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n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid,
me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me
ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir
été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la
morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé
s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon
palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé,
sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres
inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse:
ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle
le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où
l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui
m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est
clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut
que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et
que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un
éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais
comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur,
est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas
seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer
dans sa lumière.
Introduction
Proust est né en 1871 dans une famille très aisée. Il consacre sa jeunesse aux mondanités des salons parisiens. Sa
mère meurt en 1905, ce qui correspond au début de ses ennuis de santé et à la fin d’une période insouciante. Il vit
reclus chez lui. Il passe tout son temps à une oeuvre unique et monumentale : A la recherche du temps perdu pour
laquelle il reçoit le prix Goncourt pour un fragment « à l’ombre des jeunes filles en fleurs » en 1915. Il est surtout
reconnu après sa mort.
Dans la première partie de A la recherche du temps perdu (« Du côté de chez Swann »), il raconte le drame de son
coucher qui l’obsède. Cet épisode la petite Madeleine lui permet d’évoquer toute son enfance. La question posée dans
ce texte n’est résolue qu’à la fin de l’oeuvre. C’est un texte essentiel qui constitue la matrice de A la recherche du
temps perdu et plus particulièrement le déclencheur du récit d’enfance. Ce passage a subit de nombreuses
modifications, des changements de place. C’est donc un souvenir construit, élaboré pour les besoins d’une
démonstration.
Problématique : à la fois énigme et clé de l’œuvre, ce passage prétend traiter de la mémoire involontaire, mais n’est-il
pas avant tout un exemple de représentation (construction, interprétation) donc de création ?
- Eloignement dans le temps (présentatifs « voici que »… + pluriel « bien des années » + imparfait duratif)
- Caractère vague du souvenir indéfini (caractère flou enfance)
- Souvenir qui s’efface (narrateur focalisé sur coucher -> drame qui occulte le reste enfance).
2. Régression du narrateur
- Rupture temporelle.
- Retour inconscient à l’enfance (passivité enfant -> préalable à l’affleurement conscient du souvenir d’enfant).
Transition : « Mais » introduit une rupture entre l’évocation de ses circonstances et l’extase du souvenir. Opposition
entre un état malheureux et ce bonheur suprême.
- Sensation gustative (détaillée, mise en avant = symbole, liée à une signification supérieure).
- Effort intellectuel (« attentif », analyse, précision de l’évocation).
- Enigme (recherche d’un sens -> triple question).
1. Expérience existentielle
- Présent (énonciation et vérité générale) -> la quête du souvenir se confond avec l’expérience universelle de la
création littéraire. Le souvenir et l’écriture se confondent.
- Plongée dans les profondeurs du moi (peut-être rapport analogique entre tasse et esprit + faire ressurgir l’inconscient
-> métaphore du passage de l’obscurité à la lumière).
2. Recherche intellectuelle
- Désir de maîtrise (tournure impersonnelle, phrases complexes -> difficulté + désir lucidité)
- L’auteur devient acteur « Je » n’est plus spectateur + désir maîtrise
- Echec de l’expérience programmée (dégradation de la sensation)
Pause narrative, qui débouche sur une pause spirituelle, méditative.
- Métaphore de la création qui termine le texte « Mon esprit » devient complément -> esprit se cherche, esprit sujet et
objet
- Difficulté soulignée par question + disparition syntaxe
- Exigence de la création : « chercher ? pas seulement : créer »
Conclusion
Cet extrait de Du côté de chez Swann suscite des interprétations multiples. Extase à la fois sensuel, mystique et
esthétique. Souvenir de Combray et de toute la recherche, cet épisode nous montre le narrateur pressentir sa
signification spirituelle sans pouvoir décrypter encore cette sensation extrême. Les enjeux esthétiques de la recherche
sont dévoilés, l’autobiographie est explicitement reliée à la démarche de création qui est celle de l’écrivain.