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Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990)

Lecture linéaire : Prologue

Introduction

Juste la fin du monde est une pièce de théâtre écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990. L’intrigue tient en peu de
lignes : Louis décide de retourner voir sa famille qu’il a quittée bien des années plus tôt afin de lui annoncer sa mort
prochaine. Mais sa mère, son frère et sa sœur profitent de sa venue pour exprimer, chacun à leur manière, la douleur
que leur a causé son départ et Louis repart finalement sans avoir fait son aveu.
(L’intrigue présente des similarités avec la situation de Lagarce, atteint du sida, qui se savait condamné au
moment de l’écriture de la pièce, de sorte qu’on a pu voir en Louis comme un double de l’auteur).
Dans cette tragédie intime et contemporaine, c’est la communication au sein de la famille qui est le nœud de
tous les problèmes. Lagarce révèle cette faille par l’écriture de dialogues où tout est incessamment à redire.
La dimension tragique de la pièce apparaît dès la liste des personnages et le prologue de la pièce.
Conformément au rôle de prologue qu’il endosse, Louis expose les données principales de l’intrigue, se présentant
comme un homme en sursis qui a décidé d’aller retrouver les siens, mais c’est avant tout une réflexion sur la volonté
humaine confrontée à la fatalité de la mort que propose ici le personnage.

Problématique : Dans quelle mesure ce prologue remplit-il ses fonctions ?

Dans la tragédie grecque, le prologue servait à informer les spectateurs de la marche du drame et de ses
développements. Le théâtre classique utilisait également ce procédé pour exposer le sujet de la scène qui allait
être jouée.
Jean-Luc Lagarce s’inspire donc de la tradition, et donne la parole à Louis dans le but d’éclaircir les raisons de son
retour au milieu des siens. Mais ce prologue a aussi la particularité de suggérer la suite des événements…

Mouvements du texte :

I. L’attente de la mort (l. 1 à 11)


II. La décision de l’annoncer à sa famille (l.12 à 36)

I. L’attente de la mort (l. 1 à 11)


PROLOGUE : étymologiquement pro-logos : avant la parole. Dans les tragédies antiques, le prologue est un personnage
extérieur à l’action qui situe l’intrigue et présente les personnages. Or ici, c’est le personnage principal qui s’en charge.

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après

• L’indication temporelle « plus tard » en tout début de discours donne l’impression que Louis a raconté des
choses avant (« hors champ »), des choses que le public devra reconstituer ou s’imaginer par lui-même :
« L’année d’après » : d’après quoi ?

– j’allais mourir à mon tour –

• « A mon tour » peut renvoyer justement à cet « hors-champ ». On pourrait penser que le « à mon tour »
renvoie à la mort de son père. Ainsi, l’ombre de celui-ci plane sur le discours du fils dès le début. Il est absent
et présent à la fois.

• L’emploi de l’imparfait « allais » et plus loin du passé simple (« je décidai ») est surprenant. Louis,
conformément au rôle d’un prologue, situe l’histoire et pose les grands enjeux de l’histoire en annonçant ce
qui va se passer. Mais pour cela, il utilise le passé, comme si cette histoire s’était déjà passée. A-t-on affaire à
un Louis déjà mort, qui s’exprime depuis l’au-delà ?

j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚ l’année d’après‚
• L’indication « près de trente-quatre ans » interpelle car il est dit que Louis a 34 ans dans la liste des
personnages. Louis utilise cette fois-ci le présent d’énonciation (« j’ai ») pour parler du moment où il parle et
le futur (« je mourrai ») pour évoquer une action future. Mais ce futur est brouillé par l’indication temporelle
« l’année d’après » qui est incorrecte car elle renvoie à un cadre temporel passé ; dans un cadre temporel
présent, on devrait dire « l’année prochaine ».

• Une interprétation possible concernant ce méli-mélo temporel mis en place par l’auteur est que ce qui va
suivre (cette pièce dans laquelle Louis, confronté à sa famille, échoue à lui dire qu’il va mourir comme il en
avait le projet) n’est pas la suite réelle et chronologique du prologue mais plutôt la représentation mentale et
imaginaire que Louis, écrivain, s’en est fait « durant près d’une année entière ». Là se trouveraient l’explication
de cette mystérieuse didascalie initiale, de l’emploi du passé pour évoquer un évènement censé être à venir
et du fait que Louis a 34 ans dans la liste des personnages alors qu’il dit ne pas encore les avoir au moment du
prologue. Une fiction dans la fiction (une pièce de la pièce) ?

• « C’est à cet âge que je mourrai » : le texte comporte certaines caractéristiques d’une tragédie : outre le
prologue, on retrouve le poids de la fatalité avec la mort programmée que le personnage, lucide sur son sort,
ne pourra pas éviter. La cause de cette mort future n’est pas donnée.

de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚ de nombreux mois que j’attendais
d’en avoir fini‚ l’année d’après‚ comme on ose bouger parfois‚ à peine‚ devant un danger extrême‚
imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous
détruirait aussitôt‚ l’année d’après‚

• Remarque sur le style valable pour l’ensemble de la pièce : nous sommes face à une écriture très libre sur le
plan syntaxique (les phrases, au sens strict du terme, sont interminables). Les fréquents retours à la ligne sont
comme une sorte de deuxième ponctuation. Ils servent à la compréhension du sens en mettant en valeur
certains éléments.

• De nombreuses répétitions parcourent le monologue de Louis. « L’année d’après » répété cinq fois, comme
une litanie qui traduit son obsession, l’omniprésence de cette mort qui plane comme une épée de Damoclès.
L’anaphore « de nombreux mois que j’attendais » couplée à l’accumulation « à ne rien faire, à tricher, à ne
plus savoir » amplifient l’idée du calvaire enduré par Louis, qui est figé dans l’angoisse de la mort -> le tragique
de la situation de Louis, qui tente comme il peut de lutter contre son destin funeste.

• La longue comparaison « comme on ose bouger parfois […] et vous détruirait aussitôt » décrit l’état de choc
et d’angoisse extrême de Louis, pour qui la mort, devenue proche, est devenue une réalité concrète. C’est ce
que montre la personnification de la mort en « ennemi » susceptible de « [détruire] » Louis s’il sort de son
immobilisme. Cela peut faire référence à la situation de Lagarce, atteint du sida, qui devait donc ménager
impérativement sa santé sous peine de voir son état gravement empirer, le VIH l’ayant privé de ses défenses
immunitaires. L’image qui est donnée de Louis est donc celle d’un homme faible, contraint de se faire tout
petit face à une force qui le dépasse, loin de l’image qu’ont de lui les membres de sa famille.

II. La décision de l’annoncer à sa famille (l.12 à 36)

A) Un itinéraire en sens inverse, un retour aux sources (l.12 à 18)

malgré tout‚ la peur‚ prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚ malgré tout‚ l’année d’après‚ je décidai
de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚

• Louis évoque les membres de sa famille simplement au moyen du pronom « les ». Cela révèle le rapport
compliqué et contradictoire qu’il entretient avec eux : d’un côté, il « [prend] le risque » de retourner les voir
« malgré tout » (et ce « malgré tout » est répété deux fois pour montrer à quel point cette démarche coûte
au personnage) ; de l’autre, il parle d’eux sans même les nommer, comme à contrecœur. En effet, il évite de
les désigner directement en utilisant des pronoms (un pronom sert à remplacer un nom) : « les » et « eux »
(deux fois, plus loin dans le texte).
• Dans l’énumération « retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage »,», le
préfixe -re (« retourner », « revenir ») indique que Louis va accomplir à nouveau un itinéraire mais en sens
inverse : il va regagner le foyer familial. On voit aussi que Louis est avant tout centré sur lui-même ; c’est ce
que montre l’emploi répété du déterminant possessif de la première personne : « sur mes pas », « sur mes
traces ». Ce retour aux sources est donc une démarche personnelle.

B) Une réflexion en cours sur la manière de transmettre la nouvelle (l.19 à 28)

pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision – ce que je crois – lentement‚ calmement‚ d’une
manière posée – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚ pour annoncer‚ dire‚ seulement dire‚ ma mort prochaine et irrémédiable‚ l’annoncer moi-même‚
en être l’unique messager‚

• Les énumérations de compléments circonstanciels de manière « lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision »
et « lentement‚ calmement‚ d’une manière posée » montrent que Louis a planifié mentalement la façon donc
les choses vont se passer. La spontanéité n’est pas de mise, et la lenteur dont il veut absolument faire preuve
au moment de l’annonce a de quoi surprendre. Pourquoi être aussi lent à annoncer quelque chose d’aussi
triste que sa mort prochaine ? Est-ce un désir d’émouvoir, de blesser ? La remarque insérée entre tirets peut
nous éclairer : « – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été
un homme posé ?‚ » : Par cette question rhétorique, Louis, qui semble penser à voix haute, nous fait part d’une
réflexion sur son identité : les autres le perçoivent comme un homme posé, et c’est donc ainsi qu’il va agir,
comme s’il lui fallait être conforme à l’image qu’on a de lui, à l’étiquette qu’on lui a attribuée. Cette question
de l’étiquetage participe à la dimension tragique de l’œuvre. On retrouvera chez son frère et sa sœur cette
pression exercée par ce qu’on attend d’eux.

• Louis semble réfléchir à mesure qu’il parle, ce qui est une caractéristique de l’écriture de Lagarce où les
personnages tentent d’exprimer avec justesse et tout haut le fil souvent confus de leurs pensées.
L’épanorthose1 « pour annoncer‚ dire‚ seulement dire » suggère que Louis se reprend, cherche le mot juste
et préfère le verbe « dire » à celui d’ « annoncer » qui lui semble peut-être grandiloquent ou solennel.

La mise en valeur des verbes « annoncer » et « dire » par la disposition typographique (seuls sur la ligne)
insistent sur l’importance de la parole dans le théâtre de Lagarce. Le nœud de l’intrigue se trouve là : un
personnage doit dire quelque chose. Or nous verrons par la suite que sa parole va être noyée/empêchée par
d’autres paroles qui revêtent, pour ceux qui les prononcent, une importance également cruciale, vitale.

• Le thème du messager porteur d’une funeste nouvelle rapproche une nouvelle fois la pièce d’une tragédie
grecque où ce type de personnage est fréquent dans le dénouement. Mais ici Louis concentre à lui-seul tous
les rôles (prologue, messager, héros tragique).

C) Une tentative illusoire de maîtriser ainsi son destin (l.29 à 36)

et paraître – peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que
j’ose me souvenir – et paraître pouvoir là encore décider‚ me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout
précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚ me donner et donner aux
autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre
maître.

• La problématique tragique du libre arbitre est particulièrement présente en cette fin de monologue, comme
en atteste le champ lexical de la volonté. En personnage lucide (ce qui est une caractéristique du tragique, du
tragique racinien en particulier), Louis sait qu’il n’a pas de réelle prise sur son destin mais il aimerait en donner
l’illusion à lui-même ainsi qu’aux autres. Annoncer sa mort à sa famille (« à eux, tout précisément ») est une
façon d’avoir un semblant de prise sur cette mort qui le hante et le sclérose.

• L’énumération « aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas
(trop tard et tant pis)‚ » peut se lire comme une adresse de Louis au public (« toi, vous, elle »). Le quatrième

1
L’épanorthose est une figure qui consiste à reprendre un terme pour le corriger, le préciser ou encore le développer.
mur2 est brisé, les spectateurs interpellés. Certains ont vu, derrière l’adieu de Louis à ses proches, l’adieu du
dramaturge à son public grâce à double-énonciation.

Conclusion : le prologue dans Juste la fin du monde joue le rôle du prologue tragique dans la tragédie grecque : il
présente la force du destin, pose le nœud de l’action qu’est la révélation de la maladie. L’originalité de ce prologue est
de faire assumer à Louis tous les rôles : celui de prologue, de messager de la funeste nouvelle et de héros tragique de
la pièce. Tous les attributs de la fatalité tragique sont là : destin, causalité arbitraire qui reste inexpliquée dans cette
pièce, empathie pour le héros, auquel ce prologue nous invite à nous identifier.

Prolongement (réflexion sur la structure de la pièce, issue de la présentation écrite par Sophie Marchand pour
Flammarion) : Le prologue, l’épilogue mais aussi les scènes 5 et 10 de la première partie et la scène 1 de la
deuxième partie dérogent au fonctionnement traditionnel du théâtre dit « dramatique », dans lequel des
personnages, sur scène, sont censés parler entre eux, résoudre au présent leurs conflits par la parole, tandis qu’ils
ignorent la présence des spectateurs. En effet, ces scènes présentent un Louis seul en scène racontant, sans
continuité avec les autres scènes, dans une sorte de hors-temps, dont on ne sait pas exactement où il se situe
(avant les faits ? ensuite ? après la mort ?), les pensées qui l’ont habité entre le moment où il a appris sa mort
imminente et celui où il a décidé d’entreprendre le voyage pour revoir ses proches, puis après cette visite. Ces
scènes font accéder le spectateur à l’intériorité du protagoniste, à des affects qu’à aucun moment de la pièce il
n’extériorisera face aux autres personnages. Elles fonctionnent comme des confidences au public, indispensable
pour comprendre le comportement de Louis, un comportement, qui, de fait, restera opaque pour les membres de
sa famille. Ces scènes sont le seul lieu où, dans l’espace global de la pièce, cette dernière trouve à s’exprimer. En
effet, dans l’espace dramatique, Louis va se révéler étonnamment silencieux (cf texte écho, la tirade de Suzanne).

2
Au théâtre, le quatrième mur désigne un « mur » imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des
spectateurs. L’action doit se dérouler comme si les personnages ignoraient être observés. L'expression « briser le quatrième
mur » fait surtout référence aux comédiens sur scène qui s'adressent directement au public.

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