Vous êtes sur la page 1sur 4

Juste la fin du monde, Lagarce

LL2 : la tirade de Suzanne (scène 3, I)


De « Parfois tu nous envoyais des lettres » à « c’est pour les autres »

Intoduction :
Cette scène prolonge la scène précédente. Après sa belle-sœur Catherine, c’est Suzanne qui se replonge
dans le passé. C’est l’extrait de l’une des plus longues prises de parole de la pièce : celle de Suzanne qui
s’adresse à son frère qu’elle ne connaît pas, puisqu’elle est partie alors qu’elle était encore « petite ». Elle
fait comme un bilan de sa relation avec lui : elle lui fait des reproches sur son départ et le peu de lien tissé
avec sa famille.
Plus encore que dans d’autres tirades, elle cherche ses mots, et reformule sans cesse ce qu’elle cherche à
exprimer.

Projet de lecture : Comment Suzanne parvient-elle à exprimer la complexité de son rapport à Louis ?

I. La distance de Louis soulignée par l’évocation de ses lettres

Relevé Procédé / faits d’écriture Interprétation – analyse

« parfois » anaphore Adverbe temporel insistant sur la rareté des


nouvelles envoyées par Louis
« Envoyais »/ Épanorthose + Polyptote – Cependant ces envois ne se sont jamais
« envoies » passage au présent interrompus – présent d’actualité
Habitudes installées dans le temps > les rares
contacts avec Louis sont donc épistolaires.
Suzanne passe son temps à superposer les temps
dans sa tirade comme si le passé et le présent
était toujours liés > elle traduit une sorte de
traumatisme d’enfance qui se perpétue dans le
présent car il n’y a pas eu d’évolution depuis.
« Ce ne sont pas des Épanorthose + Négation On entend une pensée en train de se construire –
lettres » Suzanne cherche à mettre des mots précis sur ce
qu’elle ressent mais elle a du mal, elle se reprend,
se corrige.
« Qu’est-ce que Interrogations Idem – ces deux interrogations sont tournées vers
c’est ? » elle-même et non vers Louis, son interlocuteur.
« Comment est-ce Cela traduit à la fois sa recherche du bon mot
qu’on dit ? » mais aussi le fait qu’elle ne cherche pas
véritablement à créer un dialogue avec son frère
à sorte de soliloque > Suzanne veut s’exprimer
plus que dialoguer.
« Juste des petits adverbe péjoratif Valeur péjorative des courriers, Suzanne ne sait
mots » comment qualifier ces nouvelles.

« de petits mots, juste Gradation descendante Effet déceptif du procédé qui exprime
des petits mots, une + l’amertume de Suzanne quant au peu de
ou deux phrases, Hyperbole (« rien ») communication et de lien entre elle et son frère.
Rien » Elle va même jusqu’à considérer qu’elle est
inexistante, sans valeur aucune avec l’hyperbole
« rien ».
« Elliptiques » * Répétition + mis en valeur Adjectif plutôt érudit, comme si Suzanne voulait
car à la ligne s’adapter à son frère (« comment est-ce qu’on
* Qui comporte des dit ? »).
ellipses, c’est-à-dire Souligne le vide laissé par Louis dans la maison
des omissions, des vide qui s’est traduit aussi par les blancs de ses
vides. lettres.

« ‘parfois, tu nous Autocitation Satisfaite du mot qu’elle a trouvé et de sa phrase


envoyais des lettres finalement constituée, elle se cite elle-même
elliptiques’ » (d’où la présence de guillemets). Elle reformule
donc ironiquement toute sa phrase.
Le fait de chercher des mots précis, justes pour
s’adresser à Louise peut être perçu comme une
volonté de se rapprocher de Louis (qui incarne
cette culture savante, la maîtrise de la langue). En
même temps, en employant les guillemets,
Suzanne donne l’impression que cette phrase
n’est pas d’elle, comme si elle devait jouer un rôle
pour se faire comprendre de son frère.

Bilan à Suzanne est à la fois solennelle et ironique, proche et lointaine vis-à-vis de Louis. Son discours
tâtonnant oscille entre marques de distance et volonté de nouer un dialogue. On sent que la
communication n’est pas aisée et qu’elle chercher avant tout à communiquer ses propres tourments
plutôt que de se lier à son frère.

II. Le travail de Louis : source d’admiration mais aussi d’éloignement, de rupture

A/ Évocation des souvenirs d’enfance de Suzanne, à l’origine de la crise.

« Je pensais/ (ce que Parenthèse Elle reformule pour elle-même sa pensée, qui se
j’ai pensé lorsque tu construit au fil de son discours- regrets de la
es parti) » jeune femme qui, enfant, entretenait toute sorte
d’illusions sur son frère. Là encore, le discours de
Suzanne est très ancré dans le passé, nostalgique.

« je pensais » Imparfait L’usage de l’imparfait montre qu’elle s’est


détachée de l’enfance et de ses illusions
« (là que ça Aphérèse (oralité) On sent une plus grande spontanéité dans le
commence) » discours du Suzanne qui laisse échapper des
remarques piquantes.
« Faussé compagnie » Le départ est considéré comme l’origine de tout
Abandon, trahison : redevient accusatrice !
« Ce que tu faisais ou Polyptotes, reformulations Reformulations qui prouvent que Suzanne n’était
allais faire dans la vie pas très au courant déjà à l’époque de la vie de
/ souhaitais faire » son frère. Est-ce qu’il était déjà écrivain comme le
sous-entend « faisais » ? ou est-ce qu’il était
encore en train de faire ses études (« allais
faire », « souhaitais faire ») ?
« (Serait d’écrire) » conditionnel Insistance encore sur l’ignorance de Suzanne
Incertitudes sur son frère
B/ Élargissement à la famille et de ce qu’elle projetait sur Louis à l’époque

Partie entre tirets Digression / parenthèse Remarque positive de Suzanne pour exprimer
l’admiration éprouvée par la famille à l’égard de
Louis
« nous éprouvons » Retour de la première Suzanne se fait émissaire de la famille, elle parle
personne du pluriel en son nom.
Intéressant de noter que le « nous » n’inclut pas
Louis.
« Une certaine forme Modalisation du propos Certitude de Suzanne > Expression de
d’admiration, c’est le l’admiration de tous. Elle ne semble pas hésiter
terme exact, une ici.
certaine forme
d’admiration »
« à cause de ça » Admiration due au fait que Louis soit écrivain,
dans une famille ouvrière : différenciation sociale.
Si tu en avais la Anaphore « si » Anaphore qui sert à reformuler la pensée de
nécessité Propositions Suzanne ; la question est moins la capacité à
Si tu en éprouvais la subordonnées écrire que son désir de le faire.
nécessité circonstancielle exprimant
Si tu en avais soudain la condition Louis pouvait employer son don d’écriture par
l’obligation ou le désir plaisir (« désir ») ou pour survivre (« obligation »).
C’est un don qui le rend totalement indépendant,
il n’a besoin de personne.
« te servir de ça pour L’écriture se voit chargée par Suzanne d’une
te sortir d’un mauvais puissance magique, consolatrice et salvatrice. A
pas ou avancer plus ses yeux, il s’agit d’une pratique bourgeoise
encore » fascinante, qui, lorsqu’elle est maîtrisée, permet
l’indépendance, la capacité à prendre soin de sa
vie.
ð dans cette partie Suzanne abandonne un temps les reproches pour montrer à Louis qu’il est
admiré et que sa famille s’intéresse à lui. Il s’agit pour Suzanne de ne pas noyer Louis sous les
reproches.

III. La formulation explicite et pathétique du reproche

« Mais » Conjonction de Rupture dans cette admiration


coordination, « mais »
adversatif
« Jamais » anaphore Lyrique et triste, en emphase en début de
phrase accentue le reproche et la douleur de
Suzanne. L’adverbe « Jamais » exprime une
absence totale et ici ce qui est perçu par
Suzanne comme un refus absolu de la part de
Louis de chercher à parler à sa famille.
Le discours prend une tournure amère
« Nous concernant »/ opposition du « nous » et Opposition qui matérialise la rupture qui s’est
jamais tu ne te sers du « tu » installée au sein de la famille entre Louis et les
« nous »/ « tu » siens
« Avec nous »/ « pour Les compléments tentent de positionner la
nous » famille par rapport à Louis.
« Don » x2 / Champ lexical du talent En soulignant le talent de Louis, Suzanne insiste
« qualité » sur le fait qu’il n’a pas d’excuse pour son silence.
« Tu ris » Didascalie interne Louis sourit à l’évocation de ce « don », terme
peut-être un peu naïf, ce qui peut montrer son
affection pour sa sœur mais aussi sa distance
avec cette famille dont il s’est éloigné.
« Qualité- c’est le mot Parenthèse Ironique : le terme de « qualité » sonne faux
et c’est un drôle de dans un discours qui vise à reprocher son
mot puisqu’il s’agit de tempérament à Louis. En soulignant son effet
toi » discordant dans son propos, Suzanne exprime
une forme de douleur.
« Tu ne nous en Parallélisme syntaxique Aspect grave du passage > Suzanne interprète le
donnes pas la preuve, silence de Louis qui, en tant que transfuge de
tu ne nous en juges classe, aurait honte de sa propre famille. C’est
pas dignes » une forme de trahison.
« C’est pour les Dernière phrase brève et accusatrice. Ce sont
autres » les « autres » pudiquement évoqués, indéfinis,
et opposés au « nous » qui seraient le véritable
centre de la vie de Louis, lointaine et
mystérieuse.

Conclusion :
Suzanne fait sentir dans sa tirade toute la complexité du lien affectif qui la lie à son frère. Elle s’exprime de
manière solennelle, en cherchant ses mots, afin de se faire comprendre de ce frère qu’elle connaît si peu et
dont elle se fait une image d’intellectuel. Elle parvient à exprimer à la fois l’admiration et la rancœur. Pour
cela elle insiste sur le traumatisme et la souffrance qu’ont provoqué le départ puis le silence de Louis. Celui-
ci, fidèle à lui-même et à ses « lettres elliptiques », n’intervient pas dans le discours de sa soeur, qui se
transforme donc en un soliloque.

Réflexion complémentaire : Pourquoi le silence de Louis durant la tirade ?


Le silence de Louis peut-être interprété de diverses manières : souhaite-t-il laisser à sa sœur un espace pour
s’exprimer pleinement ou ne parvient-il pas à communiquer avec une jeune femme qu’il connaît si peu ?
Est-ce une marque de respect, d’écoute réelle de celui qui veut bien entendre sans chercher à se justifier ?
Ou la matérialisation de la distance irrémédiable qui s’est creusée entre Louis et elle ? Il faut garder en tête
que Louis sait qu’il va mourir et doit bien imaginer qu’il s’agit de leur dernière conversation en tête-à-tête :
peut-être se demande-t-il à quoi rimeraient ses efforts pour être compris d’une jeune femme qu’il n’a jamais
vraiment connue. Ou peut-être lui offre-t-il l’occasion qui ne devra jamais se représenter de lui dire tout ce
qu’elle a sur le cœur depuis des années, sans l’interrompre.

Vous aimerez peut-être aussi