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Lecture linéaire n°1 : Colette, Sido, « Car j’aimais tant l’aube »

INTRODUCTION
Colette, de son vrai nom Sidonie-Gabrielle Colette est une femme de lettres, romancière, journaliste
et actrice française. Née en 1873 à Saint-Sauveur en Puisaye (dans l’Yonne) et décédée en 1954 à
Paris.
Personnage important du patrimoine littéraire français, elle est la deuxième femme à siéger à
l’académie Goncourt en 1945 et la première à recevoir des funérailles nationales.
Son œuvre littéraire qui laisse une part importante à l’autobiographie, évoque sa relation singulière
à sa famille, sa bisexualité ou encore son amour de la nature et des animaux.
Ses œuvres romanesques comme Claudine à l’école (1900), Les vrilles de la vignes (1908), La maison de
Claudine (1922) ou Sido (1930) attestent d’une grande maîtrise du genre et révèle son talent au grand
public.
Dans Sido l’auteure s’intéresse plus particulièrement aux membres de sa famille (sa mère, son père et
ses frères).
Ce passage se situe au début du récit dans la partie consacrée à sa mère. Elle y décrit un épisode
répété de promenade dans les bois avant le lever du jour. Dans ce passage, se révèle à la fois son
amour pour la nature et pour sa mère, elle propose un regard ré exif sur la petite lle qu’elle était.
Nous nous demanderons dans quelle mesure le récit de cet épisode qui paraît banal, quotidien et
descriptif, révèle de façon plus complexe et plus profonde, une représentation aux allures bibliques
de genèse ainsi qu’une ré exion métaphysique sur sa propre existence.
Le texte peut donc se diviser en deux mouvements. Le premier correspond à la description de la
promenade en elle-même et à la mise en situation de l’environnement champêtre (du début à la
ligne 11). Le second permet de faire le lien entre ce lieu, cette nature et son propre portrait ainsi que
l’évocation de sa mère (De la ligne 12 à la n du texte). La toute dernière phrase du texte (L 21-22),
sans pour autant constituer un mouvement à part entière, fait référence au moment de l’énonciation
et ouvre sur le présent de l’écriture et sur l’héritage de cette connivence avec la nature et sa mère.

Premier mouvement : Une promenade champêtre à l’aube

Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense.


Le texte commence avec une conjonction de coordination (« car ») qui indique un lien logique.
L’auteur cherche à expliquer, à rendre compte de ce qu’elle ressent et pense.
L’imparfait du verbe aimer montre que cet amour pour l’aube s’inscrit dans la durée (valeur
durative de l’imparfait). L’adverbe « déjà » montre que cet amour a commencé depuis plus
longtemps que le moment où elle le raconte.
La conjonction « que » (« tant »… « que ») introduit la seconde proposition en précisant la
conséquence : « ma mère me l’accordait en récompense ». C’est donc bien parce que la mère
constate l’amour de sa lle pour l’aube qu’elle l’autorise à sortir en pleine nuit pour aller se
promener dans les bois. Cette phrase montre à la fois la permissivité qui caractérise la mère de la
narratrice en même temps qu’elle met en avant la gure de la mère en la présentant presque comme
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une gure divine qui « accorde » l’aube, (laissant penser que c’est elle qui est à l’origine du monde)
et que l’amour de sa lle se voit récompenser, puisqu’elle va alors avoir le droit d’en pro ter.
J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie,
Imparfait : habitude dans le passé : une action qui se répète donc et inscrit cet événement dans une
forme de régularité et de répétition.
On note que c’est la mère qui réveille sa lle (au sens symbolique et indirectement), elle l’éveille au
monde, à nouveau, lui « donne le jour ».
Au passage, on voit bien que cette heure insiste sur le décalage de cette éducation reçue par la
narratrice comparée à celle de ses camarades (l’heure précise insiste bien sur l’aspect inhabituel,
incongru de ce réveil nocturne plus que matinal).
et je m’en allais, un panier vide à chaque bras,
Même remarque sur l’imparfait. Ici, on a l’image de la llette qui tient des paniers (presqu’une
image de conte qui rappelle le petit chaperon rouge), la symétrie renforce cette image forte.
vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière,
Elle va donc là où poussent les fruits, la nature est personni ée (on le voit au choix du verbe « se
réfugier ») comme si elle avait RDV avec une personne physique. L’image du refuge est également
importante pour le sens du texte car cette nature constitue véritablement un « refuge » pour la jeune
narratrice.
vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
Poursuite de la personni cation de la nature, la jeune lle a rendez-vous avec des fruits. Les fruits
sont rouges (ce qui renforce cette image forte et puissante de la nature aux couleurs vive) mais
restent cachés, « barbues » montre à la fois qu’elles semblent se cacher, qu’elles restent sauvages; cela
crée également (en plus de la personni cation) un effet de réalisme car l’adjectif « barbu » semble
inattendu mais révèle une observation très précise de cette nature.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus,
Ici se dessine l’aspect symbolique et biblique de cette « aube » associée à la couleur (réseau
important dans le texte qui confère à la fois réalisme et symbolisme), puisque ce bleu (introduit par
un article indé ni) est quali é par l’adjectif « originel » (donc des origines). L’aspect humide et
confus donne à cette nature un aspect vivant et sensuel (toucher : humide, vivant : confus.
et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids
baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres,
mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps…
Ici le brouillard apparaît comme un élément palpable et liquide. Tout se passe comme si la jeune
lle allait progressivement se baigner dans le brouillard. L’évocation progressive de son corps permet
à la fois de faire une forme d’autoportrait en action (évocation des parties du corps, presque à la
manière d’un blason inversé) en n, cette progression de la nature nit par la toucher concrètement
puisqu’elle nit par atteindre la partie la plus sensible. (Comprendre ici le sens des 5 sens).
J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers.
Évocation de la solitude (essentielle pour la narratrice et thème important du passage comme dans
l’ensemble de l’œuvre). La référence à une absence de danger (négation adverbiale) permet
d’éloigner les inquiétudes que pourrait avoir le lecteur face à ce que la narratrice relate.

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Le « pays mal pensant » évoque le village et ses habitants qui passent leur temps à observer et à
critiquer tout le monde. Le terme pays (forme d’hyperbole) élargit sa représentation de son petit
village en en faisant un lieu plus vaste.
En n mal pensant et sans dangers apparaît comme une antithèse qui ouvre deux regards sur un
même monde, celui de cette jeune lle de campagne.
C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix,
Le présentatif (« C’est ») met en valeur le lieu « ce chemin » et le moment « cette heure » (renforcé
par l'adjectif démonstratif « ce » en insistant (répété deux fois), il introduit la prise de conscience en
la liant avec le lieu et le moment.
La dernière partie de la phrase est essentielle et démontre la prise de conscience. Le prix est à
comprendre ici au sens de prix de la vie, de son existence et non bien entendu au sens monétaire du
terme. On voit bien avec cette phrase l’articulation entre la balade et la ré exion philosophique,
existentielle voire métaphysique de la scène.
d’un état de grâce indicible
Terme religieux « état de grâce » et évocation de l’impossibilité de le dire (indicible, pré xe privatif
in : qui ne peut se dire, se raconter). C’est pourtant ce que la narratrice tente de faire, mais elle doit
faire le récit de ses balades pour y parvenir. Dire le bonheur d’être au monde doit passer par le récit
de la nature et de sa mère
et de ma connivence avec le premier souf e accouru, le premier oiseau, le soleil
encore ovale, déformé par son éclosion…
On voit donc ici le lien intime entre la nature et la narratrice avec le terme « connivence » :
compréhension mutuelle, entente cordiale).
S’ensuit une énumération d’éléments de la nature dont le premier semble biblique et fait référence à
toute vie sur terre (« premier souf e »), le second évoque l’oiseau (thème important dans l’œuvre de
Colette au sens littéraire et personnel) en n le soleil, symbole de la naissance de la vie, de la
naissance du jour et de la naissance est associé à l’œuf (à nouveau la naissance et l’oiseau) qui va
donc éclore.

Mouvement 2 : Portrait de la narratrice (par sa mère et elle-même)

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or »


À nouveau évocation de la mère qui la « laisse partir » donc au sens symbolique, qui lui donne la
vie, la laisse rejoindre le monde. L’évocation du nom fait également penser au rituel de la naissance :
on nomme l’être vivant qui sort du ventre de sa mère pour commencer sa vie propre en dehors du
ventre.
En n le surnom qui met en avant la beauté mais entre en relation avec les éléments de la couleur, de
la lumière, de ce qui resplendit (or et joyau) et de ce qui est précieux.
; elle regardait courir et décroître sur la pente son oeuvre,
Effet de réalisme qui prend le point de vue de la mère : de son point de vue, elle voit sa lle courir
puis devenir de plus en plus petite (au passage, décroître renvoie également à des éléments du vivant,
terme qui peut renvoyer à la botanique et donc à cette nature évoquée tout le long du texte). De plus
on note l’effet de mouvement dans l’action de « courir » ce qui dynamise ce portrait.
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« Son œuvre » : périphrase pour désigner sa lle. On retrouve le sens religieux où la mère est
présentée comme une forme de dieu créateur.
– « chef-d’oeuvre » disait-elle.
Reprise de l’expression, ici chef-d’œuvre (c’est à dire la pièce la plus signi cative d’une œuvre)
renforce, reprend et ampli e cette expression en lui donnant une dimension artistique. Le verbe
introducteur de parole « disait-elle ») permet à la fois de créer une distance entre la perception que
la narratrice a d’elle même (sous entendu ce n’est pas elle qui le pense mais sa mère) tout en
restituant la voix et le point de vue de sa mère.
J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours
d’accord…
En effet donc, elle remet en question et met en doute cette beauté que percevait sa mère. L’adverbe
« peut-être » instaure une distance avec son propre jugement.
La phrase suivante au présent (donc à relier avec le moment de la narration) agrandit plus encore
cette distance avec ironie et humour. Elle oppose une perception objective (celle des portraits, donc
des photos, des images objectives) et celle de sa mère, a n de montrer qu’il existe une différence
entre la perception subjective de sa mère et un point de vue plus objectif : la photographie.
En n la formule « ne sont pas toujours d’accord » montre l’humour de la narratrice en choisissant
une formule personni ant l’objectivité de la photographie et le point de vue de sa mère.
Je l’étais, à cause de mon âge
Elle rappelle qu’on reconnaît toujours la beauté des enfants, à nouveau une façon de con rmer la
différence de perception, l’effet du temps qui passe.
et du lever du jour,
Référence à la fois à la jeunesse et à l’effet de la lumière qui l’embellit.
à cause des yeux bleus assombris par la verdure,
On retrouve le thème du bleu (comme l’aube) et l’effet de la nature sur la narratrice qui l’embellit
mais également lui donne un aspect différent des autres enfants.
des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour,
La blondeur renvoie également au jour (au soleil et aux éléments dorés de son surnom)
La subordonnée relative « qui ne seraient lissés qu’à mon retour » ajoute un élément de description
et signale cet aspect sauvage de la jeune lle qui appartient à la nature. Le temps de sa balade, elle
appartient au monde sauvage de la nature et non à l’univers policé et civilisé de son village et de ce
« pays mal pensant ».
et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
En n, elle esquisse un trait de son portrait moral en évoquant ce trait de caractère « éveillé » à
prendre à la fois au sens propre (elle s’est levée plus tôt que les autres) comme au sens guré (un
enfant « éveillé » désigne un enfant en avance, intelligent, capable de raisonner et de ré échir); « les
autres enfants endormis » puisqu’ils dorment encore à l’heure où la narratrice fait sa balade en
forêt.
Je revenais à la cloche de la première messe.
Cette phrase courte annonce le retour dans le village. La cloche de la première messe indique à la
fois la pratique religieuse et son éducation chrétienne, la référence commune du village (tout le
monde l’entend) et le signal du retour parmi le monde civilisé.

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Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul,
Image forte du plaisir : mangé tout mon saoul (ivresse, idée de pro ter)
pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul,
Cette balade a des allures de « circuit » animal grâce à la gure du « chien » (animal important et
récurrent dans l’œuvre), la narratrice est comme un chien qui a besoin de faire son tour (ici désigné
par le mot « circuit »), la subordonnée relative précise l’importance de la solitude pour la narratrice.
Le terme chasser désigne le besoin pour l’enfant de rapporter avec elle de quoi manger mais aussi de
quoi boire.
et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais.
Comme en témoigne cette référence aux « deux sources perdues » : on retrouve le côté secret de la
nature. Le terme « révérer » montre une fois encore l’aspect religieux de cette scène (la balade est
une sorte de messe avant l’heure, un rituel sacré), la source a également une forte portée symbolique
(l’eau désigne également la vie). Le fait qu’il y en ait deux peut faire référence sur le plan symbolique
aux sources d’in uence de l’enfant évoquées dans le texte, la nature et sa mère.
[…] La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de
jacinthe…
Ici on a coupé le passage qui décrit longuement les sources. On les distingue au goût qu’elles ont,
l’une est imprégnée du goût des arbres (chêne), l’autre de eur : symbiose des produits de la nature.
Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche au
moment de tout nir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire…
En n, cette source apparaît également comme la source d’inspiration puisque c’est ce que la
narratrice souhaite emporter dans le temps présent de l’énonciation du récit (comme en atteste le
passage au présent). La n de l’extrait fait référence à la mort (« au moment de tout nir » et au
pouvoir de l’imagination (« gorgée imaginaire »)), les deux sources qui sont l’origine de son récit
autobiographique.

CONCLUSION

On voit donc à travers cet extrait comment à partir du récit de ses balades dans la nature, la
narratrice parvient à la fois à dire son amour pour cette nature, à faire son portrait tout en faisant
référence à la gure maternelle.
L’autre aspect qui marque le lecteur concerne cette dimension biblique de la scène. La mère est
présentée comme une forme de dieu créateur qui littéralement donne le jour et la narratrice évolue
dans un univers de nature semblable à une sorte de jardin d’Eden, lieu de la création loin des
humains, avant la naissance du jour. Ainsi le récit anecdotique prend une valeur symbolique forte
presque existentielle et métaphysique puisque c’est à cette occasion que la petite lle prend
conscience de la valeur de son existence et qu’elle construit sa personnalité, loin de sa mère, se
distinguant des camarades de son âge « encore endormis ».
Deux mondes semblent alors se dessiner, celui commun du village dans lequel elle évolue les
cheveux lisses tout en suivant le rituel religieux de la messe, et celui « originel » d’avant la création
dans lequel elle évolue presqu’à l’état sauvage à la manière d’un animal qui suit ses instincts.
Ainsi ce passage éclaire l’ensemble du roman Sido comme l’œuvre entière de Colette, dans lequel la
nature en symbiose avec la narratrice lui permet de révéler sa vision singulière du monde. Cette
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vision lui permet de prendre ses distances avec un « pays mal pensant » tout en rendant hommage
aux personnes qu’elle a aimé et qui ont façonné sa personnalité.

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