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TEXTE 12

Jean-Luc LAGARCE (1957-1995),


Juste la fin du monde (1990), Partie I, scène 9

I. Introduction
Situation : avant-dernière scène de la première partie. Dans la scène précédente, la mère a longuement
expliqué à Louis les sentiments d'Antoine et de Suzanne à son égard, leur volonté de parler. Dans la scène 9,
la crise éclate à la fin du déjeuner, au moment du café.

II. Lecture

III. Mouvements :
1. l. 1 à 3 : l'insouciance, le bonheur familial.
2. l. 4 à 30 : la confrontation entre Suzanne et Antoine. Départ de Suzanne.
3. l. 31 à 38 : Antoine se moque de Louis. Départ d'Antoine.
4. l. 39-43 : retour à l'insouciance pour la mère. Départ de Louis, puis de la mère.

IV. Enjeu du texte


Comment Lagarce met-il ici en scène une crise familiale ?

V. Explication
1. l. 1 à 3 : l'insouciance, le bonheur familial.
*l. 1 : le présent d’énonciation situe le passage dans l'après-midi. Puis l'ellipse « toujours été ainsi » pour « il
en a toujours été ainsi » réduit la longueur de la phrase et lui donne une dimension atemporelle (cet instant
devient l’image de tous les dimanches passés). Les deux points amorcent une description : la mère est
centrée sur le plaisir de l’oisiveté.
* l. 2-3 : on passe du présent d'énonciation au présent de vérité générale. La situation décrite se répète tous
les dimanches passés en famille. Le pronom indéfini « on » accentue cette idée de vérité générale.
Rythme binaire l.3. = stabilité / bonheur paisible. Bien-être qui sera déconstruit par la violence des enfants.

2. l. 4 à 30 : la confrontation entre Suzanne et Antoine. Départ de Suzanne.


*l. 4 : comme dans la P1, sc1, Catherine communique avec Louis. Question simple, registre familier (seule
l’intonation marque la question).
La réponse n’arrive que l. 31 => ces paroles anodines, qui relèvent de la politesse mais aussi certainement de
la fonction phatique, vont déchaîner le regard critique des autres membres de la famille (fonction phatique
d'un énoncé = établir ou prolonger la communication sans délivrer de message ≠ fonction informative).
* l. 5 : impression pour le lecteur/spectateur de revivre la scène de la rencontre.
Suzanne s’adresse d’abord à Catherine par le pronom « tu » dans la 1e partie de la phrase, puis parle de
Catherine et de Louis à travers le pronom « ils ». L'interrogative semble avoir une valeur exclamative :
Suzanne marque sa désapprobation du procédé employé par Catherine)
On peut s’interroger : à qui s’adresse cette question ?
- à la mère ou à Antoine ? Or elle dit clairement à la l. 8 qu’elle ne s’adresse pas à Antoine.
- alors il se peut que ce soit dirigé vers la mère qui devient dépositaire de la façon correcte de s’exprimer à
l’autre en famille.
- ou bien il s'agit d'une question qu’elle se pose à elle-même, tout en l’oralisant.
- ou encore au lecteur/spectateur en brisant le 4 e mur. = elle invite alors le spectateur à se demander pourquoi
Catherine et Louis n’entrent pas dans la sphère privée.
* l. 6 : comme dans la sc1, Antoine dénigre Suzanne. La place du prénom en début de réplique la cible
directement. (dans P1, sc1, c’était son comportement enthousiaste, sûrement sa position qui empêchait Louis
d’avancer physiquement sur le plateau; ici, il dénigre sa désapprobation)
L’exclamation marque ou son agacement, ou sa fatigue. Il ne veut pas avoir à gérer, à décider : il aimerait
avoir la paix.
* l. 7- 12 : par la conj. de coord. « mais », S marque son opposition : elle refuse l’autorité d’Antoine. Colère
marquée également par la vulgarité et l'exclamation.
Passage centré sur S : 5 occurrences du pronom « je » + 2 de la forme tonique « moi » : c’est un moment où
Suzanne s’affirme. Répétition du CCT « tout le temps » + nombreuses négations qui expriment son refus de
l'autorité de son frère. Elle veut s'émanciper.
l.8 : rythme ascendant. Parallélisme des 2 premières propositions (épanorthose qui permet de corriger un
langage familier en un langage courant) fortement marquées par la négation totale. La dernière partie de la
phrase, de forme emphatique met en relief le pronom « toi » : Suzanne veut prendre la parole, exister en
dehors de l’approbation de son frère.
Rupture énonciative entre les lignes 8, 9 et 10 : « te » / « toi » (l.8) > « il » (l.9)> « tu » (l.10). Suzanne
s’adresse à la fois à Antoine et à elle-même (ou aux autres, comme précédemment) ou au public (toujours la
même technique que vue précédemment)
*opposition entre la ligne 11 qui affirme, et la ligne 12 qui fait le contraire de ce qui est affirmé à la ligne 11
(sauf si Suzanne prend à témoin les autres, et dans ce cas ne demande effectivement rien à Antoine) =>
l’absence de didascalie laisse le lecteur maître de son interprétation, ce qui n’est pas le cas du spectateur à
qui le metteur en scène va imposer son point de vue.
* l. 13-18 :
l. 13 : question rhétorique (= c'est comme ça que tu me parles !) qui marque la position habituelle d’Antoine
comme substitut du père OU qui marque de l’étonnement d’Antoine face à la toute nouvelle rébellion de
Suzanne.
l. 14 et 15 : opposition entre l’affirmation et la négation. Syntaxe particulière de la négation, dont l'adverbe
« jamais », habituellement le deuxième élément, est placé en tête de verset.
Double sens de la ligne 15 : on est surpris de l’absence de complément.
- S'agit-il d'une aposiopèse (figure qui consiste à suspendre le sens d'une phrase en laissant au lecteur le soin
de la compléter) signifiant « jamais je ne t’ai entendue parler comme ça » ?
- Ou un sens plus profond comme « je ne t’ai jamais entendue dire que tu voulais que je ne m’occupe pas de
toi » ?
- Ou bien la phrase est complète et signifie que la parole de Suzanne n’a jamais compté, qu’au sens propre
personne ne l’entend, ne l’écoute ?
l. 16-18 : Antoine change d’interlocuteur : au début, il s’adressait à Suzanne puis s'adresse maintenant à
Louis (« tu es là », l. 17 et 18) en évoquant Suzanne à la 3e personne (« elle veut »).
Parallélisme de construction l.17 : Antoine fonctionne comme Suzanne, comme s’il réfléchissait à voix
haute « c’est parce que Louis est là », adressé ou bien à la mère et Catherine, ou bien au lecteur/spectateur
en brisant le 4e mur, et créant la distanciation qui permet au spectateur de ne pas plonger dans l’histoire, de
prendre du recul en s’interrogeant non pas sur ce que l’on dit mais sur comment on le dit.
Antoine accuse Louis : la prop sub circonstancielle de cause « parce que Louis est là » puis « parce que tu es
là » explique la rébellion et la vulgarité de Suzanne.
Autre aposiopèse : « avoir l’air » (de quoi ?) => mépris d’Antoine, qui humilie Suzanne, la fait passer pour
une petite fille qui voudrait être grande, s’affirmer, sans en avoir les moyens.
* l. 19-25 : Suzanne remet en cause la justesse des propos d’Antoine : elle poursuit son émancipation. Les 2
questions, répétitives (« qu’est-ce que tu racontes ? », « qu’est-ce que tu dis ? ») montrent qu’Antoine est
dans la fable : il invente une autre raison, pour ne pas être responsable de la colère de Suzanne (c’est ce
qu’elle semble penser)
Suzanne répond directement à l’accusation d’Antoine pour la nier par une négation totale : « ce n’est pas
parce que »
l. 23 : retour de la vulgarité, redondante, tant dans la parole que dans le geste suggéré.
l. 24 : trois questions elliptiques = As-tu compris ? As-tu entendu ? As-tu saisi ? Trois synonymes qui
permettent de marteler la même question sur un rythme ternaire.
La ligne 25 équivaut à une didascalie (didascalie interne) : la parole appuie le geste.
Forte fonction phatique : la tension s’exprime par les oppositions, les intonations, les questions : aucun
véritable argument n’est avancé. Suzanne ne manie pas suffisamment les mots pour exprimer sa pensée,
d’où le recours à la vulgarité et à la gestuelle, puis à la fuite.
* l. 26-29 : intervention de la mère qui sort de son insouciance première. S’adresse successivement à
Suzanne (l.26) puis à Antoine (l.27 à 29)
Elle désapprouve Suzanne, comme le marque la phrase non verbale limitée à son prénom, suivie d’une
exclamation. Le reproche, là encore, n’est pas clairement formulé.
S’adresse ensuite à Antoine : l’usage du conditionnel marque une certaine douceur (« tu devrais »), un
conseil formulé poliment. Pourtant, l’exclamation finale semble sous-entendre l’agacement, comme a pu le
souligner l’interrogation partielle de la ligne 28.
Le lecteur/ spectateur s’interroge : qu’est-ce qui motive l’intervention de la mère ? volonté d’apaisement ?
volonté de paix, comme Antoine en premier lieu ?
* l 30 : phrase laconique, qui pose encore Antoine en position paternelle. Il ne s’abaissera pas à aller la
chercher, la « petite » reviendra. Condescendance. Le futur marque aussi sa certitude : Antoine connaît bien
sa sœur, et sait qu’elle ne restera pas sur cette dispute.

3. l. 31 à 38 : Antoine se moque de Louis. Départ d'Antoine.


* l. 31 : forte rupture dans le dialogue. C’est comme si Louis n’avait rien entendu de ce qui vient d’être dit,
comme s’il était ailleurs. La tension entre son frère et sa sœur ne l’atteint pas : lui ne veut pas jouer au père
de substitution. Il enfreint les codes des relations sociales, ce qu’Antoine ne manque pas de souligner
ensuite.
Répétition de la proposition « je veux bien » alors même que sa réelle volonté (de dire sa maladie et sa mort
prochaine) est mise à mal au milieu des paroles continuelles des uns et des autres. Cette réplique marque sa
complicité avec Catherine, mais marque aussi son côté « étranger » à sa famille.
* l. 32 : la didascalie manque cruellement. Antoine répète-t-il exactement les propos de Louis sans rien
ajouter, ou dénigre-t-il Louis en le singeant ?
À nouveau, le reproche n’est pas clairement formulé : il ne s’exprime qu’implicitement. Antoine n’est pas le
maître de la parole mais sa colère gronde.
*l. 33-34 : intervention réprobatrice parallèle à celle de la mère vis-à-vis de Suzanne. (l.26)
Antoine feint de ne pas savoir ce que son épouse lui reproche, ou assume pleinement la violence de sa
réplique précédente. Se limite à un seul mot interrogatif, dans une économie qui marque à nouveau son
absence de maîtrise de la parole.
* l. 35 : Louis analyse ce qu’Antoine a dit, comme s’il était dans un métalangage (une sorte d’analyse de
texte de son frère). Il se positionne en intellectuel.
Son calme tranche avec le bouillonnement de son frère.
Le rythme descendant de la ligne 35 ridiculise Antoine : il n’a pas réussi à atteindre son frère comme il a pu
le faire pour Suzanne.
* l.36-38 : Que veut dire Antoine ? Que tout le monde lui en veut ? Que personne ne voit les efforts qu’il a
faits ? Que chacun à sa manière attend quelque chose de lui ?
Face à Louis, Antoine préfère la compagnie de Suzanne qu’il va finalement rechercher alors même qu’il
n’en avait pas l’intention quelques minutes auparavant. (l.30).
Catherine joue le même rôle pour Antoine que la mère pour Suzanne : parallélisme des répliques.

4. l. 39-43 : retour à l'insouciance pour la mère. Départ de Louis, puis de la mère.


* l. 39 : la réplique de la mère fait écho à celle d’Antoine (l.30)
l. 40 : le recours au présent de vérité générale signale l’habitude de la mère, la bonne connaissance qu’elle a
d’Antoine et de Suzanne. La réplique appuie implicitement sur ce qui fait mal : « ils reviennent
toujours...sauf Louis qui ne reviendra plus jamais. » ... mais la mère ne l’a certainement pas compris.
Comme Louis, elle ne semble pas touchée par ce qui se dit ou se joue autour d’elle. Répétition de
l'expression « je suis contente » : les disputes ne comptent pas pour elle, tant qu’elle a toute sa famille autour
d’elle, ce qu’elle a sûrement souhaité depuis le départ de Louis / de son mari aussi.
Louis s’enfuit à la fin de la ligne 41, après « tous réunis », mis en valeur à la fin du verset, le rappelant peut-
être à sa mort prochaine qui empêchera le bonheur de sa mère.
Paradoxe de la réplique de la mère puisque plus personne n’est là au moment même où elle affirme qu’ils
sont tous réunis : manque de lucidité, ou ironie, sur le fait de ne pouvoir être « ensemble », même quand on
est à proximité.
Durant la scène, chacun des enfants est nommé, comme rappelé à l’ordre, mais aucun ne fait ce que les
autres attendent de lui : c’est la scène de l’échec.
Une rare didascalie clôt la scène : sa rareté dit son importance. Désertion de chacun, Catherine, la seule
réconciliatrice, ne peut plus réconcilier quiconque.
VI. Conclusion
- la discussion est impossible : les reproches, les non-dits prennent le pas sur cet après-midi qui aurait pu être
serein et convivial.
- un détail vu de l’extérieur (la demande de Catherine) réveille la souffrance de Suzanne (l’absence de lien
avec Louis) et fait exploser le rapport qu’elle entretient avec Antoine, dont elle refuse l’autorité.
- la prise de distance de la mère, de Louis, fait souffrir les autres. L’image possible d’un bonheur (l’image
d’Épinal des dimanches en famille) mais aussi la souffrance de Suzanne comme d’Antoine rendent l’aveu de
Louis totalement impossible.

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