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Séquence 1 : parcours « spectacle et comédie »

Explication linéaire n°1 : extrait de la scène 7 de l’acte III (la scène du


balcon) dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand
Edmond Rostand est un écrivain de la Belle Epoque. Il a vingt-neuf ans quand il écrit Cyrano de
Bergerac en 1897 et est alors inconnu du public. Cette pièce va connaître un formidable succès.
Pourtant, ce drame historique qui mêle les genres de la comédie héroïque et du drame romantique,
tous les registres (pathétique, comique, burlesque, lyrique, épique…), a une esthétique totalement à
contre-courant pour l’époque. Edmond Rostand y retrace avec brio une époque historique : le 17ème
siècle (l’histoire commence en 1640) sous le règne de Louis XIII en nous plongeant dans l’époque des
mousquetaires et des intrigues de cape et d’épée. Son personnage, qui lui a été inspiré par son
modèle, le véritable Savinien, Cyrano de Bergerac, qui a vécu au XVIIème siècle, est pourvu à la fois
d’une âme sublime et d’un physique grotesque, dichotomie qui l’inscrit dans le mouvement littéraire
du romantisme, bien loin de l’époque d’écriture de la pièce. Le personnage de Rostand est amoureux
d’une « étoile », sa cousine Roxane, une précieuse, à qui il n’ose avouer son amour. Cette dernière
est, elle, amoureuse d’un jeune homme beau mais sans esprit, Christian, qui partage ses sentiments
mais ne sait comment lui parler d’amour. C’est autour de cette intrigue amoureuse que se noue le
drame.

Notre scène est située au cœur de l’Acte III, nœud de l’Action. La scène se déroule sous les fenêtres
de Roxane. Christian vient d’échouer dans sa déclaration d’amour à la jeune femme et Cyrano
propose de l’aider en lui soufflant les bons mots mais l’exercice se révèle trop difficile, il va alors
prendre lui-même la parole. Une chance s’offre à lui, à la faveur de la nuit et dissimulé par le
feuillage, il est invisible et peut enfin laisser libre cours à ses sentiments.

Cette scène nous présente donc un exemple de mise en abyme, de théâtre dans le théâtre avec
une situation de comédie [des personnages dissimulés (Christian, Cyrano), un personnage qui se
fait passer pour un autre et qui joue un rôle (Cyrano), un personnage trompé, et manipulé
(Roxane) par les deux autres]. C'est pourquoi cette scène s'inscrit dans notre parcours: spectacle et
comédie.

Dans le premier mouvement, Cyrano exprime un sentiment d’amour intense dans une déclaration
d’amour lyrique, exaltée, dans un langage raffiné et précieux pour correspondre aux attentes de
Roxane (du début à la réplique de Roxane : « Oui, c’est bien de l’amour »)
Néanmoins, dans un deuxième temps, il tente de faire entendre sa propre voix, sa souffrance face à
son amour impossible, le pathétique émerge alors dans le texte qui touche au sublime (deuxième
tirade de Cyrano jusqu’à « il ne me reste/ Qu’à mourir maintenant ! »)
Le troisième mouvement constitue le point d’orgue de la scène, une osmose parfaite s’est installée
entre les deux personnages dans ce passage où la sensualité et les corps s’expriment.

C’est pourquoi nous verrons comment jouer la comédie permet au personnage de Cyrano de se
révéler dans sa vérité, dans un moment d'intimité privilégié qu'il n'aurait osé espérer.

Premier mouvement : une déclaration d’amour lyrique, exaltée raffinée et


précieuse (vers 1 à 12)
La situation est romantique et évoque Romeo et Juliette, le jeune homme en bas dans le jardin et la
jeune fille sur le balcon. De plus cette verticalité du balcon est symbolique de ce lyrisme exalté :
l’élévation des paroles correspond à l’élévation des cœurs.
• Expression d’un sentiment d’amour intense, exaltation lyrique de
l’amoureux

- Qui se traduit par la ponctuation affective : les nombreuses exclamations vers 3,


6,11 ; toutes les phrases sont exclamatives -> ces exclamations montrent
l'intensité des émotions de Cyrano tout comme les hyperboles
- Les hyperboles : « j’ai tellement pris pour clarté ta chevelure », « sur toute
chose », repris par « sur tout », « les feux dont tu m’inondes », « mon regard
ébloui pose des taches blondes »

- la répétition de l’adverbe « tout » présente cet amour comme un absolu : « je me


souviens de tout, j’ai tout aimé »

-> Cet amour absolu se traduit par le fétichisme de l’amoureux

• Le lyrisme du passage se manifeste aussi à travers le fétichisme de


l’amoureux qui idéalise la femme aimée :

- La femme est présentée comme le soleil qui illumine la vie de l’homme, une
divinité, ceci est lié au champ lexical de la lumière « j’ai tellement pris pour clarté
ta chevelure », « trop fixé le soleil », « regard ébloui ». Les cheveux de Roxane
sont assimilés au soleil par la comparaison "comme lorsqu’on a trop fixé le soleil"
- Il évoque une anecdote, un souvenir précis qui traduit l’adoration, l’amour fou,
l’amoureux est attentif aux moindres détails : il se souvient d’un matin où elle a
changé de coiffure : v 5 et 6
- Cette adoration se traduit par le fétichisme dont fait preuve Cyrano qui voue un
véritable culte aux cheveux et au nom de Roxane

Métaphore du nom de Roxane comparé à un grelot « ton nom est dans


mon cœur comme dans un grelot », « Tout le temps le grelot s’agite et le
nom sonne ! » vers 1 et 3

-> Son nom vibre dans le cœur de Cyrano et le fait palpiter. Il est
enfermé pour toujours dans son coeur

-> Il donne l’image d’un amour dont l’émotion reste éternelle

Même fétichisme et même adoration pour sa chevelure : il a tellement regardé ses cheveux
blonds que « sur tout […] mon regard ébloui pose des tâches blondes ! » -> il ne voit qu’elle
et elle l’obsède

 Cette conception d’un amour absolu qui rime avec toujours comme le souligne la
répétition de « comme tout le temps » aux vers 2 et 3 est traditionnelle

• On retrouve en effet dans cette déclaration d’amour les topoï (clichés) du


langage amoureux. Cette déclaration est raffinée et précieuse
- avec un chiasme savant « ton nom est dans mon cœur comme dans un
grelot/Tout le temps le grelot s’agite et le nom sonne ! »
-> raffinement du langage

- Comme dans la tradition, la passion est un feu qui dévore « quand j’ai quitté les feux dont
tu m’inondes », « rond vermeil », « soleil » ou un courant qui submerge : "tu m'inondes".
Cyrano manifeste ici un goût pour les antithèses à la manière de Louise Labbé dans le poème
"je vis je meurs" au XVIème siècle: "soleil"/ "je frissonne". Ces antithèses soulignent les états
émotionnels contradictoires et intenses dans lesquels l’amoureux est plongé.

- Le coup de foudre passe traditionnellement par le regard d’où l’importance de ce champ


lexical ici : « trop fixé le soleil », « on voit sur toute chose », « mon regard ébloui »

• Grâce à ces clichés, Roxane, qui est une précieuse du XVIIème siècle, adhère à la
déclaration de Cyrano : « Oui, c’est bien de l’amour », elle reconnaît ce langage
amoureux raffiné, emprunt de clichés mais à la mode. Cependant, la didascalie
indique que sa réaction n’est pas qu’intellectuelle, elle éveille sa sensualité : « d’une
voix troublée »

-> dans cette déclaration d'amour, Cyrano joue le jeu de l'Amour traditionnel en
utilisant un langage raffiné et précieux, des clichés, en idéalisant l'être aimé et
en exprimant avec lyrisme des sentiments intenses. Néanmoins, les émotions et
les sentiments véritables pointent derrière ce discours un peu convenu.

Deuxième mouvement : Une déclaration d’amour à double voix,


l’émergence du pathétique
Cette déclaration d’amour est à double voix puisque Cyrano parsème son discours d’indices de sa
présence, qui voudraient faire entendre la voix de son « vrai moi ». Il parle au nom de Christian mais
fait entendre à demi-mots sa parole.

• Il évoque la situation présente à demi-mots :

- Il évoque son sacrifice : « le bonheur né de mon sacrifice » ( le bonheur de


Roxane et Christian exige qu’il renonce à elle) , et sa générosité. L’amour est ici
un sentiment généreux qui élève l’amoureux, un amour platonique et
chevaleresque dans la tradition du moyen-âge : « il n’est pas égoïste ! » « Ah !
que pour ton bonheur je donnerais le mien ». L’amour éveille la « vertu » (vers
20), et la « vaillance » ( vers 21)
- Il évoque le fait qu’il n’est que le spectateur du bonheur de Roxane et Christian
dont il est pourtant l’instrument : « s’il se pouvait parfois que de loin
j’entendisse/ Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice»
- Il évoque la dissimulation dont elle est victime : « Quand même tu devrais n’en
savoir jamais rien »
- Il montre qu’il ne se sent pas digne d’elle, à quel point cette situation est
étonnante pour lui (on pourrait s’étonner que le beau Christian, noble petit
mousquetaire ne se sente pas digne de Roxane) : la dislocation du vers traduit
son trouble, son égarement, de même que l’interjection « oh » et les
nombreuses exclamations dans les vers 24 à 27 (« Oh ! mais vraiment, ce soir,
c’est trop beau, c’est trop doux !/ Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi,
vous !/ C’est trop ! », « je n’ai jamais espéré tant » : les hyperboles marquées
par les répétitions de « c’est trop » et l’adverbe intensif « tant » insistent sur le
caractère extraordinaire de cette situation à ses yeux.
 Ici Cyrano est tellement bouleversé qu’il n’utilise plus un langage précieux mais un
langage simple plein de sincérité : il se répète (« c’est trop »), le rythme est saccadé du
fait de la dislocation du vers et il utilise des formule simples avec le présentatif
« c’est ».
- L’insistance dans ce passage sur le pronom personnel de première personne
« moi », « une vaillance en moi « et le déterminant possessif « mon âme »,
« mon espoir » montre qu’il voudrait qu’elle reconnaisse ce « moi » qui lui
parle.

• En effet, il en appelle à sa lucidité

-ceci se manifeste par une série de questions rhétoriques (vers 21-22 ; 23)

- l’enjambement des vers 21-22 met en valeur le verbe « comprendre » au début du


vers 22. Le verbe « comprendre » est repris par l’expression synonyme : « te rends-tu
compte ? » puis il fait appel à une compréhension plus intuitive : « sens-tu mon âme,
un peu, dans cette ombre, qui monte ? ». Le déterminant possessif « mon âme » vise
à faire entendre à Roxane la vérité sur celui qui lui parle.

• De cette double voix naît le pathétique de la scène

- Il évoque sa souffrance : le vocabulaire utilisé pour parler de son amour évoque


quelque chose de désagréable et d’intense : « fureur triste », le mot « fureur » a
un sens très fort ici et suggère la folie (le mot est pris ici dans son sens
étymologique), « sentiment […] terrible » qui évoque la force destructrice de la
passion qu’il éprouve.
- Il évoque sa jalousie : « ce sentiment/ Qui m’envahit, terrible et jaloux »
- Il évoque le drame de sa situation : l’impossibilité de l’amour, ceci est mis en
valeur par le système hypothétique : « S’il se pouvait, parfois, que de loin
j’entendisse/ Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice ». Les adverbes
« parfois » et « un peu » montrent les choses comme improbables.
- Cet amour impossible ne peut avoir qu’une issue : la mort. Il ne peut espérer plus
que cette déclaration d’amour faite au nom d’un autre mais avec son cœur à lui :
« Il ne me reste/Qu’à mourir maintenant ! »
 Tout ceci éveille bien sûr la pitié du spectateur

L’expression de cet amour chevaleresque et généreux, de sa souffrance est une manifestation de l’


l’âme sublime et noble de Cyrano tout comme la déclaration d’amour lyrique et raffinée de la
première tirade qui témoignait de sa verve brillante. C’est pourquoi la scène atteint ici son
paroxysme, la complicité entre les des personnages est à son comble et les corps s’expriment dans
le troisième mouvement du texte qui prend une dimension sensuelle.
Troisième mouvement : un moment d’osmose parfaite entre les personnages
dans une scène sensuelle où les corps s’expriment.
* l’atmosphère de la scène est romantique et sensuelle : il fait nuit, elle est sur le
balcon, lui en dessous, ils ne se voient pas mais se devinent, la nature environnante
les enveloppe de sa douceur : « les bleus rameaux », « les branches de jasmin » :
l’odeur du jasmin est sensuelle, enivrante.

* ils ressentent les émotions de l’autre comme l’atteste l’utilisation du verbe


« sentir » : « j’ai senti que tu le veuilles ou non »

- le changement des pronoms personnels traduit la proximité grandissante des deux


amants : « elle », « vous » « tu » : « elle tremble », « vous tremblez », « tu trembles »

* les corps se touchent presque :

- il sent presque la main de Roxane posée sur la branche de jasmin qu’il touche
aussi : « j’ai senti […] le tremblement adoré de ta main/ descendre tout le long des
branches du jasmin »

- ils échangent presque un baiser comme l’indique la didascalie : « il baise éperdument l’extrémité
d’une branche pendante ». Néanmoins, ce baiser virtuel, inaccompli est le signe de l’inachèvement
de la relation établie par la parole. La branche est un piètre substitut aux lèvres de Roxane ! Ce
passage est donc un moment d’amour sublime et pathétique à la fois.

* l’acte d’amour est en effet sublimé ici et suggéré

- par la métaphore du tremblement : exprimée et soulignée par le polyptote : « elle


tremble », « vous tremblez » « tu trembles », « le tremblement »

- le tremblement des deux personnages est communiqué par l’intermédiaire d’une


branche de jasmin, que l’on peut voir comme un symbole phallique.

- par l’abandon de Roxane : marqué par la gradation « je tremble, et je pleure, et je


t’aime, et suis tienne ! » et des termes forts qui témoignent de l’abandon physique
de la jeune femme « je suis tienne », elle évoque l’ivresse des sentiments et des
sensations : « tu m’as enivrée »

-> ceci marque donc l’acmé de la scène. Après une déclaration d’amour où Cyrano a
laissé s’exprimer sa culture et son intelligence, il a laissé parler son cœur en
évoquant avec sincérité et spontanéité sa situation et ses sentiments puis ce sont
les corps qui s’expriment dans ce moment d’osmose parfaite entre les deux
personnages.

Conclusion
Dans cette scène l’émotion est à son comble. La déclaration d’amour lyrique montre l’exaltation du
sentiment amoureux, le trouble des amants, l’idéalisation et la sensualité de l’amour. La beauté de
cette déclaration d’amour vient cependant surtout de son ambiguïté, elle suscite l’émotion du
spectateur qui comprend toute la souffrance du héros, la profondeur de son amour et de son
sacrifice. Le final de la scène parachève ce moment sublime d’échange amoureux par la
communion des cœurs et des corps des personnages. Ainsi, dans cette scène, des échanges
amoureux intenses et lyriques se mêlent à une situation de comédie. Cyrano parle pour son rival. Il
en est réduit à exprimer ses propres sentiments en se faisant passer pour Christian. Sans cette
comédie, il n’aurait pas eu le courage de révéler la vérité de son cœur. Il assure le spectacle par sa
virtuosité verbale et réussit ainsi à séduire Roxane sans pouvoir en profiter.
Ouverture : Le spectacle et la comédie révèle ici la vérité des êtres comme dans le Malade
imaginaire où……………………………………………………………….
Ouverture possible sur la comparaison des deux mises en scène : celle de Rappeneau dans la
version filmée et celle de la Comédie française.

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