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La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle

Parcours : Écrire et combattre pour l’égalité

Lecture linéaire 4 : Lettre CLXI (161) des Lettres persanes, Montesquieu, 1721.

Dans Les Lettres persanes, Montesquieu met en scène deux personnages fictifs, Usbek et Rica, des Persans, qui découvrent l’Europe au début du XVIIIème
siècle. Comparer les deux mondes – l’Orient et l’Occident – est un thème très répandu au XVIIIème siècle.

À travers leur regard faussement naïf, Montesquieu fait la critique des mœurs et institutions européennes et plus particulièrement la monarchie absolue et la
société française. En parallèle, une autre intrigue se noue à Ispahan, dans le sérail d’Usbek : les femmes de son harem se révoltent contre la tyrannie de leur
maître. Cette intrigue orientale permet à Montesquieu d’approfondir la réflexion sur la liberté menée dans l’ensemble de son roman épistolaire.

Sujet général :

Roxane, la favorite du sultan Usbek, lui envoie cette lettre où elle dévoile sa révolte contre l’oppression qu’elle vit au quotidien dans le sérail et se libère de
son maître. Cette dernière lettre du roman constitue ainsi l’excipit de l’œuvre.

Problématique :

Dans quelle mesure cette lettre qui clôture l’intrigue orientale, permet-elle à Montesquieu d’approfondir sa réflexion sur la liberté en se faisant l’avocat de la
condition féminine à son époque ?

Mouvement :

1. Du début de la lettre jusqu’à « le plus beau sang du monde » : Annonce de la mort comme un acte de libération
2. De « Comment as-tu pensé… » jusqu’à «... et je te trompais » : Destruction des certitudes
3. De « Ce langage » jusqu’à la fin de la lettre : Peinture d’une mort idéalisée
Analyse linéaire :

Citations Procédés Interprétations


1. Annonce de la mort comme
un acte de libération
L.1 « Oui » Adverbe d’affirmation Donne l’impression que Roxane répond à une question préalablement posée, ce qui
suscite immédiatement l’attention du lecteur.

«ai trompé», «ai séduit», «me suis Verbes d’action à le 1ère personne Dès la première phrase, Roxane défie Usbek. Elle souligne son insoumission et se
jouée», «j’ai su faire» présente en sujet libre.

1ère phrase « je » (x4) Vs «t’» Anaphore du «je» Roxane jubile en mettant en scène le renversement dont elle est l’autrice : elle est en
«tes eunuques», «ta jalousie», Pronom et déterminants de la 2ème position d’actant alors qu’Usbek se place en complément d’objet subissant ses
«ton sérail» Vs «lieu de délices personne. actions. On relève l’antithèse entre les caractéristiques qui font du sérail une prison
et de plaisirs» et ce que Roxane en a fait.

«Je vais mourir» 3 évocations de la mort Roxane dramatise sa mort et donne une tournure pathétique à la lettre. Elle met en
«le poison va couler dans mes hypotypose de mourir valeur son argumentation et justifie sa mort.
veines», «je meurs»

«séduit» / «couler» / «envoyer» Verbes d’actions Ces verbes montrent la liberté d’action de Roxane : elle s’est dérobée à la contrainte
de la chasteté et se venge par son suicide et par la mort des meurtriers de son amant.

« vais mourir », « va couler » Futur proche Un jeu sur les temps verbaux qui place Usbek en spectateur de l’accomplissement
« je meurs » Présent de l’énonciation des actions de Roxane.
« je viens d’envoyer » Passé récent

«mon ombre» Périphrase laudative Les gardiens sont diabolisés pour mieux mettre en valeur la mort de Roxane et de
«ces gardiens sacrilèges» Périphrase péjorative son amant. Roxane évoque l’homme aimé dans un style élégiaque et lyrique. Leur
« le seul homme qui me retenait à Hyperbole mort est idéalisée par l’euphémisme («mon ombre», «n’est plus») qui rappelle le
la vie n’est plus. » code de la bienséance dans la tragédie classique noble et le style précieux.
«le plus beau sang du monde» Métonymie => Pour piquer la vanité d’Usbek, le récit de Roxane dramatise sa mort et donne
comme dernière image d’elle celle d’une femme libre, insoumise et puissante. Elle
tire fierté de ses trahisons qui lui ont permis de reconquérir la liberté dont la
servitude du harem l’avait privée.
2. Destruction des certitudes

«tu» / «je» Pronoms sujets de la 2ème personne Par une mise en scène d’un dialogue conflictuel entre le «je» et le «tu», Roxane
puis de la 1ère personne dans les 4 montre que le pouvoir d’Usbek était illusoire. L’enjeu de la lettre est clair : affirmer
paragraphes. l’indépendance féminine et sa révolte contre sa condition de servitude.
« Comment…? » / «Non» Question rhétorique

«Comment as-tu pensé» Tournures péjoratives Roxane dénonce l’arrogance d’Usbek : elle révèle l’application qu’elle a mise et sa
«tes caprices», «tu te permets stratégie pour entretenir ses illusions et l’induire en erreur. La vie maritale n’est
tout», «tes lois» ainsi qu’un théâtre où la femme doit jouer le rôle de la soumission et cacher sa
«ne... que» Négation restrictive nature libre et révoltée.
«croire», «crédule», «paraître», Champ lexical de l’apparence La violence de l’opposition de Roxane au régime matrimonial qui prive les femmes
«gardé dans mon cœur », «appelât de leur liberté est marqué aussi par la conjonction de coordination d’opposition
de ce nom » « mais ».

« pendant que » Locution conjonctive introduisant le Le déséquilibre de la vie maritale est mis en évidence par l’opposition entre le
déroulement de deux actions opposées comportement masculin (« pendant que tu te permets tout« ) et la privation de
liberté des femmes (« le droit d’affliger tous mes désirs« ).

«vivre dans la servitude» ≠ « être Des antithèses entre deux champs Roxane réécrit l’histoire de son mariage avec Usbek et donne une nouvelle version
libre» lexicaux : celui de la liberté et celui de de celle-ci qui montre à quel point Usbek se trompait sur sa femme : celui est pris
«tes lois» ≠ « l’indépendance » la servitude qui croyait prendre. Cette vision du mariage met en évidence la contrainte où se
«les transports de l’amour»≠ «la trouve la femme de cacher sa nature, son caractère, ses sentiments, ses pensées.
violence de la haine»

«sacrifice que j’ai fait» Vocabulaire moral péjoratif Roxane suggère son mépris pour Usbek en se rabaissant moralement : si elle s’est
«je me suis abaissée» comporté d’une manière si vile c’est à cause de lui afin d’entretenir l’illusion de son
«j’ai lâchement gardé» orgueil.
«j’ai profané la vertu»

«Nous étions tous deux heureux» Ironie Phrase couperet qui retire à Usbek deux illusions sur Roxane : elle n’était ni
«me croyais trompée» / «je te Polyptote de «tromper» aimante ni soumise.
trompais» Voix passive puis voix active Le « Tu » (représentant Usbek), en position de sujet (« tu me croyais trompée ») est
remplacé par le pronom « te» en position d’objet : « Je te trompais ». Cette
inversion des pronoms et le passage de la voix passive à la voix active montrent
l‘inversion des rapports de force entre Roxane et Usbek. Le jeu des pronoms
personnels montre la libération de la condition féminine : la femme prend la place
du sujet actif.

3.Peinture d’une mort idéalisée

« Ce langage sans doute te paraît Périphrase avec démonstratif et «Ce langage» fait référence à l’inversion des positions : « Ce langage, sans doute, te
nouveau» modalisateur de certitude paraît nouveau ». La nouveauté réside dans cette place grammaticale de l’homme
en position d’objet « t’ », « te » et de la femme en position sujet « je ».

« le poison me consume, ma Pronoms personnels de la 1ère L’omniprésence de la première personne affirme un langage nouveau qui prend en
forme m’abandonne ; la plume personne (compléments d’objet et compte la place des femmes. Mais la première personne devient grammaticalement
me tombe des sujets) objet direct (« me consume », « m‘abandonne », « me tombe ») : Roxane subit son
mains ; je sens affaiblir jusqu’à destin (« c’en est fait »). Cependant, elle s’abandonne à la mort avec douceur car
ma haine ; je me meurs » elle l’a choisie.

=> À travers la voix de Roxane, Montesquieu se fait ainsi l’avocat de la condition


féminine. Par cette inversion des rapports de force, il souhaite faire reculer les
mariages d’intérêt ou les mariages de raison au profit des mariages issus de la
volonté. Le destin de Roxane demeure tragique en raison des conventions sociales
et culturelles qui ne donnent pas aux femmes la place qui leur est due.

Conclusion :
Les Lettres persanes s’achève par un moment dramatique : la mort de Roxane. En faisant de cet épisode l’excipit de son roman, Montesquieu montre l’importance
qu’il attache à cette thématique. Célèbre pour avoir défendu l’équilibre des pouvoirs dans De l’Esprit des Lois, il s’attache dans cette lettre 161 à équilibrer les
pouvoirs au sein de la cellule familiale. Cette défense de la condition féminine constitue le point d’aboutissement de sa réflexion sur la liberté menée dans tout
l’ouvrage.
Laclos utilisera la figure de la Marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses pour affirmer le pouvoir féminin.

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