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Jean-Luc LAGARCE, JUSTE LA FIN DU MONDE, 1990 – TEXTE 3

INTRODUCTION
Juste la fin du monde est une pièce de théâtre écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990. L’intrigue tient en peu de lignes : Louis décide
de retourner voir sa famille qu’il a quittée bien des années plus tôt afin de lui annoncer sa mort prochaine. Mais sa mère, son frère
et sa sœur profitent de sa venue pour lui reprocher, chacun à leur manière, la douleur que leur a causé son départ et Louis repart
finalement sans avoir fait son aveu.
L’intrigue présente des similarités avec la situation de Lagarce, atteint du sida, qui se savait condamné au moment de l’écriture de
la pièce, de sorte qu’on a pu voir en Louis comme un double de l’auteur.
Dans cette tragédie intime et contemporaine, c’est la communication au sein de la famille qui est le nœud de tous les problèmes.
Lagarce révèle cette faille par l’écriture de dialogues où tout est incessamment à redire.
Dans la scène 4 de la première partie, la famille est au complet, et la Mère évoque l’époque de l’enfance de Louis et de son frère,
Antoine, qui entretiennent des rapports très tendus. Elle raconte le rituel du dimanche en famille et retrace ainsi l’évolution des
liens unissant les membres de la famille.
Problématique : De quelle manière le récit de la Mère nous ramène-t-il aux origines de la tragédie familiale ?

Mouvements du texte :
- L’évocation d’un âge d’or dans l’histoire de la famille
- Le délitement de l’unité familiale

La Mère. - Le dimanche... D’emblée, Antoine interrompt sa mère et tente de l’empêcher de poursuivre son récit.
Antoine. - Maman ! Exclamation : exaspération. Grande part d’implicite (on comprend : Maman, ne commence
pas … Tu es énervante…). Antoine veut laisser le passé où il est.
La Mère. - Je n'ai rien dit C’est faux ! Il a suffit qu’elle dise « le dimanche » pour qu’Antoine comprenne. Elle utilise
je racontais à Catherine. Catherine comme prétexte ; en réalité, elle veut partager sa nostalgie avec les siens, se
Le dimanche... remémorer une époque heureuse.
Antoine. - Elle connaît ça par cœur.
Catherine. - Laisse-la parler, Champ lexical de la parole. La thématique de la parole est centrale dans cette pièce : dire
tu ne veux laisser parler personne. ou ne pas dire être explicite ou implicite, dire la vérité ou non. Les personnages sont très
Elle allait parler. tendus.
La Mère. - Cela le gêne. Le verbe « gêner » est à prendre dans son sens étymologique : la géhenne, l’enfer, le lieu
des supplices. La plongée dans le passé est une torture pour Antoine.
On travaillait, La répétition du verbe « travailler » dénote l’importance du travail dans la vie du couple, peut-
leur père travaillait, je travaillais être la dureté de ce travail et la fierté qu’ils en retiraient. Remarque d’ordre biographique : les
parents de Jean-Luc Lagarce étaient tous les deux ouvriers chez Peugeot.
et le dimanche Plusieurs éléments expriment l’idée d’habitude, sur laquelle la Mère insiste très fortement : le
- je raconte, n'écoute pas -, complément circonstanciel de temps « le dimanche » (l’article « le » à valeur généralisante
Le dimanche, parce que, en semaine, indique qu’il s’agissait de tous les dimanches ; , l’emploi de l’imparfait à valeur de répétition
les soirs sont courts, et la phrase : « Toujours et systématique. » Cette phrase nominale est construite de manière
on devait se lever le lendemain, les incorrecte car elle associe par coordination un adverbe et un adjectif (alors qu’il faudrait deux
soirs de la semaine adverbes : toujours et systématiquement). L’étrangeté de cette tournure la rend d’autant plus
ce n'était pas la même chose, frappante. A cela s’ajoute sa brièveté (trois mots seulement) qui lui donne un côté sec,
le dimanche, on allait se promener. péremptoire. Dans quel but ? Pour exprimer quoi ? Les termes toujours et systématique
Toujours et systématique. reprennent l’idée d’inévitabilité sur laquelle la Mère n’arrête pas d’insister.
Catherine. - Où est-ce que tu vas, Catherine s’adresse à Antoine ; ses paroles fonctionnent comme des didascalies : elles
qu'est-ce que tu fais ? donnent indirectement des indications sur le comportement d’Antoine : il continue de
protester (il fait peut-être « non » de la tête), se lève, peut-être.
Antoine. - Nulle part, La réplique d’Antoine revêt un double sens. Où veux-tu que j’aille ? renvoie à son
je ne vais nulle part, impossibilité de quitter sa famille et la région où il a grandi, comme son frère Louis l’a fait.
où veux-tu que j'aille ? Antoine se perçoit comme piégé. Pourtant, il invite sa mère à reprendre son récit (« Le
Je ne bouge pas, j'écoutais. dimanche ») : il semble résigné.
Le dimanche.
Louis. - Reste avec nous, pourquoi Louis intervient alors même qu’Antoine semblait avoir renoncé à réellement quitter la pièce.
non ? C'est triste. Qu’est-ce qui est triste ? Qu’Antoine n’apprécie pas ces souvenirs ? Qu’Antoine ne soit pas
parti ? Louis est-il sincère quand il déclare C’est triste ?Veut-il remuer le couteau dans la
plaie ?
La Mère. - Ce que je disais : La mère interrompt le récit pour commenter le comportement d’Antoine. Elle parle de lui à la
tu ne le connais plus, le même mauvais 3e personne, le néantise, le critique, l’étiquette : elle est très violente.
caractère,
borné,
enfant déjà, rien d’autre !
Et par plaisir souvent,
tu le vois là comme il a toujours été
Le dimanche La mère reprend son récit. Lexique de l’habitude ; insistance de la mère sur le caractère
- ce que je raconte - inévitable du rituel familial. Famille sans fantaisie,
le dimanche nous allions nous
promener.
Pas un dimanche où on ne sortait pas,
comme un rite,
je disais cela, un rite,
une habitude.
On allait se promener, impossible d'y
échapper.
Suzanne. - C’était l’histoire d’avant, Commentaire de Suzanne. « lorsque je n’existais pas encore » peut signifier « pas encore
lorsque j’étais trop petite née » mais aussi « pas encore digne d’intérêt aux yeux des autres ». La mère paraît avoir
ou lorsque je n’existais pas encore. raconté souvent le rituel du dimanche (Antoine.- Elle connaît ça par cœur) et Suzanne, qui
connaît donc bien ce rituel, a a bien conscience que cette époque heureuse, cet âge d’or
évoqué par sa mère sont antérieurs à elle : C’était l’histoire d’avant. On peut imaginer sa
tristesse de ne pas avoir pris part à ce morceau de l’histoire familiale. Elle a commencé à
« exister » au sein de la famille trop tard, après la fin de ce que la mère considère comme
une période heureuse.
(…) Rupture entre deux époques. La rivalité entre les deux frères remet en cause l’harmonie
La Mère. Après ils eurent treize et quatorze
familiale. La tournure « ils ne s’aimaient pas beaucoup » apparaît comme un euphémisme
ans, qui suggère que la Mère, à cette époque, n’avait pas encore mesuré la profondeur des
Suzanne était petite, ils ne s’aimaient tensions opposant ses deux fils.
pas beaucoup, ils se chamaillaient
toujours, ça mettait leur père en colère,
ce furent les dernières fois et plus rien
n’était pareil.

Je ne sais pas pourquoi je raconte ça,


je me tais.

Des fois encore, La mère revient à l’époque idyllique des pique-niques au bord de la rivière. Registre
des pique-niques, c’est tout, on allait au élégiaque marqué par les interjections et l’exclamation.
bord de la rivière, L’emploi du pronom démonstratif « celui-là » pour désigner Antoine montre bien la distance
oh là là là ! qu’elle observe à l’égard de son fils. Le fait qu’Antoine aime toujours les œufs durs n’est pas
bon, c’est l’été et on mange sur l’herbe, anodin. Symboliquement, cela montre qu’il est resté auprès d’elle, dans le giron familial
salade de thon avec du riz et de la contrairement à Louis, dont la Mère ne connaît plus les goûts.
mayonnaise et des œufs durs Toutefois, un élément dissonant annonce la deuxième époque : pendant que les parents
-- celui-là aime toujours les œufs durs – dorment, les enfants allaient « jouer à se battre ». Peut-on réellement jouer à se battre ? On
Et ensuite, on dormait un peu, voit bien que la rivalité entre les deux frères existe déjà, ce que les parents refusent de voir
leur père et moi, sur la couverture, puisqu’ils la considèrent encore comme un jeu.
grosse couverture verte et rouge, et Cette étape de sa tirade se termine de façon étrange par une formule lapidaire et définitive,
eux, ils allaient jouer à se battre. « C’était bien » ; elle cherche à oublier les conflits, elle est dans le déni.
C’était bien.
Après, ce n’est pas méchant ce que je Basculement dans la deuxième époque (marqué par la préposition « Après » répétée trois
dis, fois dans la tirade), celle du délitement de la famille, se fait lorsque les deux fils ont grandi.
Après ces deux-là sont devenus trop On revient à l’importance de la parole, du dire dans la pièce : la Mère se trompe lourdement
grands, je ne sais plus, lorsqu’elle précise « ce n’est pas méchant ce que je dis ». D’ailleurs croit-elle réellement à ce
Est-ce qu’on peut savoir comment tout qu’elle dit ? Car préciser que ce n’est pas méchant, c’est savoir par avance qu’on risque de
disparaît ? blesser, ce qui équivaut à une forme de méchanceté.
Ils ne voulurent plus venir avec nous, Comment Suzanne peut-elle acquérir une bonne estime d’elle-même si sa mère déclare que
ils allaient chacun les promenades en sa seule compagnie ne valaient plus la peine ?
de leur côté faire de la bicyclette,
chacun pour soi,
Et nous seulement avec Suzanne,
Cela ne valait plus la peine.

CONCLUSION
Le thème tragique des frères ennemis, présent dans de nombreux mythes antiques (Rémus et Romulus, Abel et Caïn, Etéocle et
Polynice etc.) apparaît en filigrane dans Juste la fin du monde. Ce thème est ici traité avec réalisme : il n’est pas question de mort,
de sang, de conflit spectaculaire mais simplement d’une mésentente qui aura pour conséquence de détruire le petit bonheur (pour
une part illusoire) d’une famille banale. Cela n’en reste pas moins tragique car la douleur ressentie par chacun est profonde et sans
remède, comme si les personnages, faute de pouvoir se comprendre, étaient fatalement condamnés à être malheureux.
Le problème central est bien celui de la communication, laquelle est d’abord impossible entre les enfants qui s’échangent des
coups, puis compliquée une fois les deux frères devenus grands.
La Mère apparaît comme un personnage central. Elle est la gardienne de la mémoire familiale, qu’elle réécrit probablement. Elle
semble préférer Louis à Antoine – et c’est peut-être aussi cette préférence qui est à l’origine du conflit entre les deux frères et fait
preuve d’une violence probablement inconsciente mais bien réelle.

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