Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jean-Luc Lagarce est un dramaturge et metteur en scène contemporain qui a grandi dans une famille
modeste à Besançon avec laquelle il a toujours gardé le contact mais dont il a souligné les fêlures dans son
journal intime. Grand lecteur des tragédies grecques et grand cinéphile , il a déjà entamé une carrière dans
le théâtre quand il apprend sa séropositivité à 31 ans. Il meurt du sida quelques années plus tard.
Louis, le protagoniste de sa tragédie Juste la fin du monde publiée en 1990 revient dans sa famille après
s’en être éloigné quelques années pour des raisons que le spectateur ignore. Il voudrait leur annoncer sa mort
prochaine. Mais les tensions familiales fondées sur les non-dits et les rancœurs vont mettre à mal ce projet.
C’est donc une pièce qui met en scène une crise de la parole qui va révéler les difficultés individuelles au
sein de la famille. [lecture texte]
Notre extrait : Le prologue constitue la 1ère partie de la tragédie grecque avant l’arrivée du chœur. Il est dit par
un acteur et annonce le sujet de la pièce. Lagarce reprend cette structure traditionnelle et la modernise.
Ici, le prologue n’est constitué que d’une seule et longue phrase qui est prononcée dans un seul souffle. Cela
traduit l’urgence dans laquelle est le personnage : il doit parler à sa famille car va mourir. Malgré cette
urgence, dans cette pièce, la parole est en crise : Louis revient dans sa famille après une longue absence pour
lui annoncer sa mort prochaine mais n’y parvient pas.
La pièce s’ouvre donc par un long monologue qui annonce l’argument de la pièce et les difficultés pour Louis
d’accomplir sa démarche. En quoi ce monologue initial révèle-t-il les enjeux de cette pièce ?
Dans la 1ère partie du texte, Louis adopte la position d’un narrateur qui semble détaché de sa propre histoire mais
dans la 2ème partie, ses hésitations sont plus palpables et c’est davantage en tant que personnage qu’il s’exprime.
-CCT + présent d’énonciation -les indications temporelles sont nombreuses mais se neutralisent :
LOUIS. – Plus tard‚ l’année les CCT ouvrent sur un futur qui s’oppose au présent
-Périphrase verbale à valeur de
d’après futur proche + verbe au passé d’énonciation
– j’allais mourir à mon tour – simple brouillage des repères temporels.
j’ai près de trente-quatre ans « j’ai 34 ans » : Louis va faire un récit rétrospectif + un commentaire de ce qui
proposition déclarative se passe (de façon simultanée)
maintenant et c’est à cet âge
Double énonciation théâtrale
que je mourrai‚ (L sait son âge, il le dit en fait
cela traduit l’obsession qu’il a du temps : celui qui lui reste est
au public) compté et cela le rend confus.
l’année d’après‚ - : tirets
de nombreux mois déjà que - d’où parle Louis ? (« j’allais mourir » : à venir - je mourrai : fait
j’attendais à ne rien faire‚ à futur) il parle comme s’il était déjà mort cela ressemble à une
-euphémisme : désigne
tricher‚ à ne plus savoir‚ « mourir » + verbe à l’imparfait prosopopée → on a l’impression d’une voix d’outre-tombe.
de nombreux mois que répété : « j’attendais » Louis est un « déjà » mort qui veut parler aux vivants mais sa
- tricher : une des thèmes de la voix ne sera pas audible (tragédie).
j’attendais d’en avoir fini‚ pièce à résonance
autobiographique
-Le psge anticipe son propre avenir, connaît l’âge de sa propre
l’année d’après‚
mort. Il donne une information au seuil de la pièce (fonction tradi
comme on ose bouger parfois‚
du prologue)→ mais Louis est narrateur omniscient de sa
propre histoire, elle n’est pas racontée par une tierce psge
à peine‚ (modernité).
devant un danger -Registre épique : champ
lexical de la guerre + adverbe
extrême‚ imperceptiblement‚ s -A peine commencée, la phrase est suspendue → effet de
(et pronom) d’intensité
ans vouloir faire de bruit ou rupture qui annonce la crise de la parole dont il sera question
commettre un geste trop dans la pièce.
violent qui réveillerait Décalage : dans cette « parenthèse » censée être secondaire, on
l’ennemi et vous détruirait apprend un fait grave : la mort prochaine de Louis. Détachement
aussitôt‚ du narrateur vis-à-vis de son histoire.
-répétition + structure
l’année d’après‚ elliptique des phrases (-cela - Passivité du narrateur face à sa condamnation → élément du
faisait- de nombreux mois déjà
malgré tout‚ …) tragique, le psge est dépossédé de sa propre vie, il semble
la peur‚ spectateur impuissant de son agonie (« sans espoir »)
prenant ce et sans espoir
jamais de survivre‚ - Dans son journal, Lagarce évoque le fait de tricher quand il se
malgré tout‚ sait condamné : « sourire, faire le bel esprit, taire la menace de la
mort » → sa démarche dans cette pièce est donc bien celle d’un
dévoilement, annoncer sa mort à sa famille, c’est sortir d’une
sorte de déni ?
Conclusion
L’enjeu de cette parole est donc double : en annonçant à sa famille sa mort, Louis se l’avoue à lui-
même. Elle devient une réalité pour lui-même lorsqu’elle l’est pour les autres. Cette décision est une
façon de ne pas rester passif devant la fatalité et se réapproprier ses derniers instants.
Ce prologue est l’occasion pour Louis, écrivain, de se mettre en scène, d’être l’auteur de sa propre histoire
au moment où il en est dépossédé car condamné. Il ressent peut-être le besoin de donner sens à sa mort, à la
fin de sa vie en retournant dans le berceau familial. Mais cette démarche est elle-même condamnée à l’échec.
Ce long monologue écrit d’une traite, dit dans un seul souffle est celui d’un homme à la fois pressé par
l’imminence de sa disparition et qui s’en détache pourtant en refusant le pathos lié à la situation. Cela adoucit
l’aspect pathétique de ce personnage à l’agonie.
En revanche, sa dimension tragique est intacte. Un mort ou presque mort, on se sait pas car la temporalité est
brouillée. Louis est un personnage qui a une épée de Damoclès au-dessus de la tête, on ne sait pas le nom de
sa maladie mais cette menace place la pièce dans le genre de la tragédie, et ce, dès le seuil.