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Dans Les Nourritures affectives (2000), BORIS

CYRULNIK écrit : « La famille, ce havre de


sécurité, est en même temps le lieu de la violence
extrême. »
Dans quelle mesure la pièce de LAGARCE vous
semble-t-elle mettre en scène cette idée ?
Dans sa chanson « home is where it hurts », la chanteuse Camille affirme
que la maison n’est pas un refuge, qu’il s’agit d’un lieu où l’on souffre et que
c’est là où elle a peur. Ces paroles font écho à la pièce Juste la fin du monde
publiée en 1990 par Lagarce, dramaturge français. L’intrigue se construit autour
du personnage de Louis, qui après 12 ans d’absence retourne auprès des siens
pour leur annoncer sa mort prochaine et inévitable. Ce retour auprès de sa
famille lui semble nécessaire même si tout ne se passera pas comme il l’avait
prévu.
Ainsi, l’histoire entre en résonnance avec les propos écrits par Boris Cyrulnik
dans Les Nourritures affectives en 2000 : « La famille, ce havre de sécurité, est
en même temps le lieu de la violence extrême. » Dans quelle mesure la pièce de
Lagarce semble-t-elle mettre en scène cette idée ? L’affirmation repose sur un
constat en apparence contradictoire et paradoxal : la famille serait à la fois un
havre de paix c’est-à-dire un lieu dénué de danger où chacun se sent à l’abri
mais tout en étant le lieu où s’expriment sans retenue la colère et l’agressivité.
De ce fait, dans quelle mesure le cercle familial de Louis illustre-t-il l’idée que
la famille est un lieu à la fois privilégié et oppressant où s’exacerbent les
passions ?
Nous verrons tout d’abord que les apparences semblent paisibles mais qu’il
s’agit en fait d’un havre fragile où la violence finit par éclater.

Dans un premier temps, la famille de Louis apparaît comme rassurante,


apte à lui procurer un certain réconfort. Louis revient au sein d’un
environnement familier auquel il appartient.
Le retour de Louis structure la pièce. C’est cette décision qui lance l’intrigue
et c’est également sur celle-ci que reposent tous les événements à venir. Elle est
d’ailleurs annoncée dès le prologue, lors du 1 er monologue de Louis : « je
décidais de retourner les voir ». La décision ne semble pas avoir été aisée à
prendre, elle est arrivée après de nombreux mois passés à attendre. Mais
l’imminence de sa « mort prochaine et irrémédiable », il souhaite l’annoncer lui-
même. Le retour de Louis qui souhaite « revenir sur [s]es pas », « aller sur [s]es
traces » montre un retour aux origines, la famille apparaît comme le lieu de
l’ultime réconfort : le lieu où l’on se réfugie pour échapper aux dangers mortels,
le lieu le plus sécuritaire d’entre tous. Louis décide de retourner au milieu des
siens.
Après 12 années d’absence, Louis revient et ce retour est un événement.
Aucun membre de la famille n’y sera indifférent. Suzanne, la jeune sœur
d’Antoine, est ravie de la revoir. Nous apprenons dans la scène 1 de la 1 ère partie
qu’elle est contente ; son frère Antoine va même jusqu’à la comparer à un
épagneul, soulignant ainsi l’excitation et l’empressement de Suzanne envers
Louis. Cette dernière avait d’ailleurs proposé à Louis de venir elle-même le
chercher. Outre la joie de Suzanne, observons également que tous les
personnages sont présents dans cette scène d’arrivée. L’intrigue débute donc
avec cette réunion familiale où chaque membre est présent autour de Louis.
Ce rassemblement n’est pas sans évoquer le retour du fils prodigue, accueilli lui
aussi par l’amour de son père.
La présence de Louis est alors l’occasion pour la famille de renouer avec
certaines traditions. La didascalie initiale indique que la pièce se déroule un
dimanche, c’est l’occasion d’un traditionnel repas dominical en famille. Dans la
scène 9 de la 1ère partie, tous les personnages sont de nouveau réunis, cette fois-
ci autour de la table, ce qui renvoie l’image d’une famille proche, partageant des
moments privilégiés. La présence de chacun des membres permet également
l’évocation de souvenirs heureux. Ce dimanche particulier est l’occasion pour la
mère d’évoquer dans la scène 4 de la 1 ère partie les dimanches passés et les
activités familiales, qui avaient lieu, toujours les mêmes, toujours identiques,
comme un rituel, une tradition propre à la famille. Nous notons ainsi l’évocation
d’un passé commun, comme pour renforcer les liens distendus par toutes ces
années d’absence.
L’accueil de Louis au sein de sa famille semble à première vue être des plus
chaleureux. Cependant, même si la famille semble ici être un lieu privilégié, un
lieu de bonheur, il ne s’agit que d’une apparence. Le havre de paix est un havre
fragile.

L’apparent bonheur du retour de Louis cache certaines tensions. Le départ


de Louis pendant une aussi longue période a laissé des traces. Tout n’est pas
resté figé dans le temps, Louis ne retrouve pas exactement sa vie d’avant.
Si la famille est un refuge fragile, c’est parce que les relations entre les
membres sont complexes et ambiguës. Les personnages agissent différemment
selon qu’ils sont en comité restreint ou tous réunis. L’intermède est ainsi propice
à l’étude des différentes relations des personnages entre eux puisqu’il ne se
constitue quasiment que de scènes de duos. Lors de la scène 2 de l’intermède,
Suzanne et Antoine échangent leurs sentiments vis-à-vis du retour de Louis :
Suzanne ne comprend pas l’absence de Louis et Antoine semble mitigé. Nous
apprenons aussi qu’il s’agit d’une journée particulière puisque d’ordinaire,
Antoine et Suzanne ne sont « pas comme ça » Si dans l’intermède, la complicité
entre Antoine et Suzanne peut se lire ; dans la scène 9, lors du repas, Antoine
reprochera à Suzanne de « vouloir avoir l’air » parce que Louis est là, de se
comporter différemment avec lui. Ainsi la famille oscille-t-elle sur des liens
fragiles et des relations qui semblent pouvoir vaciller.
Pour essayer de maintenir au mieux cet équilibre instable, cette paix si
fragile, un personnage œuvre dans l’ombre : celui de La Mère. Figure maternelle
par excellence, elle n’a d’ailleurs pas d’autre désignation que La Mère, elle est
celle qui relie les membres de la famille entre eux. Lors de la scène 8 de la 1 ère
partie, La Mère est seule avec Louis et prononce un très long soliloque que
Louis n’interrompt pas. Elle parle à louis d’Antoine et de Suzanne. Elle lui
parle de leurs souhaits, l’incite à les encourager, elle anticipe et lui explique les
réactions qu’ils auront afin que Louis y soit préparé et qu’il réagisse le mieux
possible. La figure de La Mère devient ici une figure d’instigatrice. Elle veut
que Louis comprenne son frère et sa sœur. Marionnettiste de l’ombre, La Mère
ne semble avoir qu’un seul souhait : que les tensions s’apaisent, que Louis ne
reparte pas trop vite.
Si la mère a besoin d’agir ainsi, c’est parce que paradoxalement, les membres
de la famille ne se connaissent pas. Les 12 années d’absence de Louis l’ont
éloigné des siens, à tel point qu’il est presque devenu un étranger au sein de sa
famille. Dès son arrivée dans la scène 1 de la 1 ère partie, nous découvrons que
Louis ne connaît pas sa belle-sœur Catherine. Il s’agit là d’un fait surprenant
puisque Catherine est mariée à Antoine et qu’ensemble ils ont 2 enfants dont
l’aînée a 8 ans. Catherine a donc intégré la famille depuis plusieurs années. Mais
Louis ne s’est pas rendu au mariage et n’a jamais vu sa nièce et son neveu. Les
relations familiales sont tellement obscures pour Louis qu’ils désignent même
ses neveux comme ses filleuls. En ce qui concerne les relations fraternelles, la
mère dit à Louis dans la scène 8 que Suzanne ne le connaît pas. Dans la scène
11, Antoine, quant à lui, s’emporte et déclare à Louis : « tu crois me connaître
mais tu ne me connais pas ». Après tout ce temps passé, ils sont presque des
inconnus l’un pour l’autre. Louis ne sait même pas quel est le métier d’Antoine.
Ainsi le lien entre Louis et sa famille n’est-il plus que celui du sang. L’intimité
entre lui et les autres membres a disparu depuis longtemps.
La tranquillité apparente laisse donc rapidement place à la fragilité de la
situation. La complexité des relations entre les membres de la famille est mise à
jour même si la mère tente de les maintenir au mieux. Cependant, la pièce tend
peu à peu vers son point culminant (l’acmé dans la tragédie grecque ou climax)
et la violence finira par exploser.

L’équilibre instable des relations entre Louis et sa famille ne peut perdurer


indéfiniment. Les passions exacerbées finissent par s’exprimer … avec violence.
Tout d’abord, nous avons pu constater que Louis ne connaît pas ou ne
connaît plus les membres de sa famille. Et s’ils ne se connaissent pas, c’est aussi
parce que, dans la famille, on ne sait pas se parler. Tout d’abord notons que le
simple fait de s’exprimer clairement est difficile. Dans de nombreuses scènes,
lorsqu’un personnage s’exprime, il répète « ce que je veux dire… » Tout au long
de la pièce, le propos est sans cesse reformulé à travers des épanorthoses, la
moindre parole est reprise. De même dans de nombreuses scènes, les
personnages se coupent la parole, s’empêchant ainsi de parler. Ceci est
notamment visible lors de la scène 4 de la 1 ère partie ; Au début de la scène,
Antoine coupe plusieurs fois la parole à La Mère qui s’apprête à commencer le
récit des dimanches. Enfin, nous voyons qu’il y a parfois une injonction au
silence comme c’est le cas dans la scène 8 de l’intermède où Antoine dit : « Ta
gueule, Suzanne ». Les personnages ne savent ni parler, ni se parler, ni
communiquer entre eux et ils sont même parfois sommés de se taire.
Malgré les difficultés à communiquer, les personnages y parviennent parfois ;
mais cela donne lieu à des scènes où la violence explose à travers la violence de
la parole et des mots prononcés. Les moments privilégiés de l’expression de la
violence sont les scènes de famille. Dans la scène 9 de la 1 ère partie, lors du
repas, Suzanne répète à Antoine : « Merde, merde et merde encore ! » Tout de
suite après la violence verbale va se transformer en vulgarité : « et bras
d’honneur si nécessaire ! Voilà bras d’honneur ! » Enfin la violence est
également contenue dans les reproches. Dans la scène 3 de la 1 ère partie, Suzanne
reproche à Louis ses lettres elliptiques. Dans la scène 11, Antoine lui reproche
d’inventer, de simuler le malheur. Et dans la scène finale, Antoine ose enfin
appuyer sur le cœur du problème : en partant, Louis les a abandonnés.
Finalement, ce qui crée les dissensions au sein de la famille, c’est justement
ce retour de Louis. Le départ de Louis 12 années plus tôt a laissé des traces.
Louis n’a donné aucune explication. Dans la dernière scène, nous découvrons
avec quelle violence Antoine a reçu le départ de son frère, devenant le
responsable. Puis s’est installée la violence du secret et des non-dits : Antoine ne
devant plus prononcer un mot contre Louis ni même penser un mot contre lui.
Finalement, la simple présence de Louis est violence pour Antoine. Même s’il
ne parle pas, Louis semble l’accuser et l’accabler. La présence de ce frère si
longtemps disparu suffit à raviver les tensions et les rancœurs accumulées durant
toutes ces années au point qu’Antoine s’exclame : « tu me touches, je te tue ».

Ainsi nous avons pu constater que la famille est bel et bien un lieu
privilégié, « un havre de sécurité » comme l’indique B. Cyrulnik au sein duquel
nous pouvons retrouver du réconfort. Néanmoins, la famille peut également être
le lieu de tensions qui peuvent s’exprimer avec violence. La famille est donc
parfois le lieu dans lequel se déchaînent les passions.
Les relations fraternelles qu’entretiennent Antoine et Louis peuvent être
mises en lien avec celles d’Abel et Caïn dans la Bible. La rivalité des 2 fils
d’Adam et Ève pousse Caïn jusqu’au meurtre de son frère. C’est ce topos des
frères ennemis que nous retrouvons dans la pièce de Lagarce.

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