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Jean-Luc LAGARCE, JUSTE LA FIN DU MONDE, 1990 – TEXTE 2

1. Suzanne évoque les lettres que son frère envoyait à sa famille.


L’adverbe temporel souligne le caractère irrégulier de ces envois :
reproche. Polyptote (le même verbe est employé à deux temps
différents) : Suzanne se reprend, semble se perdre dans le temps.
Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
Elle s’interroge par une question rhétorique sur ce qu’elle dit, veut
ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ? s’exprimer de façon juste. Elle tente de définir la nature de ces écrits.
Les « petits mots » ont une connotation affectueuse (l’adj « petit » a
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux une valeur hypocoristique, comme dans « petit chat »), aussitôt
5 phrases, nuancée par l’adverbe « juste » : qui suggère que c’est insuffisant, ce
que confirme la gradation descendante. Louis adressait aux siens des
rien, comment est-ce qu’on dit ? messages insignifiants et lapidaires : pour Suzanne, c’est insuffisant.
Nouvelle interrogation : elle peine à exprimer sa pensée, puis trouve
elliptiques. un adjectif qui la satisfait, qu’elle reprend ensuite dans ce qui apparaît
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. comme la formulation enfin juste de ce qu’elle voulait exprimer. Ces
écrits comportent des ellipses, des omissions, Louis ne disait rien de
» lui.
2. Suzanne revient à l’imparfait (verbe répété 3 fois) sur la perception
10 Je pensais, lorsque tu es parti qu’elle avait de Louis. Répétition et euphémisme comportant un
(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti), reproche, elle passe d’un fait objectif à un jugement : elle a vécu ce
départ comme un abandon. Elle cherche le mot juste, hésite, multiplie
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé les épanorthoses ; elle est sans doute très émue.
Elle aborde la représentation qu’elle se faisait du métier de son frère,
compagnie (là que ça commence), de ce qu’il était. Elle hésite, emploie des polyptotes : elle ne savait
je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou pas grand-chose de son frère : travaillait ? Était-il encore étudiant ?
Elle semble réfléchir tout haut, et Louis se tait, ne l’aide pas : elle
15 allais faire dans la vie, apparaît très seule.
Elle associe son frère à l’écriture, et donc à la maîtrise du langage.
ce que tu souhaitais faire dans la vie, Nouvelle hésitation avec q. rhéto : écrivait-il déjà, ou projetait-il
je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire ? Était-ce son métier, avait-il le désir de devenir écrivain ?
Suzanne est dans l’ignorance, son frère, il ne l’a tenue au courant de
d’écrire) ou que, de toute façon rien.
Dans une parenthèse, elle fait référence à sa mère, à son frère et à
– et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le elle-même (1ère pers du plur)et évoque avec insistance l’admiration
20 sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une certaine que tous ressentent envers l’artiste et l’intellectuel qu’est Louis. Elle
emploie le présent : cette admiration demeure, et elle ajoute un
forme d’admiration, c’est le terme exact, une reproche : Louis se sait admiré, il aurait dû en tenir compte, peut-être
être reconnaissant envers les siens.
certaine forme d’admiration pour toi à cause de
ça – Elle se reprend encore pour nuancer : ce qui importe, c’est le don
pour l’écriture de son frère. Louis pouvait employer son don d’écrivain
ou que, de toute façon, aussi bien par plaisir (« désir ») que pour simplement survivre
(« nécessité », « obligation »). Suzanne admire ce talent, et envie
25 si tu en avais la nécessité, probablement son frère : ce don lui a permis de partir, de vivre sa vie.
Louis est défini par sa sœur comme quelqu’un qui sait écrire, et qui,
si tu en éprouvais la nécessité, selon Suzanne, sait forcément s’exprimer, communiquer.
si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu
Ce don le protège et le rend indépendant, d’où l’admiration qu’elle
saurais écrire, exprime envers son frère.
te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou 3. Après cet éloge, elle énonce avec force un nouveau reproche avec
30 avancer plus encore. une conjonction de coordination exprimant l’opposition et un adverbe
qu’elle répète trois fois. Elle oppose « tu », qui sait écrire, et « nous »,
Mais jamais, nous concernant, qui recevons « des lettres elliptiques ».
Suzanne se plaint : alors qu’il est particulièrement doué pour écrire,
jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don Louis n’a jamais cherché à rester vraiment en lien avec les siens. Le
(on dit comme ça, c’est une sorte de don, je crois, discours prend ici une tournure élégiaque, voire amère. Le rire de
Louis est ambigu : est-il flatté, se moque-t-il de la naïveté de sa
tu ris) sœur ? Elle emploie différents termes pour désigner de façon
élogieuse le talent de Louis, tout en lui lançant une pointe, puisqu’elle
35 jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette est précisément en train de dénoncer les défauts de son frère.
qualité La phrase est heurtée, répétitive, douloureuse, interrompue par deux
parenthèses : Suzanne exprime ici un chagrin et une déception
– c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de intenses face à un frère qui a volontairement rompu avec sa famille.
L’extrait se termine sur une nouvelle accusation, terrible et
toi – jamais tu ne te sers
poignante : selon Suzanne, si Louis écrit si peu aux siens, s’il est
de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour avare de son talent avec eux, c’est parce qu’il les méprise.
La jeune femme exprime ici un sentiment de honte. On ressent la
40 nous. profonde déception de Suzanne qui semble réaliser qu’elle ne
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous compte pas vraiment pour son frère.

en juges pas dignes.


C’est pour les autres.
Scène 3, 1ère partie
45 Lecture linéaire : tirade de Suzanne

Juste la fin du monde est une pièce de théâtre écrite


par Jean-Luc Lagarce (1957-1995) en 1990. L’intrigue
tient en peu de lignes : Louis décide de retourner voir sa
famille qu’il a quittée des années plus tôt afin
d’annoncer sa mort prochaine.
Cette intrigue présente des similarités avec la situation
de Lagarce, atteint du sida, qui se savait condamné au
moment de l’écriture de la pièce, et en est mort en
1995.
Le texte étudié constitue une tirade : la petite sœur de
Louis, Suzanne, s’adresse à son frère, qui l’écoute sans
un mot.

Quelle vision de son frère et d’elle-même se dégage de


cette tirade ?

Mouvements :
1. Elle évoque les lettres que son frère envoyait à sa
famille
2. Elle précise la perception que la famille avait de Louis
3. Elle termine par des reproches mêlés de honte.

Conclusion

Suzanne, une toute jeune adulte, apparaît comme un


personnage touchant. Le départ de ce frère qu’elle
admire profondément l’a blessée, elle s’est sentie
abandonnée mais aussi méprisée, un sentiment que
son autre frère, Antoine, et sa mère – dont elle se fait la
porte-parole - ont aussi éprouvé. Elle s’exprime ici avec
une volonté de précision qui la rend pathétique : elle
s’adresse à un écrivain, elle cherche à s’exprimer le
mieux possible. Le retour de ce frère très aimé réactive
une douleur ancienne.

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