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PRESENCE DE PIERRE GUYOTAT

Bernard Lecoeur

Coordonnées d'une rencontre


Souvenir d'une image. La présence d'une photographie, d'un profil, celui de Pierre Guyotat,
entraperçu dans un journal nationaliste d'une époque troublée par les "évènements". Nous
sommes en 1962, la fréquence infernale des plasticages commis par l'OAS - Organisation de
l'Armée Secrète - fait rage. S'y associe un autre souvenir de la même période : la traversée
d'un pont au sein d'une ville secouée par les attentats. En sa moitié, une herse barre la route.
Devant la herse, une escouade de gardes mobiles, casqués, bottés, l'arme à la bretelle. Je
m'avance, un garde s'interpose violemment. Et puis plus rien au-delà de la herse, l'autre rive
se perd dans un brouillard pâteux. Depuis plusieurs semaines la peur gagne mes nuits. Bleue,
pour être de la couleur des explosions qui déchirent le silence. Pourquoi Guyotat ?
Militaire engagé en Algérie, il a écrit un long poème, Tombeau pour 500 000 soldats. Sitôt
paru, l'ouvrage endosse l'accusation de porter atteinte au moral des troupes et tombe sous le
coup d'une diffusion interdite. La mise au ban du livre par la censure ne fait que prolonger
l'emprisonnement de son auteur dans les geôles de l'armée.
Avec la photo de Guyotat s'effrite peu à peu la terreur des attentats, la tragédie trouve un
visage, le sien. Se dessine avec lui un au-delà de la herse, un franchissement devient possible.
Une autre rive se dessine, celle du pouvoir de l'écriture gagné sur l'éclair et le fracas des
explosions. Se dévoilent la détermination et le courage d'une voix.

Ecrire dans l'évènement


Pour Pierre Guyotat, une telle détermination tient à l'engagement qu'impose la condition
d'artiste, se faire responsable de la langue. Non pour la conserver ou prétendre la sauver, mais
afin de la creuser, de l'équarrir, pour la raison simple que, parlêtres, nous y restons
fondamentalement étrangers. Nous sommes étrangers à notre langue comme l'est cette
figure majeure de l'humiliation, le putain. Un non-être, un non-lieu absolu pour notre époque.
Pas d'érotisme, pas de pornographie à son propos, mais une matière, un matériel, un
matériau, celui des corps. Pas d'images apaisantes de la jouissance mais du sang, de la sueur,
de la merde, du sperme, de la poussière et de la crasse, dans un lieu perdu au seuil du désert.

1
L'étrangeté à la langue n'est pas d'un au-delà des frontières, mais celle que nous tenons du
fait de parler dans et par un corps. L'étrangeté à la langue tient d'abord à celle que nous
entretenons avec notre corps et s'il s'agit d'explorer la langue jusqu'à l'impasse c'est à partir
du rythme que la poésie partage avec celui-ci. Expérience cruciale que de voir et entendre
Guyotat dire ses textes, la présence soutenue de l'accentuation nous plonge au croisement
inextricable du souffle et de la voix
La mutilation qui contracte - les diphtongues notamment -, l'amputation qui élide – en
particulier l'e muet -, l'apostrophe qui suspend - retour à la racine du mot -, par ces moyens
l'écriture plate est balayée, en revanche se donne à entendre un relief du rythme. La poésie
est l'art de mettre en rapport les choses les plus contraires, d'imprimer une vitesse au monde,
de le ralentir ou de l'accélérer1.

Le passage de la langue de Guyotat par l'expérience du théâtre reste à tenter et certainement


pas sous la forme du théâtre expérimental. La comédie est ma vraie nature2, lui est-il arrivé
de dire à ceux qui restent pétrifiés par une quelconque horreur devant ses figures
monstrueuses. Pour le comprendre, ajoute-t-il, il faut avoir passé l'effarement devant mes
monstres, et trop peu encore atteignent tout juste cet effarement.
Bref, reste à tenter le pari de faire entendre ce qu'il nomme une berceuse héroï-comique.

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Citations de Pierre Guyotat
"Une expression courante m'est particulièrement insupportable "il n'y a pas de mot pour le
dire". Hélas, non, il y a toujours un mot pour le dire; pour dire le pire."
Guyotat P. Explications, Éditions Léo Scheer, Paris 2000, p. 169

"Moi, envahi par l'imaginaire ? Envahi beaucoup par ce qu'on appelle le réel, surtout ! Je ne
suis pas envahi par l'imaginaire, l'imaginaire je le fais."

Guyotat P. Explications p. 168

1
Guyotat P. Explications Léo Scheer, 2010 p.111
2
Guyotat P. Coma Mercure de France p.57

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