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[LOUIS.

– Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
5 de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
10 devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre
un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
15 prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚
20 pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours
été un homme posé ?‚
25 pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
30 et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis
le plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là
35 encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-
même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

Mouvements :

-1er mouvement : l.1à 17 : se confronter à une mort imminente ou l’annonce d’une mort qui inscrit
la pièce dans le registre tragique ou tout simplement ; « L’annonce d’une mort imminente »

-2ème mouvement l ;18 à 29 : « L’annonce d’un retour parmi les siens »

-3ème mouvement l.30 à la fin : « Se mettre en scène une dernière fois »/ « Le maître de la parole »
[LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –
40 j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
45 comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre
un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚

Mouvements :

1er mouvement : l.1à 17 : se confronter à une mort imminente ou l’annonce d’une mort qui inscrit
la pièce dans le registre tragique.

A. Le mécanisme de la machine infernale (la mort) est enclenché ; rien ne pourra l’arrêter
(fatalité tragique)
 Dans l’ensemble de ce mouvement, dominent deux allitérations qui évoquent le mécanisme,
l’inéluctable fin : allitération en [r] qui dénote une certaine dureté par opposition à
l’allitération en [m] pour atténuer, évoquer une certaine douceur -effet de sourdine- >
Contrebalancement> rappel du drame euphémisé (Juste la fin du monde) > Apprivoisement
de la mort> volonté de se rendre maître par une parole maîtrisée.
 Idée de mécanisme renforcé également par les nombreuses répétitions, anaphores de
« l’année d’après » qui viennent scander ce premier mouvement.

B. Un brouillage temporel
 Abondance des indications temporelles « plus tard », « l’année d’après », « j’allais mourir >
apparente incohérence> ce télescopage des temps  donne l’impression d’une parole
prononcée à la fois depuis le passé, le présent et le futur. Discours d’outre-tombe ? Serait-ce
une tentative, celle d’une parole au-delà du temps, victorieuse du temps et de la mort ?
(prosopopée : faire parler un mort, un objet, un animal).

La mort à venir inscrit donc ce prologue dans le registre tragique.

C. Un personnage en crise
 Mise en valeur de l’inertie : de nombreuses négations (mots en bleu) semblent insister sur le
fait que face à son sort scellé, Louis est paralysé par la peur. Le verbe « tricher » est le seul
qui se retrouve coincé entre ces négations, comme révélant la difficulté d’accepter la mort.
Faire semblant, mentir…

L’angoisse du personnage se traduit par le fait de ne presque plus bouger. Bouger, ce serait mourir,
réveiller la bête, la maladie qui ronge, comme en témoignent les termes…. (en gris) .

 Face à cette souffrance qui dure, un changement s’opère. La fin de ce premier mouvement
prépare la décision d’agir. Ce changement est lent et difficile. Cette faiblesse liée à la peur est
marquée par des expressions euphémisées (des circonstanciels de manière) telles que
« ………………. » en vert> La remise en mouvement du corps s’effectue presque au ralenti.
 La locution qui clôt ce mvt « malgré tout » laisse présager d’une décision, d’une concession,
celle d’une action à venir, d’une prise de risque. Le personnage a-t-il peur pour sa santé ou
« ce danger extrême » cristallise-t-il la crise familiale à venir ?

2ème mouvement l ;18 à 29 : Un retour parmi les siens-

je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚
50 pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours
été un homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚

A. Une décision

- L’usage du passé simple met en évidence la brièveté de la décision et son aspect


irrévocable. Ambivalence temporelle, entre retour en arrière « retourner » « revenir sur
mes pas » « aller su mes traces » (épanorthoses) > reformulations qui précisent le retour en
arrière> effet de retardement mais aussi jeu sur l’expression « faire le voyage »> tension vers
un avenir proche, « faire le (grand) voyage », càd mourir.

B. Une crise familiale à venir ?

- Façon de désigner les membres de la famille (en bleu). Mise à distance> tension dans ses relations
avec la famille ?

- Une première image de Louis à travers le regard de sa famille est proposé : un personnage « posé ».

C. Le théâtre de la parole.

Comment dire l’indicible ? Lagarce exprime l’ambivalence de la parole. Annoncer sa mort : est-ce
facile ou difficile ? Euphémisme : dire/ seulement dire> antiphrase ?
C’est à lui de dire et à lui seul> c’est tout l’enjeu de ce prologue, annoncer l’intrigue à venir :
parviendra-t-il à annoncer sa mort aux siens ? Ce nœud ainsi révélé infuse ce 2ème mouvement pour
mettre en évidence les enjeux de l’intrigue mais pour aussi pour insister sur le fait que cette tâche lui
incombe : « l’unique messager ».

3ème mouvement l.30 à la fin : l’enjeu de cette annonce pour lui, se mettre en scène une dernière
fois

et paraître
55 – peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis
le plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là
encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
60 me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-
même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

A. Une tension entre volonté et illusion.

Dans ce dernier mouvement, le personnage exprime une tension qui s’exerce entre ce qu’il va
révéler de lui et ce qu’il va cacher ; on peut y lire l’annonce de la tragédie à venir, puisqu’il ne dira
rien. Cette tension s’exprime à travers le verbe « paraître » qui apparaît deux fois et le substantif
« illusion ».

B. Louis, un maître de la parole

Néanmoins, ce qu’il ne dira pas, il l’écrit maintenant pour « eux » (les membres de sa famille) mais
peut-être aussi pour nous lecteurs, « toi, vous, elle, ceux-là ». Ainsi à travers l’écriture, Louis devient
« son propre maître », celui qui obtient le pouvoir et la volonté « voulu, voulu et décidé », « pouvoir
là encore décidé » par la création, l’écriture.

C. Un retour entre dureté et douceur

Ce dernier mouvement se clôt par le retour de nombreuses allitérations en « m » et « r» > effet : le
texte donne l’impression que le texte (et Louis) se replie sur lui-même, pour connoter l’absence
d’issue possible ; Louis va bientôt mourir et il doit l’annoncer.

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