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Classe de Première

OBJET D’ÉTUDE I : LE THÉÂTRE, DU XVIIÈME SIÈCLE AU XXIÈME SIÈCLE.


Étude d’une œuvre intégrale : Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du
monde (2007)
Parcours associé : crise personnelle, crise familiale

EAF 1 - Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde (1990) : le « Prologue »

Définition
Prologue : dans le théâtre tragique de l’antiquité, monologue ou dialogue,
prononcé par le chœur, qui précède l’entrée dans l’action et renseigne sur les
lieux, les personnages, la situation.

LOUIS EST À LA FOIS LE PERSONNAGE ET LE NARRATEUR DE LA PIÈCE


(fonction du prologue = raconter).
Ici le personnage de Louis est seul sur scène = monologue de théâtre ; c’est aussi
un solitaire dans la vie, qui s’est exclu de son cercle familial ; il est atteint d’une
maladie incurable

Institutionnalisation :

Vous êtes face à un texte ayant trois particularités : c’est une scène théâtrale, elle
est écrite sous forme de vers ou de versets, et évoque le genre autobiographique
du journal. Il faut absolument exploiter ces spécificités.
– Aspect théâtral : utilisez le vocabulaire du théâtre (parlez de « scène », de
« monologue » plutôt que de « texte ») ; pensez qu’il s’agit d’un texte joué, prenez
en compte cette dimension ; parlez de « spectateurs », plutôt que de
« lecteurs ».
– Aspect versifié : ce monologue prend une forme versifiée, il vous faut en tenir
compte car cela lui donne un certain rythme. Que dire de cette forme spécifique ?
► Vous pouvez parler du rythme des vers, observer comment la ponctuation sépare
les syllabes, de sorte à produire un rythme haché ou fluide. Par exemple, des
ruptures de rythme pourront montrer l’incompréhension, la surprise, la désorientation
du personnage. Au contraire, des enjambements (lorsque la phrase commencée sur
un vers se poursuit au vers suivant) donneront de l’ampleur et de l’importance aux
événements relatés.
– Aspect autobiographique : à savoir, LAGARCE est aussi l’auteur d’un Journal en
2 tomes (I. 1977-1990 et II. 1990-1995), il y raconte son parcours de jeune comédien
dramaturge, il est représentatif d’une génération en relatant sa jeunesse dans les
années 1970-1980.

Introduction
=> Situez ce passage dans l’œuvre. Résumez-le passage en quelques phrases :
Ce monologue de théâtre, ce « Prologue » ouvre la pièce avant l’action proprement
dite. Louis, le personnage principal, explique au spectateur qu’il va mourir bientôt.
Après plusieurs années, il a décidé de retourner voir sa famille pour lui annoncer sa
maladie (le sida) et lui faire ses adieux.

=> formulez une PROBLÉMATIQUE


Comment ce Prologue met-il d’emblée en place la tonalité tragique et esthétique de
la pièce de Jean-Luc LAGARCE ?

=> annoncez les mouvements du texte

=> Observer l’usage qui est fait de la langue comme structure (ossature)
du discours dans le texte de Lagarce.

1) le premier tiers du prologue (l. 1 à 22) s’organise autour de la temporalité


(« l’année d’après » sera le segment relancé à cinq reprises),

2) le second tiers, ce qui semble être à dire ne prend qu’une ligne et arrive
seulement à l’alinéa 34 dans une énonciation du dire et de la manière de dire
(l. 23-32).

3) le dernier tiers (l. 33 à 43) s’organise plutôt autour de ce qui relève du


(« paraître » et de l’illusion).

=> Analyse linéaire

1) Lignes 1 à 22 : le thème du temps et la


conscience de la mort prochaine

PROLOGUE Prologue : en reprenant cette


caractéristique de la tragédie antique,
LOUIS. – Plus tard, l’année d’après Lagarce inscrit d’emblée sa pièce dans la
- J’allais mourir à mon tour – tradition du théâtre tragique. Censé
répondre au souci d’assurer
la compréhension de l’intrigue. Or peu
d’informations nous sont données.
L’absence de didascalies à l’initiale de la
scène (des scènes en général) donne
l’impression pour le lecteur-spectateur de
faire irruption au cœur d’un discours à 1ère
personne « JE », déjà entamé.

LOUIS. Seul sur scène, 34 ans (évite de


justesse l’âge du Christ, mais connote le
martyr) est le protagoniste principal ; il sait
qu’il va mourir « l’année d’après » et il se
livre à un 1er monologue (1er sur 5 en
comptant l’Épilogue) :
« - Plus tard, l’année d’après
- J’allais mourir à mon tour –
Les premiers mots du prologue sont
l’expression d’une temporalité : deux
compléments circonstanciels de temps +
Futur du Passé « j’allais mourir »

On écoute des paroles posthumes. Louis


fait ici figure de mort-vivant, de
« revenant » dans tous les sens du terme :
il semble revenir d’outre-tombe (
tel un fantôme) + il est celui qui revient dans
sa famille.

Louis est à la fois le personnage, le


narrateur de la pièce (fonction du prologue =
raconter) et le porte-parole de l’auteur
dramaturge Lagarce : Louis c’est lui.
Comme lui il est atteint d’une maladie
incurable
(implicitement représentative de son
époque, les années 1970-1980, et de son
homosexualité : le sida. C’est aussi un
solitaire dans la vie, qui s’est exclu de son
cercle familial il y a des années).

Le prologue énonce une dramaturgie du


J’ai près de trente-quatre ans retour, fondée sur la rétrospection.
maintenant et c’est à cet âge que je D’où le jeu sur les temps verbaux et les
indicateurs temporels : présence dans la
mourrai, même phrase de Présent, correspondant au
l’année d’après, moment de l’énonciation « J’ai 34 ans », du
de nombreux mois déjà que Futur «je mourrai » et de l’Imparfait
j’attendais à ne rien faire, « j’attendais »). Opposition la vie et la mort,
à tricher, à ne plus savoir, entre moment présent et futur renforcée par
de nombreux mois que j’attendais les C.C.Temps « maintenant » et « l’année
d’après », répétée 5 fois.
d’en avoir fini,
l’année d’après, Le présent semble insaisissable, vidé de
toute substance. L’anticipation d’une fin
inévitable ne permet d’approcher
l’événement qu’indirectement, par
tâtonnements successifs.

Le monologue est construit sur une figure


comme on ose bouger parfois,
de style dominante : la répétition, qui traduit
à peine,
le ressassement obsessionnel de l’idée
devant un danger extrême,
de sa mort prochaine et la terrible attente.
imperceptiblement, sans
vouloir faire du bruit ou commettre La mort est comparée à un danger extrême
un geste trop puis est personnifiée sous les traits d’un
violent qui réveillerait l’ennemi et ennemi.
vous détruirait
aussitôt,
l’année d’après,
malgré tout,
la peur, Comparaison imagée associée au champ
prenant ce risque et sans espoir lexical de la mort lié à celui de la peur,
jamais de survivre, désignée par le substantif « l’ennemi » et
malgré tout, procédé de généralisation : glissement du
l’année d’après, pronom « JE » au « ON » puis au
« VOUS » : adresse au public,
conventionnellement destinée à donner des
informations sur la diégèse. Or le prologue
ressemble davantage à un discours
intérieur qui s’extériorise mais ne semble
destiné à personne sauf à l’énonciateur
lui-même, comme lors de l’écriture d’un
journal (dont Lagarce est aussi l’auteur.)

2) Lignes 23 à 32 : le thème du retour et


je décidai de retourner les voir, la mission d’annoncer sa propre mort
revenir sur mes pas,
Le verbe au Passé simple « décidai » traduit
aller sur mes traces et faire le
une prise de décision brève et soudaine
voyage,
(peu réfléchie ? comme Antoine lui en fera
le reproche plus tard).

Champ lexical du « retour »


a) à la maison :
« je décidai de retourner les voir, »
Le pronom complément d’objet du verbe
voir désigne implicitement les membres de
sa famille, qui ne sont pas individualisés ici,
désignés par « eux » plus loin.
(retour qui n’est pas sans évoquer le texte
biblique de la « Parabole du Fils
prodigue ».)

b) sur soi = une réflexivité, qui évoque


le genre autobiographique, forme
moderne que prend ce prologue
réactualisé (pronoms de 1ère
personne « JE / MOI / MES »
« revenir sur mes pas,
aller sur mes traces »
annoncer, lentement, avec soin,
avec soin et
précision Développement sur l’art d’énoncer et la
- ce que je crois - manière de dire. Il faut souligner ici
Lentement, calmement, d’une l’importance du thème central de la parole
manière posée et du dialogue avec la récurrence du verbe
dire et des verbes de parole dans la pièce,
- et n’ai-je pas toujours été pour les
la densité du vocabulaire métalangagier (du
autres et eux, vocabulaire de la parole qui réfléchit sur
tout précisément, n’ai-je pas l’acte de parole) qui est omniprésent tout au
toujours été un homme long de la pièce. Fonction introspective
posé ?, aussi de ce monologue comme en
pour annoncer, témoignent les incises :
dire, « - ce que je crois -« et l’interrogation
seulement dire, rhétorique :
ma mort prochaine et irrémédiable, « - et n’ai-je pas toujours été pour les autres
l’annoncer moi-même, en être et eux,
l’unique messager, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un
homme
posé ?, »

On relève le champ lexical de l’annonciation


aussi, renforcé par l’image du
« messager », personnage de la
mythologie antique et biblique, mais aussi
personnage de théâtre. C’est le rôle
éminemment tragique de ce drame intime,
dans cette fin de vie, comme dans la pièce,
que Louis se donne ici : annoncer lui-même
à sa famille qu’il va mourir, comme l’ange
de la Mort. Tel est l’argument de l’intrigue
qui renouvèle l’aspect ordinaire d’une
thématique centrée sur la famille.
Au final ce qui semble être à dire ne prend
qu’une ligne et arrive seulement à l’alinéa
34 : « seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable, ».

Le prologue prend ici des allures de


manifeste esthétique sur l’art de dire les
choses. On est frappé par l’usage de la
ponctuation effectué par Lagarce, qui crée
des effets rythmiques, prosodiques et
sémantiques proches du verset. Et le texte
de théâtre prend la forme de la
poésie contemporaine : on peut relever les
rythmes ternaires : « annoncer,/ lentement,/
avec soin,» et « Lentement, /calmement,
/d’une manière posée » associés à des
procédés de dislocation et de reprises, qui
sont des procédés syntaxiques de mise en
relief chez Lagarce, et qui imitent l’oral
spontané :
« pour annoncer,
dire,
seulement dire, »
Ces dispositifs syntaxiques sont utilisés par
Lagarce pour mettre en scène le discours.
Ils rendent compte de l’élaboration
progressive de la parole qui se produit
comme en temps réel et qui cherche à se
dire. Tout un ensemble d’éléments montrent
et démontent le fil du discours en train de se
faire : retours à la ligne, pauses, hésitations,
parenthèses, ruptures, répétitions. C’est
l’énonciation qui est ici mise en scène.
Les personnages de Lagarce hésitent, se
corrigent, reformulent. Ils ressassent, se
disent plus qu’ils ne disent, mais dans tous
les cas ils ont le souci du mot juste. Le
dispositif typographique (ponctuation /
mise en forme du texte / alinéas) : ces
ajustements graphiques correspondent à
une représentation de l’oral. Ils
représentent, dans ce texte très écrit, la
spontanéité de la parole.

3) Lignes 33 à 43 : le thème du paraître et


de l’illusion de maîtriser son destin
et paraître
- peut-être ce que j’ai toujours voulu, Répétitions : procédés de mise en relief
voulu et décidé, du verbe « paraître » (par opposition à
en toutes circonstances et depuis le « être »). Repris par l’expression synonyme
plus loin que j’ose « l’illusion d’être ». Thème de l’illusion et
me souvenir - du mensonge : mentir à soi-même et aux
et paraître pouvoir là-encore autres « me donner et donner aux autres
décider, l’illusion ».
me donner et donner aux autres, et Les autres : détaillés par l’énumération de
à eux, tout précisé- pronoms déictiques n’ayant pas
ment, toi, vous, elle, ceux-là encore d’antécédents dans le texte (Largarce nous
que je ne connais place dans l’incertitude : « eux », les
pas (trop tard et tant pis), membres de sa famille, « toi, vous, elle,
me donner et donner aux autres une ceux-là encore
dernière fois que je ne connais pas (trop tard et tant
l’illusion d’être responsable de moi- pis), » = ce peut-être les membres de sa
même et d’être, famille (qu’il ne connait pas, de leur aveu à
jusqu’à cette extrémité, mon propre la fin de la pièce) et/ou les lecteurs-
maître. spectateurs auxquels il s’adresse, dans la
tradition du prologue.
Les rapports de Louis avec les siens, qu’il
n’a pas vus depuis longtemps, semblent
distendus. Il se sent étranger à cette famille
qui fait bloc contre lui, comme le suggèrent
les pronoms « les », « eux », puis
l’énumération. L’emploi des pronoms, là où
on attendrait des prénoms, marque la
distance avec les membres de la famille.

Thème de l’illusion théâtrale : théâtre


comme imitation de la vraie vie. Lagarce
rejoue l’échec de Louis et de la scène
familiale dans sa pièce, pour le transfigurer
en réussite théâtrale et esthétique.
Satisfaction du dramaturge. Cette
sublimation par l’écriture lui donne l’illusion
de maîtriser, le temps de la pièce de
théâtre, comme en témoignent les C.C. de
Temps « une dernière fois », « jusqu’à cette
extrémité » son destin tragique.

Les derniers mots de Louis sont l’


expression des dernières volontés d’un
mourant : « être jusqu’à cette extrémité
mon propre maître » + emploi des verbes
« vouloir, pouvoir, décider ».
Maître de qui ? de quoi ? le maître = celui
qui tient les fils de l’intrigue mais aussi celui
qui a le pouvoir.

C’est en cela que Louis peut être comparé


aux héros mythiques avec qui il partage
un destin tragique : une mort certaine et
irrémédiable, un rôle à jouer = l’annoncer,
un destin à maîtriser.
Largarce s’inscrit donc parfaitement dans la
veine du théâtre tragique en mettant en
scène son questionnement fondamental :
Peut-on être maître de son destin ? (cf.
Jean COCTEAU, La Machine infernale, une
réécriture du mythe d’Oedipe )
Le prologue de Juste la fin du Monde
énonce la chronique d’une mort qui ne
parviendra pas à être annoncée.

Conclusion

Ce texte, qui n’annonce pas une action mais un récit, donne de nombreuses
précisions temporelles qui n’aident pas le lecteur à se situer : comment peut-
on parler de sa mort au présent et au futur ? On s’interroge aussi sur les
causes de la mort du personnage. De la même façon, la thématique du retour
est évoquée mais on ne sait pas précisément à qui le personnage va rendre
visite. Pas d’exposition classique ici mais une impression de plonger au cœur
d’un drame intime dont on ignore à peu près tout.

Avec ce prologue au carrefour de la poésie et du genre autobiographique, Lagarce


s’approprie en la modernisant l’idée du chœur à l’antique. Cette ouverture de la
pièce in media oratione (au beau milieu du discours) pose d’emblée la mission
que le héros se fixe – à laquelle il ne pourvoira pas – et ses difficultés, déjà,
figurées par cette énonciation hachée, cette peine à dire qui est celle de Louis et
qui atteint, chacun à sa manière, tous les personnages.

La parole, souvent émiettée, se prend elle-même pour objet, avec ces


marquages divers qui vont du métadiscours explicite à des répétitions insistantes, en
passant par un jeu de reprises anaphoriques qui scandent un texte littéraire destiné à
« faire oral », autant d’éléments qui concordent à donner aux discours une forme de
conversation orale ordinaire.

Le prologue, pendant de l’épilogue tragique, est en ce sens programmatique


du reste du texte. Il aurait pu être une longue litanie sur la maladie et la mort. Or
Louis est l’énonciateur d’une parole qui semble vaine et l’annonciateur d’une
diégèse, qui se cherche, et qui ne pourra s’accomplir. Car c’est du dialogue – et
surtout de son manque – qu’il s’agit presque toujours dans Juste la Fin du
Monde, dans ce huis clos familial, où le non-dit finira par régner en maître.

Ainsi, « Théâtre de la parole », cette pièce l’est doublement en ce que les


échanges paroliers qui en font toute l’action ont, de plus, massivement la parole
pour objet.

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