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Un critique contemporain écrit au sujet du théâtre

de Lagarce que bien souvent, la « crise » a déjà eu


lieu, avant que ne commence l’action.
Ce propos vous semble-t-il rendre compte de la pièce
de Lagarce ?
Introduction
Présentation…
La pièce de Lagarce surprend le spectateur habitué au théâtre traditionnel dans la
mesure où il peut avoir l'impression qu'il ne s'y passe rien, que les dialogues, qui
tombent volontiers dans la logorrhée, semblent engluer l’action dans un geste
plus rétrospectif et narratif que réellement dramatique. Un critique contemporain
trouve un élément d’explication, sans doute, à cette dramaturgie qui fait surgir le
passé dans le présent en expliquant que la « crise » a déjà eu lieu, et qu’il ne
s’agirait plus désormais que de la convoquer par le discours. Nous nous
demanderons donc si, réellement, la crise se situe avant, et s’il n’y a, par
conséquent, ni conflit, ni trouble, mis en scène au sein de la pièce.
Nous verrons d’abord que la dramaturgie de Lagarce est une dramaturgie
rétrospective, qui, sans cesse tournée vers le passé 1, ne peut aller de l’avant ;
nous nuancerons cependant le propos du critique en montrant qu'il y a bien crise
pendant le temps de la représentation.

I) Un théâtre rétrospectif : la crise passée envahit le présent sur scène


La pièce de Lagarce déploie sous nos yeux une action qui n'en est pas tout à
fait une : il ne se passe presque rien. Entre l'annonce faite par Louis, dans le
Prologue, de dire sa « mort prochaine », et l’Épilogue, qui montre que ce projet
n’a pas été accompli, il ne semble en effet pas y avoir eu d'action au présent.
Bien au contraire, les discours des personnages ont sans cesse été tournés vers
le passé : Suzanne évoque ce qu'elle est devenue en l'absence de Louis (I, 3), la
Mère raconte l'« histoire d'avant » (I, 4), Antoine revient sur la rivalité entre les
2 frères, qui remonte à l'enfance (II, 3 et 4), si bien que la crise semble en effet
avoir déjà eu lieu. Celle-ci peut être entendue de plusieurs façons : elle peut
renvoyer au départ de Louis, qui a conduit à l'éclatement de la famille et à la fin
de l'âge d'or raconté par la mère ; elle peut renvoyer plus précisément à la
rivalité entre les 2 frères qui a éclaté dès leur plus jeune âge.
Le conflit opposant des frères ennemis a d’ailleurs déjà eu lieu en
littérature : nous le trouvons dans la Bible, Caïn tue son frère Abel, mais
également dans un certain nombre de pièces antiques et classiques, Étéocle et
Polynice s’entretuent dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle ou dans La
Thébaïde de Racine ; de même dans Britannicus, le héros éponyme est mis à
mort par son frère Néron. Lorsque Lagarce reprend ce thème, c’est encore une
façon de tourner la pièce vers le passé, de porter un regard en arrière.

1
Autre façon de dire : que le théâtre de Lagarce est théâtre qui est sans cesse tourné vers le
passé et ne peut donc aller de l'avant.
Ainsi la crise semble en effet appartenir à un autre temps que le temps scénique,
celui de la représentation, et paraît s’inscrire en amont de l’action mise en scène
au présent par la pièce.
Cette affirmation mérite d’être nuancée…

II) Crise personnelle, crise familiale, crise du langage


Si la dramaturgie de Juste la fin du monde est tournée plutôt vers le passé,
nous ne pouvons ignorer cependant qu’il y a bien des crises pendant le
déroulement de la pièce : l'une, personnelle, l'autre, familiale, une 3 ème, plus
générale encore, affecte de la même façon la totalité des personnages.
La crise personnelle est d'abord la crise identitaire de Louis : il est en effet jeté,
depuis plusieurs mois, dans une situation critique - celle de savoir qu'il va
mourir. Cette situation de trouble provoque en lui une décision
(étymologiquement la crise est une prise de décision), celle de revoir les siens.
Le Prologue de la pièce souligne justement avec force cette volonté de revenir
chez lui : « Je décidai ». Les différents monologues de la pièce, tous attribués à
Louis, montrent bien un personnage troublé, perturbé, apeuré, hanté par la
Mort (II, 10). Au-delà de ces temps proprement critiques, c'est toute la pièce qui
peut être interprétée comme la projection sur scène de l'intériorité
bouleversée du personnage : Juste la fin du monde serait, dès lors, un
monodrame donnant accès à une crise intérieure se déroulant au présent sous
nos yeux.
Par ailleurs, le retour de Louis provoque bien une crise dans sa famille,
sensible pendant le déroulement de la pièce. D’abord, parce qu'il perturbe, par
son retour, l'équilibre qui avait été trouvé en son absence. Antoine se sent
menacé dans sa position et se montre agressif avec son frère ainé, dès les
premières répliques (exemple à trouver). Le fait que l'équilibre soit rompu est
souligné par lui quand il suggère que Suzanne a changé de comportement avec
l'arrivée de son frère : la sœur « veut avoir l'air » (I, 9) devant Louis. Ensuite,
parce que chaque membre de la famille va saisir l'opportunité qui lui est offerte
de parler à Louis, chacun, ainsi va, en quelque sorte, piquer sa crise. Suzanne,
lors de la scène 3 de la 1 ère partie, reproche par exemple à Louis ses cartes
postales elliptiques (exemple). La Mère lui donne des conseils sur sa façon de se
comporter avec ses frère et sœur (I, 8). Quant à la rivalité fraternelle, si elle est
ancrée dans le passé, elle se décline aussi au présent dans la pièce dans la
mesure où Antoine se montre de plus en plus agressif jusqu'à formuler
explicitement une menace de mort : « Tu me touches : je te tue » (II, 3).
En outre, une autre crise présente se déroule sous nos yeux : c'est la lutte de
chaque personnage pour mettre en mots sa pensée, le conflit que chacun
entretient avec le langage. Chaque prise de parole est une sorte de crise, qui
cherche à figer, avec difficulté (épanorthose), dans les mots, une pensée fugace.
Le Prologue, en particulier, montre cette saisie difficile : dans une phrase
unique, qui s'étend sur 31 versets et 44 lignes, multipliant les répétitions, Louis
essaye de mettre en mots son projet d’aller voir les siens. C’est bien le langage
qui fera tout l'intérêt de l'action, comme le laisse entendre le fait que le verbe
« dire » soit le seul mot isolé figurant dans un verset. À la scène 3, de la même
façon, Suzanne renouvelle les tentatives plusieurs fois avant de réussir à
formuler ce qu'elle veut dire : le reproche adressé à Louis d'avoir écrit des cartes
postales « elliptiques ». De fait, c'est cette lutte contre le langage qui semble
constituer tout le tragique de la pièce : la force supérieure que les personnages
doivent affronter est bien la parole qui, toujours défaillante, échoue à dire avec
précision ce qu'on a sur le cœur.

Conclusion
Ainsi, nous avons vu que la crise, dans Juste la fin du monde, se décline
d'abord, en effet, au passé : les personnages sur scène ne peuvent que se
remémorer ce qui déjà eu lieu. Ce geste rétrospectif est également celui de la
réécriture de textes antérieurs, qui mettaient déjà en scène des crises. Il y a,
cependant, des crises conjuguées au présent dans la pièce : celle de Louis, dont
l'intériorité nous est livrée dans un état critique, celle des membres de sa famille,
troublés par son retour, celle de chacun, démuni face à la cruelle nécessité de
mettre en mots une pensée qui s’y refuse.
Ouverture…

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