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« Rêvé pour l’hiver », Rimbaud, 1870

Arthur Rimbaud a publié Poésies en 1871. Parmi elles on trouve le recueil Demeny
qui contient « Rêvé pour l’hiver », écrit le 7 octobre 1870, selon l’annotation du poète. Ce
sonnet hors des normes aborde les thèmes du voyage, de l’adolescence et de l’initiation au
plaisir, le tout sur un fond imaginaire et onirique. Rimbaud, alors jeune poète de 16 ans, nous
invite à s’évader avec lui grâce à cette pièce galante adressée à « ***Elle », la femme aimée et
ici, désirée. Par quels procédés Rimbaud parvient-il à créer un décor, pourtant imaginé, où
naissent aventure et sensations ? Nous verrons dans un premier temps le lieu paradoxal conçu
par le poète pour confiner les amants, puis nous étudierons le jeu sensuel qu’ils entreprennent.

De prime abord, ce sonnet libertin invite son lecteur, et sa destinataire, à pénétrer dans
le décor enfantin rêvé par l’écrivain, dont l’intérieur et l’extérieur s’opposent.
Le poème associe à chaque quatrain son thème : l’intérieur puis l’extérieur. Ces quatrains sont
hétérométriques. En effet, Rimbaud rompt avec la tradition en bouleversant les règles du
sonnet : les quatrains, comme tout le poème, sortent des traditions poétiques. Ils sont
composés d’alexandrins et d’hexasyllabes pour le premier, et d’alexandrins et d’octosyllabes
pour le second. Cette métrique originale donne un rythme particulier au poème qui mime celui
d’un train, comme celui dans lequel les personnages voyagent. De même, la prosodie des
quatrains diffère d’un sonnet traditionnel. Les rimes normalement organisées selon le plan
ABBA ABBA, suivent ici l’alternance ABAB CDCD. A l’époque, juste au lendemain du
romantisme, cette prise de risque au niveau de la forme est propre à Rimbaud. Elle rappelle sa
jeunesse ainsi que ses aspirations de liberté et d’évasion. Cette rupture avec la tradition met en
exergue celle que Rimbaud est en train de vivre entre l’enfance et l’âge adulte, transition
marquée dans le texte par l’exploration des sens et de la femme.
Cette exploration se fait dans un « wagon ». Il est décrit dans le premier quatrain. Le premier
mot, « hiver », annonce la première opposition du poème puisqu’il est suivi des termes
« rose » et « bleus ». En effet, l’hiver incarne le froid alors que ces couleurs associées au
décor intérieur sont chaudes. C’est ainsi que Rimbaud débute la mise en place du cocon
amoureux que devient le wagon. Les deux premiers vers, de même que les deux suivants sont
marqués par des enjambements. Ils miment la douceur du lieu et la tendresse du poète. Le
bleu et le rose, en plus d’être des couleurs chaudes, suggèrent un décor enfantin. On retrouve
cet aspect dans la phrase courte et simple « Nous serons bien. ». Le verbe être et un adverbe
élémentaire suffisent à décrire l’atmosphère languissante qui occupe l’espace. Puis vient le
mot « nid », réputé pour son confort, et associé à « baisers fous », il devient métonymie du lit
nuptial. L’idée de confort et de cadre douillet revient au quatrième vers à travers l’adjectif
« moelleux », ici qualificatif de coin mais qui pourrait décrire à la fois ce lit implicite, ou les
« coussins », ou encore le corps de cette femme impliquée par le « nous ». Ce pronom
personnel et les « baisers » annoncent dès les premiers vers la sensualité entre le narrateur et
la femme-aimée.
Mais le confort de ce « wagon » sert tout d’abord à protéger face au dehors où règne la
terreur. Le second quatrain débute par un ordre adressé à la femme : « Tu fermeras l’œil ».
Cette volonté de cécité pour sa partenaire invite à l’abandon, à la confiance, à l’évasion ; c’est
tout l’enjeu de la scène. On remarque de manière flagrante, plus que dans le premier quatrain,
le temps du verbe au futur. C’est surprenant étant donné le passé du titre « Rêvé ». Rimbaud
ne choisit pas même le conditionnel ; il prévoit cette scène « pour l’hiver » alors qu’il l’a
rêvée avant ce 7 octobre. Ainsi il guide la femme dans cette aventure sensuelle où
premièrement il la protège. L’extérieur hivernal (« glace ») fait peur. La répétition de
« noirs », ainsi que « soirs », suggèrent qu’il fait nuit. On retrouve alors le caractère puéril du
texte : les amants fuient les « ombres » personnifiées qui grimacent, les « démons » et les
« loups » ; tels des enfants ils se plaignent des monstres imaginaires de la nuit. Afin
d’amplifier le contraste entre l’intérieur et l’extérieur, Rimbaud change radicalement de
registre et emploie désormais des termes non pas doux mais dépréciatifs : « grimacer »,
« hargneuses », « populace ». En décrivant ainsi un dehors repoussant, le jeune homme invite
son amante à rester confiner dans l’utopie confortable qu’il imagine.
Les quatrains atypiques et leur fond paradoxal rappellent le contexte de fugue du poète qui est
une aventure à la fois excitante, suggérée par le décor douillet et les intentions de Rimbaud,
mais c’est aussi effrayant, comme le montre l’extérieur terrifiant dont les amants s’évadent.
De surcroît, Rimbaud et sa complice se livrent à un jeu sensuel où l’érotisme est
implicite, mais où la sensualité est concrètement décrite.
Tout au long du poème, on lit le désir d’un jeune homme qui croît. D’abord, l’allitération en
[s] traduit évidemment cette flamme. Elle est présente dans le premier quatrain avec « rose »,
« coussins », « serons », « baisers », « repos e ». Mais même l’extérieur monstrueux
n’affaiblit pas la sensualité de la scène, le [s] s’intensifie d’ailleurs : « glace », « grimacer »,
« soirs », « monstruosités, « populace ». Enfin, les deux tercets qui portent le jeu sensuel
comportent eux aussi cette sifflante avec « sentiras », « baiser », « cette ». De plus, le poète
semble prendre en maturité au fil des vers car il débute avec un vocabulaire simple, comme
« bien » et « baisers », alors qu’il termine avec une métaphore filée sous-entendant les
échanges tactiles entre les deux amants.
Avant l’aspect physique, il y a le processus de séduction. En effet, Rimbaud, par divers
procédés, s’assure l’entrée de la femme-aimée dans le jeu sensuel. Premièrement, il imagine
un lieu douillet où il fera bon d’être, où ils seront « bien ». Il suscite le désir par des
« baisers fous ». La douceur du cadre évoquée précédemment participe également à
l’adaptation au rêve. De plus, le cadre utopique ne peut qu’encourager l’amante à s’évader
avec le poète. Deuxièmement, Rimbaud joue la carte de la protection. Il permet à l’amante,
par la création de ce confort intérieur, d’échapper à la terreur du dehors. En fermant « l’œil »,
la femme s’abandonne à l’expérience vagabonde de Rimbaud et lui fait confiance. Ainsi il
l’isole, la protège, la rassure. Troisièmement, le plaisir prend place et s’installe
progressivement. A nouveau, les baisers domptent les sensations de l’amante. Elle est peu à
peu ensevelie par l’amour de Rimbaud : d’abord sa « joue », puis son « cou », enfin sa
« tête ». On suppose que c’est ensuite tout son corps qui succombe au plaisir dans les deux
derniers vers.
De fait, les deux tercets sont dédiés certes à la conclusion de ce désir crescendo, mais surtout
à l’aspect physique du jeu sensuel entre les deux amants. D’abord, les parties du corps déjà
citées révèlent le sens du toucher qui apparaît. Ensuite, afin de sous-entendre l’érotisme de la
scène et de ne pas brusquer l’imagination du lecteur, mais surtout de la femme, Rimbaud
entreprend la description de ses gestes à travers ceux d’une araignée. Ils commencent avec
« égratignée » qui désigne un baiser peut-être plus intense déposé sur « la joue ». Puis
l’adjectif « folle » montre l’accélération du jeu due au désir de plus en plus présent des
amoureux. Elle revient avec le verbe « courra » qui insinue des baisers saccadés dans « le
cou ». On constate alors une rupture dans le style de ponctuation. Celui-ci était simple dans
les quatrains : juste des points et des virgules. Les tercets comprennent des points de
suspensions, deux-points, des tirets et un point d’exclamation exprimé par la femme. Cette
ponctuation invite le lecteur à marquer des souffles plus prononcés alliés du désir et du plaisir
naissant. Enfin vient l’inclinaison de la tête, signe clair de consentement, et d’invitation à
poursuivre. Les deux derniers vers concluent ce cache-cache sensuel en insinuant les ébats
amoureux. Le « temps » de cet échange est mis en exergue par la virgule qui suit et par sa
situation à l’hémistiche ; le temps rappelle la volonté de douceur et de tendresse instaurée dès
le début du poème. Un dernier enjambement qui s’achève sur des points de suspension laisse
au lecteur le loisir de se faire sa propre interprétation du « voyage » dont Rimbaud parle,
même s’il est clair qu’il s’agit là de la poursuite des échanges charnels entre les amants.

En somme, Rimbaud explore à travers son sonnet original une nouvelle forme de
voyage : celle des sens. Il découvre la femme par les mots grâce à un cadre chaleureux où naît
le plaisir, et ceci grâce à son audace juvénile. Par le rêve et l’utopie, le jeune poète
s’abandonne à une aventure plus excitante qu’effrayante et nous laisse nous évader le temps
de quelques vers dans le monde onirique de l’amour.

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