux comporte-
nages qui veulent s’intégrer, faire partie. Quand j’étais adoles- ments exaltés, aux personnages animés par une idée fixe, tou-
cent, je sortais avec des filles qui répétaient le slogan de Gide : jours avec le désir de les faire aimer. Au fond, je me demande
« Familles, je vous hais » mais ca me faisait rigoler parce que si ce qui oppose le cinéma européen et le cinéma américain ne
neuf fois sur dix leurs parents étaient charmants et j’étais ravi réside pas en ceci : pour Jes cinéastes américains, la mise en
lorsque j’étais invité chez eux. Je ne montre pas autre chose scéne consiste 4 renforcer \e scénario, pour {es européens fa
dans mes films de la série Antoine Doinel. mise en scéne consiste 4 contredire \e scénario. Si cette idée est
A vrai dire, on adopte fes idées qui vous arrangent, qui con- juste, ou partiellement juste, la mise en scéne’serait, chez nous,
trebalancent les chocs qu’on a recus et c’est 4 nous de voir la un exercice constamment paradoxal. Méme littérairement, tout
Sincérité qui se trouve derriére les idées opposées, adoptées par bon récit est paradoxal : le type qu’on croyait comme ci était
ceux dont la biographie est différente. Si j’aime tellement Cha- comme ¢a, sinon on se demande oli est l’intérét de [’histoire.
plin, c’est qu’il est le plus grand a avoir traité ce théme de Alors ot est Valternative pour le metteur en scéne européen ?
lappartenance. Ou bien vous avez une histoire banale, quotidienne et, par la
Les gens qui sont interviewés semblent parfois souffrir d’une mise en scéne, vous en dégagez le cété extraordinaire, ou bien
sorte de crise de la personnalité qui les améne 4 se définir con- vous avez une histoire exceptionnelle et vous tentez de la faire
tre les autres: je ne suis pas de ces types qui mettent leur apparaitre comme normale. Cette théorie vaut ce qu’elle vaut
caméra par terre... je suis /e seul 4 savoir démonter une cellule et je suis A peu prés sir que certains amis la réfuteraient, je
photo-électrique,... je suis /e seul Prix Goncourt a avoir tra- pense a Alexandre Astruc par exemple au encore Robert
vaillé en usine... L’autre jour, dans l’émission de Jacques Enrico ou Costa Gavras, tous cinéastes du renforcement. I]
Chancel, un romancier disait : « Je suis certainement le pre- faudrait questionner Rivette la-dessus...
mier Francais & avoir lu Proust dans un avion supersonique ». Pardonnez-moi, vous m’avez posé une question tout a
C’est délirant d’avoir besoin, 4 ce point-la, de proclamer son l’heure sur ce que je pense du long silence entre les Cahiers et
unicité, ca vient probablement de |’éducation, des classements moi depuis douze ans et vous avez pu croire que je ne voulais
scolaires, des rivalités entre fréres, c’est vraiment fou. pas tépondre, En 1968, vous avez publié un éditorial disant
Quand j’ai tourné prés de Bombay, pour Spielberg, j’ai ren- que, désormais, le cinéma serait étudié dans la revue 4 la
contré pour la premiére fois de ma vie des gens, des indiens, qui lumiére du marxisme-léninisme, bon, fe me suis dit que ca ne
ENTRETIEN AVEC FRANGOIS TARUFFAUT 15
me concernait pas. Pendant quelques numéros, j’ai seulement ture trés sérieuse, trés américaine des choses que nous avons
regardé les photos et ensuite il n’y avait méme plus de photos et pensées et écrites dans les années 70-75 et j’avais du mal & leur
les textes étaient vraiment difficiles a lire, pour moi impossibles tenir un discours deux fois plus simple et plus direct. Et je
parce que je n’avais pas le vocabulaire. Je dis tout cela sans iro- pense que vous ees trés « américain » dans votre réponse
nie. Je ne pense pas que les écoles soient des prisons et je me parce que vous dites : Vinterprétation ¢a ne me concerne pas.
console mal de ne pas avoir regu la formation qui me permet-
trait de lire le « Flaubert » de Sartre, par exemple. Bref, je Truffaut. L’interprétation de mes films m/’intéresse si elle
savais que vous appelliez un nouveau genre de films et que les m’est donnée plus tard, de l’extérieur. Quand j’arrive A la fin
miens vous conviendraient de moins en moins. Et puis, une tra- dun mixage par exemple, je regarde le film en entier, d’un
dition veut que les revues mensuelles aient pour vocation de regard un peu distant, je le trouve bizarre et je me dernande
commenter les films négligés par la grande presse et, franche- parfois ce qu’en penserait un psychanalyste mais au fond je
ment, c’est rarement le cas de mes films. J’ai beaucoup aimé le préfére ne pas le savoir. Pour prendre l’exemple Ie plus
film L’Hypothése du tableau volé et c’est grace a ce qu’on en énorme, le final des Quatre cents coups, si j’avais deviné que
disait dans les Cahiers que je suis allé le voir. Comme je vous Penfant arrivant au bord de la mer serait interprété en relation
l’ai dit, je crois que le véritable combat des cinéastes n’est pas avec le personnage de sa mére, je peux vous assurer que je ne
avec les critiques ni V’industrie mais avec lindifférence du Vaurais pas fait, j’aurais cherché autre chose ! Un essayiste
public. Alors finalement, je ne sais pas si les Cahiers ont com- n’est jamais trop intelligent mais un raconteur d’histoires est
mente L’Enfant sauvage par exemple et je suppose que ca n’a servi par ses limites. Si on travaille dans la fiction il vaut mieux
pas difi étre trés favorable. La seule fois ow j’ai failli ressentir rester naif, je crois.
une sorte d’amertume et de solitude, c’était aprés la sortie des La critique
Deux Anglaises car, malgré ses faiblesses, j’aimais le film et je Cahiers. Mais qu’est-ce qui vous intéresse quand on publie
le sentais rejeté de tous cétés. Mais ce n’est pas grave. un article sur un de vos films ? H y a trois attitudes possibles, ©
Ensuite vous étes passés de la politique a la sémiologie. Je soit Voptique purement publicitaire, c’est-d-dire « je suis can-
sens bien qu’il y a la quelque chose d’intéressant. Je ne passe- tent gu’on dise du bien de mon film » ou « je ne suis bas con-
rais pas cing mois sur le montage du Dernier métro si je ne tent qu’on en dise du mal » ; la deuxiéme c’est d’espérer voir
savais pas que Jes images produisent des effets et que l’on peut expliciter ce que yous Sayez ‘absolument vous-méme. La troi-
amplifier ou modifier ces effets selon qu’on manipule le maté- siéme est de voir mis a jour ce que vous ne soupconniez pas de
rie] de telle ou telle fagon. De Ja répartition de la lumiére a vous-méme...
Vintérieur d’un plan, d’un cadrage inattendu, du rapport de
deux plans naissent des lois qui n’ont jamais été formulées, Truffaut. Si nous revenons au film considéré comme un
qu’on découvre sur la moritone pour les oublier aussitét et les bébé, il est certain que le bébé a besoin de caresses, donc de
redécouvrir au film suivant. Tout ce terrain est en friches parce bonnes critiques mais la critique fait partie d’un ensemble de
que ceux qui ]’explorent n’ont pas les moyens intellectuels d’en choses qui escortent la sortie du film. Idéalement, il faut avoir
parler et ceux qui ont les moyens intellectuels n’ont pas l’expé- un bon titre, une bonne affiche, une splendide bande-annonce,
rience de Ia moritone. une critique unanime et un temps gris le samedi matin pour
Enfin, il m’est arrivé de pester contre les Cahiers parce que je retenir les spectateurs dans la ville. Si par dessus Je marché le
connais bien le rayonnement d’André Bazin dans le monde film est bon, ¢a peut aider.
entier et je me disais : « Est-ce que les garcons qui écrivent ca Sérieusement, il m’est arrivé d’admettre qu’une critique
se rendent compte que personne ne peut traduire les Cahiers négative par Philippe Collin on Pauline Kael agitaient des idées
dans une langue étrangére ? », Vous me direz que dans chaque plus profondes qu’une critique élogieuse par K ou Y. Quand
pays il doit bien y avoir quelques types qui peuvent on commence, on a peut-étre besoin de se sentir apprécié mais
comprendre... avec les années, on préfére étre aimé. Parmi les articles négatifs
je fais une grande différence entre « Hélas c’est mauvais » ou
Cahiers. En Amérique, j’ai donné t’an dernier des cours de « Chouette c’est mauvais », on devine trés bien cela entre les
sémiologie oi je me trouvais confronté a une sorte de carica- lignes...
F. Truffaut et Nathalie Baye : entre eux, des cierges ; al mur 4 gauche Raymond
Queneau et sa femme, au centre Oscar Lewinstin, producteur de Tom Jones et
” La Chambre verte (1978): Francois Truffaut et la femme de cire. co-producteur de La Mariée était en noit
16 LE JUSTE MILIEU COMME EXPERIENCE-LIMITE

Gérard Depardieu, Jean Poiret, Catherine Deneuve et Sabine Haudepin dans une scéne du Dernier Métro, de Frangois Truffaut.

Pour la tranquillité d’esprit, pour supprimer l’angoisse de la parlait avec tant de naturel et d’ameriume le langage des vain-
sortie, il y a un truc formidable que tout le monde ne peut pas cus ». Toujours est-il qu’avec Daxiat, c’est le nom du vilain
se permettre, c’est de tourner deux films a la suite et de [es sor- dans Le dernier méfro, j’ai un élément de menace qui me per-
tir 4 quatre mois de distance. Au moment ot je sortais Adéle met de montrer des histoires de théatre sans tomber dans le
H., le tournage de L’Argent de Poche était terminé et il y avait documentaire. Je réclame V’appartenance également pour les
un tel contraste entre les deux films, nocturne et diurne, soli- films, Le dernier métro, dans Pariscope, rejoindra la cohorte
taire et unanimiste, déchiré et optimiste, l’un tendu autre sou- des «comédies dramatiques». Quand le pourcentage
riant, que je me sentais en paix. d’humour est insuffisant, ils vous transférent dans la rubrique
« drames psychologiques ».
L’ordre des projets Dans mes prochains films, il y aura shrement des retours a
Cahiers. Actuellement, est-ce que vous allez plutdt vers des des films précédents. J’ai encore deux ou trois projets de films
sujets que vous inventez pour les années @ venir, ou vous avec des enfants. Je retrouverai mon copain Gruault. Ce que je
retournez & des sujets que vous vouliez tourner depuis long- souhaite abandonner c’est le cété Chambre verte, cette débau-
temps ? Parce que Vidée du thé@tre sous occupation, c’est un che de bougies. Depuis Les deux Anglaises en passant par
trés vieux projet de vous, je crois. Est-ce que vous avez Adéle H. it y avait escalade dans exibition des bougies et,
impression que vous tournez enfin des sujets que vous avez dans La Chambre verte, c’était un record, un maximum. Pour-
depuis longtemps en réserve ou que vous inventez de plus en tant, je suis encore attiré par les films d’époque, ils permettent
plus ? . une plus grande violence dans les sentiments, les attitudes fré-
lent la chorégraphie, enfin on verra bien.
Truffaut. Oui, j’ai des vieux projets qui finissent par voir le
jour. Il aurait certainement été courageux de ma part de tour- Cahiers. L’Homme qui aimait les femmes, sans bougies, me
ner Le dernier métro il y a six ans parce que je me serais fait parait appartenir 4 la méme lignée : des personnages qui ont
imsulter, de l’extréme droite a l’extréme gauche, alors que toutes les apparences de gens intégrés, mais qui au fond, sui-
maintenant les gens avancent sans boussole mais avec davan- vent une idée et qui, par la méme, se mettent hors circuit. C’est
tage de bonne foi. a@ mon avis un filon important de vos films, des gens qui
Je ne peux pas bien parler du film en ce moment parce que je déploient une activité démesurée pour faire des choses qui, aux
suis absorbé par Jes détails. Le rdle du vilain, joué par Jean- yeux de Vopinion publique, ne sont pas productives.
Louis Richard est inspiré par un journaliste théatral, polémiste
important sous l’Occupation. Les antisémites sont assez pathé- Truffaut. Je pensais depuis longtemps 4 L’Homme qui
tiques en temps de paix mais, en temps de guerre, ils deviennent aimait les femmes mais le théme du donjuanisme ne suffisait
dangereux. Connaissez-vous cette belle phrase de Bernanos sur pas. Je me suis jeté & l'eau quand j’ai pensé que Bertrand écri-
Edouard Drummont, Pauteur de « La France Juive » ? « J] rait un livre et que nous aurions ce deuxiéme théme paralléle :
n’était pas fait pour voir un jour la victoire face @ face celui qui on le voit former les phrases avec la bouche puis taper a la
ENTRETIEN AVEC FRANGOIS TRUFFAUT 17
machine, corriger les épreuves, aller 4 ’imprimerie et finale- lon, avec un air de dédain, les deux mains croisées sur son ven-
ment le livre est édité au moment of il meurt 4 l’hépital en tre. Tl est évident que Hitchcock a organisé toute sa vie en sorte
essayant d’attraper les jambes de l’infirmiére. que l’idée ne vienne a personne de lui donner une claque dans le
dos. Aprés leur premiére rencontre vers 1940, Selznick a écrit &
Cahiers. Pourquoi l’idée @’un homme qui veut avoir toutes sa femme, « J’ai rencontré Hitchcock. Hi est plutdt sympathi-
les femmes n’était pas suffisante, pourquoi cette idée du livre ? que mais ce n’est pas le genre de type qu’on emméne en
C’est comme la progression de la chanson dans Rear Window, camping ».
qu’Hitchcock dit ne pas avoir réussie ? Alors, image hitchockienne par excellence est celle de
l’innocent qui n’a rien demandé 4 personne et qui se retrouve
Truffaut. Je ne sais pas exactement. Probablement parce accroché 4 une gouttiére sur le point de craquer.
que Charles Denner n’ayant aucun confident dans ce film, je
savais que j’utiliserais sa voix off (j’adore la voix de Denner) et
que, puisque je devais avoir un commentaire, celui-ci serait
moins arbitraire s’il apparaissait comme le texte du livre qu'il Fin de la premiére partie. Vous lirez la suite de cet entretien
est en train d’écrire. Vous voyez, vous venez de me forcer 4 dans le prochain numéro. Interrogé par Serge Daney, Serge
découvrir mes vraies raisons. Peut-étre qu’inconsciemment je Toubiana et Jean Narboni, F. Truffaut décrira ses impressions
voulais tirer Ja lecon de l’échec des Deux Anglaises ot le com- sur le cinéma en zig-zag et fera 4 nouveau défiler devant nous
mentaire n’était que de la pure littérature sans justification. les mémes personnages : Hitchcock, Johnny (got his gun), Sar-
tre, Roman Polanski, Maria Braun, Charlie Chaplin, Orson
Cahiers. L’idée de tenir un livre, c’est lié & Vidée de Welles, Fritz Lang, Jean Renoir, Jean-Luc Godard, Robert
« Phomme qui aimait les femmes » ; d’une certaine facon, le Bresson; Jean Cocteau.
donjuanisme c’est ca, @ la fois je les ai toutes et @ la fois je fais
une liste, Pidée de les noter n’est pas extérieure a « toutes les
avoir », une par une... Catherine Deneuve (Marion, la directrice du theatre) dans Le dernier métro (1980).

Truffaut, Le Don Juan musculaire fait le compte de ses


aveniures mais le Don Juan intellectuel aura tendance 4 tenir
son journal intime. Henri-Pierre Roché a écrit son premier
roman, « Jules et Jim », 4 soixante-treize ans mais il avait
commencé a tenir son Journal a dix-huit ans. C’est pareil pour
Léautaud, leur ceuvre c’est leur journal.
Une autre chose qui m’intéressait dans L’Homme qui aimait
les femmes ait de montrer un homme vraiment seul. J’aime
beaucoup Pickpocket de Bresson et Le Locataire de Polanski
mais, dans ces deux films, mon plaisir s’est trouvé diminué
chaque fois que le héros se confiait 4 un ami. J’ai pensé que
c’était moi, le spectateur, qui devrait étre le seul ami du person-
nage principal. Un rapport affectif doit s*établir entre une soli-
tude sur l’écran et une solitude dans la salle. C'est le secret de
Simenon et malheureusement Simenon est souvent déformé au
cinéma. A cause de cela j’ai insisté sur la solitude de Denner.
Un de ses collégues de bureau dit de lui: « Vous ne verrez
Jamais ce type-la en compagnie d’un homme aprés six heures
* du soir ». Evidemment, il a une solitude peuplée mais le specta-
teur est son seul confident. :

Cahiers. Ce petit texte de Henry James sur « Hitchcock »


que vous nous avez prété, je pense qu’on pourrait l’appliquer
aussi a certains de vos films : idée de quelqu’un qui a Pair
ad’étre banal de l’extérieur, mais habité d’une espéce de folie
interne.
Truffaut. Non, non, le texte de Henry James, dans mon
esprit s’applique exactement 4 Hitchcock. Bazin était assez
réticent envers Hitchcock mais c’est tout de méme Bazin qui a
employé, le premier, le mot-clé, le mot éguilibre. Regardez la
silhouette d’Hitchcock, on voit bien que cet homme a eu peur
toute sa vie de perdre l’équilibre. Voila encore un point com-
mun avec Renoir, hanté, peut-étre 4 cause de son pére, par la
paralysie. On ne compte pas les jambes cassées, les glissades,
les chutes, les cannes dans l’ceuvre de Renoir. Et Hitchcock !...
En Amérique, j’ai rencontré le Professeur Hugh Gray qui est
un traducteur de Pindare et de Bazin ! C’est un homme mer-
veilleux qui parle le francais en fermant les yeux pour mieux
savourer chaque mot. II était au Collége Saint-Ignatus prés de
Londres vers 1910, dans la méme classe que Hitchcock. II se
souvient trés bien de lui comme d’un petit garcon tout rond qui
était Je seul a ne pas jouer dans la cour de récréation. Adossé
contre un mur, il regardait ses petits camarades jouer au bal-
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EFFETS SPECIAUX (1° Partie)

SPFX NEWS ©
OU SITUATION DU CINEMA DE SCIENCE-FICTION
ENVISAGE EN TANT QUE SECTEUR DE POINTE

PAR OLIVIER ASSAYAS

INTRODUCTION
La vogue présente du cinéma de science-fiction est issue niques de pointe qui y sont expérimentées sont incroyablement
dune série d’éléments fort disparates. En effet, quoique le dynamiques, autant les domaines créatifs traditionnels restent
cinéma n’ait jamais négligé le genre, il n’en est pas moins long- prudemment en retrait. En effet, Papport des procédés nou-
temps demeuré périphérique. Durant cette période tous les veaux est si radical que l’on aurait espéré voir se mettre en
autres média que ce soit la littérature, la bande dessinée, la place dans cette mouvance des constructions dramatiques
peinture et méme la télévision s*°en emparaient et I’entrainaient novatrices ; une écriture qui saurait utiliser les outils qui sont 4
sur différents axes convergents ou divergents, créant une véri- sa disposition au lieu de se cantonner dans Ie simple domaine
table nébuleuse d’influences, de parentés ou d’antagonismes. de limaginaire en prenant pour axiome qu’il est désormais
Aujourd’hui le cinéma qui n’en est resté qu’a la surface d’un possible de tout visualiser. En bref, on semble étre encore loin
domaine extraordinairement vaste, cherche a lancer des sondes dune dynamique commune de l’écriture et de l'image qui
un peu tous azimuts. Comment réunir des films aussi différents demeurent, dans le champ qui nous intéresse, des domaines
que Star Wars, Close Encounters of the Third Kind, Superman parfaitement antagonistes.
ou Star Trek sinon par le biais du méme enthousiasme juvénile Les schémas de la SF littéraire ou dessinée que reprend le
découvrant, au propre comme au figuré, une nouvelle planéte. cinéma sont loin d’étre négligeables — ne serait-ce que parce
Habituée a l’analyse thématique plutét que formelle, Ia cri- quils font revivre un cinéma d’aventures longtemps oublié —
ftique cinématographique n’a vu dans les gigantesques produc- mais ils ne sont ni satisfaisants ni suffisants en regard des por-
tions des années récentes qu’un boom de la science-fiction 1a ot tes que les progrés des effets spéciaux ont ouvertes. Le cycle
se déroule, en réalité, une révolution, celle des effets spéciaux Star Wars par exemple est concu sur une trame qui est le degré
et — est-il besoin de le dire ? — les effets spéciaux ne sont pas zéro de Pécriture romanesque. Cet aspect archétypal est d’ail-
limités a la science-fiction, bien au contraire. On oublie par leurs pour beaucoup dans le charme de Ia série. On pourrait
exemple que ce n’est pas Star Wars qui les a amenés au premier aisément transformer les personnages en fermiers islandais, en
plan, mais les films-catastrophe comme Earthquake ou Towe- chevaliers médiévaux, en cow-boys ou en explorateurs par
ring Inferno. Le relatif mépris d’une critique qui n’a daigné quelques aménagements judicieux du récit. Tout cela, au lieu
analyser ces derniers films ou les superproductions de SF que de nous propulser dans le futur, nous renvoie plutét en arriére.
sous une optique sociologique, les rejetant dans les grands cou- De méme la pompeuse musique qu’on a désormais coutume
rants d’une incertaine sous ou para-culture populaire, s’expli- d@associer aux aventures spatiales, probablement issue d’un
que par l’incompréhension des paradoxes fondamentaux d’un contresens sur l’illustration sonore de 200/, nous raméne-t-elle
univers en gestation. Autant les sceptiques se sont-ils arrétés aux superproductions bibliques. II est tout de méme extraordi-
aux trés nets symptémes d’archaisme d’une trame narrative naire de constater qu’en pleine vogue de la disco les partitions
infantile, autant les fanatiques en sont restés au feu d’artifice de John Williams ou Jerry Goldsmith se soient imposées au
qui les a éblouis. Or les films de SF ne sont ni des light-shows point de ne méme plus étre aujourd’hui contestées. Les films de
psychédéliques un peu élaborés — c’est pourtant ainsi qu’on a Vépoque des caméras sur ordinateurset des lasers kaléidoscopi-
vu 2007 4 une époque, ni méme |’écho de bandes dessinées bon ques sont illustrés d’une musique qui évoque plutét John Mar-
marché ; encore que ces deux éléments ne soient pas 4 négliger. tin ou Alma-Tadema que Fromanger. Ce n’est plus une sur-
Autant tributaire que victime du gigantisme dans lequel ils sont prise. Il est logique que les audaces de l’expérimentation for-
concus, les films de SF sont les laboratoires du cinéma de melle renvoient dans l’esprit de prudents producteurs — vue
demain. l’énormité des sommes en jeu, on les comprend — au classi-
cisme le plus obtus dans d’autres départements.
Quels auteurs ?
Les handicaps qui frappent deux autres domaines tradition-
Seulement tout cela ne va pas sans une certaine maladresse nellement créatifs sont d’un autre ordre. Aussi bien le directeur
qui évoque les débuts du parlant, lorsque le poids de l’équipe- de la photo que le réalisateur ont proprement les mains liées
ment entravait les mouvements et masquait la souplesse nou- puisqu’ils sont forcés d’opérer dans Vobscurité la plus totale.
velle que Pinvention allait donner au médium. Autant les tech- La plupart du temps ils ne voient les séquences composites —
nécessitant parfois jusqu’a sept passages — qu’a un stade fort
(*) SP(ecial) FX(effects) tardif de la post-production, lorsque ce n ’est pas au mixage.
EFFETS SPECIAUX

2001, Odyssée de l’espace

C’est ce que rappelle assez humblement Irvin Kershner, le réali- Kline, l’opérateur de Star Trek admet-il s’étre parfois essentiel-
sateur de L’Empire contre-atiaque : « Les plus belles scénes lement occupé de faire une lumiére laissant le plus de latitude
sont les plus laides &@ tourner ; d’ailleurs je ne les ai vues com- possible aux techniciens qui remodéleront l’image et la condui-
plétes que trés tardivement. Par exemple dans une scéne on voit ront jusqu’au Jaboratoire. De méme on s’étonna que Geoffrey
cing personnages s’éloigner du Millenium Falcon reconstitué Unsworth, dont personne pourtant n’oserait remettre en ques-
grandeur nature. Ils avancent entre deux traits, vous filmez, tion le grand talent, n’ait pas été nominé aux Oscars pour son
partout des spots, des gens qui fument. Vous vous dites :* travail sur Superman. Personne ne s’avisa, bizarrement, de
« mais qu’est-ce que tout cela ? ». Sur l’écran vous aurez une Vévidence, la patte du grand directeur de la photo n’était
magnifique esplanade, et de chaque cété une cité fabuleuse, authentiquement visible que dans quelques séquences fort
pleine de lumiéres, le Millenium toujours au méme endroit, isolées.
mais le haut altéré par des miniatures, des dessins pour le déco- Mais quels auteurs ?
rer, des vaisseaux spatiaux qui évoluent dans Pespace. Le résul-
tai final, je le connaissais par les dessins, mais au moment du « Le principal réalisateur... enfin celui qui dirige l’équipe
tournage, il était imprévisible ». (1) principale... lorsqu’il s’agit d’effets spéciaux, tout ce qu’il fait
L’éclairage des séquences comme la place de la caméra ou la c’est coordonner les différents aspects... les différentes équipes
géométrie des mouvements sont done entiérement tributaires spécialisées qui, elles, sont dirigées par des gens vraiment com-
des options imposées par les effets spéciaux. Ainsi Richard pétents. Gn vérité il n’y a pas de réalisateur actuellement en
activité qui soit suffisamment compétent ou bien qui ait une
(1) Entretien avec Robert Schtokoff et Bertrand Borie paru dans te numéro 13 intuition suffisante... ils ’admettent eux-mémes... ils ne com-
de la revue L’Ecran Fantastique. prennent pas comment les effets spéciaux sont réalisés. C’est

La louma sur le tournage de Moonraker. Dans Star Trek un cosmonaute animé et l'appaeillage électr jque qui permet de le manipuler a distance. A droite, une
décharge électrique sur la forme modetée d’un personnage qu’on superposera a l'image de la comédienne, dans Star Trek toujours.
a % . " me
SPFX NEWS 21

utilisation de décors pabyloniens ou préhistoriques gigantesques a le premier motivé l'emploi de maquettes. Ici, le tournage d’une série TV américaine des
années 40, Land of the Lost.

pour ¢a qu’ils préférent rester assis dans la salle de projection Le cinéma en vient-il ainsi 4 rattraper le temps perdu sur les
et dire : j’aime ca... ou, je n’aime pas ¢a, refaites-le. C’est ce autres média, lui qui est pourtant appelé 4 en faire la synthése.
que fait Richard Donner, il nous dit : si vous avez une idée, Le domaine du son est l’exemple flagrant d’un véritable tro-
faites un test, montrez-moi. C’est trés bien si vous avez le glodytisme de la part de la production cinématographique.
temps. Et généralemeni, ce qui manque c’est précisement le Tandis qu’en vingt ans l’industrie du disque est passée de l’age
temps, alors ¢a serait tout de méme plus simple de tout prépa- de la pierre a celui de l’électronique, l’usage de la stéréophonie
rer attentivement sur le papier et discuter a partir de 14. Mais a l’écran n’est pas encore généralisé. On n’en est toujours pas 2
c’est trés difficile de trouver quelqu’un qui puisse compren- Penregistrement digital, mais la SF a permis, en puisant dans la
dre... le probléme c’est qu’ils n’ont pas une compétence techni- technique discographique, de développer une nouvelle sophisti-
que suffisante pour comprendre ce que ca donne ». Zoran cation de la bande son au montage de laquelle on accorde
Perisic, Vinventeur de lappareil-miracle qui permit de créer autant de soin qu’a celui de l’image. Les effets spéciaux sono-
dans certaines séquences l’illusion du vol de Superman, pose res risquent fort de devenir le domaine privilégié de la science-
crfiment le probléme de réalisateurs qui ont du mal & suivre les fiction ; ils y occupent déja une place nettement prépondé-
progrés de techniques qui se forment au fur et 4 mesure qu’ils rante a celle du dialogue.
les utilisent. C’est tout simplement le probléme de diriger un Accessoirement, de ces usines sortent des maniéres de films
laboratoire lorsqu’on n’est pas soi-méme chercheur. paravents justifiant en quelque sorte I’entreprise. C’est 4 peine
Le cinéma est certainement la seule industrie dépourvue d’un une boutade.
budget destiné 4 l’expérimentation. Un inventeur qui aurait
Vidée d'un perfectionnnement technique, qui aurait déterminé Mais quels auteurs, alors ?
la solution d’un probléme capital n ’a pas une porte ov aller
frapper. Soudainement, par le biais du succés inespéré de la Ti est naturel que si les films de science-fiction créent des
science-fiction, des dizaines de bricoleurs inspirés, d’inven- vedettes, ce soient ceux qui, dans l’obscurité de chambres noi-
teurs, de techniciens ont profité d’un extraordinaire afflux de res, dans le calme de bureaux, manipulent images, superposi-
capitaux. Les grandes productions ont aspiré insatiablement les tions, distorsions jusqu’a en tirer la séquence que vous verrez
chercheurs capables de répondre aux problémes qu’elles se projetée. Douglas Trumbull, révélé par 200/, a su créer autour
posaient et qui ne cessaient de se créer lors méme de leur dlabo- de tui une aura mythique. Réclusif, essentiellement préoccupé
ration puisque le renouveau des effets spéciaux s’est rapide- de ses propres recherches, il est aussi exigeant que Marlon
ment transformé en course en avant du perfectionnisme. On a Brando dans le choix de ses collaborateurs. Ray Harryhausen
encore du mal 4 réaliser apport du cinéma de SF qui a ouvert (Le septiéme voyage de Sinbad) co-produit depuis longtemps
les portes de l'industrie 4 toute une branche maladroitement les films auxquels il participe, dans lesquels son travail est tou-
ignorée et marginalisée, qui n’attendait que de s’y engouffrer. jours mis en vedette. La signature de John Dykstra au bas
Du coup, des entreprises colossales comme Star Trek ou The d'une affiche est 4 présent pour un public croissant un appel
Black Hole sont devenues les centres de recherche du cinéma, aussi efficace que celle d’un réalisateur réputé. Les créateurs
les officines of s’élabore le medium de demain. La, Vargent et d’effets spéciaux ne sont pas des auteurs, ils entendent bien
les opportunités ne manquent pas pour créer des techniques ou demeurer des techniciens et conservent une vision tout a fait
en améliorer d’autres. John Dykstra, lors du,tournage de Star parcellaire de l’ensemble que constituera le film, limitée 4 leur
Wars, a repris et perfectionné P ancien procédé Vistavision qui domaine précis. {1 n’en demeure pas moins qu’ils sont en train
est 4 présent trés réguli¢rement utilisé dans le tournage d’effets d@’ouvrir Ia voie a des cinéastes qui n’existent pas encore pour
spéciaux. Il n’y a pas de film ov ne soit expérimenté et mis au réaliser des films dont on n’a méme pas l*idée mais qui, résolu-
point un procédé nouveau correspondant aux problémes spéci- ment, seront axés sur Ia prépondérance retrouvée d’une image
fiques posés par la production. qui saura inclure sa propre dramaturgie.
1.DE L'OS PREHISTORIQUE A LA NAVETTE SPATIALE
(2001)
« Si on peut [’écrire, ou le penser, on peut le filmer » : cette
déclaration de Stanley Kubrick durant le tournage de 200/,
plus profonde qu’il n’y parait, est peut-€tre l’acte de naissance
du cinéma moderne. C’est un manifeste. Comment du Voyage
dans la Lune de Meliés on en est venu a l’ceuvre de Kubrick, la
réponse appartient 4 histoire du cinéma ou 4 celle de l’art
moderne plutét qu’a histoire de la science-fiction qui para-
doxalement nous sera plus utile pour expliciter le passage de
2001 a Star Wars. Méme si ses racines ont age du monde, la
science-fiction telle qu’on !’entend aujourd’hui est pratique-
ment contemporaine de la naissance du cinéma. La jeunesse de
son inspiration et la nouveauté de son style justifient le vague
mépris dans lequel elle a été longtemps tenue, aussi bien par le
public que par les cinéastes, bien qu’elle ait trés tot été associée science-fictian jtalienne, Danger Diabolik de Mario Bava. Le costume plus sou.
4 des entreprises prestigieuses comme Things to Come réalisé ple dans cette série B est I'écho d’une plus grande liberté vis-a-vis de la vraisem-
blance scientifique. II s'agit d’aventures et non de réalisme-NASA.
en 1934 sur un scénario original de H.G, Wells.
Si dés 1933 Willis O’Brien avait dans King Kong posé les
fondements des procédés modernes d’effets spéciaux, i] est
longtemps demeuré isolé et Ja déficience générale d’une techni-
que que Ja SF a toujours nécessité n’est pas étrangére a sa mar-
ginalisation. Les monstres sommairement déguisés, les astro-
nefs approximatifs et Jes toiles de fond rapiécées demeurérent
associés 4 un genre dont le principal attrait auprés du public fut
ses héroines dévétues, aventuriéres de l’espace directement
issues des pulp magazines. Plus ou moins confondue avec le
fantastique ou |’épouvante, la science-fiction gardera indélé-
bile dans sa thématique la marque de ce passage dans un
systéme para-culturel. De l’influence de cette période sont nées
les séries de sous-produits issus des régions périphériques a la
géographie de la science-fiction moderne laquelle est limitée au
seul monde anglo-saxon.

2. UNE GEOGRAPHIE FINANCIERE ET LINGUISTIQUE


Jules Verne, les Fréres Strougatski ou bien George Lucas ?
Il s’agit moins ici de tradition que de simple infrastructure
technique et V’histoire littéraire ne pourra nous étre d’un grand
service dans cet essai de situation du cinéma de science-fiction.
La France est un excellent exemple qui a derriére elle une {itté-
rature plus volumineuse que tout autre pays et une illustration
trés riche ; dés le début des années soixante un profond courant
d’idées s’y est attaché a réhabiliter les arts dits mineurs et pour-
tant elle a échoué a fournir un seul cinéaste de science-fiction,
ou méme ne serait-ce qu’un film, faute d’argent, de dynamisme
et de technique. L’URSS, la Tchécoslovaquie ou la Pologne de
méme qui, malgré une trés ancienne inclination vers le fantasti-
que et Vanticipation scientifique, y compris dans leur cinéma,
ont encore a prouver leur compétence en matiére d’effets spé-
SPFX NEWS 23
ciaux — tout ce qu’on a pu en voir demeure trés timide sinon
primitif. La personnalité d*un Tarkovski, par exemple,
lentrainant plus facilement vers la métaphysique que vers la
réflexion technique qui nous concerne.
Avant méme d’envisager les sources financiéres du quasi
monopole des Etats-Unis sur le cinéma de SF, il faut tenir
compte des conditions techniques. L’existence d’une simple
structure permettant de pratiquement réaliser un film a effets
spéciaux est absolument limitée 4 trois pays, I’Italie, le Japon
et Angleterre. Encore que cette derniére soit un cas que nous
examinerons 4 part et que les capacités réelles des laboratoires
italiens puissent étre discutées. Ces pays dont les liens avec
Hollywood sont traditionnels produisent des films visant le
marché US duquel ils obtiennent généralement un co-
financement ; tout ce qui a trait 4 la science-fiction se retrouve
donc dans l’orbite du cinéma américain. Les films de science-
fiction reviennent 4 un minimum de neuf A dix millions de dol-
lars, il est fatal que, selon une logique qui, certes est celle de
Pargent mais surtout celle du marché, ils ne puissent se rentabi-
fiser qu’aux Etats-Unis qui représentent prés de soixante-
Ci-dessus Forbidden Pianet de Fred Wilcox qui a longtemps été la chose la plus
approchante d’un space-opéra au cinéma et certainement une importante
quinze pour cent des débouchés mondiaux. C’est forcément la
influence sur George Lucas et le cinéma contemporain de SF. un handicap insurmontable pour toute production non anglo-
Barbarella, bien que méconnu, a malgré tout réussi 1a ot tous les autres avaient saxonne qui, doublée, ne pourra toucher qu’un marché paral-
échoué, & étre un film de SF et d’aveniures d’ol ne seraient exclus ni le sexe ni léle, marginal.
"humour.
La Science-Fiction Envisagée en tant que Série B
Ce marché est celui des cinémas italiens et japonais qui
Poccupent au moyen de productions a budgets miniatures dont
la réalisation tient plus souvent du bricolage que de Ja recher-
che scientifique. Bien sir ces pays ont leur place de fournis-
seurs d’une part du boulimique marché US de la science-
fiction. Mais condamnés 4 demeurer dans la sphére de la série
B, ils finissent par se prolétariser 4 moins de s’enfermer dans
des ghettos (je pense par exemple 4 la série japonaise des God-
zilla et 4 inflation de films de manstres qu’elle a engendrée),
Alain Schlokoff, qui dirige la revue L’Ecran Fantastique, a
Voccasion de voir chaque année, en tant qu’organisateur du
Festival de Fantastique et de Science-Fiction du Rex, une trés
grande part de la production mondiale.

Alain Schlokoff. La production de SF en Italie est trés


forte. Déja durant les années soixante. Il y en a d’ailleurs
beaucoup qu’on n’a jamais vus ici, tous des films destinés
au marché américain. Et puis il y a quelques années, a cause
de trucs politiques, les Américains se sont retirés. Mainte-
nant ils reviennent, du moins en partie. C’est ce qui contri-
bue a sauver je cinéma italien. Souvent ¢a n’apparait pas 4
Vécran mais les films italiens que vous voyez sont faits avec
des capitaux américains.
Cahiers. Des films comme Star Crash ou L*Humanoide ?
Alain Schlokoff. Star Crash, c’est des capitaux américains,
L’Humanoide, en partie. Mais tout est tourné en Italie. Ce
qwil y ac’est que les Italiens sont trés dynamiques. Jl y a un
producteur par exemple qui a fait un film qui s’appelle Za
Bataille des Etoiles... une connerie... ¢a a trés bien marché.
Alors il a eu Pidée de construire... c’est un exemple, ce n’est
pas le seul... il a eu J’idée de transformer un immense garage
en studio entiérement équipé pour les effets spéciaux, aver
des maquettes, des décors de planétes. La il a fait cing ou six
films de SF qui ont tous plus ou moins bien marché. C’est
avec des idées comme ca... Ca ne serait pas difficile en
France d’aller 4 cinquante kilométres de Paris, acheter un
local bon marché et puis de s’y installer. On peut le faire,
financiérement aussi, Seulement, ca n’intéresse personne.
Cahiers. En somme ce qui marche dans le cinéma fantasti-
que local, qu’il soit anglais ou bien italien, c’est un peu les
remous des superproductions ?
Alain Schlokoff. Oui. Par exemple, Star Crash, ily a eu de
Pargent pour les acteurs, pour des tas de choses. Mais les
effets spéciaux, ils les ont faits avec des clous, un marteau,
des morceaux de bois... avec rien, vraiment rien. Pourtant il
EFFETS SPECIAUX,

.;
eae 3 :

owe oo ~
Dai Kyoju Gappa de |. Honda. Restituer les effets spéciaux dans les Images de films sans avoir recours aux photogrammes ou sans truquer laphoto comme c'est ici
le cas est impossible.

y a des trucages, des décors magnifiques ot Pon voit simple- cinéma mondial, d’ailleurs. Les trucs de SF connus qu’ont
ment des planétes multicolores. C’est trés beau. En fait le faits les Japonais ont été co-produits par les Etats-Unis. Ils
mec, ce qu’il a fait c’est prendre une espéce de grande toile ont eu argent des distributeurs, des exploitants américains.
qui ne cofite presque rien ; avec des épingles il a fait des Cahiers. Et maintenant ?
trous et derriére chaque trou il a mis un petit projecteur. Alain SchJokoff. Disons que depuis un certain temps ils se
C’est vraiment enfantin et c'est splendide. Il y a des choses sont rendu compte que leur clientéle était de plus en plus
qui ne cofitent vraiment pas cher, mais il faut avoir de jeune. Du coup ils ont fait une série de films infantiles...
Vidée, de imagination et du professionnalisme. C’est vrai réellement débiles... qui ont bien marché, qui continuent 4
que les films de ce genre sont les remous des superproduc- bien marcher, surtout 4 la télévision. Parce qu’il y a une
tions. Pourquoi ? Parce qu’une superproduction utilise production extraordinaire 4 la télévision japonaise. On ne
énormément de publicité et que les films qui s’inscrivent un peut pas s’imaginer ce que c’est ; on voit San-Ku-Kai et
peu dans le méme genre bénéficient en quelque sorte de cette quelques autres trucs. Mais il y a quatorze chaines 4 Tokyo
publicité. et elles ont toutes leur programme de SF, et ca depuis dix
Les séries B italiens construits sur un systéme usé, aussi inté- ans. Pour le cinéma il y a eu une nouvelle orientation quia
été donnée par Star Wars... Il y a eu des imitations au
ressants soient-ils — ou pourraient-ils étre — concernent sans
Japon. Et maintenant ils s’orientent vers une SF adulte qui
doute le passé du cinéma, mais certainement pas son futur. traite de problémes actuels mais en méme temps totalement
L’empire du soleil levant n’en est pas non plus encore au stade japonais. Ca reste un peu les mémes schémas, c’est toujours
qualitatif et si une diffusion mondiale assure la bonne santé de une menace mais au lieu que ce soit un monstre géant ou un
sa production, elle demeure cependant artisanale et ne semble extra-terrestre, ¢a va étre quelque chose de plus intelligent,
pas offrir de signes d’une évolution plus ambitieuse dont elle de plus élaboré.
n’a d’ailleurs pas les moyens. Un film comme Kagemusha dont
le budget semble risible 4 cété de celui de Star Wars I (qui était
pourtant plutét bon marché) est le film le plus cher de histoire Néanmoins les budgets exigés par la réalisation d’authenti-
du cinéma japonais et tient, pour les productions Toho, du ques films de science-fiction interdisent de concevoir leur ren-
coup de poker. tabilisation sur le marché non anglo-saxon. Le marché euro-
péen ou le marché asiatique méme pris dans leur ensemble ne
Alain Schlokoff. Au Japon, la SF ca a toujours bien mar- peuvent contrebalancer le poids financier des Etats-Unis et les
ché. Mais 1a encore, c’est destiné au cinéma américain, au projets autonomes tournés dans une langue autre que l’anglais
SPFX NEWS 25

2001, Odyssée de l’espace.

he sont que des fusées Ariane 4 cété du projet Apoilo qui nous digieuse invention technique a pourtant ouvert la porte du
intéresse. La situation restera identique tant que les cofits de cinéma a toute la science-fiction moderne sans distinction,
production ne se réduiront pas; ce qui devrait d’ailleurs dont il est amusant de constater avec le recul 4 quel point 2007
s’effectuer dans un avenir proche puisqu’aujourd’hui on paye a été le Cheval de Troie. Profitant de sa réputation et du succés
en méme temps l’usage et la mise au point d’un procédé qu’on exceptionnel de Dr. Strangelove, Kubrick est parvenu a obtenir
verra demain fabriqué en série. un budget gigantesque. On sent qu’il a dé pour ce faire insister
sur le sérieux scientifique de l’entreprise, le réalisme futuriste a
Le Pays de 2001
la Bradbury, jouant sur la fascination de l’époque pour ce
Star Wars, The Empire Strikes Back, Superman I et I, Flash qu’on appelait alors la course spatiale. En 1970 personne
Gordon ont tous été tournés en Angleterre, apportant un flot n’était prét pour produire un « space opera ».’
de devises qui a sauvé du naufrage la cinématographie natio- Autant le film de Kubrick a été en quelque sorte une somme
nale qui enfin semble de nouveau sur la pente ascendante. Ilya des connaissances de I’époque, découvrant les nouvelles possi-
seulement quelques années on avait pratiquement fait une croix bilités ouvertes au cinéma, indiquant des voies, autant il a
sur Ie cinéma anglais dont l’expertise en matiére d’effets spé- posé, sans parfois les résoudre, les problémes auxquels se heur-
ciaux a été la planche de salut. Les studios londoniens en sont taient et se heurteraient les superproductions de SF. Nulle part
pour beaucoup tributaires 4 Stanley Kubrick qui choisit de tant qu’en Angleterre ne s’est-on préoccupé de résoudre ces
tourner 200J en Angleterre et laissa derriére Iui une trace interrogations, souvent avec succés, ce qui a permis dix ans
indélébile. plus tard de réaliser des films comme Star Wars dans de meil-
On n’a d’ailleurs pas fini de gloser sur l’influence parfaite- leures conditions. Encore une fois l’existence de 2001 se révéle
ment fondamentale de ce film qui se démarquait aussi bien par ici fondamentale. I] est frappant de constater que pratiquement
son propos que par son esthétique de tout ce qui avait été fait tous les spécialistes anglais de trucages, de l’inventeur le plus
précédemment en matiére de science-fiction au cinéma. Sa pro- prestigieux au technicien le plus modeste, ont 4 un moment ou
« La Guerre des Mondes comporie une mise en scéne aux trucages stupéfiants, une technique et des couleurs d’une perfection totale.
Nous voyons les martiens fondre sur notre planéte, ravageant tout sur leur passage. Ce film, d’un caractére inédit passionnera et
émerveillera tous les spectateurs a coup si

Les Ma

De mystérieux engins.volants, venus de Mars, | Aucune arme humaine n'a lens, invulndrables, commen- | | Uhymanité survivrast-elle cette fantaitique
mee foncent ser netre planéte....- (| d’effets contre eux. Pos a wéte
‘SUF de
fourte passage...
Terre, foudroyont
i ie ? Un miracte 58 Produlra-$ oy nt
offensive
bite Te a mame lsbombe atomiqu
EFFETS SPECIAUX

"rs Jk nf .
-L-2 1, Watch (2, Radio 3, Warheads #4, Revolver MB. Battery i
A droite et 4 gauche Aebinson Grusoé sur fa Planéte Mars de Byron Haskin. Au milieu Opération Tonerre de Terence Young. La série des James Bond qui a long-
temps assuré (a survie du cinéma anglais a toujours montré un grand intérét aussi bien pour les effets spéciaux que pour la technologie.

4 un autre collaboré au film de Kubrick. Non seulement toute heureusement on en a besoin plus que jamais et on a été
la machinerie du studio MGM a été mobilisée, mais encore il y obligés d’envoyer assembler ces plans composites en Ameéri-
a eu un véritable drainage des compétences accompagné d’un que. J} parait qu’une compagnie ici a récemment recom-
perpétuel renouvellement au gré des humeurs du Maitre. 2001 mencé 4 les traiter. :
Cahiers. Alors que Moonraker a été tourné en France votre
est un film sur lequel on ne restait pas longtemps. Londres a
part de travail a été entiérement effectuée en Angleterre,
toujours été une succursale de Hollywood et Kubrick, aussi pourquoi ?
bien que Lucas, a trouvé sur place une infrastructure existante. Derek Meddings. Ca aurait été absurde que j’aille a Paris.
Derek Meddings par exemple qui a collaboré 4 plusieurs James Ici j’ai toute mon équipe, ¢a aurait été excessivement cher de
Bond (dont Moonraker) et qui est considéré comme un des tous les faire venir. D’autre part, ici, A Pinewood, je connais
meilleurs spécialistes mondiaux des maquettes est britannique. trés bien les possibilités des studios, ils ont un personnel trés
compétent. Il est nécessaire de travailler dans un studio ot
les gens vous connaissent, connaissent votre maniére de tra-
Derek Meddings. Je pense qu’il y a quelques années, quand vailler autant que vous comnaissez la leur, les limites de ce
Pai débuté dans le métier, les Américains en étaient 4 un que vous pouvez leur demander. C’est impossible d’aller
Stade ot leurs maquettes étaient excellentes et vous pouviez dans un studio dont vous ne savez rien et la, de commencer
compter sur eux pour faire un trés bon travail. Alors, 4 éduquer les gens parce que vous seriez en retard avant
comme beaucoup de productions américaines sont venues se méme d’avoir entamé votre travail.
tourner ici, elles ont amené leurs techniciens avec elles.
Nous, comme l’aurait fait tout un chacun, nous les avons
observés ; et nous avons appris, nous avons ajouté nos En Angleterre la demande pour les effets spéciaux n’a prati-
petits perfectionnements ici et 1a. C’en est venu 4 un point quement jamais cessé. Durant les années cinquante, c’est 4
ott les Ameéricains savaient qu’ils ponvaient venir en Angle- Londres que s’est tourné le War of the Worlds, de Byron Has-
terre et nous faire faire les effets spéciaux. Nous avons kin, dont les trucages effectués sous la direction de Wally Wee-
maintenant d’excellents techniciens parce que nous avons eu vers avaient a l’époque beaucoup impressionné. Puis sont
le temps de les former, de nous former. venues les productions Hammer qui ont également beaucoup
Cahiers. Est-ce qu’on peut tout faire ici ou bien certaines
employé de techniciens spécialisés. C’est 4 cette tradition que se
choses doivent-elles étre traitées dans les jaboratoires US 7
rattache la série de films produits par John Dark et réalisés par
Derek Meddings. Les seules choses qu’on doive expédier
aux USA sont les travelling mattes, les plans sur fonds Kevin Connor dont les plus célébres sont The Land that Time
bleus. L’unique raison c’est que, il ¥ a quelques années, Forgot (Le Septiéme Continent) et Warlords of Atlantis (Les
nous avions un Jaboratoire ici qui s’en occupait, mais le Sept Cités d’Atlantis). Ul est 4 noter que ces films sont a finan-
département n’ était pas rentable, alors ils l’ont fermé. Mal- cement entiérement britannique.
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TI, Game

Cahiers. Comment se fait-il que Von puisse tourner des techniques. Il y a toute une tradition d’effets spéciaux en
films a effets spéciaux en Angleterre ? Angleterre.
John Dark. Bien sir pour une grande part, c’est faux. Star Cahiers. Cela explique que votre industrie ait pu suivre et
Wars, pax exemple... Beaucoup du travail a df étre fait aux profiter de la présente vogue des films A effets spéciaux.
USA... Ils ont un équipement extraordinaire, des caméras John Dark. Dans une certaine limite, oui... Bien sGr l’équi-
sur ordinateur par exemple. Si les Américains viennent faire pement était la... Mais probablement pas aussi a la page
des films 4 effets spéciaux chez nous, c’est essentiellement qu’il aurait di étre. Comme toutes les industries, nous
parce que ¢’est moins cher. Remarquez, l’autre jour je dis- avons souffert du manque d’investissement dans de nouvel-
cutais avec Chris Reeve (le comédien de Superman) qui m’a les technologies. Le probléme c’est que depuis que le
dit qu’il détesterait tourner ce type de film aux USA parce systéme des studios s’est effondré ici, tout le monde travaille
que 1a-bas, ies techniciens des effets spéciaux sont tous des en indépendant et il n’y a plus moyen de poursuivre des
salariés du studio. Ici, par contre, ils sont tous indépen- recherches, La formation des techniciens est un vrai pro-
dants, cela permet pour un film de importance de Super- bléme, 4 présent. Ot peuvent-ils apprendre leur métier ?
man de sélectionner les meilleurs. Je n’y avais pas pensé. Ca Quant il y avait le studio EMI & Boreham Wood par exem-
compte peut-étre aussi. Ceci dit combien de temps ple, il y avait des permanents dans tous les départements qui
resterons-nous moins chers ?... On a un grave probléme la. formaient les gens au fur et 4 mesure qu’ils arrivaient.
Cahiers. Effectivement le facteur économique a une impor-
tance, mais le plus important c’est que contrairement aux
autres pays vous ayez la technologie. La tradition anglaise du fantastique et de la science-fiction a
John Dark. Oui, c’est juste, ca s’est établi au cours des certainement été un élément important dans le développement
années grace aux étroites relations que nous avons avec de la grande compétence des techniciens locaux en matiére
Vindustrie américaine. Et puis parce que les Anglais sont
d’effets spéciaux, mais l’avantage déterminant a été, il ne faut
trés efficaces pour ce qui est d’inventer. Seulement nous
sommes moins efficaces pour savoir quoi faire de ce que pas l’oublier, linguistique. Immense chance et boulet aw pied &
nous avons inventé... la fois dun cinéma qui, s’il y trouve son profit, en subit néan-
Cahiers. I] y a une tradition anglaise de science-fiction, moins les lourdes contraintes. Aujourd’hui que Londres est
aussi, non ? devenue en quelque sorte la capitale mondiale du cinéma de
Yohn Dark. Effectivement... €a remonte a Korda, peut- science-fiction, méme si c’est une victoiré pour l'industrie bri-
étre. Il a di éire le premier 4 utiliser les effets spéciaux ici, tannique, les studios anglais se transforment de plus en plus en
dans des films comme Thief of Bagdad ow Things to come... Hollywood sur Tamise. O.A.
il a fait venir beaucoup de gens de I’étranger... les gens ici
ont appris d’eux, puis ils ont mis au point leurs propres (a suivre)
Statkerde Andrei Tarkovski
TE Lye
FESTIVAL DE PESARO 1980

RUSSIE ANNEES TRENTE


PAR SERGE DANEY

Présence soviétique, non seulement en Afghanistan, mais sur pira, outre un certain dégoiit, une profonde pitié. Il fallut faire
la cdte adriatique a l’occasion de la seiziéme Mostra de Pesaro
(une « mostra » n’est pas une monstresse, mais quelque chose au parlant, c’est que ce passage s’est effectué dans des condi-
comme une « monstration »). Une importante délégation tions exceptionnelles de visibilité et qu’il a été vécu par tous ses
soviétique (des historiens, des cinéastes, des idéologues, des acteurs (les politiques, les cinéastes, le public) de fagon tout a
mouchards) était venue encadrer la manifestation consacrée fait conscienfe. Il a été pour tout le monde un enjeu. Aussi
cette année 4 deux périodes de I’histoire du cinéma soviétique : faut-il voir dans la violence bornée de la réaction jdanovienne
les années trente et les années soixante-dix. Une semaine de le contre-coup — tout aussi théorique et volontariste — aux
projection, trois colloques et, pour cléturer le tout, la projec- développements du ciné-montage des années vingt. Entre 1930
tion du dernier film de Tarkovski, Stalker. Constatation : si les et 1935, il semble qu’il y ait eu comme un renversement
années soixante-dix sont tout 4 fait oubliables, la redécouverte d’alliances : aprés le départ de Lounatcharski en 1929, les poli-
des « soviet thirties » a été passionnante. I] s’agit d’une tiques abandonnent 4 son sort la partie de Vavant-garde qui
décennie-charniére puisque c’est simultanément celle du pas- s’était mise 4 leur disposition, adaptant ses recherches (sur le
sage du muet au parlant (passage progressif) et celle de la mise montage, la discontinuité, la figure et l’excentricité) 4 une exal-
en place du dogme du réalisme socialiste (passage lui aussi pro- tation publicitaire du régime. Dans le genre « spectateur bous-
gressif, dogme toujours en place, ne loublions pas). Dans les culé, psychisme labouré », La Ligne générale marque déja une
années trente, ]’idée forte de la période précédente, V’idée de impasse. Les politiques vont passer une « alliance » avec le
montage, est embaumée, puis abandonnée. Elle ne reviendra grand public qui, lui, avait plus subi cette avant-garde au pou-
plus. Or, on sait que, comme le disait encore récemment voir qu’il ne l’avait aimée. Pris 4 revers, les cinéastes s’adap-
Godard, « le montage, c’est ce qu’il fallait détruire, puisque tent plus ou moins bien. Entre 1929 et 1938 (Alexandre
c’est ce qui fait voir ». Et le public de Pesaro était venu la pour Newskij, Eisenstein voyage et ne termine aucun film. A la
voir. Pour voir cette destruction. Les plus frivoles gloussaient a méme époque, Vertov est rétrogradé puis longuement piétiné.
chaque apparition du signifiant Staline (écrit ou imagé) au Le moment du passage au parlant est celui de ce renversement
détour d’un plan. Les plus profonds se surprenaient a essayer ‘ dalliances. Le plus extraordinaire, c’est que tout le monde
de dater ce « tournant décisif », 4 guetter les signes de la gla- avait voulu le cinéma sonore — mais pour des raisons différen-
ciation, les débuts de la sclérose. En fait, en 1936, date de la tes. Le pouvoir politique pour fourguer ses discours et ériger
premiére Constitution Soviétique promulguée par Staline et ses héros positifs, les cinéastes pour étendre au domaine du son
date du premier film parlant de Guerassimov, chantre 4 venir leurs recherches sur le cinéma comme cas particulier du mon-
du réalisme socialiste, la partie est jouée. Mais quelle partie ! tage et le grand public — qui est aussi le grand muet de cette
histoire — sans doute pour entendre enfin parler — mieux :
Le son comme enjeu
chanter — dans sa langue. Exit l’écriture, introit la langue.
En URSS, le passage du muet au parlant pose des problémes Noeud d’intéréts contradictoires, situation unique dans |’his-
qui sont loin de se réduire a la mise en place de l’esthétique sta- toire du cinéma : les cinéastes ont voulu travailler les bruits, les
linienne. En URSS, comme partout dans le monde A cette épo- politiques ont voulu assurer leur discours et le grand public a
que, la mise au pas du cinéma, sa normalisation, son évolution voulu retrouver le chant. On est loin du désarroiet des hésita~
vers un modéle dit « classique » est un phénoméne plus ample, tions occidentales (Chapin aux USA, Clair en France) devant
plus profond, lié a ’essort des impérialismes et 4 leur capacité V’« irruption » du parlant.
de s’assujetir le cinéma. Le cinéma « classique » est un cinéma
Deux sons de cloches
industriel, moralisateur, bavard et linéaire. C’est ce cinéma qui
a préparé aux guerres. Et c’est dans Paprés-coup de ces guerres Car ce fut une décision politique de prendre le temps de réé-
que naiira le cinéma moderne (mais justement, en Europe, pas quiper les studios et les salles du pays avec du matériel sonore,
dans les empires, américain ou soviétique). La délégation sans aide étrangére. Il y fallut cing années. Cing années pen-
soviétique, venue défendre peureusement et sans y croire le dant lesquelles toutes les formes intermédiaires (versions sono-
dogme du réalisme socialiste au cas ot il serait attaqué, était res de films muets, films muets sonorisés entiérement ou en
bien loin d’une telle problématique. C’est pourquoi elle ins- partie, parfois doublés d’une partition symphonique) ont pu
30 FESTIVAL DE PESARO 1980

a
Seule de Kozint:

voir le jour. Ce furent les meilleurs films vus 4 Pesaro. En Kozintzev et Trauberg. Enthousiasme n’était pas pas projeté a
URSS, comme partout ailleurs, les premiéres années du parfant Pesaro (lacune aberrante), mais Seule était. Dans les deux
ont été les plus inventives et n’ont rien perdu de leur fraicheur. films, Ie travail sur le matériau sonore est trés poussé. Vertov
Dans une remarquable communication a l’un des trois collo- s’essaie a une sorte d’« affiche sonore » (le film a pour titre La
ques de Pesaro, Bernard Eisenschitz a cité une déclaration de Symphonie du bassin du Don), tandis que Kozintzev et Trau-
Poudovkine a la Film Society de Londres en 1929, trés caracté- berg racontent l’aventure d’une jeune institutrice envoyée dans
ristique de l’état d’esprit des cinéastes en pointe de l’époque : VAltai, aux prises avec les féodaux et avec Je laxisme du prési-
« J’entrevois un cinéma ow les sons et la parole humaine seront dent du soviet local (trés bien interprété par Guerassimov). Le
tissés avec les images visuelles comme deux mélodies, ou soutien de Radek va a Seule, alors qu’il ne voit dans le film de
davantage, peuvent étre entrelacées par un orchestre. Le son Vertov que « cacophonie du bassin du Don». Signe des
correspondra au film de la méme facon qu’aujourd’hui temps : c’en est fini du réve vertovien d’un cinéma non-joué.
Vorchestre correspond au film. (...) Mais on ne doit jamais Pour nous, en 1980, ce qui est magnifique dans les deux films,
montrer un homme et reproduire ses paroles exactement le joué et le non-joué, c’est que la croyance en l’avenir socia-
synchroniséesau mouvement de ses lévres ». Or, a la méme liste se double de la découverte d’un nouveau continent, celui
époque, plus pragmatique, le camarade Staline confiait 4 des du son, Une méme confiance (elle sera également décue) leur
cinéastes (€ Alexandrov, qui le rapporta plus tard): « Le est faite. On se souvient du début d’Enthousiasme, de ce gros
monde entier regarde attentivement les films soviétiques et tout plan de l’oreille d’une femme qui télégraphie. Seule n’est pas
le monde les comprend. Vous n’imaginez pas, vous cinéastes, différent : il y a, d’une part une partition de bruits, non-
quel travail responsable est entre vos mains. Portez une atten- synchrones, hyper-réels, 4 moitié révés, monde dans lequel
tion sérieuse @ chaque acte, chaque parole de vos héros. Phéroine (Elena Kuzmina, trés belle} est non seulement plon-
Souvenez-vous que votre travail sera jugé par des millions de gée, mais voluptueusement immergée et, d’autre part, une par-
gens. (...) Etudiez en détail le cinéma sonore. Ceci est trés tition orchestrale écrite pour le film par Chostakovitch. Cette
important pour nous. Quand nos héros découvriront la parole, sensualité premiére du matériau sonore, c’est ce que le cinéma
la force d’influence des films augmentera énormément ». Il est soviétique aura perdu cing ou six ans plus tard, au profit de
clair que ces deux sons de cloche différent, qu’il y a malen- doublages tiédes et de musiques pompiéres. Qu’elle soit allée de
tendu. C’est l’histoire de ce malentendu qu’on a pu reconsti- pair avec la création de personnages féminins lumineux (chez
tuer en partie 4 Pesaro. Dovjenko, chez Barnet) ne me semble pas un hasard. Une fois
de plus fa « libération du son » s’accompagne de l’éveil, de
L’écoute : Kozintzev, Trauberg et Chenguelaia Yessor des figures féminines.
En 1931, Karl Radek consacre dans les Isvestia un article C’est ce théme de |’écoute que l’on retrouve, paradoxale-
célébre a deux films. Il en pourfend un et il en défend un autre. ment, dans un film muet de 1932 et qui fut une des bonnes sur-
Le premier est Enthousiasme de Vertov et le second Seule de prises de Pesaro: Les Vingt-six commissaires, du géorgien
RUSSIE ANNEES TRENTE

Les Vingt-six commissaires de Bakou de Nikolai Chenguelaia

Nikolai Chenguelaia (c’est un de ses deux fils qui a réalisé le bonne surprise. Dans un kolkhoze, le meilleur travailleur est
film sur le peintre Pirosmani), On a rarement aussi bien vu que aussi le meilleur musicien. Elu secrétaire de la section du Kom-
dans ce film ce que c’est que l’écoute, l’acte d’écouter. L’action somol, puis au soviet local, il croit malin de renoncer A la musi-
se passe 4 Bakou en 1918 : les bolcheviks, mis en minorité, lais- que et cache son accordéon dans une grange. Erreur : Ja vie
sent la ville aux mencheviks qui s’empressent de se placer sous devient sinistre et les jeunes koulaks désorganisent la ville en
protectorat anglais. Mais les Anglais n’en veulent qu’au pétrole jouant eux aussi de la musique (mais une musique fiévreuse et
et font déporter puis exécuter les vingt-six commissaires bol- louche}. In extremis, le héros va chercher son accordéon et
cheviks restés 4 Bakou (scéne trés impressionnante oi ils sont « avec ses chants de foi et d’espérance, met en déroute
mitraillés en plein désert, au creux d’une dune). La longue Pennemi et regagne sa fiancée » (dixit Jay Layda). L’insuccés
scéne de délibération ot le Parti est mis en minorité est passion- du film en 1934 tendrait 4 prouver que cette édification bébéte
nante en ce que, pour filmer ces gens qui parlent en public, (mais quelle édification ne l’est pas ?) qui passait par la récupé-
argumentent, s’enflamment, s’interpellent et font des effets de ration de la musique (et de la danse) ne sut pas convaincre.
manche, Chenguelaia est contraint de décomposer laction au Aujourd’hui, ce qui frappe dans L’Accordéon, c’est une facon
point de la rendre abstraite, d’entraver la transitivité de son trés particuliére, trés originale de faire démarrer les danses et
message par des effets d’écriture inopinés. De plus, nous som- les chansons, de varier les angles, de couper les élans, de les
mes encore 4 )’époque ou, dans le cinéma soviétique, ce ne sont souder par une sorte de sprechgesang trés réussi. Ce qui passe,
pas les regards des personnages (la fameuse suture) qui sont 4 comme on dit, c’est la sensualité, la drague, les nuits d’été
la base du passage d’un plan 4 un autre, mais bien Ie contenu ukrainiennes, etc. La musique met au pas mais elle n’est pas
de ce qu’ils disent — ici, des cartons. Les regards, enflammés encore, elle, mise au pas.
ou fourbes, fiévreux ou apeurés, sont encore tournés vers La musique est aussi le sujet méme du premier film de Dons-
Vintérieur des personnages qu’ils emblématisent. On atrive koi, Le Chant du bonheur (1934), co-réalisé par Vladimir
ainsi 4 une intensité qui repose sur une incessante hallucination Legochine. Outre le point fort de Donskoi que l’on retrouvera
auditive, laquelle appartient déja, dans ce film muet, au par- dans ses films postérieurs (il est un formidable narrateur), ce
lant, mais que le parlant oubliera. qui frappe dans ce film, c’est qu’on est encore dans un monde
ou le son est une heureuse surprise, un entre-deux éphémére
La musique. Savchenko et Donskoi entre les bruits (qui s’éloignent) et les discours (qui vont venir).
Cette facon de filmer (’écoute est déja un vestige du passé. La clé du Chant du bonheur, c’est un peu la question « quel
Le travail sur le matériau sonore va céder le pas et si certains bruit tu sais faire ? ». Ici, c’est histoire du bruit d’une flite
vont faire du son I’enjeu fictionnel de leurs films, il s’agira de qui finit par couvrir tous les autres, l’histoire d’un petit paysan
ce son trés particulier qu’est la musique. C’est ainsi que qui croit avoir tué son koulak de patron dans une bagarre, qui
L’Accordéon (1934), premier long-métrage d’Igor Savchenko fuit, erre, va en maison de correction of ses dons musicaux
et Pun des tout premiers « musicals » soviétiques, fut une sont découverts et encouragés : il devient virtuase, est rongé de
32 FESTIVAL DE PESARO 1980

La derniére nuit de Yourt Raizman

remords, change de nom et de téte, apprend in extremis qu’il Et la, il faut dire que Raizman est un grand metteur en scéne
n’a pas tué (au Parti on savait tout mais on ne lui disait rien), qui fait penser 4 Hawks (celui de Dawn Patrol ou de Only
revient a la vie et s’en va donner son premier concert. Comme Angels Have Wings) ou 4 Gremillon (Le Ciel est a vous). His-
souvent chez Donskoi, l’approche populiste, 4 fleur de peau, toire d’amour et de dignité dans une école d’aviateurs, stoi-
plutét apolitique (il deviendra pour cela méme un cinéaste tout cisme et courage, amour d’un homme plus 4gé que celle (son
a fait officiel), préserve fa fraicheur du film. La métamorphose éléve) qu’il aime : c’est aussi un monde ov on ne triche pas avec
du petit sauvage en singe savant a frac est, comme on dit, ses sentiments bien qu’on ne sache pas les exprimer. Cinéaste
« trop belle pour étre vraie » : anjourd’hui comme hier, il est trés américain done que Youri Raizman (la délégation soviéti-
possible d’en jouir sans trop y croire. que protesta faiblement) dont les histoires de cinéma ne retien-
nent en général qu’un film, La derniére nuit (1936), vu aussi a
Talent de Raizman Pesaro et qui décut. C’est un film trés brillant pour tout ce qui
reléve de la description topographique : un quartier de Petro-
Trés loin de Savchenko et de Donskoi, 4 l’autre bout du grad en octobre 17, transformé en champ de bataille : derniére
spectre cinématographique, on rencontre un cinéaste impor- nuit du vieux monde, émeute, familles séparées, balles perdues,
tant, Youri Raizman, et un petit film de lui, peu connu et mal chaos bourbeux et haine de classe. Inversement, la mise en
aimé (méme par Mitry qui, 4 mon sens, se trompe) qui est un place des héros positifs a quelque chose de déplaisant et de
jeyau, Les Aviateurs (1935). Raizman fut un des premiers théorique, de sec : le personnage-pivot est une mére increvable,
cinéastes soviétiques a tourner systématiquement en son direct. sautillante et espiégle qui traverse le film sans rien comprendre,
Ce gu’il attend du son est trés proche d’une conception occi- telie une panthére rose en fichu. La derniére scéne, étonnante,
dentale, américaine, voire « mac mahonienne » de la mise en ne manque pas d’humour : un train blindé, hérissé de fusils
scéne : garantir un continuum visuel et auditif avec lequel il ne arrive dans la gare oi Rouges et Blancs bataillent : amis ou
soit pas possible de tricher. Le son ne commente ni ne redouble ennemis ? Personne n’ose aller vers le train immobilisé sur le
Vimage : il ’avére. Tout doit étre dans la mise en scéne : dans quai. Seule, l’inusable mére s’approche des wagons et demande
la disposition des objets, la prégnance du décor, )’élégance aux soldats off: alors les gars, sur qui vous voulez tirer ?
imprévisible des personnages, leurs élans ou leur immobilité. Rires. C’étaient les bons, bien sir. ,
RUSSIE ANNEES TRENTE

Okraina de

Génie de Barnet Un &té prodigie:


Deux films, le trés connu Oxraina (1933) et le réputé mineur
Au bord de ia mer bleue (1936). Tant que le cinéma de Boris
Barnet n’aura pas été sérieusement étudié (mais le National
Film Theatre de Londres lui a consacré un hommage en juillet),
on en restera aux superlatifs. I] ne suffit plus d’ajouter, tou-
jours in extremis, Barnet a la liste officielle des gloires du
cinéma soviétique, ni de dire qu’aux Cahiers comme ailleurs on
Pa toujours aimé (Godard avait écrit un beau texte sur Un été
prodigieux), il faut dire que c’est un trés grand cinéaste, vénéré
(pas par hasard, soyons-en sfirs) par des gens aussi différents
que Tarkovski ou Jocelliani. C’est sans doute lui qui a été le
plus libre et le plus inspiré dans cette période intermédiaire qui
va du muet au parlant (d’ot qu’il nous paraisse si moderne).
Chez Barnet, tous les niveaux sonores sont mis en jeu, avec un
égal souci d’invention. La trame de Au bord de la mer bleue
{une sorte de « une fille dans chaque kolkhoze », le cynisme en
moins) est pourtant trés ténue. Deux garcons font naufrage
dans la Caspienne et sont sauvés par les pécheurs du kolkhoze
ot justement ils ont été envoyés. Sur une ile, ils rencontrent
Machenka (Elena Kuzmina, toujours aussi belle) dont ils tom-
bent amoureux. Les voici rivaux. Aliocha perd la téte et se rela-
che dans son travail, Youssouf le dénonce devant tout le
monde. Les trois s’expliquent en mer. Survient une tempéte :
une vague enléve Machenka. On la croit morte. Consternation
et cérémonie funébre au kolkhoze. Machenka surgit, bien
34 FESTIVAL DE PESARO 1980

ae ethi
ourageux de Serge Guerassimov

vivante. Les garcons la somment de choisir entre eux deux. Elle précipité d’élan et de fuite, que réside le plus précieux de l’art
leur avoue qu’elle a un fiancé au loin et qu’elle l’aime. Les deux de Barnet.
repartent sur leur bateau. Comme dans beaucoup de bons |
Figure, type, folklore
films, il ne se passe pas grand chose dans Au bord de la mer
bleue, bien que tout aille 4 une vitesse confondante. II faut voir Ce survol des années trente peut, je m’en rends compte, &tre
comment on passe, sans crier gare, du silence 4 la musique, du taxé de formalisme. Il devrait étre possible d’effectuer ce sur-
muet au bruit, ou comment une mer d’huile se transforme en vol du point de vue du référent historique des films ou de leur
tempéte. Il faut voir la caméra épouser le mouvement d’une « contexte ». Que racontent-ils et comment déforment-ils ’his-
vague ou passer Carrément sous I’eau (on a rarement aussi bien toire de PURSS ? Il faudra bien )’entreprendre systématique-
filmé la mer). II faut le voir parce que cela ne se raconte pas. ment, un jour (comme on a pu, dans les années soixante, réta-
Barnet, comme Griffith, Fuller ou encore Bergman (celui de blir la vérité de la conquéte de !’OQuest contre la légende améri-
Monika ou de Vers la félicité) est le cinéaste de ce qui se vit et se caine). Pour le moment, il suffit de dire que bien évidemment
décide dans instant. Il ne dit rien d’autre que l’émerveillement ce cinéma, fait du point de vue des vainqueurs, c’est-a-dire des
a &tre vivant, sous le soleil, exposé 4 tous les vents, a tous les survivants, ment souvent, par force, par peur, par suivisme ou
sons, 4 tous les affects, Comme le dit justement Mitry (4 la par omission délibérée. Rarement un cinéma aura a ce point
page 424 de son « Histoire du cinéma», tome 4): « Les manqué a rendre compte de la société qui !’a produit et ceci,
mémes images signifient tantét la méme chose, tant6t des cho- ironie des ironies, dans un pays ot la théorie du reflet en art a
ses différentes et les mémes idées sont signifiées tant6t par des étouffé toutes les autres et domine encore. Ironie apparente,
images qui disent ce qu’elles montrent, tant6t par des images sans doute. A la pensée qu’au méme moment, le Goulag se
qui disent le contraire de ce qu’elles montrent ». Inoubliable ce mettait en place, qu’il a été la vie (et la mort} de millions de
moment ot: Youssouf prostré sur la plage voit surgir de eau gens, on est quand méme saisi de vertige : rien de tout cela dans
Machenka qu’il croit morte et la regarde longuement comme les films. Cela dit, un critique ou un anthropologue génial
dans un réve, puis, comme s’il avait vu un fantéme, fait trois serait peut-étre 4 méme d’en percevoir l’écho, certes pas dans
pas en arriére, avant de se précipiter vers elle. Comment parler les sujets des films, mais justement dans leur forme. Forma-
de ce méme mouvement de recul de Machenka revenue au lisme obligé donc. Il faut supposer qu’il y a toujours quelque
kolkhoze et demandant, en voyant les mines défaites, « qui est chose de commun entre un type de pouvoir politique et la fagon
mort ? ». C’est peut-€tre dans ce « montage de la pulsion », ce dont, au méme moment, on assigne sa place au spectateur de
AUSSIE ANNEES TRENTE 35
cinéma. Surtout dans les années trente, ot la propagande fut chantent. On comprend que c’est toute la vie du stalker, toute
reine, Par exemple, c’est en voyant un film comme Les Sepi sa jouissance, d’étre dans cette Zone (que lui connait) le maitre
courageux (1936) de Serge Guerassimov, récit polaire, boy- d’une sorte de grand jeu de piste, infantile et compliqué. C’est
Scout et sobre, que vient le soupcon que ce film est la face un passeur qui ne vit que pour la confiance qui lui est alors
idéale, propre, « saine » du Goulag. Derriére ’héroisme quoti- faite. Pourtant, au cours de ce voyage, il ne se passera rien et le
dien d’un petit groupe de météorologues en mission dans le stalker concluera avec amertume « Hs ne croient en rien... Cet
grand Nord, il faut voir aussi la Sibérie, les camps et le travail organe... avec lequel on croit... s’est atrophié chez eux ! ».
forcé. Plus ce cinéma devient iconolatre, (culminant avec les Le théme du film, c’est donc la foi. La foi aveugle. La mise en
films de Tchiaourelli de l’aprés-guerre, devenus invisibles), scéne du film épouse avec rigueur cette question, obsession-
plus il faut imaginer de massacres hors-figuration. C’est l’écri- nelle 4 souhait : qu’y a-t-il derriére la porte ? Et si c’était pire
ture qui témoignera plus tard (Soljenitsyne), pas le cinéma. encore ? Il est important de noter que les trois protagonistes du
Pius les types sont codifiés, pis Yidéal est iMustré, plus il faut film ne sont pas de jeunes hommes : avec cruauté, la caméra les
imaginer qu’une autre codification expulse du corps social (et montre usés, rongés, marqués. En revanche, le stalker a une
des images autorisées de ce corps) les types négatifs. Plus les famille : une femme (qui croit en lui, bien qu’elle le tienne pour
images idéales occupent tout l’écran, plus il faut étre inquiet. Si un simple d’esprit) et une petite fille paralysée dont il est dit
Von replagait le cinéma dans une histoire de la figuration, le que c’est une mutante. S’il faut, 4 bon droit, se méfier des
cinéma soviétique serait le plus passionnant a étudier. On y ver- grandes métaphores (aux Cahiers, on aime plutét le littéral), il
trait, mieux que partout ailleurs, comment on est passé d’une faut saluer une métaphore qui fonctionne bien, c’est-a-dire
interrogation (optimiste chez Vertov, carnavalesque chez « littéralement et dans tous les sens », On ne manquera pas
Eisenstein) sur Ja figure humaine a une police du typage. Dans d’interpréter cette Zone, qui est évidemment, comme Ie cha-
les années vingt, on se demande commient insérer la figure teau de Kafka, la fois un lieu réel et une idée, un territoire et
humaine dans la chaine des représentations, quelque part entre un mot. La force du film, je Ja verrais plutét dans sa littéralité,
Panimal et la machine (je renvoie aux textes des Cahiers sur La dans le trajet patient de ces hommes qui, c’est clair, portent sur
Ligne générale, n°271), ala fin des années trente il n’y a plus de eux, avec eux, toute la fatigue de ce réve soviétique devenu un
chaines qu’entre les hommes. Puis la liste des sujets autorisés cauchemar dont on ne se réveille pas. Il n’y aura peut-étre
s’est progressivement réduite au point d’aboutir, dans le jamais de film sur le Goulag, j’entends de film soviétique, mais
cinéma soviétique actuel, 4 un provincialisme sans envergure. le stalker et ses compagnons nous viennent déja de la, de ce lieu
De la figure on est passé au type et du type au folklore. Car ce infigurable, et de ce mot radié du dictionnaire. On sait, depuis
qui frappait dans les films des années soixante-dix montrés a Syberberg et Wajda, que le travail du deuil est inséparable
Pesaro, c’était, plus que l’inégalité des talents (il y a de trés bon d’une interrogation sur la figuration méme, sur ses idGles tru-
cinéastes, comme Vassili Choukchine), ce que j’appellerai quées. C’est la of Tarkovski, par son refus violent du natura-
Vauto-fotklorisation de ce cinéma. lisme, par son inspiration prophétique, nous concerne. Du
reste, ce fut toujours son sujet : Andrei Roubleyv est Phistoire
Tarkovski, le « stalker » et la foi d’un peintre et a travers la science-fiction de Solaris comme de
C’est peut-@tre par contre-coup que j’ai été sensible au der- Stalker, c’est la m&me question qui est agitée. La science-
nier film de Tarkovski, Ste/ker, dont l’ambition, sinon l’exis- fiction est d’ailleurs le seul genre encore vivant du cinéma ot
tence, tranche sur la modestie roublarde de la production des questions aussi graves peuvent étre mises en jeu. Pas seule-
soviétique actuelle. C’est le destin logique de ce cinéma : il ment en URSS. N’oublions pas que Stalker est contemporain
continue a avoir vocation universelle parce que Ie réve soviéti- d’ Alien.
que, méme et surtout quand il est devenu un cauchemar, conti-
« Pragmatique et un peu triste »
nue a concerner le reste du monde (et pas seulement I’Afgha-
nistan). La satire désenchantée du « socialisme réel » sur fond Un mot pour finir sur la délégation soviétique de Pesaro.
d’alcoolisme (a la Danelia), la relecture rusée des grands classi- Venue avec des choses 4 dire absolument et d’autres a escamo-
ques littéraires du XIXéme siécle (4 la Mikhalkov fréres) est ter A tout prix, elle décut. Il fallait dire, au mépris de toute vrai-
une chose ; le deuil du réve soviétique en est une autre. Aura- semblance, que les années trente étaient dans la continuité
t-il seulement fieu ? absolue des années vingt (dréles de marxistes que l’idée de rup-
Dans Stalker, Tarkovski imagine qu’a la suite de la chute d’un ture terrorise !). Il fallait réaffirmer le dogme du réalisme
météorite et pour des raisons obscures, tout un territoire a été socialiste contre le nihilisme petit-bourgeois (le chef de Ia délé-
évacué puis abandonné : ce no man’s land est gardé par des gation, l’ineffable Baskakov, a d’ailleurs attaqué les Cahiers,
soldats apeurés qui tirent sur quiconque tente d’y pénétrer. Cet Straub, Godard et Numéro deux dans un article comique, tra-
endroit, c’est la « Zone », paysage industriel fossile redevenu duit en italien). Il fallait surtout justifier le choix des films.
sauvage, nauséeux et spendide, qui excite l’imagination et ali- Pourquoi aucun film de Iocelliani ? fut-il demandé. C’est un
mente la superstition. Prés de la Zone, misérable et hors-la-loi, trés bon cinéaste, fut-il répondu, mais il ne peut en aucun cas
vit le « stalker » qui, pour un peu d’argent, fait passer de « représenter le cinéma soviétique ». Cette « représentation-
Vautre cSté ceux qui, par curlosité ou gofit des émotions fortes, nite » est d’ailleurs un trait fondamental : rien n’existe puisque
sont préts 4 tenter Paventure. Le film commence dans ce que tout représente, il n’y a rien 4 étudier puisque rien n’existe.
Zinoviev appelle dans ses romans un « bouiboui » : le stalker D’ot des réponses évasives quand, miis par leur seule pulsion
prend en charge deux « touristes », un écrivain en mal d’inspi- historienne, les spectateurs de Pesaro posaient des questions
ration et un physicien qu’on appelle simplement le Professeur. sur des cinéastes anciens, peu connus ou peu cotés, afficielle-
Le film est le récit de leur voyage a travers la Zone, jusqu’a leur ment mineurs. D’ot aussi quelques coléres de Lino Micciché,
retour au bouiboui. Ils bavardent, s’affrontent, ont peur, se patron du festival, que cette langue de bois excéda. Anecdote ;
méfient, se livrent 4 un trompeur « jeu de la vérité ». [ls avan- Bernard Eisenschitz avait utilisé, pour parler du cinéma stali-
cent difficilement 4 travers un paysage de jungle et de métal, de nien, le mot de « sclérose ». La délégation en parut attristée.
fleurs sans odeur et de souterrains glauques. La superstition « Je n’aime pas beaucoup ce mot, dit un premier historien
veut que, quelque part dans la Zone, il y ait un lieu ott tous les (nommé Zak), j’en préfére un autre ». Mais il oublia de dire
désirs sont exaucés. Mais parvenus sur le seuil de cette piéce lequel. « Moi non plus je n’aime pas ce mot, reprit un autre
enchantée, tous refusent d’y entrer. La vérité se fait jour : ils historien (un certain Youreniev), je dirai plutét qu’il s’est agi
préférent leur sort actuel, ils se méfient des lendemains qui d’un cinéma pragmatique... et un peu triste ». Rires. S.D.
Ecole nazie. Légende : «La mesure de l'homme »

Sollten in diesen ver: die gleiche Seele, der


schiedenen Kérpem gleiche Geist wohnen?
LIMAGINAIRE RACISTE

LA MESURE DE L’HOMME
PAR FRANGOIS GERE

A Paris, les 15 et 16 mars 1980, se tenait dans la grande salle du F.L.A.P., le colloque
« Racisme, antisémitisme et sionisme ». Parmi les nombreux intervenants qui tentérent de déga-
ger les liens historiques ou actuels qui lient étroitement ces trois questions, Francois Géré, histo-
rien et collaborateur des Cahiers présentait la communication qui suit.

li semble, depuis une bonne dizaine d’années, que le spectateur de gauche ait pris l’habitude
de qualifier de raciste toute image de juif, d’arabe, de noir qui immédiatement n’apparait pas
positive ou, 4 tout le moins sympathique, toute image non conforme a ce que sa mauvaise cons-
cience (historique, morale) et sa bonne conscience (anti-impérialiste) ont décidé qu’elle doit étre,
une fois pour toutes. Paresse qu’une telle habitude parce qu’elle évite d’avoir 4 se demander
sérieusement d’abord ce que peut-étre, du juif, de l’arabe.., etc. une image simple, c’est-a-dire
exempte des connotations morales ou politiques par quoi d’ordinaire elle proclame sa bonne
intention ; ensuite ce qu’est une image constituée, elle, du point de vue de Ja race. En sorte qu'il
suffit d’un vernis marxiste (La Terre de la grande promesse de Wajda) ou anti-autoritaire (Maré-
chal Idi Amin Dada, de Barbet Schroeder) pour qu’on voie le méme spectateur, horrifié ou
hilare, retronver, d’un coup, la louche complicité « bon occidental » contre des figures types
d’Autre, de Juif, de Négre. Donc, sans plus y réfléchir, il a été établi que toute image négative
d’un « autre » véhiculait au moins quelque potentialité raciste. Seulement, 4 ce compte-la,
l’imaginaire raciste formerait un ensemble quasi-infini puisque nous devrions y faire entrer tou-
tes les images qui tendent 4 donner de leur référent une idée plutét péjorative. Ce dont, évidem-
ment, dans la pratique nous nous gardons bien. En fait, autour de nous circule un flux continu
d’images négatives, qu’il ne nous viendrait pas un seul instant A l’esprit de considérer comme
racistes. En [sraél méme abondent les caricatures de Dayan ou Begin et nul parmi ces sionistes
pourtant passés maitres dans l’art de crier au racisme & tout propos et hors de propos n’y trouve
4 redire sur la race. Non plus qu’en France on ait jamais, que je sache, mené campagne pour
interdiction des dessins politiques de Plantu ou de Reiser alors que parfois le trait n’y est guére
bienveillant, c’est le moins que l’on puisse dire.
Si maintenant, a |’inverse, nous considérons les images positives, celles qui valorisent le sujet
qu’elles représentent, sommes-nous assurés qu’elles soient exemptes de racisme ? Bien évidem-
ment non ! Vous avez présentes 4 l’esprit suffisamment d’images de blonds aryens pour savoir a
quoi vous en tenir la-dessus. Pourtant, la encore, impossible de dire que toute image positive
d’un homme blond et athlétique soit nécessairement raciste.
En fait, on ne peut commencer a parler d’imaginaire raciste qu’a partir du moment ou dans le
champ de la figuration humaine est iniroduite une coupure, organisée une ségrégation entre
deux images mises en regard I’une de I’autre et par quoi chacune des deux va désormais entrete-
nir avec l’auire un rapport de spécularité inversée. Une fois constitué ce systéme, tout A la fois
@unité intime et d’antagonisme radical, ol chaque signe n’est plus interprétable que comme
envers de celui 4 qui il fait face, reste 4 faire passer tout le positif d’un cété et tout le négatif de
Pautre. La suite n’est plus alors qu’affaire de dosage, occasion de variations quasi-infinies, raf-
finements ou balourdises de l’imaginaire raciste. Conséquence : l’image raciste « positive » ou
« négative » ne nous apparait jamais unique mais double parce que toujours supplémentée de
son envers par quoi elle prend sens, consisiance, valeur. Le film raciste n’est finalement rien
d’autre que le combat que ces deux images se livrent pour s’emparer du terrain, de |’écran, com-
bat d’autant plus acharné, enragé qu’on y prétend vouloir détruire cela méme qui lui permet
d’avoir lieu.
38 LIMAGINAIRE RACISTE
On aura compris que ]’imaginaire raciste ignore, parce qu’il l’a en horreur tout moyen terme,
toute figure composite, tout carps indécidable, En revanche, il raffole de la différence puisqu’il
ne joue que d’elle. Encore faut-il que la différence reste limitée 4 sa seule fonction ségrégative,
c’est-a-dire qu’elle ne se mette pas 4 proliférer, a cliver la figure del’ Autre, & organiser un réseau
complexe de personnages contradictoires, de motivations variées. L’imaginaire raciste ne recon-
nait 4 Autre qu’une différence singuliére, jamais de différences plurielles. En sorte que, quel-
que soit le degré de négativité dont elle est affectée par les différents procédés du racisme, la
figure de l’Autre nous apparait constamment comme réduite, sans psychologie ni détermina-
tions, tout entiére résorbée dans la tautologie de la race. Cette nécessité voue, sans recours, la
représentation de |’ Autre 4 l’une des formes classiques de la métonymie qui consiste 4 prendre la
partie pour le tout. L’imaginaire raciste ne représente jamais « un » Juif ou « un » Arabe mais
fe Juif, /’Arabe.
Si, comme beaucoup, vous avez vu le film de Marcel Ophiils, Le Chagrin et la pitié, vous
devez vous souvenir d’une séquence des actualités vichystes, consacrée au procés Natan. Natan,
Juif d’origine roumaine, avait été durant l’entre-deux-guerres un des producteurs frangais les
plus en vue, associé de Pathé. Ses sociétés et sa fortune sombrérent progressivement durant la
Crise dans des conditions telles que [’on put ’inculper, comme un nombre considérable d’hom-
mes d’affaires de |’époque, d’escroquerie, faux, abus de confiance et j‘en passe. Dans ‘la
séquence du procés, la voix-off qui commente a l’habileté d’utiliser pour loger son discours
raciste, les éléments que la machine judiciaire francaise et Natan fui-méme [ui fournissent. Car
déja l’accusé arrive porteur des stigmates de ses fautes : il a l’air abattu, défait, gauche. Mani-
festement c’est un homme du monde qui a mal supporté la prison, l’attente, la promiscuité des
cellules du palais de justice et plus mal encore d’étre pris, dés son entrée dans le prétoire, sous le
regard du public et surtout des appareils photos et des caméras braquées sur lui. Homme public
et homme du cinéma, il sait ce que veut dire une image de marque, il a conscience de ne pas étre
dans le bon réle, pas 4 son avantage. Aussi cherche-t-il 4 cacher son visage, 4 refuser l’image
qu’on lui extorque. L*habileté de la voix-off consiste a interpréter cette attitude comme |’ultime
tentative du Juif, enfin démasqué, pour cacher sa vraie nature, son vrai visage. Natan nous
apparait donc pris sous le coup d’une double métonymie. D’abord parce qu’il est donné non
comme un Juif qui a commis une escroquerie mais comme /e Juifen tant qu’ontologiquement il
est escroc. Ensuite, seconde métonymie qui arrive comme corrélat et preuve rétroactive de la
premiére : comme Natan, tout Juif a un double visage qu’il cherche a dissimuler, ce qui suffit
largement 4 prouver son essence d’escroc, de simulateur.

De cet exemple — mais on pourrait en donner cent autres — il ressort que dans |’imaginaire
raciste, |’Autre est toujours constitué comme un type. Dans les actualités c’était 4 la voix-off
qu’il était revenu de faire de Natan un équivalent général du Juif, dans les films de fiction c’est
par le typage qu’on y réussit. Le typage est, comme on le sait, Popération qui consiste 4 conden-
ser sur un personnage la somme des signes, épars dans le réel, par quoi se reconnait, en se distin-
guant, un groupe, une classe, une caste, un peuple, de telle sorte que ce personnage soit immeé-
diatement percu par le spectateur comme lui appartenant. Le type ainsi obtenu est donc un pro-
duit synthétique, au double sens du terme, 4 la fois parce qu’il rassemble des signes existants 4
état diffus et parce qu’il est pur artifice : jamais quiconque n’a possédé tous ces signes en
méme temps et si parfaitement et, de plus, le typage a su, par réduction, éliminer toutes les nota-
tions connexes, adjacentes ou tout simplement superflues qui risqueraient de brouiller l’aveu-
glant effet de vérité de l’immédiate reconnaissance.
Ajoutons, pour en terminer, que le type est univoque. Deux ouvriers, deux aristocrates-types
peuvent s’opposer en tant que personnages, en tant que types, ils s’additionnent, se redoublent,
nous semblent redondants a eux-mémes. Si donc le racisme recourt systématiquement au typage,
dira-t-on qu’il est en soit une manipulation raciste de l’image ? Certainement pas. Qu’on pense
aux types créés par le cinéma francais des années 30-50. Qu’on pense, plus récemment, au
remarquable travail de typage de la France populaire dans les films publicitaires Darty. Rien a
voir avec le racisme. Serait-ce alors qu’en visant le Juif ou I’Arabe, Je travail du typage conduise
au racisme ? La encore pas nécessairement : il ne manque pas de films (Hester Street, L’Appren-
tissage de Duddy Kravitz) qui aient eu recours au typage, y compris physique, pour donner une
image juste, nuancée, plutét sympathique d’un certain état de la judéité. La particularité du
typage raciste tient en fait 4 ce que tous les signes qu’il attribue 4 l’Autre pour en constituer un
type sont tordus. Tordus vers Ja négativité. Sont-ils physiques que c’est vers la Jaideur ; sont-ils
moraux que c’est vers l’immoralité, sont-ils culturels que c’est vers la barbarie.
De tout ce qui précéde, il ressort que J’imaginaire raciste se fonde d’une série d’opérations
arbitraires, coups de force et torsions, bref d’une violence, constamment exercés sur la figura-
tion humaine, bien sdr, sur la logique, mais aussi, sur I’image et le son, bref sur la mati¢re méme
du cinéma. En sorte que s’il fallait classer l’imaginaire raciste, lui attribuer des primes 4 l’effica-
cité, j’aurais tendance a dire que son pouvoir est inversement proportionnel a la visibilité de
cette vialence. Extréme et souvent maladroite dans le cinéma nazi, elle se rencontre, au contraire
beaucoup plus nuancée dans l’autre grand cinéma travaillé par le racisme (et par son envers
Vanti-racisme), je veux dire le cinéma américain. (Qu’il soit entendu une fois pour toutes, pour
39
la clarté de cet exposé que lorsque je parle de cinéma nazi et de cinéma américain comme ciné-
mas racistes, c’est au regard de quelques films effectivement racistes, au demeurant peu nom-
breux par rapport a l’ensemble de la production).

D’emblée, Pimaginaire raciste nazi semble avoir été saisi dans une visée didactique. D’emblée,
il s’est agi d’accoutumer le spectateur A diviser l’apparence humaine en deux camps de valeur
rigoureusement inverse, a reconnaitre la bonne race de la mauvaise. De la vient sans doute que
les documentaires aient systématiquement et presqu’uniquement recouru au montage et a la
voix-off, soit 4 deux des pratiques les plus évidemment manipulatoires que le cinéma met a la
disposition d’un discours idéologique. Le montage permet en effet de mettre en place a peu de
frais créatifs et sans grands risques idéologiques, cette double image dont se fonde l’imaginaire
raciste. D’un film 4 Pautre, de l’ignoble Ewige Jude de Fritz Hippler 4 Die Englische krankheit
de Kurt Stefan, c’est toujours pareil : 4 des images cauchemardesques d’étres inquiétants,
repoussants, contrefaits, succédent des images lumineuses d’aryens alignés, astiqués, uniformi-
sés, chantants, radieux. Bref, 4 de l’Autre, primitif, cloacal, composite, s’oppose l’image de ce
UN qu’est devenu Ie peuple allemand élu, On ne s’étonnera pas que dans cette voie, le cinéma
nazi ait usé et abusé des ressources métaphoriques du montage : dans Ewige Jude, la comparai-
son entre les Juifs et les rats : plans de Juifs, plans de rats, plan de Juifs et ainsi de suite jusqu’a
ug os “ saturation. Quant aux aryens, nettement avantagés, de plus douces métaphores leur sont réser-
Der Ewige Jude de Fritz Hippler vées : champs en fleurs, foréts solennelles, etc.
Ainsi montées, les images manqueraient-elles leur effet, les documents ne seraient-ils pas, par
eux-mémes, suffisament péjoratifs — il en est effectivement de tout a fait neutres — que la voix-
off, omniprésente, ravageuse, est 1A, inlassable, pour les tordre, les forcer, leur ajouter ce sup-
plément de sens qu’elles n’ont pas. Constamment elle commet une sorte de viol de image. [ya
1a quelque chose d’insupportable, tant d’un point de vue moral que cinématographique, quelque
chose qu’a saisi avec une particuliére acuité, Losey dans la toute premiére scéne de M. Klein. On
y voit, dans une vaste salle de consultation, une femme entre deux Ages, nue, et un médecin, en
Poccurence le D' Montandon, expert ethnoracial auprés du Commissariat Général 4 la Question
Juive. Usant de la terminologie pseudo-scientifique qu’il avait lui-méme bricolée pour les cir-
constances, Montandon dicte le certificat racial de la femme. La scéne a ceci de fort qu’elle met
le spectateur en mesure d’apprécier trés exactement le fonctionnement manipulatoire de la voix-
off dans les films de propagande raciste. Car en raison de la présence du médecin dans le champ,
Werner Krauss dans Le Juif Suss de la voix-off est ici devenue une voix-in que non seulement nous ne pouvons oublier mais dont
Veit Riefensthai nous percevons l’effort, fou, pour, découpant ce corps indécidable, en fragments qu’elle nomme
racistement, reconstituer un autre corps, irréel, un corps racé, déplacé, étranger a celui qui reste,
lui, sous nos yeux, dans son humanité singuliére. La violence faite 4 image s’analyse comme
symptéme de l’angoisse particuliére au cinéma nazi qui, toujours, craint de n’en avoir jamais
fait, dit ou montré assez : ’angoisse de ce cinéma raciste 4 ce que la différence qu’il recherche
avec passion ne soit pas suffisamment reconnaissable. Faute de pouvoir trouver dans le réel la
race (puisque le Juif la cache) il faut qu’a l'image au moins, elle apparaisse cofite que cofite. On
atteint au cceur de la paranoia nazie qui entreprend de reconstituer un réel immédiatement lisi-
ble, régi de bout en bout par l’apparence et expliqué par elle. De 14 que image raciste fonc-
tionne dans la société nazie comme pédagogie du réel, modéle sur quoi il aura a s’ajuster : ce
n’est plus l’image qui reproduit le réel mais le réel image. .

Je songe, ici, a un passage, extraordinaire de justesse de l’admirable livre de Robert Antelme,


« L’espéce humaine » : « On devient, écrit-il, trés moches A regarder. C’est notre faute. C’est
parce que nous sommes une peste humaine. Les SS d’ici n’ont pas de Juifs sous la main. Nous
leur en tenons lieu. Ils ont trop ’habitude d’avoir affaire a des coupables de naissance. Si nous
n’étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris, nous serions propres, nets, nous nous
tiendrions droits, nous souléverions correctement les pierres, nous ne serions pas rougis par le
froid. Enfin nous oserions regarder en face franchement, le SS, modéle de force et d’honneur,
colonne de la discipline et auquel ne tente de se dérober que le mal ». Voila, il n’y a plus qu’a fil-
mer — ce dont les opérateurs nazis ne se sont pas privé — filmer cette réalité tordue, cette
humanité abaissée pour obtenir enfin l’image « vraie », franche, irrécusable de ’homme tel que
Je racisme la désire. Reste que, outre excessive évidence de la manipulation, de tels procédés
atteignent, et trés vite, des limites par rapport au spectateur. Répétitifs et donc lassants, ils ont
surtout pour inconvénient de ne nous demander aucun travail, de ne constituer aucun enjeu. La
logique du cinéma nazi, peut-étre parce qu’il se veut respectueux du fondement biologique, fait
que tout y est déja joué, que jamais nous ne sortirons de la méme symétrie manichéenne pauvre.
Les Juifs sont déja repoussants et maléfiques, les aryens déja beaux et sublimes. A la limite, le
Juif dispose d’un potentiel fictionnel plus riche, plus intéressant : au moins est-il ce simulateur
que nous aurons 4 démasquer ; double, il peut nous leurrer et faire de nous des spectateurs
actifs. L’aryen pas. Parce que déja tout-un, il reste irrémédiablement et fadement repérable. Tel
que, il n’a done plus rien a nous dire non plus. Par essence l’aryen est suet, Hitler (ou la voix-
off, mais c’est tout comme) parle pour lui. Tout au plus produit-il quelques sons raréfiés : fan-
fares, martélement de bottes. Au mieux articule-t-il quelques cris, purs signifiants, indéfiniment
scandés, tel le « Heil Hitler ». Je donne 4 penser une seule seconde de quel effet dévastateur
40 VIMAGINAIRE RACISTE
serait l’introduction d’une véritable parole, c’est-a-dire d’un dialogue dans les scénographies
nazies. La prétention de l’imaginaire nazi A accéder 4 un au-dela du symbolique, implique, trés
rigoureusement, |’expulsion de l’homme hors de sa condition de sujet parlant.
Il y a 1a, on le sent bien, un point d’achoppement, celui des fictions nazies. Sitét en effet
qu’une fiction comme Le Juif Suss, dont tout exposé sur le cinéma raciste est peu ou prou obligé
de parler en dépit de sa médiocrité, confronte a des petits jeunes gens bien gentils, bien sages,
bien blonds, la duplicité du Juif, retors, séducteur, diabolique, et qui plus est interprété par ces
deux grands cabots que furent Ferdinand Marian et Werner Krauss, on devine sans trop de peine
qui est, fictionnellement, gagnant. Et Goebbels, s’y connaissant un peu en cinéma, l’avait bien
compris qui exigea de multiples coupes dans le film, la od, trop manifestement, le Juif gagnait la
partie contre l’idéologie du film. De la méme facon, il lui arriva d’interdire des actualités mon-
trant les ghettos juifs, précisément parce que les spectateurs allemands risquaient d’étre plus api-
toyés que choqués par le spectacle. Damnation du cinéma raciste nazi, 4 laquelle il n’échappa
jamais vraiment : il fallait 4 la fois montrer le Juif suffisament puissant pour qu’il constitua un
mal crédible mais point trop pour qu’il ne devint pas une figure fascinante de maitre, et suffi-
samment repoussant, lamentable, abject pour que son élimination partit indispensable, sans
jamais susciter la pitié, bref une figure moyenne, équilibrée, trop mesurée sans doute pour que la
démesure nazie parvint a la produire. II ne reste donc a ce cinéma d’autre espace de jeu que le
pur spectacle qu’il va falloir varier a l’infini, raffiner, complexifier, épurer ou sophistiquer 2
V’extréme. La logique de cet imaginaire le conduit nécessairement a une esthétisation du Un,
c’est-a-dire a l’érection de la forme singuliére sur les décombres du sens pluriel. Dans cette voie
qui mena plus d’un a des réalisations ridicules, Leni Riefensthal, seule, parvint a constituer un
systéme figuratif cohérent.

Du Triomphe de fa volonté, 1934, film officiel du congrés du NSDAP a Nuremberg, aux


Nouba de Kau, 1975, \’ceuvre de Riefensthal occupe dans l’imaginaire raciste une place trés par-
ticuliére. A premiére vue, elle ne se soumet pas 4 la définition qu’on en a donné : pas de division
de la figuration en deux, pas de réflexion inverse. C’est qu’en fait l’Autre négatif a été dés le
départ radicalement forclos. En ce sens, il est possible de dire de chaque plan, de chaque photo-
graphie riefensthaliens qu’ils sont d’enticipation, qu’on les congoive comme une projection dans
Pavenir du sur-homme aryen, enfin advenu ou comme un retour 4 lorigine mythique de la race
pure, les Nouba, peuple « intact » du Soudan. Si donc, en apparence, Riefensthal filme des
hommes, il n’y a pas 4s’y tromper longtemps, rien de moins humaniste que son cinéma. Car un
cinéma de V’humain, celui de Hawks par exemple, filme toujours des sujets singuliers, 4 partir de
leurs manques, de leurs faiblesses, de leurs erreurs, quitte A ce que, dans la lutte — victorieuse ou
non, peu importe — ils s’accomplissent et se dépassent eux-mémes. Riefensthal, au contraire
ignore les sujets pour ne connaitre que des entités abstraites qui redoublent a l’infini la méme
figure du Un. De ce point de vue, il est assez tentant d’opposer la bagarre dans le western hawk-
sien qui est affrontement matériel de deux corps 4 la lutte des Noubas qui, au contraire, unit
deux blocs d’énergie pure, les corps n’étant rien d’autre que l’écran sur quoi s’inscrivent les
signifiants du combat : sueur, sang, plaies. Surfaces lisses, corps-écrans, corps spectacle.

A la pativreté des fictions nazies, aux délires de la voix-off, au montage simpliste qui renvoie
dos 4 dos Sur et Sous hommes, on peut opposer avec les films américains, un imaginaire raciste
infiniment plus raffiné dans ses moyens, s’il ne l’est guére plus dans son propos. Tout se passe
comme si, se fondant sur et fondant la tradition hollywoodienne certes toujours propagandiste
mais libérale donc plus subtile ou, si l’on veut, plus roublarde, V’imaginaire raciste’américain
avait su assez tat éviter les coups de force trop évidents et tirer de l’image et de la mise en scene
elles-mémes sa force ségrégative. Si D.W. Griffith fait, en 1916, avec Birth of a nation, un film
raciste ov les Noirs, brutes alcooliques et violeuses s’opposent aux anges du K.K.K. c’est qu’en
méme temps, s’y invente le montage dramatique. Mais il y a plus. Alors que le cinéma nazi pré-
tend introduire dans la figuration humaine un ordre nouveau ott au sous-homme s’oppose le sur-
homme, le cinéma américain « ségrégue », lui, a partir des valeurs traditionnelles de l’idéologie
américaine. En sorte que la division se fait moins entre deux états hiérarchisés de ’humanité
qu’entre l’Humanité, c’est-a-dire le Blanc, ’Américain et la Non-Humanité, |’Indien, |’ Asiati-
que. Une telle position implique, dans la figuration des deux camps, une stratégie notablement
différente de celle du nazisme. Il s’agit en effet de gaver d’humanité, d"humanité trop humaine,
le bon cété et d’6ter 4 !’autre, le mauvais, jusqu’a la possibilité d’y accéder. C’est la richesse, la
complexité humaine de l’Américain qui, toujours par inversion, fait ressortir la pauvreté inhu-
maine de l’Autre, celle-ci confirmant en retour celle-la. De cette stratégie, on peut dire que le
récent film de Michael Cimino The Deer Hunter, sans tre, au niveau de la mise en scéne,
Pexemple le plus subtil, est du moins |’un des plus flagrants. Chacun a remarqué, certains pour le
‘regretter, d’autres pour s’en émerveiller, ’exceptionnelle longueur de la premiére partie qui, 4
elle seule, a presque la durée d’un long métrage ordinaire. Excessive, s’il ne s’agissait que d’une
introduction mettant en place les différents personnages, cette longueur a en fait pour objet de
donner la mesure de la richesse de l’humanité américaine, tout a la fois simple et complexe,
familiére et surprenante, diverse et cependant une. C’est qu’il s’agit de préparer le spectateur a
évaluer, par lecture rétroactive, le prix exact de cette humanité dés lors qu’elle est menacée, trau-
LA MESURE DE V-HOMME 4
Les Noubas de Kau
de Léni Riefenstaht
(éditions du Chéne}

Objective Burma de Raoul Walsh


42 LIMAGINAIRE RACISTE
matisée, risquée au plus profond par la confrontation avec l’Autre, |’ Asiate, le non-humain. La
supériorité du cinéma américain tient 4 cela qu’une fois la figuration irrévocablement divisée en
deux camps, il prend la peine de complexifier A lextréme son propre camp, y créant divisions et
tensions, introduisant jusqu’au risque de la contamination et de la destruction, bref, qu’il donne
de l’ Américain une image particuli¢re et générale, singuliére et plurielle 4 quoi le spectateur peut
immédiatement, en se reconnaissant, s’identifier. Ce dispositif est implicatif. Inversement, le
cinéma nazi réclame du spectateur qu’il ait A se reconnaitre dans l’image d’un autre que lui-
méme, un sur-homme, non dans une image du moi mais d’idéal du moi, c’est un dispositif admi-
ratif. Donc, guére de patrouille dans la jungle qu’un conflit ne déchire, d’escadron dans le désert
dont deux personnages ne se disputent le commandement (légal ou moral), tout est possible dés
lors que la vraie contradiction passe, elle, 4 l’extérieur du groupe. Limite de ce systéme, qu’il lui
est strictement interdit d’enfreindre : jamais le conflit dans le bon camp ne doit trouver d’écho
dans le mauvais camp qui !ui-méme ignore tout clivage. Le propre d’un cinéma anti-raciste c’est
cela : marquer les deux camps de clivages circulants, de connexions risquées, difficiles, jamais
complétement gagnées mais toujours possibles.

Quel est, maintenant, le statut de |’Autre dans ce cinéma ? Précisément de n’étre que cela, un
Autre, une pure différence, sans sujet, abstraite, une innomable inhumanité. Voyez dans The
Deer Hunter avec quelle désinvolture les Sud-Vietnamiens et les Nord-Vietnamiens sont mis
dans le méme panier de !’Asiaticité uniforme et cruelle. Pas besoin d’avoir recours a des typages
tordus, il suffit que manquant a toute individuation, I’Autre reste maintenu dans sa dimension
essentielle de menace. Altérité donc, a ce point radicale qu’elle ne peut échapper a sa reconnais-
sance, ni abuser alors méme qu'elle s’ingénie malignement 4 emprunter les artifices du déguise-
ment. Je pense a une scéne fameuse de Men in War de Mann, en francais Cote 465, scéne dont la
mécanique, absolument diabolique mériterait 4 elle seule une étude compléte. Alors qu’elle
s’efforce de rejoindre, au travers d’un territoire truffé d’embiches, la position qui lui a été assi-
gnée, l’escouade de G.I.’S que commande Robert Ryan apergoit, au loin, en haut d’une colline,
d’autres G.1.’S qui leur font signe d’avancer a leur rencontre, en terrain découvert. A peine ont-
ils fait quelques pas, qu’ Aldo Ray, le peu sympathique sergent de l’escouade, tire sur les Améri-
cains de Ja colline, les tue jusqu’au dernier. Horreur dans le groupe. Est-il devenu fou ? Mais a
la vue du premier cadavre, il faut lui donner raison : ces G.1.’S étaient en réalité des communis-
tes coréens vétus d’uniformes américains pour attirer dans une embuscade l’escouade abusée.
Stupéfaction. Mais alors comment a-t-il fait pour voir lui, ce qui n’était pas visible. « I smell
them » répond Ray, « Je les sens » ! On peut trouver la ficelle un peu grosse, pourtant je
‘demande qu’on réfléchisse 4 la complexité du dispositif dans lequel est pris le spectateur. Cette
scéne implique, pour ce qui nous concerne, en tout cas, que, pour atteindre son but, l’imaginaire
raciste peut aller jusqu’a se passer méme d’une représentation de l’Autre. Le point d’indifféren-
ciation extréme coincide avec )’extréme angoisse : e’est lorsqu’il n’est pas 1a, visible, que Autre
est le plus la, menacant. L’image inverse c’est tout simplement I’absence d’image.
Ce niveau d’épure, quelques films américains l’ont atteint. Parmi eux, remarquable de
sobriété et d’efficacité, Objective Burma de Walsh, reprise presque point par point d’un précé-
dent western, A Distant Drums. De ’ennemi, de |’Autre, en l’occurence, le Japonais, nous ne
verrons dans ce film que quelques plans lointains, furtifs, 4 peine des visages, plutdt des sil-
houettes. Est-ce 4 dire que le Japonais soit absent du film ? Au contraire, il est de bout en bout,
présent, constamment halluciné par le spectateur au lieu de son invisibilité : il est cette feuille qui
a bougé, il est dans cet arbre, d’ou un coup de feu peut partir, cet espace trop vide devant notre
regard, le silence soudain de la jungle ; il est aussi, bien stir, le hors-champ qui harcéle le champ
qu’occupe le groupe des soldats américains. Ce film de Walsh est, a Pévidence, un film de pure
horreur. Car |’Autre y est la mort elle-méme qui tout 4 coup se déchaine ou encore abandonne la
ou elle a frappé les traces qui signent ?inhumanité asiatique : corps torturés et mutilés des
G.1.°S. On atteint ici 2 essence de l’angoisse raciste, c’est que l’Autre est toujours dissimulé, il
est notre maitre en l’art du camouflage. Et l’on comprend que dans Objective Burma Vimage
un Japonais, quelque négative qu’elle ait pu étre, aurait eu finalement pour effet de rassurer
cette angoisse : aprés tout c’est quand méme un homme !
Si l’on peut, pour finir, trouver une évolution de l’imaginaire raciste, a l’intérieur de son
immuable structure ségrégative, ce serait, me semble-t-il, dans le passage d’une forme « hot », 4
typage lourd, soulignant V’altérité, cinématographiquement peu viable aujourd”’hui, tant pour
des raisons historiques que culturelles (le nazisme est disqualifié, le spectateur a appris quelques
petites choses sur le cinéma) a une forme plus « cool » mais pas moins ravageante, centrée sur le
repliement paranoiaque du groupe qui prétend étre, a lui seul, ’humanité. Faut-il ajouter que le
racisme réel, lui, se soutient aussi bien dans sa pratique de l’une que de l’autre et qu’au change
nous ne gagnons guére. Tout au plus cette constatation devrait-elle inciter l’anti-racisme [ui-
méme a plus de subtilité, tant dans son discours que dans son imaginaire et 4 ne pas se laisser
enfermer dans des platitudes sur le droit ala différence aprés les platitudes sur l’universalisme.
Car le raciste, lui, a depuis longtemps reconnu ce droit. Il est méme prét 4 reconnaitre et a figu-
rer toutes les différences que l’on voudra, c’est la condition méme de son perpétuel renouveau,
pourvu qu’il n’ait pas 4 connaitre en quoi elles le concernent. Dans te réel, comme dans V’imagi-
naire, c’est l’indifférence qui est 4 ordre du jour. F. G.
5¢ SEMAINE DES CAHIERS

DEUX DEBATS

Par modestie peut-étre, mais surtout par manque de place Les Cahiers remercient les auteurs et tous ceux (distributeurs,
dans la revue, nous n’avons dit mot de la 5* semaine des attachés culturels d’Ambassades, responsables de Cinémathé-
Cahiers (23 au 29 avril dernier, a l’Action République), qui ques) qui nous ont aidé a mettre sur pied cette manifestation
obtint, c'est une tradition chaque année, un vif succés. Du désormais traditionnelle.
monde, beaucoup de monde aux projections du jour et de la Il y avait aussi Richard Leacock et quelques uns de ses courts
nuit, aux films anciens jamais vieillis comme Voyage en Italie, métrages, Leacock invité par les Cahiers et le Centre Georges
La Comtesse de Hong-Kong, Le Convoi des Braves ou La Pompidou et que nous efimes plaisir 4 écouter parler de son
Dame de Musashino (d’auires encore), ou pour des films plus travail. .
récents, souvent inédits, (vus uniquement dans divers festi- L’innovation cette année a consisté en l’organisation par les
vals), comme Zone grise de Freddi Murer, Description d’une Cahiers de trois débats publics, sur trois thémes qui nous
ile de Rudolf Thome, Amateur de Krzysztof Kieslowski, La paraissent importants a divers titres. Le premier sur le théme
Mémoire courte de Eduardo De Gregorio, Nahla de Farouk du cinéma direct (« Reportage en images, cinéma direct,
Beloufa, etc. Plus les premiers Syberberg, un mini hommage A Pexpérience du terrain »), en présence de Leacock, Jean
Eddie Constantine, Jaune le soleil. Mais gros succés surtout Rouch, Raymond Depardon et notre confrére Louis Marcorel-
pour les films de Depardon (dont les Cahiers ont parlé, in Tes, Le deuxiéme sur les problémes liés a 1’édition de cinéma (en
n°306) et pour Lady Oscar, le toujours inédit dernier film de présence des principaux directeurs de collections de livres de
Jacques Demy, qu’il est anormal de ne pas voir distribué 4 cinéma et de nombreux libraires présents dans la salle), le troi-
Paris. D’autres films encore, des courts métrages de Ruiz, siéme sur la critique de cinéma, avec Jacques Siclier, Philippe
Boris Lehman, Pascal Kané, Caroline Champetier, de la vidéo Collin, Michel Ciment, Philippe Carcassonne.
avec les bandes de Paik, et aussi Les Nouveaux Mystéres de Nous reproduisons ici de larges extraits des deux premiers
New York (deuxiéme partie). Il y a certainement des oublis. débats. S.T.

1. REPORTAGE EN IMAGES, CINEMA DIRECT


L’EXPERIENCE DU TERRAIN

Raymond Depardon et Jean Rouch (photo Antoine Portejoie} Louis Marcorelles, Richard Leacock et Serge Toubiana (photo A. Portejoie)
= 7 :
44 5° SEMAINE DES CAHIERS
Louis Marcorelles. On a fait allusion, dans l’introduction au débat,
4 un entretien daté de 1963, qui a été lui aussi un « numéro zéro » en
quelque sorte. Au départ c’était le numéro zéro de 1’émission
« Cinéastes de notre temps ». C’était André Labarthe qui langait cette
émission, je connaissais bien les auteurs, j’avais préparé les questions,
j’ai vu les premiers montages, on voyait Robert Drew et Richard Lea-
cock parler... Finalememnt ce n’est pas sorti. Mais Je texte, heureuse-
ment, a pu étre retranscrit et il est paru dans les Cahiers et Raymond
Depardon vous confirmera que, pour lui, ce texte a été important et
qu’if a contribué a orienter dans son activité actuelle. ;
Il y a eu un intérét pour ce qu’on peut appeler le « cinéma direct » (le
meilleur terme parmi tous les autres possibles), qui est né a la fin des
années cinquante, début des années soixante, presque simultanément
en France, essentiellement autour de Rouch, aux Etats-Unis autour de
Leacock, Pennebaker, Albert Maysles, et au Canada. Les Canadiens
anglais comme Terry Filgate et puis ceux qui ont été ses éléves au
départ, Michel Brault y compris et puis ca s’est développé ; au Canada
c’est devenu une institution nationale avec tous les dangers que ¢a
comporte mais ¢’est devenu un élément vital du cinéma. Ces person-
nes se sont retrouvées dans des rencontres diverses 4 partir de 1962,
1963, souvent sous le patronage de I’ UNESCO. Je me souviens d’une
rencontre 4 Mannheim, en 1964, organisée par Fulchignoni ; il y avait
Leacock, Pennebaker, Rouch, Ruspoli, qui était aussi un des premiers
en France, Pierre Perrault, Roland Barthes, Christian Metz, des
anciens documentaristes anglais comme Edgar Anstey. C’était la pre-
miére rencontre importante. Et puis une autre a eu lieu A Lyon. C’était
Je numéro un du MIP-TV, une idée de Pierre Schaeffer avec Jeanine
Bazin, Rouch, il y avait tous les opérateurs, tous les techniciens qui Gimme Shetter, Les Rolling Stones, de Albert Maysles
s’étaient passionnés pour ce qu’on n’appelait pas encore tellement &
Vépoque le « direct ». Hy avait Raoul Coutard, l’opérateur de Truf-
faut et de la Nouvelle Vague, qui débutait, il y avait aussi Coutant qui
a inventé la fameuse caméra 16mm et i] devait y avoir aussi en général la télévision, et en tous cas en ce qui concerne mes films,
Beauviala... demandait que ces films donnent de l'information. C’est beaucoup
A partir de la, cela a divergé dans toutes les directions. Rouch par plus facile de faire un commentaire, sinon c’est trés long et les infor-
exemple va mettre de plus en plus l’accent sur le son synchrone et mations sont difficiles 4 rassembler. Le commentaire est presque une
Penrichissement qu’il apporte, et devenir son propre cameraman. Aux obscénité en ce moment chez certains cinéastes. En général le com-
Etats-Unis, Leacock, Drew, Pennebaker, Maysles vont suivre des che- mentaire a été trés mal utilisé. La voix off était la voix de Dieu, on ne
mins différents, cette méthode va étre pratiquée un peu partout a tra- savait jamais qui parlait et en général c’était pour dire des choses évi-
vers le pays, mais ne sera jamais reconnue véritablement a la télévi- dentes. Ma vue personnelle des choses, 4 l’opposé, ce serait de mon-
sion. On n’y accepte pas la franchise apportée par ce cinéma, que ce trer le film a un ami, de me mettre 4 cété de lui et de [ui murmurer
soit la télévision francaise ou américaine. Depardon 4 ce moment-la quelques phrases, ainsi, je fais un commentaire, c’est bien moi le
était dans Ia photographie, mais aujourd’hui, quand on parle avec lui, cinéaste qui parle. Et c’est la méme chose pour les interviews, une des
on retrouve tout 4 fait le discours de ces années-la, cet enthousiasme, facons de résoudre le probléme c’est de faire ce que j’appelle « V’inter-
cette idée de conquérir fe monde et que fe monde vous appartient. view cassé », c’est-a-dire de commencer par I’interviewer qui parle 4 la
Au départ, cela provoquait un peu fe mépris, [es Américains voulaient caméra et aprés on se tourne vers l’interviewé, ce qui revient en fait a
faire du reportage ou plus précisément créer une nouvelle forme de un commentaire. Une autre influence de la télévision, et veuillez excu-
journalisme télévisé, si l'on prend l’exemple des films Time-Life de ser ma paranoia, c’est linsistance des techniciens pour que tout ait
Leacock, c’est d’une force documentaire extraordinaire. Puis if y a eu
Primary qui a fonctionné comme un point de repére 4 l’époque. La
boucle est bouclée aujourd’hui quand on sait ’influence de ce film sur Jean Rouch en tournage
le fait que Raymond Depardon qui, au départ, était photographe
d’agence, sur le terrain, passe au cinéma. Leacock, lui, est parti du
journalisme, a craint d’avoir des sujets trop sensationnels, a person-
nalisé son approche pour aboutir a ces expériences minimales, a
rejoindre des positions assez proches du cinéma d’avant-garde améri-
cain, Stan Brackhage, Jonas Mekas, Il arrive 4 des recherches pure-
ment plastiques, purement rythmiques, et d’autre part il a son petit
Minox et il est sans arrét 4 « croquer » des gens partout. On dirait
presque que l’aboutissement du cinéma chez Jui est devenu le petit cli-
ché, la photographie qui mobilise un petit instant de réel, avec toutes
les connotations, tout l’imaginaire que ca peut engendrer. De Leacock
a Depardon, il y a une filiation. Rouch de son cété, dés le départ, a
parlé de fiction, c’était sa préoccupation premiére, il n’a jamais cru a
Ja candeur du cinéma en tant que tel, il croit 4 des effets de réel.

Richard Leacock. Il nous faut reconnaitre que le cinéma que nous


avons développé dans les années soixante n’a pas eu d’effet sur la télé-
vision, mais par contre une grande importance sur le cinéma de fic-
tion. De nombreux documentaristes se sont fondés sur cette tradition.
Certains d’entre enx ont réussi a distribuer leurs films alors que moi je
n’y ai pas réussi. Il y a un rapport entre la forme du film et sa distribu-
tion. Comme la télévision est le seul espoir pour des films documentai-
res d’&tre vus, du moins en Amérique, ¢a a une grande influence sur la
facon dont les réalisateurs font leurs films et c’est une mauvaise
influence. Prenons !’exemple du commentaire dans le documentaire :
CINEMA DIRECT

Primary de Richard Leacock 50,87 % de Raymond Depardon

Yair plat, au sens 02 je suis plat en ce moment devant vous parce que d’agression de la photo était ahurissant. C’est un probléme actuelle-
je ne suis éclairé que par une seule lumiére. A ce propos, j’ai fait ment de braquer un appareil photo sur des gens, ou un micro. Le
récemment un film commandé par un Musée. En régle générale, je micro pose d’ailleurs plus probléme que Ja caméra, en effet il doit tou-
n’ai pas mis de lumiére, mais quand j’ai mis de la lumiére, j’en mettais jours étre prés des gens, la caméra peut étre plus loin, les prosrés faits
vraiment bien et les techniciens étaient furieux. Ils ont refusé. En 1960 par les micros sont beaucoup moins importants que ceux faits par les
nous disions « pas de lumiére, pas de micro-perche, seulement deux caméras, les pellicules. C’est pourquoi j’ai fait le film sur le Matin
personnes, pas d’écouteur, pas d’interview, jamais demander A avec mon micro sur la caméra, pour ne pas déranger les gens, mais
quelqu’un de faire quelque chose, 4 peu prés comme Dziga Vertov ». j’avoue que ce n’était pas l’idéal non plus parce que cet énorme micro
Actuellement on recommence a utiliser un peu de lumiére, de plus en faisait aussi un peu de la provocation.
plus, et maintenant, autour de Carter, il y a des machines énormes et Il y a maintenant des micros moins gros. On peut, dans certains cas, se
les techniciens ont l’air de plus en plus fous. En fait on avance de cing servir de ]’ optique fixe, c’est quand méme moins gros que le zoom, les
pas et on recule de quatre. caméras sont de moins en moins lourdes méme si elles le sont encore
Il faut réduire Pimpact, effet subi par les gens qu’on filme. C’est la plus que les caméras d’amateurs, mais peut étre qu’on y arrivera.
raison pour laquelle je vais a contre courant, je m’intéresse au cinéma C’est trés important. Ceux qui viennent de la photographie ont beau-
super 8, aux petites caméras, coup de mal a se mettre face aux gens, I] y a des amateurs qui font de
Je ne veux pas dépendre de la télévision, des cinémas, parce que ce trés bonnes photos mais dés qu’on leur demande de faire un repor-
sont des institutions. Peut-étre le vidéo-disque est-il une réponse a ce tage, ils sont incapables d’aller dans le métro photographier les gens
probléme mais seulement peut-étre... de face, C’est vrai que c’est une attitude trés difficile quand vous étes
seul avec votre caméra, que vous ne connaissez pas les gens, c’est un
Serge Toubiana. Pour faire la liaison avec le travail de Raymond phénoméne d’agression, vous mitraillez quelqu’un 4 bout portant,
Depardon, j’ai lu dans l’entretien Leacock publié dans les Cahiers vous prenez quelque chose. Peut-étre que le jour of on arrivera 4
(n°140) qu’il dit, 4 propos de son tournage sur la campagne de Ken- diminuer le poids du matériel cette agression se fera moins ressentir. 1]
nedy : « Je me suis retrouvé dans la voiture d’Humphrey et on ne est certain que quand on voit des équipes de télévision qui tournent a
pouvait pas étre deux, j’étais obligé d’étre seul, il fallait que j’aie ma quatre ou cing, ¢a perturbe énormément le milieu naturel.
caméra, que je prenne le son moi-méme, j’ai réussi A monter dans
cette voiture et 4 filmer Humphrey de trés prés ». Un auditeur, Est-ce que vous trouvez que vous agressez plus les gens
Dans l’entretien qu’on a fait avec Depardon, il dit exactement la avec une caméra que vous ne les agressiez avec un appareil photo ?
méme chose sur Giscard. A un moment donné, les conditions du tour- Avez-vous dans les deux cas la méme attitude avec les gens ?
nage doivent tre improvisées : tu sais que tu as quelque chose a pren-
dre, tu as une bonne matiére filmique mais tu dois étre seul, tu ne Depardon, J’agresse aussi les gens avec un appareil photo, c’est
pourras pas compter sur un coup de main technique d’un preneur de comparable. Je vais prendre un exemple : il y a une chose que je ne
son ou d’un assistant. fais jamais quand je filme, c’est un travelling arriére ; d’abord parce
que j’estime que ce n’est pas naturel, on ne voit jamais quelqu’un en
Leacock. En ce qui concerne Humphrey, j’avais une toute petite marche arriére ; a la rigueur quand on marche céte A céte avec
caméra d’amateur a ressort, parce que si j’avais eu une grande quelqu’un vous le voyez de profil ; donc un travelling, je le fais tou-
caméra, Humphrey aurait tout de suite commencé a faire un jours de dos, et je sais qu’il y a beaucoup de cameramen de télévision
discours... qui font des travellings de face, comme dans les films de fiction. Un
travelling de dos, c’est un détail mais c’est naturel, alors évidemment
Raymond Depardon. Il y a des séquences qu’on peut faite seul et on ne voit personne et les directeurs des chaines de télévision sont
des séquences qu’il faut faire 4 deux, avec un preneur de son ; ce qui génés qu’on ne voie pas le visage mais je trouve ca normal qu’on suive
est important c’est d’intervenir le moins possible, dans un endroit, quelqu’un de dos ou 4 la rigueur de profil.
avec une caméra forcément présente.
Le film sur Giscard, je l’ai fait avec un preneur de son et le film sur le Leacock, Ce que j’adore dans les films de fiction, ¢’est le plan of on
Matin je \’ai fait seul avec un micro sur ma caméra ; c’était possible voit le chauffeur de la voiture de face et qui bouge tout le temps le
parce que j’étais dans un endroit fermé, alors que je n’aurais pas pu le volant mais fa voiture continue tout droit.
faire dans les conditions de tournage avec Giscard, encore qu’avec le
matériel plus moderne qui existe maintenant ce serait peut-étre possi- Depardon. C’est simplement déformé par la fiction, méme dans les
ble. Un élément important dans ce qu’a dit Leacock porte sur le pro- films d’Orson Welles, les travellings se font de face. Dans Le Procés
bléme de l’agression des gens, que ce soit avec un appareil photo, un par exemple, on voit les gens de face dans des plans-séquences trés
micro, une caméra. Je I’ai exprimé dans l’interview que j’ai donnée longs. On a été habitués 4 ¢a et quand les cameramen d’actualités sont
aux Cahiers en parlant de la « distance » face aux sujets ; ne pas venus aprés, ils ont mimé la fiction mais je pense qu’au début du
déranger, ne pas perturber l’environnement. Cela dit, A Penterrement cinéma on de devait pas filmer comme ¢a.
de Jean-Paul Sartre, il y avait 4 peu prés 200 photographes, l’effet
46 5° SEMAINE DES GAHIERS
caméra agressive, nous sommes quelques uns avec Blanchet, Beau-
viala, a l’appeler « caméra de contact ». A partir du moment ot on
tourne avec des objectifs de grand angle, on est trés prés des gens
qu’on filme et 4 ce moment-la, si on tourne soi-méme, si on fait la
mise en scéne, i] y a quelque chose qui se passe, l’agression devient une
stimulation. Par exemple, une interview faite par quelqu’un a Ja caméra
devient quelque chose de tout 4 fait différent. L’interviewé ne dirait
pas cela s’il n’y avait pas la caméra. Quand j’ai interviewé Margaret
Mead, elle m’a dit des choses telles que les anthropologues ont consi-
déré que ce n’était pas sérieux, elle parlait de la pluie et du beau temps,
et heureusement que ce n’était pas sérieux, M. Mead est un étre
humain ! C’était di au fait qu’il y avait une camedra. On était deux, il
y avait John Marshall qui faisait le son et moi a la caméra., Il était.
admis qu’il y avait une caméra pour des raisons similaires 4 celle qui
fait qu’aujourd’hui je parle devant vous dans un micro. Et a partir de
ce moment-la, il y a un nouveau cinéma qui est en train de s’ouvrir et il
aboutit a cette « caméra de contact » et au fait que celui qui est en
face se demande pourquoi le monopole de cet outi] vous est réservé.
Effectivement on a envie de changer, on a envie de la lui donner, de
Un travelling de dos sur Claude Perdriel dans Numéros Zéros de Raymond
partager le tournage et 1a, je rejoins tout a fait ce qu’a dit Leacock,
Depardon que ¢a ne peut étre qu’un cinéma bon marché, que l’on peut mettre
entre toutes les mains. Et curieusement on s’est retrouvé avec Leacock
sur les mémes trajets, lui au M.I.T., moi avec les gens de Nanterre, a
Jean Rouch. Est-i] acquis maintenant que dans ce genre de cinéma préconiser le super 8 parce que c’était la pointe Bic du cinéma et nos
le réalisateur est le cameraman, que l’improvisation a la caméra ne raisons étaient tout 4 fait différentes. Chez Leacock, ¢’était l’outil
peut se faire que dans le viseur ? Si on fait le bilan des gens qui travail- léger, simple 4 manier, comme quand il a sorti hier son petit Minolta,
lent de cette maniére dans le monde, je vois une dizaine de noms. Si je mais pour moi, l’autre avantage, c’est qu’on peut mettre le cinéma
prends l’exemple de Fred Wiseman, i! a une attitude qui est exacte- entre toutes les mains. On a !’exemple 4 Paris, lorsqu’on a décidé de
ment inverse, il est le preneur de son, ila un cameraman et c’est lui qui faire des théses de troisiéme cycle filmées. Un film en 16 en France
monte sur des images d’une personne interposée. On est trés peu a étre cofite au minimum 50000 francs. Un film en super 8 cotite
4 la fois réalisateur et cameraman. A partir du moment oti on fait ce 1 000 francs. On ouvrait donc le cinéma sur autre chose. Cette double
genre de travail on arrive trés rapidement au one man show. Le fait expérience, ’agression dont tu parles, on en a discuté avec Ja réalisa-
d’étre deux c’est un groupe et le troisime qui est en face ne compte trice Judit Elek qui a présenté un film 4 Beaubourg, tourné dans une
pas. Deux ¢a colle quand c’est moi et le type que je filme et le troi- famille hongroise pendant quatre ans. Elfe a vécu pendant quatre ans
siéme c’est un type avec une perche qui veut faire du bon son. dans cette famille, elle avait sa propre famille. Dans la famille qu’elle
Ce qui m’a frappé dans les tournages de Depardon c’est qu’en passant filmait, il y avait des problémes, les filles voulaient se suicider, il y
de Giscard au Matin, il a résolu le probléme par [’absurde en disant avait des gens qui se mariaient et des gens qui ne se mariaient pas. Elle
« je joue seul ». Je trouve que dans le Matin il a tendance a cadrer s’est arrétée en se disant « si je continue, cette famille ne va vivre que
trop prés, A zoomer et a faire des gros plans, on en a parlé et on a par la caméra », cette caméra contact devenue je moteur essentiel de
trouvé une explication qui vaut ce qu’elle vaut, c’est qu’il pense que sa vie. « Moi-méme je vis dans deux endroits a la fois, j’ai un fils qui
l’écoute de son son était réglée un peu fort. Etant seul, i} avait ten- me reproche de ne pas étre la, mon mari rale parce que je suis dans
dance 4 zoomer, pour s’approcher, puisqu’il entendait les gens parler deux familles », etc. La caméra devient finalement quelque chose qui
trés fort. Il y a la une réaction trés intéressante. Ca veut dire qu’il y a ne permet plus de filmer que ses amis. On va du bébé jusqu’au grand-
encore une nouvelle race de gens qui doit naitre, qui doit faire a la fois pére, on est entre soi. C’est un peu ce que fait Leacock, il fait des films
Pimage, le son et la mise en scéne. La il y a un autre personnage, c’est de famille. Ses éléves et Iui forment au M.I.T. une certaine famille ot
celui qui est filmé. Quand tu parles d’agression, tu en parles vis-a-vis Von va voir la mére, la sceur, etc. On est actuellement en plein para-
de gens que tu ne connais pas. Dans le cas de Giscard, c’était doxe. Ces films que nous faisons, ce sont des films de quelle diffu-
quelqu’un que tu connaissais, qui se prétait 4 la chose, mais le moins sion ? Leacock vous a donné l’exemple de Happy Mother’s Day, film
qu’on puisse dire, c’est que vous n’étiez pas copains. Dans le cas du refusé par la télévision ; Chronique d’un été a fait 10 000 entrées a
Matin vous auriez été un peu plus copains, mais le fait de filmer te fait Paris c’est-a-dire rien. C’est donc une erreur de vouloir,mettre ces
découvrir des choses qui ont tendance a t’éloigner, d’ailleurs vous étes films-la sur un écran, il faut trouver autre chose et effectivement ce
de plus en plus éloignés au fur et A mesure gue le film avance. Cette sera pent-étre le vidéo-disque qui sera le livre de poche du cinéma de
demain. A ce moment-la il y aura un autre systéme de production de
Raymond Depardon filme Valéry Giscard d’Estaing, 50,81 % (photo David films. :
Burnett-Gamma)
Leacock. Il est trés important que celui qui filme passe la caméra 4
Vautre qui est filmé, ce que j’ai d’ailleurs fait dans le film Visit to
David ot, aun certain moment celui qui avait été filmé s’est mis 4 me
filmer en train de manger. Je veux parler aussi de Jeff Craynes, de la
méthode Chicago, c’est un monsieur qui filme tout seul, qui fait
exprés d’agresser les gens avec sa caméra et les résultats sont trés inté-
ressants. J’ai fait un autre film que je n’ai pas pu vous montrer car il
était en super 8 double bande, ¢’est un film trés loin du cinéma vérité,
chaque prise est un mensonge mais c’est vraiment du cinéma et j’adore
ea. Le seul cas ott je ne serais pas d’accord c’est de penser qu’un film
politique doive étre un film sur des politiciens. Je pense que Happy
Mother’s Day est vraiment un film politique.

Rouch. Raymond tu nous a dit que tous les films que tu faisais
subjssaient un phénoméne de rejet dramatique de la part des gens qui
étaient filmés. Rejet poli, aimable et discret, c’est Giscard ; rejet judi-
ciaire et de bonne conscience, c’est le Matin, rejet vie privée, c’est ton
film sur un mariage bourgeois, alors tu t’es dit : « la seule solution
cest que je fasse un film sur mon métier et sur moi, un photographe
d’une agence de presse », et tu m’as dit que, comme tu ne pouvais pas
CINEMA DIRECT 47
peut avoir avec un microscope, d’autre part pour Jean Rouch, dés le
départ ce cinéma était de ta fiction en marche et il gardera toujours
cette préoccupation de fiction. On peut noter aussi cette tendance
actuelle de Leacock, qui pourtant n’a pas du tout cette formation,
d’aller vers le cinéma expérimental.
Le deuxiéme point que je voudrais aborder, c’est ce que Rouch
appelle : bien savoir se servir des instruments, ce que Leacock appelle
comtréler l’établissement, créer une ceriaine forme de liberté, mais ces
caméras n’apportent pas encore la liberté qu’on souhaiterait, la capa-
cité d’écrire avec la caméra-stylo dont parlait Astruc. De toute facon
on continuera a tourner dans tous les formats, les réalisateurs ne tien-
dront pas tous la caméra, on ne peut pas édicter de régles, il y a des
nuances infinies. Prenons l’exemple de Judit Elek, efle part d’une
préoccupation de fiction pure, elle a écrit un roman au départ, elle est
peut-étre plus écrivain que cinéaste et elle ne tient pas la caméra et je
ne crois pas qu’elle le voudra.
On peut aussi prendre exemple de Wiseman qui est un avocat, un
homme de la parole et ’intérét de ses films c’est vraiment l’-homme qui
écoute, qui laisse s’user, se contredire la parole.
Je veux aussi citer Perrault qui est peut-étre plus un écrivain,
Raymond Depardon sur le iournage de son film, /sofa San Clemente dans un
asile en lialie, La photo est prise par Sophie Ristethueber qui a assuré la prise Le grand apport du direct c’est la parole qui a déferlé sur nous.
de son du film. A Pheure actuelle, connaissant mieux ce qu’apporte ce cinéma on peut
aller dans mille directions et ce qui est frappant c’est que les cinéastes
racontent des histoires, ce n’est jamais la vérité.
le jouer, tu allais le faire jouer et que le gars qui jouerait bien cé serait
Jean-Luc Godard, alors quel est le trajet qui t’a conduit a ca ? Depardon. J’ai le souvenir que pendant tous mes tournages, j’ étais
épouvanté, j’avais le sentiment qu’il ne s*était rien passé. La preuve,
Depardon. J’aimerais moi aussi me piéger, car je suis peut-étre la direction du Matin ne se souvenait méme plus de ce film et quand
aussi maladroit que les gens queje filme. Ou alors je prends un photo- j’ai proposé 4 Giscard de venir voir le film, il croyait que ca durait
graphe dans une agence et je le filme pendant trois mois, c’est une cing minutes ! Et a propos de ce fameux magasin de dix minutes qu’il
solution. En fait je suis coincé, j’ai le probléme de la fiction méme si faut déclencher avant qu’il ne se « passe quelque chose » il faut un
fiction et documentaire ne sont que des catégories, et je voudrais me certain moral pour appuyer sur la caméra quand il ne se passe rien {
servir de mon expérience de cinéma direct pour faire un film sur un Ce cinéma, c’est le contraire du cinéma qui part de temps forts et qui
journaliste et son comportement face a des événements et effective- les dédramatise par l’image. L’échéance d’un numéro zéro ce n’est pas
ment j’ai pensé 4 Godard car c’est un personnage qui a lui-méme grand chase, il fallait tourner des heures, attendre, et faire que les
beaucoup critiqué |’attitude des gens d’images et je trouve intéressant petits détails successifs construisent un film. Trop de gens ont essayé
de le mettre dans cette situation-la. de diriger la caméra. Moi qui viens de la photographie, j’ai ’habitude
de subir l’événement, je suis discipliné, attentif a subir, 4 subir et a
Toubiana, Entre le Matin et celui-la, il y a un film que tu as déja intervenir le moins possible, le travail se fait beaucoup au montage et
tourné dans un asile,.. je suis le premier surpris qu’a la fin les films aient un intérét.
Tourner dix heures de pellicule au Matin of il ne se passait pas grand
Depardon. Je travaillais depuis deux ans sur des photographies chose était un risque plus important qu’au Tchad.
dans un asile psychiatrique et, avec beaucoup d’hésitations, j’ai fait Je voudrais dire aux jeunes cinéastes qui veulent faire du direct que ce
un film, Beaucoup d’hésitations car c’est un sujet grave que je ne con- cinéma doit fonctionner dans certaines conditions. Mes deux films ont
naissais pas. C’est la suite de deux ans de travail, j'ai vu beaucoup fonctionné parce qu’il y avait une espéce d’échéance. Si j’allais tour-
d’asiles, des « traditionnels », « des expérimentaux ». J’en ai choisi ner au Matin maintenant, je n’aurais pas ce phénomeéne.
un 4 Venise qui est ouvert et j’y ai tourné en continuité pendant dix
jours, une espéce de chronique. J’ai pris un preneur de son qui n’était Marcorelles. Pour critiquer la télévision, ce déferlement, ce débal-
pas professionnel, qui était une personne qui m’accompagnait, c’était lage continuel, je peux prendre comme exemple ces journalistes qui
une femme, que j’ai fait de temps en temps rentrer dans le cadre. Je ne interviewaient Shianouk 4 New York, c’est une comédie assez dréle.
voulais pas avoir un professionnel, ce qui aurait accentué le cété Mais on ne réfléchit pas du tout : comment c’est regu, qu’est-ce que ca
voyeuriste et j’ai donc pris quelqu’un qui était un interlocuteur et les apporte. Je crois que la télévision est trés importante et qu’il faut la
déviants nous parlaient. En ce moment, je suis en train de le monter, critiquer d’un maniére trés intelligente, non pas, comme le dit Cop-
de le réduire 4 peu prés 4 deux heures. Sur les cing cents personnes de pola dans le numéro hors série « Syberberg » des Cahiers, pour s’en
Vasile, il y a trois ou quatre personnes qui se révélent intéressantes a la servir, pour installer art dans l’esprit des gens, ce qui serait assez
caméra, la caméra suit tout doucement, elle est attirée, fascinée. Dans inquiétant et un peu fascisant mais je vois plutét la télévision comme
un monde de déviants qui est un peu une caricature de notre monde, instrument de contact 4 petite ou a grande échelle.
on reirouve tous les éléments, les gens qui adorent la caméra, qui vont Un deuxiéme point : je voudrais revenir sur ce qu’a dit Rouch a pro-
faire quelque chose pour la caméra, d’autres qui vont la rejeter, pos des gens qui se sentaient génés d’étre filmés dans le film de Depar-
d’autres qui vont avoir une attitude normale, d’autres se révélent étre don, je crois que c’est un phénoméne général. Il y a uninvestissement
des acteurs. Tout le monde est conscient d’étre filmé et la réaction est de l’imaginaire fabuleux dans le cinéma, il n’y a pas une vérité. Il faut
fantastique. done apprendre aux gens, aux cinéastes a pratiquer la démocratie du
cinéma et au spectateur a accepter cette démocratie, Dans cette ére des
Marcoretles, On peut faire encore un peu l’histoire de ce cinéma. Il media, une nouvelle forme de communication s’est créée, le cinéma
a démarré au Canada avec Macartney-Filgate et en France c’est Edgar renouvelle notre imaginaire. Nous avons 14 un outil fantastique, a
Morin et ie producteur Anatole Dauman qui ont introduit le cinéma nous de lutiliser. Le probléme de la responsabilité des cinéastes est
vérité avec Chronique d’un été. Pour Morin ¢a voulait dire ne plus engagé, et il préoccupe et angoisse des gens gens comme Leacock,
raconter les mémes histoires que d’habitude au cinéma, l’expression Rouch, Perrault. Y a-t-il un réel respect des gens ? Et puis évidem-
frangaise « cinéma vérité » a des connotations avec lesquelles jl faut ment il faudrait que les spectateurs apprennent 4 lire les images.
&tre trés prudent. Il y avait un enthousiasme fantastique au début des
années 60, c’était la conquéte d’un nouveau monde, un nouveau con- Toubiana. La fagon dont la télévision filme le réel n’est-elle pas plus
tinent du cinéma. Et puis trés vite les gardiens de la tradition ont atta- intellectuelle en fin de compte. J’aime beaucoup les journaux télévisés
qué ce cinéma en disant « ce n’est pas vrai, vous trichez ». Il y avait et quand je les regarde je suis trés stimulé intellectuellement de voir
deux attitudes concrétes : d’une part Leacock avec sa formation de comment ils fabriquent des images abstraites d’une réalité supposée
physicien qui comparait sa méthode d’observation avec celle qu’on connue par le téléspectateur. U1 suffit que lorsque un journaliste parle
48 5° SEMAINE DES CAHIERS

a un micro, il y ait derriére lui un portrait de Begin ou de Sadate pour dire : maintenant on est passé de la politique au football. ! faut
pour qu’immédiatement le montage soit fait. Je me demande si ce ne canaliser Jes intéréts, éviter les angoisses car si on laissait les sujets se
sont pas eux qui ont un stock d’images 4 émotion garantie, a réflexe communiquer entre eux, le spectateur ne serait plus intellectuellement
idéologique ou politique garanti qui les dispense de tout ce travail que branché, il le serait Emotivement, il n’y aurait plus cet espéce de travail
vous faites, vous. pré-miché par l’institution. C’est lA que l’émission de Godard est
Er la, je crois qu’il faut parler du feuilleton de Godard qui est passé a impressionnante et c’est pour ¢a qu’elle est rejetée par les journalistes
la télévision et qui est du reportage fictionné. Fiction puisqu’il a tra- et les téléspectateurs.
yaillé avec des mini-acteurs, des enfants qu’il a payés, mais ot il fait
comme si c’était du reportage et ot il se met en scéne comme journa- Rouch, Je voudrais parler du plan du petit garcon en classe. Le plan
liste. Ce qui est le plus frappant, c’est le temps, car j’ai l’impression est terriblement long et le petit garcon sait trés bien qu’on le filme et
que la télévision a le monopole du temps, des images, c’est elle qui au bout de cing minutes, il y a quelque chose qui se passe, il est effecti-
impose a notre regard la durée standard pour chaque image et ce que "vement dans un monde abstrait dans lequel il ne doit pas regarder la
fait Godard c’est de faire durer plus longtemps les choses. Je suis caméra et pourtant il redevient naturel et poursuit un réve intérieur.
étonné, moi qui aime bien le football, quand on en parle 4 la télé, on Godard en continuant a laisser tourner la caméra ouvre sur une réalité
voit une image d’un ballon avec un filet de but, c’est donc qu’on parle qui sinon n’aurait pas été filmable. Il y a effectivement une abstrac-
du football, mais il n’y a pas d’image de football, il y a juste un plan tion intellectuetie au départ et puis tout d’un coup quelque chose
éclate et si on laisse faire ¢a pourrait durer une heure.

Le plan du petit gargon en classe dans France, tour, délour de Jean-Luc Godard Serge Daney. Quand on filme quelqu’un, il sait qu’il est filmé, il
s’invente ou pas un mode de défense et au bout d’un certain temps, si
on insiste, la question est plutét : quel type de corps imaginaire celui
qui est filmé se fabrique pour aussi sauver sa peau par rapport a la
camera et la caméra capte ca, C’est finalement le contraire de ce qu’on
avait pensé 4 un moment : que la caméra allait capter l’ame, l’inté-
tieur, la psychologie, les lapsus, les actes manqués. Godard le prouve
avec le petit garcon et Depardan avec Giscard, quand avec des regards
caméra de quelques centiémes de secondes, il se crée un corps et un
personnage imaginaire qui n’existe que pour le film et qui surprend
lui-méme. IJ est surpris aprés coup d’étre un comédien pas si mauvais
que ca. Et je pense qu’il faut poser la question du cinéma vérité plutét
a partir de ces membranes de protection, comment tout le monde
devient un personnage.
Les trois cinéastes qui sont [4 s’impfiquent avec leur corps et leur rap-
port 4 leurs sujets implique une certaine chorégraphie et ce qui est en
jeu 1a c’est une réconciliation entre le cinéma et la danse. Savoir com-
ment on se mouille dans les histoires qu’on raconte, comment Depar-
don en est contraint, dés son troisiéme film, 4 se demander s’il ne va
pas se prendre lui-méme comme objet, une sorte de narcissisme qui
wWartive pas 4 jouer avec un autre qui renvoie la balle,

2. EDITION DE CINEMA

L’un des trois débats organisés au cours de cette Semaine cinéma de la marginalité ott elle est maintenue. Nous avons
était consacré, pour la premiére fois, @ Pédition de cinéma. I demandé & Raymond Bellour, Michel Ciment (Stock), Joél
nous semblait justifié en effet, au moment oi paraissaient les Farges (Albatros), Claude Gauteur et Pierre Lherminier (Fil-
premiers livres de la collection Cahiers/Gallimard et ott la créa- méditions), Christian Descamps (journaliste), d?intervenir et
tion d’autres collections était annoncée, de faire le point sur un invité des libraires spécialisés ou non, des diffuseurs et des
certain riombre de questions générales concernant ce domaine, Journalistes. Seuls ces derniers ont, dans Vensemble, fait
au-dela des politiques spécifiques de publication de tel ou tel défaut, confirmant que un des questions urgentes @ soulever
éditeur. Nous voulions également inscrire cette discussion dans concernait le rapport des media de Vinformation aux livres de
le prolongement de la parution sous V’égide du Comité de liai- cinéma. Les autres poinis sur lesquels nous nous étions mis
son de Védition cinématographique, du « Cinéma en 1006 000 a@accord pour les aborder concernaient le public des livres de
pages », premiére tentative de recension des titres actuellement cinéma et son évolution, les colts de fabrication, Piconogra-
disponibles sur le marché, et d’un voeu que ce Comité formu- phie et la diffusion. Nous reproduisons ici quelques extraits de
lait: multiplier les initiatives pour faire sortir UVédition de cette discussion. IN.

Michel Ciment, Quand j’ai voulu lancer une collection de cinéma, il d’édition de cinéma. Le Seuil a essayé, mais c’était du coup par coup.
a d’abord fallu convaincre un grand éditeur d’avoir une politique, car Pour convaincre Stock, j’ai profité du relatif succés de livres de
si on regarde la carte de cette édition depuis vingt ans, on se rend cinéma que j’avais moi-méme écrits.
compte qu’il y a eu des entreprises importantes et courageuses, Pierre Moi-méme j’avais mis en route cette collection, car j’avais pensé que
Lherminier en est exemple d’abord chez Seghers et maintenant dans (’enseignement du cinéma aflait se développer, il y avait des rumeurs et
sa propre maison, Eric Losfeld avec le « Terrain Vague », mais aucun @ailleurs il y en a toujours, de commissions qui se réunissent au
des grands bastions de 1l’édition frangaise n’a eu une politique suivie ministére en vue de la création d’un enseignement du cinéma dans le
L'EDITION DE CINEMA 49
Il y a un équilibre qui se crée entre les différents titres sur l’année. Si
un titre se vend bien, j’édite un autre livre, sinon j’attends un peu plus
longtemps avant d’en faire un autre. C’est exactement comme pour un
film : il faut que ¢a coiite le moins d’argent possible parce que j’en
vendrai entre mille et deux mille exemplaires.
Mes prévisions ne s’avérent pas toujours exactes, prenons deux exem-
ples, celui de « Lectures du film », que jai édité il y a deux ans et
demi, je l’avais tiré 4 deux mille exemplaires en pensant le vendre en
quatre ans, j’en ai vendu huit mille et j’ai fait plusieurs traductions
étrangéres, par contre le livre d’Antonioni, « Tecnicamente dolce »,
je n’en ai vendu que mille huit cents en deux ans, ce qui est assez déce-
“vant. Mais je ne suis pas étonné qu’il n’y ait que mille personnes qui
s’intéressent au livre de Straub/Fortini que j’ai coédité avec les
Cahiers du Cinéma ou mille huit cents a Antonioni, il y a des publics
différents. Les spectateurs de cinéma ne voient pas toujours un film
comme du travail, alors qu’un livre c’est toujours du travail. Mais
c’est un probléme beaucoup plus général que celui de l’édition spécia-
lisée dans le cinéma ; le probléme de ce public limité est finalement le
méme pour le roman. Demandez 4 Lindon, il y a plus de romans qui
tirent 4 quatre mille qu’a quarante mille !
Pendant le débat sur l’édition de cinéma et de gauche a droite, Claude Gauteur,
Joél Farges, Michel Ciment, Jean Narboni, (photo A. Portejoie) Christian Descamps. Il faut signaler que 80 % de l’édition, ce sont
des livres pratiques, Hvres de cuisine, rues de Paris, etc. A Vintérieur
des 20 % qui restent, il y a les gros tirages « Sciences Humaines »
secondaire. Je pensais donc que ca aménerait une poussée dans le quarante ou cinquante mille, mais la plupart des ouvrages restent en
supérieur et un public pour I’édition de cinéma. Je voulais done faire dessous de cing mille et pas seulement le cinéma. Et je ne suis pas pes-
des ouvrages de fond, de référence, sans toutefois leur donner une simiste. Il se crée une sorte de consensus, il n’y a plus de grandes
tournure universitaire, publier aussi des mémoires, des essais. bagarres dans ce qui s’écrit sur le cinéma et je suis stir que dans l’ave-
Quel est notre public ? Sa base évidemment, c’est le public des revues nir il y aura des livres qui feront polémique.
de cinéma, environ 15 000 personnes. Dans ce qui a été édité jusque la, il faut dire qu’il y a eu, d’une part, le
Notre collection chez Stock correspond a peu prés 4 l’attente. Quatre genre troisigéme cycle trés ennuyeux qui a fait du mal a l’édition de
titres sont parus en un an. Le tirage et les ventes oscillent entre deux cinéma et d’autre part l’image sémiologique qui a fait fuir un certain
mille et quatre mille, le probléme est de savoir si on peut aller plus nombre de lecteurs.
loin. ~ .
Jean Narboni. Je voudrais faire un paralléle avec la musique et les
Pierre Lherminier. Ce qui choque quand on fait le bilan de la diffu- livres de musique, ot le manque de l’objet est encore plus grand qu’au
sion des livres de cinéma, c’est la disproportion entre cette diffusion et cinéma. Pendant longtemps, cette édition a complétement stagné, et
le public de cinéma. Sans parler du grand public du samedi soir, il puis elle s’est mise 4 flamber, avec créations de coilections partout.
existe des salles d’art et d’essai qui drainent un public important et ca
On peut dater le déblocage qui s’est produit dans le public par rap-
port 4 la musique 4 la parution du livre de Brigitte Massin sur Schu-
me choque depuis bientét vingt ans de me dire qu’il y a tant de gens
pour s’intéresser au bon cinéma, qui tiennent compte de la critique bert. Et je pense qu’il y a actuellement un léger dégel dans I’édition de
cinématographique, qui lisent les revues spécialisées et qu’il y en ait si cinéma qui n’est pas seulement di au fait que l’université intégre le
peu parmi ceux-la qui s’intéressent aux bons livres de cinéma. Et je ne cinéma dans ses enseignements. C’est sur ces signes nouveaux qu’il
constate pas qu'il y ait un progrés notable depuis vingt ans, malgré faut fonder ses espoirs.
effectivement un certain développement de l’enseignement du cinéma Raymond Belfour, Sans vouloir apparaitre comme le défenseur de
4 Puniversité. Je travaille done toujours dans lincertitude, voire dans la sémiologie, je voudrais quand méme signaler que les livres de Metz
l’angoisse permanente. Je me demande si le public de cette édition ont tous dépassé les dix mille exemplaires vendus. Pour reprendre la
n’est pas limité & une certaine tranche d’Age, et qu’a partir de trente comparaison avec ]’édition de musique il est évident comme I’a dit
ans, l’intérét disparait et de ce fait on travaille toujours pour quatre Narboni que depuis trois ans cette édition a décollé alors que le man-
ou cing mille personnes au mieux. que de Vobjet est encore plus fort. Je me suis beaucoup penché sur le
probléme de la citation cinématographique dans mes livres, avec
Michel Ciment. Peut-étre le cinéma est-il un art tellement vivant Pintroduction de photogrammes, possibilité de restitution imaginaire
qu’on en parle entre soi ? Chacun a au fond le sentiment que le de l’objet. Il est évident que la citation cinématographique est pauvre,
cinéma lui appartient, contrairement aux sciences humaines par exem- tronquée, paradoxale, malheureuse, mais elle existe, alors que la cita-
ple ot on ressent la nécessité de se reporter a des spécialistes. Pour le tion musicale, 4 part la partition dont la lecture demande un savoir
cinéma, le probléme de la compétence ne se pose méme pas : que ce technique, est impossible.
soit dans le choix des jurys de festivals, voire méme dans le choix des
critiques de cinéma dans les journaux. Le sentiment existe que chacun Michel Ciment, Je ne suis pas tout a fait d’accord car l’objet existe,
a quelque chose 4 dire sur le cinéma et donc qu’il n’a pas besoin de se c’est le disque et si le lecteur le désire, il peut écouter la musique chez
reporter 4 des ouvrages de référence. lui et voir si ’analyse correspond @ Pobjet. Le développement de la
Le référent cinéma pose d’autre part un probléme que ne pose pas la vidéo, de la cassette, risque de changer beaucoup les données de la cul-
littérature ou la peinture : celui de l’absence de l’objet. Dans le cinéma ture cinématographique. Dans dix ans, on pourra publier un livre
il y a une sorte de fossé entre ce dont on parle et la fagon dont on en entier sur La Régle du jeu comme on le fait pour un ouvrage littéraire,
parle, . car, si pendant vingt ans en France personne n’a pu voir ce film, le
jour ot des milliers de gens Pauront chez eux en cassettes, comme ils
Claude Gauteur. Moi personnellement entre un livre sur Rossellini peuvent avoir chez eux des ouvrages littéraires ou des disques, alors le
et un livre de Rossellini, j’ai plutét tendance a acheter le livre de Ros- référent existera, mais je pense qu’actuellement en musique il existe,
sellini. Ce qui me frappe, c’est que les films de cinéastes ne se vendent
pas plus, on va voir leurs films, mais ce qu’ils écrivent n’intéresse pas Raymond Bellour, Je pense que le référent non intégrable au livre
leurs spectateurs, est une chose différente. Pour la littérature il y a la citation, et pour le
cinéma, c’est le photogramme. Avec le vidéo-disque il va y avoir des
Joél Farges. Je me considére pour ma part, plutét comme un pro- films qui ne vont pas coliter plus cher que des disques normaux. Hy a
ducteur que comme un éditeur. Au lancement de la collection, j’avais quelques années, on avait le projet avec un éditeur américain de
une somme d’argent et je fonctionne complétement sur ce budget. publier Panalyse du film avec un vidéo-disque en coffret. Le projet
Comme je suis indépendant, je peux faire dix livres si je veux dans n’a pas pu aboutir car les droits du vidéo-disque sont trop complexes.
Yannée, du moment que je ne perds pas d’argent. On aurait eu 14 un nouvel objet qui n'existe pas encore.
50 5° SEMAINE DES CAHIERS
Dernier point : ne serait-il pas possible de faire une enquéte commune Jean Narboni, J’aimerais bien qu’on aborde un autre point sur les
aux éditeurs de cinéma sur le public des livres de cinéma en mettant rapports entre l’édition de cinéma et les media de l’information. Dans
des questionnaires dans les livres ? Je crois que la télévision a amené l'ensemble, il n’y a pas dans la presse réellement de politique quant 4
de nouveaux lecteurs de livres de cinéma. Ces spectateurs ont vu a la - Tédition de cinéma. [1 y a des articles au coup par coup. Des livres ont
télévision des films autres que ceux qu’ils allaient voir au cinéma le de bonnes critiques et nous avons pour nos deux premiers livres nous-
samedi soir et certains vont un peu plus loin et ont envie de connaitre mémes été assez bien servis de ce point de vue, mais il n’en reste pas
ce qui est écrit sur ces films. moins qu'il n’y a pas de politique concertée.
En général on a droit 4 une émission de fin d’année sur les livres de
Michel Ciment. Prenons exemple « Kazan par Kazan » : ce sont cinéma 4 la télévision. Je me souviens de l’émission de Labarthe il y a
les mémoires de Kazan sous forme d’interview. Quand il y a eu le cycle deux ans. A fa fin de Pannée, il y les cadeaux, dans les cadeaux il y a
Kazan 4 la télévision, il y a eu d’un seul coup un ou deux millions de les livres et dans les livres, il y a les livres de cinéma. C’est absurde.
spectateurs qui ont vu ses films. Or on a vendu peu d’exemplaires du Certaines publications regroupent deux fois l’an les livres parus sur le
« Kazan ». Il y a plusieurs problémes : d’abord les libraires ne peu- cinéma sans se rendre compte des problémes que ca peut poser quant a
vent pas garder trop de stocks, donc ils n’ont plus un livre paru en la vente. On ne sait jamais trés bien si ¢a fait partie du spectacle, de la
1972, et les éditeurs n’ont pas les moyens d’investir dans la publicité. littérature ou de la sous-littérature.
On pourrait envisager de refaire une sortie de livre puisque tout d’un
coup Kazan a eu plus de spectateurs qu’il n’en a jamais eu au moment Joél Farges. Je crois qu’il y a une attitude régressive de la critique en
ou le livre est paru. L’une des caractéristiques du cinéma c’est qu’il est général et par rapport au livre ¢a va encore plus loin.
toujours d’actualité, soit que les auteurs fassent de nouveaux films
soient que leurs films soient repris. Il ya donc un marché potentiel qui . Pierre Lherminier, La critique de cinéma sait trés bien que le livre
n’est pas exploité, de cinéma touche un public limité, donc les gens qui écrivent dans la
grande presse supposent que ¢a intéresse trés peu de gens parmi les lec-
Jéréme Diamani-Berger. A mon avis avec le développement du teurs de leur support. Je voudrais donner un exemple : sur les qua-
vidéo-disque !a situation de [’édition de cinéma sera encore pire. Les rante premiers volumes de « Cinéma d’aujourd’hui » chez Seghers,
Cahiers du cinéma, pat exemple, en confiant un numéro 4 Godard nous n’avons obtenu qu’un seul compte rendu dans France-Soir, sur
introduisent quelque chose de nouveau en faisant des livres comme le livre n°35 écrit par Robert Chazal consacré 4 Mareel Carné! A la
des films. télévision les émissions littéraires nous renvoient aux émissions sur le
Michel Ciment. Je ne suis pas d’accord, le développement de
cinéma et les émissions sur le cinéma aux émissions littéraires. II serait
souhaitable que cet état de choses change.
Vaudio-visuel ne nuit pas au développement de la lecturede livres sur
Paudiovisuel.
Serge Toubiana. Je pense que le développement de [’audiovisuel 4
domicile va entrainer le développement d’une édition parasite. Les
gens vont acheter du Renoir ou du,Losey en cassette comme ils aché- PLUS DE 800 TITRES DISPONIBLES, POUR 140 EDITEURS
tent de l’opéra et certains d’entre eux vont également vouloir le meil-
leur commentaire, la meilleure analyse du film de Renoir. Ainsi va
s’accentuer une spécialisation et une rentabilisation du discours sur le
cinéma. Ca entrainera l’édition vers un réle de parasitage de image.
Yedition de cinema affirme
sa vitalité “lec
Comment alors relancer l’édition de cinéma vers des livres qui con-
tiennent en tant que livres un secret, quelque chose qui a a voir‘avec le
montage d’images ?

Un auditeur. N’y a-t-il pas un probléme de diffusion de [’édition de


cinéma en province particuliérement du fait que la plupart des films
« difficiles » ne sont programmés qu’a Paris. ?
Joél Farges. Je place effectivement 50 % de mes offices-libraires 4
en SATAUHIE
100.000 page
GENE BALES CEUITIOK Chee Dama DI
DELANGLeFa
Paris.

Pierre Lherminier. Non seulement ta plupart des livres sont diffusés


a Paris, mais je remarque que sur les statistiques que mon diffuseur
menvoie, il y a cinquante départements francais ot il n’y a pas un seul
point de vente. C’est pourquoi j*ai tenu a ne pas me limiter a la vente
Perino CARNADAUDINEIT A Mice EE

aux libraires et j'ai obtenu l’accord de mon diffuseur ; s’il a Je mono-


pole de fa vente en librairies, je garde la possibilité de vendre directe-
ment aux gens qu’aucune librairie n’est en mesure de toucher. Mais je
pense que l’évolution de f’audiovisuel conduit plus 4 un accroissement
de la consommation d’images qu’a celui de la réflexion sur l’image.
Je peux vous donner quelques statistiques parmi les livres que j’ai
publiés pour vous montrer ]’amplitude de la diffusion. Si ’on prend
« Le Cinéma selon Francois Truffaut » qui est paru en avril 1977 voici
trois ans, il a été tiré 4 6 000 exemplaires, bien accueilli par ja critique,
nous en avons vendus 2 800, moins de la moitié. Son coiit était de
85 000 francs, je recois de mon distributeur 26 francs par exemplaire
sur fes 64 francs de prix de vente. C’est-a-dire qu’en trois ans je n’ai
pas récupéré mon investissement. Par contre « Gérard Philipe » qui «Sa publication comble une Jacune si éyidente qu'on ne peut que s‘étonner, rétrospectivement, qu'll n'y alt pas
est paru en novembre 1978, a été tiré 4 8 000 exemplaires, nous en @té remédié plus t8t: c'est Ie premler Catelogue Généraf de rEdition Cinématographique de langue Mangaise.
Sa parution tendra de grands services & tous ceux que leur godt personnel ou leurs Intéréts professlonnels
Incitent & une $e et utlllsable sur le cinéma; Ils y trouveront en effet
avons vendu 6 000 et nous avons largement couvert les frais d’investis- une source de 16 ptécises sur les ges ot Bi ge langue Parus Jusqu’en 1930 et
actuetlement disponibles chez les éditeurs. (...) Claude Gauteur, qui a supeivisé sa confection avec fa coflabora-
sement. La réalité me pousserait 4 produire de plus en plus de tlon d’Anne de Grunhotf et de Nicole Duguel, a falt te tour de quelque 140 Sdlteura pour recenser plus de
800 tires, répertoriés en huit grandes rubriques : Généraiités- 7 Histove du cinéma
« Gérard Philipe » ou équivalent. Des livres comme le « Truffaut », Problémalique du cinéma; Techniques et métiers du cinéma; Les clnéastes; Les acteurs; fos titms, Sont préclsés
our chaque ouvrege mentlonné Ye nom de Vevteur ef de |éuiteur, ta date de publication, les caractéristiques
abondamment illustrés, reviennent chers ; si j’y appliquais les coeffi- Techniques (lormal, nombre de pages, etc.) et s'il ya lieu, le nam du prétacter, le sous-titra, la langue d'origine
et fo iitre de In olteclfon. Une notation par "“polnts” permei d'auire pest de signafer Ta fourchetle des prix
cients normaux de |’édition ce livre aurait di étre vendu autour de pratlqués pour $s vente au public, » LE FILM FRANGATS
90 frances c’est-d-dire 4 peu prés 6 fois son prix de revient unitaire,
Publié a Tinttlative du Comité de Lisison de f'édition Ginématogtaphique, sous ta forme d'un suppiément wa
mais alors combien en aurais-je vendu ? 72 pages au n> 16 de “Cinéma d'sujourd'hul", ce catalogue est # votre disposition. Uisez-le, utilisez-te,
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FESTIVAL

HYERES 1980
PAR CHARLES TESSON

Contrairement 4 Digne, Hyéres est un festival sans public.


Malgré I’attribution, cette année, d’un prix du Grand Public
par un jury de 60 personnes sélectionnées par la municipalité,
les films sont toujours vus dans des salles pratiquement vides
par le circuit fermé des cinéastes et des critiques. La ville, « en
tenue », était bien 4 la soirée de remise des prix mais les agri-
culteurs avaient choisi l’ouverture du festival, le soir de la pro-
jection de La Mort d’un président de Jerzy Kawalerowicz, pour
manifester — déverser des artichauts devant l’entrée de la salle
— et annoncer sur une banderole « La Mort d’un paysan ».
Hyeres se divise toujours en deux et cette 16éme édition
n’aura pas vu de véritable rencontre. D’un cété, la sélection du
cinéma d’Aujourd’hui, nouvellement sous la responsabilité de
Pierre-Henri Deleau, et de l’autre, celle du cinéma Différent
assurée par Marcel Mazé. Jusqu’aux rétrospectives : deux
films de Griffith et un hommage, au succés mérité, 4 Douglas Aria pour un athiéte de Filip Bajon
Fairbanks, en 13 films et avec des copies en excellent état, voi-
sinaient avec la reprojection des Grands Prix du cinéma Diffé-
fellinien (cirque, corps monstrueux) que la rencontre para-
rent, un hommage a Paul Sharit et 4 Marguerite Duras. Le pro-
gramme d’Hyéres est particuligrement lourd : pas moins de doxale, sur une méme scéne, de deux corps identiquement
50 longs métrages et de 70 courts répartis dans quatre salles volumineux mais radicalement contraires : le chanteur et le
dont deux aux conditions de projection plus que défectueuses. lutteur, l’un chante et l’autre pas. A travers I’émerveillement
Et si, dans la quantité, on dénombre quelques bons films, les du lutteur pour la voix de l'autre, Aria pour un athléte évoque
et filme sa carriére comme s’il s’agissait, 4 chaque combat et a
découvertes sont rares,
chaque scéne, d’une gigantesque méprise. Grand Prix ex-
Cinéma d’Aujourd’hui : I’ Allemagne encore... aequo, Avia, quoique trés beau, est un bon vieux film comme
la Pologne sait en faire (Wajda l’a déja montré) et leur cinéma
Déplacé en juin pour ne pas concurrencer les festivals de la - d’aujourd’hui, la-bas, semble bien différent.
rentrée, Hyéres aura démontré qu’il est difficile, un mois aprés Lulu (U.S.A.) de Ronald Chase (Prix de la Critique) date de
Cannes, de proposer une autre sélection de films. D’ot que 1975-77, C’est 4 ce jour la meilleure adaptation de l’opéra de
dans celle de Pierre-Henri Deleau on retrouve le méme esprit Berg et de la piéce de Wedekind, vu que le film ne se contente
qu’a la Quinzaine des réalisateurs, sauf que la barre est mise pas d’une transposition 4 l’écran mais fonde sa démarche sur
plus bas. Les films de Hyéres avaient des airs de recalés, de des fragments de texte, des citations. Et ces extraits dictent des
films repéchés. C’est valable pour le film tchéque Les Oies images qui ne font jamais loi en matiére d’interprétation de
blanches (des jeunes filles dans une école d’apprentissage) qui loeuvre théatrale et musicale, ne fonctionnant jamais « sur »
raconte la méme chose que Les Parents du dimanche de Janos mais toujours « avec ». Non sans humour, le film adopte le
Rosza, en cent fois moins bon. ton et esprit d’un mixte de comédie bourgeoise et de drame
Si Helvio Soto s’éloigne désormais de l’affligeant H pleut sur mondain du cinéma muet. Ce qui nous vaut deux trés grands
Santiago, c'est pour se revétir avec La triple mort du troisiéme moments : l’ouverture dans l’atelier du peintre et la rencontre
personnage de tics 4 la Robbe-Grillet dans une intrigue poli- avec la comtesse dans un théatre de marionneties. Lu/u, tra-
ciére sur fond d’espionnage et de multinationales. Quatre hom- versé par tout un bestiaire proche des peintures de Fernand
mes dans une prison chilienne : les deux agents du gouverne- Khnopff et fasciné par tout un attirail fétichiste et sado-
ment britannique sont morts et le quatrisme personnage, un masochiste, développe et filme toute une geste érotique. A
écrivain, a tout consigné dans un livre. Le service d’espion- Vopposé des tapageuses inepties de Borowzyck, ce film existe
nage, en se servant de son roman, recherche le troisiéme per- depuis plusieurs années et mériterait enfin d’étre vu.
sonnage & qui les deux agents, avant de mourir, auraient tout
confié. Qui est ce troisisme personnage ? Existe-t-il dans le réel Cing films allemands. Contrairement au trés faible Flamme
ou seulement dans (par) le récit du romancier ? Qu’est-ce Empor d’Eberhard Schubert, un film sur les mouvements de
qu’un personnage de roman et de cinéma ? Questions bien jeunesse nazis dans les années trente, fortement inspiré des
intentionnées et matiére 4 dissertation. Mais trop de matiére documents de |’époque et vu a travers le triangle houleux de
grise, trop d’agitation cérébrale finissent trés vite par lasser. deux garcons et d’une jeune fille (de trois natures différentes),
Aria pour un athléte de Filip Bajon est un film polonais Les Enfants du n° 67 de Ush Barthelmess-Weller et de Werner
@avant L’Homme de Marbre. Sans jamais atteindre la fougue Meyer, réalisateurs d’émissions télévisées pour enfants, se veut
du Gentleman Jim de Walsh, le film retrace la carriére d’un et tient le pari, sur le méme sujet, d’étre un film pour enfants.
lutteur qui, 4 la fin de sa vie, remet tous ses trophées A un, Deux amis, Paul et Erwin, économisent leur argent pour ache-
chanteur d’opéra. Ce qui retient, c’est moins l’aspect baroque, ter un ballon de cuir. Viennent les jeunesses hitlériennes qui
52 FESTIVAL

divisent la bande de la cour du n° 67, jusqu’&a Paul et Erwin.


Le film est plaisant mais sans surprise : on y retrouve les ingré-
dients, les situations habituelles, et tout est programmé 4
Vavance. Si, ala différence du Tambour, le ballon circule dans
toutes les mains et change sans cesse de camp, reste que le
match, dés les premiéres minutes, est déja joué.
Méme type de programmation pour Le Bout de l’arc-en-ciel
d’ Uwe Friessner. Dans un premier temps, le scénario rappelle
celui du Diable probablement. Jimmi, un marginal, vit sans
papiers et sans travail, se drogue et se prostitue. Séparé de sa
famille, il s’installe chez des étudiants, a leurs dépens. Lente
déambulation, décrochage puis suicide. Volontairement cras-
seux, le film, sur Ic dos du personnage (son indétermination
sexuelle, son cété androgyne), joue a fond la carte de la séduc-
tion. Bien plus que de !a drague, I’acteur se prostitue pour nos
yeux et le film, littéralement, fait la pute.
Malgré tout le bien que l'on peut penser de Au-dela de Cauchemar de Noél Simsolo
amour d’Ingermo Engstrém, c’est un film daté: du post-
Wenders-Handke avec dialogues en béton et comportements
joués, mais en beaucoup mieux (en plus hard). Le film raconte cadre avec la sélection d’Aujourd’hui : aprés les lycéens de
Phistoire de Maric, médecin en clinique psychiatrique, fascinée Tres insuffisant, la banlieue et les ouvriers. Le parti pris systé-
par le cas d’un couple of fa femme a tenté de tuer son mari puis matique de longs plans séquences sative le film, stylistique
de se suicider. et qui, tout en cherchant a y échapper, revit cette a-minima, d’effets de transparences. Du meilleur (’admirable
situation dans ses relations avec un homme (R. Végler). Mal- séquence finale du suicide raté) au moins bon, ils restent tou-
gré la constante impression de déja-vu, s’y manifeste un réel jours ouverts, malgré leur aspect rigide, A toutes occurences, au
tempérament de cinéaste qui excéde tout savoir-faire : cadre, moindre incident, du premier 4 l’arriére plan. Mais ce qui géne,
rythme soutenu des plans et des séquences, durée. A suivre c’est la volonté de Bérard, méme si son regard est juste, de tout
donc. couvrir (inventaire des faits et gestes d’une ouvriére et de la
Grand Prix ex-aequo, amplement mérité, La Mortification banlieue) et de s’en faire le porte-parole. Ce qui donne a ce
de Luc Bondy est un premier film, au terme de dix années de film, aussi bien par son sujet que par son filmage, un air de
mise en svéne de théatre et d’opéra. Le film prend histoire plate-forme revendicative (chOmage, plan Giscard-Barre, etc.)
d’une famille (la mére, les deux filles et le fils) 4 la mort du Ce ne sont pas les références qui génent dans le film de Sim-
pére. Sur fond de noblesse qui dépérit (sous-location, déména- solo (elles sont sincéres) mais plutét le fait que, passée la révé-
gement), La Mortification raconte avec précision les dévelop- rence picuse, elles n’engendrent rien d’autre. Placé sous le dou-
pements d’un amour ci d'un crime incestueux contre le fils. Les ble signe de la bande dessinée et de la série noire (Cauchemar
personnages vivent murés. Tous leurs désirs sont dans le champ est le titre d’un roman de David Goodis), le film agence des bri-
et le hors-cadre est, pour cua, toujours coupable, responsable, bes d’histoires, des bouts d’emprunts. Plus, il fait récit et prend
alors que !a faute, mais ils Vignorent, est a intérieur de feur plaisir 4 raconter : Magdalena, une pianiste, qui a autrefois tué
espace. La mise en scéne, délibérément théatrale, ainsi que son frére, est enlevée par un couple tyrannique pour enregis-
Vexcellent jeu des acteurs, ne jettent pas un voile génant sur ce trer, sur Ja voix de son frére, un disque posthume. Malgré ses
film mais viennent au contraire regénérer tout son systéme, in faux airs de Benoit Jacquot (L’Assassin musicien et Les
et off. Enfants du placard), \e film décoit. Comme s’il s’était contenté
de reproduire son scénario et d’ajouter, dans ses longs et farges
Cinéma francais, longs et courts plans fixes, de la belle image. Le film plaque ses éléments, colle
aux situations et aux personnages, s’interdisant de jouer avec.
Oublié de Cannes (au Marché, comme pour Cauchemar de Aucune perversion ici. Immobile, le film n’est pas frontal, tout
Noél Simsolo), Fait divers dune adolescente d’Hervé Bérard juste superficiel. Il butte sur les carences du typage, sur la ques-
tion de la représentation et de la figuration : héros, traitres,
méchants, ce A quoi fonctionne la bande dessinée et la série
La Martificatian de Luc Bondy noire. Et revendiquer le schématisme de ces figures (stéréotypes
et autres clichés), alibi par trop commode, ne saurait suffire.
Vu que justement le film les convoque pour ne pas avoir a (les)
travailler.
Dans les courts métrages, peu d’enfanis de Godard et de
Duras mais plutét un retour 4 l’autobiographie, aux portraits,
aux photos de famille. Le plus symptématique et le plus affli-
geant reste L’Etang de Jean-Paul Cayeux (Prix de la Critique).
A la fois pleinement du cété des souvenirs d’enfance, de
Persatz (décor gentleman farmer et verte campagne) et s’en
méfiant, en position de non-dupe : d’ot la présence, pour ins-
taurer une distance, d’un personnage en train de Faire un film
sur cet enfant. Le tout jalonné de l’étang comme théme
littéraire.
Il faut par contre signaler Débarquement (12’, scope cou-
leur) de Jean-Luc Miesch, metteur en scéne de théatre, qui
nous plonge dans histoire d’un homme qui vit seul dans un
blockhaus et qui, le 6 juin 1969, invite un journaliste et en fait
le témoin de sa mort. Simple histoire, sauf qu’il meurt d’une
HYERES 1980
balle perdue, 25 ans plus tét, sur les plages du Débarquement.
Fiction 4 deux, étrange, qui évoque les récits de Borgés et, sur
un tout auire mode,7he Big Red One : la trajectoire d’une
balle en trop, perdue sur 25 ans.
Specola de Jacques Dubuisson (8’, couleur) est l’un des rares
éclats fulgurants de ce festival. Ce n’est pas qu’un documen-
taire réalisé dans le seul but de conserver les traces d’une expo-
sition : « ’Encyclopédie anatomique » de Susini, faite avec
des mannequins de cire et qui date de la fin du 18ame siécle. Ce
n’est pas non plus un documentaire avec un semblant de fic-
tion ; la visite d’un couple dans un musée pour servir de cau-
tion a la présentation d’une exposition. Toute l’originalité du
film consiste en ceci : considérer la force intrinséque du docu-
mentaire comme seule matiére capable de produire un drame.
tly a la, effectivement, dans cet observatoire oi a travaillé
Galilée, « toute la mémoire du monde ». Et Je couple qui
regarde cette exposition et se parle est mis en scéne dans son
rapport a ces mannequins, mis en situation : si eux, admirable- a ak a =a <4
ment filmés, sont enveloppés en de longs plans coulés, comme Minus Zéro de Michaél Oblowitz
remoulés par la caméra, les corps des visiteurs, de méme que
leur voix, sont fragmentés, parcellisés. Et au terme de la visite,
le couple sera irrémédiablement divisé par elle et au-dela d’elle, ment convié a regarder et 4 rester. Comme c’est trop souvent
a son tour mis 4 nu, comme éveniré. Tout le film jouant par le cas. .
ailleurs sur cette indistinction des corps et des mannequins, sur Le palmarés prime des films qui font différents, privilégiant
Phorreur d’un possible trouble mimétique. Mais ce que Spé- ainsi une griffe, un cachet (travail photogrammatique, etc.),
cola filme au plus prés dans ce regard de visiteur sous ’emprise voire un genre. La sélection compte pourtant des inclassables,
d’un méme mouvement de fascination et de répulsion, c’est ceux qui pourraient aussi bien étre dans la section Cinéma
une situation qui a 4 voir avec le cinéma : tomber sous la coupe d’Aujourd’hui (c’est ce qu’on leur reprache) et qui sant, de ce
d’un objet. fait, oubliés. Regrettable puisque ce sont bien souvent les meil-
leurs, des films-expérience, sur la bréche. Hors-d’ceuvre de
Hors des rangs du cinéma Différent Rund Monster et Alie Wiering propose un plateau de choix.
Composé d’une série de gags trés courts, dans l’esprit des Spois
Le cinéma Différent compte de réels passionnés et quelques de Bob Wilson — et une partie du charme du film vient de son
spécialistes. En ce qui me concerne, y aller voir était en soi, 4 rythme répétitif, de la scansion de ses morceaux — chaque
chaque fois, une aventure. Surpris dés lors de constater que le sketch joue sur une durée pleine ou une attente : temps a un
systéme des petits-maitres, aimés et copiés, y fonctionne aussi : bateau pour traverser, temps d’exposition devant un solarium,
du sous-Nekes, celui de l’admirable 7-Wo-men. Les films etc. L’ensemble, basé sur des moments creux, est franchement
ayant pour sujet leur objet (le cinéma), beaucoup prétent au drdle et inénarrable. :
meétalangage et il est plus facile de parler sur eux que d’en par- Tutuguri de Raymonde Carasco et Régis Hébraud, tourné
ler : voir de quoi ils sont faits. Point de fuite de Jacques Carty chez les indiens Tarahumaras du Mexique, filme le rite du
en serait le prototype : un exercice théorique, beau a voir, ot le Tuturi (une danse construite sur l’espace sacré découpé autour
cinéaste filme une fenéire et charrie des notions (vitre-écran, d’une croix) ainsi que celui du Carreras : courses d’hommes et
bi-dimensionnalité, perspective). Un film d’écolier, laborieux de femmes aprés une boule qui traverse le champ. Film d’eth-
et appliqué. nologue, sans exotisme et débarrassé de toute curiosité mor-
Sile cinéma Différent permet toutes les entreprises (filmer la bide, Tutuguri s’attache a saisir un état du corps. Tout étant ici
pleine lune pendant un an), toutes ne passent pas le cap de dans le dernier plan : la course des femmes qui finit par se
Vécran. De maniére générale, retiennent sourtout les films qui méler aux pas des chevaux. Filmant un rituel, Tutuguri ne
travaillent sur la perception consciente et inconsciente des ima- lannule pas par le simple regard de la caméra (gelé, mis en con-
ges, la trace mnésique, sur tout ce qui a trait A (joue avec et serve) ni ne le soumet 4 une surcharge esthétisante, Le film lui
menace) ]’instance du défilement, du 24 images-seconde. garde au contraire toute sa force agissante : rythme lancinant
Si Leave me alone de Gerhard Theuring faisait sortir de cha- des chants et voix off incantatoire. Et le résultat, trés beau,
que image une musique, beaucoup de films se contentent envoiite.
désormais d’une musique comme locomotive avec des images A Minus zéro de Michaél Oblowitz (45’, noir et blanc) est un
la traine. C’est le cas de Ixe de Lionel Soukaz (« La Belle de film noir américain qui, sans étre un « a la maniére de », un
Cadix » et un film X, un hard-homo). Une seule idée en émouvant hommage a la défunie série B, ne sombre pas pour
50 minutes (deux écrans cdte a cdte) et surtout un effet télé qui autant dans les savants dédales des intrigues policiéres décons-
égalise et attiédit le flot ininterrompu d’images déversées : truites. La voix off, trés belle, résolument narrative, conduit le
dépotoir ot le tout venant ne peut plus rien produire. récit en appellant les images. Nullement fossilaire, le film ne
Dans Souterrain de Rotraut Pape (Grand Prix), une caméra marche pas a la référence mais se nourrit des éléments et des
fixe, plantée dans un appartement, filme des miroirs qui ne données qu’il s’avance, s’autogénére, effacant ses fantémes 4
reflétent ni ne recomposent un espace entier, homogéne, mais mesure qu’il les suscite. Jeu 4 chaud avec des personnages, des
indiquent des lieux, divers points : des portes fermées et situations, des images et des voix. Jeu aussi avec le spectateur,
ouvertes, des allées et venues des personnages. Du miroir a la pour notre plus grand plaisir.
porte, en passant par l’image, le film prend en compte tout ce Pour conclure le festival, La Pastorale d’Otar losseliani,
qui participe du reflet et du franchissement, c’est-a-dire du jusqu’alors bloqué par les autorités soviétiques (cf. l’entretien,
seuil de vision comme trompe-l’ceil. Mais dévidé de toute n° 305), pouvait enfin étre vu. Mais le film était présenté sans
charge herméneutique (« no secret beyond the door » : les gens sous-titres et sans traduction simultanée. Fort heureusement, le
ouvrent les portes, passent et repassent), le spectateur est seule- film sort cet automne, en bonne et due forme. C.T.
NOTES SUR QUELQUES FILMS

LE BATEAU DE LA MORT (DEATH SHIP) de Alvin Rakoff mentionner !es gigantesques décors de Danielo Donati et fes
{Canada-U.S.A. 1980) avec George Kennedy, Richard Crenna, quelques grimaces de Maicom Mc Dowell, Et pourtant le per-
Nick Mancuso, Sally-Ann Howes. sonnage de Caligula, via les textes de Suétone, mérite, au
méme titre qu’un Gilles de Rais, un peu mieux que cette exé-
Hors la famille, point de salut. Telle semble étre la davise du crable nullité.
Bateau de fa mort, \a morale de ce plan final de la famille nau- Servile, prét & tout, Caligula est d’une irresponsable trans-
fragée dérivant au fil de l'eau et que Dieu accourt sauver en parence : la folie, la démesure, le gachis du personnage n’ont
hélicoptére du désastre de cet anti-arche de Noé od le monde d@’égal que celui du film. Produit immoral, dit-on, mais qui illus-
s’engloutit dans ses vices, dans le luxe (le navire de croisiére tre quand méme une certaine morale du cinéma : un figurant,
coulé par ce bateau mort), la vanité des apparences (l’anima- téte et sexe, compte pour de la viande (a la quantité, au poids)
teur de jeu, le publiciste), lorgueil (’ambition démesurée et la et est profanable 4 vatonté tandis que fe décor, scigneuse-
misanthropie du commandant), dans la luxure (les amours de ment respecté, pas méme égratigné, est toujours sacré. Cali-
voyage d’un officier de bord et d’une passagére), voire la gour- gula teproduit un rite cinématographique paien: celui ot! les
mandise (qui ronge la peau d’une vieille veuve), et dans la corps sont sacrifiés et offerts aux décors. C.T.
guerre (le nazisme).
Un remake hémoglobineux de la douche de Psycho, un mon-
tage répétitif de machines, des visions prémonitoires, l’artifice
facile et arbitraire qui fait de cette épave un cargo allemand de CHARLIE BRAVO de Claude Bernard-Aubert (France 1980)
la derniére guerre... — de gros trucs comblent ici un manque avec Bruno Pradal, Jean-Frangois Poron, Karine Pertier,
dimagination initia). A ce vaisseau fantéme i] manque tout Gérard Boucaron, Bernard Cazassus, Georges Chelon, Jac-
simplement la malédiction qui voue son capitaine & une ques Couderc.
errance infinie. Le cinéma expressionniste allemand sut en
son temps filmer ce pacte entre un homme et son destin et La guerre d’Algérie qui a concerné une génération déja tres
ravir ses spectateurs. Aujourd’hui cela ne semble pas possi- politisée a laissé le souvenir du mouvement d’opposition qui
ble. La mort doit 6tre radicalement exclue de la famille des a entourée aussi bien a l’extérieur qu’au sein de l’armée. Der-
hommes. Ii n’y a plus de sujet privilégié de la malédiction, sa niére guerre coloniale, elle a suscité et suscite aujourd'hui
menace concerne immédiatement et massivement Il’huma- encore trop de passions et demeure imprégnée d’issues mora-
nité ; effe nous implique donc peu en tant qu'individus. Un les qui empéchenit d’en traiter sous un aspect militaire ou
comble: les personnages de cette aventure sont des gens stratégique.
sans histoire. Alien était réussi précisément sur l’'absence du La guerre d’Algérie n’a jamais produit de films de guerre. La
monstre : tant que celui-ci, sujet du film, n’était pas visible et guerre d'Indachine si, qui a lalssé sur plusieurs cinéastes
que sa présence rédait a l’intérieur du groupe des passagers, comme Pierre Schoendorffer ou Raoul Coutard une marque
tant qu'il était filmé du point de vue des survivants, Parce que indélaébile. Claude Bernard-Aubert lui aussi y était et Chartie
Le Bateau de la mort a adopté le principe inverse de commen- Bravo comme La 317¢ Section ne traite pas de ta théorie politi-
cer par des vues du vaisseau fantéme pour finir par une image que du conflit mais de la guerre en général et — contrairement
des rescapés, il transforme les protagonistes en des ballots de aux idées regues de ceux qui s’obstinent a traiter Fuller de
paille excessivement manipulables. La veine du film s’épuise réactionnaire — ce n’est pas un sujet méprisable a priori.
trés vite dans cette manipulation; son histoire ne tient pas Bernard-Aubert raconte la guerre comme il {’a vue, lui, trés
debout. Y.L. jeune, sans préparation, perdu au milieu d’un cauchemar,
comme les personnages de The Deer Hunter. Il y a tout au long
du film un réel refus de démagogie et une exigence totale de
CALIGULA, prises de vues dirigées par Tinto Brass, montage sincérité dans la retranscription de sentiments vécus. Claude
supervisé par Ja production : Bob Guccione et Franco Rossel- Bernard-Aubert sait que méme la mort du personnage le plus
lini (Italie, 1980) avec Malcom Mac Dowell, Teresa Ann Savoy, abject ne doit pas étre exempte d’émotion ; i} sait aussi que la
John Gieguid, Peter O’Toole. seule haine des soldats ne va pas a l’ennemi qui n’inspire que
terreur, mais au journaliste, spectateur faisant apparaitre de
Fiim monstreux (17 millions de dollars, 4 ans de tournage a fagon concréte la futilité, ’absurdité d’une mission lorsque
Cinecitta), Caligula, super peplum-porno co-produit par le Vaveugiement, le refuge dans des valeurs archaiques est leur
magazine « Penthouse », gagne péniblement en cul (sauf en seule force, leur seule chance de salut.
France ou, amputé de 20’ par la censure, il perd pas mat de Depuis Fuller on sait que les films de commando doivent étre
gras plans) ce qu’il massacre aisément en représentation de basés sur lesthétique d’une action de commando. Prendre Je
Phistoire. Ce qui pourrait faire un excellent show a « L’Elysée- spectateur par surprise, puis ne pas lui laisser une seconde de
Montmartre » devient au cinéma un produit totalement infect. répit. Le harceler de séquences-chocs, doser les effets de
Le son y est incroyablement poussif, 4 croire que tous les fagon 4 toujours étre plus loin que l& of l'on vous attend.
spectateurs sont sourds. En deux heures, Caligula distille un Claude Bernard-Aubert |’a trés bien compris et contrairement
ennui profond : aucune progression, quelques zooms arriére a la majorité des cinéastes frangais, il a les moyens de ses
pour montrer de temps en temps le décor et des enfilades de intentions. Manifestement fort impliqué dans son sujet if y
plans rapprochés, découpés au métre et montés mimporte puise une inspiration formelle tout a fait inattendue ; certaines
comment. Dans [a puanteur que dégage [e fifm, fa blonde Oru- séquences sont traitées avec une maftrise digne de trés
silla, scour de Caligula, semble faire de la pub pour un déodo- grands réalisateurs et une précision rare dans notre cinéma
rant. John Gielgud, & peine débarqué sur Je plateau, aura voué a approximation. (La ‘scéne débutant par le cuisinier
Vintelligence de s’éclipser dans les cing minutes. Reste a poursuivant un poulet, qu’on perd d’abord de vue, qu’on oublie
55
les piéces du puzzle de leur histoire d’amour, depuis le jour de
leur rencontre.
Peu @ peu le personnage de ce psychanalyste a VPapparence de
jeune intellectuel compréhensif et réfléchi, se métamorphose
au cours de leur relation en un personnage étrange et inquié-
tant, d’une possessivité dévorante.
Comme souvent chez Hitchcock (cf. Suspicion), le suspense
joue sur cette ambiguité de la véritable nature cachée de
Vautre familier du couple, et sur l'oscillation entre raison et
démence (cf. Le Docteur Edwards). Celle qu'on croyait folle
(névrosée et mythomane) ne l’était pas et celui qui était censé
fa guérir et la rassurer cherchait 4 la rendre folle.
Ce psychanalyste cherche donc 4 s’emparer de l’Ame et du
corps de sa victime selon un fonctionnement sadique qui n’a
d’égal que le traitement que Nick Roeg fait subir 4 son sujet. II
broie la structure narrative classique hollywoodienne en scé-
nes éparses sans liens chronologiques ni diégétiques. C’est
une opération de dépegage plus que de reconstitution. Bad
Timing inscrit et dénote ce procédé vivissécatoire par un mon-
tage paralléle de scénes chirurgicales oti \’on voit fe corps de
ae 3 la jeune femme soumis aux instruments tranchants et perfo-
Charlie Bravo de Claude Bernard-Aubert
rants des médecins qui cherchent a la sauver. Le résultat est
une trachéociomie du genre. Effet notoire : V'incrustation de
plans de coupe absotument imprévisibles institue par exten-
ensuite pour finalement le retrouver assassiné.) sion tous les plans du film comme tels. Nick Roeg réussit ainsi
On acritiqué le dialogue un peu clinquant de Pascal Jardin qui fa gageure de composer un montage ou [a matiére filmique de
parfois transtorme la jungle indochinoise en scéne du Théatre base serait l’insert. D.D.
Marigny, mais la encore, finalement, les conventions sont res-
pectées ; les mots d'auteur d’un Fuller, par exemple, ne sont
souvent pas moins faciles. HORROR SHOW, film de montage de Richard Schickel (U.S.A.
Si je cite souvent l’auteur de Merrill's Marauders ce n'est pas
1980) avec Boris Karloff, Bela Lugosi, John Carradine, Christo-
par manque d’imagination mais bien parce que sa marque est
pher Lee, Lon Chaney Sr, Lon Chaney Jr, John Barrymore,
omniprésente tout au long de Charlie Bravo, film de guerre Anthony Perkins,
construit sur les théories du vieux maitre. Ce n’est évidem- Charles Laughton, Elsa Lancaster, Max
Schreck, etc.
ment pas un reproche. O.A.
Horror show, c’est d’abord Il’hommage que Universal croit se
rendre & elle-méme pour avoir été, sous la direction de Carl
ENQUETE SUR UNE PASSION (BAD TIMING) de Nicolas Roeg Laémmle, la premiére grande compagnie américaine a faire du
(U.S.A. 1980) avec Art Garfunkel, Teresa Russel, Harvey Keitel. Fantastique un genre cinématographique dés 1930, puis a
maintenir vivace la tradition jusqu’a nos jours, de Dracula et
Enquéte sur une passion reprend le théme éprouvé cinéma- Frankenstein jusqu’a Jaws. Mal lui en prend. Car il faut une
tographiquement du thérapeute qui met sa science de l'ame solide dose d’imagination pour supposer devant ce morne et
humaine et son pouvoir sur elle, au service de desseins qui se pieux collage que quatre au cing générations de spectateurs
révélent diaboliques et pervers. ajent pu, grace a Universal, vivre des samedis soirs de terreur.
\ci le médecin nest ni Mabuse, ni Caligari, ni Jekyll, c’est un En iait Horror show se référe, a la lettre, & la visite quidée —
psychanalyste trés nouveau style (école freudienne), inter- avec Antony Perkins dans le réle du guide harassé de faire
préié par le chanteur Art Garfunkel. pour la milliéme fois les mémes bons mots — d’un musée pro-
Le film débute par fe transport d’urgence a I'hépital, aprés une vincial par les éléves d’un C.E.S. Au petit bonheur d'un mon-
tentative de suicide, de la maitresse du psy., interprétée par tage sans principe, on voit défiler des maquillages, des
Teresa Russel, une nouvelle star dans la lignée de Lauren maquettes, des animaux dressés, des effets spéciaux, tous
Bacall, quant aux grands yeux veris, et de Marilyn quant aux les trucs d’un cinéma mort. L’unique prodige vient de ce qu'il
rondeurs féminines. est possible pour la premiére fois d'assister, sans l'’ombre
A partir de la table d’opération of la jeune femme lutte entre Ja d'une émotion, a des scénes aussi savamment horrifiantes
vie et la mort, le film démonte par une série de flashes back, que l’assassinat de Janet Leigh sous la douche, dans Psycho.
Plus qu’aé la maladresse, pourtant indiscutable, c’est sans
Art Garfunkel et Teresa Russel dans Enquéte sur une passion de Nicolas Reeg doute au projet lui-méme qu’il faut imputer cet effroyable
ae gachis : le montage de fragments courts, propre a l’antholo-
gie, vole au cinéma d’horreur son principal ressort dramati-
que : la durée. Celle requise par l’identification, méme mini-
male, & un personnage, (sinon quel Autre redouter pour lui 2).
Celle de l’attente of git l’'angoisse pure.Celle enfin du champ
vide, obsédé par ce que nous imaginons pouvoiry surgir a cha-
que instant.
Cette visite est donc un court-circuit qui nous met dans
Pimpossibilité d’effectuer le travail imaginaire sans lequel il
n’est pas d’horreur qui tienne. F.G.

NIMITZ RETOUR VERS L’ENFER (THE FINAL COUNTDOWN)


de Don Taylor (U.S.A. 1980) avec Kirk Douglas, Martin Sheen,
Charles Durning, Katherine Ross, James Farentino.

Alors que des Walter Hill ou des John Milius se gargarisent


depuis des années de théories les appelant a régénérer le
cinéma américain grace 4 un retour aux valeurs traditionnel-
56 NOTES SUR QUELQUES FILMS

les, c’est 4 un humble, Don Taylor, qu’il a été donné de retrou-


ver le Nombre d’Or, l’esthétique du classicisme hollywoodien.
La surprise est de taille, d’autant plus que !a signature du réa-
lisateur du sinistre remake L’lle du Docteur Moreau n’était pas
faite pour inspirer Ja confiance.
En fait, ga devrait étre simple : une idée, un décor, des comé-
diens, un récii, des coups de théatre habilement ménagés, un
début, un milieu et une fin. Tout est dans The Final
Countdown. .
A commencer par l’interprétation. On retrouve avec plaisir un
Kirk Douglas qui, bien qu’hyper-lifté, fait un amiral trés crédi-
ble, un peu comme Henry Fonda ou Ronald Reagan pouvaient
’étre en présidents, ainsi que Martin Sheen qui, grace a un jeu
intériorisé tout en nuances et en présences muettes fait au
spectateur un miroir idéal. Enfin Charles Durning, dans le réle-
du sénateur Chapman, s’affirme de plus en plus comme un
des meilleurs seconds rdéles du cinéma américain.
C’est frappant a quel point fes bonnes idées s’essouftient vite
au cinéma. Généralement un théme a !’apparence accrocheur
se révéle peu doté de potentialités dramatiques. On rabache,
on tourne en rond, et on finit par démarrer sur n’importe quoi
excepté le sujet, impossible a traiter. Ici, c’est tout le con-
traire, le voyage dans le temps est source de péripéties, Le Troupeau de Zeki Okten
d’effets inattendus, comme l’est également le décor du porte-
avions, trés bien utilisé. Tout est impeccablement construit et
Vintérét du spectateur demeure soutenu jusqu’a ta chute familles, la place de la femme. Les hauts plateaux d’Anatolie,
finale. théAtre de cet affrontement, sont une abstraction de paysage
Il y a aussi des morceaux de bravoure : comment rester insen- parfaitement organique au classicisme du drame.
sible au combat aérien au dessus de Ja mer entre deux jets US Lorsque les personnages doivent accampagner teur trou-
et deux petits Zéros a hélices japonais, ou encore aux atterri- peau a Ankara, le changement de décor améne avec une mai-
sages et décollages de jets supersoniques du porte-avions ? trise consommée une rupture de ton. Le passage des plateaux
C’est aux fans de Buck Danny que je parle. a la ville est celui de la tragédie au romanesque. La viile, fa
L’indifférence dans laquelle a été tenu ce film de la part d’une civilisation moderne, l’argent et tout ce qui les touche sont, ici
certaine critique est aussi choquante que symptématique. } porteurs d'une thématique proprement balzacienne. Pas uni-
est des combats qu’on croit gagnés. On pensait qu’avoir fait quement d’ailleurs dans le transfert pathologique des souf-
admettre le génie de Howard Hawks et les vertus transcendan- frances morales de la jeune fille qui Ja conduira a la mort, mais
tes de la forme, du style, auraient suffit a éteindre au moins surtout dans te théme de l’innocence bafoués, de |’inadapta-
pour une génération, les absurdes préjugés nés d’une appro- tion de ces montagnards a la société d’aujourd’hui qui les
che Jittéraire du cinéma. Pas du tout ! Il est encore des gens rejette et les méprise.
capables d’ironiser sur un film comme celui de Don Taylor. De La société féodale est sur le point de s’effondrer puisque
le prendre de haut. Au nom de quoi ? De quel cinéma? On a l.élévage ne peut plus assurer la survie des tribus : mais rien
vraiment peur de le savoir. ne vient en contrepartie. Lespoir du fils, véritable noble
The Final Countdown c’est du mouvement, c’est du brio, c’est déchu, de se transformer en prolétaire urbain est dérisoire,
du perfectionnisme d’artisan en pleine possession de ses presque absurde. C’est en cela que les termes de cette équa-
moyens, c’est beau comme une chaise de Boulfe. O.A. tion sans solution conduisent au tragique. Et Je personnage du
jeune militant de gauche qui apparait vers la fin du film n’est
pas un éspoir a la mesure d’une détresse aussi métaphysique
que matérielie.
LE TROUPEAU (SURU) de Zeki Okten (Turquie 1979). Scénario Incarcéré depuis plusieurs années 4 la suite d’une obscure
de Yilmaz Guney, avec Melike Demirag, Tarik Akan, Tuncel histoire de meurtre — apparemment lors d’une rixe — Yilmaz
Kurtiz. Giney a écrit le scénario du Troupeau en prison ou, pendant
Lorsqu’on sait les conditions dans lesquelles sont forcés de quelque temps, il a bénéficié d’un statut privilégié ; ce n’est
travailler les cinéastes turcs aux prises avec des faboratoires aujourd'hui plus le cas. Le génie de cet auteur-réalisateur-
incompétents, une infrastructure de production pratiquement interpréte, véritable héros national turc est aussi indéniable
inexistante, dans un pays ow le simple fait de trouver deux boi- qu’indiscuté. !i ne faut pas en mépriser pour autant la réalisa-
tes de pellicule de fa méme émulsion tient de la science- tion remarquable de Zeki Okten qui est pour beaucoup dans
fiction, on s’étonne, on reste admiratif, devant l’existence Vexemplaire réussite de ce film. Avec un art qui permet de fon-
méme d’un cinéma local. D’ot la certaine condescendance der de grands espoirs dans le cinéma ture, il parvient a rendre
avec laquelle on risque d’aborder un film de cette provenance. toutes les nuances de litinéraire de trois personnages, d’une
Disons le tout de suite, Le Troupeau se démarque violem- tribu, d’un peuple: avec un sens plastique trés sir le portant
ment de tout cela. La maturité, la plénitude narrative de ce film vers la poésie et le lyrisme, il est constamment préoccupé de
tiennent du prodige et font souvent regretter que nous n’ayons restituer la transcendance de ce trés beau récit. O.A.
pas, en France, un cinéaste capable de raconter une histoire
avec une telle aisance, ou avec ne serait-ce qu’une once de Ces notes ont été rédigées par Olivier Assayas, Daniéle
cette poésie. Dubroux, Francois Géré, Yann Lardeau, Charles Tesson.
Sil’on sent parfois sous-jacente une volonté de représenta-
tion naturaliste de certains aspects de la société turque con-
temporaine, la n’est pas la réelle force du scénario de Yilmaz ERRATUM
Giney, écrivain trop habile pour se laisser enfermer dans ce A la page 6 du numéro 314 des Cahiers, une ligne a sauté ce qui a
cadre restreint. Toute la premiére partie est batie sur une malencontreusement changé le sens de la phrasé de Serge Le Péron,
structure de tragédie classique ot le fils et le pére s’affrontent Au début du paragraphe « Les dignitaires » il fallait lire : « Certes la
autour d’un ordre archaique dont le second est le garant. matrone qui enlace Snaporaz (Mastroiani) contre son gré dans une
L’amour est pour le fils le révélateur qui l’aménera a remetire serre, est une figure récurrente du cinéma de Fellini, mais la scéne sui-
en cause toutes les ragles traditionnelles de survie tribale, le vante (Mastroiani sauvé du viol par la furieuse mére septuagénaire de
patriarcat, le systéme de rivalités et d’alliances avec d’autres la matrone) en change le statut et est véritablement drdle ».
EN PREPARATION
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Commission patitaire, N° 57650 - Photocomposition, photogravure Italiques, Paris 11°, Impression Laboureur Paris 11°.
Le directeur de la publication : Serge Daney - Printed in France.
18 F
ee
iP N° 315 . ; ’ SEPTEMBRE 1980 |
FRANCO!S TRUFFAUT
Truffaut ou le juste milieu comme expérience limite, par Serge Toubiana p.4i

Entretien avec Frangois Truffaut (1'° partie), par S. Daney, J. Narboni et S. Toubiana ; p.7 |
EFFETS SPECIAUX (1° partie) ;
SPFX News ou situation du cinéma de science-fiction envisagé en tant que secteur . i
de pointe, par Olivier Assayas p. 18 |
FESTIVAL DE PESARO 1980 Russie Années Trente, par Serge Daney p. 28}
LIMAGINAIRE RACISTE La mesure de Il’homme, par Frangois Géré ; p. 36°
5° SEMAINE DES CAHIERS , / /
Deux débats : 1. Reportage en images, cinéma direct, l’expérience du terrain 2. L’édition de cinéma p. 43 |
FESTIVAL Hyéres 1980, par Charles Tesson ° p.5t.
NOTES SUR QUELQUES FILMS Le Bateau de fa mort, Caligula, Charlie Bravo, Enquéte sur une passion, ot
Horror Show, Nimitz, retour vers l’enfer, Le Troupeau. ’
par Olivier Assayas, Daniéle Dubroux, Frangois Géré, Yann Lardeau, Charles Tesson. ; p. 54

LE JOURNAL DES CAHIERS N° 7

page | Editorial, par “serge Toubiana. Un projet de Oshima.


page ! Les reprises cet été : Paris béguin du cinéma, par Serge Le page X Vidéo céte ouest, USA, par Pier Marton. H
Péron. page XI Photo : Photo-copie directe par Jean-Pierre Limosin :
page |] Hollywood Nostalgie, par Lise Bloch- Morhange. Les propos de Nicole Métayer, recueillis par Alain Bergala.
page Ili Simone Real ou la vertu, par Pascal Bonitzer. page XII Imageries, par Jean Rauzaud.
page [V Cinéastes ralentir: Les trop longs silences de Jacques Rozier, page XIII Variétés par Olivier Assayas : Informations, Tournages, Notre i
par Gilles Delavaud. époque sera-t-elle celle des copies roses ? |
page V Festivals : Vittel (juin 80), Thermalisme, par Olivier Assayas. page XIV Cinéma Indien : des faits
page VI Perpignan (avril 80), par Valérie Massignon. Les livres et Pédition : L’avenir radieux, par Christian Descamps.
page VII Révélations : Hospitalité, récit vécu par Daniéle Dubroux. Autopsie d’un meurtre, par Pascal Bonitzer.
page VIIl Le cinéma a la télévision : Redécouvrir Paul Féjos, par page XV Grosses ficelles, par Pascal Kané
Louella Interim. page XVI Un long métrage en quatre jours: C'est Ja vie, par Jean-
Les choix d’une programmatrice, par Louella Intérim. Claude Biette.
page |X Vidéo : Eh ! OU ?, par Jean-Paul Fargier. Informations. '

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