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Lecture analytique n°3

Juste la fin du monde – Deuxième Partie Scène 2 : de « CATHERINE – Elle ne te dit


rien de mal » (l.80) à « LOUIS.- Je crois aussi » (l.128) - édition Étonnants
Classiques – Flammarion (pages 113-114)

Éléments d'introduction

➢ Louis résigné renonce à son projet initial d'annoncer sa mort prochaine à sa


famille
➢ Antoine se propose pour l'emmener à la gare, mais Suzanne souhaite qu'il
reste plus longtemps
➢ Une dispute éclate entre Antoine et Suzanne, qui lui reproche son caractère
désagréable.
➢ Catherine reproche également à Antoine son attitude brusque, ce qui
envenime la dispute : Antoine redouble de colère tout en dévoilant une
certaine fragilité

Problématique : Comment Lagarce dépeint-il à travers cette scène l'échec du


langage, qui ici ne parvient pas à réconcilier les personnages ?

Tout d'abord, nous verrons ici comment le conflit entre les personnages s'articule
autour du mot « brutal » employé par Catherine, qui envenime considérablement la
dispute. Puis nous analyserons la manière dont Antoine se défend d'être agressif,
ce, via une longue tirade aux allures de soliloque. Enfin, nous finirons avec le
postulat suivant : la réconciliation semble bien vouée à l'échec, la violence
apparente d'Antoine ne permettant aucune communication possible.

I. « Brutal », catalyseur de l'escalade de la dispute (l.80 « CATHERINE - Elle ne


te dit rien de mal » à l. 93 « LOUIS- Antoine. »)

– Catherine tente d'intervenir en tant que médiatrice – tierce-personne n'ayant


pas de lien direct avec la famille, dont le point de vue extérieur pourrait être
propice à apaiser les tensions (l.80 à 84)
– Réplique de Catherine – construction en chiasme ABCCBA - « Elle ne te dit
rien de mal, tu es un peu brutal, on ne peut rien te dire, tu ne te rends pas
compte, parfois tu es un peu brutal, elle voulait juste te faire remarquer. »
– Construction de la réplique où Catherine se répète – parole fermée sur elle-
même – inefficacité de l’intervention
– Modalisateurs « un peu », « juste » + passage du « tu » à « on » puis à « elle »
dans l'énonciation – avec « on » indéfini élargissant sa perspective = révèle
la crainte de Catherine de brusquer son mari,
– Double contradiction dans la réplique de Catherine – propos modalisé « tu es
un peu brutal » puis euphémisé avec « parfois tu es un peu brutal » mais
intensifié avec la répétition du reproche au sein de la même phrase
– Trois formulations employées par Catherine visant à nuancer son propos - : «
on ne peut rien te dire », « tu ne te rends pas compte », « elle voulait juste te
faire remarquer » = relèvent de l'épanorthose, propre au style lagarcien
– Verbes « dire » / « se rendre compte », / « faire remarquer » = parole servant
à exprimer un constat objectif, une prise de recul sur la situation pour
raisonner Antoine
– Négation totale - « tu ne te rends pas compte » - insiste sur l'émotion
dévorant Antoine et l'empêchant de réaliser le caractère violent de son
comportement

= Mais parole inefficace, trahissant le locuteur échouant à faire parvenir ses


intentions au destinataire

– Antoine rebondit sur l'adjectif « brutal » - phrase interrogative « Je suis un


peu brutal ? » (l.84) = signe le début de la surenchère d'Antoine, en
opposition avec l'euphémisation sous-jacente à la réplique de Catherine
– Ironie de la situation – terme piégeant Catherine qui cherchait seulement à
calmer son mari mais qui va provoquer une escalade dans le conflit = le
langage est ici fatal, divisant les membres de la famille alors qu’initialement
pensé pour les réunir
– Nouvelle interrogation - « Pourquoi tu dis ça ? » - traduit l'incompréhension
d'Antoine face à sa femme, à qui il a demandé plus loin dans la pièce de le
défendre des reproches de Suzanne = Antoine est comme lâché par
Catherine, qu'il semblait considérer comme son seul potentiel soutien
= Antoine devient « seul contre tous », érigé en une sorte de martyr
– « Non. » - adverbe forme à lui seul une phrase négative – amorce le début de
la défense d'Antoine + ponctuation employée – le point – insiste sur la
fermeté de sa réponse
– « Je ne suis pas brutal. » - nouvelle négation totale en guise de réponse à la
question « Je suis un peu brutal ? » posée au début de sa réponse à
Catherine
– À noter que le terme « brutal » est répété depuis le début de l'échange entre
Catherine et Antoine 4x (l. 81, 83, 85 et 88) = traduit l'oppression que peut
ressentir Antoine
– « Vous êtes terribles, tous, avec moi. » - accusation d'Antoine à dynamique
amplificatrice, articulée avec le pronom personnel « vous » et le pronom
indéfini hyperbolique « tous » - placent Antoine en bouc-émissaire,
symbolisé par le pronom « moi » en fin de proposition
– adjectif superlatif « terribles » - peut renvoyer à la Aristote, qui emploie cet
adjectif à plusieurs reprise dans la Poétique où il définit la terreur et la pitié
comme moteurs de la tragédie
– Dimension tragique du personnage d'Antoine esquissée ici – le terme
« tragédie » provenant du grec « tragos » qui signifie « bouc »

= Début de la posture de bouc-émissaire, de martyr esquissée par Antoine

– Réponse de Louis (l.90) – tentative de défendre son frère pour à nouveau


faire redescendre la tension – posture d'avocat
– Adverbe « Non » + deux négations totales « il n'a pas été brutal » / « je ne
comprend pas ce que vous voulez dire » = Louis reprend le chef
d'accusation « brutal » mais en le niant pour articuler sa défense qui
conforte son frère dans sa posture de victime
– Vouvoiement de Catherine – distance entre lui et sa belle-sœur

= Les deux personnages s'adressent avec bienveillance à Antoine mais l'une tente
de le raisonner et l'autre prend son parti = scission au sein de la famille

– Réponse d'Antoine – s'en prend cette fois à Louis – interjection « Oh » +


pronom « toi » juxtaposé par les virgules employée comme une apostrophe
agressive + expression « ça va » traduisant l'agacement + expression
idiomatique « la Bonté même » entre guillemets = interprétation hostile de la
bienveillance de son frère aîné avec une louange ironique renvoyant à
l'image positive renvoyée par Louis auprès de sa famille

= Par cette réponse cinglante et ironique, Antoine efface le Louis qui se présente à
lui pour le réduire à l'image, au stéréotype qu'il renvoie au sein de la famille, afin
que l'attention revienne sur lui

– Catherine tente une nouvelle fois de communiquer avec son mari (l. 93) –
simple apostrophe « Antoine » - mais sans succès

= Mécanique du conflit axée d'abord autour du mot « brutal » qui gangrène la


discorde entre les personnages, déjà amorcée plus tôt par Suzanne, conflit qui va
contaminer le reste de l'échange en soulevant des querelles sans rapport avec la
cause initiale de la dispute. Le dialogue compromis devient ainsi une arène où l'on
s'affronte, où Antoine va se défendre tant bien que mal des accusations qui pèsent
sur lui.

II/ Le soliloque d'Antoine (l. 94 « Je n'ai rien, ne me touche pas ! » à l.120 « je


voulais seulement dire »)

Face aux membres de la famille qui tentent de le calmer, Antoine reste sur la
défensive et entame un soliloque aux allures de plaidoirie.

– « Je n'ai rien, ne me touche pas » - suggère un geste affectueux de la part de


Catherine qu'il repousse – négation partielle « je n'ai rien » + « ne me touche
pas » impératif à la forme négative
– « Faites comme vous voulez » - impératif annonçant la résignation d'Antoine
qui au premier abord voulait rendre service à Louis
– Innocence clamée avec répétitions de négations partielles à l'imparfait et au
passé composé - « je ne voulais rien de mal » (l.95), « je ne voulais rien faire
de mal » (l.96), « je n'ai rien dit de mal » (l.101) – toutes associées à l'adverbe
« mal »
– Adverbe « mal » répété 5x au total – (l.95, 96, 97, 101, 118) – insiste sur
l’acharnement que subirait Antoine
– Champ lexical de la parole + répétition du verbe « dire » + modalisateurs
« juste », « seulement » (l.98, 116, 117, 119 et 120) répétés plusieurs fois +–
difficulté d'Antoine à s'exprimer, submergé par sa colère et son
incompréhension
– Répétition du verbe « vouloir » (l.96, l.99, l.117, l.120) à l'imparfait – souligne
les bonnes intentions initiales qu'Antoine tente de mettre en exergue
– Antoine s'enfonce, s'embourbe dans sa propre plaidoirie – antithèse entre
les propositions « je ne voulais rien faire de mal » / « ll faut toujours que je
fasse mal »
– « -toi, non plus, ne me touche pas ! - » - nouvelle tentative de geste rassurant
de la part d'un autre membre de la famille – peut-être Louis – Antoine refuse
de revenir au calme et reste dans sa posture de victime révoltée –
proposition en incise, marquant une interruption dans son propos, haché par
les virgules et formulé via une ponctuation expressive – le « ! »
– L.95 à 101 – Antoine se répète, rumine les mêmes propos – l. 102 amène
enfin ce qu'il voulait dire - « je disais juste qu'on pouvait l'accompagner »
– Antoine se corrigeant en nuançant et reformulant son propos – relève encore
de l'épanorthose
– « vous en êtes à me regarder comme une bête curieuse » - «pronom
personnel « vous » sujet de l'infinitif « regarder » en opposition au pronom
« me » + comparaison animalisante d'Antoine à une « bête curieuse » +
mention du regard des autres = peut rappeler le statut de bouc-émissaire,
de tragos dont il se plaint
– Antoine insiste sur l’injustice dont il se trouve victime avec « il n’y avait rien
de mauvais dans ce que j’ai dit, ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, ce n’est
pas bien d’oser penser cela » - construction anaphorique avec « ce n'est
pas » x3 + vocabulaire associé à la morale « mauvais », « bien », « juste »
– « arrêtez tout le temps de me prendre pour un imbécile ! » - structure orale
de cette injonction – la syntaxe adéquate serait « arrêtez de tout le temps me
prendre pour un imbécile » = souligne le langage échappant à Antoine sous
le coup de l'émotion
– Analogie dégradante – Antoine se compare à un imbécile
– Nouvelle opposition de la deuxième personne du pluriel – cette fois avec le
verbe « arrêtez » à l'impératif présent – face au « me » - Antoine vs sa famille
– l.108 à 110 – Opposition entre les deux frères construite via l'emploi du
pronom personnel « il » et des marques de la première personne du singulier
- « il fait comme il veut, je ne veux plus rien », « il dit qu’il veut partir et cela
va être de ma faute » = retranscrit le face à face (et la rivalité sous-jacente)
entre les deux frères – Louis désigné avec le pronom de la troisième
personne du singulier souligne l'hostilité latente qui a toujours existé entre
eux – confirmée plus loin dans sa scène lorsque Antoine révèle qu'il se
battait souvent avec lui
– Champ lexical associé à la faute - « trompé » (l.108), « ma faute » (l.110 et
111), « contre moi » (l.114) = insiste sur la faute tragique qui pèserait sur
Antoine
– l.111 « cela va encore être de ma faute » - adverbe « encore » démontre le
caractère répété des reproches que subit Antoine du reste de sa famille –
posture de tragos une fois encore appuyée
– l.112 à 113 + l.115 – nouvelle construction anaphorique en « ce ne » / « ce
n' » / « cela », débutant les négations totales « ce ne peut pas toujours être
comme ça » / « ce n’est pas une chose juste », « + emploi de l'adverbe
« toujours » = cri de révolte contre une injustice que subirait depuis trop
longtemps Antoine
– « vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre moi » - pronom personnel
« vous » sujet de l'infinitif « avoir raison » s'opposant à « moi » - opposition
déjà présente auparavant = confirme qu'Antoine, à travers son soliloque,
avoue ne pas trouver sa place au sein de la famille, et de ce fait qu'il est
malheureux – non dit autour de son malaise
– l.116 à 120 – nouvelle répétition de l'adverbe « seulement » associée aux
verbes « dire » et « vouloir » - personnage qui se répète sans aller au bout de
son propos -cherche ses mots = langage mis en échec car Antoine est en
proie à un trop plein émotif
– « et ce n'était pas en pensant mal » - négation associée à l'adverbe « mal » -
rappelle les bonnes intentions initiales d'Antoine, qui semble toujours perçu
négativement par sa famille
– « je voulais seulement dire... » - points de suspension esquissant une
aposiopèse – Antoine n'arrive pas à achever sa phrase, laissée en suspens

= Soliloque virulent où Antoine, via une plaidoirie le posant en victime face à sa


famille qui le renverrait toujours à sa brutalité, tente de clamer son statut de
victime, tout en avouant implicitement le mal-être, la tristesse qui le traversent.
Submergé par l'émotion, il ne peut clairement formuler sa défense, Antoine étant
en proie à une véritable crise, au même titre que le langage qu'il peine à utiliser.

III/ L'échec de la réconciliation (l.121 « LOUIS.- Ne pleure pas. » à l.128 « LOUIS. -


Je crois aussi. »

Nouvelle tentative de Louis pour nouer un lien avec Antoine :

– « Ne pleure pas. » - Phrase simple injonctive - impératif présent à la forme


négative + verbe « pleurer » suggère qu'Antoine révèle toute sa fragilité,
pourtant très dur durant le reste de la pièce

Alors qu'un potentiel apaisement semblait possible, Antoine apparaissant


vulnérable et donc propice à être réconforté par Louis, Antoine replonge dans une
certaine agressivité, bien plus marquée ici

– l. 122 « Tu me touches : je te tue » - asyndète ( figure de style qui consiste à


supprimer volontairement dans une phrase les conjonctions qui y seraient
nécessaires pour préciser la liaison logique entre les mots ou les groupes de
mots) conférant un dynamisme à la réplique d'Antoine et transcrivant sa
violence intrinsèque
– Asyndète ici articulée via les deux points, juxtaposant les deux propositions
– Verbe « tuer » – expression plus directe et plus saisissante de la rivalité
entre les deux frères
– Réplique qui peut rappeler la fratrie biblique de Caïn et Abel dans l'Ancien
Testament, enfants d'Adam et Eve – Caïn tue son frère Abel, jaloux de ce
dernier
– Lagarce signe l'échec total du langage – meurtre symbolique du frère avec
« je te tue » au présent de l'indicatif – rend la réplique plus frappante

Intervention de la Mère, tentant de séparer les deux frères, confirmant


l'impossibilité d'une résolution du conflit

– l.123-124 - « Laisse-le, Louis, laisse-le maintenant. » - allitération en L insiste


sur la douceur de la Mère + mais « laisse-le » x2 semble presque désigner
Louis comme potentiel fauteur de trouble – idée d'un Antoine victime
renforcé
Nouvelle réplique de Catherine, qui au lieu de s'adresser à son mari s'adresse à
Louis, l'invitant à partir alors qu'il cherche à apaiser la situation

– « Je voudrais que vous partiez. Je vous prie de m’excuser, je ne vous veux


aucun mal, mais vous devriez partir. » - nouvelle structure en chiasme ABBA
dans la réplique de Catherine où elle exhorte Louis à partir – le désigne
comme coupable de l'énervement d'Antoine alors que c'est elle qui a
envenimé la dispute avec l'emploi du mot « brutal » ?
– Verbes au conditionnel présent - « je voudrais », « vous devriez » +
vouvoiement + négation partielle « je ne vous veux aucun mal »

= apaisement des tensions toujours voulu par Catherine mais qui ne peut se
produire que dans la séparation, non dans la réunification

Abdication de Louis face à la situation

– l. 128 « Je crois aussi. » - phrase simple, déclarative, qui associée à


l'adverbe « aussi », confirme la résignation de Louis acquiesçant auprès de
Catherine , incapable d'en faire plus et poussé par sa propre famille à quitter
les lieux

Conclusion :

– Scène soulignant l'échec du langage au sein de la famille de Louis, qui au


lieu de tendre à une réunification ne fait que creuser les divergences et
attiser les tensions
– Dispute s'envenimant à partir d'un simple terme employé maladroitement
« brutal » et qui se termine par le fratricide symbolique d'Antoine
– Scène violente constituant le point culminant de la pièce, enterrant
définitivement tout espoir pour Louis d'accomplir sa mission initiale – lui qui
avait déjà abandonné et qui est même poussé à partir, « chassé » par les
propres membres de sa famille
– La scène se poursuit par un autre soliloque où Antoine esquisse un semblant
d'excuse et expose sa rivalité avec Louis lorsqu'il était enfant
– Ouverture – adaptation de Xavier Dolan – met en exergue la violence et le
mal-être d'Antoine grâce à l'interprétation de Vincent Cassel qui va jusqu'à
menacer du poing Antoine, qui reste calme face aux autres membres de la
famille qui crient et pleurent

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