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Lecture analytique n°1

Juste la fin du monde – Prologue

Éléments d'introduction

– Présence du prologue – rappelle la structure des tragédies grecques


– Louis annonce seul en scène dans un monologue son objectif : retourner
dans sa famille après une longue absence et lui annoncer qu'il va mourir
– Mise en page du monologue – constitué d'une seule phrase, étalée sur
plusieurs vers morcelés, éclatés, comme pour figurer la difficulté de
l'entreprise que Louis va mener

Problématique : En quoi ce prologue original exprime la difficulté de l'entreprise de


Louis ?

Tout d'abord, nous verrons en quoi ce prologue constitue une exposition narrative
et introspective. Puis nous analyserons comment Lagarce formule la raison du
retour de Louis dans sa famille. Enfin, l'on terminera par un commentaire de la
remise en question finale de Louis sur son projet.

I. Un exposition narrative et introspective (l.1 « Plus tard » à l.18 « sans espoir


jamais de survivre)

➢ Le texte s’ouvre par deux indications temporelles marquées par les


compléments circonstanciels de temps : « plus tard, l’année d’après ».
➢ Indications floues puisque rien ne nous indique ce à quoi renvoie l’année
d’après.
➢ L.2 « j'allais mourir à mon tour » = information donnée en incise - l’évocation
de la mort prochaine du personnage principal, Louis, situe la pièce dans le
genre de la tragédie
➢ Deux autres informations suivent : « j’ai près de 34 ans », « c’est à cet
âge que je mourrai » (l.3-4). - futur simple annonce l'impossibilité de Louis
d'échapper à son destin = statut de personnage tragique, en proie à la fatalité
➢ Il subit cette situation : « de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien
faire » (l.6), « de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini » (l.8) = Louis dit
attendre la mort, ce qui nous laisse penser qu’il souffre d’une maladie et qu’il se
sait condamner
➢ « je mourrai à mon tour » - suggère que sa mort succède celle d'un autre
personnage – fait s'interroger le spectateur
➢ Énigmatique indication temporelle, « l’année d’après » répétée deux fois via
anaphore (l. 5, et 9) sans que l’on sache ce qu’elle recouvre précisément : est-ce
l’année après la mort du personnage ? = expression d’une voix d’outre-tombe ?
Est-ce l’année d’après l’annonce à la famille ?
➢ Piste possible = Louis, dans ce prologue, reviendrait sur le récit
d’événements qui ont déjà eu lieu – se référer à la pièce Le Pays lointain, la
dernière de l’auteur, parue en 1995, pour trouver une explication à cette « année
d’après » : il s’agirait de l’année après la mort de l’amant de Louis.
➢ Raison de la mort pas explicitement nommée – écho biographique – maladie
dont souffrait l’auteur, le Sida – mais jamais mentionnée dans la pièce
➢ Présence de tout un système de répétitions pour essayer d’être le plus
précis possible, d’affiner l’idée que souhaite exprimer Louis – urgence du poids du
temps pèse sur le personnage confronté à la mort qui approche, à l’urgence de la
vie
➢ Urgence d’autant plus pressante que le personnage s’accable avec une
accumulation de verbes connotés négativement « ne rien faire », « tricher », « ne
plus savoir » (l.5). L’emploi du verbe « tricher », notamment, est essentiel dans ce
prologue : on reprochera en effet à Louis durant toute cette pièce de « tricher ».
➢ L’emploi familier de la forme verbale « en avoir fini » est également très dur
pour le personnage - expression familière assez violente et douloureuse qui
évoque la mort.
➢ À la ligne 8, l’emploi du pronom « on » (l.8) et de « vous » (l.14) pour évoquer
le « danger extrême », ainsi que le verbe « détruire » montrent que Louis sort de
l’expérience personnelle pour passer à un cas général = essayer de bien faire
comprendre l’ampleur de la tâche qui l’attend.
➢ Comparaison avec le « danger extrême » (l.12) confirme cette idée de
mission fatidique
➢ Champ lexical de la précision, voire de la délicatesse avec « à peine »,
adverbe « imperceptiblement », « sans faire de bruit » en antithèse avec la
violence du « danger extrême » et du « geste trop violent ».
= Nécessité d’agir mais de manière calme, = éviter la catastrophe qui serait de
« réveiller l’ennemi ».
➢ Question - l’identité de l’ennemi est à éclaircir : s’agit-il de la maladie, que
des émotions trop vives pourraient réveiller ? Est-ce la famille au-devant de
laquelle Louis a peur d’aller ?
➢ Louis est obligé de faire cela, de « prendre ce risque » – véritable exploit de
héros tragique = « malgré tout » (l.16) et répété l.19 synthétise cette obligation +
« la peur » (l.17) + aucune issue, aucune échappatoire soulignée par la ligne 18
« sans espoir jamais de survivre » - emploi du verbe « survivre » la préposition
« sans » et de l'adverbe « jamais » renforce cette fatalité, mais aussi la violence
que redoute Louis

Après l'annonce au spectateur de sa mort prochaine, via une voix qui semble
surgir d'outre tombe, Louis expose ensuite son projet dans le second mouvement
du texte.

II. L’annonce d’un projet personnel et la raison du retour (l.19 « plus tard » à l.32
« unique messager »)

➢ Répétition de « malgré tout » et de « l'année d'après » = insiste encore sur le


caractère inévitable de la mission de Louis
➢ On apprend qu'à la ligne 21 quel est son objectif - « je décidai de retourner
les voir » - Expression d’une volonté « je décidai » en lien logique avec les
« malgré tout » en antithèse avec tous les obstacles relevés précédemment
➢ présence du je » (l.21) – relève du registre lyrique - « je » : thématique de
l’intime et de la mort avec beaucoup de musicalité grâce à sa juxtaposition
au vers précédent – emploi de la virgule ici
➢ Le projet reste encore flou cependant - « retourner les voir » = qui est
désigné par le pronom « les » ?
➢ Emploi du préfixe itératif « retourner », « revenir » + « aller sur mes traces »
+ accumulation de verbes d’action qui disent la même chose mais de
manière de plus en plus métaphorique = on comprend que ce retour n’est
pas anecdotique , que c’est un retour sur soi.
➢ Suite de l'annonce du projet avec un CC but : « pour annoncer » (l.23) mais
retardée avec le COD rejeté ligne 31 : « ma mort prochaine »
➢ Entre deux, de nombreux CCManière -« avec soin » « avec précision » +
répétition de « soin » et « précision » ralentissant encore cette annonce
(l.23) = est-ce pour retarder l’écriture de la mort ?
➢ Emploi du pronom « eux » - ne nomme pas les membres de la famille de Louis
à l'image de « les » de la ligne 21
➢ élément d'autoportrait apparaît : « un homme posé » (l.27) – au sein d'une
question introspective interrompant, fragmentant, l'annonce du projet de
Louis - « n'ai je pas toujours été un homme posé ? »
➢ Anaphore de « pour annoncer » (répété l.23 et 27) – verbe « annoncer »
nuancé en « dire » accentué par adverbe « seulement » = différence entre
« annoncer » et dire »= l’un est plus solennel que l’autre - « Dire » = simple
info. = Epanorthose, figure récurrente dans l’œuvre de Lagarce - revenir sur
ce qu'on vient de dire de manière à en affiner le sens ou à trouver un mot
plus juste
➢ Contraste saisissant entre ce verbe (dire) et son COD « ma mort prochaine
et irrémédiable » = adjectif surprenant comme si lui-même n’en revenait pas
de mourir + verbe « dire »utilisé normalement pour exprimer une chose
anodine employé par Louis pour évoquer un événement tragique
➢ L. 31-32 - « moi-même », « unique messager » - Louis insiste sur le caractère
personnel de son entreprise, du fardeau que représente la mission qu'il
s'impose = rappelle la fonction du prologue dans l'Antiquité, présenter les
enjeux de l'intrigue
➢ Dans cette démarche de Louis, on peut donc lire à la fois quelque chose de
très violent (la pièce se passera nécessairement mal pour lui) mais aussi de
très orgueilleux de sa part avec « unique messager » : il se place ainsi
comme celui qui ouvre une pièce digne d’une tragédie grecque, celui qui en
portera l’essentiel.

Après l'annonce de son objectif, retardée à plusieurs reprises par Louis jusqu'à
être relativisée, celui-ci va insister sur le fait qu'il cherche malgré tout à être maître
de son destin, malgré son statut de personnage tragique en proie au destin

III. La remise en question avec l’objectif d’être « son propre maître » (de « et
paraitre » à la fin). L 33 à 43

➢ Anaphore de « et paraître » - l.33 et l. 37 - « pouvoir encore là décider » (l.37)


= volonté d’être maître de son destin, de sa vie et de sa mort.
➢ Expression de sa volonté « j’ai toujours voulu, voulu et décidé » et « depuis
le plus loin que j'ose me souvenir » CCT = là aussi, épanorthose.
➢ « Depuis le plus loin que j’ose me souvenir » (l.35-36) = effort de
remémoration arrêté avec le verbe « oser ». Est-ce à cause d’un traumatisme dont
il ne veut pas parler ? Peut-être devons-nous y trouver la raison de son départ ? On
ne le saura pas.
➢ On retrouve ensuite, l. 38, l’emploi à nouveau des pronoms personnels
« me », « à eux » + énumération plus précise = les personnages de la pièce + « aux
autres », « ceux-là que je ne connais pas » = Au-delà de la famille, cela situe la
portée universelle du message que Louis doit délivrer.
➢ L’annonce est donc destinée à la famille (« à eux »), au public (« toi »), aux
« autres » et « ceux-là encore que je ne connais pas » = Le message qu’il entend
délivrer ici restera et perdurera après sa mort.
➢ On retrouve la volonté d’être maître de son destin jusqu’au bout, d’être
libre : « paraître pouvoir décider » (l.38) et l.41-42 : « donner l’illusion d’être
responsable »
➢ On entend toujours aussi un regret peut-être légitime ici dans son rapport
aux autres : « trop tard, tant pis » = est-ce de la désolation ou de l’indifférence ?
➢ Le prologue s’achève par : « Donner une dernière fois l’illusion d’être
responsable de moi-même, d’être mon propre maître » - écho sonore entre « être »
et « maitre » = volonté de dominer la course contre la montre engagée face à
« cette extrémité », à savoir la mort.
➢ Emploi du GN « l’illusion » qui montre que le combat est perdu d’avance

CONCLUSION :

➢ Prologue original par sa construction – une phrase étalée, morcelée,


retranscrivant la difficulté pour Louis d'exprimer clairement sur scène la raison de
son retour dans sa famille et la difficulté de l'objectif qu'il s'est fixé
➢ Prologue positionnant Louis comme un personnage digne d'une tragédie
antique, peut être déjà mort et dont la parole serait celle d'une voix d'outre tombe
exprimant le sort irrévocable qui l'attend, sa mort prochaine
➢ Annonce fragmentée, retardée et relativisée, démontre la volonté de Louis
de garder du contrôle dans sa vie, de vouloir au moins être le seul messager de sa
mort à laquelle il sait qu'il n'échappera pas
➢ Expression étirée et morcelée – rend compte de la crise personnelle et de la
crise du langage que traverse Louis et le reste de sa famille dans l'ensemble de la
pièce, préfigurant déjà une communication difficile entre les personnages

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