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AL 10 : Célébrer le monde des morts, l’autre facette de la vie

Salina, les trois exils

introduction
Laurent Gaudé est un auteur contemporain qui s’intéresse particulièrement à la réécriture de mythes et d’épopées antiques. Il
écrit Salina, d’abord en pièce de théâtre puis l’adapte en récit, pour raconter l’histoire de Salina, une femme africaine dont la vie
sera marquée par l’exil, et ce faisant, raconter l’histoire de toute femme rejetée et humiliée parce qu’étrangère ou trop libre.
Dans son roman court, l’histoire de Salina est racontée par son fils Malaka alors que celui-ci la transporte vers un lieu de
sépulture… Dans cet extrait, le personnage rend hommage au cadavre de sa mère, et cette proximité avec le monde de la mort
lui fait éprouver le besoin de se sentir vivant. Nous pouvons donc nous demander : Comment cet hommage rendu à la dépouille
maternelle est raconté pour retranscrire les pensées du personnage en état de choc ? La narration commence par une
description de la dépouille dans le premier paragraphe, puis se recentre sur les ressentis très forts du personnage Malaka qui se
sent trop proche de la mort. Et dans le dernier paragraphe, nous allons voir comment la narration parvient à préciser que Malaka
s’apaise et retrouve la capacité de penser tout en se sentant vivant.

➢ Présentation de l’auteur et du livre, et rapide présentation du texte pour introduire le projet de lecture (problématique) et l’annonce
des mouvements. (pas besoin de préciser la place de l’extrait dans l’œuvre car on n’étudie pas l’œuvre en elle-même et ce n’est pas l’incipit ou l’excipit)

ANALYSE LINEAIRE

Le fils passe une dernière fois les mains sur la morte. Il glisse sur la dépouille, jour après jour, jusqu’aux jambes qui
ont tant marché. Une vie entière à ne faire que cela, de la naissance à la mort. Les routes, les sentiers de pierres ou
de sable, de terres sèches ou d’exils. Il glisse sur son ventre, sur son sexe, même. Tout remonte. Il ferme les yeux,
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laisse résonner en lui ces odeurs de vie, ces sensations du passé enfouies dans la chair et que la chair libère en
fondant. Tout est là. Dans ce corps qui s’assèche et laisse échapper une dernière fois sa mémoire.

… = champ lexical de l’anatomie, à la fois relatif à la mère et relatif au fils : c’est le point central de ce mouvement
… -> nom commun qui désigne Salina, insiste sur sa mort
➢ la narration « décompose » le corps de la mère en différentes parties (comme la mort qui décompose un
cadavre en différentes parties)

… -> verbes de mouvement (le pronom « il » désigne en fait sa main) -> permet au regard de suivre la description +
inversement des rôles : le fils nettoie sa mère
// « les routes, les sentiers de pierres ou de sable, de terres sèches ou d’exils » : énumération de lieux typiques d’un
mouvement : celui de Salina, figure de l’exilée.
➢ Ce n’est plus la mère qui va se déplacer mais le fils, et cela commence par un déplacement intime sur le
corps même de sa mère.

… = antithèse entre ce qui fond et ce qui s’assèche (contexte : on est dans le désert africain), mais ce n’est pas une
vraie contradiction car l’un est métaphorique et l’autre est concret : le corps est concrètement en train de s’assécher
alors que ce que la chair libère en fondant, ce sont des souvenirs.
➢ Isotopie du liquide : dans cette antithèse, aussi dans la formule suivante :
Tout remonte. -> métaphore qui parle à la fois des émotions, des sentiments, et des larmes (donc liquide)
… -> antithèse entre la mort et la vie

Chaque soir, lorsqu’il a fini d’embaumer une partie de la dépouille, lorsqu’il dépose délicatement ce qu’il vient de
couvrir d’onguent, chaque soir, il part dans les forêts et se met à hurler. Il doit mordre la vie, l’éprouver, la crier pour
ne pas risquer de rester du côté des morts. Il frappe le tronc des arbres, court en dévalant la pente, sans s’inquiéter
2 d’où il va, ni de savoir s’il retrouvera le chemin. Rien n’a d’importance. Il est un corps en pleine course qui s’épuise,
jaillit et danse. Chaque nuit, après le calme minutieux de la toilette du fils à la mère, il se roule dans les bois et
pousse de grands cris qui font fuir les animaux. Il pleure, hurle et bave. Il se cabre et danse, chaque nuit, jusqu’à
l’épuisement.
Chaque soir // Chaque nuit : répétition des compléments circonstanciels pour marquer la répétition de l’action sur
plusieurs jours = régularité du rituel envers sa mère et surtout régularité de la conséquence de ce rituel sur le
personnage vivant.
« soir » et « nuit » sont très proches sémantiquement… Après avoir passé la journée à s’occuper du corps de sa mère,
il subit comme une métamorphose durant la nuit, presque un épisode merveilleux ou fantastique :
… = animalisation : le personnage se reconnecte avec quelque chose d’instinctif
… = gradation + hyperbole : détresse du personnage qui a besoin de se sentir être vivant
… -> verbes d’action : personnage extériorise ses émotions par le mouvement
« Il doit [...] morts. » -> dichotomie entre les morts et les vivants : le personnage cherche à affirmer sa propre
existence pour échapper à la sombre réalité de la mort qui l’entoure
➢ Ensemble du paragraphe → registre pathétique : lutte intérieure pour lutter contre les douleurs de la perte
d’un être cher et sa peur de la mort

Marcher. Retrouver ce vertige d’être au monde mais en n’étant plus rien pour personne. La mère n’est plus là, qui lui
posait la main sur l’épaule, indiquait la route avec son obstination de boussole. Tout est lent, tout l’agrippe, le
ralentit. Il a construit un brancard sur lequel il a déposé la dépouille de Salina. Il ne parle plus. Avec qui le ferait-il ? Il
3 est seul dans un monde qui l’ignore. Et il essaie de se souvenir de sa voix à elle, Salina, sa voix cassée, qui lui a si
souvent raconté les histoires de l’origine, qui a si souvent charrié dans ses récits les combats, les guerres, sa voix qui
l’enveloppait dans les nuits d’étoiles, lorsqu’ils n’étaient que deux, sa voix qui s’est maintenant retirée du monde,
comme une mer lassée du sable.

… = phrase non verbale (pas de verbe conjugué avec son sujet) → marque syntaxiquement une pause dans la pensée
… = 2ème phrase non verbale → explicite sa pensée, son questionnement : se sentir vivant alors qu’on vient de perdre
la personne la plus importante de sa vie
➢ pas de sujet précisé dans 2 premières phrases = accentue le fait qu’il n’est personne, anonyme. Propos qui
peut être généralisé.
… : homophonie → accentue la comparaison mer/mère : on retrouve l’isotopie de l’eau (voir 1er §).
… : comparaison → mer et sable sont normalement inséparables or la mer est dite « lassée du sable » donc ils se
séparent comme la mère et le fils qui sont séparés par la mort.
… : répétition → marque le souvenir de la mère. Salina n’existera plus que par son histoire (c’est tout le sujet du livre :
raconter l’histoire de Salina), et sa voix en était le vecteur.
Verbes à l’imparfait : temps classique du récit alors que le reste du texte est plutôt au présent : les actions ici
mentionnées sont terminées, achevées. C’est la fin d’une époque pour le personnage.
Phrase très longue à la fin VS phrases courtes tout au long du texte : les phrases courtes traduisaient la détresse
psychique du personnage qui n’arrive plus à penser, alors que cette phrase longue marque la réalisation du
personnage : il réalise que sa mère et morte et qu’il lui reste le souvenir, et il retrouve alors la capacité de penser,
d’élaborer sa réflexion.

Conclusion
Comment cet hommage rendu à la dépouille maternelle est raconté pour retranscrire les pensées du personnage en état de
choc ?
Nous voyons dans ce texte que le personnage principal, Malaka, rend hommage à la dépouille maternelle en l’embaumant : il
passe par un rapport très physique avec le cadavre, et lui-même ressent de manière physique ce deuil. Par sa proximité avec la
mort et par le choc lié à la perte de sa mère, le personnage en vient à avoir le réflexe de devoir réagir de manière physique, pour
se sentir en vie. Cela passe narrativement par une animalisation, une métamorphose nocturne. Finalement, le personnage
s’apaise lorsqu’il réalise qu’il gardera avec lui les souvenirs de sa mère bien que celle-ci l’a physiquement quitté.
➢ Célébrer la mort, la prendre en compte sans déni et rendre hommage à un proche décédé est une facette désagréable
mais souvent nécessaire de la vie. Dans Sido aussi, Colette parle de sa mère décédée mais elle n’évoquera pas sa mort
directement, anatomiquement, et elle ne parle d’ailleurs pas de sa mère morte (d’ailleurs elle n’a même pas voulu aller
à l’enterrement de sa propre mère)…Elle qui avait des rapports complexes avec sa mère choisira, des années après sa
mort, de lui rendre hommage autrement, de manière détournée en racontant sa mère bien vivante et la mettant en
scène dans son rapport à la nature.

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