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Lecture linéaire de “Vénus anadyomène”

Introduction :

Rimbaud rédige les Cahiers de Douai en 1870/1871. Il y exprime principalement sa révolte et la


recherche d’une esthétique nouvelle. Le poème “Vénus anadyomène” appartient au premier cahier,
correspondant à la première fugue de Rimbaud et à son premier séjour à Douai chez les sœurs
Gindre.

Ici, il propose un sonnet sur un thème convenu, un topos artistique : Vénus sortant des eaux.

Lecture

Idée générale :

Rimbaud exprime ici sa volonté d’émancipation par rapport aux canons de l’esthétique classique. Il
s’agit d’une palinodie (= inversion) de “Soleil et chair” (hymne à la gloire de Vénus) et une inversion
des représentations traditionnelles de Vénus, déesse de la beauté (exemple : La naissance de Vénus
de Botticelli, où Vénus est un parangon de beauté).

Lecteur de Baudelaire et des Fleurs du Mal (1857), où Baudelaire invente une nouvelle esthétique,
par l’Alchimie poétique (il rend beau par l’écriture ce qui est laid dans la vie, comme une charogne
par exemple), Rimbaud écrit un sonnet provocateur et combattif, qui vise à susciter le dégoût et
l’indignation chez son lecteur. Il dresse une parodie de la naissance de Vénus, en employant un
contreblason moqueur (les parties du corps féminin nommées sont toutes hideuses et convergent
vers le mot “anus”, qui clôture le sonnet).

Il représente une prostituée en mouvement, sortant difficilement d’une baignoire, sous un regard
peu empathique (client bourgeois ?)

Problématique :

Comment ce portrait d’une femme émergeant d’une baignoire exprime-t-il toute la révolte d’un
jeune poète à la recherche de sa propre esthétique ?

Etude linéaire :

Premier quatrain :

Il présente une femme, sans doute une prostituée, émergeant d’une baignoire (avatar moqueur de
l’écume de la mer). Il rappelle un “memento mori” (rappel de la mort, vanité), car la forme de la
baignoire rappelle celle d’un cercueil, à quoi elle est comparée : “Comme d’un cercueil vert en fer
blanc”. D’emblée les couleurs et le matériau de cette baignoire sont douteux et rappellent la
pauvreté (le fer blanc est un matériau de faible valeur) et la pourriture (elle est verte). Rimbaud
établit une correspondance moqueuse entre cette femme et le mobilier qui lui est associé (on
trouvait des baignoires dans les maisons closes, par souci d’hygiène) ; la femme elle-même semble
pauvre et en mauvais état. Le rythme du poème met en valeur le mot “tête” contre- rejeté à la fin du
vers, et rend cette apparition ridicule et grotesque (une tête émerge de la baignoire ressemblant à
un cercueil ; le titre est donc déceptif : au lieu de Vénus sortant d’un coquillage, c’est une tête de
prostituée qui émerge d’une baignoire). De plus, le contre-rejet provoque la rime entre les mots
“tête” et “bête”, alors que la tête devrait plutôt connoter l’intelligence.

On a le début d’un blason féminin avec l’évocation de la “tête” et des “cheveux” de la femme, mais
Rimbaud se plaît à accentuer leur laideur : les cheveux sont “bruns”, alors que la Vénus est
traditionnellement blonde dans ses représentations iconographiques et littéraires, ils sont
“fortement pommadés”, l’adverbe “fortement” indiquant un excès de maquillage. De plus cette tête
est décrite au moyen d’adjectifs dépréciatifs : “lente et bête”, ce qui correspond assez au décor
environnant, car la baignoire elle-même est “vieille”. La lenteur, la bêtise et la vieillesse sont donc les
attributs de cette Vénus particulière. Rimbaud insiste sur les défauts physiques de cette femme,
qu’elle n’a pas réussi à dissimuler par son maquillage : “Avec des déficits assez mal ravaudés”. Le
mot déficit peut aussi être entendu dans une autre acception, puisqu’il peut être la marque de la
vénalité de cette femme, évaluée au rabais.

Deuxième quatrain :

Le poème suit l’ordre de l’apparition de cette Vénus : elle émerge lentement de la baignoire, comme
l’indique le connecteur logique “puis” répété, ce qui permet de prolonger le contre-blason : “le col”,
les “omoplates”, “le dos”, “les reins”. Cette Vénus prend le contrepied des canons esthétiques
traditionnels, puisqu’elle se caractérise par sa grosseur, ses rondeurs, sa petitesse, sa laideur ; c’est
d’abord le champ lexical de la grosseur qui frappe le lecteur : le col est “gras”, les omoplates
“larges”, “qui saillent” le dos également semble manifester des mouvements contradictoires car il
“rentre” et “ressort” (antithèses) et a l’air de vivre d’une vie autonome ; “les rondeurs des reins
semblent prendre l’essor” et “la graisse sous la peau paraît en feuilles plates” (les rondeurs étant
mises en valeur par leur situation dans le premier hémistiche). De façon parodique, tous les
éléments que l’on attend minces sont gras. Là où l’on attend de la blancheur, on trouve une peau
grise, comme celle du col (“le col gras et gris”- les allitérations en “gr” forment une harmonie
imitative, qui imitent les grincements de la baignoire lorsque la femme en sort). L’allitération en “r”
qui parcourt ce quatrain accentue encore l’impression de laideur que dégage la femme, qui attache
une importance à son apparence, comme le montre l’usage des verbes “semblent” et “paraît”,
appartenant au champ lexical de l’apparence.

Premier tercet :

Il débute par l’évocation de l’échine, terme commun à l’Homme et l’animal. On a l’impression que la
femme se métamorphose en animal, ce qui est déjà annoncé par le mot “bête” précédemment. Par
la suite, il sera question d’une “large croupe”, terme employé pour la morphologie des animaux. Là
encore l’adjectif de couleur la fait apparaître comme douteuse “un peu rouge”, là où l’on attendrait
une blancheur classique et canonique. Curieusement, c’est la baignoire qui porte la blancheur dont
la femme est dépourvue. L’usage de l’expression “le tout” indique une déshumanisation de cette
femme, assimilée à un objet. Le dégoût du lecteur est également suscité à travers les synesthésies :
“sent un goût” mêle à la fois l’odorat et le goût, que l’on devine donc repoussants, et que
l’enjambement met en valeur : “Horrible étrangement” ; la femme se situe dans un monde
fantastique proche de l’horreur ; beaucoup d’éléments rappellent un cadavre en décomposition : le
cercueil, les couleurs évoquées (blanc, vert, gris, rouge). Avec “on remarque surtout”, le lecteur est
mis dans la situation d’un spectateur-voyeur observant avec horreur la sortie de cette prostituée
ondulante et laide, comme si elle exécutait une danse macabre. Par goût de la provocation, Rimbaud
nous inclut dans cet “on”, nous mettant dans la situation d’un client. Il annonce “Des singularités
qu’il faut voir à la loupe”, invitant le lecteur à porter son attention au poème lui-même ; il opère en
effet de petites transformations : non-respect des rimes exigées dans les quatrains (ABAB CDDC au
lieu de ABBA ABBA), la volta est déplacée du vers 9 au vers 12 (il étend la description physique de la
femme sur 3 strophes au lieu de la contenir dans les quatrains, comme pour prolonger le supplice de
sa description). Les points de suspension à la fin du tercet entretiennent le suspense.

Dernier tercet :

Les singularités à voir, ce sont les mots gravés sur les reins, “Clara Venus”, qui posent question : il
s’agit sans doute d’un tatouage. Rimbaud emploie deux euphémismes successifs : “reins” pour
“fesses” et “mots gravés” pour le tatouage. Le verbe “graver” assimile le corps de cette femme à de
la pierre, voire à une pierre tombale dont “Clara Venus” serait l’épitaphe. Faut-il penser que “Clara
Venus” correspond à son prénom et son nom ? Plus vraisemblablement à son surnom, ce qui est
assez dérisoire, puisque cela signifie “la célèbre Vénus”, et montrerait un orgueil mal placé chez
cette prostituée sur le retour. Surtout il fait rimer Vénus avec anus, ce qui est blasphématoire. En
outre, “Clara Venus” est l’anagramme de “ulcera anus” (anus ulcéré), clin d’œil au dernier vers.
L’allusion à la large croupe et à l’anus forment une référence à Vénus Callipyge (aux belles fesses,
son attribut traditionnel), qui est ici caricaturée. Ici, elle est “Belle hideusement”, ce qui forme un
oxymore ; en fait c’est l’écriture qui par son alchimie transforme ce qui est hideux en beauté. Plus
que la femme, c’est le sonnet qui est beau hideusement, car il prend comme source d’inspiration la
laideur. On note la fascination de Rimbaud pour ce qui est étrange ou laid. Il propose de détourner
les traditions poétiques (ici le thème de la Venus anadyomène) pour explorer des champs encore
inexploités : le domaine de la laideur (conception moderne de la poésie depuis Baudelaire). Le
poème se termine par l’évocation d’un ulcère à l’anus, lié à une maladie vénérienne. Il montre
l’éclatement de l’image idéalisée de la femme, un corps dégradé, en proie à la flétrissure et à la
maladie.

Conclusion :

Rimbaud se plaît à tordre le thème de la Venus anadyomène pour en faire un éloge de la laideur. A
travers lui, il s’émancipe des formes poétiques traditionnelles pour chercher du nouveau et explorer
le laid. Il propose une forme imparfaite et étrange, volontairement provocatrice. Entre ses mains,
Venus devient une déesse déchue, et la beauté se transforme.

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