Vous êtes sur la page 1sur 5

JUSTE LA FIN DU MONDE de Jean-Luc LAGARCE

PREMIERE PARTIE scène 8


Jean-Luc Lagarce est un dramaturge contemporain , à la fois comédien, metteur en scène ( il a mis en
scène Ionesco). A partir de 1988 il se sait malade du sida et condamné . En 1990, il écrit « Juste la fin
du monde ». Il meurt en 1995.
Son écriture se caractérise par un tâtonnement dans la pensée de ses personnages, la parole
remplace l’ action . Il utilise souvent l’épanorthose , c’est-à-dire la reformulation , la correction d’un
discours . C’est un théâtre influencé à la fois par le théâtre antique et le théâtre de l’absurde ,
révélant l’incommunicabilité , un « logodrame » où le langage seul fait l’action. La pièce est découpée
en deux parties avec scènes, un prologue, un intermède et un épilogue .
La pièce est un huis-clos familial : elle est centrée autour du personnage de Louis , 34 ans – même
âge que l’auteur à l’époque – qui s’est éloigné de sa famille pendant un temps assez long et revient
pour annoncer sa mort prochaine. Autour de lui, ses proches : sa mère, sa sœur Suzanne, son frère
Antoine et sa belle-sœur Catherine . A la fin , il repartira sans avoir rien dit mais en ayant écouté les
attentes de ses proches.
Mais dans la scène que nous allons voir ( qui remplace un dénouement qui n’en est pas un ) , et qui
précède juste l’épilogue, son frère Antoine lance un réquisitoire contre le personnage tragique de
Louis , son frère aîné , qu’il révèle être un personnage manipulateur . Mais par le biais de sa colère,
Antoine montre aussi sa fragilité face à Louis . Il revendique son droit de réponse aux non – dits de
son enfance. Antoine vient ici de faire tomber le masque de Louis : il lui reproche d’avoir pris la
posture du mal-aimé pour accaparer tout l’amour des membres de la famille et les faire culpabiliser.
Comment Lagarce se sert-il ce huis-clos familial pour mettre à nu un personnage de tragédie ?

I . LA VIE DE SECOND RÔLE l. 1 à 24


1er mouvement : Antoine le mal-aimé de la famille – l. 1 à 8
« Et nous, ,nous nous sommes fait du mal »= répétition par trois fois de « nous » = gradation de la
souffrance reçue .
Antoine se présente comme réelle victime.
« peu à peu » l. 5 la culpabilité familiale a glissé vers la seule culpabilité d’Antoine
« c’était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma faute » - négation restrictive qui insiste sur la
responsabilité d’Antoine, et le mot faute est répété deux fois , dans une gradation . Antoine semble
être coupable du fait d’une fatalité ( tragique ). Car son discours laisse entendre qu’il est en fait
innocent. En fait , innocence et culpabilité sont caractéristiques du tragique moderne .
« on devait m’aimer trop… » l.6 -7
Antoinel a perdu son peu de place dans la famille ( usage croisé des pronoms personnels ) :
« On devait m’aimer trop puisqu’on ne t’aimait pas assez
et on voulut me reprendre alors ce qu’on ne me donnait pas »
Les douces allitérations en « m » donnent un ton lyrique à l’ expression de son sentiment de ne pas
être aimé. Il l’ explique (« puisque ») par le détournement de tout l’amour familial sur Louis, mis en
valeur par les antithèses « trop » / « pas assez », « reprendre » / « donnait pas » .
« et ne me donna plus rien » l. 8 - l’explication se conclut alors par la brièveté du vers et la place
finale du pronom indéfini « on ». Tristesse de l’aveu d’Antoine qui ne peut montrer ce besoin d’amour.
2ème mouvement : un rôle pour chacun des frères – l. 9 à 13
« et j’étais là… » l 9 Le groupe nominal « bonté sans intérêt » marque l’inutilité d’Antoine.

l. 10 à 12 Enumération des rôles que devait jouer Antoine – série d’infinitifs + champ lexical du
bonheur « … à ne jamais devoir me plaindre/ à sourire , à jouer / à être satisfait, comblé »
« tiens, le mot comblé » l. 13 ( épanorthose ) Antoine commente l’emploi du mot « comblé » il re-
lève son emploi sans expliciter sa remarque ; on peut l’interpréter comme une forme d’ironie amère :
il s’étonne d’avoir employé un mot qu’il considère assez soutenu pour plutôt appartenir au vocabu-
laire de Louis. C’est une manière de se dévaloriser.
« alors que toi… » l. 14 : subordonnée conjonctive d’opposition
l. 14 à 16 - le malheur de Louis est mis en valeur par le ton hyperbolique des lignes 14-16 ( méta-
phore « tu suais le malheur », hyperboles « toujours », « rien ni personne », « sauver ») ; mais l’ad-
verbe « inexplicablement » fait comprendre que ce sentiment est sans cause, le verbe « suais » ren-
voie à une posture ostentatoire, et le verbe « distraire » peut suggérer, malgré le malheur possible
que Louis doit se concentrer pour avoir l’air malheureux.
On note alors la jalousie ironique d’Antoine .
Conclusion intermédiaire : On devine donc ici la douleur d’Antoine. Le départ de Louis va paradoxale-
ment aggraver son sort.

3ème mouvement : évocation du départ de Louis – l.17-18


Quand Louis est parti , Antoine s’en est senti responsable . « Lorsque tu nous abandonnas … je dus
encore être le responsable » L’aveu que le départ de Louis a été vécu comme un abandon (l. 17-18)
est mis en valeur par l’épanorthose, la gradation croissante et la place du verbe « abandonnas » à la
fin. L’emploi du passé simple après deux passés composés, ajoute de la gravité à l’aveu en raison des
connotations littéraires de l’emploi de ce temps.
- Antoine accuse Louis de cruauté (l. 18) : l’expression « mot définitif » fait allusion aux talents de
l’expression qui sait écrire – c’est son métier - ce qui a pu être vécu comme méprisant pour la fa-
mille. Mais cela renvoie aussi au tragique par des synonymes comme irrévocable, irrémédiable, évo-
quant la fatalité. Le verbe « jetas » ( l. 18 ) souligne la violence avec laquelle les paroles de Louis ont
été ressenties.
4ème mouvement : Antoine personnage tragique l. 19 - 22
- reprise de l’idée de faute par le mot « responsable »( l. 19 )
- affirmation du registre tragique par l’emploi de « fatalité » dont l’inéluctabilité est indiquée par le
verbe « admettre » et par l’adverbe « encore » : il n’y échappe pas.
Antoine condamné au silence (l. 20-21)
- thème du silence : « silencieux » (l. 20 ), « ne plus jamais oser dire un mot » (l. 22) ;
- la vie d’Antoine est vouée à se soucier de son frère : « te plaindre » (l. 20 ), « m’inquiéter de toi »
(l. 21) ; les négations associées à « contre toi »( l. 22 )
- hormis ce souci constant, la vie d’Antoine se vide : le groupe verbal « rester là » ( l. 24 ) indique
l’absence de mouvement ; « comme un benêt » ( l. 24 ) suggère l’absence de pensée, « à t’attendre »
exprime la posture de toute la famille et rappelle le thème d’une autre pièce de Lagarce évoquant
l’attente du retour du frère : J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (1995).
Conclusion intermédiaire : La vie d’Antoine est entièrement soumise à l’absence de Louis. C’est ce
qu’il développe par la suite.
II . UNE VIE SACRIFIEE

a) Une vie vide (l. 25-32)


- l’emploi du présent de l’indicatif (« suis », « arrive », « peux ») – l. 25 à 27 indique un changement :
Antoine ne parle plus de son passé jusqu’au départ de Louis, mais de sa vie générale, depuis le dé-
part de Louis jusqu’au présent de la pièce.
- l’affirmation de la ligne 25 est une antiphrase ironique puisque le superlatif relatif de l’adjectif
« heureuse » contredit tout ce qui précède et ce qui suit.
- « il ne m’arrive jamais rien » répété l. 26 et 29, la 2ème fois affirmée pour nier la ligne 27 : « m’ar-
rive-t-il quelque chose » : c’est l’idée qui ne permet pas de croire à l’affirmation précédente. Il a pour
sens non celui d’une question , mais d’une subordonnée concessive ( « et même s’il m’arrivait
quelque chose… ) . Le pronom « rien », déjà employé ligne 8, affirme radicalement le vide de la vie
d’Antoine, bien qu’il ait une famille.
- « ce n’est pas pour une seule fois » l. 30-32 : La vie d’Antoine n’est pas entièrement vide, mais l’im-
pression globale demeure (la phrase est inachevée ; ce sens est sous-entendu) : ceci est exprimé par
la qualification de « fois » : « une seule », « une seule petite » : l’épanorthose renforce la réduction
de cette occasion à presque rien. L’adverbe « lâchement » ( l. 32 ) rappelle la culpabilité exprimée au
début du passage.
b) Une accablement bien dissimulé (l. 33-40)
- transition : c’est la poursuite du thème des « petites fois » (l. 30, 35) repris par « elles », « les »,
« en ». Il semble que ces « petites fois » soient des occasions de confiance et de liberté où il aurait pu
montrer son véritable état : « où j’aurais pu me coucher par terre et ne plus jamais bouger » ( l. 34) :
cette proposition relative donne une image de la mort. La fois suivante, « rester dans le noir sans
plus jamais répondre » (l. 36 ) aussi mais évoque davantage un état très fort d’abattement.
- la ligne 38 explique la violence du personnage : le participe passé « accumulées » et le groupe nomi-
nal « des centaines » montre Antoine comme un volcan prêt à entrer en éruption.
- Ce portrait psychologique d’Antoine se conclut (« au bout du compte », l. 40 comme il a commencé,
par l’idée de « rien » qui est la constante (« toujours ») de cette introspection. Ainsi, sa dépression
même est vidée de toute importance.
c) L’impuissance et la fatalité (l. 41-)
- « qu’est-ce que c’était » - l.41 - transition : la question fournit une explication , faisant comprendre
pourquoi ces « petites fois » n’ont aucune valeur.
- les lignes 42 - 44 font se succéder rapidement trois raisons, toutes liées à l’impossibilité d’en parler :
« en faire état », « dire », « réclamer », mais avec des nuances : la 1ère revient à l’impossibilité de se
plaindre annoncée l. 9-10 ; la 2ème à l’interdiction de parler (voir l. 22), la 3ème à l’impossibilité de
demander quoi que ce soit pour lui-même évoquée l. 12-13 .
- les lignes 45-47ont valeur de conclusion (signalée par ailleurs par la présence de deux points finaux)
en deux étapes, d’abord une comparaison à valeur hypothétique : « comme si » (l. 45) puis une affir-
mation « Et c’est vrai » (l. 46). Les adverbes « rien » et « jamais », répétés, sont une dernière fois re-
pris, concluant l’introspection d’Antoine sur la négation totale de l’intérêt de sa vie.
- les derniers mots (« et je ne peux prétendre. » ) l.46-47 ) sont elliptiques : on pourrait ajouter « le
contraire ». C’est un rappel de la difficulté d’Antoine à parler même au cœur de sa tirade. On peut
l’entendre comme une sorte d’excuse : il ne veut pas faire croire à Louis que sa vie ait du sens . Il y a
donc eu glissement du personnage tragique vers Antoine .
Conclusion intermédiaire : les verbes « voulu » (l. 36 ), « peux » (l. 27, 32, 44, 46), « pu » (l. 34) ,
« pouvais » (l. 42 ) sont toujours associés à la négation ou à l’irréel (valeur du conditionnel) et mon-
trent son impuissance, comme s’il était soumis à une fatalité tragique .
Conclusion
Rappel de la problématique: comment cet autoportrait psychologique exploite l’aveu ou de la con-
fession tragique en montrant la fausseté de l’autre ( Louis qui s’accapare le destin tragique ) .
Synthèse : c’est donc un autoportrait psychologique : la culpabilité d’Antoine aboutit au sacrifice de
sa propre vie. Son impuissance à échapper à cette relation aliénante est exprimée comme une fata-
lité. La tonalité tragique se voit alors dans l’innocence réelle d’Antoine. Le développement de la posi-
tion du fils aîné dans cette pièce rappelant la parabole du retour du fils prodigue fait donc d’Antoine
le cadet un héros tragique moderne autour duquel la famille tient lieu de malédiction.
Ouverture : tirade de Phèdre dans Phèdre de Racine : autre longue tirade utilisant le topos de l’aveu
qui montre une autre forme d’impuissance tragique familiale, celle de résister au désir que lui inspire
Hippolyte.
………………………………………………………………………………………………..
FIN DE LA SCENE 3 ( à lire mais pas à développer )
1er mouvement
Une accusation en écho – ( dans le livre , l. 185 ss )
Oxymore = M’accuser sans mot
Il semble l’accuser juste en étant là, dans une posture qui remplace les paroles pour le rendre
coupable aux yeux des autres.
Périphrase = te mettre debout devant moi ( pour transformer le verbe d’état en verbe d’action )
Lat sto, stare = se tenir debout / être = statue.
Plainte, pitié, peur= allitération en « p ».
Vieux mot = plainte, peur – Antoine devient spectateur d’une tragédie .
« Je me reproche déjà – Antoine se met à juger ses propres actes
« Tu n’es pas encore parti »= euphémisme . Mais il ne sait pas que son frère va mourir, d’où l’ironie
tragique . Antoine entre culpabilité et innocence .
Pourtant Louis est déjà parti et Antoine s’en sent responsable . « Lorsque tu nous abandonnas … je
dus encore être le responsable » . D’où « Le mal qu’aujourd’hui je te fais ».
Le choix de Louis de ne rien dire , est-ce pour épargner ou pour accabler ?
2ème mouvement : ligne 196 ss
Faire tomber les masques
Théâtre dans le théâtre, avec le déictique « là ».
« Accuser » devient « accabler » = épanorthose
« On ne peut plus dire ça » - gradation – qui est ce « on » ?
Face au silence de Louis , Antoine use de phrases de plus en plus courtes = Propositions juxtaposées
Anaphores de « tu » ( tu nous tues ).
« Tu nous accables » - « Moins encore » : pénitence d’Antoine.
La mort de Louis laissera ses proches dans la tristesse.
Crise familiale et démystification de la tragédie .
« Je ne les ai pas entendus » l. 227- Le dernier appel d’Antoine à son frère ne semble pas avoir été
entendu . Soit Louis a accepté les reproches de son frère en n’écoutant pas les « imbéciles » ( mais
qui sont-ils ? ) soit parce qu’il a été absent et n’a rien entendu du réquisitoire de son frère .
En tout cas , Antoine a terminé : « J’ai fini ». Louis , lui, n’a rien dit…

Vous aimerez peut-être aussi