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TEXTE 10 - Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Le prologue

1 LOUIS. –Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
5 de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
10 devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste
trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
15 prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚
pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
20 – ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚
pour annoncer‚
25 dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
30 – peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus
loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je
ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
35 me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990

EXPLICATION
Présentation générale de l’œuvre :…
LECTURE
Présentation du passage : l’extrait à étudier est le prologue de la pièce, forme héritée de l’Antiquité et qui a pour fonction
d’exposer le sujet de la pièce. Cependant, cette forme traditionnelle se heurte ici à la grande modernité du texte de J-L. Lagarce,
constitué d’un monologue qui déploie une phrase unique écrite sous la forme de vers libres. Louis, expose les enjeux de la pièce :
braver sa peur pour avouer à ses proches qu’il n’a pas vus depuis longtemps qu’il va mourir.

Annonce des mouvements : l.1à 11 : une confidence tragique


l.12 à 28 : l’annonce du projet : le retour et l’aveu
l.29 à la fin : jouer un rôle ?
Enjeu : Comment ce prologue expose-t-il la crise du personnage ?
Premier mouvement - l.1à 11 : une confidence tragique
LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
- « Plus tard‚ l’année d’après »: Louis annonce à l’avance (prolepse) ce qui va arriver avec des CC de temps placés en tête
de monologue, des CC imprécis : la pièce ne s’inscrit pas dans une temporalité réaliste précise→ Modernité de la pièce.
- « – j’allais mourir à mon tour – » : étonnamment l’annonce personnelle (« je ») est placée entre parenthèses (tirets à
valeur de parenthèses), et cela crée une première rupture de la parole, comme si l’information était secondaire alors que
c’est la principale de la pièce… un peu comme le paradoxe présent dans le titre de la pièce.
- Le champ lexical de la mort se déploie logiquement ensuite « j’allais mourir », « mourrai », « en avoir fini » (euphémisme)
et place la pièce dans le domaine de la tragédie avec l’idée de fatalité, de destin inévitable : la condamnation et la mort du
personnage de Louis.
- « j’ai près de trente-quatre ans maintenant » : le prologue joue sa fonction d’exposition c’est-à-dire donner des infos sur les
personnages et l’intrigue. L’adverbe « maintenant », CC de temps, montre que pour le personnage le temps est important,
qu’il est compté… c’est que semble indiquer la répétition insistante de « l’année d’après »
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
Les répétitions insistent sur le tragique du temps implacable qui passe et en même temps caractérisent la parole du
personnage, une parole qui piétine et n’avance pas, comme si le personnage avait du mal à parler… (thème récurrent dans
la pièce).
Cette idée apparaît aussi avec les tournures de phrases elliptiques (coupées, incomplètes) : les propositions principales
« de nombreux… » n’ont pas de verbe (ex : cela faisait…)
Les actions décrites et les négations montrent l’attente/ impuissance funeste du personnage :- L’inertie : « à ne rien faire » -
L’ignorance : « à ne plus savoir ».- L’impatience : « d’en avoir fini ».
• Le repère temporel « de nombreux mois » indique que l’idée de la mort n’est pas récente, et que Louis a cessé de vivre
depuis longtemps.
« j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir »‚ « j’attendais d’en avoir fini‚ »
Le verbe « tricher » est négativement connoté, il était utilisé par J-L Lagarce dans son journal, il est repris dans la fin du
prologue, c’est un thème important : est-ce une tricherie face aux autres ? face à soi ?
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait
l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
Le champ lexical de la guerre (danger extrême », « geste trop violent », « ennemi » « détruirait ») présente un personnage
envahi par la peur qui n’affronte pas le danger mais semble tout faire pour l’éviter : « ose bouger… à peine »,
« imperceptiblement », « sans vouloir faire de bruit »… comme si Louis, qui annonce sa mort dès le début de sa prise de
parole, ne parvenait pas à affronter son sort jusqu’au bout .
→ ce 1er mouvement met à jour la tragédie du personnage.

2ème mouvement - l.12 à 28 : l’annonce du projet : le retour et l’aveu


l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
La parole continue de revenir aux mêmes sujets : la mort à venir : « sans espoir jamais de survivre », « la peur », et
l’importance du temps : « l’année d’après ».
Nouvelle répétition « malgré tout » : le personnage semble revenir sur ce qui le hante, il répète, ressasse. En même temps
la répétition de « malgré tout » suggère un revirement, de la passivité à l’action « prenant ce risque » ; l’action étant le retour
dans la famille
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚
pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
Lentement, calmement, d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?‚

Le thème du retour (re-) est formulé de 4 façons différentes : le prologue continue donc de jouer sa fonction, exposer le sujet
de la pièce : le retour chez lui du personnage pour annoncer sa mort à venir. La pièce se place ici dans une tradition avec ce
thème du retour (Ulysse dans l’Odyssée, le fils prodigue dans la Bible…)
« je décidai » : verbe d’action qui rompt avec l’impression d’inaction précédemment évoquée et le sujet « je », individuel, se
place dans une sorte d’opposition avec un collectif « les » (pronom personnel) encore flou car il ne renvoie encore à rien de
connu pour le spectateur/lecteur repris ensuite par « eux‚ tout précisément ».
Le but de la visite est dit : « pour annoncer » mais le COD du verbe « annoncer » tarde à venir (ligne 27 seulement) : il est
séparé du verbe…
– par deux séries de CC de manière qui traduisent la difficulté de l’acte (« lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision » et
« lentement‚ calmement‚ d’une manière posée » ) et la justesse que cela demande.
- par des parenthèses qui créent d’autres ruptures dans la parole (« – ce que je crois – », « – et n’ai-je pas toujours été pour
les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?‚ » ).
C’est donc une parole retardée, difficile à dire et elliptique encore (ce que je crois = c’est ce que je crois), une parole qui
hésite et se trompe aussi : la question rhétorique « n'ai-je pas toujours été pour les autres et pour eux, tout précisément,
n'ai-je pas toujours été un homme posé ? » attend une réponse implicite, et pourtant… il se trompe : on verra que sa sœur
Suzanne le voit au contraire comme un voyageur, en taxi, toujours entre deux aéroports.
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
L’annonce ne vient qu’après une série de reformulations de « annoncer » : le verbe « dire », seul sur la ligne, est ainsi mis en
valeur : c’est la parole qui sera donc au centre de la pièce, la parole intime de ce personnage dont l’individualité est insistante :
« ma » mort, « moi-même », « unique messager ».
Le COD enfin arrive après cette série de retardements comme un couperet pourtant connu : « ma mort prochaine et
irrémédiable » : tragédie et fatalité encore dans cette formule, comme avec le personnage du « messager », traditionnel dans
la tragédie.
→ la parole est difficile à dire ; avouer, dire ce qu’il a à dire, ne sera sans doute pas une chose aisée pour Louis.
3ème mouvement- Jouer un rôle ?
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et
tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
Le verbe « tricher » trouve un écho ici à travers le verbe « paraître » dont le COD est lui aussi retardé par une parenthèse
insistant sur les pensées intimes de Louis et l’idée de volonté « toujours voulu, voulu et décidé ». Mais une ambiguïté
apparaît ici car ce vocabulaire s’oppose au champ lexical de la tricherie: « paraître », « me donner et donner aux autres une
dernière fois l’illusion d’être ».
Le personnage est un acteur (dans une sorte de mise en abyme du théâtre : du théâtre dans le théâtre)… il ne semble pas
suffisamment fort pour suivre sa volonté et semble être du côté des apparences, de la tricherie… Héros tragique, il insiste
beaucoup sur les forces qui le dépassent, mais c'est peut-être pour mieux cacher sa propre part de responsabilité…
Les pronoms indéfinis, personnels et démonstratifs qui désignent les interlocuteurs de Louis sont ambigus eux aussi et
accentuent la mise en abyme ; « aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas » :
à qui s’adresse-t-il ? le fils à sa famille, aux personnages de la pièce ? au public ? Modernité de la pièce.
Le prologue se termine donc sur l’idée que le personnage va jouer un jeu, aux autres et à lui-même, pour accomplir la
mission qu’il s’est fixée (« mon propre maître ») : annoncer sa mort à sa famille.

CONCLUSION

Ce long monologue qui précède le début de la pièce permet à Louis, comme un héros tragique, de se présenter et de présenter
au lecteur/spectateur le sujet de la pièce : il vit une situation de crise personnelle (il va mourir) et il vient l’annoncer à sa famille. Entre
vie et mort, Louis est dans un entre-deux, comme ce prologue qui alterne entre tradition (présence d’un prologue, personnage du
messager, informations données sur la pièce) et modernité (brouillage temporel, une longue phrase qui se répète et se corrige …).
Le spectateur/lecteur sait déjà que tout l’intérêt de la pièce ne sera pas la mort de Louis mais la manière dont il parviendra à sortir
des méandres de ses pensées pour l’annoncer.

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