SORTIE LE 14 SEPTEMBRE

JEROME ZUCCA - DOMINIQUE LAFFIN - ANDRE DUSSOLLIER

URRY SELLE 620 ans. iN 60

?
PRINCE

Film de

PASCAL KANE
YVES

PHILIPPE CAROIT - BERNARD-PIERRE DONNADIEU - JEAN-PIERRE KALFON . ANOUK FERJAC

ROBERT ALAZRAKI + MARTINE GIORDANO + GEORGES DEL eae
PASCAL BONITZER « PASCAL KANE + sns csous sine NICOLE FLIPO
ve MARGARET MENEGOZ LES FILMS oy LOSANGE/FILMS A.2/GAUMONT/ HACHETTE PREMIERE
LES FILMS GALATEE
 N° 351 SEPTEMBRE 1983
VERITES ET MENSONGES
Le vrai, le faux, le factice, par Alain Bergala p. 4

CINEMA Le décor et le masque, par Yann Lardeau

La publicité, point aveugle du cinéma frangais, par Olivier Assayas
p. 10
p. 16
REDACTEUR EN CHEF NAPOLEON D’ABEL GANCE
Serge Toubiana
L’Empereur contre-attaque, par Yann Lardeau p. 28
COMITE DE REDACTION
Alain Bergala PORTRAIT D’ACTEUR
Pascal Bonitzer
Serge Daney Jean-Pierre Léaud, mime et medium, par Marc Chevrie p. 30
Serge Le Péron
Jean Narboni CINEMAS CHINOIS
Serge Toubiana
Nuits de Chine, par Charles Tesson p. 36
REDACTION
Olivier Assayas BOAT PEOPLE DE ANN HUI
Jean-Claude Biette
Michel Chion Entretien avec Ann Hui, par Olivier Assayas et Charles Tesson p. 46
Jean-Louis Comolli
Daniéle Dubroux Tu n’as rien vu a Da-Nang, par Charles Tesson p. 52
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané CRITIQUES
Yann Lardeau
Jean-Pierre Oudart A coeur ouvert (La Mémoire), par Yann Lardeau p. 54
Alain Philippon
Guy-Patrick Sainderichin
Série B comme Barbara (Vivement Dimanche), par Yann Lardeau p. 56
Louis Skorecki A l’aube des sixties (Liberty Belle), par Michel Chion p. 58
Charles Tesson
CORRESPONDANT NOTES SUR D’AUTRES FILMS
A LOS ANGELES
Bill Krohn Stella, Creepshow, La Java des ombres, Le Justicier de minuit, Chronopolis, Ou est
passée mon idole ?, Les Prédateurs, Superman Ill, Psychose II, Tonnerre de feu p. 62
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot
et Yann Lardeau
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE
Emmanuéle Bernheim
EDITION
Alain Bergala LE JOURNAL DES CAHIERS N°35
Jean Narboni page! Editorial : Rendez-vous a Venise, par page IX Tournages. Grenouilles de Adolfo
CONSEILLER SCIENTIFIQUE Serge Toubiana. Arrieta : La marque de Cerés, par Yann Lardeau.
Jean-Pierre Beauviala page! Les Années-déclics: Depardon par lui- page X De Saint-Ouen a San Francisco: Serge
méme, par Alain Bergala. Le Péron tourne Brian et Nourredine.
ADMINISTRATION page ll Canal Plus/B.L.I.C.: Duel au soleil, par page XI Bréves, bréves, bréves, par Vincent
Clotilde Arnaud Serge Toubiana. Ostria.
page Ill Télévision: (Bonjour Monsieur Lewis) : page XII Court-métrage: Star Suburb de
ABONNEMENTS Jerry au boulot, par Charles Tesson. Stéphane Drouot, par Vincent Ostria.
Pierre-Hervé Peuzet page IV Portrait d’acteur : Du cété de chez Irons, page XIII Vidéo. Retour a la fiction, par Jean-Paul
par Alain Philippon. Fargier.
VENTES
Didier Costagliola page VI Hommage a Luis Bunuel : La fin de l’age page XIV Livres de cinéma. La série B de A a Z,
d’or, par Yann Lardeau. par Charles Tesson. Le cinéma passe le bac, par
MAQUETTE page Vill Festivals. La Rochelle: La route des Yann Lardeau.
Paul Raymond Cohen Indes, par Charles Tesson. Rencontres page XV Photo. Arles : Un festival surexposé, par
d’aprés Jacques Daniel cinématographiques d’Avignon: Coup de Alain Bergala.
théatre, par Alain Philippon. page XVI Informations.
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groupées) 75011 Paris. Photogravure couleur G.C.O.
L’Argentde Robert Bresson, Nostalghia d’Andréi
Tarkovski et La Lune dans le caniveau de Jean-
Jacques Beineix
VERITES ET MENSONGES

LE VRAI, LE FAUX,
LE FACTICE
PAR ALAIN BERGALA

S’il est une question qui semble travailler aujourd’hui grand nombre de cinéastes, tou-
tes catégories et tous niveaux de talents confondus, de Bresson a Beineix en passant par
Chéreau, Giiney, Gainsbourg, Oshima, Tarkovski, Akerman et Ruiz, c’est bien celle du
faux, et du faux dans tous ses états : le décor, le théatre, la panoplie, le faux semblant, le
factice, le toc, l’imagerie.
De ce point de vue-la, Cannes 83 aura marqué qu’une époque du cinéma est bel et bien
terminée, celle de la modernité historique, qui n’aura pas duré moins d’un quart de siécle
(1955-1980) pendant lequel le cinéma qui innovait n’a eu d’autre moteur que la question
de son rapport a la vérité. En-dega de toutes leurs différences, les cinéastes modernes ont
eu en commun une conception et une pratique du cinéma ou il était @ /a fois l’instrument
(bistouri et forceps) et le seul critére (preuve et épreuve) de la vérité. Avec tout le cortége
de moralisme et de terreur qui ne peut manquer d’accompagner toute recherche de la
vérité, en l’occurence le fétichisme de l’inscription vraie, du plan-séquence, du son
synchrone et une bonne dose de cruauté a l’égard de tout ce qui se trouve, acteurs com-
pris, dans le champ de la caméra, l’important étant moins de respecter la réalité (la
modernité n’a jamais été un néo-réalisme) que de lui faire rendre gorge, cinématographi-
quement, de sa part de vérité.
Quant Beineix déclarait 4 qui voulait l’entendre, 4 Cannes, qu’il « n’en a rien a foutre
de la vérité » et qu’il veut faire un cinéma de |’Image, enfin synchrone avec « |’éclate-
ment de la morale et des dogmes », c’est bien de cela qu’il s’agit, d’en avoir fini une fois
pour toutes avec le vieux cinéma moderne — dont il ne veut rien savoir — et d’annoncer
le nouveau cinéma dont il réve, le cinéma de |’époque des spots publicitaires et des vidéo-
clips, un art de l’Image comme séduction et magie, une écriture toute de surface, sans la
souffrance et le malheur liés a la vieille écriture, bref un cinéma dont il sait bien qu’il ne
peut se construire — s’il peut se construire — que hors du champ de la vérité.
Si j’ai pris l’exemple de Beineix, c’est que son projet est le plus naivement radical
quant a cette question du faux au cinéma, au point que ce n’est méme plus /e faux qui
intéresse Beineix (car le faux a toujours partie liée avec la vérité, comme |’envers et
l’endroit d’une méme piéce), mais le factice comme un artefact de séduction, susceptible
6 VERITES ET MENSONGES
de procurer un plaisir immédiat, que rien ne vient troubler, ni travail ni attente, un plai-
sir sans contrepartie, fondé sur l’oubli pur et simple du principe de réalité.
Il en va différemment pour les autres cinéastes cités au début qui sont loin, pour la
plupart, d’en avoir fini avec la vieille question de la vérité, mais seulement avec un cer-
tain usage (et une certaine morale) du cinéma qui a consisté pour la génération précé-
dente a traquer ou a forcer cette vérité avec les instruments du cinéma con¢us comme des
instruments de torture et de prélévement. La plupart de ces cinéastes sont en train de
redécouyvrir — chacun pour son compte et dans le plus grand désordre — /es puissances
du faux au cinéma, et qu’elles passent d’abord par |’image.
C’est la conception méme de l’image de cinéma et de son usage qui est en train de bas-
culer. L’image a cessé d’étre pensée comme une preuve par la réalité : a quelques rares
exceptions prés (comme Jean-Pierre Denis dans La Palombiére), elle est désignée
aujourd’hui comme fondamentalement fausse, mensongére. Bresson répéte depuis
30 ans que « la photographie c’est le mensonge méme », que le son est vrai et que Pour Tarkovski comme pour Oshima
le décor le plus naturel cesse d’étre la
limage est fausse, que « la caméra ne nous donne des étres et des choses qu’une appa- reuve d'une inscription du film dans
a réalité pour fonctionner, inverse-
rence superficielle et trompeuse ». Mais tout son travail consiste a déjouer cette fausseté ment, comme un décor de théatre, par
premiére de l’image pour « chercher le vrai ou l’impression du vrai », a vider les acteurs sa puissance d’évocation et sa capa-
cité de structurer un espace d’évolu-
de toute fausseté théatrale. La plupart des cinéastes cités plus haut, convaincus que le tion théatral.
cinéma est un art du faux, ont cessé de résister 4 ce penchant au mensonge de l’image et
semblent avoir fait le choix d’en jouer avec bonne conscience plutdt que de chercher
désespérement a le déjouer. Ceci est nettement sensible dans la facon dont ils se posent
dans leur film la question du décor. Giiney reconstitue une prison turque en France, Tar-
kovski trouve en Italie un décor naturel tout a fait théatral, qui fait plus faux que du stu-
dio, et peut déclarer sans choquer personne que « tourné dans un autre pays » son film
« aurait été, pour l’essentiel, le méme ». Oshima tourne en Nouvelle-Zélande, aprés
avoir pensé aux Philippines, une histoire censée se passer 4 Java. Chéreau utilise plu-
sieurs gares et plusieurs villes pour créer une ville entiérement imaginaire, faite de piéces
LE VRAI, LE FAUX, LE FACTICE

De Marcel L'Herbier & Jean-Jacques

Beineix (L’Inhumaine, 1924, La lune
dans le caniveau, 1983), on retrouve a rapportées, « comme au bord de la réalité ». Ruiz, champion toutes catégories de l’illu-
soixante ans d’intervalle la méme ten- sion géographique, peut filmer 4 peu prés n’importe ou, dans n’importe quel pays, une
dance a un formalisme maniériste et
désabusé, la méme tentation de filmer histoire supposée se dérouler dans n’importe quel autre endroit du monde.
les personnages comme les éléments Tous ces cinéastes semblent obéir a peu prés a la méme logique de départ : si l’image
du décor, le méme goat de la stylisa-
tion et du décor pour le décor. Mais est ontologiquement fausse, rien-ne sert de résister 4 cette fausseté-la, autant en profiter
lorsque L’Herbier, avec un godt cer-
tain, finissait par donner un style a
et en tirer le meilleur parti, c’est-a-dire un parti thédtral. Il ne s’agit plus ici de l opéra-
son film, méme s’il ne lui donnait que tion classique qui consistait a faire croire au naturel d’un décor construit artificiellement
mais presque de l’inverse : traiter et filmer les décors naturels comme des décors de théa-
cela, Beineix se contente souvent de
recycler dans ses images les élé-
ments épars de quelques looks venus tre. L’ile bien réelle de Furyo est filmée comme une ile d’opérette, le décor de Nostalghia
semble avoir été dessiné pour une scénographie d’opéra, Gainsbourg est allé filmer en
d’ailleurs.

Afrique une imagerie africaine qu’il aurait pu, a peu de choses prés, reconstituer au stu-
dio d’a cété. Dés lors que ces cinéastes ont choisi d’utiliser a l’avantage de leur cinéma
les puissances d’illusion et de faux-semblant de l’image, leurs choix des décors n’ont plus a
obéir a un quelconque critére moral de vérité ou de conformité : le décor le plus naturel
peut étre utilisé avec délices comme une toile en trompe-l’ceil, pour sa seule puissance
d’évocation. Beineix excelle par moments, souvent le temps d’un plan, dans cette opéra-
tion qui consiste a transformer I’ objet le plus chargé de réalité, par exemple une grue de
port (avec tout ce que ca représente de poids et de travail) en pur élément de décor, léger
comme du carton-pate, par la magie de quelques étincelles de feu d’artifice. Mais son
besoin de créer une imagerie de toutes piéces, hors de toute contamination de la réalité,
entraine souvent ses images dans un maniérisme et dans un devenir-dessin qui est a la
fois la tentation normale, légérement paranoiaque, de ce cinéma-Ia et la limite de son
esthétique. Car une conception théatrale du décor n’a de réel intérét cinématographique
que lorsqu’elle fait vaciller, dans un léger vertige de la représentation, la ligne de partage
du vrai et du faux. Quand on atteint la limite ow tout le vrai a été soigneusement chassé
de image, quand il ne reste plus le minimum de réalité pour résister a la spirale de l’illu-
sion et que le trompe-l’ceil peut tout aspirer sans résistance, le cinéma y perd sur le ter-
8 VERITES ET MENSONGES
rain méme ou il entend gagner, celui de la magie, tant il reste vrai malgré tout — ces
choses-la ont la vie plus dure que les préoccupations cinématographiques d’un
moment — que la magie du cinéma, y compris la séduction du faux, tient fondamentale-
ment a son réalisme ontologique.
Toute la confusion vient de la : qu’il y ait un réalisme ontologique de l’image cinéma-
tographique — qui persistera tant que le cinéma restera une projection d’images chimi-
ques et analogiques — n’engage pas plus le cinéma dans la voie de la capture de la vérité
que dans la voie de l’exploration de ses puissances d’ illusion et de magie. Il n’y a pas une
vocation naturelle du cinéma qui trouverait son origine et sa légitimation dans ce réa-
lisme ontologique de l’image (qui n’a rien a voir avec les catégories du vrai et du faux),
mais il n’en reste pas moins que I’un et l’autre cinéma, celui pour qui l’image est avant
tout vérité et celui pour qui l’image est avant tout mensonge, sont condamnés a compter
avec ce réalisme ontologique. Et je serais presque tenté de dire : surtout le cinéma de
l’illusion et du mensonge, dans la mesure oti c’est celui qui a le plus facilement tendance
a l’oublier. Chéreau, Oshima, Tarkovski ou encore Ferreri, absolument exemplaire sur
ce point, ont opté a peu prés en méme temps et chacun a leur facon pour une conception
théatrale du décor, mais ce n’est jamais en oubliant ce fondement réaliste de l’illusion
cinématographique sans lequel les faux semblants cessent d’étre troublants pour devenir
de pauvres trompe-l’ceil inertes et plats, comme cette publicité de l’alcool Stromboli qui
revient réguli¢rement dans La Lune dans le caniveau, ou les fresques murales dans Diva,
qui désignent la limite et la butée du cinéma de Beineix : filmer en tant que tel un décor
peint en trompe-l’ceil, c’est-a-dire filmer quelque chose qui est déja entiérement, avant
filmage, du cété de l’illusion et de l’artefact. :
Bernard Faucon, dont tout le projet de photographe — un des plus « contempo-
rains » qui soient — tourne précisément autour de cette question du vrai et du faux, du
naturel et de l’artifice, a trés bien saisi comment la fascination de ce vertige du vrai et du
faux est liée au réalisme méme de l’image photographique : « la photographie ment, elle
interpréte tout. Pourtant son opération ne cesse d’attester l’existence. Elle ne ment pas
sur le réel. L’image la plus fabriquée, la mise en scéne la plus artificielle est emportée
dans un étourdissant réalisme. Sans cette dimension de fascination, je ne serais pas pho-
tographe, je serais peintre. »
Les puissances du faux, au cinéma, sont évidemment liées a cet étourdissant réalisme
dont parle Bernard Faucon et qui permet aux cinéastes qui ont choisi cette voie-la de se
tenir vertigineusement « au bord de la réalité » pour reprendre une expression de Ché-
reau qui conviendrait aussi bien au cinéma de Ferreri ou de Tarkovski. A l’oublier, et a
trop aimer le faux pour le faux, comme il arrive souvent a Beineix et Gainsbourg, on ris-
que, au nom de la magie cinématographique, de pratiquer un cinéma qui verse bientét
dans le maniérisme et l’imagerie plate, c’est-a-dire au bout du compte un cinéma sans
véritable magie cinématographique.
Elle est peut-étre la, la différence : entre ceux qui aiment le faux pour le faux, et qui en
viennent souvent trés vite a aimer le toc et le factice, et ceux qui ont choisi d’entrer dans
la spirale du faux comme leur fagon a eux, vertigineuse, de tourner avec leur cinéma
autour de la question de la vérité. Quand Welles, qui est sans doute le cinéaste vivant qui
a joué le plus magistralement avec les puissances du faux au cinéma, ne cesse de répéter,
de film en film et de déclaration en déclaration, qu’il ne saurait y avoir de dernier mot de
la vérité, c’est pour dire du méme coup que cette question de la vérité, autour de laquelle
il tourne maintenant depuis plus de quarante ans, est sans doute la seule question qui
lait véritablement hanté dans tous ses films comme je suppose qu’ elle hante aujourd’ hui
Raoul Ruiz. Les grands cinéastes du faux, ceux pour qui le travail de l’illusion est une
nécessité esthétique et non une simple stratégie de séduction, sont sans doute ceux
qui ont éprouvé le besoin impérieux de mettre en ceuvre les puissances du faux que leur
apportait le cinéma pour tourner autour de la question de la vérité, de décor en décor, de
masque en masque, sans espoir de jamais la toucher, mais fascinés et exaltés par sa trop
vive lumiére, bien loin du cynisme triste des manipulateurs d’ illusions désabusés.
Dans la conception moderne, disons pour aller vite bazinienne, du cinéma, les cinéas-
tes ont cru que l’approche de la vérité était une affaire de morale et que les instruments
du cinéma leur permettraient dans certaines conditions de filmage, grace a certains dis-
positifs, d’en capturer de loin en loin quelques éclats un peu miraculeux en filmant les
choses, les lieux et les acteurs au premier degré, au plus prés de leurs apparences. Pour
les cinéastes du faux, le cinéma se fait 4 partir de la conviction initiale que les apparences
ne seront toujours que faux semblants, quoi qu’on y fasse, et qu’il ne reste plus qu’a les
manipuler, a en faire miroiter le leurre, 4 jouer de leur magie en se tenant résolument au
Sur cette photo de Bernard Faucon
(Premiére communion, 1979) on pou-
vait déja voir a l’ceuvre, avec la simpli-
cité et l'évidence de la vraie nécessité,
tout ce qui travaille le cinéma
d’aujourd’hui : le décor naturel et le
théatre, le vrai et le faux, la panoplie,
le factice et le vif.
bord d’une réalité de toute facon impossible a atteindre avec les moyens trompeurs de
l’image cinématographique.
Ces deux attitudes traversent l’histoire du cinéma comme deux de ses courants essen-
tiels et l’on est peut-étre en train d’assister aujourd’hui tout simplement a un retour du
balancier du c6té du cinéma qui part de la fausseté des apparences, aprés plus de vingt
ans de « modernité » ot l’on a pris au pied de la lettre la formule de Godard selon
laquelle le cinéma c’était la vérité 24 fois par seconde.
Reste que la nouvelle tendance a explorer les puissances du faux au cinéma, qui sem-
ble revenir en force et dont nous serons sans doute amenés a reparler, exige d’autant plus
de vigilance critique que la tentation y est permanente d’un pur formalisme et d’un
maniérisme désabusé, d’un art de non-dupes, et de faux-naifs — dont nous n’avons
jamais ici pris la défense et qui menace pendant toutes les périodes de crise — et que les
outils critiques qui ont pu étre les nétres au cours de la période précédente (critere moral
ou critére de vérité) ne sont visiblement plus adaptés a ce cinéma qui s’annonce. A.B.

Dans Furyo Nagisa Oshima a filmé
opposition de deux cultures, l’Occi-
dent chrétien et le Japon bouddhiste,
comme l’opposition de deux théatres,
avec, comme chez Shakespeare, d'un
cété la tragédie des dieux, de l'autre la
comédie des bouffons. Le gros plan
cinématographique filme la voix, |’ori-
gine de la parole. I! est I’héritier de la
tradition du masque du théatre. Mais
sous le masque, celui de Ryuichi
Sakamoto sous la panoplie de boy-
scout de David Bowie, il y a, toujours
sur le point d’advenir, la souffrance
réelle du corps mutilé de la guerre, &
ce point d’horreur de n’étre plus lui-
méme qu’un agglomérat de prothé-
ses. Comment ne pas penser au
moment du rassemblement des bles-
sés au milieu du camp aux Soldats
impériaux oubliés (1963)
VERITESET MENSONGES
LE DECOR ET LE MASQUE
PAR YANN LARDEAU
Quand, un peu partout, on entend dire qu’il manque au cinéma des histoires, c’est
peut-étre moins d’histoires, de romanesque, que le cinéma éprouve le manque que de
théatralité. En tout cas, Cannes 83 aura donné la démonstration d’un retour en force du
théatre, de Furyo a Chaleur et poussiére, de Camminacammina a La Lune dans le cani-
yeau, de L’Homme blessé aux Trois couronnes du matelot, jusqu’a, par |’absurde,
L’Argent de Robert Bresson qui, film de cinéma pur, est l’exception qui confirme la
régle.
Par théatre, il faut entendre une scéne, un goiit pour le décor et pour la reconstitution
(chose commune a Chaleur et poussiére, a L’Année de tous les dangers, ala Lune dans le
caniveau), le recours aux artifices et aux accessoires pour produire un univers artificiel,
simulacre de synthése, un besoin de déguisement et de travestissement, de jeu et de pano-
plie (Furyo).
Le théatre met un homme sur scéne et montre les différents types de relations qui exis-
tent entre cet homme et cette scéne. Le cinéma met un homme dans un cadre et montre
les différents rapports susceptibles de se produire entre cet homme et ce cadre. Mais le
décor de la scéne est abstrait, artificiel, fait de signes et de symboles, il n’y a que l’acteur
de vrai, tandis que le cadre cinématographique est constitué des traces de l’environne-
ment réel, que le décor ait été créé spécialement pour le film ou qu’il s’agisse de décors
naturels, d’extérieurs. Au théatre un acteur préte son corps a une représentation. Pour
ce, il se maquille, il se grime ; méme si son visage est nu, il porte un masque (dont |’équi-
valent cinématographique est le gros plan). Ce masque traditionnellement a le pouvoir
de le neutraliser sexuellement ou de lui conférer toutes les identités sexuelles, la tradition
voulant que ce soient les hommes qui interprétent les r6les de femmes. L’attraction du
théatre provient du fait que le décor et le masque sont portés par un corps dont on espére
Vimprobable manifestation. Moliére meurt sur scéne mais le retour du réel dans l’illu-
sion comique fait que le spectacle ne peut plus étre reproduit. Parce que c’est le propre
de l’image cinématographique de durer et de montrer les choses se modifier dans son
champ, elle seule est capable d’inscrire la mort, le moment ot un étre vif passe a l’état de
chose inerte (cf. André Bazin, Mort tous les aprés-midi). Pour que le corps puisse jouer
la comédie, servir de support d’expression dramatique, il lui faut d’abord étre nié, cen-
suré comme réalité biologique. Celle-ci au contraire constitue l’essence du spectacle ciné-
matographique. Les principes de montage interdit dans le cinéma de fiction partent du
constat qu’il y a une spécificité, un suspense propre au spectacle cinématographique,
dans la dialectique qui oppose la reconstitution théatrale d’une scéne, sa mise en scene,
avec la réalité de son référent, le corps réel de l’acteur. Méme le public le moins averti, le
moins cinéphile sait cela quand il attend de sa vedette préférée, d’un Belmondo par
exemple, qu’il accomplisse lui-méme les cascades de son personnage. Furyo, sur ce
point, est exemplaire a double titre. D’une part parce que Nagisa Oshima est un homme
de théAtre et que toute son ceuvre fait largement appel au théatre (découpage de l’action,
lieu unique, jeu des comédiens, de Nuit et brouillard au Japon a L’Empire des sens en
passant par La Pendaison et La Cérémonie), parce que ce film en quelque sorte explicite
12 VERITES ET MENSONGES
les rapports du théatre et du cinéma, des deux imaginaires, Oshima étant mii par une
méme exigence de la transparence de l’image que les cinéastes de la Nouvelle Vague.
L’affrontement de Yonoi et de Celliers, du dieu blond et du diable jaune, est mis en
scéne de facon trés théatrale, la tragédie des dieux étant doublée d’une comédie des
bouffons (Lawrence/Hara). Chacun des protagonistes s’est composé un personnage
dont son orgueil lui commande de ne pas sortir. Le théatre ici, c’est également une scene
unique, le camp de prisonniers ; l’opposition des uniformes, le chapeau de Celliers, la
culotte bouffante et la badine de Yonoi, le costume de lycéen de Celliers avec le panama
et le kimono de Yonoi lors de son entrainement rituel au sabre.
Mais ce qui, sur le plan symbolique est défi, bravade, provocations et obligations d’un
code de l’honneur se redouble sur le plan du réel d’un refus obstiné du corps de se faire
empaler que ce soit sur un sexe ou sur un sabre. Le décor des seppuku est remarquable :
au pied d’un arbre, la mer derriére avec le bleu du ciel et la vaguelette blanche d’un mou-
ton qui réguliérement revient sur le cété droit de l’image, le grondement des vagues en
fond sonore. C’est sur le méme fond qu’a été construite la prison ot est enfermé a la fin
Hara. II tranche cruellement avec l’action au premier plan, sa violence. Malgré leur théa-
tralité, leur forme extrémement ritualisée, les seppuku sont comme l’envers de I’affron-
tement du dieu blond et du diable jaune, des officiers britanniques et des gardes du
camp. A la panoplie séduisante des uniformes, a la parfaite image du petit soldat, a la
morale de boy-scout qui peut prévaloir — mais aussi a la mine de bambin des gardes
japonais et des prisonniers anglais —, ils opposent soudain les muscles noués d’un ven-
tre qui se crispe contre la lame du poignard, la crise d’épilepsie du jeune prisonnier vic-
time du soldat coréen etc.; aux corps glorieux, montés des soldats, ils opposent la durée
de l’agonie, le suicide en plan-séquence. La bosse du petit frére, vrai enfant demeuré
gnome par la suite, de méme que |’exhumation des blessés, de tous ces hommes invali-
des, maigres comme des déportés, transposition des soldats oubliés de l’empire, est
comme l’envers, la contre-épreuve de toute mise en scene théatrale dans la mesure ou il
s’agit de l’organisation d’une représentation de la réalité non adéquate, non coincidante Dans One from the heart, l'image élec-
avec cette réalité. De méme qu’Oshima ne cesse de mesurer les différences, les interdits et tronique renouvelle la tradition des
décors de théatre.
LE DECOR ET LE MASQUE 13

La Nouvelle Vague a filmé le théatre

comme un documentaire : documen-
taire sur le texte (il s’agissait de
obligations qui séparent radicalement le corps européen et chrétien du corps bouddhiste
Ventendre), sur la voix, son support, et japonais et de le réflechir dans sa mise en scéne (c’est précisément tout le sens du cal-
sur l’'acteur, I'épreuve de son corps
(Othon de Jean-Marie Straub et
vaire du sergent Hara, le seul 4 accomplir un mouvement vers |’autre dans le film), de
Daniéle Huillet). méme le film ne cesse de montrer le cout humain du code de l’honneur militaire, que ce
soit la répression sévere de ses pulsions que s’impose Yonoi, l’instinct de vie des suicidés,
obligation de Hara de se saoiiler pour sauver de la potence le colonel Lawrence, la
cohorte des invalides, 4 moitié vivants 4 moitié morts.
Si, de Tootsie 4 Victor Victoria, de Anguelos 4 L’Homme blessé, V homosexualité et
les travestis sont des sujets d’actualité, c’est bien parce qu’ils sont le corps figuratif, le
corps joué du théatre, art, par définition, du déguisement, du travestissement, du mime
et de l’apparat.
L’homosexualité n’est pas un théme des cinéastes de la Nouvelle Vague parce que son
cinéma postulait l’évidence des identités et la primauté du référent, V’adéquation de
image au réel ; parce que c’était un cinéma de la nudité, de l’inscription vraie, de la
cruauté, non du travestissement, de l’interprétation. Dans un cinéma qui a comme pré-
misses le synchronisme du son et de l’image, de la voix et du corps, oti les acteurs, les
personnages, les réles et les hommes sont les mémes, au point qu’il est difficile de faire la
différence entre Léaud, Doinel et Truffaut, chacun a sa place définie et s’y tient parce
que celle-ci est celle que son corps lui astreint. De Rivette 4 Truffaut ou Straub, Méliés
n’était visible qu’a travers l’ceilleton de Lumiére.
De méme que la publicité maquille son produit, théatralise son objet, de méme qu’elle
ne porte que sur sa présentation, sur son emballage, sur son package, et qu’elle vise
d’abord a lui fournir un decorum, une vitrine cinématographique, de méme le retour du
théatre aujourd’hui investit essentiellement la scéne, le décor au détriment du texte,
lequel, aprés Pagnol, Guitry, Cocteau, Renoir, Welles avait encore séduit la Nouvelle
Vague.
Il y a trois facons de filmer une porte : — du point de vue de la scéne (du point de vue
14 VERITES ET MENSONGES
de l’acteur) : un personnage fait son entrée ; — du point de vue du spectateur, |’équiva-
lent du rideau : c’est le trou de la serrure ; — du point de vue de I’action, et c’est alors le
point de vue, l’angle de la clé qui est déterminant, quels que soient les cadres choisis.
Les détracteurs de L’Argent, ne se sont pas privés de reprocher a Bresson de n’avoir
filmé que des portes qui s’ouvraient et se fermaient. II n’empéche qu’il n’y a que le
cinéma qui soit capable de filmer des portes qui s’ouvrent et se ferment, des gens qui pas-
sent d’une piéce a une autre et de ramener a un méme plan ce qu’il y a d’un cété de la
porte et ce qu’il y a de I’autre. Cela est impossible au théatre. On ne peut étre que d’un
cété a la fois : sur scéne. Et pas sur scéne et dans les coulisses... De l’autre cdté de la
porte il n’y a que l’obscurité des coulisses et leur agitation invisible, il n’y a pas une
seconde scéne. Passer d’une piéce a l’autre au théatre signifie le plus souvent changer
d’acte, parfois de scéne. Tout changement de lieu est d’emblée une rupture de temps.
Quand Patrice Chéreau filme une porte, il la filme comme un obstacle au regard,
comme un point de vue interdit dans la fonction classique de cache et de cadre, héritée
du théatre. De l’autre cété il y a un secret, une vérité interdite. (Ainsi la porte des WC de
la gare cache tout un trafic de prostitution homosexuelle.) On a assez reproché a Ché-
reau que son personnage courait comme sur une scéne de théatre, jamais entre deux por-
tes, entre deux plans. Chambre d’hétel, chambre de transit, parking, garage, la gare elle-
méme, l’errance est ici figurée a travers les lieux, plus que prise en compte dans le décou-
page cinématographique, de méme que l’homosexualité n’est jamais effective mais tou-
jours en quelque sorte simulée, jouée, le plus bel exemple de tout cela étant évidemment
la scéne d’amour feinte dans le vestibule de l’appartement du docteur. Elle est représen-
tée, jouée, tout comme |’homosexualité reste une relation latente, déviée, retournée en
un dispositif de voyeurisme lui-méme trés théatral. Filmer les portes, c’est faire référence
a l’espace réel de la pratique, filmer sans les portes, les laisser hors champ est d’emblée
prendre l’espace réel comme un espace de représentation, un espace symbolique. Bres-
son filme des gestes, des actes et non des attitudes ni des expressions. C’est pourquoi il y
a si peu de visages, si peu de masques de théatre dans son cinéma alors qu’une trés
grande importance est donnée aux mains et aux pas (voyez encore la le¢on de marche du
Diable probablement).
Le décor naturel de L’Homme blessé, le décor en studio de La Lune dans le caniveau,
le mélange de reconstitution et de décors naturels de Furyo, les images électroniques de
One from the heart et de Tron sont |’équivalent rigoureux du graphisme d’une scéne de
théatre, de son symbolisme et de son irréalité. Il n’y a pour fonder cette scéne et en faire
le lieu conventionnel d’un tableau vivant des passions et des souffrances humaines que la
figure humaine, la performance d’un acteur, de son visage seul ou de tout son corps.
Rupert Pupkin s’est construit un petit théatre intime, personnel, avec magnétophone
et interlocuteurs en carton-pate, pour répéter ses numéros, enregistrer ses sketches en
attendant d’étre recu par le grand Jerry Langford, sa mére, pour le moment, étant sa
seule auditrice, involontaire de plus, dont la voix hante les lieux. Ce petit théatre person-
nel dans une chambre ot un homme ceuvre comme un fanatique a se constituer son
image de « King of Comedy » peut aisément passer pour celui de l’inconscient. Mais
encore : Pupkin est a l’image de ces ombres qui |’entourent et admirent son numéro,
Jerry Langford ou Liza Minnelli, zombie ou simulacre lui-méme. Quand on passe de
l’autre c6té des coulisses pour rencontrer la star, on ne la rencontre pas, il n’y a pas de
star, mais il y a une longue suite de bureaux avec une armée d’employés et de gardes du
corps, puis un grand bureau vide ; une entreprise commerciale, véritable squelette de
l’amuseur public n° 1. Avec l’ceil vitreux de la télévision comme principal vecteur de
communication, la rivalité homosexuelle de King of Comedy apparait bientét elle aussi
comme une pure lutte entre répliquants, Valse des pantins en effet.
Dans La Lune dans le caniveau, parce que la pose y dévitalise le mouvement, il n’y a
pas de résistance d’un corps derriére son ombre, il y a juste une absence d’acteurs der-
riére leur silhouette. Plus que du réalisme poétique d’un Carné, il faudrait 4 propos de
La Lune dans le caniveau parler d’un néo-expressionnisme. Depardieu y erre comme s’il
cherchait vainement sa place, avec le méme décalage, la méme étrangeté, la méme neu-
tralité que les acteurs de Tron , étrange mélange de bande dessinée et dessin animé, et
film mutant. L’acteur indiscutablement en souffre puisqu’il n’est plus au centre de
l’image, qu’il n’est lui-méme qu’une fonction partielle d’un programme, une piéce de
puzzle, un bout de rébus, ou mieux : un répliquant. La monstruosité du film, l’espéce
d’obésité qui l’asphyxie, vient de ce que |’espace d’un film sonore est redécoupé, frag-
menté selon les principes du cinéma muet.
Finis le réalisme des tournages en extérieurs, la profondeur psychologique qui résultait
LE DECOR ET LE MASQUE
Au théatre, on ne peut 6tre que d’un
cété de la porte. Derriére est le secret.
Il n’y a que le cinéma qui puisse aller
d’un cété a |’autre. Filmer les portes
est se référer a l’espace et au temps
réel de la pratique, opter pour la trans-
parence de l'image et la continuité du
plan (L’Argenf. C'est pourquoi Bres-
son est un cinéaste d’action, de méme
que la Nouvelle Vague, dans la foulée
de Lumiére, a imposé un cinéma du
référent, de l'identification: une
femme est une femme (Une femme
mariée de Jean-Luc Godard). Avec
Vimage électronique (Tron de Steven
Lisberger), les deux dimensions de la
bande dessinée, du cartoon, |’empor-
tent sur notre univers tridimensionnel.
Dans King of Comedy, |a
répliquants, la silhouette
valse des
est plus
vraie que la star. Mais ce leurre n’est
possible que par le réalisme ontologi-
que de |’image cinématographique...
du fait qu’inévitablement le cinéma était amené a buter sur les apparences. Dispropor-
tions fantastiques du trompe-l’ceil, métamorphoses des corps et des lieux par les truca-
ges, tel Don Quichotte, les protagonistes des fictions et drames se mesurent désormais a
l’intérieur d’un monde d’images, d’un monde de projections. Contre des chiméres.
Comme si le monde physique et métaphysique s’était complétement liquéfié, dissout en
images et que cet univers A deux dimensions avait conquis et subjugué les trois dimen-
sions de l’univers humain. Les technologies modernes de l’image obligent 4 remettre en
question les préceptes de Bazin : que veut dire aujourd’hui la notion de montage interdit
alors que nous entrons dans une époque ou |’image elle-méme est le produit d’un mon-
tage, un assemblage composite de signes sans référence extérieure, le pur produit d’une
combinatoire de signaux complétement décrochés de toute réalité, alors qu’elle est deve-
nue a elle-méme son propre studio, plus proche de la mosaique que de |’empreinte.
L’arbitraire de l’image qui se met en place aujourd’hui avec sa fabrication électroni-
que (I’image est composite, elle ne référe plus 4 une unité de temps, de lieu et d’action
comme l’image primitive de la photographie) fait que la question de sa vérité ou de son
mensonge ne se pose méme plus. Tout se passe comme si elle n’avait plus d’assise réelle,
comme si elle était sa propre origine de forme et de contenu, une origine de pure maitrise
technique, sans rapport avec une réalité extérieure. C’est au moment ou la conception
électronique de l’image est devenue possible que le cinéma est retourné dans les studios
qu’il avait quittés aprés la guerre, aprés les bombardements des grandes cités européennes.
Si le théme de l’homosexualité s’est si bien conjugué avec le théme de la mort 4 Cannes
(univers clos et meurtre de l’autre), c’est peut-étre parce que |’homme est au terme du
processus de l’image et non a son origine, comme rouage ultime de son fonctionnement,
point terminal de son programme. C’est peut-étre que sa présence réduite 4 un masque,
son corps déréalisé en une silhouette planant dans le vide, l’image est devenue le lieu de
son extermination. Aprés tout, c’est un mort qui est le héros principal du Borgne de
Raoul Ruiz et un fant6me celui des Trois couronnes du matelot. Vie:
Photo de Louise Dahl-Wolfe parue dans Harper's bazaaren septembre 1951
 VERITES
ET MENSONGES
LA PUBLICITE,
POINT AVEUGLE DU CINEMA FRANCAIS
PAR OLIVIER ASSAYAS
« Le Mulet d’un prélat se piquait de noblesse,
et ne parlait incessamment
Que de sa mére la Jument,
Dont il contait mainte prouesse :
Elle avait fait ceci, puis avait été la.
Son fils prétendait pour cela
Qu’on le dit mettre dans |’ Histoire.
Il eft cru s’abaisser servant un Médecin.
Etant devenu vieux, on le mit au moulin.
Son pére |’Ane alors lui revint en mémoire. »
La Fontaine, « Le Mulet se vantant de sa généalogie » Fables 5,VII
La question du cinéma publicitaire s’est maintes fois posée
dans les colonnes et dans les bureaux de cette revue. Il n’y a
guére été répondu. La perplexité générale vis-a-vis d’un objet
vaguement percu comme symptématique, comme contempo-
rain, ergo comme sympt6me contemporain s’est traduite par
un crypto-intérét, voire un crypto-goiit, pour le spot envisagé
en tant que manifestation avant-gardiste. Il ne me parait pas
indifférent de noter que dans les listes des meilleurs films de
Vannée 1982 établies en janvier dernier par Serge Daney et
Louis Skorecki figurent en queue de peloton des films publici-
taires. Non pas des films publicitaires déterminés dont les ver-
tus pourraient étre rationnellement prises en considération
mais plutét des séries de films indistincts se réduisant du coup
au pur concept. On nous cite Tang, Crackers Belin, Céréales
Banania. Qu’est-ce que c’est ? Qui s’en rappelle ? Pour ma
part, méme sous la torture, j’en serais incapable. Ou est leur
singularité, alors ? Qu’est-ce qui les apparente au cinéma, et au
meilleur cinéma si l’on souscrit au paradoxe de Daney-
Skorecki ? La réponse est simple : ils s’inscrivent sous la forme
de points d’interrogation dans les cases vides du cinéma con-
temporain. Quoi de neuf dans le cinéma francais ? Quoi de
moderne ? Rien. Et rien c’est le spot.
Dans la vacance du fond, dans la mollesse de la théorie, dans
la vacuité d’une machine de production qui tourne fou, seul
subsiste l’emballage pour se tailler la part du lion. L’absence de
débat esthétique, la présente non-vie artistique du cinéma lais-
sent libre cours aux produits de substitution. Essentiellement
factice, l’image publicitaire |’est 4 double titre lorsqu’elle fait
boomerang et parasite l’image de cinéma a |’état de signe, a
l’état d’indice de modernité. Indice d’une modernité qui préci-
sément n’est pas et dont la publicité inscrit l’absence.
Nature de l’image publicitaire
La nature de l’image publicitaire, avant méme de considérer
les axes de son rayonnement et ses causes, est un territoire
embrumé de la plus dense des confusions. A tatons, avec bonne
ou mauvaise volonté, on mélange tout : on parle d’image
vidéo, de photographie de mode, de spots, voire de vidéo-clips
ou d’effets spéciaux. L’objet est certes protéiforme, mais
simultanément il est plus aisé a circonscrire qu’il ne semble.
J’aurais tendance a exclure d’emblée d’une définition mini-
mum et la vidéo et le clip qui sont a la fois au-dela et en-dega du
débat. En-deca parce qu’ils sont épiphénoménaux et batards
vis-a-vis méme de l’image publicitaire. Au-dela car ils relévent
d’un langage particulier, d’un art particulier au domaine large-
ment plus étendu que celui qui nous intéresse ici. Demeurent la
photographie de mode et le support film.
La Photographie. La photographie de mode a ce privilége de
l’antériorité et de la tradition. Car si je prends la liberté de
trancher dans un domaine que je ne maitrise guére, l’histoire de
la photographie en tant qu’art se développe selon deux grands
axes : celui du reportage et celui de la photo posée, voire la
photo composée. L’instantané saisit la vie tandis que la photo
de studio cherche le cadre et méme plutét le tableau : elle mime
lart tel qu’il préexistait a la technique. Ce fut méme le premier
réflexe. Regardons les premiéres photos post-expérimentales,
celles des années quarante et cinquante du siécle passé : elles se
confrontent a la peinture. Nadar pense sans cesse a Ingres dans
ses portraits alors que parallélement, photographiant son épo-
que, il se préoccupe juste de consigner. Lorsque la tradition du
portrait s’est éteinte pour ne plus subsister aujourd’hui qu’a
l’état d’anachronisme pittoresque (Harcourt, Stara, etc.) la
photographie de mode s’est trouvée, sans le vouloir, seule char-
gée de la responsabilité historique d’un pan déterminant de la
culture visuelle contemporaine que son usage exclusivement
para-mercantile a précipité dans les limbes du non-dit, non-vu,
 VERITES ET MENSONGES

- ram eye |
Malévitch. Suprématisme dynamique, 1916. A l'occasion de la premiére présentation de ses toiles suprématistes lors d'une exposition de décembre 1915 a Pétrograd.
“0.10 La derniére exposition de peinture futuriste” Malévitch imprimait un manifeste ot on lisait notamment ceci : “Il n’y a que les artistes stupides et stériles pour
protéger leur art de leur sincérité. En art il y a besoin de vérité, pas de sincérité.”.

non-formulé artistique. Le boom de la presse féminine aprés-
guerre, et son succés persistant depuis, lui ont fourni une base
logistique plus qu’appréciable permettant son développement,
sa maturation et sa prospérité. Le studio photographique ce
n’est pas la chambre noire — excusez le jeu de mots — c’est
plutét la toile blanche. La fin du travail de l’image en atelier
réside dans la restitution parfaite d’une vision subjective.
C’est-a-dire dans la concrétisation de l’invisible ou alors — si
Von veut — dans l’illustration du factice, c’est un autre débat.
L’essentiel est que dans |’esthétique du figé chaque détail joue.
Modelable a l’infini, il doit étre modelé a l’infini. Mise en
scéne, lumiére, maquillage, coiffure, la mode impose une pré-
cision quasi-fétichiste de l’accessoire de facon a, notamment,
exclure le propos. Le message c’est l’apparence, l’ambition
¢’est I’harmonie de la composition, la précision architecturale
du cadre. Intrins¢quement la photographie de mode, contraire-
ment a la publicité, ne bavarde pas. Elle ne fait jamais idéo-
gramme, rébus ou jeu d’images. Dépendante d’un domaine qui
est aussi para-artistique, elle produit des signes, elle ne les
manipule pas. (1).
(1) L’affiche publicitaire avec laquelle la photo peut se combiner aussi bien sur
papier que sur film est le domaine spécifique de la publicité la plus tradition-
nelle. Sa forme la plus classique et la plus sophistiquée. Notamment parce que
cette technique a pu se développer aux USA ot, par contre, le spot, absent des
salles de cinéma mais omniprésent sur le petit écran, est demeuré a un stade trés
primitif en regard de ce qu’on connait en Europe et plus particuligrement en
France et en Grande-Bretagne. L’affiche associe donc graphisme et représenta-
tion en un langage appuyé sur différentes théories de la communication : c’est
a état pur, du texte en images.
LA PUBLICITE, POINT AVEUGLE DU CINEMA FRANGAIS
La Mode et ses images. Dans la photographie de mode, il y a
la photographie, il y a la mode et puis il y a ce qui est issu des
deux. J’ai dit de quelle photographie il s’agissait et j’ai moins
parlé de mode, c’est pourtant ce qui est capital.
On a généralement tendance a prendre le terme de mode
dans une acception restrictive et datée, négligeant la place pré-
pondérante qu’a prise cette notion frivole non seulement dans
lesthétique de notre époque, mais aussi dans sa pensée.
Aujourd’hui mode, style et gofit sont a peu prés indissociables.
Reflet d’un méta-langage collectif, ils constituent une pensée ——
du présent perpétuellement mobile, perpétuellement remise en
question, hors des contraintes de l’art, c’est-a-dire sans comp-
tes a rendre. Régentant sans partage l’actuel systéme de circula-
Y.v.V7 a
tion des objets de consommation, la mode est un vaste 2
domaine entiérement déterminé par le périssable : produisant 70.
sans cesse un réseau de signes de connivence, elle ne pouvait
manquer de s’insérer comme clef de voiite dans la stratégie
communicative de la publicité.
Les cheminements souterrains des tendances se métamor-
phosent perpétuellement et il serait naif d’adopter ce matin ce
qui avait encore cours hier soir : on touche la au domaine ins-

7
table ot les tendances naissent de l’air du temps. II est en tous
cas flagrant que la mode — y compris au sens noble ot |’enten-
dent les couturiers — se forme de plus en plus autour d’idées

_?
5
issues des courants dominants de ce qu’on appelait la culture

7
-
populaire et qu’on a la détestable manie d’appeler aujourd’hui

——7
_=
culture rock. J’entends par la musique, bande dessinée, gra-
phisme et je n’en exclus pas le cinéma.
Les gofits des surréalistes en la matiére et surtout ceux de
leurs séides les plus tardifs et les plus dégénérés ont imposé
cette idée qui est pourtant rien moins qu’évidente selon laquelle
les formes para-culturelles, para-artistiques, voire franchement
marginales étaient autant dignes d’attention — et méme
d’analyse — que les domaines classiques traditionnels. Dés lors
qu’on admet cela et que, partant, on accepte que l’expérience
prévale a la réflexion, le brut a l’articulé, il est clair que tout est
dans tout : le dernier des ignorants confronté a la derniére des
bandes dessinées en retirera encore quelque chose qui pourra
étre qualifié stricto sensu d’ acquisition. Dans ce nouvel agence-
ment, la culture populaire dans laquelle va puiser la mode n’a
plus grand chose a voir avec celle de nos grands-parents ot en
un ensemble clairement définissable, littérature du second
rayon, illustration enfantine et chansonnette se cdtoyaient
sereinement. La diffusion de masse des images, et dans une
moindre mesure l’uniformisation suscitée par l’éducation
secondaire laique, obligatoire et étatisée, a achevé de rompre
les cloisons. Désormais dans le territoire étale qu’est |’expres-
sion du contemporain, les différents domaines se superposent
et la culture populaire, de nature paresseuse, devient avant tout
une facon hédoniste et incompétente de se servir de la pensée de
notre époque.
Faute de savoir lire ou de savoir comprendre ce qu’on lit et
pourquoi, on ne sait plus lire les images qu’en tant que code ;
et cela avec une sophistication inédite. I] suffit de voir la viva-
cité avec laquelle les enfants décryptent les images télévisées.
La génération du petit écran vit dans un absurde univers d’ima-
ges, dans un systéme ou I’image existe en tant que fin. Elle est
complexe, certes, mais porte en elle tous les éléments de sa
résolution : n’importe quel quidam doté de bonne volonté est
habilité 4 l’interpréter a bon escient. D’ot le malentendu sur les
images préexistantes, et notamment celles de I’art.
En effet toutes les avant-gardes de ce siécle et jusqu’aux
impressionnistes se sont fondées sur un rapport entre l’image et
sa pensée, ou son écriture. La pratique artistique moderne a
toujours été sous-tendue par sa réflexion, c’est-a-dire une théo-
rie de la perception ; elle est métaphysique, elle est politique, et
le plus souvent subversive. Au moins jusqu’a |’ Abstraction En bas, une affiche futuriste de Fortunato Depero datant de 1924. Au dessus, la
Lyrique et l’Ecole New-Yorkaise, le tableau, qu’il soit mani- pochette du premier album du groupe New Order par Peter Saville, en 1981.
BERNARD
ZITZERMANN
“Ira-t-on plus loin que Matzsse 22
Bernard Zitzermann entre dans le métier dans
les années soixante. Assistant d'Etienne Becker
et de Georges Barsky, ame paralléle-
ment le reportage avec Frédéric Rossif et
William Klein, Il gardera de ce double
4g pprentissage le gous du risque, dela
écouverte et de la technique parfaite.
Son premier film comme directeur de la photo :
“Un homme qui dort” de Bernard
Queysanne et Georges Perec. Puis, il met ses
talents de reportage et son goitt de la lumiere
picturale au service d'Ariane Mnouchkine,
pour "1789" et “Moliere”. I! continue dans le
cinéma de fiction sur les films de Claude
Lelouch (A nous sa Francis Girod (La
Bangquitre), Alexandre Arcady (Le Grand
Pardon), Bob Swaim (La Balance), Robin
Dawis (J'ai épousé une ombre)...
“Barsky et Becker m’ont appris les
bases de la technique du long meétrage tout
en me donnant une certaine attirance pour
les innovations. Avec Etienne Becker, par
exemple, nous avons bricolé des objectifs
photo “grande ouverture” pour les monter
sur une caméra. Et ce, bien avant l’appari-
tion des Zeiss et Panavision “Grande
ouverture”. William Klein et Frédéric
Rossif m’ont apporté la rapidité d’exécu-
tion et le plaisir = violer la technique. Un
jour, en tournage avec Rossif, j’ai oublié le
filtre 85 pour filmer des chevaux; aux
rushes, c’était tres beau, ces chevaux bleus.
Cétait “Der Blaue Reiter”, le cavalier bleu.
De mémeal’époque, le gonflage du 16 mm
donnait un grain énorme : Rossif savait
en jouer pour créer une esthétique.
Mon premier film comme Directeur
de la Photo a été “Un homme qui dort” de
Bernard Queysanne et Georges Perec. Un
film tourné en Noir et Blanc, le week-end,
avec une caméra empruntée et unique-
ment l’argent de I’Avance sur Recettes.
Jen suis trés fier, est peut-étre mon
meilleur film (Prix Jean Vigo 1974).
Sur “1789”, d’Ariane Mnouchkine,
j'ai retrouvé les conditions de tournage du
reportage. II fallait filmer la piece avec trois
caméras sur un espace éclairé 4 360° pour
avoir les acteurs qui évoluaient au milieu
du public. II fallait aller partoutet trés vite.
C était passionnant et difficile.
Pour “Moliéve”, j'ai amassé une énorme
documentation sur les lumiéres au XVII
siecle : l’éclairage des rues, des théatres, des
maisons, etc. Nous voulions faire un film
crédible et historiquement irréfutable.
Mais, les seules vraies références visuelles
étaient les toiles de De La Tour, Vermeer,
Rubens, Rembrandt. “Barry Lindon”
venait de sortir.Je ne voulais surtout pas
faire la méme chose, éclairer par exemple
avec la seule lumiére des bougies, ce qui
était mentionné partout comme un exploit
d’éclairage. Le rendu réaliste de la seule
lumieére de la bougie est sans intérét, est
l'interprétation qui compte, en essayant
de tomber en accord avec la vision que se
fait le public de la lumieére de l’é e.
Bref, retrouver les peintres du XVII.
Sur le film de Claude Lelouch, “A nous
deux”, avec Catherine Deneuve et Jacques
Dutrong, j’ai Beeps de tourner sans
lumiére avec des objectifs a grande
ouverture. Cela apportait au film un
contraste et une densité qui
m’intéressaient par rapport au scénario.
En général, ce que je cherche sur un
film, c'est un climat qui ne soit pas forcé-
ment celui que suggere, a priori, le script.
Pour “La Banquiere”, j'ai éclairé une
chambre d’hépital tres ensoleillée et
chaude, ce qui cassait l'image glaciale
attendue dans ce genre de décor.
Avantde commencer “Le Grand Pardon”,
Alexandre Arcady nous a précisé : “On va
faire un remake du Parrain, mais chez les
Pieds Noirs”. On n’avait évidemment pas
les moyens de Coppola ! J’ai pris comme
“maitres” Gordon Williset les Macchiaioli :
les personnages a l’ombre, avec devant ou
derriére eux une référence trés forte du
soleil.
J’ai flashé la 5247 en orangé. Et le
résultat était un assez plaisant mélange
d’Algérie et de France ! J’aime beaucoup
jouer avec les développements, le tirage, la
surexposition, la sousexposition. Etaujour-
d’hui avec les nouveaux types de projec-
teurs, les caméras plus perfectionnées, les
nouvelles pellicules on peut, si on le veut,
beaucoup et tres bien jouer.
“La Balance” de Bob Swaim a été tourné
avec de la 5293. On a tout fait : du reportage
a Pigalle et Belleville, du studio, des
extérieurs ensoleillés. C’était superbe.
Jai pris cette pellicule a 400 ASA et j’avais
fréquemment en intérieur 5.6 ou 8. Cest
trés beau la profondeur de champ. De plus,
la 5293 est bien contrastée. J’aime le
Key, je préfere Rembrandt a Chardin.
Jaime les tons chauds.Je préfere la photo
de Laslo Kovacs’ la vogue actuelle du bleu
HMI chez certains operateurs francais...
nse que l'on peut faire des choses
formidables avec la couleur de nos jours,
la travailler avec une lumiére aussi belle que
le Noir et Blanc, inventer beaucoup plus
méme. Entre 1960 et 1970, la couleur était
sans matiére, sans vie, tres a plat, mis a part
ce qu’a fait Coutard avec Godard : ils ont
vraiment inyenté quelque chose qui na,
hélas, pas fait école. “Le uel était
Matisse au aa | ‘attends le metteur en
scene qui me fera aller plus loin encore !”
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 VERITES ET MENSONGES
feste, gag ou brilot était tout sauf une image, tout sauf un
objet. Double réle od pourtant la lecture triviale contempo-
raine tend facilement a l’enfermer. Le télespectateur dit « je
peux voir ce tableau de Malévitch, done je peux le compren-
dre. »
Et le publicitaire dit « c’est une image, elle a sa singularité, je
peux m’en sevir pour identifier un produit : je peux en faire un
look. » C’est-a-dire, grosso modo, une image de marque. La
mutation du systéme des images de marque en une totalité
cohérente jusque dans son frénétique renouvellement, et intrin-
séquement liée 4 la mode par une relation de cause a effet, n’est
pas d’abord le fait de la publicité. Elle a été suscitée par la con-
tagion de l’esthétique nouvelle du rock anglais qui depuis quel-
ques années est le véhicule privilégié — avant méme d’étre
musique — des innovations en matiére vestimentaire, graphi-
que, y compris théorique. Un groupe nait désormais de la con-
frontation d’un son, d’une imagerie singuliére et aisément dis-
cernable (qu’on retrouvera sur les affiches, les pochettes de dis-
ques, les vétements, les annonces) et enfin d’un message (sim-
ple). Ces /ooks durent ce qu’ils durent, c’est-a-dire une saison
ou deux, c’est-a-dire guére plus longtemps qu’une campagne,
et s’élaborent généralement a partir de matériaux de récupéra-
tion, écoles picturales dépassées, images usées, empruntées ail-
leurs, collages. C’est un art pauvre, un art de crise, celui du
recyclage des apparences. Et qui somme toute est moins loin
qu’on ne le pense des détournements situationnistes.
Univers soudé par les mémes aspirations, le mémes goits, les
mémes désirs, le monde des publicitaires est sans cesse traversé
par des styles, par des concepts, par des idées qu’il engloutit et
digére plus vite qu’il ne faut de temps pour l’écrire. Au nom de
cette boulimie, sans doute fantasmée comme une féconde pro-
lifération créatrice, la publicité n’a que le mot art a la bouche.
AVécouter ses affiches et ses spots seraient des oeuvres, ses concep-
teurs et ses créatifs des artistes. Et ce discours de béotiens
est d’autant plus singulier 4 entendre qu’il est radicalement
incapable de proposer une définition de l’art dont il se réclame
et qui dépasserait — disons — celle d’un dentiste pendant des
crotites dans sa salle d’attente. Certes le symptéme n’est pas
indifférent du développement d’une conception aussi primitive
sur fond d’une époque post-avant-gardiste hantée, précisé-
ment, par la mort de l’art ; reste que le laborieux systeme de la
publicité n’est jamais destiné qu’a dissimuler la réalité d’une
triste activité. Tout ce dont il s’agit c’est de colmater. Tout ce
dont il est question est d’annexer a une activité factice le pres-
tige, méme s’il est illusoire et flou, du terme lié a son inverse.
Et pour ce faire la publicité n’en est méme plus a la gestion de
cadavres d’idées mais a l’utilisation post-mortem de leurs
emballages.
Les Exégétes du vide. Méme si le phénoméne a débordé sur
certaines catégories de consommateurs, l’organisation de la
mode en tant que simulacre de vie artistique est clairement une
affaire qui concerne les publicitaires au premier chef et évoque
a s’y méprendre les pratiques de ces indigénes célébrant les
cargo-cults. Sachant que les avions transportent des marchan-
dises qu’ils convoitent, ils construisent en pleine brousse des
parodies de terrains d’atterrissage, avec tours de contrdle en
bambous et tout, espérant ainsi attirer les gros porteurs et met-
tre la main sur leurs richesses. Dans la gestion et la propagation
du factice une revue comme Actue/ — pour peu qu’on puisse la
prendre au sérieux — joue tout de méme un rdéle déterminant :
celui du tambour municipal. Voila en effet un organe de presse
entiérement fondé sur une incapacité collective a déchiffrer
l’époque et pariant sur cette idée — tristement vérifiable cha-
que jour — qu’aujourd’hui on peut affirmer tout et son con-
traire ; et sans conséquences. Qu’une revue peut susciter sa
propre actualité, sa propre théorie, ses propres débats a l’écart
Film publicitaire Winston par Claude Chabrol pour Il’agence Charlie Bravo. Série du monde extérieur, hors de toute pratique vérifiable ; et main-
noire, faux Bogart, fausse Bacall : le premier d’une interminable série. tenir l’illusion longtemps, méme si c’est au prix de développer,
LA PUBLICITE, POINT AVEUGLE DU CINEMA FRANCAIS
dans la panique, quelques uns des concepts les plus inopératoi-
res du siécle. Dans cette mise en scéne du vide, Actuel assume
de procurer sa théorie 4 la mode de la méme maniére qu’un
vous aime !
Jean-Paul Goude inaugure un modéle d’artiste conforme aux
aspirations des publicitaires.
Directeur artistique des ubuesques numéros zéro du Monde
Illustré, de certaines livraisons d’Actuel et antérieurement
d’Esquire, Goude est surtout connu pour étre l’inventeur de la
chanteuse Grace Jones et de son /ook qui en son temps frappa
les imaginations. Tout cela et d’autres choses en font un pro-
fessionnel surdoué et méme, si l’on veut, un maniériste intéres-
sant dans la descendance nonchalante d’Andy Warhol. Or,
feuilletons un ouvrage qui lui est consacré en tant qu’artiste :
¢a ne tient pas la route. Ses images, dissociées du produit
qu’elles vantent et du contexte dans lequel elles le font suffo-
quent littéralement. Leur autonomie est nulle et de l’art ne sub-
sistent que les poses : que la revendication vaine d’une plus-
value d’éternité pour les images du commerce. Ou encore la
revendication a l’individualité d’une pratique fondamentale-
ment anonyme. Voila bien le destin exemplaire des habits neufs
de la publicité.

Le cinéma dans la publicité

Né de la photographie posée, de la mode et de ses aspirations

a l’art, le spot publicitaire est, de plus, impressionné sur sup-
port film : on ne s’étonnera guére que cela lui suffice pour
affirmer sa nature cinématographique. Plut6t que d’aller si
vite, examinons d’abord en quoi il se différencie du cinéma,
sans doute cela risque-t-il d’étre plus révélateur quant a la réa-
lité. Contrairement a l’essentiel des genres artistiques, le film
publicitaire a une fonction immuable : il sert 4 quelque chose.
Et c’est ce quelque chose d’incontournable qui le détermine en
suscitant les rigides contraintes qui lui donnent naissance. Sa
durée qui ne peut excéder la minute est la premiére et d’elle
découle la seconde qui est la générale briéveté de ses plans, et
son corollaire la rapidité du montage. Voila pour la forme.
Quant au fond il se résume obligatoirement a un message qui
— quels que soient ses détours — se réduit a signifier : « Ache-
tez ce que je veux vous vendre. »
J’ai volontairement laissé de c6té deux éléments traditionnel-
lement associés a la description du film publicitaire mais qui ne
me semblent pas appartenir a son essence sinon sous une forme
instable. Ainsi la richesse du spot est l’observation la plus frap-
pante qu’on puisse faire en envisageant la question du point de
vue du cinéma : le prix de la minute de publicité excéde trés lar-
gement celui de la minute de cinéma. Bien sir le spot dépense
beaucoup pour reproduire les conditions de perfection techni-
que associées a la photo de mode, mais simultanément le
cinéma d’Outre-Atlantique ne recule parfois pas devant des
dépenses identiques. D’une part cela éloigne le débat du
domaine strictement publicitaire et puis surtout le spot peut
étre pauvre et méme misérable sans que sa nature en soit enta-
mée. Second élément, l’absence de vedettes. D’abord ce n’est
pas toujours vrai — chacun en a des exemples atypiques en
téte — mais surtout cela pourrait devenir tout a fait faux sans,
encore une fois, remettre l’objet en cause.
Cela admis, toutes les variations sont possibles, et souhaita-
bles, dans les limites du territoire défini. Sous cette forme,
modeste, d’application a une écriture filmique bréve du lan-
gage publicitaire de la communication, le spot est — au
moins — une entité vivante, existante, au perpétuel renouvelle-
ment. Oeuvrant dans un domaine précis qui est le sien propre
— et sans partage — le film publicitaire est en droit de revendi-
quer la non-indifférence de ses produits. Et d’autant plus que
par définition il travaille sur un matériau abstrait ot la sou-
Encore Bogart, encore Bacall, cette fois au service de la hifi. Le modéle Beth
plesse du montage, et de la syntaxe qu’elle suscite, permet un Tood s'est fait un métier de sa ressemblance avec la comédienne de To have and
travail de réflexion sauvage 4 peu prés unique dans le cinéma have not. Au milieu le pack-shot du spot des chewings-gums.
24
" Fit / ' 4
Le tournage du film publicitaire Building Kicks réalisé l'année
contemporain. Mais ¢a s’arréte la.
Il n’y a guére de profit a prendre du recul vis-a-vis du spot, a
refroidir ce qui, précisément, ne vaut que par l’embryon de vie
qu’il porte. Pour rendre justice au spot, un seul type d’écriture
me semble habilité, celle l’évaluant sur son propre terrain, celle
par exemple d’un magazine comme Stratégies qui en apprécie
Vimpact. Qui sait faire |’équation entre le but et l’accomplisse-
ment de ce but ; qui sait donc juger de la réussite du spot.
Autrement on peut, bien siir, de facon évidemment perverse,
apprécier esthétiquement la valeur du dispositif visuel que rien
n’empéche d’étre édifiant, et méme séduisant, pourquoi pas.
La rencontre de cette nature théorique du spot avec la cons-
cience esthétique qu’il a de lui méme et qu’il emprunte aux cou-
rants de la mode, ainsi qu’on |’a vu plus haut, se fait trés natu-
rellement par l’entremise des vieilles images de cinéma qui,
puisqu’il s’agit de mouvement, prennent lieu et place des vieil-
les images de l’art. Ces images ne sont pas n’importe lesquelles
et pas celles de n’importe quel cinéma : elles font a peu prés
toujours référence soit aux genres hollywoodiens en général
— comédie musicale, mélodrame, aventure — soit plus préci-
sément a la Série Noire bogartienne. Ce dernier cas est d’ail-
leurs de loin le plus calamiteux tant il devient impossible d’énu-
mérer les fausses Lauren Bacall et les sous-plans de sous-
thrillers anémiés qui proliférent dans le spot. Traditionnelle-
ment la cinéphilie a été un goiit pour le vieux provoqué par le
désir de faire du neuf : aller a l’école des cinéastes du passé
pour confronter leurs problémes, et la fagon dont ils les résolu-
rent, avec les interrogations modernes. La publicité ne fait,
elle, qu’y piocher comme au magasin d’accessoires, vidant les
images de leur sens, les dénaturant jusqu’a ne plus voir l’his-
toire du cinéma que comme une succession de maniérismes.
Ces esthétiques mortes ne sont, encore une fois, pas un objet
d’inspiration dans le spot : elles sont un modéle a servilement
Les publicitaires au cinéma. Diane Keaton dans la baignoire de Shoot the Moon par Alan Parker. Harrisson
tare * By = c
VERITES ET MENSONGES
derniére par Etienne Chatilliez pour Té/érama (Photos Yann Lardeau).
reproduire en y ajoutant, dans le meilleur des cas, une pointe
d’ironie de son cri. Ces images-la de ce cinéma-la sont de sim-
ples images de location-vide destinées 4 étre détournées et char-
gées d’un sens indifférent, celui qu’on voudra, ¢a ne change
rien.
La publicité dans le cinéma
Méme si cette idée n’a guére été portée par la théorie, la
caractéristique la mieux partagée du cinéma francais pour une
fois toutes strates confondues est son complexe fondamental
vis-a-vis du cinéma américain. D’Henri Verneuil a Gérard
Oury, d’Alain Delon a Pierre Richard, de Claude Zidi a Jean-
Jacques Beineix, de Premiére a Starfix, du machiniste au pro-
ducteur, petits et grands, gros et maigres, tout ce qui pratique
le Septiéme Art en France — a l’exception de certains secteurs
irréductibles de la sphére particuli¢re du cinéma d’auteur —
nourrit a l’égard de l’industrie hollywoodienne un mélange
d’admiration, d’envie, de ressentiment, de crainte : quoi qu’on
fasse on ne peut manquer de se définir vis-a-vis de son ombre
omniprésente. Or ce mythe est avant tout un mythe de techni-
ciens, cela va sans dire, puisque c’est tout de méme la question
de l’argent qui est essentielle. Hollywood dispose de budgets
sans comparaison avec les nétres et cela se traduit par des
périodes de tournage plus étendues, un personnel plus nom-
breux, des corps de métier plus divers, un plus haut niveau des
standards professionnels, un équipement plus sophistiqué et,
surtout, un accés illimité aux possibilités du medium, lesquelles
sont violemment restreintes par les conditions financi¢res mes-
quines des tournages hexagonaux. Et de fait, la qualité techni-
que du cinéma américain, la richesse et la complexité de |’ outil-
lage dont il dispose, sont tellement sans commune mesure avec
ce a quoi on est habitué en Europe que le technicien francais,
Ford, dans Blade Runner, le Philip Marlowe du futur par Ridl
 LA PUBLICITE, POINT AVEUGLE DU CINEMA FRANCAIS
celui qui ne travaille qu’en France, a toutes les chances d’étre,
et de demeurer, un provincial de son artisanat. Or le contresens
qui est généralement fait est d’extrapoler cette indéniable cons-
tatation jusqu’a en faire un point de vue sur le cinéma frangais,
pris globalement. Ce qui est une anerie dans la mesure ot ce
qui s’applique a la technique ne s’applique pas 4 la réalisation,
bien au contraire : on pourrait méme dire que le plus souvent la
compréhension de l’esthétique cinématographique croit a
mesure qu’on s’éloigne de Hollywood.
Dans l’optique technicienne, il est clair que le film publici-
taire a joué durant un moment, et dans une certaine mesure
joue encore, le réle d’une enclave hollywoodienne en plein
Paris. Aujourd’hui que précisément sous cette influence, le
cinéma se dirige de plus en plus facilement vers l’esthétique du
spot, le clivage se dilue. Mais il n’y a pas si longtemps, au som-
met de la courbe de la Nouvelle Qualité Francaise qui s’était
fondée sur la banalité du propos, la platitude technique et une
effrayante absence d’ambition esthétique, le film publicitaire,
libre, coloré, contemporain, tranchait dans la grisaille et avait
plus que quelques raisons de rendre perplexe la profession ciné-
matographique. En effet la nature batarde du spot lui autori-
sait une bien plus grande souplesse. Longtemps avant le
cinéma, il a compris le parti qu’il y avait a tirer des étonnants
progrés technologiques provoqués par le renouveau du cinéma
a trucages. A l’écart des tristes excés du cinéma subventionné
post-post-auteuriste, il a profité le premier d’une conviction
diffuse mais néanmoins, passez-moi l’expression, porteuse,
dans le renouveau de la recherche en matiére visuelle. D’ot une
illusion entretenue quelque temps par la conjonction de la
paresse d’une industrie cinématographique franchement rétro-
grade, incapable d’assumer son réle d’art contemporain, et
d’une publicité stimulée par son rapport avec l’air du temps.
Méme si l’air de ce temps n’est que du vent.
ott. Flashdance de Adrian Lyne
a
La libre circulation des hommes et des idées entre la publicité
et le cinéma débute certainement avec la greffe exceptionnelle-
ment réussie — tout au moins du point de vue commercial —
de l’école anglaise du spot sur le cinéma américain. Ridley
Scott le premier, bient6t suivi par Alan Parker, Hugh Hudson
et Adrian Lyne (le dernier en date, le réalisateur de Flashdance)
se sont acclimatés a Hollywood comme aucune autre école
étrangére clairement définissable depuis la Guerre. C’est que le
film publicitaire, medium des apparences plutét que de l’appa-
rence, a suscité une génération de cinéastes maniéristes d’un
type particulier en cela qu’ils n’ont aucune maniére qui leur
soit propre mais ambitionnent de toutes les posséder suffisam-
ment. De Duellists 4 Alien et Blade Runner, on a du mal a suivre
Ridley Scott comme on ne saisit guére une trajectoire ration-
nelle d’Alan Parker le conduisant de Bugsy Malone a Midnight
Express, de la a Fame et enfin 4 The Wail en passant par Shoot
the Moon. Techniciens de la mise en scéne, leur talent est de
savoir se glisser dans les commandes qu’on leur passe et de s’en
investir : voila exactement ce qu’Hollywood demande a ses
réalisateurs. Et le cinéma américain n’a jamais — pour cela
méme — été débordé par une soi-disant esthétique publicitaire
car il ne fait que traiter des affaires avec les réalisateurs de
spots : il leur parle le langage du commerce et il obtient livrai-
son de produits conformes a ce qu’il a payé. Hollywood, au
fond, est encore une entité trop alerte, trop vivante, trop liée
avec la réalité d’un public et sa demande, pour étre bluffée par
une esthétique du vide. Hollywood a des sujets et peut avoir
besoin de maniéristes pour les illustrer justement parce que
leurs prétentions n’empiétent jamais sur le fond.
En France on peut dire que c’est exactement l’inverse et
V’exemple de Jean-Jacques Beineix, dont on fait grand cas,
vient 4 point nommé. Le gofit frangais en matiére de cinéma
gravite depuis déja longtemps autour de la notion d’auteur et

Beineix filme... La Lune dans le caniveau
tout le systéme est fait pour encourager les expressions singulié-
res : iln’y a pas de garde-fous. On assimile l’individu et le style
et bon gré, mal gré ca fait un auteur. La force d’un Beineix, qui
avant Diva ne s’était jamais confronté a la publicité, nait de sa
conviction incompétente d’étre l’inventeur de ses images.
Dépourvu de théorie, sinon confuse, il ne revendique qu’une
vague notion artistique — plus ou moins celle du spot — qui
hors de toute pensée articulée lui dicterait son oeuvre. Il y a la
soit beaucoup de naiveté soit beaucoup de roublardise car quel-
les sont les images que lui dicte cette inspiration ? Celles de la
mode, celle d’une mode déja vieille lorsqu’il l’annexe. Il orga-
nise dans Diva d’abord, dans La lune dans le caniveau ensuite,
des éléments piochés partout ailleurs, vaguement inédits au
cinéma, ce qui suffit en effet a faire un ook. Look hideux mais
look tout de méme. Seulement il n’y a pas de film. Rien qui res-
semble de prés ou de loin 4 du cinéma dans cette mise en
tonitruante du vide ot la pure misére du propos ou des idées est
travestie de machinerie tarabiscotée, de décoration de souk, et
de rhétorique visuelle attrape-gogo. A moins, alors, d’admettre
que le cinéma serait la cinquiéme roue d’un carosse trainé par
la mode et la publicité et qu’elle les suivrait dans toutes les
voies sans issue des simulacres esthétiques de l’époque. La ot
un Ridley Scott voit la publicité en tant que moyen, c’est-a-dire
en tant que vernis technique affadissant dont il peut recouvrir
son activité au sein des genres, un Beineix la voit comme une
fin. Diva moins parce que c’est un film incohérent mais La /une
dans le caniveau est concu comme une sorte d’apothéose de
Vemballage au service de l’emballage qui n’emballe rien. C’est
VERITES ET MENSONGES
un film qu’on parcourt comme une nécropole.
Qu’est-ce qui a fait le succés de Diva sinon le contexte, sinon
V’extraordinaire stérilité du cinéma francais en matiére de for-
mes nouvelles. Medium populaire, boulimique, omniprésent
au point d’en étre étouffant, le cinéma n’a pas encore su rendre
compte de notre temps. Et il ne montre pas de signes de devoir
le faire dans un avenir proche. Dés lors, dans un univers du
commerce guidé par le chantage a l’idéologie de la jeunesse,
dans un systéme d’apparences ot le fond ne compte guére et ot
seul importe qu’on renouvelle a un rythme accéléré les condi-
tionnements, la voie était ouverte pour tous les bonimenteurs,
pour tous les bluffeurs au futur du cinéma. II en est venu de
partout, de la vidéo, du rock, du clip, il semble bien que les
seuls 4 avoir été pris au sérieux sont ceux de la publicité au
point d’avoir trés réellement influencé au moins la photogra-
phie d’une bonne partie du cinéma francais récent. Et pas dans
un sens bénéfique.
Les maniérismes atteignent vite leur niveau d’incompétence
puisqu’ils n’ont a offir qu’une facade sans cesse répétée. Et
sans doute est-ce la mesure de la vitalité d’un art que de ne pas
y glisser. Tant que le cinéma existera en tant qu’échange, en
tant que moyen de communication d’idées, tant qu’il ne som-
brera pas dans l’autisme, la forme en tant que fin ne sera
jamais que le cul de sac de trajectoires individuelles. Le factice
ne dicte ses régles qu’a des arts cliniquement morts dont on
veut assurer la survie artificielle et on n’en est pas encore la.
O.A.
 Editions de P Etoile.

Ecrit sur [image.

Raymond Depardon.
Le désert américain.
avec un texte de Serge Toubiana

Pour Raymond Depardon, ce livre est né de ce qu’un accident a fait communiquer,

d’un seul coup, plusieurs plateaux jusqu’alors séparés de son expérience.
L’accident, c’est la mort brutale d’Olivier Froux, son monteur depuis Numéros zéro,
au moment méme oi ils allaient commencer ensemble le montage de Faits divers.
Le premier plateau, c’est l’ Amérique comme réve d’enfance et comme pays du cinéma.
Le deuxiéme, c’est le voyage qui se confond pour Raymond Depardon,
ot qu'il aille avec la fascination des déserts.
Plusieurs voyages se superposent dans les images californiennes de ce livre : 4
le dernier voyage avec Olivier Froux
et un voyage avec l’équipe des Cahiers du cinéma dans le désert des studios.
Ce dernier plateau, c’est celui d’une interrogation de Depardon cinéaste y
sur le montage comme un fil qui relie tous les autres : oa),
le voyage, la mort, et la traversée du désert. Dh ele,
St ES
y ete
VA
 « NAPOLEON » D’ABEL GANCE

L’>EMPEREUR
CONTRE-ATTAQUE
PAR YANN LARDEAU

Le suspense aura duré jusqu’au bout: il parait qu’une

semaine avant les représentations de Napoléon au Palais des
Congrés, il n’y avait que mille places de vendues. On craignait
le pire : l’orchestre et le triple écran enfin rassemblés... pour
une salle quasiment vide. Et puis, ils sont venus, les specta-
teurs, tant et si bien qu’il fut impossible pour les retardataires
de trouver une place, méme au marché noir. C’est donc, cha-
que soir, devant une salle archicomble, que les 22, 23 et 24 juil-
let, Napoléon a été montré au public parisien. Un succés ines-
péré, c’est le cas de le dire. Et mérité. Trés théatralement, le
public est accueilli dans l’obscurité par la voix d’Abel Gance,
avant que ne commence la projection. Kevin Brownlow a dit
que désormais le monde serait séparé en deux, ceux qui ont vu
la version intégrale de Napoléon de Gance, et ceux qui ne l’ont
pas vue. Contraint de lui tourner le dos, l’orchestre Tonnerre,
qui accompagnait le film au pied de I’écran, |’a-t-il seulement
vue ? Sous la direction du compositeur Carl Davis, il a accom-
pli la un travail a tous égards remarquables, la musique,tantét
l’emportant sur l’image, tantét s’effacant derriére elle, ne recu-
lant pas au besoin devant le méme type d’effets spectaculaires
que ceux employés par Gance. Bref, une musique pas pieuse
pour un chef-d’ceuvre épique, certes, mais aussi plein
d’humour, de bonheur burlesque et d’érotisme. S’il faut bien
une heure et demie a Napoléon pour prendre Toulon, il lui faut
bien autant de temps, sinon plus, au bal de la Conciergerie,
pour gagner et ravir aux échecs Joséphine de Beauharnais a
Hoche — un véritable morceau d’anthologie. De l’audace (des
techniques), encore de l’audace (des formes), toujours de
Paudace (des contenus) ! C’est cela qu’a pu découvrir, presque
soixante ans apres sa réalisation, le public de ce film mythique
et grandiose. Son enthousiasme a prouvé, une fois de plus, que
ce n’est pas en amputant des films monumentaux (des Rapaces
a Ludwig, en passant par Que viva Mexico, les exemples ne
manquent pas dans l’histoire du cinéma), qu’on s’assure leur
succés ou se prémunit de leur échec. Bien au contraire. Quand
le triple écran est apparu pour le final, la salle n’a pas tenu : le
souffle de l’histoire inconstestablement passait par 1a. C’est
par une formidable ovation que la derniére image, la signature
d’Abel Gance sur le triple écran, a été accueillie, cependant que
quelques vieux grognards de 1925 montaient sur scéne pour
saluer, émus aux larmes, leur public. 36)BM
 aérienne du geste - Jean-Pierre Leaud a Cannes (Photo: Xavier Lambours).
Une précision
 PORTRAIT D’ACTEUR
JEAN-PIERRE LEAUD
MIME ET MEDIUM
PAR MARC CHEVRIE
A Vinstant de commencer, apres ce regard rétrospectif sur les
vingt-cing ans de cinéma de Jean-Pierre Léaud (1), une scéne
me revient en mémoire, la plus forte, la plus singuliére de Bai-
sers Volés : Antoine (Léaud) face au miroir, répétant sans fin,
dans l’ostinato du désir, son nom et les noms de celles qu’il
aime, jusqu’au délire. Ressassement obsessionnel qui trans-
forme sa voix (elle se fait plus sourde, comme venue d’ailleurs)
et investit son corps entier, le poing qui se serre, le bras qui
scande : exercice quasi-physique d’un acteur livré a lui-méme,
laché dans le vide, seul face a son reflet. C’est d’abord l’acteur
qui produit cette réitération incessante avant que, s’hallucinant
lui-méme, il soit possédé par ce personnage dont il répéte le
nom, face 4 son image, comme pour se prouver a lui-méme son
existence toujours dérobée, scandant les figures de son désir en
une tension toujours croissante comme pour matérialiser leur
absence dans le miroir. Scéne presque emblématique qui n’est
rien sur le papier : pur exercice d’acteur, comme un exercice de
diction (avec ses variations de tempo). Jouée par lui, elle ne
devient pas numéro ou performance : seul avec lui-méme, il se
la joue.
Précisément : Léaud n’est pas un acteur qui exécute une per-
formance au sens théatral (et anglais) du terme. Loin de
l’épaisseur ludique et de la conscience bouffonne qui caractéri-
sent un certain type d’acteurs (géniaux) de Michel Simon a
Michel Serrault, en passant par Raimu, son jeu tend presque
vers l’abstraction, l’abstraction de l’Etre. Il y a chez lui comme
un génie du Neutre : non une moyenne d’actif et de passif,
mais une vibration poétique, une simultanéité qui échappe a
toute antinomie. En un mot plus acteur que comédien, il
n’affirme pas dans la brutalité univoque de l’effet théatral, son
jeu n’est pas un jeu plein et direct : au contraire, dérobé. Il ne
joue pas un personnage préexistant : il le produit dans l’ins-
tant. D’ou aussi cette voix singuliére qu’on a pu dire inexpres-
sive précisément parce qu’elle se dérobe aux conventions de
Vexpressivité, blanche si l’on veut, comme absente parfois,
mais capable de violence (de passion), ne marquant, dirait Bar-
thes, aucun clivage entre l’affect et le signe, l’émotion et son
expression. Sans que jamais l’acteur se distancie du person-
nage, celui-ci semble cependant, a travers le jeu méme de
Vacteur, se distancier par rapport a lui-méme dans ce perpétuel
1. Cet article a été écrit a la suite de l’hommage a Jean-Pierre Léaud organisé
par le Studio 43.
faisons comme si revendiqué par Doinel, face encore a son
reflet, 4 la fin de L’amour en fuite : conscience d’un person-
nage, a travers celle de l’acteur, de se vivre comme I’objet
d’une fiction. La est le romantisme de Léaud. Ceci se prolonge
en un véritable art du mime, une précision aérienne du geste :
et comment, l’espace d’un silence, savoir si le personnage se
fait acteur ou l’acteur personnage que le mutisme et ce geste
halluciné, comme « au second degré », douent d’un statut
autre, presque magique, résonnant d’un Ailleurs dont il serait
l’émanation ou le medium (on y reviendra) : gestes d’amour,
gestes de tendresse, fleur nuptiale cueillie 4 l’horizon de quel-
que chimére (La Nuit américaine)... Comment ne pas réver de
le voir dans un réle muet (dont la premiére partie d’Out one
nous offre la feinte ludique et impassible) ?
C’est assez dire l’importance du geste dans son jeu. Pas de
parole sans les gestes qui sont comme le complément, |’implica-
tion, voire la condition (conjurant la timidité) de son énoncia-
tion : jeu des bras dans la colére, des mains dans la tendresse,
du doigt levé sentencieusement... Par le geste, la parole envahit
le corps, et le personnage l’acteur, en une dialectique dont le
téléphone est le lieu privilégié : Léaud a le génie des coups de
téléphone, un génie aux multiples facettes : aimable, lyrique,
énervé, émouvant, comique, maladroit, publicitaire... Le télé-
phone est le véhicule d’une urgence, ot tout semble devoir se
jouer a quitte ou double (chaque coup de fil, ou presque, est
donné comme si c’était le dernier), ol s’exprime aussi cette
conscience (ce réve) d’étre objet de fiction.
Théatre 1:6me de la parole (1a se révéle, dans Out one, que sa
mutité n’était que mutisme), c’est aussi celui du geste : jamais
la main libre ne reste en place, exprimant l’urgence et la cons-
cience dramatique, ponctuant ou redoublant le discours, se
jouant a lui-méme ce qu’il dit a l’étre absent, comme pour
mieux combattre l’impuissance de la séparation.
Par le geste, aussi : sans doute exorciser une timidité. Le jeu
comme timidité surmontée. Mais, alors: un enthousiasme
presque enfantin, un bonheur du jeu et une vaillance presque
pathétiques. Car cette vaillance est celle de se jeter a l’eau, de
subir ainsi ce qui est l’épreuve du feu pour un acteur. Elle en
conserve comme un écho, comme une fragilité qui le scinde :
toujours sur un fil dans le constant basculement de I’instant, il
est la, mais ailleurs, encore en dega de cette timidité qu’il a
vaincue. Et, autant que le personnage, c’est l’acteur qui nous
touche. Acteur qui toujours ainsi se tient, entre présence et

Le jp
Masculin-Féminin de Jean-Luc Godard.
Jean-Pierre Léaud, Francoise Lebrun et Bernadette Lafont dans La Maman et la
Putaine de Jean Eustache
absence, ici et ailleurs. C’est que, comme le disait Frangoise
Lebrun,. Léaud est un acteur medium. Intermédiaire entre le
virtuel et le réel, entre l’esprit, le désir du créateur, et l’ici-bas
de sa réalisation, il n’incarne pas théatralement le personnage,
il en est donc le médium, manifeste son absence (« /a plus effi-
cace des présences », dit Proust), matérialise ce manque qu’est
par définition le personnage, création hallucinatoire et chiméri-
Jean-Pierre Léaud et Dorothée dans L’amour en fuite de Frangois Truffaut.
que du metteur en scéne, au point paradoxal de s’y abolir en
caméléon et d’en retourner le gant : il ne révéle pas le person-
nage en creux mais personnifie cette absence autant que cette
absence se fond en lui, et le personnage /e devient autant qu’il
devient ce personnage vécu comme sa propre hallucination, en
un don frappant d’identification et de mimétisme avec celui
dont il incarne le songe : Truffaut dans L’Amour en fuite sous
un costume qui était celui de Ferrand dans La Nuit américaine,
comme Eustache derriére ses lunettes noires dans La Maman et
la putain.
Comme medium, il est /@ : c’est-a-dire ici et ailleurs, devant
nous/« absent », engagé a fond, preque aveuglément, dans le
feu du présent, et a la fois « dans les nuages ». Ainsi ne joue-
t-il pas théatralement une scene : il la vit de l’intérieur, comme
un réve éveillé, avec ce regard halluciné qui semble venir d’ail-
leurs ou fixer quelque! horizon lointain, et par lequel semble
refluer toute la Nuit de l’étre (ainsi restent gravés en nous les
regards-caméra de La Maman et la putain). De 1a aussi cette
voix et cette diction dont on a dit déja la singularité : il est 1a et
il parle d’ailleurs, ou ailleurs parle a travers lui, dans la préca-
rité immédiate de l’instant. Il se dérobe en méme temps qu’il se
montre, a la fois plus et moins que lui-méme, avec cette
maniére infiniment subtile qui lui est propre de jouer a cété de
son texte, ou @ c6té tout court: il y a toujours un peu de
« jeu » dans son jeu (qui ne se soumet pas pour autant a la con-
vention du « faux »). Nul ne préserve (n’aiguise) ainsi jusqu’a
V’infime le décalage entre l’ici et l’ailleurs, le juste et le faux,
V’actuel et le virtuel, la réalité et "hallucination, le comique et le
pathétique, la dissonance n’étant plus que ce point d’infini et
d’absence oui il est acteur : se détachant de ce qu’il fait a l’ins-
tant ou il le joue (a moins que ce ne soit l’inverse) avec la légé-
reté d’un funambule, le geste de franchir la limite fatale sans
cesse imminent, sans cesse repoussé, qui ferait retour a4 un jeu
plein et redondant, a l’accord « parfait » de l’étre et du dire,
du jeu présent et du texte qui vient d’ailleurs. D’ou cette
tension-absence caractéristique du jeu de Jean-Pierre Léaud.
Cette dualité, cette simultanéité n’est pas technique, ne rele-
vant pas d’un décalage entre la mimique et le texte par exem-
ple : elle est saisie dans une unité, s’exprime aussi bien dans un
moment de mutisme résonnant de tout un non dit, que dans un
imperceptible flottement, une incertitude, une fragilité du lien
entre le dit et le dire, le texte et son énonciation, le jeu progres-
sant ainsi a l’infini, telle la courbe vers l’asymptote, sans
jamais l’atteindre, vers le trop loin et la consonance : son
ambivalence étant d’autant plus aiguisée, ténue, presque abs-
traite.
L’image de Léaud est restée comme irrémédiablement liée au
 Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés de Francois Truffaut.

personnage d’Antoine Doinel : elle en est née, ce qui tout en

Venrichissant a sans doute nui ultérieurement au développe-
ment de sa carrére (le mérite de l’>hommage du Studio 43 était
précisément de montrer Doinel comme un personnage de
Léaud parmi les autres). Cette identification est le produit du
temps, d’une évolution paralléle et d’abord physique de
l’acteur et de son personnage : les Doinel forment un parcours,
les autres films des jalons, Les 400 coups originels ne marquant
que le point de départ de ce qui va se continuer en destin, en
légende, en image presque mythique liée au passage du temps,
a la jeunesse et a sa nostalgie, 4 cette dialectique du provisoire
et du définitif dont les films de Truffaut sont le théatre. Cette
enfance reste intacte en Jean-Pierre Léaud, elle est méme partie
intégrante de son jeu, a l’image de ce rire toujours enfantin,
plein d’un bonheur fragile : celui méme qui retentissait dans la
4 CV des 400 coups, en revenant du cinéma, le temps d’une
réconciliation et d’une euphorie provisoires. Comment l’imagi-
ner vieux, lui qui, depuis vingt-cinq ans, est un jeune acteur et
un jeune personnage (juvénilité qui éclate avec tant de vie dans
les films tournés avec Godard). C’est la douloureuse beauté des Delphine Seyrig et Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés de Francois Truffaut.
Deux anglaises : \e déchirement du personnage se lit dans son
jeu méme, vécu difficilement comme un déchirement avec sa réveuse qui s’écrit ici est une émanation. Désir qui est
propre jeunesse. La encore se fondent, dans I’aiguisement du aujourd’hui, plein d’impatience, celui de revoir présent sur les
décalage, le personnage et celui qui le joue. écrans un trés grand acteur, un acteur unique en qui semble
Ainsi Jean-Pierre Léaud a-t-il au long des ans nourri nos résonner, comme en héritage de Cocteau qu’il a croisé sur le
réves de cinéma, et la mémoire attisé le désir dont la parole chemin de la vie, quelque liberté magique du songe. M.C.
P
:
i

a - 7

BON DE COMMANDE ANDRE BAZIN

0 André Bazin par Dudley Andrew 88 F

CO Le cinéma francais de la Libération a la Nouvelle Vague 88 F

A envoyer aux Cahiers du cinéma / Editions de V’Etoile

9, passage de la Boule-Blanche 75012 PARIS
 Editions de rEtoile.

-Eerit sur eae

Jean Gaumy. Les incarcérés :
Yanaduandeau.
pbs utopie pénitentiaire. —

Jean Gaumy est photographe a l’agence Magnum depuis 1977. Pendant trois ans,
il a photographié la vie ordinaire dans quelques prisons Sranpeases ordinatres :
Saint-Martin de Ré, Caen, Rouen, Melun.
Il a travaillé librement et en toute franchise — sinon sans reobibis — avec des détenus,
photographiés seulement avec leur accord. Ce qui a intéressé avant tout Jean Gaumy,
c'est de faire des photos a hauteur d’homme: de ce patient travail be trois ans,
trente-neuf photos témoignent avec une calme évidence. is
La photographie offre, dit-on, une reproduction exacte de la réalité.
Mais peut-on photographier la prison ? :
Yann Lardeau, rédacteur aux Cahiers du cinéma, est parti de
la seule réalité de ces photos pour imaginer la vie dans ces ee
~ Mais la photographie ne peut-elle pas :
nous condutre hors du réel dans un autre monde,
celui d’une utopie pénitentiaire ?
| iit
OCA ai
a

En haut: Années 30, Hollywood sur

Changai (Chen Boer dans Tao /i jie de
Ying Yunwei, 1934),
En bas: Années 50, le théatre d’une
politique d’aventures (La nouvelle
romance des jeunes héros de Shi
Dongshan et Ld Ban, 1951).
 CINEMA CHINOIS
NUITS DE CHINE
PAR CHARLES TESSON
Le cinéma chinois est en train de franchir pro-
gressivement la barriére des festivals (rares sont
ceux, désormais, qui n’ont pas leur quota de films
chinois). L’idée, en Chine, qu’on a intérét et sur-
tout qu’on peut montrer les films actuels et que la
production ancienne puisse intéresser le reste du
monde est une idée récente qui, elle-méme, pour
germer dans l’esprit des officiels, a demandé du
temps. Des films chinois ont été vus a la Rochelle, a
Cannes (sur la semaine du cinéma chinois, voir
Cahiers, n° 326), a Paris (la rétrospective a la
Pagode en juin dernier) et seront vus prochaine-
ment (a |’Action République en novembre), en
attendant I’hommage que prépare Beaubourg pour
1984.
Il est plus que temps, pour nous, de faire le point
sur le cinéma chinois.
Le texte qui suit a été rédigé aprés la gigantesque
et mémorable manifestation de Turin (février 82)
qui a pu voir le jour grace a la courageuse impulsion
de Marco Miiller. Il ne s’agit pas, 4 proprement
parler, d’un compte-rendu de festival ni d’un relevé
historique, année par année (cela a déja été fait),
des meilleurs films de la production chinoise. En
conséquence, la liste des films cités n’a rien d’un
palmarés exhaustif et certaines absences, qui ne
manqueront pas d’étre remarquées par les spécialis-
tes, ne sont pas que des omissions volontaires mais
relévent aussi de raisons purement conjoncturelles
(pour diverses raisons, je n’ai toujours pas pu voir
des films comme Corbeaux et moineaux de Zheng
Junli ou Printemps précoce de Xie Tieli dont on ne
cesse de me dire le plus grand bien).
Du cinéma chinois, le lecteur des Cahiers connait
au moins un cinéaste : le génial Wie Jin, a qui reve-
nait a nos jeux cette place d’honneur (1). Le reste
n’est pas seulement l’affaire d’un chapitre de plus
de l’histoire de cinéma. En quoi le cinéma chinois
nous retient-il aujourd’hui ? Parmi toutes les
réponses possibles, en voici une : parce qu’il pose
1. «Xie Jin, celui par qui le mélo au monde du cinéma une question qu’il est le seul
arrive », par Charles Tesson. Entretien pays 4 pouvoir poser. A quoi ressemble un cinéma,
avec Xie Jin, par Marco Miller,
Cahiers n° 344, février 1983 une production nationale, dés qu’elle se met a
2. Lire le « testament » de Zhao Dan, s’identifier 4 l'image d’une nation ? Le cinéma chi-
Cahiers n° 320 nois, pour paraphraser André Bazin cité dans Le
Mépris, a d’abord substitué a la réalité de son
monde une image qui s’accordait a ses désirs (le
Hollywood-Shangai des années 30), ses réves immé-
diats (glamour des stars) et futurs (le cinéma pro-
gressiste), pour devenir ensuite, une fois que la réa-
lité a dépassé ses désirs, une affaire d’état, de repré-
sentation, pas toujours désirée, du peuple et de la
nation, un épisode de gestion de l’idéologie chas-
sant (ou se substituant a) toute gestion d’un imagi-
naire. Comment des images sont devenues une
image ? Comment ont-elles bougé puis ont été
gelées ? Godard rappelait que la Chine a été le seul
pays au monde qui, 4 un moment donné de son his-
toire (Révolution Culturelle, Mme Mao), a arrété
purement et simplement toute production cinéma-
tographique, toute circulation d’images. Caméras
en sommeil, cinéastes au chémage forcé ou en pri-
son. De cela on ne revient pas indemne et la produc-
tion récente, 4 sa facon, en témoigne.
C’est un peu cet axe-la (I’évolution de l’histoire
de image d’une nation pergue comme théatre
d’enjeux successifs) que ce texte, modestement, se
propose d’explorer.
1. UN CINEMA SOUS ET SANS
INFLUENCE
Le flux de l’histoire
On peut suivre le cinéma chinois a travers un
décalque historique : les années 20, Komintern et
Kuomintang, l’occupation japonaise, le tout foca-
lisé a la fin des années 40 autour de |’Avant-Aprés
(ou pendant) la révolution. Dés lors, le cinéma chi-
nois a été mis progressivement au pas du régime,
acteurs et réalisateurs compris. Lors du mouvement
anti-droitier de 57 et pendant la révolution cultu-
relle, des acteurs et des cinéastes violemment criti-
qués sont retirés de la circulation. Certains sont
envoyés en usine ou aux travaux des champs,
d’autres disparaissent purement et simplement :
enfermés en prison (2), ils y meurent, acculés au sui-
cide. Résultat prévisible : la baisse de la production
au cours des années 60, jusqu’a parvenir a un arrét
total du cinéma de fiction entre 1966 et 1968.
38
Aujourd’hui démomifié (le procés de « la bande des
Quatre » en 76, la libéralisation de la censure en 78
puis le procés de Jiang Qing, la veuve de Mao), le
cinéma revient de trés loin : de sa disparition méme.
Il a fallu tout recommencer 4 zéro : former
nouvelle génération d’acteurs, leur apprendre
bouger. Le cinéma chinois produit actuellement
cent films de fiction par an contre deux-cents docu-
mentaires scientifiques et éducatifs. Il reste minori-
taire car il a été et demeure toujours un véhicule
idéologique privilégié (le scénario est affaire d’état)
a la merci des mots d’ordres et autres campagnes de
destitution et de réhabilitation. Les autorités pen-
sent toujours le cinéma comme un objet mineur cul-
turellement : un tremplin pour valeurs (littéraires
bien souvent) jugées plus nobles. L’envoi récent a
Cannes de La Véritable histoire d’Ah Q d’apres le
roman de Lu Xun témoigne de cette politique de
patrimoine qui remonte a l’académisme un peu sur-
fait de Ma vie de Shi Hui (1950), adapté d’un
roman de Lao She. Dans ces conditions, rares sont
les cinéastes (Xie Jin est de ceux-la) qui, tout en res-
tant dans la ligne de cette politique (commande
d’état réelle ou imaginaire), parviennent a faire tra-
vailler le matériau cinéma.
L’enfant perdu d’Hollywood-Mosfilm
Le cinéma chinois invite 4 d’autres découpes.
Pour constater tout d’abord que la culture spécifi-
quement chinoise, noble (opéra traditionnel) ou tri-
viale (les arts martiaux, trés t6t exilés a Hong-
Kong), n’a pratiquement pas le droit de cité tout au
long de ses soixante ans d’histoire. Pour remarquer
ensuite que l’évolution esthétique du cinéma chinois
suit d’étranges courbes. A voir les films des grandes
compagnies des années 30, on sent que les cinéastes
étaient contemporains du cinéma mondial. IIs
voyaient des films en méme temps qu’ils en fai-
saient, revendiquaient l’influence manifeste
d’ Hollywood (politique de studios et de stars) tout
en occultant celle, plus discréte, du cinéma japo-
nais. Tout comme le cinéma indien ou égyptien des
années 50, le cinéma chinois n’importe pas, il copie.
Il a sa Shirley Temple (Yasui gian de Zhang Shi-
chuan, 1937) et qu’importe si elle est supérieure ou
inférieure a l’original. Plus surprenant encore, le
Yeban gesheng xuji (Le Chant de minuit 1 et 2 de
Maxu Weibang, 1937 et 1941), libre adaptation du
Fant6me de l’opéra de Gaston Leroux qui s’avere
un excellent pastiche des films fantastiques Univer-
sal avec savant fou, laboratoire « frankensteinien »
et citations de Whale. Le virage esthétique, un film
V’'amorce a lui tout seul : Sur le fleuve Shonghua
réalisé en 1947 par Jin Shan, (le fameux fant6me du
Chant de minuit), et tourné dans les studios de la
Mandchourie libérée. Les cinéastes n’ont alors
d’yeux que pour la cinématographie soviétique. Le
réalisme socialiste fait son entrée, persiste et signe
quelques contreplongées statufiantes sur bustes
d’ouvriers en gréve (les dockers de La Porte n° 6 de
Lii Ban, 1952). Parallélement, on quitte le studio
pour les extérieurs : les paysans (La Terre de Shui
Hua, 1954), le ciel, le vent, les paysages. Le
to studio » de la fin des années 50, tristement pré-
monitoire de la politique cinématographique de la
révolution culturelle (tout contréler), est aussi le
moment le plus étrange du cinéma chinois : celui
ou, perdant de vue |’évolution du cinéma mondial,
il se met a ressembler a rien, devient un orphelin de
cinéma enti¢érement livré 4 ses propres images et
pour tout dire, devient singulier et inassimilable.
Comment peut grandir un cinéma national lorsqu’il
est coupé de tout ? Comment fabriquer une image
pour que vienne s’identifier tout un peuple
CINEMA CHINOIS
si le scénario est toujours chargé de donner le
« la », centre les propos, les images flottent autour
et laissent échapper bien autre chose que leur scléro-
sant « ni-ni » (Hollywood-Mosfilm). C’est ce qui
une fait tout le charme d’un film comme La Fille du
a Partide Lin Nong (1958) : jungle en studio, végéta-
tion luxuriante (vert caoutchouc trés kitsch) qui
parfois fait penser 4 Anatahan et donne l’impres-
sion que chaque paysage, pris de facon autonome
(espace n’est jamais raccord), est vue de l’intérieur
d’une boule de verre magique. Ce n’est plus le
lyrisme épique des grands espaces (Dovjenko), ce
n’est pas encore le poster figé de la révolution cultu-
relle, ca se situe entre : du cété de la peinture et de
la miniature ot! chaque image renvoie au paysage sa
part d’exotisme et d’irréel. Si Karl May avait situé
les aventures de Winnetou en Chine, La Fille du
Parti n’en serait pas indigne. Dans les films des
années 60, l’espace sera aussi un espace révé (au
sens d’idéal en tant que véhicule politico-
idéologique homogéne). Dans La Fille du Parti,
c’est bien différent : les images offrent un espace
qui laisse du champ aux paysages et a la couleur et
qui, en tant que telles, donnent a réver.
Opéras et ballets
La révolution culturelle aura horreur de la disper-
sion. Donc, a la longue, de la fiction. A commencer
par ses personnages secondaires, intermédiaires, cli-
vés ou barrés. On s’en tiendra aux types, a ce qu’ils
représentent (valeurs d’un pays et d’un parti) et a
leur capacité a faire-valoir. Empreints d’une rigidité
toute phallique, ils portent tout (des drapeaux, des
discours, des slogans et des mots d’ordre) mais on
se demande bien par quoi ils sont tenus. Tel est le
cinéma voulu par Jiang Qing. Pas question par con-
séquent qu’un acteur vienne parler devant un vrai
feuillage : un accident de tournage (un papillon
entrant dans le champ) pourrait venir distraire
l’attention du spectateur et ruiner les effets du dis-
cours. Dans Le Port (1972) de Xie Tieli et Xie Jin,
on aura recours a des toiles peintes avec leurs faus-
ses perspectives, a la scéne unique avec des acteurs
prenant la pose en de longs « tableaux vivants ».
En sonnant le glas de toute fiction, en demandant
peu au cinéma (enregistrer des spectacles scéni-
ques : ballets et opéras), Jiang Qing voyait dans
Le savant fou et le fantome (Le chant
cette entreprise le fin du fin d’une spécificité ciné- de minuit n°2 de Maxu Weibang,
1941)
« Back
? Méme
NUITS DE CHINE
“Substituer a la réalité un monde qui
s’accorde a nos désirs” (Bai Yang et matographique chinoise qui, du coup, ne doit plus
Zhao Dan dans la scéne onirique, sur rien au cinéma mondial. En fait, quand on regarde
le modéle de La Dame aux camélias,
de Carrefour de Shen Xiling, 1937).
aujourd’hui L’Orient est rouge (1965) de Wang
Ping, on s’apercoit que c’est faux. Les cinéastes chi-
nois n’ont pas oublié les legons d’un Busby Berke-
ley (déploiement et alignement de figures) revisité
par Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl : un
cérémonial paien a la chorégraphie un peu lourde,
une offrande au dieu Mao au grandiose parfaite-
ment contrélé. Chaque corps de danseur (aucun
individu n’émerge, pas une téte qui dépasse) est
sacrifié a la ligne (chorégraphique) et a la ligne (du
Parti). Quant aux opéras révolutionnaires, La Fille
aux cheveux blancs, filmé par Sang Hu en 1972,
révéle une chorégraphie trés limitée et une danse
sans inspiration et sans grace (aucune marque
d’amour et de passion sur le corps), clouée au sol
par de solides liens narratifs. Chaque geste de danse
est immédiatement reconvertible en données scéna-
riques et l’opéra, dans une suite d’affrontements
inlassablement binaires, devient une sorte de
« kung-fu » qui n’ose dire son nom. La danse res-
semble finalement a un spectacle de marionnette ou
des pantins inexistants sont agités au gré de ficelles
narratives.
Nouveaux branchements
Le cinéma chinois sort progressivement de son
traumatisant désert fictionnel. Coupé de tout, du
cinéma mondial, de ses images, de sa généalogie fic-
tionnelle, il regagne du terrain sur sa léthargie et se
39
débarrasse du méme coup de ses complexes. On
commence timidement a montrer des films chinois
dans des festivals internationaux. Ils sont parfois
vieillots et académiques (ils le savent mais ils ont
toujours eu peur de ceux qui ne le sont pas) et por-
tent en eux la (mauvaise) conscience d’avoir pris,
pendant tout le temps de la révolution culturelle, un
énorme retard technologique.
La situation en Chine est toujours paradoxale. Le
public chinois n’a d’image de lui-méme que soi-
gneusement renvoyée par les cinéastes de son pays
tandis que ceux qui font les films jettent un ceil
(attentif) aux images qui se fabriquent autour
d’eux. Le public chinois a droit a d’autres images,
venues d’ailleurs, et il ne peut suivre leur évolution
qu’a travers celles qu’on propose de lui-méme et qui
sont fabriquées sur place. Subtil dialogue sur fond
d’échange inégal entre ceux qui fabriquent et voient
des images en méme temps et ceux qui les regoivent
sans voir ce que voient ceux qui les font. Reste a
espérer que le public aura un jour la possibilité de
rattraper lui-méme son retard. Pour l’heure, on
murmure que. les cinéastes chinois subissent trés
prosaiquement l’influence directe de la télévision de
Hong-Kong. A suivre donc.
2. ANNEES 30 : LA LONGUE MARCHE DU
CINEMA CHINOIS.
© Les stars manquent d’auteur : Les trés prolifi-
ques années 30 du cinéma shangaien ne virent pas
seulement |’éclosion d’une politique de studio et de
 NUITS DE CHINE
“iw

ares

Destinée individuelle... (Yuan Muzhi,

stars. Les Butterfly Wu, Ruan Lingyu, Hudie, pas méme ce minimum de bagages techniques ; les le réalisateur des Anges du boulevard,
Anna May Wong, Li Lili... si elles occupaient le films sont en effet vierges de ce professionnalisme dans Tao li jie de Ying Yunwei)
haut de l’affiche, ne sont pas celles par qui le qui vous forme un regard avant méme que |’on . et travail collectif. Un pied dans
cinéma chinois d’alors nous retient. On s’en aper- puisse jeter un ceil a travers l’ceilleton d’une l'esthétique des années 50 (La Grande
coit en regardant un film comme Zime ihua (Les caméra. Les cinéastes sont jeunes et ils filment des Route de Sun Yu avec a droite, sur la
photo, le cinéaste Zheng Junli).
Deux soeurs) de Zheng Zhengqiu (1932) ow la star
Hudie, fameuse pour pommettes creusées d’un
trou en forme de téte d’épingle, y joue les deux réles
principaux le scénario, servi sur mesure pour
elle, mise a fond sur la carte du mélo, la mise en
scéne, tante, ne peut en aucun cas faire cons
ter l’ensemble.
¢ Les acteurs deviennent réalisateurs: Jin Shan
réalise en 1947 Sur le fleuve Songhua. D’ow
vient-il ? Il a été acteur : le surprenant fant6me de
Vopéra du Chant de minuit | et 2. Li Ban co-réalise
en 1950 avec Shi Dongshan Le Nouveau roman des
Jeunes héros. Il a été lui aussi acteur aux cétés de
Zhao Dan dans Carrefour de Shen Xiling. Méme
chose pour Shi Hui, interpréte principal de Jour de
soleil de Cao Yu en 1948 avant de réaliser trois a:
plus tard Ma vie, un des classiques du cinéma ch
nois. Les exemples ne manquent pas. L’embléme de Pe
cette trajectoire singuliére restant Yuan Muzhi, le «
héros de Tao li jie (1934) et le futur réalisateur des
Anges du boulevard.
© Ils sont contemporains de ce qu’ils filment : La
té et le dynan ne du cinéma chinois est
Recent lié a cet esprit de groupe et de troupe.
Pas d’apprentissage par la machinerie du studio,
CINEMA CHINOIS
Une pause et la pose (LU Ban, le co-
réalisateur de La Nouvelle romance
des jeunes héros, Zhao Dan et Bai personnages et des scénes dont ils pourraient étre les
Yang dans Carrefourde Shan Xiling). acteurs. L’académisme nonchalant et pachydermi-
que qui s’est installé aux postes de commande du
cinéma chinois dés le muet (Le Collier de perles réa-
lisé en 1925 par Hou Yao en est un bon exemple) est
enfin bousculé. Les touchantes maladresses des
films témoignent a la fois de ce refus de maitrise et
de ce désir, simple et naif, de passer sans détour a la
réalisation avec tout ce que cela implique comme
rapidité, franchise et frontalité dans le regard.
© Quelques films marquants : Hormis le déja trés
connu mais toujours pas distribué Anges du boule-
vard, je retiendrai 4 films de cette période.
Carrefour (1937) de Shen Xiling avec Zhao Dan
et Bai Yang est une agréable comédie sociale qui
fait penser aux Ozu muets : « j’ai été dipl6mé »...
mais je suis ch6meur. L’astuce du film, c’est de
faire d’un gag initial (on croit qu’il va durer 5’) la
durée et le sujet du film. Un gag, c’est tout le con-
traire d’une bonne idée (une seule) pour faire tenir
un film. Un gag rebondit, surprend, devance le
spectateur et peut partir dans tous les sens. Quel est
ce gag ? Un garcon et une fille sont locataires. Une
mince cloison les sépare. Ils ne se connaissent pas
mais se détestent (chacun prend l’appartement de
l’autre pour sa poubelle). A l’extérieur, a la ville, ils
se rencontrent et s’aimeront avant de regagner le
soir leurs logements et leurs guerres respectives.
Il y a deux raisons d’aimer La Grande route de
Sun Yu (1934). Une bonne et une mauvaise. La
mauvaise consiste 4 faire de Sun Yu un cinéaste pré-
monitoire. Il est vrai que son film a déja un bon
pied de coulé dans le béton armé de l’esthétique réa-
liste socialiste des années 50, plus au niveau du sujet
(entreprise collective, grands travaux d’édification)
que des images : érotisme sulfureux des torses nus.
La bonne, un peu plus perverse, exige qu’on prenne
le film de facon trés terre a terre. C’est un film muet
(pas de paroles), sonore (bruitages étonnants et trés
riches) et chantant. Ce qui le sauve, c’est son
humour, son cété Ray Ventura et ses collégiens
recyclés dans un stage obligatoire aux Ponts et
chaussées.
Tao li jie (Les Malheurs de la jeunesse) réalisé en
1934 par Ying Yunwei est un trés beau mélodrame.
Un vieux professeur lit dans un journal la condam-
La pause et la pose (Yuan Muzhi et
Chan Boer dans Tao /i jiede Ying Yun- nation a mort d’un de ses anciens éléves. Comment
wei). en est-il arrivé la ? Flash-back : école, dipléme,
41
mariage. Son absolue intégrité, son honnéteté le
conduiront, lui et sa femme, a la pire des miséres.
Le film dresse un tableau féroce des conditions so-
ciales de l’époque qui poussent un individu au vol
et au meurtre pour sauver sa peau. Le film frappe
juste. Des scénes restent ancrées dans la mémoire
(la mort de sa femme enceinte, l’abandon de son
enfant dans une caisse en bois sous la pluie) au
méme titre que des mouvements de caméra: ce
fameux travellling latéral qui dépose la femme de la
voiture a l’intérieur de I’hétel ow elle refusera les
avances de son patron
Scénes de la vie artistique (1937) est un film tout a
fait unique dans le contexte du cinéma chinois. Il
est composé de trois sketches d’environ 30’. Le pre-
mier, réalisé par Situ Huimin, se déroule dans le
milieu du cinéma. C’est un portrait de femme, une
sorte de Eve du cinéma chinois. Une star capri-
cieuse et irrésistiblement gourde sait néanmoins ce
qu’elle veut et, arrivisme oblige, y parviendra. En
un temps record, elle impose sa famille sur le pla-
teau (elle vit de ses revenus), séduit un producteur
tout en préservant ses charmes pour son futur pré-
tendant.
Le second sketche réalisé par Zhu Shilin est tout
simplement admirable. L’histoire d’un écrivain de
théatre sans succés ouvre la voie a toutes les réveries
et a tous les délires : il visualise ses créations («« La
Main du diable ») tout en s’absorbant dans d’étran-
ges contemplations (la fille qui habite en face de
chez lui, derriére la vitre brisée). Le film est trés
artisanal et trés artiste. Coupé de tout parti-pris
narratif (on pense a du Cocteau), le film obéit trés
librement a l’enchainement de ses trucages (nom-
breuses maquettes et miniatures) et de ses surim-
pressions. Autant de matériaux directement élabo-
rés pour la caméra qui ne laissent aucune chance au
référent et au message. Ce qui, dans le cinéma chi-
nois est une exception et ne veut pas dire pour
autant que le cinéma de Zhu Shilin est coupé de
toute préoccupation sociale. Curieusement, c’est a
Hong-Kong, ou il s’installe dés 1946, qu’il signera
ses films les plus engagés. Le travail de Zhu Shilin,
unique, pas repris par d’autres, allait par la suite
énormément manquer au cinéma chinois.
3. ANNEES 50 : FICTIONS DE L’EST
Prototypes fictionnels et mise en série
© « Plus le méchant est réussi » : Les nouvelles
alliances (Hollywood-Moscou) secouent de l’inté
rieur les structures fictionnelles du cinéma chinois.
Avec la révolution, on puise dans l’avant. Les
années 30 (Kuomintang, occupation japonaise) et la
période féodale deviennent un inépuisable réservoir
fictionnel. On honore ses martyrs, on célébre ses
héros (militants et résistants de la premiére heure),
on érige de monumentales biohagiographies comme
Nie Er (1959) de Zheng Junli qui, interprété par
Zhao Dan, retrace la vie du compositeur de l’hymne
national chinois. Soit, mais dans le méme temps, on
reste obsédé par les figures de traitres. Grace a eux,
tous ces cas de figures, inusables et limités, s’ani-
ment. Ils font fictionner le film et l’adage hitchcoc-
kien (« Plus le méchant est réussi » : voir l’inou-
bliable espion de Ma vie) fait des merveilles. Le
cinéma a des histoires a raconter et il ne s’en prive
pas. Cette commémoration du passé est certes sans
risque (on sait de quoi on parle et d’ot) mais elle a
au moins le mérite, dans des films comme Ma vie et
Le Jeune fille aux cheveux blancs, de traiter les per-
sonnages en tant qu’individus : ils ont leurs secrets,
leurs contradictions intérieures et suivent un destin
volontiers mélodramatique. Trés vite, les personna-
ges seront appelés a d’autres fonctions.
42 CINEMA CHINOIS
* Oublis. Le cinéma chinois de cette période a
l’énonciation tranquille. Il s’autorise de la révolu-
tion pour raconter les affres et les exploits du pass
mais ne s’en explique jamais. Le présent de la révo-
lution fera son apparition bien plus tard, sous
forme de pub pédagogique et de mises au point vire-
voltantes et amnésiques (destitutions et réhabilita-
tions, soit, mais surtout ne rien accumuler, 4 com-
mencer par ses contradictions). Le cinéma amnési-
que se met a vivre au gré des mots du jour. On
trouve donc de tout. Des films chantier-
inauguration comme Les Jeunes de notre village
(1959) de Su Li (campagne d’irrigation, canal a
creuser) ainsi que des missives archi-codées sur la
planification des naissances (Tianni de shiye de Xie
Tian, 1979). Il faudra attendre les films du dégel
(1981, Xie Jin) pour s’apercevoir que la Chine, de
1947 a aujourd’hui a eu aussi une histoire. Il faudra
tout l’art du mélo pour la raconter, pour se souve-
nir et saisir cette durée (la destinée d’un pays qui se
confond avec elle, douloureuse et cruelle, des per-
sonnages).
© On commence @ trois. Scéne inoubliable dans
La Fille du Parti : trois jeunes filles errent dans une
jungle paradisiaque a la recherche du Parti perdu.
Exténuées, elles craquent et décident de fonder un
parti entre elles. Inutile de courir aprés puisque
Xie Tian dans La Boutique de la
nous le sommes. Symbolique oblige, on s’autorise a famille Lin de Shui Hua (1959).
trois personnages. A partir de la, le cinéma chinois et le spectateur écoute ce qui se dit. Soudain, par un
ne saura plus compter a moins. Fini le un : le visage léger travelling avant, la caméra isole le pére. Ce
de la star des années 30, la figure héroique et soli- mouvement, véritable geste d’amour 4 |’encontre
taire de « l'homme de marbre ». Fini le deux con- du personnage, on ne le reverra pas de sit6t sur les
flictuel, les duels narcissiques et sanguinaires. Mis écrans. Pas question de ruiner ainsi des effets de
au rebut le triangle mari-femme-amant. Le cinéma parole, de décentrer le regard et de dévisser l’écoute
chinois se tourne vers le plus grand nombre, c’est-a- pour montrer quelqu’un « ailleurs », tout a ses pro-
dire /e groupe qui ne fait qu’un : un seul corps, un blémes. Ce personnage attachant (le travelling véhi-
seul parti. L’air est connu. Il sera difficilement cule des sentiments) apporte a la fiction cette néces-
respirable. saire part de trouble qui sépare et lie deux blocs
© Corps et anti-corps : Le groupe, ce sera aussi antagonistes. On en retrouve un écho dans le per-
bien le corps d’armée (détachement féminin), la sonnage d’ancien chémeur devenu policier de Ma
troupe de théatre que le corps sportif (équipe de vie, sans cesse partagé entre son devoir (le métier
basket, gymnastique individuelle, natation dans qu’il exerce) et ses sentiments (le milieu dont il est
Le Printemps et l’automne sur l’eau de Xie Tian, issu et contre qui il doit malgré lui obtempérer). Ce
1959). Ce corps sera obligatoirement sain, lisse et type de personnage, l’espace résolument non-
asexué. Il pourra étre érotique (visuellement) mais unanimiste a l’intérieur duquel il se débat, Shui
sans jamais se poser la question de son désir. Les Hua en fera la pierre d’angle de son cinéma. Dans
fictions sont lourdes d’impensés. A la fin de Bagian La Terre, a \’intérieur d’un conflit qui oppose pay-
li lu yun he yue, la troupe de théatre se retrouve a sans et propriétaires au sujet de la redistribution des
P’hépital pour assister & l’accouchement d’une de terres, il privilégie ce personnage du vieillard balloté
ses membres. Cris en off. L’enfant nait. L’infir- entre les deux camps, qui hésite et a du mal (physi-
miére le montre a la troupe ravie et au spectateur. quement) a passer de l’ancien (féodal) au nouveau. “Plus le méchant est réussi...” (Ma vie
de Shi Hui, 1950).
Garcon ou fille ? Oubli ? Toujours est-il que le
spectateur ne le saura jamais car le film fait en sorte
que cette question, il ne se la pose pas. Ce sera par
conséquent (au choix) un enfant de la troupe, de la
révolution, etc.

Personnages : disparitions et apparitions

¢ Le sujet clivé. lly a dans la premiére version de

La Jeune fille aux cheveux blancs de Shi Hua cette
scéne magnifique. Un fermier endetté se voit exigé
en remboursement par son propriétaire la main de
sa fille. Le pére rentre chez lui, n’osant rien dire a sa
fille de ce qu’il vient de faire. La nuit, il s’isole,
s’empoisonne et meurt dans la neige sans avoir
révélé son secret. Dans la version de 72, il en va tout
autrement : le pére vend sa fille en sa présence,
tente de se rebeller contre le maitre et se fait tuer par
ses gardes. Exit la part d’ambiguité et de mystere du
personnage. Son geste incompréhensible, sa torture
intérieure, un plan le traduit admirablement dans la
version de 1950. Au cours d’une veillée, le fils
raconte les bruits qui circulent au sujet de l’Armée
Rouge. Le pére est assis parmi eux. Le plan est fixe
NUITS DE CHINE 43

Tian Hua dans Baimaonu

Méme chose dans La Boutique de la famille Lin nage a part entiére, c’en est une autre. Le film médi-
(1959) entiérement consacré a ce sujet ; des petits cal de Zheng Junli Un Arbre sec revit (1961) nous
commerc¢ants du Shanghai des années 30 qui ont sur offre un portrait de Mao en guérisseur (tous ceux
le dos les autorités et le peuple. qui le touchent sont guéris). Etrange et fort habile,
mais le culte de Mao ne commence pas par une
¢ Nouvel intermédiaire. Ce type de personnage
vaste opération citationnelle mais par son con-
en proie au doute, ce type de situation fort com-
traire : on procéde par le vide. On parle de Mao
plexe qui peut a lui-seul faire bouger une fiction va
pendant tout le film, on le sent présent au bord de
disparaitre au seuil des années 60. A travers cette
chaque plan mais on ne le verra jamais. Tel
opération, s’évanouit l’idée, aussi simple soit-elle,
Mabuse, il brille par son absence. Telle la villa de
qu’un acteur peut incarner un personnage. Tout en Psycho, on nous montre sa maison la nuit, juchée
gardant la méme structure narrative, une nouvelle
sur une colline, les lumiéres allumées. Tel M. Klein,
figure monte en ligne. Dans La Prairie en flammes
on l’entend au bout du fil avec l’espoir de le voir,
de Zhang Junxiang et Gu Eryri (1962), sur un iden-
toujours maintenu et sans cesse différé. La suite, on
tique fond de luttes qui déchirent dans les années 20
la connait, elle est moins originale : poster cligno-
un patron et une famille de mineurs surgit cette
tant, vignette et timbre poste 4 chaque coin de plan
fois-ci la figure d’un cadre (intellectuel-journaliste)
des productions music-hall de la révolution cultu-
venu d’ailleurs, qui éduque les gens (€école) et les
relle.
organise (il fonde un club ouvrier). Il guide et cana-
lise la fiction et porte bien son nom (il la cadre). Il
Météorologie politique ou l’art de porter
se substitue au vieillard de La Terre qui ne repré-
la lumiére
sentait que lui-méme (ses craintes et ses angoisses)
pour assurer le trait-d’union entre les deux blocs et,
© La lumiére change. On peut étre choqué, a la
bien loin de jeter un trouble sur cette ligne, de la
sortie de Longagou (1953) de Xian Qun, par le fait
charger d’émotion de telle sorte que la fiction
que le réalisateur ne s’encombre guére de nuances.
prenne corps, il se contente de bien la caler. Du
Quand nous sommes avant la révolution, il pleut
coup, il n’y a plus d’histoire a raconter, il n’y a que
tout le temps, la lumiére est sombre et maussade et
des schémas pré-programmés a illustrer.
Vhorizon pratiquement bouché. Pendant la révolu-
© Mao entre en scene. Mao, incontournable dans tion, il fait un soleil radieux : beaucoup de lumiére
le cinéma chinois parce que déja dans le réel, affi- céleste pour éclairer le champ ot mille éclosions ne
Tian Hua devenue “La jeune fille aux
cheveux blancs’. Aprés le reflet dans ché et postérisé, c’est une chose, mais Mao entrant demandent qu’a se manifester. Caricatural certes,
le miroir, l'image modeéle idéalisée. en scéne dans un film de fiction en tant que person- mais le procédé en dit long sur la fagon dont le
44
cinéma chinois s’occupe de la conception et de l’uti-
lisation de la lumiére dans ses films. On pourrait
raconter 60 ans d’histoire du cinéma chinois a tra-
vers cette seule question. Les films des années 30 se
déroulent la plupart du temps la nuit. Ce sont de
« noirs » mélodrames sociaux (Les Anges du boule-
vard) tant au niveau des personnages (chémeurs,
prostituées et marginaux) que des situations a l’inté-
rieur desquelles l’éclairage est toujours partie pre-
nante du systéme narratif. Nul doute que dans
les années 50, la lumiére d’un film, la facon d’éclai-
rer un espace aient été l’objet d’une mise au pas.
Fini les violents contre-jour, les lourdes masses
d’ombres qui découpent et obstruent le champ.
L’expression « faire la lumiére sur » (un probleme
politico-idéologique), faire le jour sur tel person-
nage, tel événement du passé, prend ici tout son
sens et devient programme de mise en scéne : une
seule source lumineuse par plan, diffuse et étale,
qui englobe tous les éléments. Plus rien a cacher.
Du moins, a l’intérieur de ce qu’on veut bien nous
montrer.
¢ Les fantémes. A la fin de La jeune fille aux
cheveux blancs (1950), il y a une voix off concluant
le récit qui prédit involontairement la tournure que
va prendre le cinéma chinois. Elle dit en substance :
avant, la jeune fille était un fantéme (elle vivait
recluse dans un temple et les gens la prenaient pour
une déesse ou une sorciére) et maintenant elle est
devenue une femme a part entiére et peut commen-
cer 4 vivre au grand jour. Aprés le personnage : le
type, le typage et le discours. Avant : les fant6mes,
le chant (le film en compte de trés beaux. Le cinéma
de cette période est riche en fantémes : aussi bien
des traitres et des espions que des résistants vivant a
l’ombre de l’occupation japonaise. Un fantéme, ca
s’éclaire. Il porte une zone d’ombre autour de lui
tout comme il porte une part de mystére en lui
(’énigme de ses motivations qui empéche leur
reconvertibilité immédiate). Les vieillards de La
Terre et de La Jeune fille aux cheveux blancs peu-
vent étre regardés comme des zombies d’une autre
époque. Mais avec une lumiére chassant le moindre
recoin d’ombre, cette galerie de personnages dis-
paraitra définitivement.
¢ Vers la lumiére: Cette trajectoire vers la
lumiére, un film de Jin Shan, l’un des réalisateurs
les plus importants de cette époque avec Shui Hua
et Lii Ban, l’inscrit mieux que tout autre. Sur le
CINEMA CHINOIS
fleuve Shonghua retrace les combats des mineurs
contre leurs patrons et les Japonais. Le récit est
aussi linéaire que le déroulement de l’espace : de la
nuit, sous terre, au fond de la mine, jusqu’au plein
jour. Trés marxistement, la lumiére ne tombe pas
du ciel. Au contraire, elle est enfouie sous terre, elle
perce sous la chappe d’un passé historique jugé plu-
t6t sombre. Cette lumieére, il ne s’agit pas de la cap-
ter ni de la détourner car chaque mineur la porte en
soi, au propre (la lampe sur son casque) comme au
figuré (au plus profond de lui-méme). Le film, son
organisation de l’espace et de la lumiére, n’est rien
d’autre que la traduction de cet idéal scénarique. Il
faut faire parler la lumiére, c’est elle qui doit éclai- et le politique (Jin Xin et Yao Xiangli
dans La nouvelle romance des jeunes
rer Vhistoire. héros).
¢ Emprisonner la lumiére. Ce programme, c’est
le titre d’un film cantonnais tout a fait surprenant :
Il est impossible d’emprisonner la lumiére du prin-
temps (1948) de Wang Weyi et Xu Tao. Au lieu de
se précipiter sur les consonances aux airs de mot
d’ordre du titre (du genre : on ne peut -pas éteindre
la lumiére de la révolution), il serait plus juste, au
vu du film, de le ramener a des proportions plus
intimes : I’histoire d’un couple qui se désagrége,
leur passion brilante qui les réduira en cendres.
Reste qu’il faut prendre le projet énoncé par le titre
(emprisonner aprés avoir maintes fois essayé
d’apprivoiser) trés au sérieux car c’est celui d’un
mari jaloux paranoiaque a l’encontre de sa femme.
Ce qui donne au film des accents du meilleur
Bunuel (celui de E/) et du meilleur Hitchcock (celui
de Soupgons). La premiére scéne est saisissante.
Une voiture, la nuit, qui stoppe au pied d’une villa.
Le mari (Zhao Dan, étonnant ici) porte sa femme,
évanouie, dans ses bras et l’enferme a double tour
dans sa chambre en interdisant au domestique de la
laisser sortir sous prétexte qu’elle est devenue folle.
Elle s’évadera (voir le titre). Comment est-on arrivé
la ? Retour arriére sur un couple heureux et trés
amoureux jusqu’a ce que le mari manifeste des
signes inquiétants d’égoisme et de jalousie posses-
sive. Ses soupcons sont-ils fondés ? II surveille sa
femme et découvre qu’elle passe le plus clair de son
temps en compagnie d’une troupe de théatre pro-
gressiste. Le mari fera tout pour I’éloigner, en vain.
Du coup, c’est lui qui deviendra fou. Si ce petit film
est admirable, c’est moins par ses vertus symboli-
ques (le chemin vers la lumiére est progressiste) que
par sa faculté a saisir cette lumiére dans une maté-
Tableaux vivants (L’Orient est rouge
de Wang Ping, 1965)
NUITS DE CHINE
\ eee
Le traitre immolé (La nouvelle
romance des jeunes héros de Shi rialité (contrastes violents des images et des person-
Dongshan et Li Ban, 1950)
nages) qui figure au plus prés les élans (désirs et
délires) des personnages. A |’époque, le film avait
été critiqué pour son pessimisme et jugé réaction-
naire. Aujourd’hui, il est permis d’en douter.
Action et aventures
Si nombre de fictions commémoratives traitent
leur sujet sur le seul axe du temps (des prologues de
la révolution a sa concrétisation, de A a B en tra-
cant une ligne a coups de retours en arriére), ceux
qui le considérent sous un angle purement spatial
sont plus rares mais plus passionnants. En gros, on
quitte le « comment est-on venu jusque la? »,
archi-prévisible vu qu’on s’interroge dans |’aprés-
coup, pour cette autre question : que s’est-il passé a
un moment donné dans tel lieu ? Unité de temps et
d’action. L’étau se resserre et la perspective révolu-
tionnaire passe en toile de fond et devient pur pré-
texte. Les enjeux fictionnels se déplacent vers
l’aventure, les simulacres de western chinois. On ne
compte plus en effet les héros qui disparaissent au
milieu du film et reviennent miraculeusement a la
derniére minute en compagnie de l’Armée Rouge
qui fait réguliérement office de 7* de cavalerie.
L’Esprit de la mer (1957) de Xu Tao nous plonge
dans les délices de l’aventure exotique. La premiere
partie nous conduit 4 Taiwan en compagnie de
marins en escale : cabarets avec chanteuses, bagar-
Zhao Dan dans Haihun (L'Esprit de la res, Taiwan étant au cinéma chinois ce que la nos-
mer de Xu Tao, 1957)
talgique Casablanca de Curtiz est 4 Hollywood. La
seconde partie nous raméne sur le bateau ot se
déroulera la mutinerie conduite par un marin inter-
prété par Zhao Dan. L’exemplarité politique du
geste est des plus superficielles. Seule compte
l’action, le suspense. La tension est maintenue a un
rythme élevé grace 4 un découpage trés précis, trés
« story-boardé ». Bref, c’est un peu I’esprit des
Révoltés du Bounty revu et corrigé par Le Cuirassé
Potemkine.
Le film le plus marquant a ce titre, c’est sans con-
teste La Nouvelle romance des jeunes héros de Shi
Dongshan et Lii Ban (1950). II s’agit d’un couple
qui bat de I’aile. Le mari s’enrGle dans la 8* armée,
non par conviction politique, mais ma par le seul
espoir d’y retrouver sa femme et de la reconquérir.
Il trahira cette méme armée, se vendra a son ennemi
dans le nouvel espoir d’éliminer le nouvel amant de
sa femme. Et ainsi de suite. Chaque geste (politique
45
ou amoureux) est le contrecoup d’un autre. Il vient
toujours a sa place et les deux se troublent : mépri-
ses, malentendus et catastrophes en chaine. Confu-
sion entre les sentiments et le politique, entre le sin-
gulier (le couple) et le collectif (l’armée), les senti-
ments et le politique portent toujours
a faux et on se
demande oui finit la politique (la stratégie) amou-
reuse d’un couple (ses provocations, ses défis, jus-
que dans la 8¢ armée sur l’air de « qui m’aime me
suive ») et ol commence l’amour de la politique. Il
faut ajouter que Lii Ban est un orfévre de la mise en
scéne. Agencements des personnages, composition
plastique des plans, précision du cadre et de la
lumiére, tout cela est trés beau.
Acteurs : deux poids et deux mesures
Le poids et la mesure qui dominent dans le jeu
des acteurs, on le devine aisément : le héros devient
héroique et révolutionnaire, il gagne en prise de
conscience et, fort de son expérience, le personnage
s’étoffe d’un lourd tissu de connaissance qui rend
son jeu de plus en plus empesé. II faut disjoindre de
cette démarche doxale le jeu d’un acteur comme
Zhao Dan. On pourrait avec sa carriére, |’évolution
de son jeu, raconter toute l’histoire du cinéma chi-
nois. Dés qu’il interpréte un héros (il peut tout
jouer, y compris toute la vie d’un personnage, de 20
ans a 80 ans : réles de vieillissement ov il excelle), il
a cette capacité de le maintenir dans un état cons-
tant d’apesanteur quasi-angélique qu’on ne saurait
confondre avec l’image d’un héros touché par la
grace (ou si on préfére : par la révolution). Il faut
plutét l’entendre comme une suite de moments de
flottements ot Zhao Dan est étranger (absent, déta-
ché) du personnage qu’il incarne et du monde qu’il
représente. Du coup, sans étre lésée, la fiction s’en
trouve franchement moins lestée.
L’autre poids, l’autre mesure, est tellement
impensable qu’elle fait figure d’accident, d’excep-
tion confirmant la régle. Imaginez un héros positif,
dinspiration réaliste socialiste, qui serait aussi un
corps burlesque. Ca ne peut pas coller me direz-
vous. C’est pourtant ce qui arrive dans un petit film
de Cao Yu (Yanyang tian : Journée de soleil, 1948).
L’acteur en question, c’est Shi Hui, l’acteur et le
réalisateur de Ma vie. Il joue le réle d’un responsa-
ble d’orphelinat qui tient téte jusqu’au bout (il les
fera condamner) a la maffia locale qui donne dans
le racket de pousse-pousse et convoite son terrain.
Chaque scéne qui le montre gagnant en sérieux et
prenant du poids est automatiquement suivie d’une
scéne oii il fait le pitre avec les enfants de l’orpheli-
nat qu’il adore. Chaque mimique, chaque gag fait
éclater le vernis du typage héroique et déboulonne
la statue que la scéne précédente menagait de lui
constituer. La déflation héroique par le burlesque.
Tout un programme et c’est justement ce que le film
met a l’ceuvre. Du coup, chaque scéne burlesque
efface la précédente si bien que rien dans le compor-
tement du personnage, 6 combien exemplaire, ne
peut s’accumuler et faire systéme pour la simple rai-
son, essentielle, qu’un corps burlesque est un corps
sans mémoire et sans lieu (il ne tient jamais en
place). Au moment ot, dans un tableau, la pose
pourrait prendre, la scéne suivante nous le montre
ailleurs, toujours en-dega ou au-dela de l’espace ot
les exigences fictionnelles l’avaient programmé. La
rencontre en un seul personnage de l’amnésie bur-
lesque et du héros porteur de la mémoire d’un peu-
ple est un cas de figure suffisamment paradoxal
pour qu’on s’attarde sur ce film. On me signale par
ailleurs que le film n’a pas du tout plu aux autorités
(on comprend pourquoi). Quant a Shi Hui, il est
définitivement disparu lors du mouvement antidroi-
tier de 1957. er.
 ;, o
BIGI CO.,LTD.
1983 SUMMER

Ann Hui (Photo Xavier Lambours)

 HISTOIRES DE HONG-KONG
ENTRETIEN AVEC ANN
Des cinéastes de la « Nouvelle vague » de Hong-Kong, de
Patrick Tam (The Sword) a Alex Cheung, du cinéma intimiste
de Allen Fong (Pére et fils, voir Cahiers n° 332) au cinéma
d’effets spéciaux de Tsui Hark (Butterfly murders, Warriors of
the Magic mountain), Ann Hui est sans doute la cinéaste la
plus attachante et la plus douée. Ann Hui est originaire de
Chine septentrionale et arrive 4 Hong-Kong avant de suivre a
Vuniversité des études d’anglais et de littérarure comparée.
Elle étudie le cinéma a la London Film School en 1972 puis
revient 4 Hong-Kong en 1975 pour étre assistante sur Zhonglie
tu (Cavaliers et guerriers) de King Hu. i
Commencent alors quatre années trés prolifiques pour la
télévision. Elle débute 4 la TVB oi elle réalise 17 épisodes de
diverses séries de téléfilms (dont une sur des policiers) ainsi que
20 documentaires de 30 minutes — parmi eux, des reportages
sur les rituels en Asie du Sud-Est. En 1977, elle quitte la télévi-
sion et tourne une série de 7 heures pour I’ICAC (Independent
Commission Against Corruption), institution fondée par le
gouvernement. Ann Hui revient a la télévision en 1978, offi-
cielle cette fois (RTHK), et réalise trois téléfilms d’une heure,
dont un intitulé Boys from Vietnam. Ann Hui fait son entrée
sur la scéne du cinéma grace a des maisons de production indé-
pendantes (les fameuses « leftist companies » ou compa-
gnies de gauche, installées 4 Hong-Kong en provenance de
Chine populaire). Les deux premiers films pour le cinéma
d’Ann Hui (The Secret en 1979 et The Spooky Bunch en 1981)
ont ceci en commun d’étre des films de genre 4 mi-chemin entre
le thriller et le film fantastique (histoires de fant6mes, supersti-
tions). Boat people confirme la nouvelle trajectoire amorcée
par The Story of Woo Viet, celle d’un cinéma qui, sans jamais
trahir ses qualités de film d’action et d’aventure, greffe son
récit sur un matériau en prise directe avec l’actualité. L’entre-
tien qui suit a été réalisé 4 Cannes et porte essentiellement sur
Boat people, film-phare dans la carriére d’Ann Hui. A cela,
deux raisons. 1) Esthétique. Le film condense exemplairement
le double visage de la filmographie d’Ann Hui : l’amour du
thriller (ses premiers films pour le cinéma) et la téléaste formée
A l’école du reportage et du documentaire. 2) Economique. Le
film a été un énorme succés 4 Hong-Kong (l’argument publici-
taire pour son lancement était celui d’un film catastrophe :
Boat people ou le visage prémonitoire du Hong-Kong de 1997
rendu a la Chine populaire) et Ann Hui, comme beaucoup de
cinéastes indépendants de sa génération, est attendue a son
tour au virage d’une « Major » (son prochain film sera produit
par les Shaw Brothers). Cir
HUI
Cahiers. Ce qui est étonnant dans Boat people,ce sont ces
images du Vietnam, que l’on voit pour la premiére fois en
France. Habituellement on voit dans les films des choses que
les journaux, la télévision, nous ont déja montrées plusieurs
fois. Or ici, les gens ont d’étranges réactions car c’est a travers
la fiction, le cinéma, qu’ils ont pour la premiere fois un apercu
de ce qui s’est réellement passé la-bas. Vous avez dit lors de
votre conférence de presse, que vous aviez eu des problémes
pour le scénario, qu’il avait été remanié plusieurs fois... Vous
avez commencé a y penser apres Story of Woo Viet ?
A. Hui. Avant, maisje l’ai écrit pendant le tournage de Woo
Viet qu’on m’avait commandé auparavant. J’étais engagée a
Il’égard de Madame Lin depuis deux ans a peu prés, mais elle
m’avait dit qu’elle attendrait : je devais remplir d’abord mes
engagements a |’égard d’une autre compagnie, et je voulais que
cela soit vite fait — il s’agissait de Woo Viet. Comme mes pen-
sées tournaient autour de ce sujet, j’ai proposé un théme
qui en fait lui ressemblait beaucoup... j’ai proposé trois themes
et ils ont choisi Woo Viet. Au début, je n’avais plus envie de
faire Boat People, pensant que ce serait une répétition, je
n’avais nullement le projet d’une trilogie. Mais nous avons
décidé de nous y mettre...
J’ai demandé a une scénariste d’écrire le film. Elle a proposé
qu’on tourne en partie dans I’ile de Hainan, parce qu’elle avait
connu quelqu’un qui lui avait dit que l’endroit ressemblait
beaucoup au Vietnam. Nous devions ainsi situer 4 peu prés un
quart de l’histoire 4 Hainan, avant le départ des personnages.
Je suis allée dans I’ile, j’ai pris beaucoup de photos et inter-
viewé des réfugiés qui étaient venus de Hanoi par la route
jusqu’a la province de Kwangsi. Ils m’ont raconté eux aussi
leur histoire. Notre matériau faisait boule de neige et nous ne
pouvions nous résoudre a |’élaguer. Nous avons discuté, écrit.
Nous n’avions pas encore esquissé d’histoire, mais simplement
transcrit des faits... Tout en faisant Woo Viet, je discutais avec
la scénariste de temps en temps. Nous n’avions toujours pas
trouvé la trame de l’histoire ni le point de vue a adopter. Au
début, nous l’envisagions du point de vue de T6 Minh, le type
qui était venu de la zone économique. i
Mais cela ne convenait pas. Un jour, la scénariste s’est mise a
lire une histoire, celle d’ Akutagawa — il s’agit d’un journaliste
japonais qui rencontre une petite fille en 1974-75, immeédiate-
ment avant et aprés la Libération. Elle n’a aucune idée de la
situation politique dans le pays, mais elle est en train de vivre le
changement, de son propre point de vue. L’homme sait, mais
48
elle ne sait pas. L’ histoire gravite autour de ces deux personna-
ges. On avait ainsi d’une part l’histoire d’Akutagawa, sur le
continent, puis celle de T6 Minh. Nous avons réécrit quatre
fois le scénario. Chaque fois que la scénariste arrivait au départ
en mer, elle était arrétée parce que c’était un nouveau drame
qui commengait, avec de nouveaux personnages. Puis nous
avons trouvé une nouvelle version — c’était la sixiéme déja.
Nous sommes allés 4 Hainan, nous devions tourner en juin,
tout était prét, la pré-production ayant été mise en route un an
auparavant. Tout le monde a examiné le scénario — |’équipe
savait qu’on prenait d’énormes risques et se sentait trés concer-
née. Tourner en Chine populaire c’était, en ce qui me concerne,
perdre toute possibilité de tourner un autre film, parce que je
perdrais le marché taiwanais. Pour les financiers de Hong-
Kong, perdre le marché taiwanais, c’est perdre 300 000 dollars
a chaque fois, et notre film ne rentrerait jamais dans ses frais.
En plus, je serais sur les listes noires des principaux laboratoi-
res taiwanais. Ils n’accepteraient pas de travailler avec moi,
parce qu’ils ont une société spéciale, A Taiwan, la Freedom
Society for Independant Filmmakers : nous sommes obligés
d’en faire partie pour pouvoir vendre nos films 4 Taiwan. C’est
une sorte d’embargo politique indirect sur les réalisateurs, les
acteurs et les techniciens d’ Hong-Kong. Nous |’acceptons tous,
pour pouvoir travailler dans l’industrie. Je désirais passionné-
ment faire ce film. Lam Chi Cheung était alors en téte du box-
office des acteurs et il a pris délibérément le risque de tourner
en Chine. Nous avions du mal a trouver des acteurs 4 Hong-
Kong qui veuillent tourner ce film.
Cahiers. C’était en 1981 ?
A, Hui. Oui 1981. L’équipe avait déja été payée, mais nous
avions trois mois devant nous : dés lors que vous réservez une
équipe pour une date donnée, vous devez la payer. Avant de
partir, nous avons montré le scénario a une partie de l’équipe :
ils ont été consternés, car ils n’y comprenaient rien. Nous
étions tellement pris par notre sujet que beaucoup de choses
nous paraissaient évidentes, tandis qu’eux n’ont pas du tout
percu la ligne de force dramatique. L’histoire était si touffue
qu’elle en devenait elliptique, on n’arrivait pas a suivre. A
force de travailler sur le scénario, j’en étais de plus en plus
dégofitée, alors nous avons décidé de changer — de retirer ce
passage sur la mer. Mais la premiére scénariste s’était déja
engagée pour deux autres projets, elle n’avait plus de temps
devant elle. J’ai alors demandé au scénariste de Woo Viet de
réécrire la premiére partie de l’histoire et cela lui a pris sept
mois : chaque jour il s’asseyait devant son bureau, et n’arrivait
pas a écrire, ne se sentant pas a la hauteur du sujet. Il a fallu
annuler l’engagement de l’équipe de tournage, Madame Lin a
The Spooky Bunch De Ann Hui.
ENTRETIEN
di payer 100.000 dollars H-K d’indemnités. Je lui ai proposé
de tourner le film sans scénario, pour qu’elle ne perde pas
d’argent, mais elle m’a répondu : « Non, je veux un scénario,
avant le tournage ». Cela nous a pris presque sept mois, et
nous ne sommes allés 4 Hainan qu’en janvier 1982. Finale-
ment, le scénariste m’a proposé un scénario que j’ai trouvé trés
bien, sauf en ce qui concerne la fin et les rdles de personnages
officiels, qui, je le pense encore, ne sont pas assez bons : je
voulais qu’ils aient aussi leur mot a dire et ce n’est pas le cas. Je
voulais que chacun puisse faire valoir son opinion sur la situa-
tion.
Cahiers. Tous les acteurs parlent le mandarin, aucun ne
parle le vietnamien ou le japonais...
A. Hui. Nous n’avions pas d’acteur japonais, donc Lam a
dai apprendre un peu de japonais, qu’il parle trés mal d’ail-
leurs ; mais nous n’avons pu faire autrement, car l’unique bon
acteur mandarin qui fait des doublages en japonais ne le fait
pas avec un accent parfait : pour les Japonais, entendre a
V’écran un compatriote parler avec un mauvais accent, c’est
désagréable ; mais le film étant destiné au public de Hong-
Kong, nous avons laissé passer. La moitié des acteurs parlent le
mandarin, et l’autre moitié le cantonnais : je les ai laissés
s’exprimer chacun dans leur langue, pour que cela ne géne pas
leur jeu. Ensuite nous avons fait un doublage entiérement en
mandarin pour |’exploitation en Chine, et une autre version
complétement en cantonnais pour Hong-Kong. Dans ce film,
j’ai voulu qu’on interpréte tout ce qui est en chinois comme si
c’était du vietnamien et ce qui est en japonais comme du japo-
nais. Je ne pouvais pas faire parler les personnages en vietna-
mien, sinon ici cela aurait eu l’air d’étre un film étranger qui
n’aurait rien dit 4 personne.
Cahiers. Dans votre film, l’action vient toujours en premier.
Cela va tres vite ; jamais le photographe ne dit : « Oh, c’est
affreux, j’ai fait une erreur ».
A. Hui. Oui, ce que je préfére, ce sont les réles de personna-
ges qui ne parlent pas de ce qu’ils font, parce qu’en général les
gens agissent plus vite qu’ils ne pensent — d’autre part les
intellectuels qui pensent n’agissent pas (rires). Je veux dire qu’il
y a une coupure... les gens ne se remémorent pas a la fin de la
journée ce qu’ils ont fait pour en tirer les conséquences le len-
demain. Les gens agissent, simplement. En fait, je n’aime pas,
dans le film, les scénes ou il confie ses déceptions 4 son ami
japonais. Il dit simplement : « On m’a trompé, on s’est joué de
moi » ; ce n’est pas assez fort, parce que ce n’est pas mis en
valeur ; ou peut-étre parce que ce n’est pas assez direct. Ce sont
des scénes que je n’aime pas.
Story of Woo Viet de Ann Hui.
AVEC ANN HUI
Cahiers. Pourquoi avez-vous choisi un journaliste japo-
nais ?
A. Hui. Parce que nous avions sous la main cette histoire de
Japonais, et j’ai aimé les sentiments qu’elle fait naitre. Et puis
en Asie, le Japon est considéré un peu comme |’Europe. Ils ont
un c6té protecteur, a cause de leur supériorité commerciale.
Nous avions aussi des problémes pratiques : nous avons utilisé
un Chinois pour interpréter le rdle, or les gens de Hong-Kong
savent que cela ne peut pas arriver, que les journalistes de
Hong-Kong ne vont jamais au Vietnam, leur public ne s’inté-
ressant pas du tout a la politique de ce pays. Il est totalement
évident que je n’ai jamais considéré le Vietnam du point de vue
de la politique internationale, mais du point de vue des habi-
tants de Hong-Kong. IIs considérent ce pays comme trés loin-
tain, et jadis Saigon était le paradis de la débauche. Les hom-
mes fortunés allaient y passer les week-ends et tout le monde le
savait.
Cahiers. Y a-t-il des cas de journalistes japonais qui aient
pénétré aussi loin a Vintérieur du Vietnam ?
A. Hui. Oui : j’ai vérifié par la suite. L’histoire a été écrite
en 1974 : je me suis rendue au bureau de la presse, 4 Hong-
Kong, ou j’ai discuté avec les journalistes japonais. Je leur ai
demandé s’ils connaissaient des confréres qui étaient allés au
Vietnam aprés la libération et quelles avaient été leurs expérien-
ces. Ils m’ont donné le nom de |’un d’entre eux qui était
retourné a Tokyo. Je suis allée le voir et il m’a montré des pho-
tos qu’il avait prises en... 1978. Il avait obtenu |’autorisation
d’aller au Vietnam. II m’a montré toutes ses photos, sans vou-
loir m’en fournir des tirages, mais j’en ai gardé le souvenir, et a
mon retour, je les ai reconstituées. Il m’a parlé de ses impres-
sions sur la ville et m’a raconté comment il avait été guidé,
V’ambiance qui régnait, comment il ressentait le fait d’étre
japonais dans cette ville, etc... Il est resté la-bas un mois — ou
au moins vingt jours : il a fait l’aller-retour H6-Chi-Minh Ville
- Hanoi et il a pris des photographies tout le temps a travers
tout le Vietnam.
Cahiers. On m’a dit que la premiere version du film durait
quatre heures...
A. Hui. Non, ce n’était pas aussi long : 120 minutes, a peu
prés, et il a fallu que l’on coupe vingt minutes pour la distribu-
tion a Hong-Kong, de facon a organiser cing séances par jour.
Cahiers. Qu’est-ce que vous avez coupé ?
A. Hui. ... principalement de scénes entre le journaliste et les
personnages officiels... quelques scénes du début. J’ai trés peu
coupé a la fin, car je trouve que l’histoire ne bouge pas assez
vite au début, et qu’a la fin, ce n’est pas assez long, pas assez
développé parce que le scénariste était de plus en plus pressé.
Cahiers. Qu’est-ce que les Chinois avaient en téte quand ils
ont voulu que ce film soit fait ? Savaient-ils comment il serait
recu ?
A. Hui. Je ne sais pas, je ne suis pas assez naive pour penser
qu’il ne sert pas quelque visée politique : il ne faut pas écarter
cette idée. Mais au moins, ils n’ont pas essayé d’influencer ma
pensée, et je trouve que c’est assez honnéte. Il y avait un choix
moral trés délicat a faire : allais-je accepter de servir une visée
50
politique... mais servir en méme temps mes propres buts ? Je
n’avais pas moi-méme de motifs pour calomnier un gouverne-
ment, et je n’ai pas l’impression de I’avoir fait, autant que je
puisse m’en rendre compte.
Cahiers. Une fois le film fini, quelles ont été leurs réactions ?
A. Hui. Les Chinois ont beaucoup apprécié l’aspect techni-
que, car en ce moment, pour ce qui concerne |’industrie du
film, ils font de grands efforts... il y a un extraordinaire regain
d’intérét pour le cinéma. Je pense que dans quelques années
Vindustrie chinoise sera trés florissante, si la situation politique
reste stable, et si l’esprit d’ouverture, si on peut dire, persiste.
Je ne fais pas de la propagande pour la Chine ; c’est mon
intime conviction. Beaucoup de leurs réalisateurs viennent a
Hong-Kong pour y voir beaucoup de films occidentaux, de
techniques occidentales. Ils estiment que notre film est trés bon
du point de vue technique, parce que la caméra est plus fluide
que chez eux. Ils ont vraiment envie d’apprendre. En ce qui
concerne l’idéologie, ils ont des sentiments mélangés, parce
qu’a l’évidence, s’ils s’identifient a certaines de ces aventures,
d’autres passages vont trop loin pour eux, notamment quand,
dans leurs propros, certains personnages s’en prennent sans
arrét a une révolution socialiste.
Cahiers. Quelles sont les conditions de travail pour un
cinéaste a Hong-Kong ?
A. Hui. Ici, a Hong-Kong, les tournages sont de plus en plus
lents : quand j’ai commencé en 1979, il était habituel de tour-
ner un film en trente jours — pas un film en costumes, bien
sir — mais maintenant la moyenne est de cinquante jours.
Nous nous rapprochons done des normes internationales — du
moins en ce qui concerne les questions de temps.
Cahiers. Etre réalisateur indépendant a Hong-Kong,
qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie écono-
miquement, alors que tous les réalisateurs travaillent pour de
grandes compagnies ?
A. Hui. ... La situation reste la méme. Nous sommes a peu
prés dix, tous venant de la télévision, avec l’ambition d’étre de
bons réalisateurs, le désir de faire... des films bien faits, qui
auraient a la fois un succés commercial et une certaine qualité
artistique. Nous n’essayons jamais — nous ne révons méme
pas d’essayer de faire des films de qualité qui ne soient pas en
méme temps des succés commerciaux. Evidemment, nous
échouons parfois... moi-méme, j’ai eu beaucoup de chance,
j’ai réussi a faire un film... paradoxalement, alors que pour
Boat People j’avais essayé de ne pas faire de compromis, le
film a obtenu un gros succés. Et maintenant, je suis dans la
situation enviable ot je peux avoir des exigences, ce qui est une
trés bonne chose. Les compagnies indépendantes font le lien,
elles peuvent notamment produire des films, mais le réseau de
distribution, 4 Hong-Kong, est tout a fait malsain... vous con-
naissez la situation ?... Il n’y a que trois... quatre circuits prin-
cipaux de distribution pour les films faits sur place : d’abord
celui des Shaw brothers, avec trente salles qui leur appartien-
nent : ils ne distribuent que leurs propres productions. Ensuite
il y a celui de la Golden Harvest de Raymond Chow qui
est constitué essentiellement de quatre salles. Dix a quinze
autres salles, petites, flottent tre deux circuits : Golden Harvest
et l’autre circuit qui s’appelle « Golden Princess Company »,
qui est constitué aussi d’une douzaine de salles, dont six
salles principales. Les petites salles se tournent vers le film a
plus grand succés. Parfois elles passent un film une semaine,
et un autre la semaine suivante.La Golden Harvest passe en
priorité ses propres films. On accorde aux films produits par
les compagnies indépendantes des passages en périodes creuses,
ENTRETIEN
et ils ne touchent qu’un tiers des recettes. Il est donc difficile
pour les indépendants de survivre. La plupart d’entre nous ont
envie de faire de meilleurs films, qui nécessitent un budget plus
important. Je retourne dans un studio. Cette fois-ci, je vais
chez les Shaw. Mais les gens de cette compagnie essaient tou-
jours de vous faire signer des contrats plus longs, de facon a ce
que vous deveniez l’un de leurs réalisateurs attitrés : j’essaie de
résister trés fort, car je ne veux pas faire des produits Shaw
moyens. Mais cela m’est égal de faire le prochain avec eux, sur-
tout si je dois travailler dans leurs studios ; parce qu’on ne peut
pratiquement pas louer de studios en dehors de ceux des gran-
des compagnies.
Cahiers. Vous avez été l’assistante de King Hu et il travaillait
aussi pour une grande compagnie.
A. Hui. Il avait d’abord travaillé chez les Shaw puis il avait
fait un film a succés avant de pouvoir monter sa propre compa-
gnie et de travailler chez les Shaw puis avec le producteur Li
Honxiung ; il ne pouvait pas s’en passer, car tous ses films sont
en costumes, et nécessitent des décors. Mais moi, je n’ai pas
besoin de tout cela, ... et je ne veux pas entrer dans les affaires.
Je n’ai pas envie de créer ma propre compagnie pour le
moment.
Cahiers. A Cannes, vous avez parlé d’un projet de comédie
sur Hong-Kong en 1937. Pouvez-vous en parler ?
A, Hui. Nous voulons faire un film sur les moeurs et les cou-
tumes 4 Hong-Kong dans les années 1980, sur les relations dans
une famille... Nous n’avons esquissé pour |’instant qu’une
ébauche. Nous allons rentrer travailler sur le scénario.
Cahiers. Boat People n’a été vu qu’a Hong-Kong, jusqu’a
présent. Est-ce qu’il a eu assez de succes pour couvrir ses
frais ?
A. Hui. Oui.
Cahiers. Donc le marché de Hong-Kong peut vraiment suf-
fire a couvrir les frais d’une production locale ?
A. Hui. D’habitude, non ; mais ce film a eu un tel succés
qu’il a été largement amorti.
Cahiers. Combien le film a-t-il cotité ?
A. Hui. 3,5 millions de dollars H.K., je crois, ce qui équi-
vaut en gros au méme chiffre en francs francais. Il a rapporté
15 millions de dollars HK.
Cahiers. Woo Viet n’a pas eu autant de succés ?
A. Hui. Cela a été convenable. Il a rapporté de l’argent.
Woo Viet a coiité 1,4 million, 4 peu prés un tiers de ce qu’a
cofité Boat People, mais les recettes ont été de 3,8 millions : un
cinquiéme seulement de ce que Boat People rapporte. Mais les
recettes en général ont beaucoup augmenté ces deux derniéres
années, parce que les prix des places de cinéma ont monté.
Cahiers. Est-il vrai qu’a Hong-Kong l’exploitation est trés
rapide et qu’un film couvre ses frais en deux ou trois semaines,
un mois, que les films ne passent jamais deux ou trois mois
dans une salle ?
A. Hui. Oui, habituellement, un bon film passe pendant
deux semaines, quelquefois trois semaines. Quatre, c’est trés
bon. Woo Viet a duré deux semaines ; Boat People six semai-
nes, mais on le considére déja comme un phénoméne.
Cahiers. Quels sont les réalisateurs que vous aimez et qui
vous ont influencée ?
AVEC ANN HUI 51
A. Hui. J’aime Kurosawa, Oshima. Dans les années

contacts
soixante, nous avons été trés captivés par Godard et toute la
nouvelle vague frangaise. Leurs films ne passaient que dans les
ciné-clubs, et ils sont devenus des objets de culte, parce qu’ils
étaient l’expression directe d’une pensée, et ressemblaient a la
vie de tous les jours, ce qui nous attirait beaucoup. C’est en
regardant ces films que l’idée nous est venue d’en faire nous-
mémes. Ensuite, nous avons aimé les films américains ; puis Kaka
Kae Keke k kK
nous les avons mis a |’écart : comme si certains films étaient
des livres et les autres des magazines. Mais je pense étre diffé-
Publicité cahiers du cinéma — SEPTEMBRE 83
rente des autres réalisateurs, dans un sens, parce que j’ai vu
beaucoup de films de Hong-Kong. Quand je m’ennuyais, LIAFFICHE DE CINEMA. J.L. Capitaine. B. Charton.
j’allais voir des films, sans choisir, presque tous les jours... des
films de Taiwan, des films d’ici, et je les aimais. Je n’admettais
Historique de l'affiche 4 travers le cinéma francais. Aspects
pas que dans le milieu intellectuel, snob, ils n’aillent jamais techn. 280 repro. 140 coul. Notice iconogr. de J.P.
voir les films que l’on fait ici ; mais maintenant il y a une Berthomé. Index affiches et affichistes. 180 p. 221F
renaissance de ces films cantonnais. Les gens commencent a les
prendre en considération, a les respecter...
LE CINEMA INDIEN. J.L. Passek. Chrono, du cinéma
Cahiers. Les films de Zhu Shilin... indien. Analyse critique de 114 films. Dictionnaire des réal.
A. Hui. Oui, oui. Il y a eu une rétrospective complete de ses Biblio. Index films. Photos n. et b. 228 p. Br 179 F
films. Mais je ne vais pas aux rétrospectives, je n’aime pas cela.
Mais je devrais.
LA SAISON CINEMATOGRAPHIQUE 1945-1947.
Cahiers. Pensez-vous qu’il y a aussi de véritables auteurs de
F. Chevassu. J. Zimmer. Ts Is films sortis en France entre
films de kung-fu, comme Liu Chia Liang, ou d’autres ?
45 et 47. 872 fiches. Générique et résumé. Biofilmo. des
A. Hui. Qui, je le pense. J’ai vu beaucoup de films de réal. disparus 4 cette époque. Index des réal.. op., mus.,
kung-fu au début des années soixante-dix : Chang Cheh,
j'aime spécialement.
titres originaux. Ill. n. et b. 256 p. Br. 115 F
Cahiers. Récemment, a Paris nous avons vu des films de Liu CAMERAMAGES. Pierre Perrault. Cinéma documentaire
Chia Lang et Chang Cheh.
québecquois. Recueil textes de l'auteur par themes. Photos
A. Hui. J’aime Liu Chia Lang, mais c’est Chang Cheh que n. et b. 127 p. Br. 87F
je préfére. J’ai écrit un essai sur lui. J’aime aussi King Hu, bien
sir. Par exemple, quand Dragon Gate Inn est sorti, il a vrai-
ment fait sensation parmi nous. C’est un film passionnant ainsi COLLECTION FILMO (cinéastes). Biogr. Analyse de
qu’un autre : Come drink with me. Je n’ai pas tellement aimé
en revanche A Touch of Zen. J’ai trouvé que c’était trop lourd
leuvre. Filmo. détaillée, biblio. Index op., mus., sc., int.,
de pensées, d’humeurs et de philosophie. titres originaux. Ill. n. et b. 125 p. Br. *
—R. CORMAN. S. Bourgoin
Cahiers. Maintenant, Hong-Kong et la Chine se mettent a — J.P. MELVILLE. J. Zimmer/C. de Béchade
coproduire des films. Qu’en pensez-vous ? —4J. VON STERNBERG. P. Mérigeau
A. Hui. C’est une ouverture importante pour le futur, car —B. WILDER. 6. Colpart
histoire de Hong-Kong va s’engloutir petit a petit dans |’his- Chaque volume 63F
toire de la Chine. On ne peut lutter contre la géographie et
Vhistoire. T6t ou tard, notre intérét sera guidé par les relations A nouveau disponibles :
entre Hong-Kong et la Chine. La facon dont nous traiterons ce
probléme sera évidemment trés différente de la position et des LE FILM NOIR AMERICAIN F. Guérif. Histoire illustrée
vues officielles — de méme que notre facon de voir le Vietnam du film noir américain. Index filmogr. des réal. Biblio. Index
différe beaucoup du point de vue international. Si nous som- films. Photos n. et b. 223 p. Br. 174F
mes sincéres, notre point de vue souffrira d’un manque de
perspectives et d’objectivité. Mais je ne sais pas quoi faire.
Nous arriverons peut-étre a étre capables d’en savoir plus, et
LE CINEMA POLICIER FRANCAIS. F. Guérif. Histoire
d’en faire des films. illustrée du film policier francais. Index filmogr. des réal.
Biblio, 223 p. Br. 154F
Cahiers. Pensez-vous que vous pourrez réaliser une co-
production officielle ?
PRIX FRANCO
A. Hui. De mon cété, il n’y a aucun probléme, si ce n’est
que je suis inquiéte... parce que je veux pouvoir exprimer ce KaeKe KKK KKK
que j’ai a dire, sinon, je n’ai pas de raison de faire un film. Si
ma propre facon de voir les choses s’accorde avec la politique
officielle, je pourrai faire des films. Dans le cas contraire, je Librairie du Cinéma
préfére ne pas en faire. 24,RUE DU COLISEE 75008 PARIS
(Propos recueillis 4 Cannes, le 15 mai 1983 par Olivier Assayas TEL. (1) 359.17.71
et Charles Tesson, traduits de l’anglais par Francine Arakelian)
 « BOAT PEOPLE » DE ANN HUI
TU N’AS RIEN VU A DA-NANG
PAR CHARLES TESSON
Boat people ou Retour 4 Da-Nang de Ann Hui représentait
cette année 4 Cannes le « film surprise ». Quel est le statut
d’un « film surprise » ? Il suffit de regarder un peu en arriére :
Yol de Giiney et L’Homme de fer de Wajda. Deux films en ter-
rain politique miné (la Turquie des militaires, la Pologne de
Gdansk) qui, une fois sur la Croisette, sont a effet médiatique
garanti. Le film de Ann Hui avait tout, sur le papier, pour
jouer a son tour cette carte. Ne racontait-il pas l’histoire des
« boat people », un des aspects de la réalité politique actuelle
du Vietnam ? Rien n’y a fait. Pourquoi ? On peut avancer un
étouffement diplomatique de derniére minute (le film a été
coproduit et tourné en Chine et les relations de ce pays avec le
Vietnam ne sont guére au beau fixe). C’était aussi mal
connaitre Ann Hui. Contrairement au Wajda ou au Giiney, la
cause du film de Ann Hui n’était pas gagnée a l’avance si tenté
qu’il ait une cause 4 défendre autrement que cinématographi-
que. On l’aura compris, Retour @ Da-Nang est un film fort,
singulier (le contraire d’une planche a médias), plein d’un désir
de cinéma sans concession.
Le Vietnam est en guerre depuis longtemps et le cinéma aime
la guerre. Pas le francais, amnésique en l’occurence, mais le
cinéma américain, toujours sur le qui-vive et trés fort, dés qu’il
s’agit de faire fictionner ses plaies. Cette fois-ci, c’est |’ Asie,
une cinéaste de Hong-Kong, qui exorcise la réalité d’un pays et
rend enfin a l’histoire sa vraie fiction. C’est énorme. Quand un
cinéaste doit passer, le temps d’un film, d’une Histoire (un
pays) a une histoire (un récit), il joue nécessairement sur la
corde raide. S’engager, en tant que cinéaste, a faire fictionner
une réalité historique proche, toujours pas réglée, c’est avant
tout s’engager sur de vrais risques de cinéma. Le passage d’une
réalité documentaire (le scénario est constitué de témoignages :
Ann Hui s’en explique dans |’entretien ci-contre) a sa possible
fiction revient toujours a un probléme de vitesse (Wajda en sait
quelque chose) a |’intérieur duquel le film devient 4 terme une
longue course a négocier entre le ralentissement (le précipité de
Histoire) et l’accélération (la précipitation du récit). A ce
régime, Ann Hui gagne sur tous les tableaux. Elle pense tou-
jours son film en fonction du récit (« Just facts »). Dans l’exi-
gence de chaque plan a |’intérieur de son film, il y a d’abord
cette interrogation naive, cette croyance fullérienne minimale :
« What’s the story ? ». La régle de cinéma d’Ann Hui est sim-
ple et terriblement efficace : un récit a ses lois, sa logique, et
tous les personnages, sans exception, leurs raisons. A partir de
la, le récit, poussé a bout, hors des limites qu’il s’est lui-méme
fixées, n’a de comptes a rendre qu’a lui-méme (parler 4 propos
de Boat people de chantage au vécu ou de chantage au sujet est
tout simplement risible) et dés lors, le comportement des per-
sonnages, plus que jamais, est dicté par l’urgence du récit — sa
« fureur » serait plus juste. Retour a Da-Nang ne travaille a
aucun moment sur la bonne ou mauvaise conscience du specta-
teur car la force de son exécution, la violence de son récit, irré-
cupérable (le film n’est pas anticommuniste), le film la gagne a
la force de ses poignets et non de son sujet.
Pour établir sa fiction, Ann Hui a inventé ce personnage de
reporter. Il s’agit d’ Akutagawa, photographe japonais (« l’ami
étranger ») qui est 4 Da-Nang en 1975 4 la libération, remonte
dans la zone nord (la Nouvelle Zone Economique) pour photo-
graphier les bienfaits du nouveau régime puis retourne a Da-
Nang et découvre progressivement des cadavres de fusillés, des
gens qui cherchent de l’argent pour quitter le pays. Ce genre de
personnage, celui par qui la vérité, la prise de conscience arri-
vent (presque un archétype) a déja coulé plus d’une fiction
pseudo-documentaire. Le Vietnam filmé par Ann Hui ne
devient jamais, via son personnage central, le théatre d’une
déchirante crise de conscience du voir et de sa restitution
médiatique. Le choix de l’acteur entre pour beaucoup 1a-
dedans. Lam, de son vrai nom Lam Chi Cheung, est un chan-
teur, une pop-star de Hong-Kong, avant d’étre un acteur. Son
visage est léger, presque serein. II n’est pas encombré par cette
graisse de |’Ame et résiste a toute tentative de lestage scénari-
que. Quant a sa prise de conscience (Akutagawa photographie
et accomplit son travail jusqu’au bout), le film ne l’élude pas.
Il la filme a la lettre et la prend méme trés au sérieux. Retour a
Da-Nang : sous de premiéres images, idéalisées, se cache une
autre réalité, d’autres images a venir. Ce cliché (l’envers du
miroir révélé par la photographie) veut généralement que le
tempo d’un personnage comme Akutagawa soit réglé comme
du papier 4 musique : il y a un temps pour agir (photographier)
et un temps pour réfléchir (sur ses photos, son travail). C’est
l’incontournable prise de conscience. Dés lors, la fiction ralen-

tit, s’alourdit et le visage de l’acteur accuse une pesanteur, une
gravité qui fait elle-méme écho au sérieux des réflexions qu’il
énonce. Ann Hui filme Akutagawa quand il découvre et photo-
graphie les cadavres des fusillés puis coupe devant une réaction
qui ne vient pas et que les spectateurs attendent. Elle ne l’évince
pas pour autant. En tant que cinéaste, ce qui l’intéresse avant
tout, ce sont des mécanismes de récit, c’ est-a-dire le moment ot
cette réaction va revenir dans la fiction (revenir pour la travail-
ler) et comment, par son retour, elle va créer des appels de fic-
tion. C’est la trés belle scéne ot le photographe, convié a diner,
en découpant sa viande, se met 4 vomir @ /a vue d’une goutte de
sang.
En conjugant les deux temps a la fois (agir, penser) au sein
d’un méme mouvement fictionnel, le film ne se condamne pas
a une vitesse forcée. La vitesse de Retour a Da-Nang, la fulgu-
rance de son récit, est paradoxalement une vitesse lente. Ann
Hui, vis-a-vis de son photographe, ne s’intéresse qu’a ses actes
et son comportement, pas a sa psychologie. Akutagawa ne
nous prévient jamais pour nous dire ou il va, on nous le montre
ou il est, déja la. Du coup, il a une case d’avance sur le specta-
teur, pris de vitesse, tandis que lui va a son rythme de person-
nage qui est plutét lent, pondéré. La vitesse de déplacement du
personnage ne rencontre jamais la vitesse d’exécution du film.
Ce qui ne signifie pas pour autant que le film joue le « agir » a
la place du « penser » (de ce fait, disparu dans les coupes som-
bres d’un découpage elliptique). Ann Hui est tout sauf une
cinéaste irresponsable. Son film ne fait jamais l’économie de la
prise de conscience de son personnage (au sens de I’absenter), il
est au contraire son économie au travail, sa vraie fiction. Chose
autrement plus importante et plus passionnante a suivre. Chose
que peu de cinéastes, aujourd’hui, savent filmer.
Boat People de Ann Hui.
L’autre grande qualité de Retour a Da-Nang, c’est la démo-
cratie de sa mise en scéne. Notion peu a l’ordre du jour dans ce
type de fiction menée au forcing. Notion sur laquelle le film ne
transige pas. En clair, le photographe n’a pas le monopole de la
fiction. Il n’est pas ce centre tutélaire par qui la vision du
monde (toute la vision du monde, rien qu’elle... air connu) doit
passer, il n’est pas cette banque fictionnelle qui capitalise tou-
tes les données du scénario. La démocratie de la mise en scéne,
c’est cette régle minimale, peu souvent respectée, qui veut
qu’aucun personnage ne soit a priori chargé (ce qui est vrai des
officiels comme Lé et Vu) parce qu’un acteur, quel que soit son
personnage, au méme titre que tous les autres acteurs, a le droit
de préserver intacte sa chance dés qu’il arrive sur l’écran. C’est
ce qui se passe lorsqu’a la fin un officiel dit 4 Nguyén, le vieux
révolutionnaire a la cicatrice, qu’il n’est pas nécesaire de pren-
dre sa chemise pour aller en zone nord. C’est ce qui fait égale-
ment que ce personnage de Nguyén — tout comme Cam Nuong
(Season Ma, formidable), l’amie du photographe — finit par
exister sur l’écran sans la caution d’Akutagawa (la scéne ou il
parle avec lui le long d’une allée de palmiers est magnifique). A
chaque instant du film, on sent Ann Hui, par amour pour tous
ses personnages, pour son récit, préte 4 quitter le centre de la
fiction pour étre toute a eux, séparément, l’espace de quelques
minutes, jusqu’au bout. C’est l’épisode formidable du camp de
déminage avec T6 Minh et Ah Thanh. Un visage en gros plan
couché a terre, le bruit d’une explosion, quelques mottes de
terre retombant sur le dos... images terribles. La fuite la nuit,
la fusée qui éclaire le bateau prenant le large, l’autre bateau qui
surgit sans bruit, la mitraillette implacable que balaie un travel-
ling... Images fortes, inoubliables. A la mesure de tout le film.
CT.
 CRITIQUES
A COEUR
LA MEMOIRE (UNE HISTOIRE EGYPTIENNE — witz, quand il reconstitue, en une derniére lettre d’amour,
HADOUTA MISRYA) Egypte 1982. Réalisation : Youssef
Chahine. Scénario : Youssef Chahine. Image : Mohsen Nasr.
Mixage : Hassan el Touny. Musique ; Gamal Salama. Produc-
tion : Youssef Chahine pour MISR International Films. Jnter-
prétation : Nour El Cherif, Mohsen Mohiel Dine, Oussama
Nadir, Yousra, Magda El Khatib, Leila Hamada, Hanan.
Durée : 2h 10 mn. Distribution : Gerik Distribution.
Aprés Alexandrie pourquoi ?, La Mémoire (présenté a
Venise l’an dernier sous le titre d’ Une histoire égyptienne) est le
deuxiéme film autobiographique de Youssef Chahine. Et
comme sa suite — « vingt ans aprés » : celui qui révait d’étre
un jour cinéaste et de monter des comédies musicales est
devenu un cinéaste de renommée internationale, célébré a l’Est
comme a l’Ouest. Les débuts difficiles ne sont plus qu’un mau-
vais souvenir que l’on regarde avec humour et tendresse. Ou
plutét : avec le succés, c’est ce qui a été perdu, irrévocablement
— souvenirs, promesses ou idéaux d’enfance, irrémédiable-
ment sacrifiés 4 une passion exclusive du cinéma — qui devient
le sujet principal.
Alors que l’autobiographie est un genre majeur de la littéra-
ture moderne, s’étant quasi substituée au roman, elle reste
chose rare au cinéma, comme s’il y avait quelque scandale,
quelque obscénité 4 dépenser tant d’ argent pour parler de soi, a
mobiliser toute une industrie pour se réfléchir en une image de
quelques dixiémes de seconde. Les rares films autobiographi-
ques n’ont guére été au-dela du film expérimental ou du cinéma
indépendant, ou l’expression prime sur la distribution, le faire
soi-méme sur la rencontre du public (Maria Koleva, quand elle
OUVERT
tient son journal, L’Etat de bonheur permanent, ou Léo Hur-
— Dialogue with a Woman Departed —, Vhistoire de sa
femme aprés sa mort, transposent dans une ceuvre intime un
mouvement intérieur mf par lui-méme, par sa propre nécessité
et non par le besoin de communiquer un savoir a une
audience). Il n’y a que le cinéma amateur a n’étre peuplé que de
séquences autobiographiques, d’une vie filmée par bribes mais
sans la cohérence d’un projet, sans doute parce que |’autobio-
graphie est ce qu’il y a de plus proche, de plus accessible a fil-
mer. Etant aussi ce qu’il y a de plus fermé, de moins porteur de
communication, elle apparait d’emblée comme le genre ama-
teur du cinéma. Jusqu’a présent, il n’y avait guére que Fellini a
étre allé au-dela, a s’étre risqué a conquérir le public sur des
récits de jeunesse, sur la peinture de sa Rome, etc. Et il est vrai
que le dernier film de Youssef Chahine, que ce soit par les thé-
mes ou par l’écriture, évoque le cinéma de Federico Fellini
(Huit et demi plus particuliérement).
Avec cette différence toutefois : que le plaisir de distraire,
d’amuser avec des souvenirs est ici complétement embrayé par
la maladie, la remise en cause absolue qu’est toute menace de
mort imminente. Rien que ce motif interdit de tricher avec soi-
méme, de méme qu’il suffit a lever les plus fortes inhibitions.
La maladie elle-méme comme sujet et facteur d’introspection,
si on voulait en chercher un équivalent dans le cinéma, il fau-
drait la rapprocher du cancer de Nicholas Ray dans Nick’s
movie, avec ce besoin urgent, pour lui aussi, de témoigner,
comme si le sursaut d’énergie, d’instinct de vie, que l’orga-
nisme mobilise contre son travail de mort était 4 méme de recu-
ler, voire de lever le voile de pudeur qui recouvre habituelle-
ment les actes et les pensées de chacun, en obligeant l’auteur 4
s’impliquer dans ses derniers retranchements, non plus seule-
ment en paroles mais physiquement.
La Mémoire commence avec le tournage de la séquence
finale du Moineau. On y voit le cinéaste seul contre tous,
fumant cigarette sur cigarette, la voix totalement enrouée,
s’éreinter a hurler une fois de plus dans un mégaphone les der-
niers ordres d’une scéne aux mouvements compliqués a4 une
foule de figurants a bout, a des acteurs épuisés et a une armada
de techniciens complétement débordés. Soudain, c’est la crise
cardiaque, le rappel a l’ordre du corps. Le cinéaste apprend
qu’il lui faut se rendre 4 Londres pour y subir une périlleuse
opération a coeur ouvert dont il n’est pas certain qu’il y
réchappe. A I’h6pital, les examens de santé se transforment en
un examen de conscience, l’inquiétant bilan de santé en le
manifestement non moins affligeant bilan humain d’une car-
riére. Un tribunal imaginaire s’installe a |’intérieur du thorax
du cinéaste. Un enfant y joue le réle d’un caillot. Il accuse le
cinéaste de l’avoir trahi. C’est pourquoi, lui dit-il, il va mourir.
Cet enfant n’est autre que la conscience du cinéaste.
Des séquences entiéres de son enfance, de sa jeunesse, de son
ascension professionnelle, une fois adulte, sa femme, sa mére,
sa fille, défilent 4 la barre des témoins sans succés auprés du
petit procureur intransigeant. La remontée dans I’histoire indi-
viduelle est aussi une remontée dans l’histoire des générations,
et d’une génération a l’autre, la répétition des mémes erreurs,
des mémes errements des parents vis-a-vis des enfants, la
révolte de ceux-ci contre l’égoisme professionnel du pére, et au-
dela encore, une remontée dans l’histoire collective, le nasse-
risme, l’indépendance, |’ére de la décolonisation, |’impéria-
lisme anglais. Et enfin une remontée dans le cinéma : le récit
ironique des illusions perdues 4 Cannes en 1954, entre la
femme interpréte et le beau-pére producteur, le regard naif de
cette premiére rencontre avec le cinéma international, d’une
fraicheur et d’une générosité que les déceptions successives
n’entacheront pas, telle l’espérance conservée et encouragée
jusqu’a la derniére minute d’un prix au Festival de Berlin pour
Gare Centrale, \a récompense de cette attente au Festival de
Moscou avec le triomphe de Djamila l’Algérienne 4 Moscou et
la rencontre inattendue, quasi-clandestine, a cette occasion, de
Henri Langlois... Ces différentes périodes, ces différentes
expériences d’une méme personnalité, ces multiples aspects,
contradictoires et conflictuels, versant public et versant privé,
d’un méme étre, se chevauchent sans autre articulation que ce
procés imaginaire et s’interpénétrent sans le moindre respect
d’une chronologie historique. Les dates de référence sont don-
nées comme par surcroit, le temps du film étant fixé une fois
pour toutes par la durée de l’opération, |’arriére-fond de cette
introspection, la mémoire échappant a la logique du temps.
Tous les niveaux de la vie — affective, familiale, profession-
nelle, idéalisée —, le contexte politique, le milieu social et his-
torique, sont mis sur le méme plan comme autant de lentilles a
travers lesquelles la réalité psychologique évanouie, oubliée, se
diffracte, diffuse et reeompose son ombre.
C’est la incontestablement que réside la liberté de conception
que la critique en général s’est accordée a saluer dans ce film :
dans l’absence de hiérarchie des signifiants et des valeurs. C’est
56
ce qui permet de sauter du coq 4 |’Ane sans se soucier d’une
cohérence immédiate et a l’univers onirique, au merveilleux, au
plan de fuite de la réalité (comme de s’envoler au-dessus des
gratte-ciel de New-York sur fond de musique de Gershwin) de
coincider avec l’image de cette méme réalité, celle pénible, de
ses conflits, crises et dissensions, sans heurt, sans rupture dans
le spectacle, de méme que la gravité de la maladie, la lourdeur
du dispositif médical et le danger que représente par elle-méme
intervention chirurgicale conduisent a un décor mi-
fantastique mi-de science-fiction, sans besoin de vraisem-
blance. Pour que cette allégorie soit crédible, ce décor de bric et
de broc vrai, il suffit que les personnages, eux, existent, qu’ils
tremblent dans leur chair et dans leurs os d’émotions,
d’affects, de sentiments, de souffrance et de douleur physique.
Il n’y a ici que les mille facettes d’une vie au bord de l’abime,
devenue |’aune de toute chose, du politique comme du senti-
mental, de l’idéologique comme de I’affectif, de l’individuel
comme de I’histoire, et qui emporte tout dans son mouvement,
SERIE B COMME
VIVEMENT DIMANCHE ! France 1983. Réalisation : Fran-
cois Truffaut. Scénario ; Francois Truffaut, Suzanne Schiff-
man et Jean Aurel, d’aprés « The long saturday night » de
Charles Willians. Image: Nestor Almendros. Son : Pierre
Gamet. Montage : Martine Barraque. Production : Les Films
du Carrosse, Films A2, Soprofilms. Interprétation : Fanny
Ardant, Jean-Louis Trintignant, Philippe Laudenbach, Caro-
line Sihol, Philippe Morier-Genoud, Xavier Saint Macary,
Jean-Pierre Kalfon. Durée: 1 h 51 mn. Distribution : AAA
Soprofilms.
Il y a chez Francois Truffaut une grande permanence des
sujets et une fidélité constante a certains auteurs. La premiére
séquence ol nous assistons au meurtre de Massoulier semble
poursuivre ou terminer, quarante ans aprés, la chasse de La
Régle du jeu, méme si, entretemps, le gibier a changé. Mais ce
qui n’était qu’attente, menace, vague et inquiétant sentiment
dans La Régle du jeu, avant que n’éclate la passion, devient ici
la seule réalité, l’enjeu principal d’une action dont la chasse
tient lieu de décor : tout chasseur qui rentre dans le champ de
CRITIQUES
dans son sursaut pour se sauver d’elle-méme, dans sa lutte con-
tre ses propres forces de mort.
Bien évidemment, Youssef Chahine dresse un portrait extré-
mement critique de lui-méme par le biais du petit garcon. Pour-
tant, il est loin, a la longue d’étre négatif, indépendamment
méme de la réconciliation finale avec soi-méme. Si la part de
burlesque et de fantastique l’emporte dans les séquences du
procés, une fois passés la stupeur de la premiére accusation,
’étonnement de cet acharnement incompréhensible de l’enfant
contre lui-méme, c’est que visiblement le cinéaste s’aime plus,
aime plus ce qu’il fait, ce qu’il est devenu, que ne le tourmen-
tent la nostalgie et son peu de disponibilité envers les siens, ou
le reproche d’avoir cédé les fruits amers de la réalité aux pro-
messes alléchantes mais illusoires de l’imaginaire cinématogra-
phique. D’ailleurs, c’est cet amour incompressible de la vie,
irrépressible, qui, en définitive, profits et pertes calculés,
emporte le morceau, réconcilie l’enfant et son double, son moi
vieilli, et accorde au malade une deuxiéme vie. Yann Lardeau
BARBARA
la caméra, s’il n’est pas l’assassin, ne peut étre qu’une victime,
la caméra personnifiant le regard de l’assassin. Un voisin en
promenant son chien voit la femme de Trintignant rentrer pré-
cipitamment 4 son domicile, et une dispute aussit6t éclater
entre elle et son mari, sans cependant voir le terme de celle-ci.
Mais c’est 1a un indice suffisant pour accuser par la suite le
mari de meurtre et le plonger dans une situation inextricable,
de méme que, chez Hitchcock, un point de détail anodin qui
cloche, qui fait tache dans le tableau, finit par envahir toute la
surface de l’écran et modifier complétement le cours d’une
existence banale.
Un directeur d’agence immobiliére se voit accusé du meurtre
de sa femme et de son amant. La police a ses trousses, il se
cache dans son agence, cependant que sa secrétaire joue les
détectives. Elle est brune et les hommes préférent les blondes. II
y aentre Fanny Ardant et Jean-Louis Trintignant, un jeu du
chat et de la souris paralléle a l’enquéte, qui, avec leurs aventu-
res policiéres, trouvera une heureuse fin. La province (Mar-
seille, Nice...), des notables, plus une femme infidéle, une rela-
tion amoureuse qui se construit entre un directeur et son
employée, Vivement Dimanche ! est \’un de ces films de Truf-
faut qui, tout en mobilisant des thémes et des images trés per-
sonnels, relévent de sa veine chabrolienne, de ce qu’il peut y
avoir de commun entre son cinéma et celui de Chabrol.
Dans Le dernier métro, Heinz Bennent dirigeait une piéce
qu’il ne pouvait pas voir, caché dans les coulisses. Cependant
que Jean-Louis Richard, le chroniqueur de Je suis partout,
avait l’oeil 4 tout, il lui fallait s’en remettre 4 sa femme et a ce
qu’il entendait le soir des représentations. Il en est de méme
ici.Mais Fanny Ardant, il faut le reconnaitre, n’a pas l’art
d’une Catherine Deneuve. Elle joue trop son personnage et lui
retire vite sa crédibilité, le tirant trop du cété de la comédie,
comme si entre elle et son personnage, le partage s’était mal
fait, trop déséquilibré tantét dans un sens, tantét dans |’autre.
Vivement dimanche souffre sans doute de ce que nous ne par-
venons pas a croire en cette histoire d’amour de Jean-Louis
Trintignant et de Fanny Ardant, comme si les personnages res-
semblaient trop a ce que nous pouvons attendre d’eux. Jean-
Louis Richard incarne encore le mauvais ceil, c’est encore
comme tel qu’il apparait la premiére fois, derriére le judas
d’une boite de nuit de Nice, a la mauvaise réputation, ow tra-
VIVEMENT DIMANCHE
®
= |
vaillait la femme de Trintignant avant qu’il ne la rencontre.
Cette premiére image d’un bandit du milieu, terrifiant est com-
plétée par une présentation plus douce et plus humoristique
lorsque le personnage entre de plain-pied dans l’action et a
occasion de parler : mélange d’homosexualité, de timidité, de
corpulence et de féminité, proche du truand incarné par Daniel
Boulanger dans Tirez sur le pianiste. Quant 4 Fanny Ardant,
elle méne l’enquéte avec son costume de théatre, sous l’imper-
méable de Trintignant.
Philippe Laudenbach interpréte l’avocat, personnage plus
complexe, sorte de Charles Denner vieilli, ma par le ressenti-
ment davantage que par le pouvoir et le désir de puissance,
amant jaloux animé par une vengeance plus morbide encore
que celle de La Mariée était en noir. La découverte de sa culpa-
bilité nous est donnée en flash-back de méme que la découverte
du cadavre de la femme de Trintignant. Ce sont les deux seuls
flashes-back du film par lesquels Truffaut accroit le suspense
en interrompant l’action pour y revenir par la suite et l’éluci-
der. Le procédé est artificiel, mais il semble correspondre aussi
a une nécessité pour Francois Truffaut de faire en sorte que
toutes les images qui se rapportent a la femme de Trintignant,
une fois celle-ci morte, ne soient pas seulement des images
d’elle avant sa mort, dans le passé, mais encore des images au
passé, de méme qu’un récit peut se faire au présent ou au passé
simple. En effet, le deuxiéme flash-back est censé nous intro-
duire dans la boutique d’esthétique tenue par la femme de
Trintignant, et en fait nous conduit dans un véritable autel
57
secret of un mannequin, une poupée, est religieusement
encensé et célébré a la place de la femme aimée et disparue,
tuée parce qu’elle ne pouvait plus se maintenir a la place de ce
fétiche terrifiant.
Cette image morbide qui est sans doute tout le mystére, la
véritable énigme du film, n’apparait que fugitivement. Mais le
couple du mannequin et de l’avocat, que nous ne pouvons que
supposer, est le symétrique du couple Fanny Ardant-Jean-
Louis Trintignant. Fanny Ardant, elle-méme est grimée, dégui-
sée avec son costume de théatre. Elle tape — comme toutes les
secrétaires dans cette histoire — sur une vieille machine a écrire
qui ressemble comme sa sceur a celle que volait le petit Doinel
dans Les 400 coups. Nous la voyons a un autre moment se
maquiller en prostituée. Mais cette fois la vie est du cdté du
déguisement, de la femme potiche, de la scéne, du théatre.
C’est le spectateur, Jean-Louis Trintignant, qui est donné
comme un étre mort, inerte, passif, impotent et velléitaire
comme un malade, qu’il faudrait protéger de ses propres ten-
dances suicidaires.
Les plans du générique de la fin nous montrent une classe
d’enfants danser, tout comme il arrivait 4 Renoir de finir par
un théatre de marionnettes. Au beau milieu de cette classe, un
enfant noir. Dans The Naked Kiss, une prostituée débarquait
un jour dans une petite ville des Etats-Unis, pour se cacher,
trouvait une chambre chez |’habitant et veillait sur « Charlie »,
un mannequin avec le casque et la veste du compagnon disparu
de la propriétaire de la maison, prenait un travail dans I’hos-
58
pice d’enfants handicapés de la ville et épousait le potentat
local, un pervers qu’elle tuait finalement. Dans les plans
d’enfants de I’hospice ou dans les plans de la foule a la fin du
film, il y avait toujours, au milieu d’une assistance blanche, un
noir ou un asiatique, comme pour démontrer que la normalité
était quelque chose d’impossible. Sous les apparences du cou-
ple normal qui se constitue sous nos yeux dans Vivement
Dimanche !, celui de Jean-Louis Trintignant et de Fanny
Ardant, il y al’autre couple, celui de l’avocat et de la femme de
Trintignant, obscur et sordide, louche et morbide, pervers et
inquiétant comme le couple de The Naked Kiss, s’il avait pu se
faire, et qui est en quelque sorte l’envers du couple bon enfant
Trintignant-Ardant. Son envers comme le cété pile d’une
méme piéce de monnaie, tout comme les jeunes héros hitchcoc-
A L’AUBE DES SIXTIES
LIBERTY BELLE. France 1983. Réalisation : Pascal Kané.
Scénario et dialogues : Pascal Bonitzer et P. Kané. Images :
Robert Alazraki. Montage : Martine Giordano. Production
exécutive : Nicole Flipo — Films A2, Gaumont, Hachette pre-
miére. Interprétation : Jér6me Zucca, Dominique Laffin,
André Dussollier, Philippe Caroit, et la participation de Jean-
Pierre Kalfon, Anouk Ferjac, Bernard-Pierre Donnadieu, Fred
Personne. Distribution :; Les Films Galatée. 1 h 52 mn.
Liberty Belle est un film dense et riche. Charles Tesson dans
un premier compte-rendu (voir Cahiers n° 348-349) a pu privi-
légier le théme de la cinéphilie qui y tient une place importante,
pour mettre en évidence comment, pour la premiére fois peut-
étre dans un film, cette cinéphilie des protagonistes n’est pas
seulement un /rait de caractére qu’on tournerait en ridicule, ou
bien un procédé facile de mise en abyme, mais un des enjeux du
récit, pris au sérieux et pleinement intégré dans le réseau
symbolique construit par la narration et la mise en scéne. Cette
cinéphilie d’ailleurs est parlée, nommée par les personnages,
elle ne se proméne pas dans le film de maniére diffuse, et allu-
sive, faute d’étre dite : voir certains films de Wenders, comme
Au fil du temps, qui, non sans charme, font de la cinéphilie
quelque chose de vaguement tabou, intraitable de maniére
directe. De ce point de vue, c’est comme si en effet un tabou
implicite était levé dans Liberty Belle : la cinéphilie peut étre
traitée de maniére grave, et l’on ne se croit plus obligé de
Vaborder au second degré ou par la dérision, qui est souvent
une autodérision bien oiseuse.
Ainsi je ne reviendrai pas sur cet aspect capital du film —
lequel, curieusement, se trouve totalement passé sous silence
dans le copieux synopsis rédigé par Kané pour le press-book :
comme si le réalisateur avait craint qu’on ne rabatte sur cette
seule dimension les multiples implications de son film. On peut
comprendre sa prudence : certains auraient vite fait de ne voir
dans Liberty Belle qu’un réglement de compte entre gens du
« milieu » visant ici les Mac-Mahoniens. Pourquoi pas, d’ail-
leurs ? Puisque c’est un des mérites du film que d’aborder ce
point sans biaiser, sans distancier.
Liberty Belle (en fait, semble-t-il, Liberty Bell, la cloche de la
Liberté de Philadelphie, celle qu’on voit dans Blow-Out
— mais les Francais ont bien le droit de lire une Belle) c’est
donc le nom d’un flipper que l’on trouvait alors. On le voit
peu, d’ailleurs, juste assez pour contribuer a situer |’époque,
1959, et le milieu : des lycéens d’Hypokhagne, a Paris. Le titre
CRITIQUES
kiens filent doux, a la derniére image, vers cette vie de famille
victorienne que haissait tellement Hitchcock dans les mémes
films.
Avec Vivement Dimanche !, Francois Truffaut a voulu réali-
ser une comédie policiére comme celles du jeune Hitchcock
(Young and Innocent) sur fond de mystére a la Clouzot. A
l’évidence, cela a aussi été l’occasion de revenir sur une période
passée du cinéma, non sans nostalgie, celle du film de série.
Au-dela du charme rétro, de la mélancolie qui teinte certains
accessoires du décor, il y a une trés belle image en noir et blanc
de Nestor Almendros qui a su retrouver quelque chose de
l’éclairage de la fin des années cinquante et du début des six-
teen.
Yann Lardeau
vise aussi a créer des associations avec |’Amérique (Gilles,
lami fascinant et pervers, porte aux nues Raoul Walsh et le
cinéma d’action contre les cinéastes exclusivement européens :
Fellini, Bergman, Antonioni, que Julien, le héros, cite comme
ses préférences), mais aussi avec deux mots trés beaux, qu’il
réunit de maniére parataxique, non coordonnée, pour un Fran-
¢gais : la liberté — parce qu’il y a des enjeux moraux et politi-
ques (intellectuels et militants de gauche soutenant le FLN,
contre réseaux d’extréme-droite, ceux que fréquente Gilles, qui
veulent casser du « bolcho ») ; et une belle, l’objet aimé par
Julien, Elise (Dominique Laffin). Elise qui est du bon cété
mais que, comme dans une bonne fiction cedipienne, le jeune
Julien croit sous le « pouvoir » de l’adulte rival, le professeur
de philo, Vidal (André Dussolier). Ce dernier, séduisant sar-
trien 4 la Francis Jeanson, va d’ailleurs mourir a la fin par la
faute de Julien, lui laissant la place libre.
La liberté et la belle : cette juxtaposition brute sans marque
de dépendance, de coordination, de hiérarchisation (on dit en
linguistique : une parataxe), est la porte ouverte au réve et a
l’aventure, mais aussi a la confusion et au malentendu. Le film
travaille nettement la-dessus, sur cette confusion, et cependant,
je ne suis pas d’accord avec la fagon dont Pascal Kané (co-
auteur, avec Pascal Bonitzer, de l’excellent scénario) tranche
pour sa part, dans sa présentation du film. Lisons :
« La conception de l’engagement dans la vie que refléte le
film west ni politique ni idéologique : l’aveuglement du héros
n’est susceptible d’aucune révélation, aucune voie ne doit étre
trouvée par lui ; son aveuglement est la manifestation la plus
tangible de son désir, et sa maturité consistera @ mieux le
connaitre » (son désir, ou son aveuglement ?).
Je ne suis pas d’accord parce que le film, 4 mon avis, ne
fonctionne pas a ce niveau (de l’aveuglement amoureux) et que
je vois dans ces propos une légére dénégation, visant a recen-
trer l’intérét du spectateur vers l’enjeu amoureux qui est mal-
heureusement pour moi la partie la moins convaincante du
film.
D’abord contrairement a ce que dit l’auteur, son film me
semble prendre parti, illustrer des valeurs, et je trouve cela trés
bien. Tant de films aujourd’hui, sous le prétexte de n’étre pas
manichéens, fuient la responsabilité de leur sujet dans des
ambiguités faciles, dans des auto-critiques complaisantes et
surtout fastidieuses (dans le style : « que nous avons été stupi-
des de croire a cela »), dans des récupérations esthétiques sous
le signe du « beau geste » et du « service inutile », thémes
LIBERTY BELLE
repris de la droite, et dans des renvois dos-a-dos confusionnis-
tes, pour qu’on ne se félicite pas de rencontrer un film frangais
de gauche traitant de ces questions d’une fagon adulte, respon-
sable, en affichant son parti pris : et le meilleur cinéma améri-
cain, justement, nous a appris qu’on pouvait faire des films a
thése qui soient en méme temps vrais, nuancés, humains et con-
tradictoires comme |’est celui-ci. De ce point de vue, Liberty
Belle est conséquent avec les positions exprimées il y a quelques
années dans les colonnes de ce journal, par ses propres auteurs,
contre le confusionnisme de la « mode rétro », qu’illustrérent
des films tels que Lacombe Lucien ou Portier de nuit ; Dieu
sait si la période choisie, le cadre, pouvaient offrir des ingré-
dients semblables, et préter a un traitement analogue. On dirait
méme que Pascal Kané a répondu a un défi implicite, et qu’il a
repris contre les « Lacombe Lucien », l’idée d’un « Berg
Julien » ot il affronterait les mémes piéges. Notamment, le ris-
que de rendre « fascinante » |’extréme-droite quand on a
d’abord a montrer le principe de la fascination quelle inspire.
Mais, d’abord, Liberty Belle illustre bien, a travers l’histoire de
Julien Berg, de ses maladresses et de ses trahisons, quelles peu-
vent étre les conséquences de l’irresponsabilité, et 4 quelles sui-
tes funestes peut mener la fascination stupide qu’on éprouve
envers des gens qui s’érigent en élite, et auxquels on préte le
savoir-jouir. Le regard porté ici sur |’extréme-droite est fort,
juste, sans hystérie, sans délire (autre plaie de la « fiction de
gauche » francaise, cf. Boisset), et bien analysée la séduction
qu’elle peut dégager. Chacun, dans ce film, est d’ailleurs nette-
ment situé dans le mode de rapport qu’il établit avec les opi-
nions qu’il professe : sauf peut-étre les militants communistes
lycéens, montrés de maniére plus raide et distraite. Derriére la
« langue de bois » des mots d’ordre, qu’il est facile de reco-
pier, on aurait peut-étre pu tenter de faire sentir ce que c’est
59
Philippe Caroit et Jér6me Zucca dans Liberty Belle de Pascal Kané
pour un communiste d’étre communiste : et il me semble que
c’est quelque chose que le cinéma frangais (y compris le cinéma
fait par des communistes) ne sait pas montrer. Alors que pour
les autres personnages de Liberty Belle, on se garde de les iden-
tifier 4 leurs discours et méme a leurs actes — tout en ne se
défilant pas pour les juger. On dirait que le « communiste »
représente en France cet étre bizarre qu’on identifie totalement
A son engagement, ce qui est une fagon de se débarasser du pro-
bléme d’avoir a le comprendre. Mais ceci est une réflexion en
passant, et je précise que les communistes jouent un réle secon-
daire dans le scénario de Liberty Belle, quoique ce soit un réle
de repoussoir, comme une sorte de « boite noire » du récit
(mais quel récit n’a pas sa ou ses « boites noires » ?).
Le film ne serait donc réussi que sur ce plan qu’il serait déja
remarquable, et rare. Si je dis que Liberty Belle est un film
« moral », je l’entends au meilleur sens du mot, en référence a
des modéles comme Lang ou Hitchcock. Ce dernier, notam-
ment, me semble assez présent, non pas comme référence ciné-
philique fétichisée, mais comme modéle de récit ; aussi bien
dans la fermeté de la narration, conduite avec rigueur selon la
régle du point de vue privilégié du héros (ce qui donne toute
leur force a des visions typiquement hichcockiennes, comme la
rue de |’H6tel du Sourire), que dans le jeu avec le temps, et
dans le principe méme du récit qui est un itinéraire initiatique
devant mener un étre immature, pris dans les réts du désir et du
danger, a la résolution « génitale » de son Oedipe. Je dis :
devant mener, car il est clair que Pascal Kané n’a pas voulu
mener son personnage jusque-la.
Seulement, et sans prétendre exiger des héros le chic ou le
glamour hollywoodien, Liberty Belle ne fonctionne pas si bien
que cela comme histoire d’amour. Peut-étre, comme |’ont sug-
géré certains, parce que l’interprétation de Jér6me Zucca en
Pourquoi délaisser la Bell & Howell Eyemo,
et la Kodak-Special 1936.
A quoi bon se battre chez Alga, Bogard
et Chevereau pour obtenir une Aaton LTR
en 16 standard.

A cause de son silence pour

le son-synchrone ?
Les films sont souvent trop bavards, assez de talking-heads.

A cause de son exceptionnelle stabilité

de tirage dynamique ?
Diaphragmez, @ f/5.6-8 personne ne verra la différence.

A cause de son confort a l’épaule ?

Les plans sont toujours trop longs ; un peu d’inconfort,
vous couperez plus court.

A cause de son viseur a fibre concave,

ultralumineux et précis ?
Rien n’est plus lumineux que le bon vieux viseur Galilée
et puis une once d’imprécision sur le cadre laisse la place a@ d’heureux hasards.

Aaton BP 104 38001 Grenoble cedex tél. (76) 42.64.09

Prologue
pour
un
épilogue

Cezanne
1873

En revanche,
si vous révez du
magnifique format
oblong ‘‘super 16’’,
si vous voulez arréter
de gaspiller le film
et user vos nerfs
sur les claps,
alors,
dans ce cas seulement,
battez-vous
chez Alga, Bogard,
Chevereau, et déposez
au musée Langlois*
toutes,
toutes les caméras
d’avant le super-16,
d’avant le marquage
du temps Aaton.

* Cinémathéque Frangaise, Palais de Chaillot, Place du Trocadero, Paris 16°

62
rajoute sur ce que le personnage de Julien demandait et le fait
encore plus falot, plus indécis, plus terne qu’il n’est nécessaire,
rendre presque incompréhensible |’intérét que lui portent tout
les autres personnages.
Je dois dire cependant que ce cété vacant et presque insigni-
fiant ne m’a pas géné, tant est intéressant, précis, vivant, le
réseau de désir, de rivalité, d’identifications, qui s’établit
autour de lui ; on peut bien faire l’impasse la-dessus. II est plus
génant, en revanche, de retrouver cette méme passivité dans le
personnage de la femme aimée, joué par Dominique Laffin, et
je ne sais si ce c6té éteint et morne — pour moi — provient sur-
tout de l’actrice ou du parti pris de l’auteur ; si, en gros, la
femme aimée, correspond bien, telle qu’elle est montrée, 4 un
fantasme fort. Mais je crains aussi que celui-ci n’ait un peu
achoppé sur ce plan pour s’étre voulu trop malin sur le désir,
plus malin que le désir...
NOTES SUR
STELLA de Laurent Heynemann (France 1983)
avec Nicole Garcia, Thierry Lhermitte, Jean-
Claude Brialy, Charles Denner, Victor Lanoux.
Il y avait, dans le fait divers dont est tiré Sella,
matiére a un film trés fort, qui aurait montré le par-
cours d’un homme vers |’abjection, parcours dont
la passion serait le moteur. Un film qui aurait fait
saisir «de l’intérieur» la collaboration d’un homme
qui n’a a priori rien d’un collaorateur, comme Wim
Wenders, dans L’Ami américain montrait un meur-
tre commis, vécu par un non-meurtrier, en faisait
sentir tout le poids, tout le sens. Bref, un film qui
donnerait a voir et 4 comprendre non pas La Colla-
boration, mais un collaborateur, indépendament de
tout jugement. Laurent Heynemann a choisi de
faire un autre film, s’attachant plus aux conséquen-
ces de l’acte, aux jugements et au chatiment, qu’a
Vacte lui-méme. On peut regretter ce choix, proba-
blement moins cinématographique, on ne saurait
bien sir le lui reprocher. S’il s’agit effectivement
d’un choix. Il semble qu’il s’agisse plutét d’une
incapacité qui l’améne 4 toujours préférer le dis-
cours sur les actes aux actes eux-mémes. II n’y a pas
d’amour entre Stella (Nicole Garcia) et Yvon
(Thierry Lhermitte), il n’y a que des déclarations ; il
n’y a pas de collaboration, pas d’actes ignomineux
en tous cas, seulement du «récit sur», du discours.
Tout le film est dans ses dialogues, ou presque.
Laurent Heynemann a choisi de ne pas montrer
comment son héros devient collaborateur — il dit
simplement, au tout début du film, «tout ce que j’ai
fait, je l’ai fait par amour» — mais qu’était-il avant
de devenir collaborateur ? Il a trahi, mais quoi ? La
trahison est tout entiére contenue dans cette réplique.
CREEPSHOW de George A. Romero (U.S.A.,
1983) avec Hal Halbrook, Adrienne Barbeau, Fritz
Weaver, E.G. Marshall.
Si George Romero confirme ici qu’il ne sera
jamais un cinéaste d’envergure, par contre cette
fois, la cohésion entre ses aspirations et ses possibi-
lités parait complete. Il fait dans Creepshow « 1 »
des qualités de ses faiblesses. Il traite , cette fois,
avec un humour avoué, une série de cinq histoires
macabres, recréées fidélement dans |’esprit des ban-
des dessinées 4 deux sous des « E.C. Comics », qui
NOTES
Finalement, le film fonctionne trés bien a l’inverse de cer-
tains films hitchcockiens dont il reprend avec succés certains
traits, et ol une action fumeuse et improbable portait une trés
belle histoire d’amour — le spectateur faisant de bon gré
V’impasse sur le flou et l’arbitraire de cet enjeu politique. Dans
Liberty Belle, c’est Vhistoire d’amour qui me semble floue, mal
dégagée, et c’est tout le cadre social, politique, moral, qui res-
sort avec énormément d’acuité, de densité, de présence. II n’est
certainement pas indispensable de sacrifier un niveau a
lautre : au moins peut-on dire que Liberty Belle doit étre salué
comme un heureux événement, un film qui, dans le classicisme
méme de sa forme, ouvre beaucoup de sujets, de développe-
ments possibles, au lieu de ressasser, de bloquer, ou de se livrer
a cette surenchére hystérique ou s’épuisent vite, en France, cer-
tains propos d’auteur.
Michel Chion
D’AUTRES FILMS
mais elle ne suffit pas 4 conférer au héros un passé,
qu’il aurait trahi, pas plus qu’un «je t’aime» ne suf-
fit 4 nous faire sentir sa passion, pourtant censée
étre au principe de la dite trahison. Ce héros parti
de rien n’arrive nulle part : gommant |’évolution
antérieure au film, Laurent Heynemann ne nous
donne pas pour autant a voir |’évolution interne au
film. Contrairement 4 ce que voudrait nous faire
croire un scénario fourmillant de coups de théatre
et de scénes a ne pas faire — l’improbable dialogue
entre le résistant et les collaborateurs —, il n’arrive
tien au héros, pour la bonne raison qu’il n’existe
pas. Thierry Lhermitte est, dans cette optique,
l’acteur idéal pour incarner cette idée de collabora-
teur qui ne prend jamais corps : il est totalement
absent.
Apparemment impuissant a raconter une his-
toire, Laurent Heynemann se contente de filmer de
débat contradictoire autour de cette idée de collabo-
rateur, dans le style Dossiers de l’Ecran, sans le
film, mais mis en situation, avec le point de vue des
collaborateurs, celui des résistants, celui de Stella.
Mais pourquoi alors, ce slogan : «on peut tout faire
par amour», qui ne correspond a peu prés a rien
dans le film ? Pourquoi cette déclaration de Lau-
rent Heynemann au Monde, ot il dit notament : «//
s’agit de comprendre — d’essayer de faire com-
prendre aux spectateurs— comment les choses se
passaient alors». Il n’est jusqu’au résumé du film
paru dans les programmes, rédigé probablement a
partir du dossier de presse qui ne donne |’impres-
sion qu’on cherche plus a vendre le film dont je par-
lais plus haut plut6t que celui que Heynemann a
tourné. On n’a sans doute pas tort.
Y.D.
font les délices des teenagers américains avec des
titres tels que « Tales from the Crypt » (Contes de
la crypte), et écrites ici par Stephen King, romancier
best-seller, désormais présent sur tous les fronts du
« C.F. » en tant que scénariste — et méme acteur
dans Creepshow, ou il joue dans un sketch, un fer-
mier débile, inexorablement recouvert d’un gazon
exubérant.
Non seulement Romero a respecté le schématisme
de la BD, mais il a méme eu I’originalité d’en con-
server, a plusieurs reprises, la présentation conven-
tionnelle et les outrances plastiques. Fait original,
SUR D'AUTRES FILMS
les cases et les graphismes particuliers de la BD sont
souvent réintégrés a l’action (ils encadrent, divisent
l’image) et soulignent la modestie sympathique de
l’entreprise. Romero a su contenir sa monomanie, il
n’y a que deux sketches ou il met en scéne ses amis,
les morts-vivants.
Ce qu’il faut considérer d’abord, c’est la réussite de
Vensemble, qui constitue un tout équilibré, entre le
comique et l’horrible, avec son parti pris de mau-
vais gout, ou les éclairages (parfois uniformément
rouges ou bleus), les cadrages, et le rappel constant
LA JAVA DES OMBRES de
(France 1983), avec Tcheky Karyo, Franci Camus,
Anne Alvaro, Jean-Pierre Aumont.
La Java des ombres se situe dans
apres. L’aprés 10 mai 81 d’abord. Son propos :
poser quelques questions sur les agissements des
polices paralléles qui, depuis le changement
régime, ont changé de but (déstabiliser au lieu de
soutenir) mais pas de moyens (l’assassinat). En
organisant son film autour du
Xavier (Tcheky Karyo), ex-militant gauchiste
devenu une sorte de desperado, Goupil situe son
film dans un « aprés » plus large, celui qui a suivi la
grande époque du militantisme et des utopies.
La Java des ombres tente donc de dépoussiérer la
« fiction de gauche » (devenue plutét ici fiction
gauchiste) en la revivifiant par cette nouvelle mou-
ture du thriller 4 laquelle s’essayent certains jeunes
cinéastes francais. Cela donne un film assez bancal,
pas vraiment convaincant, derriére lequel on sent
un cinéaste qui désirerait faire un thriller, mais
auquel son surmoi politique aurait enjoint de ne pas
oublier la fonction militante du
s’explique la construction du scénario, en forme de
filature (un chef de services secrets officiels fait sor-
tir Xavier de la prison ou il était détenu depuis sept
ans, et le fait suivre pour qu’il le conduise au som-
met d’une organisation d’extréme-droite).
LE JUSTICIER DE MINUIT (TEN
NIGHT) de J. Lee Thompson (U.S.A. 1983), avec
Charles Bronson, Lisa Eilbacher, Andrew Stevens,
Gene Davis, Geoffrey Lewis, Wilford Brimley.
Comme d’habitude plus racoleur que |’original
(Ten to Midnight), \e titre francais, Le Justicier de
minuit, est cette fois un parfait reflet de la médio-
crité de cette entreprise, commanditée par le tan-
dem Golan-Globus (Cannon Films), installé depuis
peu a Hollywood, qui envahit la production améri-
caine avec ses films standardisés, trop souvent pro-
ches de séries B sans envergure, méme quand ils
font appel a des vedettes de « série A ». (Malgré
quelques exceptions, comme le prochain Cassave-
tes, Love Streams).
Aprés ces hymnes a l’autodéfense, au « fascisme
ordinaire », que sont les deux Death Wish (Le Jus-
ticier dans la ville 1 & 11), Bronson le Lithuanien,
toujours expressif comme un tronc d’arbre, revient
a la charge dans un emploi fort similaire, sous la
direction d’un réalisateur a tout
d’action de commande, Jack Lee Thompson, qui a
CHRONOPOLIS, animation de
(France 1983).
Certains entrent en animation comme d’autres en
religion. Piotr Kamler est de ceux-la. Un acharne-
ment quasi-solitaire de cing ans lui fut nécessaire
pour mener a bien sa derniére ceuvre, Chronopolis,
un long métrage d’animation inclassable,
modelage tient une grande place parmi les techni-
ques employées. Cependant, par modelage, il ne
63
du dessin, nous raménent logiquement aux « comic
books ».
Plutét que de comparer tous les sketches, ce qui
serait un peu fastidieux ici, détachons arbitraire-
ment du lot le dernier, plus abouti, sur l’invasion
des cafards dans |’appartement archi-aseptisé d’un
riche businessman new-yorkais (E.G. Marshall),
maniaque et misanthrope, qui illustre parfaitement,
et avec une grande causticité, la paranoia urbaine
poussée a ses extrémités.
V.O.
Romain Goupil L’importance prise, dans le scénario, par la filature
et tout ce qu’elle suppose de changements de lieux,
de rendez-vous, etc, donne le sentiment que Goupil
ne cesse de différer son propos (un pas en avant vers
un double le politique, deux pas en arriére vers le thriller, ou
Vinverse). Le film a ainsi l’allure d’une longue
exposition un peu laborieuse, comme s’il se con-
de damnait lui-méme a ne pas bouger. Assez curieuse-
ment, cet empéchement continuel du film, cet effet
de sur-place, finit par produire un charme un peu
personnage de retors : le film gagne sur la durée, Goupil sait mieux
créer un climat (noir, oppressant, désespéré) autour
de son personnage piégé, que raconter une histoire
(le récit est délibérément opaque, mais Goupil ne
parvient pas vraiment a se donner l’opacité comme
allié). Un charme du méme ordre opére sur le jeu
des acteurs (de bons comédiens venus du théatre :
Anne Alvaro, Tcheky Karyo), qui semblent
d’abord avoir du mal a dire un dialogue parfois
curieusement littéraire, et qui peu a peu acquiérent
une présence étrange, et contribuent a décaler un
peu le film.
C’est dans ces effets de décalage, dans ces marges
cinéma. Ainsi du film, que Goupil réussit a faire passer quelque
chose. Pour le reste, on le voit, le film pose plus de
questions qu’il n’en résoud (entre autres, sur le rdle
du politique comme réserve fictionnelle, ou sur les
passages obligés du thriller).
AP.
TO MID- déja 4 son actif une quarantaine de longs-métrages
(son unique titre de gloire restant Guns of Nava-
rone — Les Canons de...)
Ten to Midnight est peu recommandable, non seu-
lement a cause de son sujet antipathique et usé
jusqu’a la corde, mais aussi pour sa mise en images
et sa dramatisation (« mise en drame »), d’une pla-
titude et d’un conventionnel rares. Le sujet : un jus-
ticier musclé et pas régulier, transfuge de la police
qu’il trouve trop routiniére, décu par une justice
trop laxiste, traque et finit par exécuter, avec un
sang-froid sadique, un assassin détraqué sexuel (et
« streaker »), dont on a auparavant montré en long
et en large, les meurtres de jeunes femmes peu ou
pas vétues, avec une complaisance bien « ciblée »,
qui n’égale que l’abondance d’hémoglobine répan-
due. Finalement, comme dirait Sigmund, ce
cinéma-la c’est de la pornographie transposée.
Quant a la réalisation, un mince exemple suffit a
stigmatiser son indigence : dés la 11¢ minute, nous
devinons que la propre fille du flic (Charles Bron-
faire du film son), sera la victime principale, sauvée bien sir in
extremis. Tout est al’avenant. V.O.
Piotr Kamler faut pas comprendre art brut ou artisanat grossier.
Le résultat est, au contraire, d’une minutie et d’une
précision extrémes. Par sa rigueur et son évocation
d’un monde para-technologique, il nous emméne
au-dela de la science-fiction, a laquelle Chronopolis
pourrait s’apparenter au premier abord, a cause
d’une similitude formelle, une apparence cérémo-
ot le nieuse et légendaire des formes humaines et du
cadre. Certes, Chronopolis est un film de fiction,
mais une fiction indicible. Quelque chose comme
64
un voyage dans un inconscient mécanique et mythi-
que.
Plus que tout autre type de cinéaste,
d’artiste, l’animateur, grace a la prise de vue image
par image, la mise en forme de matériaux divers, et
une emprise totale sur le contenu de |’image,
maitrise tous les aspects de sa création dynamique.
Dans Chronopolis, Kamler a su insuffler la vie a des
machines invraisemblables, étranges, dont émane
un comportement autonome, et qui manipulent des
substances inconnues. D’énigmatiques personna-
ges, au faciés et aux costumes évoquant des prétres
incas, manceuvrent de mystérieux appareils dans de
froids temples « néo »-précolombiens, aux murs
ornés de bas-reliefs, surveillent plus ou moins ce qui
se passe ailleurs, sur les écrans ronds, et participent
a la formation de sphéres réguliéres, sur lesquelles
ils exercent ensuite un contréle, en portant une
sorte de micro devant leur bouche.
temps, un alpiniste escaladant une facade
pagnie d’une cordée de ses semblables, fait
gue chute et atterrit sur un échafaudage de
ries ou il rencontre une de ces sphéres, avec
il entreprend de multiples évolutions et se met a
danser... Ce qui précéde n’étant bien
OU EST PASSEE MON IDOLE ?(MY FAVO-
RITE YEAR) de Richard Benjamin (U.S.A. 1982)
avec Peter O’Toole, Mark Linn-Baker, Jessica Har-
per, Joseph Bologna, Bill Macy, Lainie Kazan.
Pour sa premiére réalisation, l’acteur
Benjamin donne audacieusement dans un genre que
l’on croyait malheureusement devenu caduc comme
le western : la comédie légére. A une époque ot
sévissent les Monty Python, cela tenait de la
gageure. Le cadre choisi est en prise directe avec
une réalité historique fort concréte: la période
charniére de la fin des grands studios, des grandes
stars, et l’avénement du petit écran. Cette mutation
inévitable, sert de toile de fond aux péripéties, plei-
nes de rebondissement comiques, de deux person-
nages trés dissemblables. D’un cété, une star vieil-
lissante, désabusée et solitaire, trés proche d’un
John Barrymore ou d’un Errol Flynn vers la fin de
leur vie, et de l’autre, un jeune aspirant
interprété avec brio par le débutant
LES PREDATEURS (THE HUNGER)
Scott (U.S.A. 1983), avec Catherine Deneuve,
David Bowie, Susan Sarandon, Cliff De Young,
Beth Ehlers, Dan Hedaya, Suzanne Bertish, Ann
Magnuson.
Beineix avait raison : il n’est pas le seul de son
espéce. Toute une école semble surgir du cinéma
publicitaire. Tony Scott (frére de Ridley) en est un
nouveau représentant avec The Hunger. Ces cinéas-
tes ont tous plus ou moins appris a penser en termes
d’effets visuels de quelques secondes, d’illustration
commerciale. En passant au long métrage, il leur
reste a envisager le contenu. Et c’est 1a leur pro-
bléme : The Hunger est un excellent vidéo-clip, un
trés bon film selon des critéres publicitaires, mais
par ailleurs, concu comme un fout cinématographi-
ques, il est interminable et vide de sens.
Parlons du fond et de la forme. Le fond. Mais y en
a-t’il un ? Tout le film se trame autour d’un theme
inhérent a la condition humaine, le vieillissement,
traité ici comme une maladie tragique, non pas
comme une question philosophique. On part d’une
histoire de vampires, qui heureusement n’emprunte
rien au cérémonial un brin trop ressassé depuis
Bram Stoker. Deux immortels (David Bowie et
Catherine Deneuve) trés up-to-date survivent grace
NOTES
tentative d’interprétation rationnelle de phénomé-
nes plus complexes et insaisissables.
ou méme Plastiquement, le résultat est concluant. Des éclaiz
rages variés et inégaux ménagent des zones
d’ombre, amplifient l’apparence imposante et
occulte des décors sculptés et enrichissent la texture
(semblable a la pierre) et la couleur des divers élé-
ments. L’impression produite par la synthése entre
une pseudo-antiquité, des mécaniques cryptiques
aux mouvements presque organiques et une musi-
que électronique quasi-industrielle, répétitive et
inquiétante de Luc Ferrari, est un complet dépayse-
ment pour le spectateur cartésien en quéte de réfé-
rences. On pense cependant au travail de certains
sculpteurs, peintres contemporains, comme Giger,
bien plus morbide, qui collabora a la conception
artistique du film Alien. Mais Kamler dépasse ce
genre de regard froid, clinique sur l’organique assi-
Pendant ce milé au mécanique — et vice-versa — par un désir
en com- évident de mettre en scéne avec virtuosité un mythe
une lon- hors du temps (1) et hors des normes. V.O.
tuyaute-
(1) Comme le dit avec justesse le dossier de presse, en d’autres ter-
laquelle mes, le cinéma d’animation permet de proposer une version toute
personnelle du temps. II est dans ce cas aussi malléable que les
sfir qu’une matiéres qu’on anime.
Baker qui rappelle autant Timothy Bottoms dans
The Last Picture Show (1971), que Richard Drey-
fuss dans The Apprenticeship of Duddy Kravitz
(L’apprentissage de Duddy Kravitz 1974).
Un autre élément renoue avec la comédie hollywoo-
Richard dienne d’antan, c’est toute cette savoureuse galerie
de réles de second plan consistants et hilarants qui
émaillent réguliérement le film. Citons notamment,
la mére de Benjy, opulente « mama » juive, gaf-
feuse haute en couleurs ; Herb, un scénariste qui ne
s’exprime que par personne interposée ; Rojeck, le
chef de gang (Cameron Mitchell), avec sa démarche
outrée et ses grognements bestiaux ; l’habilleuse a
l’accent new-yorkais trés prononcé et ses répliques a
l’emporte-piéces, etc.
Benjamin a su raviver sans fracas ce type de comé-
die, de plus en plus rare, méme aux U.S.A., qui
peut étre a la fois grave et burlesque, superficielle et
mordante. Seul, Blake Edwards pratique encore
arriviste parfois cet exercice.
Mark Linn- v.O.
de Tony au sang de jeunes victimes fraichement égorgées.
Mais tout se détraque lorsque l’un d’eux (David
Bowie) se prend soudain a vieillir 4 toute allure. II
n’y comprend rien et meurt... (Aprés sa disparition
Phistoire continue, mais n’a plus aucun intérét).
La forme. Facheusement, la forme envahit tout;
Tony Scott ignore la sobriété et étale au grand jour
sa science de l’image, desservant par contrecoup
son sujet. Sophistication est le terme qui vient a
esprit 4 ce propos, si on le comprend dans son
acception premiére, qui sous-entend l’artificialité,
affectation, la complication inutile. Le montage
juxtapose a toute allure des images par trop hétéro-
génes. Cela tourne a l’escamotage pur et simple
pour la scéne lesbienne surfaite entre Deneuve et
Susan Sarandon. D’autres la trouveront peut-étre
élégante...
Sans doute pour environner d’un climat d’irréalité
ses héros immortels, terrés dans un hétel particulier
d’un autre age, en plein dans le New York actuel
(Sutton Place), le réalisateur croit bon de multiplier
des images voilées (par des voiles, rideaux, verres
dépolis ou des contre-jour photographiques) du
type publicité de parfum. Mais T. Scott se montre
parfois aussi trés clinique (la décrépitude galopante
de Bowie, les études sur les singes a l’h6pital),
comme s’il avait a traiter d’un symptome et de sa
SUR D’AUTRES FILMS
thérapeutique, pour vanter un produit pharmaceu-
tique. Toujours dans la méme optique, on attend la
pub pour savonnette dans la scéne d’ablution puri-
ficatrice after-crime concrétisée par la douche des
« plus qu’humains ». Scéne inutile en tant que
65
symbole, car dans The Hunger, le sang versé n’a
pas de valeur morale. I] n’est qu’une lotion de luxe
dans laquelle un mannequin prestigieux trempe les
doigts (Deneuve a beaucoup fait pour Chanel...).
v.O.

SUPERMAN III de Richard Lester (USA 1983)
avec Christopher Reeve, Richard Pryor, Robert
Vaughn, Annette O’Toole, Pamela Stephenson.
Voila le troisiéme épisode d’une série dont la
vertu. majeure, comme pour aujourd’hui toute
série, est de demeurer fidéle a elle-méme tout en se
renouvelant selon des critéres — c’est évident —
figés. La question, c’est : qu’est-ce-qui bouge ?
Dans le sens oti |’on se demande ce qui a bougé dans
le ciel depuis hier, et comment sera-t-il demain ?
Aussi, quoi de neuf ? Quels perfectionnements ?
Comme on compare la Renault 5 de cette année et
le modéle de la saison passée. Est-elle plus perfor-
mante et si oui pourquoi ? Ce n’est pas pour rien
que je vais chercher mes comparaisons chez les
chroniqueurs automobiles et les météorologistes :
Superman IIT reléve a la fois de l’industrie et de
lair du temps.
On peut résumer abruptement la situation en disant
que le premier film fut celui des origines secrétes,
étape obligée de l’existence des super héros donnant
généralement lieu a des fascicules qui, chez les
maniaques, se négocient pour des sommes ahuris-
santes, et que le second fut celui de la passation des
pouvoirs entre Richard Donner en amont et
Richard Lester en aval. Avec cet opus 3, les ques-
tions sérieuses se posent : celle de l’avenir de la
série, du potentiel de Superman en tant que person-
nage de cinéma et, enfin, les aptitudes de chacun,
effet de découverte passé. Un et Deux ayant été
plus ou moins tournés a la queue-leu-leu et dans la
plus grande confusion, c’est 4 Trois qu’il revient
d’étre le premier épisode de gestion : comment
gére-t-il ? Avec des idées de variations.
Il y en a trois, surtout. La premiére met la série au
goit du jour, c’est le choix de l’informatique en
tant que toile de fond. La seconde est 4 tiroirs
puisqu’elle attire un nouveau public, permet au
cinéaste de raconter une histoire paralléle a celle
qu’on lui a commandée et procure 4 Superman
l’antagoniste — a box-office égal — indispensable
a donner vie au film, c’est le casting de Richard
Pryor en Gus Gorman. La troisiéme, plus inatten-
due, plus maline, a sa fagon, est le syndrome schi-
zophréne qui atteint l’-homme de fer confronté a
une kryptonite synthétique. Le récit s’attaque a
l’intégrité méme du corps de son héros comme pour
démontrer que non seulement ses aventures sont
variables et renouvelables 4 volonté mais aussi qu’il
est lui-méme remodelable a merci : le personnage
étant lui-méme germe de mutations, la série l’est
exponentiellement. Je donne l’illusion d’aller cher-
cher ca loin mais ce n’est rien d’autre que le prin-
cipe méme qui a assuré la persistance année aprés
année du personnage de bandes dessinées. La
méthode a fait ses preuves, il n’y a aucune raison
qu’elle ne s’applique pas au cinéma.
Seulement le cinéma ce n’est pas exactement la
bande dessinée en cela que le film, bon gré mal gré,
est réalisé par un cinéaste. Un cinéaste méme
lorsqu’il se fait tout petit et tout modeste c’est
encore quelqu’un qui a un ego plus fort et plus arti-
culé que l’esclave taillable, corvéable et remplacable
selon l’humeur, qui occupe l’emploi intérimaire et
anonyme de dessinateur de Superman. En |’occu-

e5 | RES ATTENDU
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Dernier volume paru
dans la collection Cinéma/pluriel,
sous la direction de Jean-Loup Passek.
format 20 x 24 cm, 228 pages,
environ 230 illustrations noir et blanc.
159 F.
Au sommaire :
Chronologie du cinéma indien
Analyse critique de 114 films
Dictionnaire des réalisateurs
Choix bibliographique
Index des films

Dans la méme collection :

Le cinéma danois
Le cinéma hongrois
Joris Ivens
Jan Lenica
Le cinéma russe et soviétique
Le cinéma portugais
D.W. Griffith
En vente 4 la librairie du Centre Pompidou et
chez votre libraire.
66
rence c’est Richard Lester et, quoi que lui-méme en
pense (qui ne se voit plus qu’en cynique merce-
naire), ce n’est pas n’importe qui. Lester c’est
quelqu’un qui est doté d’un talent assez rare au
cinéma, celui du trait. Un personnage secondaire,
une situation d’arriére plan, un mot a double fond
prennent rapidement chez lui le devant de l’écran :
c’est méme tout ce qui l’intéresse.
Lester (l’auteur) ne s’attaque qu’a l’accessoire,
aussi ne peut-il plus subsister qu’a I’état de parasite.
Et dans Superman III ot il s’est trouvé, grace au
succés de |’épisode antérieur, les mains libres, son
premier soucis a été de se ménager un espace auto-
nome : un espace ou, par l’intercession de Richard
Pryor, il fait imperturbablement se dérouler un
PSYCHOSE II (PSYCHO II) de Richard Franklin
(U.S.A. 1983), avec Anthony Perkins, Vera Miles,
Meg Tilly, Robert Loggia, Dennis Franz, Hugh Gil-
lin, Claudia Bryar, Robert Alan Browne.
Cette suite du célébrissime film de Alfred Hitch-
cock est somme toute une abatardisation du maté-
riau original. Dans un sens, ce film ressemble
(comme Dressed to Kill de De Palma) a ces « varia-
tions sur un théme de... » que pratiquérent souvent
les compositeurs de musique classique en hommage
a leurs illustres prédécesseurs. C’est ce genre d’exer-
cice que se proposait d’effectuer au départ |’ Austra-
lien Richard Franklin, fervent admirateur de
l’ceuvre du Maitre. Petit bémol a la clef : Franklin
n’est pas vraiment un Beethoven de son art.
Donc, on suppose que 22 ans aprés, Norman Bates
(toujours incarné par Anthony Perkins), enfin
guéri, retourne sur les lieux de ses exploits. Les
lieux, tout est la. Franklin a su utiliser cet élément
primordial du film de Hitchcock, l’allégorique mai-
son « mére » (et en prime, le motel), conservée pré-
cieusement par Universal. Malheureusement, et
Psycho IT \e démontre, ces suites (« sequels ») dont
on est si friand Outre-Atlantique, s’avérent des
gageures impossibles. Plus qu’un film a part
entiére, cette deuxiéme mouture est finalement un
TONNERRE DE FEU de John Badham (U.S.A.,
1983) avec Roy Scheider, Warren Oates, Candy
Clark, Daniel Stern et Malcolm Mc Dowell.
La vedette de Tonnerre de feu est un hélicoptére
et le film est sa mise au ban d’essai sur le terrain
éprouvant d’une fiction. Comme si le Marcel Das-
sault constructeur savait parler au Marcel Dassault
producteur afin qu’il échafaude une fiction digne
de ses Mirages. Tonnerre de Feu reléve d’une logi-
que publicitaire, celle de la commercialisation d’un
prototype qui attend le feu vert fictionnel. L’héli-
coptére en question est un pur gadget dernier cri
(propulsé par une turbine, digne du V8 de Mad
Max). Mais nous sommes en Amérique, pas en Aus-
tralie. Pas de héros solitaire, de traversée du désert,
mais la ville, l’affrontement a deux. L’hélicoptére
n’est pas seulement un objet de plaisir (un jouet
pour le spectateur) mais un instrument de réflexion.
le scénario (signé Dan O’ Bannon, qui s’est plaint de
Yorientation que John Badham lui a fait subir)
donne a penser : l’hélicoptére, destiné a la police
pour la lutte anti-terroriste, viole l’intimité de cha-
que citoyen. Les deux héros en présence, deux vété-
rans du Vietnam toujours en conflit, incarnent deux
conceptions possibles de son utilisation : tendance
fasciste (Malcom Mc Dowell), celle qui consiste a
provoquer des émeutes dans les quartiers immigrés
afin de justifier l’usage intensif et généralisé de I’héli-
coptére, et tendance démocrate (Roy Scheider).
Le discours du film vise 4 rassurer : face aux perfec-
tionnements d’une technologie fascisante, face a ses
NOTES SUR D'AUTRES FILMS
crypto récit burlesque. Lequel cohabite en bonne
intelligence avec le récit d’aventure, |’intrigue senti-
mentale, le fonds bande-dessinée et le final a la
James Bond. Tout cela fait un film qui remplit son
contrat, qui a l’occasion ne manque pas d’esprit,
mais qui ne prend pas. Ses éléments ne font pas hia-
tus mais ne frayent guére non plus : c’est juste bon-
jour bonsoir dans l’escalier.
Doit-on voir dans ces déséquilibres une marque de
fabrique du cinéaste ? Les écueils d’un film qui veut
s’adresser a tout le monde a la fois et qui n’y par-
vient qu’en aparté ? Ou bien est-ce le sympt6me
d’un essoufflement du personnage et, partant, de la
série ?
O.A.
repoussoir qui nous remet a l’esprit le film de 1960
et nous fait mesurer la distance entre celui-ci et la
vague de succédanés qu’il suscita. Le film de Frank-
lin a presque le tort de nous faire découvrir l’envers
du décor petit 4 petit. Nous ne vivons plus un glau-
que et sombre cauchemar stylisé, intensifié par le
noir et blanc et la partition musicale pour cordes de
Bernard Herrmann. Ici, comme l’annonce le généri-
que, précédé de l’authentique « scéne de la dou-
che » avec Janet Leigh, tout est « dédramatisa-
tion ». D’abord la couleur, puis les effets techni-
ques (cf. la Louma), puis ce rappel constant au
monde réel, au quotidien. Norman est aide-
cuisinier dans un « diner » (snack). Il héberge une
jeune serveuse délaissée dans LA maison. (Franklin
en profite pour reprendre, mais sans crime, plan
par plan, en éléve appliqué, la « scéne de la dou-
che »). Maison dont rien ne nous est caché, méme
pas la cuisine. Puis bien sir, il y a des morts... Dés
lors l’histoire se complique, Lila Loomis (Vera
Miles), qui veut venger sa sceur (Cf.Psycho J), har-
céle Norman. Puis la « mére » réapparait, ou plu-
tot « les méres ». Le scénariste Tom Holland a
abusé : l’identité du ou des coupables n’est pas tou-
jours trés claire et les invraisemblances ne semblent
destinées qu’A nous montrer Norman Bates rede-
venu fou. La boucle est bouclée. V.O.
dangereux instrumenteurs, il y a ceux qui veillent au
grain. Roy Scheider (trés bon) incarne avec décon-
traction ce réle de garde-fou du libéralisme. Sur un
mode pervers. La destinée du personnage vérifie ce
vieil adage : la violence aide la ot la violence régne.
C’est-a-dire que notre héros, tout démocrate qu’il
soit, devra transgresser les ordres, se mettre hors-la-
loi pour arriver a des fins humanitaires. Il y a du
Rambo dans l’air (Roy Scheider poursuit 4 Los
Angeles sa guerre et y régle définitivement son con-
tentieux) mais un Rambo dans les normes, pas
perdu pour |’Amérique. Bref un héros de la bonne
conscience vietnamienne, plut6ét «clean» (un
saint-Michel pilote d’hélicos), terrassant le dragon
malfaisant.
A un niveau plus ludique, le film se regarde comme
un jeu vidéo grandeur nature. Du Tron (tout aussi
manichéen) en décors naturels, du Firefox bis (ver-
sion ennemi de |’intérieur) avec ce méme dressage
du regard (tout un art de la cible, du dégommage a
vue). La photo de John Alonzo est superbe, de jour
comme de nuit. La longue bataille finale, sur la
terre (voitures) comme au ciel (hélicos contre avions
porte-missiles), au registre conventionnel, est effi-
cacement menée. C’est techniquement bien fait (a
l'exception des avions, aux images granuleuses) et
plutét photogénique (la chasse en hélicos sous les
arches des ponts) au point que le spectateur finit par
se sentir pousser des ailes. Un ange passe et marque Ces notes ont été rédigées par
des points. Le plaisir est la, bien réel, aussi fugace Olivier Assayas, Yann Daré,
soit-il. Vincent Ostria, Alain Philippon
(G5 0 et Charles Tesson.
 SORTIE LES OCTOBRE
HELIA FILMS et SALSAUD INTERNATIONAL présentent

HARVEY KEITEL/MICHEL ROBIN

CATHERINE FROT/RICHARD ANCONINA
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UIS
LECONTE

JEFFREY KIME/BRUNO BALP/GENEVIEVE MNIGH

et la participation de HUGUES QUESTER
Scenario JEAN-LOUIS LECONTE/GERARD BRACH- dialogues GERARD. BRAcH
photo HENRI ALEKAN
EN.VENTE DANS LES BUREAUX DE TABAC.
Marlboro.
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Briquets 7