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« L’histoire de notre
planète, de sa naissance
à sa disparition »
« Une nouvelle
compréhension du corps,
de l’esprit et de
la sexualité féminine »
Faussement
vrai
&
vraiment
faux
SOLANGE CUÉNOD
Faussement
vrai
&
vraiment
faux
LA LOGIQUE AU QUOTIDIEN
www.epflpress.org
Première édition
ISBN 978-2-88914-020-6 pour la version PDF
© 1998, Presses polytechniques et universitaires romandes,
CH – 1015 Lausanne
PARTIE I
DES ERREURS À PROFUSION
CHAPITRE 1 La contradiction, source d’erreurs logiques 3
CHAPITRE 2 L’acquisition cognitive et les erreurs d’interprétation 27
PARTIE II
LES PIÈGES DU LANGAGE
CHAPITRE 3 La binariose, une maladie culturelle endémique 65
CHAPITRE 4 A n’y rien comprendre ! 83
CHAPITRE 5 Intermède : les points sur les i 97
PARTIE III
ORIGINE DE LA LOGIQUE
CHAPITRE 6 Les bases du raisonnement 111
CHAPITRE 7 Le célèbre paradoxe des catalogues et ses conséquences 137
CHAPITRE 8 L’existence, un concept premier 147
CHAPITRE 9 Du sentiment d’exister 181
TABLE DES MATIÈRES
PARTIE IV
FATRAS DE PRÉJUGÉS
CHAPITRE 10 Les lois de la causalité efficiente 195
CHAPITRE 11 Les limites du déterminisme 219
PARTIE V
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
CHAPITRE 12 La finalité 237
CHAPITRE 13 Raisonnement et stratégie 247
DES ERREURS
À PROFUSION
CHAPITRE 1
LA CONTRADICTION,
SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
Universalité de la logique
Ce n’est qu’après avoir été formalisée que la logique a pu devenir
consciente d’elle-même. Ainsi la logique formelle permet de théoriser sur
les théories (nous en reparlerons), celles-ci étant des édifices dont les
briques sont des affirmations cimentées par les règles de base du fonc-
tionnement de notre raison.
Au sujet de ces règles, que nous appliquons le plus souvent à notre in-
su, plusieurs questions se présentent à l’esprit. Quel est le garant de leur
fiabilité ? Sont-elles universelles ? D’où viennent-elles ? Jusqu’où s’étend
leur domaine d’application ? Bien sûr, ces questions sont aussi vieilles que
la philosophie, cependant il semble possible, aujourd’hui, d’y apporter
une réponse satisfaisante.
Mais avant tout, ne devrait-on pas opposer une prudente suspicion à
toute tentative de discours sur la raison, dès lors que la raison sert à la
construction du discours ? On ne peut « raisonner » sans utiliser la raison.
Cette méfiance, revenue en force de nos jours, était déjà celle que por-
taient les sceptiques de l’Antiquité grecque à l’égard des discussions phi-
losophiques menées par leurs contemporains. Les argumentations étant
emprisonnées dans les idées, ils leur reprochaient de ne pouvoir en sortir
autre chose que ce qu’ils y avaient mis. Tout comme, avec du rêve, on
n’élabore que du rêve, avec des idées, on ne fabrique que des idées. Un
doute sur la solidité des unes conduit inexorablement à un doute sur la
solidité des autres, et ceci doit, en effet, inciter à la prudence.
Heureusement l’époque moderne a pu nous sortir d’embarras car, grâ-
ce à la méthode expérimentale, une dialectique s’est établie entre les
idées et les faits. Alors qu’une idée peut toujours être contestée de par sa
nature même, un fait, tel qu’il apparaît, peut difficilement être nié. Partant
de l’observation, les idées se construisent et permettent d’imaginer une
expérimentation qui renverra dans le domaine initial des faits. Avant d’être
réalisés, ces faits supposés sont réduits au stade d’objets de pensée, pro-
duits par la raison. Leur concrétisation les soumet au verdict que pronon-
cera la réalité. Le résultat encourageant de cette confrontation a permis de
savoir, ce qui n’était pas évident a priori, que la raison peut fonctionner en
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
pleine validité. Si elle était toute seule, elle n’aurait pu recevoir de l’exté-
rieur aucune confirmation. Sortie vainqueur de l’épreuve, elle mérite
confiance et aiguillonne son pouvoir jusqu’à se prendre pour objet. Rien
ne lui interdit de parler d’elle-même.
Dans la mesure, il va sans dire, où l’éducation en donne les moyens à
chacun, la science est accessible à l’humanité toute entière. Les congrès
internationaux de biologie, de physique, de mathématiques, d’astronomie,
où une même langue – l’anglais (autrefois le latin) – permet la communi-
cation entre des chercheurs provenant de tous les azimuts, témoignent de
l’unicité de chaque discipline traitée. Certes, pour construire la science,
les scientifiques parcourent des chemins tortueux qui ne sont pas guidés
par la seule raison, mais la science est ce qui subsiste de ces constructions
quand elles ont été passées au crible de la raison. Nous voici donc en
droit de prétendre que, comme la science, la raison est universelle.
Les constructions échafaudées par les différents cerveaux ont le même
mortier, indépendamment des langues maternelles et des cultures et, dès
le chapitre suivant, nous verrons quelle pourrait bien être cette origine
commune à tous. Mais d’où proviennent alors les écarts qui se manifes-
tent entre les démarches suivies par le savant et par le non-initié lorsque
l’un et l’autre se forgent des opinions ?
Bien que la vérité ne soit pas forcément le souci majeur de tous, c’est
toujours en son nom que l’on essaie de convaincre. Précisons que les dis-
cours sont de toute façon dotés des plus beaux atours de la véracité et de
la sagesse. Les notions de vrai et de faux proviennent directement de
l’adéquation de la parole aux faits qu’elle relate. Ainsi, quand le message
est volontairement non conforme à la réalité, on le dit mensonger. A pre-
mière vue, on pourrait croire qu’en dehors des mensonges, il n’y a que
des vérités. Ce serait négliger une masse considérable de déclarations qui
ne sont ni véridiques ni mensongères, mais tout simplement erronées.
L’intoxication causée par le mensonge mise à part, avec le cortège d’in-
justices qui en découle, l’origine des erreurs est multiple.
Allant à contresens du courant initié par Kant qui distingue différentes
raisons suivant le domaine d’application, nous sommes en mesure d’affir-
mer que la raison est unique ainsi que sa provenance.
Le premier argument en faveur de cette thèse est l’absence de conflits in-
térieurs qui devraient tirailler les scientifiques dans l’exercice de leur profes-
sion car plusieurs types de raison y seraient simultanément mis en œuvre.
Le second argument se fonde sur un soupçon : le choix de ce dogme
ne serait-il pas dicté par le désagrément qu’il y aurait à devoir souligner
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DES ERREURS À PROFUSION
L’inconsistance logique
Le profane et le savant construisent tous deux leur argumentation sur
des bases plus ou moins solides. Pour le premier, ces bases sont les prin-
cipes auxquels il adhère, car ils lui ont été inculqués par la « bonne » édu-
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
cation qu’il a reçue ; pour le second, ces bases s’appellent des postulats
ou, en mathématiques, des axiomes. Elles sont censées être formulées de
manière claire afin de pouvoir être soumises à d’éventuels remaniements.
En effet, il se peut que, malgré une construction d’une rigueur irrépro-
chable, le raisonnement débouche dans une impasse. Pour faire aboutir la
recherche malgré tout, un réajustement des bases s’impose. Afin de com-
prendre cette nécessité, il est utile de connaître l’existence d’un théorème
de logique formelle d’une importance capitale. Personne n’en parle ja-
mais, et pourtant il nous concerne tous, et pas seulement les logiciens qui
le dénomment « ex falso quodlibet ».
Ce théorème affirme que, sur la base d’un système d’axiomes contra-
dictoires, il est possible de démontrer, dans le domaine auquel ces
axiomes s’appliquent, n’importe quelle proposition, vraie ou fausse, peu
importe.
Dans une théorie scientifique, tout l’échafaudage repose sur un systè-
me de postulats et, si l’un d’eux nie ce que l’autre affirme, on le dit
contradictoire. Avec un tel point de départ, la plus belle logique permet à
la plus élégante rhétorique d’établir avec verve et magnificence les plus
éminentes sottises. Comprenez bien : n’importe quelle proposition, vraie
au fausse, peut être démontrée selon toutes les règles de la rigueur dès
lors qu’elle s’appuie sur des affirmations contradictoires.
Voilà pourquoi il est si important de formuler soigneusement toutes les
vérités – ou du moins supposées telles – sur lesquelles le raisonnement
s’appuie, chaque fois que l’on veut être sûr des conclusions qui en déri-
vent. Et n’oublions pas que ce travail est difficile, car il y a des postulats ta-
cites à l’égard desquels les savants se comportent exactement en hommes
de la rue…
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DES ERREURS À PROFUSION
peu de poudre aux yeux. Ils s’utilisent un par un, au gré des circons-
tances, de telle sorte que leur contradiction globale demeure dissimulée.
En voici quelques exemples.
Lorsque deux hommes se battent, il est plus confortable de se tenir à
l’écart. Le recours à une illusion offrant la possibilité de ne pas regarder la
vérité en face, l’absence d’intervention pourra se justifier en prétendant
que « dans une bagarre, il y a toujours des torts des deux côtés ». C’est à ce-
la que servent les slogans.
Imaginons que ce donneur de leçons se trouve agressé à son tour, au-
cun jugement de Salomon ne saurait le satisfaire. Peut-être cherchera-t-il
une oreille attentive afin de lui exposer ses doléances. Mais cette écoute
représente-t-elle un effort par trop dispendieux pour son interlocuteur,
qu’à cela ne tienne ! Le plus efficace des stéréotypes de la pensée contem-
poraine est à portée de la main : « De toute façon, personne ne peut pré-
tendre détenir la vérité ! »… sauf, évidemment, l’auteur de cette sentence.
Et si d’aventure cette remarque venait à l’égratigner, il ne pourrait s’en
prendre qu’à lui-même, car : « Il n’y a que la vérité qui blesse ». C’est à vous
faire haïr la vérité !
Mais pourquoi alors ne pas inventer un petit mensonge, un tout petit
rien, juste de quoi alimenter une bonne revanche. La rumeur ferait à coup
sûr du chemin puisque : « Pas de fumée sans feu ».
Dans un domaine plus intime, êtes-vous en droit d’exiger de votre en-
fant un effort qui le dépasse ? Sans aucun doute, puisque : « Impossible
n’est pas français ! » Mais est-il en droit de se rebiffer ? Certainement, car :
« A l’impossible, nul n’est tenu. » Quoi que vous fassiez, vous aurez tou-
jours tort ou vous aurez toujours raison. Il ne tient qu’à vous de savoir dé-
nicher le cliché adéquat.
En étayant son argumentation sur des préceptes contradictoires, il est
possible d’établir tout et son contraire. Des comportements qui se trou-
vent justifiés de cette manière ne peuvent constituer une suite consistan-
te. Leur cumul peut donc engendrer des conséquences imprévisibles. La
seule issue certaine, c’est la déception qui en résultera.
Après cette première approche, le lecteur désireux de lucidité com-
mence sans doute à devenir méfiant à l’égard des idées reçues… Ses yeux
s’ouvrent alors sur un océan brumeux de complexité. Il voit que le mon-
de va mal sans vraiment savoir pourquoi. Il entend chacun donner son
avis, prendre position en fonction de ses préférences ou de ses craintes à
l’appui de convictions douteuses. Il en vient à se méfier des discours
éblouissants prononcés par quelques malins qui ont réussi à se hisser
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
Erreur et perfection
Le concept traditionnel de perfection trouve sa source dans l’incom-
préhension où étaient plongés les hommes tant qu’aucune ébauche d’ex-
plication ne se présentait. Comment auraient-ils pu supposer que cette
magnifique adéquation ne soit pas l’œuvre d’un artisan suprême ? Sur cet-
te lancée, pourquoi n’auraient-ils pas cru que notre raison aussi nous ve-
nait de Dieu ? Toutes ces déductions se tiennent admirablement, mais
conduisent inexorablement à une énorme difficulté : dans ces conditions,
la raison humaine devrait être parfaite, or, manifestement, elle ne l’est pas.
Descartes sut admirablement se tirer d’affaire en préservant la perfection
de la raison grâce à une autre fonction qui répondait de ses manques : le
jugement.
L’idée de perfection fait partie du patrimoine culturel transmis par nos
aïeux mais nous ignorons si bien ce qu’elle est que nous disons qu’elle
n’est pas de ce monde. Devons-nous la définir par l’absence de défauts, ou
définir les défauts par l’absence de perfection ? Nous avons une petite
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
idée de ce que sont les erreurs, puisque nous pouvons les assimiler à des
fluctuations plus ou moins aléatoires. Choisissons donc de définir la per-
fection à partir de l’erreur, notion plus réaliste. En conséquence, il y aura
autant de sortes de perfections qu’il y a de sortes d’erreurs.
Les dogmatiques nous ont légué leur aversion de l’erreur, car ils y
voyaient l’absence de Dieu, donc le Mal. Affranchis de ces interprétations,
rien ne devrait plus nous interdire de regarder l’erreur en face.
De plus, à l’instar des mutations génétiques, il peut arriver que les er-
reurs humaines soient source de création. Nombre de découvertes se fi-
rent par la grâce de quelques bévues. Après tout, on peut faire une très
belle promenade en se trompant de chemin. Croire que l’erreur est dra-
matique découle directement de ce postulat obscur qui voudrait que la
perfection soit l’état primordial, et que tout écart soit transitoire. Les ra-
vages causés par cette croyance sont considérables.
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DES ERREURS À PROFUSION
cilement évitables. Ce n’est donc pas sur ce terrain que nous allons nous
attarder.
Croire que tout lapsus est révélateur est une position fort discutable
car il s’appuie sur l’idée que tout dérapage du langage doit manifester les
impératifs de l’inconscient. La psychanalyse repose entièrement sur ce
dogme douteux alors qu’il n’y a aucune raison de croire que la pensée ne
puisse jamais être trahie par son expression verbale.
En dehors des fautes de ce type, nous rencontrerons en cours de route
les fautes d’interprétation et nous comprendrons pourquoi elles sont tout
aussi inévitables que les précédentes. Elles comportent aussi un caractère
aléatoire et le seul remède à leur égard est la méfiance. Savoir qu’une in-
terprétation est toujours susceptible d’invalidité doit rendre prudent. Ce
sont des erreurs contre lesquelles on ne peut pas grand-chose.
Mais les fautes de logique, en revanche, sont parfaitement contrôlables.
Les déceler chez autrui apporte l’énorme avantage de ne plus être dupe
des beaux discours et des promesses impossibles à tenir. Cependant pour
éviter de les commettre soi-même, il faudrait être constamment sur ses
gardes et, de ce fait, perdre toute spontanéité. Rien n’empêche de se lais-
ser aller de temps en temps au plaisir de dire quelques sottises tout en
croyant émettre des propos dignes d’un immense intérêt, à condition tou-
tefois de pouvoir se rétracter sans honte le lendemain.
Les mauvaises constructions logiques conduisent inévitablement à des
stratégies défectueuses. Les maladresses qui détournent du but que l’on
s’est assigné sont par essence systématiques (contrairement à aléatoires).
Il suffit donc de connaître leur cause pour pouvoir les corriger.
Des ouvrages sur la logique, il en existe d’excellents, mais il semble
que tous donnent l’impression de traiter un sujet clos et aride, sans aucun
rapport avec le quotidien, conformément sans doute à la conviction de
leurs auteurs. Nous tenterons de montrer que non seulement la logique
est issue du quotidien, mais que nous sommes tous concernés par son
usage. En effet, à quoi sert-il donc d’être alphabétisé, si c’est pour être dé-
pourvu de discernement face au message contenu dans un article de pres-
se ? On peut aussi se demander si la démocratie n’est pas un vain mot dès
lors que chacun tombe presque immanquablement dans les pièges que
tendent habilement les tribuns lors des campagnes électorales.
Certaines émergences paraissent si improbables qu’elles ressemblent à
des miracles. La démocratie est de celles-ci. Cependant, de par sa nature-
même, elle est fragile car elle ne peut interdire la propagande antidémo-
cratique. La liberté d’expression est une conséquence de la liberté de pen-
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
Le bénéfique et le vrai
Bien qu’il n’y ait aucun rapport entre ce qui est vrai et ce qui est bien
– et par voie de conséquence entre ce qui est faux et ce qui est mal – la
confusion est abondamment répandue. Faire une hypothèse c’est, en prin-
cipe, poser pour vraie une certaine proposition afin d’en examiner les
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
tences intellectuelles, et le voilà qui, par les erreurs qu’il peut commettre
en toute bonne foi, entraîne les autres au bord du gouffre.
Nous avons tous un cerveau qui fonctionne bien puisqu’il s’acquitte
des tâches de la vie, ce dont les ordinateurs les plus performants seraient
bien incapables. Ce n’est qu’un petit « plus » qui fait la différence entre un
savant et un instituteur. Dans l’espoir de découvrir le mystère des « grands
cerveaux », au début du XXe siècle, quelques autopsies furent pratiquées
mais, comme il fallait s’y attendre, jamais aucun écart significatif ne put
être constaté. Il semble donc raisonnable de partir de l’idée que, si le gé-
nie n’est pas forcément donné à tous, du moins la possibilité de discerner
le vrai du faux dans les domaines où nous sommes concernés est à la por-
tée de chacun. Il suffit de le vouloir.
Pourtant cette attitude implique un certain courage, car penser par soi-
même peut entraîner un profond désaccord avec l’entourage, situation dif-
ficile à assumer sur le plan affectif. L’homme est un animal social, et sa
tendance à se fondre dans le groupe a probablement été acquise par l’es-
pèce dans les temps reculés où ce comportement augmentait ses chances
de survie. Mais le voilà aujourd’hui dans un contexte tout différent et,
bien qu’il l’ait créé lui-même, ce nouvel environnement constitue, comme
chacun le sait, une menace pour la survie de l’espèce. Isolé, l’homme est
angoissé ; hurlant avec les loups, il se sent rassuré. Il lui faut donc une sé-
rieuse dose de courage pour affronter la moindre marginalité. Pourtant
opter délibérément pour son indépendance d’esprit permet d’accéder au
groupe occulte de ceux qui sauvegardent leur autonomie.
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
Science et démocratie
Comme chacun sait, les auteurs et les diffuseurs de nouvelles interpré-
tations ont souvent été condamnés pour sacrilège. Le doute était prohibé
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DES ERREURS À PROFUSION
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
qu’on n’en voit pas d’autre. Pourquoi toujours inventer des mythes, perpé-
tuant ainsi la manière dont s’édifia la culture antique, plutôt que de recon-
naître qu’il y a des énigmes que nous sommes actuellement incapables de
résoudre ? Prêtres, gourous ou autres mandarins se croyaient détenteurs
de la connaissance par « révélation » et l’imposaient plus qu’ils ne la com-
muniquaient à une masse qui n’avait aucun accès à la réflexion. Petit à pe-
tit, de cette dictature du savoir, une pensée démocratique a émergé, non
sans violence, non sans de cruelles condamnations. La science a eu ses
martyrs car les ennemis de la démocratie sont forcément les ennemis de
la science.
Songeons à Lysenko qui, sous la dictature de Staline, fournissait des ré-
sultats que ses expériences ne donnaient pas, afin de faire dire à la géné-
tique ce qui convenait à la propagande du Parti. Songeons à Giordano
Bruno qui périt sur le bûcher pour avoir soutenu, suivant la découverte
de Copernic, que la Terre tourne autour du Soleil. Songeons à Copernic
lui-même qui dut attendre l’année de sa mort pour oser publier ses idées
en faveur de l’héliocentrisme. Songeons à Galilée, auquel le Saint-Office
n’accordait pas le droit de penser que la Terre tourne. Songeons à toutes
les femmes inconnues qui n’ont pu divulguer leur savoir autrement qu’en
le mettant sous le nom de leur mari, ou en ne le divulguant tout simple-
ment pas, parce que les institutions les maintenaient en position de tutel-
le, causant ainsi un dommage à la science.
On dit que l’homme est un animal curieux… Cela ne signifie nulle-
ment qu’il ait du plaisir à chercher. Seuls quelques aventuriers aiment fai-
re face à l’inconnu. Le plus souvent, l’homme se contente d’une apparen-
ce de connaissance.
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DES ERREURS À PROFUSION
1 Le calorique est le terme qui était utilisé à l’époque pour désigner la chaleur (ou l’éner-
gie calorifique).
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
Impitoyable logique !
Arrivé à ces lignes, le lecteur a deviné qu’il ne tient qu’à lui de donner
le grand coup de balai qui s’impose. Mais en a-t-il le courage ? Empressons-
nous de le rassurer.
Si en première lecture certains passages lui paraissent un peu ardus, il
peut se permettre de les effleurer sans pour autant risquer de perdre le
fil. Il sera prévenu lorsque les raisonnements exigeront de sa part une
concentration accrue, mais nous voudrions, dans la mesure du possible,
ne rien affirmer sans l’avoir préalablement établi. Comme la rigueur n’ex-
clut pas la fantaisie, un exemple prosaïque ne nous fera jamais reculer.
Bien au contraire, car ce qui est commun se partage plus aisément que ce
qui est docte. Nous verrons que par le seul pouvoir de la non-contradic-
tion des constructions de l’esprit, on peut creuser profondément au cœur
du réel. Constatation pour le moins surprenante dont nous devrons tirer
les conséquences.
Il peut arriver qu’un raisonnement bien construit, basé sur un système
consistant de postulats, qui de plus paraissent conformes aux faits obser-
vés, conduise à une conclusion incompatible avec ce que l’on croyait sa-
voir. C’est extrêmement déroutant et c’est même tellement dérangeant
que beaucoup de personnes, bien qu’ayant parfaitement suivi le déroule-
ment du raisonnement, se rebiffent en prétendant ne pas l’avoir compris.
La raison les a contraints à aller là où elles ne voulaient pas, alors elles se
croient prises au piège et s’obstinent à rejeter la conclusion, en préten-
dant que le raisonnement était incorrect. D’ailleurs elles ne s’y feront plus
jamais prendre, jurant que, la prochaine fois, avant d’accepter de prêter
une oreille attentive, elles auront la précaution de s’informer sur « la
conclusion à laquelle on veut arriver ». Qui n’a jamais agi ainsi ? Les préju-
gés sont souvent plus forts que la raison. Suivant une habitude partagée
par tous, l’auditeur d’une argumentation cherche avant toute chose à sa-
voir où le locuteur veut en venir. A peine les premières paroles sont-elles
tombées, qu’il essaye de dépister les intentions et, suivant les éventuelles
conclusions présumées, il contredira ou acquiescera, avant même d’avoir
écouté l’argumentation. Cette attitude, on s’en doute, est celle qui ancre le
plus solidement les adhésions injustifiées. Pourtant, un raisonnement se
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LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES
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DES ERREURS À PROFUSION
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CHAPITRE 2
L’ACQUISITION COGNITIVE ET
LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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DES ERREURS À PROFUSION
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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DES ERREURS À PROFUSION
tion pour tous et il n’y aurait que des dialogues de sourds. C’est toujours
au sujet de la perception des couleurs que cette prise de conscience
semble se produire. On entend, en effet, souvent l’interrogation : « Mais
qu’est-ce qui me prouve que le mot bleu suggère la même image mentale
pour tout le monde ? » Voilà en effet une remarque pertinente, mais elle le
serait tout autant à propos de n’importe quel autre concept, du moins en
ce qui concerne ceux qui ont été élaborés à partir des données fournies
par les sens. Car, pour l’humain, ce processus n’est pas le seul moyen d’ac-
quérir des concepts.
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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DES ERREURS À PROFUSION
vrait tomber plus vite que chacune de ses parties. Voilà qui contient une
évidente contradiction.
Cette croyance est cependant véhiculée de manière tacite dans notre
culture. Les bandes dessinées en témoignent. Pour représenter quelqu’un
sautant d’un mur, on lui dessine des cheveux dressés sur la tête, comme si
les cheveux, plus légers, avaient tendance à tomber plus lentement que le
corps. Les dessinateurs de B.D. doivent user de tous les stratagèmes pour
parvenir à rendre leurs images expressives. Leurs dessins foisonnent en re-
présentations de ces idées fausses qui constituent une part plus importan-
te qu’on ne pense de notre héritage culturel. Petit à petit, elles deviennent
des codes permettant la lecture des images et cette fonction va sans dou-
te leur conférer une survivance insoupçonnée. Les larmes qui giclent en
forme de « goutte » ; le soleil qui est entouré de rayons ; les poissons qui
font des bulles dans l’eau ; le regard qui se propage en allant des yeux vers
l’objet ; les petits nuages dégagés par les chutes inopinées ; les arcs-en-ciel
qui sont ancrés dans les paysages indépendamment du lieu d’observation
du dessinateur ; les paysages observés aux jumelles que l’on délimite par
un huit couché. Tous ces exemples sont autant de conventions qui n’ont
qu’un rapport lointain avec l’observation. Faute de savoir qu’ils n’ont
d’autre fonction que d’être des codes de lecture, des erreurs importantes
pourraient en résulter au niveau de la connaissance. Alors, qu’on se le di-
se, lorsque les gouttes tombent, elles sont sphériques, la forme dite « en
goutte » étant celle d’une goutte qui pend. Quant à l’emplacement d’un
arc-en-ciel, il dépend de la position de l’observateur par rapport au soleil
et lorsque vous utilisez des jumelles, les images données par chacun des
deux yeux se superposent, comme en vision à l’œil nu.
Les dessinateurs de talent exécutent les dessins tels qu’ils les pensent,
mais il ne faudrait pas croire pour autant que les gens peu doués dessi-
nent, eux, simplement comme ils peuvent. A l’appui de cette thèse, si l’on
accepte d’assimiler le graphisme de l’écriture au dessin, il est intéressant
de remarquer que la forme de l’écriture ne dépend pas de l’échelle utili-
sée. Que l’on écrive en tout petit avec un crayon bien taillé ou que l’on
écrive en grand sur un tableau noir, l’écriture garde sa personnalité. Ce
n’est donc pas une question de muscles utilisés puisque dans le premier
cas ce sont principalement les muscles des doigts qui font le travail alors
que dans le second cas, ce sont davantage ceux du poignet et du bras.
L’adresse ou la maladresse de l’exécution n’y joue aucun rôle. L’écriture
qui est propre à chacun de nous n’est rien d’autre que la reproduction
d’un modèle stocké en mémoire.
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
Ainsi donc, les modèles mémorisés sont les guides permettant aussi
bien l’exécution d’une tâche (telle que la réalisation d’un dessin ou la re-
production d’une mélodie) que la reconnaissance d’un objet singulier.
Les leurres
Les leurres utilisés par les pêcheurs fonctionnent sur cette base. La
cuillère à laquelle est accroché le perfide hameçon frétille comme un pe-
tit poisson, en conformité avec l’image appétissante que les poissons car-
nivores ont dans la tête. Mais ils ne sont pas seuls à se faire prendre à l’ha-
meçon, l’espèce Homo, dite sapiens, en est aussi coutumière. Il est difficile
de ne pas abuser des modèles élaborés puisque, comme nous l’avons dit,
le cerveau a la possibilité de reconstituer le tout à partir d’éléments frag-
mentaires. Parfois, il peut arriver que les fragments perçus collent avec un
modèle qui n’est pas le bon, ce qui provoque une illusion. Une chose aura
été perçue en lieu et place d’une autre. Le plus souvent ces perceptions
aberrantes sont individuelles et s’envolent dans l’oubli. D’autres, comme
les illusions d’optique (par exemple la cassure apparente d’un bâton par-
tiellement plongé dans l’eau), sont partagées par tout le monde et consti-
tuent un excellent matériel d’étude.
Les cartes topographiques utilisant le procédé « Dufour » sont ombrées
pour donner l’impression du relief. Si on représentait l’ombre sur les ver-
sants nord et la lumière sur les versants sud, conformément à l’éclairage
du soleil, les montagnes paraîtraient en creux et les vallées en bosses.
Pour que le relief semble correct, les versants nord doivent être clairs et
les versants sud doivent être sombres. Pourquoi ? Tout simplement parce
que nous avons l’habitude de regarder les paysages avec la lumière venant
d’en haut, et comme, pour comprendre ce que représente la carte, il faut
la supposer éclairée par une source lumineuse, sans le savoir, conformé-
ment à l’habitude, nous situons cette source au haut de l’image. Si celle-ci
était réellement en relief, alors qu’en réalité il s’agit d’un trompe-l’œil, les
versants orientés vers le haut de la carte seraient éclairés et les versants
orientés vers le bas seraient dans l’ombre. Que faire pour rétablir la
conformité, c’est-à-dire la concordance entre le trompe-l’œil et l’enso-
leillement des reliefs de la région représentée ?
La seule solution serait de décider d’orienter les cartes avec le sud en
haut et le nord en bas. Décision difficile à prendre, et très injuste de sur-
croît car, bien que choisie par les gens de l’hémisphère nord, cette option
est plus avantageuse pour les habitants de l’hémisphère austral.
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DES ERREURS À PROFUSION
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
donc être mal identifiée, faute de certaines indications. Ainsi, vous pouvez
avoir vu le chien de la voisine rôder silencieusement dans la nuit, alors
que pourtant il dormait paisiblement dans la maison. Mais si vous aviez eu
un petit supplément d’information, peut-être un miaulement, cela aurait
suffi pour vous détromper.
Y a-t-il une recette pour éviter les identifications aberrantes ? Il n’y a
pas d’autre remède que de toujours se méfier de ce que l’on a vu ou en-
tendu car le cerveau travaille, qu’on le veuille ou non, à rassembler les
données sensorielles, même lorsqu’elles sont insuffisantes pour former
une interprétation valable.
Les gens qui ne voyagent pas souvent en avion, sont étonnés de décou-
vrir, en regardant par le hublot, que les maisons et les autos leur apparais-
sent comme des miniatures. Bien qu’ils sachent que le message reçu par le
cerveau n’est pas conforme à la réalité, ils ne peuvent rétablir l’échelle cor-
recte. A cause de la position inhabituelle de l’observateur qui regarde d’en
haut, l’éloignement est mal évalué, disons qu’il est estimé au dixième de sa
valeur. Or, si l’observateur était dix fois plus près, il faudrait que les maisons
soient dix fois plus petites pour produire la même image sur la rétine.
En effet, au-delà d’un certain éloignement, la vision stéréoscopique est
inopérante car la convergence des deux yeux devient trop faible pour que
le cerveau puisse en extraire la valeur de la distance. Comme le modèle per-
mettant la reconnaissance d’un objet ne peut être sélectionné sans localisa-
tion préalable, une évaluation préliminaire de sa distance est requise. Alors,
faute de connaître l’éloignement du paysage, le cerveau adopte une valeur
arbitraire qui est largement sous-estimée. Si celle-ci n’est pas correcte, le
modèle choisi ne peut l’être non plus. Cependant l’observateur se fixe sur
ce modèle inadéquat avec une telle stabilité que, même conscient de l’er-
reur commise, puisqu’il sait très bien quelle est la taille réelle des maisons,
des trains et des voitures, il est incapable d’en réajuster la perception.
C’est exactement pour la même raison que la pleine lune paraît plus
grande quand elle est basse sur l’horizon que lorsqu’elle apparaît au zéni-
th. L’explication classique prétend que l’illusion est due à la possibilité de
comparer l’échelle de la lune avec celle du premier plan lorsqu’elle est
basse sur l’horizon. Mais cette argumentation expliquerait tout aussi bien
l’effet contraire, c’est-à-dire une lune qui paraîtrait plus petite à l’horizon
qu’au zénith. Elle n’est donc pas satisfaisante et gagnerait à être rempla-
cée par la suivante.
Le ciel nocturne est perçu comme une voûte semblable à celle for-
mée par les nuages. Nul doute que les nuages qui sont au-dessus de
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DES ERREURS À PROFUSION
notre tête sont plus proches que ceux qui se trouvent à l’horizon. Mais,
pour notre satellite naturel, il est évident que son éloignement ne dé-
pend pas de sa position dans le ciel, il est toujours à une distance légère-
ment variable, comprise entre 350 000 km et 400 000 km de la Terre.
L’image que l’œil en reçoit est donc, à peu de chose près, toujours iden-
tique. Notre cerveau prête au fond du ciel la forme d’un plafond de
nuages, avec le zénith plus proche que l’horizon. Alors lorsque la lune
nous paraît dessinée sur une partie plus éloignée de la voûte, elle devrait
former sur le fond de l’œil une image plus petite. Contrairement à notre
attente, elle projette une image identique. Nous en déduisons fausse-
ment qu’elle est plus grande.
Comme beaucoup d’autres, ces erreurs d’interprétation sont salutaires
dès lors qu’elles sont perçues comme telles. Elles permettent de confir-
mer qu’on ne peut voir sans interpréter. La lune, telle qu’on la voit, n’est
jamais la lune telle qu’elle est. Du reste, la plupart des gens la prennent
tantôt pour un disque plat, tantôt pour un croissant. Il serait plus intéres-
sant de la percevoir comme une sphère éclairée par le soleil sous un
angle qui varie de jour en jour. En plus, cette démarche n’ôte rien à la
beauté du spectacle, bien au contraire.
Ajoutons que notre satellite naturel n’est pas le seul à subir les ca-
prices de notre interprétation. Regardez la Grande Ourse quand elle est
basse sur l’horizon, elle vous semble démesurément grande, mais lors-
qu’elle est proche du zénith, elle paraît bien moins étendue… à moins
que vous ne soyez né dans une famille d’astronomes où depuis votre plus
jeune âge on ait pris soin de vous initier à une image du ciel plus confor-
me à la réalité ; sinon l’image millénaire « d’une étoffe légère déployée
comme le toit d’une tente » imprégnera votre vision.
La connaissance acquise au fil des siècles nous offre une image du ciel
qui est bien plus belle que celle d’une voûte : les nuits sans lune et sans
nuages, l’espace offre au regard l’immensité de sa profondeur et les
étoiles que nous voyons sont telles qu’elles étaient dans un passé plus ou
moins reculé. Si vous contemplez ce spectacle au travers de la compré-
hension que les astronomes nous en ont livrée, vous en retirerez une émo-
tion qui n’a rien à envier à la description des anciens. Contrairement aux
idées reçues, la vision du monde revue et corrigée par l’apport de la
science n’enlève rien à l’émerveillement. Ce n’est pas parce que les cher-
cheurs doivent inhiber leurs émotions pour travailler correctement que,
comme on le croit trop souvent, la science ne permet qu’une image dé-
poétisée du monde. Plus on comprend de choses, plus on se pose de
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
questions et plus la réalité est riche. La connaissance ne tue pas le rêve, el-
le le déplace. Il n’y a pas que les poètes qui rêvent, les scientifiques aussi.
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DES ERREURS À PROFUSION
tion non figurative. Mais dès que l’on prend un léger recul, le visage de
Pompidou se dessine avec une grande précision, indépendamment de tout
effort de volonté. Le mystérieux panneau percé de trous devient photo.
La fréquence du mot chose dans nos conversations témoigne de l’im-
portance que cette notion détient dans l’établissement de nos percep-
tions. On use et abuse de ce mot car la démarche consistant à rassembler
les données éparses en un tout pour reconnaître précisément « des
choses » est, par nécessité, obsessionnelle.
La quête d’unicité
Rien ne prouve que l’univers soit un tout, pourtant on le désigne com-
me une chose unique. Or s’il est un domaine dont l’approche a été élabo-
rée par des moyens éloignés des mécanismes habituels de la perception,
c’est bien celui de l’astrophysique. Aucune connaissance n’a été acquise
autrement que par des mesures faites et refaites en vue d’être vérifiées
par des calculs issus de théories aussi variées que possible, celles-ci ayant
été dûment éprouvées par la concordance de leurs résultats. Il n’est pas
certain que la notion de chose, qui est nécessaire à la prise de connaissan-
ce immédiate, demeure indispensable dans les cas où les connaissances
ont été acquises par des moyens détournés. Au lieu de dire l’univers, en
parlant de la matière et de l’énergie remplissant l’espace, ne devrait-on
pas dire plutôt ce qui est accessible actuellement à notre connaissance ?
Et les particules élémentaires, il est douteux que l’on soit obligé de les
concevoir comme des choses pour pouvoir en parler correctement.
Il faut reconnaître que l’obsession du tout, de l’unique, de l’indivisible
n’est pas nouvelle en philosophie, mais le moment ne serait-il pas venu de
faire un effort pour s’en dégager ? L’univers n’est probablement pas plus
une chose que ne le sont la musique, la science ou la cuisine. Dans le langa-
ge, celles-ci jouent le même rôle que les objets, mais cependant tout le mon-
de sait que la musique est en devenir et qu’on ne peut jamais y accéder to-
talement. Pourtant si l’on vous demande « Qu’est-ce que la musique ? » vous
serez bien tenté d’amorcer votre réponse par « C’est quelque chose qui… ».
On parle de la poésie, de la science, de la connaissance, de la nature, de
l’univers, de la réalité, même de l’avenir, comme si c’étaient des choses.
Pour plaire aux petits enfants, ne leur parle-t-on pas de Madame la Nuit
qui couvre la ville de son noir manteau ? Et les adultes, lorsqu’ils remar-
quent que « la nuit tombe », ne s’expriment-ils pas d’une façon qui laisse-
rait croire que la nuit est, sinon une personne, du moins une chose ? Mais
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
Comprendre
Le Petit Larousse nous dit que c’est saisir le sens. Exemple : vous com-
prenez ce que votre chien vous demande quand il vous regarde d’une cer-
taine manière. Comme il n’existe aucun mot décrivant le regard particu-
lier de votre chien (les mots ont une application plus générale puisqu’ils
sont d’usage collectif), c’est à force de l’observer que vous avez assimilé la
signification de quelques-uns de ses comportements. Cette compréhen-
sion, que vous avez acquise, d’un type de regard de votre fidèle compa-
gnon, est une connaissance globale d’une multitude de petits indices que
votre esprit a enregistrés. C’est cela comprendre une chose. Chaque fois
qu’une chose est comprise, c’est qu’une multitude d’autres choses plus
élémentaires (qui, isolées, seraient pour la plupart imperceptibles) sont in-
tégrées par votre machine à penser.
A partir de données diverses, il s’agit de construire un modèle qui les
complète. Peut-être le lecteur a-t-il remarqué que cette démarche est exac-
tement la même que celle que nous avons décrite comme l’élaboration de
la perception d’un objet, à cette différence près que la compréhension est
un acte volontaire alors que la perception se fait spontanément.
L’intégration des données peut conduire à des interprétations aberrantes.
Tout comme la perception d’un objet peut être illusoire, le modèle propo-
sé pour expliquer les faits peut être inadéquat.
Nous voyons donc ce qui peut se passer : de nouveaux indices peuvent
être enregistrés, généralement de manière inconsciente, et il peut arriver
que, pour des affinités tout à fait secondaires, ils établissent des liens avec
d’autres. Même dans ce cas, on peut dire qu’une perception globale est
acquise, mais sans être la meilleure. C’est exactement cela, avoir mal com-
pris. Comme on s’en doute, cela arrive souvent.
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DES ERREURS À PROFUSION
A quoi tient-il que certaines personnes soient plus aptes que d’autres à
une bonne compréhension des événements ? Les études des psycho-
logues les ont conduits à conclure que tout se joue dans les premières an-
nées de la vie. Mais ces études, n’ont-elles pas porté uniquement sur la fa-
culté de comprendre ce qui s’appréhende par le langage ? Il est douteux
que la compréhension du regard du chien que l’on aime puisse avoir fait
l’objet de quelque étude que ce soit.
La faculté de comprendre ne passe pas forcément par les mots, par
contre, l’usage de la parole, qui permet un immense élargissement du do-
maine accessible, est souvent source de liens plus ou moins fortuits entre
les données élémentaires lors de leur intégration. Les jeux de mots – qui
nécessitent un talent bien spécifique – en attestent. La futilité inattendue
des relations qui surgissent entre les mots crée un effet comique car, ce
que l’on attendait, ce sont des relations entre leurs significations.
Si, comme Freud le prétend, le rire est provoqué par la levée d’une in-
hibition (donc par une épargne psychique), on peut en déduire que la re-
lation insolite que les mots peuvent faire surgir est moins contraignante
que les relations entre leurs significations [9]. Le plus souvent les jeux de
mots font intervenir des relations d’homophonie, comme nombre de
mots d’enfants et comme cette plaisanterie dont Erik Satie est l’auteur et
qu’il est préférable de lire à haute voix : « Mieux vaut avoir l’âge de ses ar-
tères que l’âge de César Frank ! »
C’est d’Angleterre que nous vient l’exemple le plus clair où l’effet co-
mique tient au fait qu’un mot est interprété pour lui-même et non pour sa
signification. Comme vous pouvez vous y attendre, il s’agit de la sacro-
sainte tasse de thé. La maîtresse de maison vous demande si vous voulez y
adjoindre un peu de lait, elle commence à en verser tout doucement dans
votre tasse et dit : « Say when ! » (Dites quand !), la plaisanterie classique
veut que l’on réponde : « When. »
En français, nous pouvons imaginer, sur le même mode, la plaisanterie
suivante concernant un dialogue entre un médecin et son malade : « Dites
ah ! » ordonne le médecin en introduisant une petite lampe dans la
bouche du patient. – « Ah… » répond-il sagement. « Dites trente-trois ! » fait
le médecin en collant l’oreille sur son dos. « Trente-trois… » articule-t-il.
« Dites si je vous fais mal ! » propose le médecin en lui tâtant le ventre. « Si
je vous fais mal… » répète docilement le patient.
Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que, comparés aux idées
exprimées par les mots, les rapports qui peuvent surgir entre leurs images
sonores sont anodins. Or, lors de la structuration de la pensée, ce type de
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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DES ERREURS À PROFUSION
ayez au moins un monument… Voilà qui ferait un beau titre ! Mais ce n’est
pas pour son titre que l’on écrit un livre, pas plus que l’on ne devrait
mettre un enfant au monde pour le nom qu’il portera… Un symbole n’est
rien en dehors de sa fonction de représentation. Ces attributions ontolo-
giques nourrissent généreusement la pensée magique. Nous en reparle-
rons plus loin. Il semble cependant que le XXe siècle ait bien du mal à s’en
libérer.
La pensée préconceptuelle
La pensée est-elle issue du langage, comme les psychologues l’affirment
à la suite des philosophes qui héritaient du bagage des dogmatiques ?
Pourtant un linguiste américain, Marc Turner, fait surgir une intéressante
controverse en se plaçant dans le cadre de la sélection naturelle [12].
Comment une syntaxe indépendante de la signification aurait-elle pu se
constituer peu à peu, conférant un avantage progressif à son détenteur, se-
lon le processus requis pour l’acquisition d’une faculté ? En revanche, il est
bien plus vraisemblable que la possibilité narrative ait pu évoluer. Cela sup-
pose, bien évidemment, que le désir de narration ait préexisté au langage. Il
est donc probable que la signification ait précédé son expression verbale.
A partir du moment où les éthologues ont établi l’existence de la pen-
sée animale, il est tout naturel de renverser la vapeur en niant que le lan-
gage ait pu précéder la pensée.
Voici un exemple qui, du fait qu’il comporte une faille, met d’autant
mieux en relief le fonctionnement d’un mécanisme mental. Bien que le
langage en soit absent, il ne perdrait rien à s’appeler raisonnement.
Pour photographier les oiseaux, un stratagème permet de les approcher.
Il faut se dissimuler dans une tente d’affût, mais si l’oiseau a vu la personne
entrer dans la cachette, bien que soustraite à son regard, il se méfie et reste
sur ses gardes tant qu’il ne l’a pas vu ressortir. Jusque-là, on pourrait suppo-
ser que l’oiseau a une sensibilité mystérieuse qui lui indique la présence du
photographe dissimulé. Mais une astuce permet de le tromper. En se faisant
accompagner par un comparse pour pénétrer dans l’abri, il suffit que la se-
conde personne ressorte au bout d’un moment pour que l’oiseau en dédui-
se qu’il n’y a plus personne. Il s’agit bien d’une déduction qui serait correc-
te si l’objet constitué par une personne était équivalent à l’objet constitué
par deux personnes. Tout se passe comme si l’oiseau se disait : « puisque la
brute qui s’était cachée est repartie, alors elle n’y est plus. » Suivant que l’oi-
seau a vu quelqu’un (ou quelques-uns) ressortir de la cachette ou non, son
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
L’apprentissage du langage
L’apparition de la parole au sein de l’humanité n’a rien de commun
avec l’apparition du langage chez les jeunes enfants car c’est dans un bain
de mots que le nourrisson vient au monde.
L’aptitude des enfants qui apprennent à parler participe du même pro-
cessus que celui qui permet de forger des modèles mentaux à partir d’élé-
ments extérieurs épars. L’écoute de phrases diverses portant sur des mots
variés va structurer un modèle stable à la fois grâce à la rémanence des
sollicitations souvent réactivées et grâce à l’oubli de leur part de varia-
tion. Ce modèle, commun aux phrases indépendamment de leur contenu,
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DES ERREURS À PROFUSION
Expliquer
Etant une condition préalable à l’acquisition des connaissances chez
tous les animaux aptes à l’apprentissage (dont nous sommes), la possibili-
té d’élaborer des modèles mentaux plus ou moins conformes à la réalité
dépend sans conteste d’un processus inné. Par contre, rien ne permet
d’affirmer que la compréhension soit innée.
Les premières ébauches sérieuses de compréhension commencèrent
par des classifications. C’est ce que proposa Aristote en rangeant en vrac
dans une même catégorie les animaux présentant des caractères sem-
blables. Cependant cette opération ne prétend en rien être une explica-
tion, mais seulement un premier pas en vue de démêler l’écheveau de la
complexité.
Tout comme il est sage de se méfier de ce que l’on a vu, il vaut mieux
garder une certaine réserve à l’égard des explications qui sont souvent hâ-
tives. Il est difficile d’être sûr d’un modèle, car rien ne prouve que
d’autres modèles ne conviendraient pas tout aussi bien, ou peut-être
mieux. Voilà bien la raison pour laquelle tant de théories aberrantes cou-
rent les rues et voilà aussi pourquoi, quand on affirme qu’une explication
est la bonne, cela veut simplement dire qu’on n’en connaît pas de
meilleure pour incorporer les faits.
« Mais pourtant, ça marche ! » est une objection que l’on oppose sou-
vent pour défendre la validité d’une pratique ou d’une théorie. Cependant
une explication fausse peut rendre compte de faits véridiques. Le monde
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DES ERREURS À PROFUSION
mènes, en faits ou en théories. Puis nous supposons que, à leur tour, ces
entités elles-mêmes sont les détails d’un tout que l’on ne peut s’empêcher
de rechercher. Finalement comprendre, tout comme percevoir, c’est ras-
sembler des informations en un tout.
La confusion entre objet et réalité est courante. Plus rarement la même
confusion se retrouve entre théorie et réalité. A titre d’exemple, revenons
à la Lune qui est à l’origine de bien des théories justes et fausses. La Lune
est-elle un objet ? Oui, c’est un point de vue suivant lequel la Lune est atti-
rée gravitationnellement par la Terre, mais elle ne tombe pas dessus car
cette force d’attraction est exactement compensée par la force centrifuge
due à sa vitesse de rotation autour de nous. Par ailleurs, on peut aussi la
considérer comme une partie du système double Terre-Lune où les forces
d’attractions mutuelles sont équilibrées par la rotation du système autour
de son centre de gravité (qui n’est pas au centre de la Terre). La révolution
(rotation annuelle autour du Soleil) du couple Terre-Lune entre parfaite-
ment dans la théorie de la gravité de Newton. Selon ce point de vue, ce
couple constitue un objet, que l’on appelle par ailleurs « planète double ».
En conclusion, la notion d’objet n’est pas aussi objective que l’on croit.
Dire que nous n’avons accès qu’à des modèles n’est pas renoncer au
réalisme car ces modèles sont des représentations mentales qui provien-
nent de la réalité extérieure. Notons que certains physiciens contempo-
rains dénoncent le découpage du monde extérieur en objets, car ce fai-
sant on les isole artificiellement de leur environnement, bien qu’ils n’en
soient pas indépendants. Les adeptes de cette tendance voudraient que
l’on prenne toujours « le Grand Tout » en considération car il ne peut être
réduit à la somme de ses parties. Cette objection, bien que justement fon-
dée, soulève une difficulté d’ordre logique que nous rencontrerons au
chapitre 7.
En fractionnant la réalité en petites entités, l’analyse classique a permis
d’aplanir bien des difficultés. Reconnaissons qu’il est préférable de faire
des découvertes, même si celles-ci sont quelque peu biaisées, plutôt que
d’être stérile, surtout si l’on est capable ultérieurement de déterminer les
limitations de cette méthode. Même avec un grain très grossier, une photo
peut être lisible, car on sait que les grains proviennent de l’impression et
non de la structure photographiée. Une photo ne se réduit pas à ses
grains, ou à ses pixels, mais ce fractionnement est un passage obligé. Pour
le réel, il en va de même. Il ne se réduit pas à ses constituants.
En physique classique, il est possible d’isoler par la pensée ce que l’on
veut, par exemple une colonne d’eau dans la mer (la réification au sens
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Le flou artistico-scientifique
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L’autovalidation
En poussant plus loin les similitudes entre la perception immédiate et
la compréhension, il est aisé de supposer que tout modèle explicatif re-
quiert pour sa stabilité l’élimination des éléments qui ne le satisfont pas.
Un tel phénomène d’autovalidation, nécessaire à la vie de tous les jours,
pourrait par ailleurs prendre des proportions absolument terrifiantes. On
croirait comprendre les événements (la politique, l’économie, la psycholo-
gie…) car on serait dans l’incapacité de percevoir les éléments qui ne
confirment pas le modèle que l’on a en tête.
Mais, à y regarder de plus près, n’est-ce pas précisément à cela que l’on
assiste chaque jour ? Les gens qui paraissent de mauvaise foi sont peut-être
plus sincères qu’on ne le croit, dès lors qu’ils ne perçoivent pas les données
qui sont incompatibles avec leurs préjugés. La liste en serait longue, en
commençant par ces bons chrétiens qui s’accommodent si bien des injus-
tices tant qu’elles ne les frappent pas eux-mêmes ; et par certains Israéliens
qui voient de l’antisémitisme chez tous les défenseurs de la cause palesti-
nienne ; en passant par le pape qui recommande, comme unique prévention
contre le sida, la continence pour les uns et la fidélité pour les autres ; sans
oublier les quarante pour cent de personnes guéries par la prise d’un place-
bo ; les convaincus de tout bord y compris les convaincus du scepticisme…
Les systèmes construits par autovalidation sont légion. La question peut
se poser de savoir si leur fonctionnement n’a pas été imaginé sciemment
par leurs auteurs afin d’empêcher leurs adhérents de s’y soustraire. J’en
veux pour exemple la doctrine de croyance en un Très Puissant Prince des
ténèbres. Si par malheur l’idée de mettre sa réalité en doute vous effleurait
l’esprit, ce serait Satan lui-même qui vous l’aurait soufflé à l’oreille. « Prenez
garde car il est beaucoup plus efficace quand on nie son existence ! »
L’incontournable complexe d’Œdipe procède aussi de l’autovalidation.
Osez le mettre en doute et tout le monde se demandera ce que votre mère
(ou votre père) a bien pu vous faire pour vous amener à nier son existence
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
alors qu’elle crève les yeux à tous ceux qui y croient – mais à ceux-là seule-
ment. « On refuse son Œdipe lorsqu’on l’a mal liquidé » disent les spécia-
listes (comprenez : si on refuse son existence, c’est la preuve qu’il existe.)
Il est aussi difficile de démentir l’existence du complexe d’Œdipe que
celle de Lucifer. Aucun argument rationnel ne pourra résister à ce que l’on
prétend être des vérités à un niveau strictement intime et individuel.
Il arrive que des gens intelligents parviennent à être dérangés par des
contradictions qui surgissent dans les systèmes enseignés par leurs grands
maîtres. Comme ils n’osent pas admettre l’erreur du grand homme, plutôt
que de devoir renoncer aux thèses professées, ce qui effectivement leur de-
manderait de revoir raisonnements et fondements, ils préfèrent user d’une
astuce fort prisée : on colle tout simplement l’étiquette de symbole sur tout
ce qui ne va manifestement pas. Certains biblistes, certains psychanalystes,
certains astrologues légèrement ébranlés dans leurs convictions peuvent se
reconnaître ici. Avec un pied dans la réalité et l’autre dans le monde des
symboles, ils marchent en boitant. Mais ils gardent la tête haute, convaincus
d’avoir dignement préservé leur engagement.
Voilà pourquoi le monde occidental est, comme la planète entière, en-
combré d’interprétations hautement fantaisistes parmi lesquelles cer-
taines se targuent d’être objectives, voire même scientifiques.
Ayant fait son apparition autour du bassin méditerranéen, puis s’étant
poursuivie au Moyen-Orient, la pensée rationnelle s’est finalement épa-
nouie en Europe avant de s’étendre bien au delà. Pour cette raison, elle est
désignée comme étant « la pensée occidentale ». Cette dénomination est
malencontreuse car elle fait croire à une spécificité géographique. C’est
pourquoi on voit tant de gens qui, voulant exprimer une saine résistance à
l’adoption systématique de leur culture endémique, manifestent un en-
thousiasme démesuré envers tout ce qui n’est pas « occidental » (acupunc-
ture, bouddhisme, ethnopsychiatrie). Sur ce plan, nous pouvons adopter les
jugements du relativisme culturel qui affirme que toutes les cultures se va-
lent… oui, mais à la condition expresse d’en exclure la pensée rationnelle.
Reconnaissons qu’il n’est nul besoin de traverser les frontières pour
tourner le dos à la rationalité. Et comme, de plus, la pensée rationnelle est
universelle, elle ne mérite vraiment pas de s’appeler occidentale.
Charlatanisme
Dans toutes les sociétés, la magie se taille la part du lion car il est diffi-
cile de la démentir vu qu’elle s’applique exclusivement au domaine du
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DES ERREURS À PROFUSION
flou. Chacun de nous peut se reconnaître dans tous les types de caractè-
re décrits par les thèmes astraux et y retrouver aussi les personnalités de
son entourage. Il suffit d’y croire pour constater l’adéquation d’une per-
sonnalité avec les descriptions fournies relativement à chaque signe du
zodiaque. Dans certains cas, cette conformité peut échapper à toute évi-
dence. Il existe alors une parade : introduire des corrections appelées as-
cendances dont l’importance peut être modifiée à volonté.
En dehors des conditions et des méthodes rencontrées dans les labo-
ratoires, la croissance des plantes ne se constate pas de manière précise,
d’autant moins que les critères prétendus favorables à la croissance de la
tige s’opposent à ceux qui seraient bénéfiques au développement des
racines. Les tiges sont censées devenir plus saines qu’elles ne l’auraient
été dans des conditions autres et inconnues, à condition que l’on pren-
ne soin de les planter lorsque, dans sa ronde, la Lune s’éloigne du Soleil ;
tandis que les racines et tout ce qui est souterrain profiteraient de
conditions inverses, c’est-à-dire d’une Lune qui serait en train de se rap-
procher de l’astre central. Si vous n’avez pas compris, sachez que cette
manière de parler (parfaitement légitime et facile à vérifier), dissimule
les notions de « lune croissante » et de « lune décroissante ».
De toutes parts, on nous rebat les oreilles avec ces considérations dé-
pourvues de fondements alors que, franchement, on n’a cure de savoir
sous quel angle notre satellite est éclairé. Croyez-vous que les gens
soient bénéfiques ou maléfiques suivant qu’ils sont éclairés par la
gauche ou par la droite ? Ces croyances ancestrales, bien que démenties
par les faits, ont leurs fidèles, comme n’importe quelle religion, mais re-
connaissons que pour ces dernières, il est impossible de prouver qu’un
rituel soit sans effet sur l’avenir, puisque personne ne le connaît à l’avan-
ce. Pour la lune, le cas est plus affligeant car nul n’ignore que c’est un
astre de même nature que la Terre. La perte d’une croyance fausse est-el-
le si désespérante pour le commun des mortels qu’ils doivent s’y cram-
ponner à tout prix ?
Si la sorcellerie fait une prédiction à propos des malheurs qui vont
s’abattre sur une personne, elle donne en même temps l’antidote, de tel-
le sorte que, quelle que soit l’issue, elle sera justifiée. Si l’augure ne se
réalise pas, ce sera grâce au talisman mais, dans tous les autres cas, ce se-
ra « la preuve » du pouvoir que détient le sorcier.
Les maladies, plus particulièrement celles des enfants, constituent un
terrain favorable à la magie. Etant donné que la plupart des maladies
guérissent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de prendre aucune po-
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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DES ERREURS À PROFUSION
Au nom de la science
Prudence salutaire
Le doute et la méfiance sont plus anciens qu’on ne le pense. Les
exemples où cette attitude est salvatrice foisonnent. A l’opposé, il existe
des cas où une vérité fut mise en cause car elle paraissait en désaccord
avec les connaissances du moment. C’est ce qui arriva à Hérodote
lorsque, par une sagesse excessive, il douta de la véracité du témoignage
de Phéniciens qui, s’étant embarqués en Mer Rouge, avaient fait le tour de
l’Afrique pour réapparaître en Méditerranée après avoir franchi les co-
lonnes d’Hercule. Or ces navigateurs prétendaient avoir eu, à un moment
de leur périple, le soleil à leur droite. Autrement dit, vu le sens du par-
cours, ils ont eu le soleil au nord. Pour nous, c’est un argument probant :
sans le savoir, ils se sont trouvés dans l’hémisphère sud. Mais en réfléchis-
sant comme si la Terre était plate, il est en effet difficile d’admettre un tel
témoignage. Admirons la grande prudence d’Hérodote qui mit un bémol à
son doute : « Ce fait ne me paraît nullement croyable ; mais peut-être le pa-
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DES ERREURS À PROFUSION
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DES ERREURS À PROFUSION
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DES ERREURS À PROFUSION
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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION
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II
LES PIÈGES DU
LANGAGE
CHAPITRE 3
La pensée binaire
65
LES PIÈGES DU LANGAGE
Oppositions gratuites
La pensée peut être influencée par sa mise en forme. A titre d’exemple,
un pédagogue relate que lorsque l’on demande à un très jeune enfant
pourquoi les petits bateaux flottent sur l’eau, il faut s’attendre à la répon-
se : « Parce qu’ils sont petits. » Puis, si on lui demande pourquoi alors les
grands bateaux flottent sur l’eau, la réponse qui suit est inévitable : « Parce
qu’ils sont grands. »
Dans un domaine plus familier, voici, extrait de vieux souvenirs, ce
petit dialogue : « Pourquoi fait-il clair le jour ? » Réponse : « Parce qu’il y a
le soleil. » – « Et pourquoi fait-il sombre la nuit ? » Réponse : « Parce qu’il y
a la lune. » L’astre du jour mérite en effet son appellation car c’est bien
grâce à sa présence dans notre champ visuel qu’il fait jour. Mais ce n’est
certes pas grâce à la présence de la lune qu’il fait nuit. On l’appelle
pourtant l’astre de la nuit, ce qui est complètement absurde car la lune
est aussi souvent dans le ciel le jour que la nuit. Simplement, de jour, elle
est plus difficile à voir. En plus, il y a des nuits sans lune. « L’astre de la
nuit » est une locution tellement courante que l’on oublie combien elle
est impropre.
Le jour et la nuit apparaissent comme antinomiques dans toutes les
cultures anciennes, car il n’était pas évident que la lumière diurne pro-
vient du Soleil. Dans la Genèse, ce n’est qu’au troisième jour que « Dieu fit
les deux grands luminaires : le plus grand luminaire pour régner sur le
jour, le plus petit pour régner sur la nuit », alors qu’il avait déjà créé le jour
et la nuit, le soir et le matin. Interprétés au travers de ces puériles appa-
rences, le soleil et la lune, le jour et la nuit, le soir et le matin représentent
autant de couples antinomiques.
A la veille du troisième millénaire, des gens fiers de leur savoir et de
leur intelligence croient que le rossignol ne chante pas le jour parce qu’il
chante la nuit. Et pourquoi croyez-vous que l’astre de la nuit soit d’argent,
alors que visiblement il nous paraît plutôt jaunâtre ? Nos ancêtres ne
connaissaient que l’or et l’argent comme métaux précieux, alors ils firent
correspondre tout naturellement l’or à l’astre du jour et, par voie de
conséquence, l’argent à l’astre de la nuit. De plus, pour eux, c’était tout à
fait remarquable qu’il y eût le même nombre de métaux précieux que de
sexes. C’est ainsi que la Lune et l’Argent se virent attribués à la Femme
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
tandis que le Soleil et l’Or revinrent à l’Homme. Par le même type de rai-
sonnement, étant donné, n’est-ce pas, que la nuit, c’est le contraire du
jour, alors, forcément, la femme, c’est le contraire de l’homme… Ajoutons-
y le noir, qui sied à la nuit, accompagné du blanc, qui pare le jour, et nous
y voilà ! C’est le yin et le yang.
Complémentarité
Notre arrière-plan culturel est encombré de ces associations simplistes,
parfois dissimulées sous un couvert trompeur. En effet, on n’entend jamais
dire que la femme est le contraire de l’homme, mais à la place, on parle de
complémentarité. Admettons que, au sujet d’un couple déterminé, l’envie
vous prenne de déclarer que ses deux membres se complètent bien. Il n’y
aurait là rien que de bien ordinaire. Mais quand ce stéréotype se porte in-
différemment sur toute femme et sur tout homme, alors, comme nous al-
lons le voir, nous sommes amenés à reconnaître que les concepts de com-
plémentarité et de contraire se confondent.
A première vue, cette idée choque, car le mot contraire est presque
violent, il paraît trop catégorique et c’est pourquoi sa version atténuée, la
complémentarité, lui est substituée. On s’imagine que derrière cette nuan-
ce se cache l’idée d’un contraire adouci. Mais la notion de « contraire
adouci » ne signifie rien moins que celle de « contraire », comme il est faci-
le de le voir car, ce qui détermine le concept, c’est l’usage qui en est fait.
La fonction du contraire est de faire passer d’une partie à l’autre dans
un ensemble de deux parties, ainsi, en prenant le contraire du contraire,
on retourne à la « case départ ».
Il est facile de voir qu’en remplaçant dans cette dernière phrase
contraire par complémentaire, elle demeure vraie.
Conclusion : les deux mots ont exactement la même signification. Il n’y
a donc aucune raison de trouver l’un plus acceptable que l’autre. Et pour
sauver les habitudes, on dira que, tout de même, il y a une nuance parce
que l’homme et la femme, à eux deux, ça fait un tout. En somme, ils se
complètent. Mais prenez n’importe quelle chose et son contraire, à eux
deux, ils font un tout, assurément. Dans tous les cas, vous êtes en droit de
dire qu’ils se complètent.
Amusons-nous alors à traduire le cliché : « l’homme et la femme sont
complémentaires » en termes plus tranchés. « Tout homme et toute femme
sont contraires l’un de l’autre ». Poussons plus loin. Julie est le contraire de
Louis, Louis est le contraire d’Emilie ; donc Julie et Emilie sont parfaite-
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Inférence
Bien souvent, lorsqu’une première chose est certaine, une deuxième
l’est aussi. Ce type de relation entre deux propositions est un maillon de
la chaîne de tout raisonnement déductif. Son importance est telle qu’il
mérite un nom ; on l’appelle inférence ou implication.
Comme nous allons le voir, il revient exactement au même de tourner
la relation dans l’autre sens, c’est-à-dire : si la deuxième proposition est
fausse, alors la première aussi est fausse. Prenons un exemple tout simple :
pour apprendre les mathématiques, il faut savoir lire. Dans l’autre sens :
quelqu’un qui ne sait pas lire ne peut pas apprendre les mathéma-
tiques. Il serait plus clair, mais moins habituel, de dire : « X » ne sait pas li-
re, donc « X » ne peut pas apprendre les mathématiques.
Dire d’une personne : « Elle est muette parce qu’elle est sourde », c’est
utiliser l’implication : « la surdité (de naissance) entraîne le mutisme ». En la
tournant à l’envers, il faudrait s’aider des négations signifiant la « non-sur-
dité » et le « non-mutisme ». Cela donne : « le bon fonctionnement de la pa-
role implique le bon fonctionnement de l’ouïe ».
Voici un autre exemple, moins simple, et source de fréquentes erreurs.
Si des parents ont tous deux les yeux bleus, les lois de la génétique per-
mettent d’affirmer que leurs enfants auront les yeux bleus. Cette vérité
biologique provoque souvent des réactions d’une excessive spontanéité.
Avant d’avoir eu le temps de réfléchir à la question, une personne aux
yeux bleus s’exclame : « Mais pourtant mes parents n’ont pas les yeux
bleus ! ». Il y a confusion entre deux propositions bien différentes.
Exprimons-les autrement pour mieux les comparer.
« Des parents ayant tous deux les yeux bleus peuvent seulement avoir
des enfants aux yeux bleus. »
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
« Seulement des parents ayant tous deux les yeux bleus peuvent avoir
des enfants aux yeux bleus. »
Alors que la première des deux affirmations est vraie, la seconde est
fausse. Pourtant les deux phrases ne diffèrent que par la position du mot
seulement qui, suivant la place qu’il occupe, porte soit sur les enfants, soit
sur les parents, excluant ceux qui auraient des yeux d’une autre couleur.
C’est exact que des parents ayant les yeux bleus ont forcément des en-
fants aux yeux bleus, mais totalement inexact que des parents à yeux non
bleus ne puissent avoir des enfants aux yeux bleus. Par exemple le père
aurait les yeux bleus mais pas la mère. Or tout le monde sait que leurs en-
fants peuvent parfaitement avoir les yeux bleus. Dans ce cas, on ne peut
rien dire à l’avance car toutes les possibilités peuvent se présenter.
Du point de vue de la déduction, en partant de la couleur des yeux
d’une personne, on ne peut absolument rien conclure relativement à la
couleur des yeux de ses parents. Suivant cet exemple, nous voyons que
deux phrases ne différant que par l’emplacement d’un adverbe peuvent
avoir des significations diamétralement opposées, au point que l’une ex-
prime une vérité alors que l’autre est fausse. Décidément, le langage est
plein de pièges pour la pensée !
Afin de réduire les risques, il est utile de se méfier de la forme et d’ap-
prendre à la modifier tout en conservant la signification. Or, nous l’avons
dit, il existe un bon petit truc. Une implication peut se réduire à la forme :
« ceci » entraîne « cela », ce qui veut dire que quand on sait que ceci est
vrai, alors on peut affirmer que cela aussi est vrai. En d’autres termes : « ce-
ci » ne saurait être vrai sans que « cela » ne le soit aussi. En bref, « cela » est
faux entraîne « ceci » est faux.
Le glissement d’une formulation à l’autre nous a conduit à remplacer la
première inférence (« ceci » entraîne « cela ») par « le contraire de cela » en-
traîne « le contraire de ceci ». Le lecteur notera que la deuxième inférence
est renversée par rapport à la première. Pour être plus facilement mémori-
sée, écrivons cette règle sous forme schématique :
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LES PIÈGES DU LANGAGE
aux yeux bleus ont forcément des enfants aux yeux bleus » en « des pa-
rents aux yeux non bleus ont forcément des enfants aux yeux non bleus ».
Voici un autre exemple de déduction altérée que provoque immanqua-
blement la présence de jumeaux du même sexe lorsqu’ils ne se ressem-
blent pas (et qui sont, par conséquent, des « faux jumeaux ») : «Mais je
croyais que les faux jumeaux ne pouvaient pas être du même sexe ! ». On
sait que les vrais jumeaux sont toujours du même sexe.
Par quel chemin tortueux cette vérité peut-elle se transformer en
contrevérité ? Le contraire de vrais jumeaux, c’est faux jumeaux. Le
contraire de être du même sexe, c’est être de sexes différents. Si l’on re-
prend la phrase « les vrais jumeaux sont toujours du même sexe », en la
transformant sans la renverser, cela donne « les faux jumeaux sont tou-
jours de sexes différents », ce qui exprime une idée fausse, alors que « les
jumeaux de sexes différents sont toujours des faux jumeaux », qui est la
forme converse correcte, exprime une vérité.
Par ces exemples, on voit clairement une idée juste se transformer en
idée fausse par une mauvaise traduction en assemblages de mots. De telles
confusions sont incroyablement répandues, cependant elles ne se produi-
sent que dans des domaines peu familiers. Souvenons-nous de la proposi-
tion simple « Si quelqu’un peut apprendre les maths., c’est qu’il sait lire ».
Jamais personne n’irait la transformer en « si quelqu’un ne peut apprendre
les maths, c’est qu’il ne sait pas lire ».
On voit donc que l’esprit ne traduit pas en mots les idées qui lui sont
familières, sinon de telles erreurs pourraient apparaître dans des domaines
usuels. La raison traite spontanément les idées courantes mais, face à des
situations moins habituelles, des erreurs sémantiques peuvent découler
des constructions syntaxiques. L’esprit a donc recours à des formulations
verbales lorsqu’il doit manipuler des concepts qu’il ne maîtrise pas
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Il y a contraire et contraire
Les situations ne présentant que deux possibilités sont exception-
nelles. Dans la plupart des cas, c’est à tort que l’on parle de contraire, sauf
si l’on mentionne que ce mot est pris au sens d’opposition. Si, par
exemple, on se demandait quel est le contraire de « jeune et beau », avant
de répondre « vieux et laid », il vaudrait mieux avoir songé aux cas inter-
médiaires, « vieux et beau » ou « jeune et laid ». En logique formelle, on par-
le de négation, ce qui évite toute ambiguïté. La négation de « jeune et
beau » contient les trois cas restants, bien que, à vrai dire, la logique ne
s’occupe pas de notions aussi floues que beau ou vieux.
Quel est le contraire de la myopie ? Voilà une question aussi classique
qu’absurde. Précisons que le mot contraire est pris ici dans son sens d’ex-
trême opposé, mais malgré cette précision, la question reste équivoque car
elle revêt un sens différent suivant la manière dont le problème est abordé.
On peut tout d’abord se dire que la myopie se caractérise par une pro-
fondeur excessive de l’œil, le point de convergence des rayons lumineux
se situant en avant de la rétine au lieu d’être exactement à son niveau. Le
contraire serait alors l’hypermétropie car, dans ce cas, l’œil n’est pas assez
profond pour que le point de convergence de la lumière soit sur la rétine.
En effet, à trop profond, on oppose pas assez profond.
Mais un autre chemin conduit à une autre réponse. Rappelons que les
myopes voient net de près et flou de loin. L’extrême opposé – et non pas
la négation – serait : voir net de loin et flou de près. Ce serait l’effet bien
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
Toujours et jamais ne sont pas la négation l’un de l’autre, car entre les
deux, il y a parfois. La négation de faire du vélo tous les dimanches n’est
certes pas ne jamais faire de vélo le dimanche. Suivant un schéma iden-
tique, entre partout et nulle part, il y a quelque part. Entre les extrêmes
« tout le monde » et « personne », se place « quelques personnes ». Entre
tous et aucun, il ne faut pas oublier les multiples façons d’avoir quelques-
uns.
Pas un jour ne se passe sans que l’on n’entende à la télévision des
confusions de ce genre. Au réalisateur d’un film dans lequel apparaissent
plusieurs personnages féminins peu sympathiques, le journaliste chargé
d’une interview demande si, par hasard, il ne serait pas misogyne. Pour re-
jeter cette accusation, le cinéaste se croit obligé de rétorquer : « Moi, miso-
gyne ? Pas du tout : j’adore toutes les femmes ! » Est misogyne celui qui
n’en aime aucune ; en adorer quelques-unes aurait été largement suffisant.
Mais le journaliste ne se serait probablement pas satisfait d’un argument
aussi modéré, croyant à son tour que « ne pas adorer toutes les femmes »,
c’est « les haïr toutes ». Ainsi de nombreux malentendus alourdissent sans
trêve les relations humaines.
La logique binaire s’occupe de propositions qui sont vraies ou fausses,
la propriété d’être les deux à la fois étant écartée. Il n’y a donc que deux
possibilités, de telle sorte que si une proposition est vraie, sa négation est
forcément fausse, alors que, dans la vie courante, certaines affirmations
peuvent n’être ni tout à fait vraies, ni tout à fait fausses.
La proposition : « la Terre est ronde » ne saurait convenir à la logique car
la vérité serait plutôt : elle est ronde, oui, mais pas tout à fait. Notons au
passage que « rond » n’appartient justement pas au vocabulaire de la géo-
métrie. Dire que la Terre est ronde n’est pas totalement faux, mais pas
franchement vrai non plus, alors que l’on peut affirmer que la Terre est
plate est une assertion à rejeter et que, par conséquent, il est juste de dire
que la Terre n’est pas plate.
Question de sémantique
Il est fréquent de remplacer le mot vrai par juste, correct ou exact.
Voici donc venu le moment de poser au lecteur une petite question : Quel
est le contraire d’injuste ?
Bien ! Vous avez répondu juste.
Deuxième question : Quel est le contraire de juste ?
Bravo, vous avez répondu faux.
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Contraires dissymétriques
La proclamation d’Epiménide « Tous les Crétois sont des menteurs »
peut sans la moindre contradiction avoir été prononcée par un menteur,
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Conditions inégales
Résumons. Il arrive que l’on répartisse les éléments d’un ensemble en
deux parties distinctes, les conditions d’appartenance à l’une étant beau-
coup plus restrictives que les conditions d’appartenance à l’autre. La dé-
termination de ces parties est souvent basée sur des critères où l’apparte-
nance à la première est définie par l’absence totale de ce qui peut
apparaître à des degrés divers dans la seconde. On pourrait prendre com-
me modèle la propreté qui est l’absence totale de saleté. Mais il ne s’agit
là que d’un concept subjectif : la notion de propreté, comme celle de pu-
reté, n’est pas forcément la même pour tous. Elle ne peut donc pas servir
de propriété déterminant une classe.
Nous allons voir deux autres exemples, l’un emprunté à la physiologie,
l’autre aux mathématiques.
Imaginons une grotte plongée dans les ténèbres. La moindre flamme
d’allumette suffit pour que l’on voit de la lumière, car l’œil est très sen-
sible à une petite variation de luminosité pour autant que l’éclairage soit
faible. Très peu de lumière, un peu de lumière, beaucoup de lumière, il y a
maintes façons d’avoir de la lumière. Par contre, il n’y a qu’une façon
d’avoir les ténèbres. Les ténèbres étant définis comme absence totale de
lumière, la moindre adjonction de lumière suffirait à les dénaturer. On dé-
finit donc les ténèbres (le plus restrictif) à partir de la lumière, mais on ne
pourrait définir la lumière à partir de son contraire, les ténèbres.
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Pair : « Divisible par deux ». Impair : « Se dit d’un nombre qui n’est pas di-
visible par deux ».
Le Petit Larousse a fort bien répondu.
Question de définition
Mais que dit-il pour pur et impur, puisque, comme nous l’avons vu, c’est
la pureté qui devrait se définir comme étant la négation de l’impureté ?
Pur : Qui est sans mélange.
Bien que cette définition convienne, « qui est sans impureté » eût été
préférable.
Alors, cherchons impur…
Impur : Qui n’est pas pur.
Quelle déception ! Le Petit Larousse, comme tout le monde, s’est laissé
entraîner par la construction du mot impur qui possède un préfixe priva-
tif. Cette définition revient donc à dire : « Qui n’est pas sans mélange ». Plus
simplement : « qui est mélangé ».
Lors de la fusion des nombres par la multiplication, la parité paire ab-
sorbe la parité impaire. Exactement comme l’impureté absorbe la pureté
dans les opérations de mixage ; ou comme le mensonge absorbe la fran-
chise lors de leur amalgame ; ou comme la lumière absorbe les ténèbres
lors de leur superposition. Ou même comme, au Moyen Age, le bénit était
censé absorber le profane par simple opération de contact. N’importe
quel objet était considéré comme revêtu d’un pouvoir sacré par le simple
fait d’avoir été effleuré par une relique. L’objet, devenant à son tour re-
lique, pouvait retransmettre le pouvoir dont il était investi. Pareille croyan-
ce semble ahurissante de nos jours, mais il ne faut pas oublier que les ma-
ladies se transmettent de manière similaire et qu’il a fallu attendre le
XIXe siècle pour que la transmission des infections soit imputée à des mi-
cro-organismes. La sacralisation se transmettait donc de la même façon
que la peste. Décidément, on ne peut empêcher la logique d’aller se ni-
cher dans les domaines les plus inattendus.
Classons ces paires dissymétriques de « contraires », dont le premier
doit se définir par la négation du second, ce qui se présente chaque fois
que, par une opération de mélange, le premier est absorbé par le second :
la vérité, qui est la négation du mensonge ; la pureté, qui est la négation de
l’impureté ; les ténèbres, qui sont la négation de la lumière ; la qualité im-
paire, qui est la négation de la qualité paire ; le profane, qui est la négation
du bénit ; la santé, qui est la négation de la maladie. Il en va de la sorte
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LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE
Objectivité et subjectivité
Objectif et subjectif font partie de ces oppositions dissymétriques dont
la première se définit par l’absence de la seconde. Il n’y a qu’une manière
d’être objectif, alors que la subjectivité se manifeste à des degrés divers
pouvant inclure ou non l’affectivité, la sensibilité, les connaissances préli-
minaires, etc. Débarrassés de toutes les caractéristiques propres à la per-
sonnalité du sujet observant, il peut encore subsister une part considé-
rable de subjectivité dans la description d’un phénomène, pour autant
que son apparence dépende de la position de l’observateur, comme no-
tamment l’heure de lever et de coucher du soleil, les arcs-en-ciel, les mi-
rages, les éclipses de soleil. Nous parlerons au chapitre 8 d’autres phéno-
mènes dont l’apparence dépend de la vitesse de l’observateur.
En fin de compte, sait-on jamais exactement de quel facteur inconnu,
commun à tous les observateurs terrestres, dépend l’apparence d’un phé-
nomène ? Retirer une part de subjectivité à une observation ne permet
pas de prétendre que l’objectivité soit atteinte car, en dépit de nos habi-
tudes verbales, l’objectivité n’est pas le contraire de la subjectivité, mais
son absence totale. Nous ne pouvons donc savoir que bien rarement
quand nos connaissances accèdent à l’universalité.
Comment être sûrs que nos représentations de la réalité sont valides ?
L’expérimentation fournit le critère. Or son stock est inépuisable. Alors
plutôt que d’affirmer qu’une conclusion est rigoureusement certaine, il
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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CHAPITRE 4
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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À N’Y RIEN COMPRENDRE
le rouge est moins chaud qu’un corps qui rayonne dans le jaune qui, lui-
même, est moins chaud qu’un corps qui rayonne dans le bleu.
Voyez à quelle conclusion nous arrivons : une étoile rouge est moins
chaude qu’une étoile bleue. Rouge c’est froid, et pourtant c’est une cou-
leur chaude, et bleu c’est chaud, tout en étant une couleur froide.
Troublante déduction qui nous invite à la réflexion.
Le contenu culturel, qui est en accord avec les apparences, se trouve sou-
vent en flagrant délit de contradiction avec les acquisitions de la science.
Tous les corps rayonnent et absorbent de l’énergie électromagnétique,
mais avec un maximum situé autour d’une fréquence qui est directement
liée à la température. Or la lumière n’est autre qu’un rayonnement électro-
magnétique dont la fréquence est comprise dans une fenêtre très étroite. Le
lien qui unit couleur et fréquence permet donc de relier couleur et tempé-
rature. Ainsi, en colorimétrie, on parle de température de couleur et il en
résulte que le bleu a une température plus élevée que le rouge. Pour sortir
de cet embarrassant paradoxe, il serait préférable d’adopter un vocabulaire
volontairement subjectif pour désigner la sensation provoquée par une cou-
leur : on devrait parler de ton, de nuance, de coloris, (les mots ne manquent
pas) plus ou moins chaud, plus ou moins gai, plus ou moins tendre.
Encore faudrait-il ne pas confondre chaleur et température… Ce sont des
grandeurs de nature bien différentes qui sont trop souvent prises l’une pour
l’autre car, dans les cas simples, elles varient proportionnellement. Les im-
pressions de chaud et de froid ressenties par le sens du toucher ne fournis-
sent aucun renseignement sur la quantité de chaleur, mais donnent une indi-
cation concernant la température. Pourtant, « il fait agréablement chaud » ou
« quelle douce chaleur ! » sont des messages parfaitement équivalents qui ne
concernent pas la chaleur mais bien la température. Une fois de plus, com-
me si c’était fait exprès, la terminologie habituelle nous induit en erreur. A
qui la faute, si ce n’est à la multitude des géniteurs de notre langage qui
avaient décidément les idées bien confuses en matière scientifique… ?
Dans le chapitre précédent, nous avons vu combien l’obsession de la
dualité envahit notre pensée. Avec la couleur, nous abordons un sujet qui
ne peut se traiter de manière simple et qui impose de recourir à la combi-
naison de trois couleurs de base au minimum.
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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À N’Y RIEN COMPRENDRE
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Un philosophe daltonien
D’après ses déclarations, le philosophe Jules Lagneau semble avoir été
de ceux-là. Paradoxalement, le bien-fondé de sa réflexion aurait été
construit sur la base d’une ignorance, celle d’un daltonisme présumé.
A son époque, les fantassins portaient des pantalons rouges. Pour quel-
qu’un qui a une vision normale, il n’est pas besoin que cette couleur
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À N’Y RIEN COMPRENDRE
couvre une grande partie du champ visuel pour être distinguée. Or dans
son cours sur la perception, ce professeur estimé déclare : « On sait que les
objets sont rarement vus avec la couleur que les milieux interposés leur
donnent ; au contraire, nous y voyons la couleur que nous savons qu’ils
ont. Le pantalon rouge du fantassin nous apparaît encore rouge quand la
vraie couleur, par l’effet de la distance, est très voisine du gris. […] Et il
suffit de renverser la tête pour découvrir la vraie couleur des objets ; c’est
qu’alors nous ne les reconnaissons plus ; ainsi nous n’avons plus d’opinion
sur la couleur qu’ils devraient avoir. On aperçoit, d’après ces exemples,
que ce que nous appelons une sensation n’est pas toujours, il s’en faut,
une donnée immédiate et que l’esprit ne peut changer. » [19]
Il se réfère par ailleurs à un premier exemple très connu que l’on trou-
ve dans tous les cours de physique lorsqu’il s’agit de justifier la nécessité
absolue de recourir aux appareils de mesure plutôt que de se fier à l’ap-
préciation souvent trompeuse des sens. En l’occurrence, il parle du ther-
momètre et il dit : « Les sensations sont relatives les unes aux autres. Si l’on
plonge une main dans l’eau chaude et l’autre dans l’eau froide, et si ensui-
te on plonge les deux dans l’eau tiède, la même eau tiède paraîtra en mê-
me temps froide et chaude. » Il attribue la relativité des sensations à un ef-
fet de contraste, donc de jugement.
Aujourd’hui peu de gens pourraient se contenter d’une explication
aussi sommaire qui fait, de la sensation, un pur produit du psychisme. En
fait la température de la main a été abaissée par son passage dans l’eau
froide, ce qui modifie le flux de chaleur qui passe de l’eau tiède à la main.
Ce flux de chaleur est aussi modifié quand la température de la main a été
élevée par son passage préalable dans l’eau chaude. La sensation de chaud
ou de froid est directement liée au taux de réchauffement ou de refroidis-
sement de la peau.
Autrefois on attribuait aussi aux mirages une origine psychologique.
Peut-être les physiciens n’avaient-ils pas encore trouvé que, lorsque le sol
est plus chaud que l’air, l’indice de réfraction de l’air modifie le parcours
des rayons lumineux. En quelque sorte, le résultat ressemble fort à la dé-
viation qu’un miroir posé sur le sol aurait apporté au trajet de la lumière.
Alors bien sûr que, si tout se passe pour le spectateur comme si le sol
était un miroir, l’esprit interprète ce qu’il perçoit par la présence d’une
nappe d’eau. Il ne s’agit nullement de visions obsessionnelles produites
par la soif inextinguible qui étreint le voyageur égaré dans les sables du
désert, mais d’un phénomène objectif relativement à un lieu d’observa-
tion donné.
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LES PIÈGES DU LANGAGE
Toujours est-il que grâce à l’idée (fausse) que la sensation est relative,
Jules Lagneau a été conduit à l’idée (juste) qu’il faut toujours se méfier
de son jugement. C’est un bon exemple de ce fait général : une explica-
tion fausse peut déboucher sur une thèse correcte. Nous avions vu au
chapitre 2 pourquoi les perceptions, qui sont toujours des interpréta-
tions, peuvent être trompeuses. Il suffit donc de remplacer dans le dis-
cours de Lagneau sensation par perception, pour rétablir la justesse de
ses conclusions.
La philosophie aurait-elle avancé grâce au daltonisme ? Cette question
pourrait d’ailleurs se poser aussi pour la peinture, profession où la propor-
tion de daltoniens est, paraît-il, particulièrement élevée. Comment un défi-
cit dans la perception des couleurs pourrait-elle conduire à un tel para-
doxe ? Pris en cisaille par la discordance particulièrement marquée entre
leur perception personnelle et l’apport culturel, ces personnes seraient
initiées à la fantaisie dès leur plus jeune âge. Les libertés prises face à la
réalité sont sans doute une condition essentielle de l’art. Mais, direz-vous,
on peut toujours trouver une explication à tout.
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À N’Y RIEN COMPRENDRE
La gamme de Pythagore
Sans doute cette mélodie de référence qu’est la gamme occidentale de-
vait-elle contenir sept notes, puisqu’elle est l’air sur lequel se chantait
l’hymne à Saint Jean-Baptiste :
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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À N’Y RIEN COMPRENDRE
octave. La note ainsi obtenue (un sol) a donc une fréquence 3f / 2 (ou, si
l’on préfère, une fréquence 1,5f). On peut dire que le rapport 1,5 caracté-
rise un intervalle musical que l’on appelle quinte.
La quinte au-dessus du sol déterminera avec le do initial un intervalle
1,5 · 1,5 = 2,25. Ainsi la note correspondante (un ré) tombe dans l’octave
suivante, et pour la faire baisser d’une octave, il suffit de diviser sa fré-
quence par 2. Le rapport qui détermine l’intervalle avec le do d’en bas est
donc 2,25 / 2 = 1,125. Cet intervalle, entre le do et le ré qui le suit immé-
diatement, est appelé un ton.
Continuons : la quinte au-dessus du ré donne un la, on l’obtient en mul-
tipliant 1,125 par 1,5, ce qui donne 1,6875. La quinte au-dessus du la don-
nera le mi de l’octave suivante ; il faudra donc diviser sa fréquence par 2
pour le faire redescendre, le calcul est (1,6875 · 1,5) / 2 = 1,265625. On
continue en procédant de la même manière pour obtenir, à partir du mi,
le rapport d’intervalle entre le si et le do d’en bas : 1,265625 · 1,5
= 1,8984375.
La quinte au-dessus du si, tomberait dans l’octave suivante. En divisant
par 2, on obtiendrait le fa : (1,8984375 · 1,5) / 2 = 1,423828125. Mais pour-
quoi n’obtiendrait-on pas le fa plutôt en descendant d’une quinte à partir
du do d’en haut ce qui le ferait tomber dans l’octave dont nous nous oc-
cupons. Pour cela, il faudrait diviser 2, l’intervalle d’octave, par 1,5, ce qui
donnerait un nombre voisin, un autre fa, dont l’intervalle avec le do d’en
bas serait 1,33333… C’est celui-là que nous garderons, le premier fa trou-
vé donnant une note un peu plus haute.
Plaçons ces nombres du plus petit au plus grand et intercalons leurs
rapports, en ne gardant que le fa le plus bas des deux, celui dont le rap-
port de fréquence est le plus petit :
93
LES PIÈGES DU LANGAGE
94
À N’Y RIEN COMPRENDRE
quinte mais qu’il partit des harmoniques de la tonique pour définir, outre
le do et le sol, dans l’ordre où elles apparaissent, le mi, le ré et le si, puis
qu’il introduisit, après rejet d’autres notes fournies par cette première mé-
thode, un autre procédé basé sur les valeurs préétablies des intervalles
pour obtenir le fa et le la. Zarlino a construit sa gamme d’une manière ar-
bitraire, puisqu’il est parti du fait qu’elle devait posséder 7 notes, alors
que, conformément à la méthode des quintes, ce nombre 7 est une consé-
quence et non un postulat.
Si Zarlino avait connu la méthode antique des quintes, qui est non
seulement rationnelle mais simple, il n’aurait jamais élaboré la gamme
d’une manière aussi compliquée, qui aboutit à deux sortes de tons, en
plus des demi-tons. René A. Sandoz trouve « que l’on doit éprouver une
juste indignation en constatant que certains théoriciens soutiennent en-
core que la gamme de Zarlino est “naturelle” et qu’ils la nomment enco-
re “just scale”.» [20]
En regardant comment ces notes ont été nommées par Guido d’Arezzo,
il semble permis de supposer que l’origine rationnelle de la gamme était
oubliée par la chrétienté. Peut-être était-elle perdue depuis plus longtemps
encore et les Hébreux devaient-ils constater, sans rien y comprendre, que
la gamme avait autant de notes que le firmament contenait d’astres mo-
biles. Comment cette concordance aurait-elle pu leur apparaître fortuite
puisqu’ils en ignoraient la cause ? C’est probablement parce que ce
nombre sept semblait relier deux domaines sublimes, le ciel et la musique,
qu’il fut attribué à Dieu, c’est-à-dire à la magie et à la beauté.
Plus tard, toutes ces subtiles considérations seront balayées par Jean-
Sébastien Bach qui, à partir de la gamme de Zarlino, chercha à diviser l’oc-
tave en douze demi-tons égaux. Peut-être s’autorisa-t-il à commettre pa-
reille incartade grâce à l’idée que les apôtres étaient au nombre de
douze…
Peu de musiciens ont un bagage mathématique suffisant pour leur per-
mettre de comprendre que l’intervalle d’un demi-ton est maintenant ri-
goureusement défini comme étant la racine douzième de 2, soit
1,059463… (solution de l’équation x 12 = 2). Mais il ne faut rien y voir de
naturel.
Conclusion
Rien dans la nature ne favorise systématiquement le cardinal deux qui
est un nombre parmi les autres. C’est notre culture qui lui fait jouer un rô-
95
LES PIÈGES DU LANGAGE
96
CHAPITRE 5
Rapporter les erreurs entendues à tous les coins de rue est un jeu amu-
sant, surtout quand elles sont enchâssées dans les propos d’illustres pen-
seurs !
Ici se trouvent réunies des déclarations, lues ou entendues, qui ont ceci
en commun : ceux qui les ont prononcées ont exprimé involontairement
la négation de ce qu’ils croyaient dire. Ces bévues mettent en lumière le
carcan des habitudes verbales. De son côté, le lecteur ou l’auditeur réta-
blit spontanément l’intention du locuteur, sans même s’apercevoir que les
paroles utilisées trahissent leur dessein. Toutefois les esprits subtils peu-
vent prendre un malin plaisir à couper les cheveux en quatre, d’autant
plus que, derrière ce petit jeu, se cache un entraînement à la pensée dé-
ductive. Les énoncés contradictoires sont révélateurs de la soupe culturel-
le dans laquelle nous baignons. Ils entravent notre réflexion, malgré les ef-
forts louables accomplis par les novateurs pour s’affranchir des dogmes
dépassés.
Si certains raisonnements peuvent paraître ardus, c’est toujours à cause
des conclusions auxquelles ils conduisent car, pour comprendre aisé-
ment, il vaudrait mieux être préalablement débarrassé des présupposés
qui peuplent à notre insu la vision que nous avons du monde.
Le titre de ce chapitre n’est pas aussi anodin qu’il paraît, car « mettre
un point sur un i » n’est pas forcément ce que l’on croit, c’est-à-dire com-
pléter un i auquel le point manquerait. En effet, un i dépourvu de point
n’est pas un i : c’est un simple jambage. Donc mettre les points sur les i, ce
serait surmonter d’un point chaque i que l’on rencontre, ce qui revien-
97
LES PIÈGES DU LANGAGE
98
LES POINTS SUR LES I
« Nous avons bien le droit de n’avoir pas de droits si cela nous fait plaisir ! »
Voilà ce que proclament des femmes yéménites à une journaliste fran-
çaise qui vient leur parler de liberté. Elles n’ont aucun droit et n’ont pu
choisir le sort qui leur est dévolu. Si elles n’ont que le droit de « choisir »
ce qu’on leur impose, ce n’est pas un droit, mais une obligation. Il se peut
que d’être cachée derrière un tchador fasse l’affaire de certaines d’entre
elles, mais elles ne l’ont pas choisi pour autant, puisqu’elles ne disposent
d’aucun droit. Il est troublant toutefois de remarquer que ces femmes, par-
ce qu’elles sont consentantes, se croient libres de l’être… La phrase pro-
noncée ne signifierait-elle pas plutôt qu’elles estiment avoir la liberté inté-
rieure de ressentir du plaisir à être privée de toutes les autres libertés ?
99
LES PIÈGES DU LANGAGE
faute grave qui a la vie longue, très longue, puisqu’on la rencontre à tout
bout de champ. Essayez donc, dans un groupe d’intellectuels, de lancer haut
et fort : « IL EXISTE DES CERTITUDES ! » et vous verrez les réactions.
100
LES POINTS SUR LES I
Jean Dubuffet. Vialatte avait-il peur que le lecteur ne s’égare ? Toujours est-
il qu’il justifie la petite phrase en expliquant qu’elle signifie que Dubuffet
ne peint comme personne. Non seulement cette mise au point trahit le
message contenu dans cette perle, mais elle la ruine.
101
LES PIÈGES DU LANGAGE
sans appel se condamne lui-même puisque, selon son contenu, il n’est pas
valable. En conséquence, il n’est pas valable de condamner systémati-
quement tous les jugements de valeur.
Examinons la légitimité de cette conclusion.
En condamnant la condamnation de tous les jugements de valeur, je
ne condamne pas pour autant la condamnation de certains jugements
de valeur. Il y a donc quelques jugements de valeur qui peuvent être va-
lables, cette dernière condamnation faisant précisément partie de ceux-là.
Remarquons que sa légitimité s’établit par un test de non-contradiction.
Si notre imprudent locuteur avait simplement dit : « J’évite autant que
possible les jugements de valeur », il aurait prononcé une règle de conduite
qui, non seulement aurait été consistante, mais hautement recommandable.
102
LES POINTS SUR LES I
rait pas du domaine des idées, donc ne saurait être ni vrai, ni faux. En résu-
mé, s’il disait vrai, il ne saurait dire vrai… Autrement dit : s’il disait vrai, sa
phrase n’exprimerait aucune idée, mais quelque chose d’une autre nature
qui alors n’aurait pas la possibilité d’être vrai ou faux.
Le langage est une construction qui peut trahir les idées, comme nous
l’avons vu tout au long de ces citations. Il est fréquent qu’une idée mal for-
mulée soit prise pour une autre. Là réside l’épineux problème de la commu-
nication. Tout comme le langage, les idées peuvent être bonnes ou mau-
vaises, mais pour de tout autres raisons puisque la formulation d’une bonne
idée peut être mauvaise et la formulation d’une mauvaise idée peut être
bonne. Le langage n’est donc pas à confondre avec les idées qu’il véhicule.
103
LES PIÈGES DU LANGAGE
loi est déjà une loi. Passer de l’ordre au désordre, c’est effacer l’ordre pré-
cédent pour le remplacer par un nouvel ordre dont on n’a pas connais-
sance. Les séquences compliquées de manipulations auxquelles se livrent
les joueurs avant de distribuer les cartes ou avant de lancer les dés ne
sont pas d’inutiles précautions. Chaque arrangement d’un paquet de
cartes constitue un ordre particulier, et ce qui importe, c’est que les cartes
soient à l’envers car le désordre, dans ce cas, c’est un ordre particulier
que chacun doit ignorer.
Un monde sans lois ne saurait donc avoir été construit. En quelque sor-
te, ce n’est pas la présence de lois qui pose problème, mais leur totale ab-
sence. La question si troublante de l’origine des lois de la nature repose sur
un arrière plan culturel qui voudrait que, en l’absence d’une volonté supé-
rieure organisatrice, le seul état possible soit l’absence de lois. Pourtant, on
ne leur échappe pas puisque « pas de loi » en est déjà une. Il n’y a donc pas
lieu de se représenter un univers primordial qui serait dépourvu de lois.
Ainsi devrait-on éviter de dire « aucune loi » ou « aucune règle » pour ex-
primer l’imprévisible ou, si l’on préfère, l’inconnaissable. On parle souvent
du hasard, comme si c’était un état en soi. Par exemple, on dit que les déci-
males du nombre p (3,14159…) sont distribuées au hasard. En fait, tout ce
que l’on peut prétendre, c’est que, aussi loin que l’on ait poussé les investi-
gations, aucune régularité n’est jamais apparue parmi ces chiffres. Les
seules règles que l’on connaisse sont généralement celles que l’on a éta-
blies, mais leur totale absence ne peut être démontrée, il faut donc se
contenter de la constater. Le hasard pourrait être remplacé par l’inconnais-
sable afin que l’on sache immédiatement que ce concept n’a guère de signi-
fication en dehors de la relation entre l’observateur et le réel.
« Le temps absolu, vrai et mathématique, qui est sans relation avec quoi
que ce soit d’extérieur, en lui-même et par sa nature coule uniformément. »
Newton a eu le grand mérite de poser toutes les bases de sa méca-
nique dans les Principia mathematica [23].
Quand on parle d’écoulement, que ce soit au sujet du trafic routier, de
l’eau d’une rivière ou de charges électriques, c’est toujours par rapport à
une unité de temps. Des expressions courantes telles que « Le temps file à
toute allure » ou « Comme le temps passe vite ! » sont porteuses du
concept de vitesse du temps. Or la vitesse est toujours définie comme une
variation par rapport à la durée. Le temps absolu, suivant l’approche onto-
logique de Newton, coule uniformément. En d’autres termes, sa vitesse est
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LES POINTS SUR LES I
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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LES POINTS SUR LES I
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LES PIÈGES DU LANGAGE
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III
ORIGINE DE
LA LOGIQUE
CHAPITRE 6
Classes d’équivalence
Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place ! Voilà ce que
l’on dit pour marquer l’intention de faire de l’ordre. De quoi s’agit-il ?
Imaginons que nous soyons dans une boutique de vêtements et qu’un
nouvel arrivage doive être rangé. On distinguera d’abord trois catégories
destinées au rayon des hommes, au rayon des femmes et au rayon des en-
fants, puis dans chaque rayon, on prendra tous les pantalons sans se sou-
cier des différences qu’ils peuvent comporter, toutes les chemises (en les
considérant dans un premier temps comme équivalentes), puis les tricots
et ainsi de suite pour tous les articles jusqu’au dernier… Si banal soit-il, ce
comportement nécessite un minimum de connaissances préalables, celle
de l’équivalence qui peut exister entre deux vêtements, car celui qui ne
verrait pas ce qui est commun entre une chemise à manches longues et
une chemise à manches courtes serait incapable d’effectuer l’opération.
Une fois le travail terminé, tous les articles sont classés, certains d’entre
eux se trouvant peut-être seuls dans leur classe. Pour ne pas confondre un
article solitaire avec sa classe d’appartenance, on appelle celle-ci « single-
ton », mot familier aux joueurs de cartes, alors qu’un ensemble qui ne
contiendrait que deux éléments serait une paire. Au-delà de deux élé-
ments, disons n, on n’a pas cru utile d’attribuer de nom plus particulier
que ensemble, ou classe, contenant n éléments.
Il faut bien noter que, chaque fois que l’on constitue un ensemble,
c’est à l’aide d’une relation d’équivalence puisque, pour savoir si un élé-
111
ORIGINE DE LA LOGIQUE
112
LES BASES DU RAISONNEMENT
vient plus qu’une simple classe. Par exemple, une paire de chaussures
peut être jetée sens dessus dessous au fond d’un tiroir et constituer un en-
semble de deux éléments ; mais dès qu’elles sont aux pieds, leur ordre
n’est plus indifférent. Ce n’est donc pas d’une paire de chaussures que
l’on devrait parler mais d’un couple. Par contre les chaussettes, étant inter-
changeables, constituent une paire même quand elles sont chaussées.
Une fois de plus, le langage peut facilement nous induire en erreur car
le verbe classer n’est pas exclusivement réservé à l’action de disposer des
éléments en classes. En effet, il est usuel de dire que l’on « classe » des do-
cuments dans un certain ordre quand on les désigne par le premier, le se-
cond, etc. comme lors d’une disposition par ordre alphabétique. La rela-
tion requise, au sein d’un même ensemble, est alors une relation d’ordre
et il serait prudent de s’efforcer d’employer le verbe ordonner pour évi-
ter toute confusion. Pire : faire de l’ordre consiste généralement à répartir
les éléments en classes et non à les ordonner.
113
ORIGINE DE LA LOGIQUE
Superpositions de partitions
Un premier classement a été effectué à l’aide de la relation d’équiva-
lence « être destiné au même rayon » ; une seconde relation d’équivalence,
« avoir le même usage », a permis, au sein de chacun de ces trois rayons,
une nouvelle partition en classes qui s’emboîtent dans les précédentes.
Supposons que nous ayons choisi d’autres critères indépendants de ces
derniers, par exemple « être composé des mêmes fibres », «correspondre à
la même taille », «être de même style » pour opérer une classification : les
nouvelles partitions, indifférentes aux anciennes, les chevaucheraient de
manière anarchique. C’est ainsi que se superposent les classifications
quand les critères qui les déterminent sont indépendants les uns des
autres. Voilà une constatation d’autant plus intéressante qu’elle est oubliée
de tous, à l’exception sans doute des mathématiciens et probablement
des biologistes.
Mais pourquoi donc les biologistes devraient-ils avoir une conscience
accrue de cette absence de structures particulières quand on effectue, au
sein d’un ensemble, différentes partitions en classes d’équivalences ?
La taxonomie, science de la classification au sein des espèces vivantes,
recherche des homologies entre des représentants de différentes espèces.
On pourrait s’amuser à classer les espèces suivant des critères non signifi-
catifs, tels que « avoir la même couleur », «être de même poids », «vivre dans
le même milieu », «courir à la même vitesse », etc., puis rechercher de nou-
veaux critères dans l’espoir d’obtenir un emboîtement hiérarchique de
classes d’équivalence. Il y aurait toujours lieu de se demander ce qui serait
advenu si d’autres critères avaient été proposés. Manifestement, la classifi-
cation obtenue varierait en fonction du choix de ces critères, et donc dé-
pendrait en fin de compte du biologiste, exactement comme la répartition
114
LES BASES DU RAISONNEMENT
des ustensiles rangés dans les meubles d’une cuisine dépend des préfé-
rences de la maîtresse de maison.
Une manière d’opérer consiste à ne jamais classer les espèces au vu
d’un seul critère, mais toujours à l’aide du plus grand nombre.
Ce qui est remarquable, c’est que cela soit possible. Lorsque deux cri-
tères différents conduisent au même ensemble, du point de vue de la clas-
sification, ces critères sont équivalents. Par exemple, « être recouvert d’un
pelage » et « allaiter ses petits » sont deux critères qui déterminent l’en-
semble des mammifères. Parallèlement, « être couvert de plumes », «avoir
deux pattes à l’arrière, deux ailes à l’avant » ou « avoir pour orifice buccal
un bec répondant à certaines caractéristiques bien précises » sont des pro-
priétés spécifiques à l’ensemble des oiseaux. La présence de plusieurs cri-
tères conduisant à un même regroupement ne peut être attribuée à la fan-
taisie des taxonomistes, non plus que la possibilité de trouver des
équivalences entre les ensembles obtenus, mais elle revient de droit à la
nature et n’est plus, comme on l’a trop dit, « le groupement logique le plus
simple ». Dans un cours qu’il donnait au Collège de France, en 1942, Jean
Piaget qualifiait de cette façon l’emboîtement des classes obtenues par les
biologistes.
Arbre phylogénétique
Il est vraiment regrettable que les premières partitions en classes
d’équivalence que l’on rencontre à l’école, soient justement les plus ex-
ceptionnelles. Cela fait perdre la signification sous-jacente de cette
construction. Les propriétés caractéristiques qui permettent de rassem-
bler plusieurs espèces en un genre, plusieurs genres en une famille, plu-
sieurs familles en un ordre, plusieurs ordres en une classe, plusieurs
classes en un embranchement (ou phylum), déterminent des structures
qui peuvent être comparées à des arbres. En effet, en sectionnant les brin-
dilles d’un arbre, on obtient des quantités de petits cercles que l’on peut
rassembler dans des cercles plus grands représentant les sections effec-
tuées dans les petites branches porteuses de ces brindilles ; puis, en sec-
tionnant ces petites branches, on obtient des cercles que l’on peut ras-
sembler à leur tour dans des cercles plus grands représentant les sections
des plus grosses branches. En procédant ainsi de suite, on arrivera jus-
qu’au tronc commun qui est un grand cercle contenant tous les autres.
Ces structures se retrouvent à l’identique dans certains feux d’artifice.
Pour les réaliser, les artificiers emboîtent des paquets de fusées les uns
115
ORIGINE DE LA LOGIQUE
dans les autres. La mise à feu de la fusée mère projette dans le ciel
d’autres réservoirs de fusées qui libéreront à leur tour, quand elles seront
allumées, d’autres fusées. Le spectacle se déroule en partant du tronc
commun pour s’épanouir dans la multiplicité.
La similarité de ces structures n’est pas fortuite car celle d’un arbre est
révélatrice de la manière dont il s’est développé. C’est bien parce que les
futures grosses branches ont poussé sur ce qui deviendra le tronc, les pe-
tites branches sur ce qui deviendra les grosses branches, les brindilles sur
les petites branches, qu’un arbre acquiert sa forme. Les arbres n’ont du
reste pas tous la même structure. Le cocotier, par exemple, pousse par le
milieu et ses feuilles se développent suivant une spirale, ce qui lui donne
cette silhouette commune à beaucoup de palmiers, qui est bien différente
de celle d’un chêne, par exemple.
L’organisation en structures arborescentes des espèces vivantes ne lais-
se aucun doute sur la nature de l’évolution. En regardant la forme d’un
chou-fleur, on sait comment il a poussé. L’observation de la structure des
poumons est en soi une leçon de morphogenèse. Les ramifications d’un
chêne ou d’un chou-fleur, tout comme celles des bronches ou d’un feu
d’artifice, ont ceci en commun que si l’on en détache un morceau, il est
approximativement une miniature du tout (de telles structures sont dites
fractales). Nous obtenons ainsi l’assurance que les tiges ont préexisté aux
tiges plus fines qu’elles ont engendrées.
Un bassin hydrographique ressemble aussi à un arbre. Est-ce à dire
qu’il s’est creusé en sens contraire de l’écoulement des eaux ? Le dicton
« les petits ruisseaux font les grandes rivières » laisserait à penser que le
système se creuse d’amont en aval, ce qui est vrai à l’intérieur d’un cours
d’eau, une fois que son chemin est tracé. Cependant une plaine fluviale
est certainement plus ancienne que le bassin de ses affluents, ces derniers
sont plus anciens que les vallées creusées par les torrents qui les alimen-
tent et le tracé des eaux d’infiltration est le plus récent. Lors d’éventuels
bouleversements géologiques, une vaste plaine est plus stable qu’une val-
lée resserrée, une vallée est plus stable qu’un étroit vallon, un vallon est
plus stable qu’un lit de ruisseau. Ainsi la dynamique d’un réseau hydrogra-
phique se fait bel et bien à partir du tronc commun, en rayonnant vers la
périphérie.
Il faut donc se garder de confondre le cours d’eau et l’eau qui coule
dans son lit. Cette confusion est courante, c’est celle que commettent
certains mystiques quand ils prélèvent dans un flacon un peu d’eau du
Jourdain ou du Gange. Une fois prélevée, elle est devenue aussi imperson-
116
LES BASES DU RAISONNEMENT
nelle que l’eau du robinet, car ce n’est pas pour sa teneur en sels miné-
raux qu’elle est l’objet de tant d’attentions, mais pour quelque vertu ma-
gique et sentimentale attribuée au lit dont elle provient.
Les « créationistes », qui nient l’évolution des espèces, s’imaginent sans
doute que l’on peut faire facilement des partitions hiérarchiques en
classes d’équivalence avec n’importe quoi. Ou alors il faudrait que le
Créateur se soit ingénié à savamment tromper son homme pour lui faire
croire que les espèces existantes dérivent d’autres espèces qui n’auraient
jamais vu le jour.
L’isolement géographique est propice à l’apparition de nouvelles es-
pèces. Dans les îles, dans les lacs ou dans les grottes, ce phénomène de
spéciation s’observe fréquemment. Si, au fil du temps, les espèces
n’étaient pas apparues par une succession de différenciations assorties
d’isolements [25], la taxonomie ne pourrait avoir l’aspect qu’elle a. Il est
malheureusement nécessaire d’insister sur la nature de l’évolution que
trop de gens prennent pour l’effet d’une force sous-jacente qui pousserait
les espèces à se transformer en vue d’un progrès. Evolution n’est pas pro-
grès, même si nous, animaux pensants et doutants, en sommes issus. Cette
idée hante notre culture qui, partant d’une interprétation erronée de
l’arbre phylogénétique, voit du « perfectionnement » là où il n’y a que di-
versification.
117
ORIGINE DE LA LOGIQUE
118
LES BASES DU RAISONNEMENT
119
ORIGINE DE LA LOGIQUE
part pointu et d’autre part « pas bobo ». Mais l’association qui doit être en-
registrée pour le bien-être, parfois même pour la survie, c’est la négation
de « pointu et pas bobo ». Nous retrouvons, sous une forme différente, mais
parfaitement équivalente, l’implication « pointu fi bobo ». En effet, la rela-
tion « si pointu, alors bobo » est équivalente à non « pointu et pas bobo ».
Tout comme la relation « si fourrure soyeuse alors doux à toucher » est
équivalente à non « fourrure soyeuse et pas doux à toucher ».
Quoique l’écriture « A fi B » soit plus concise que « non (A et non B) »,
la seconde paraît immédiatement saisissable. Faute d’une connaissance
plus approfondie des processus cognitifs – dans quel ordre se font ces ac-
quisitions, lesquelles sont élémentaires, lesquelles sont composites, s’orga-
nisent-elles de la même façon pour tous ? – nous admettrons comme don-
nées premières de la raison à partir desquelles l’implication causale peut
se construire : l’équivalence (=), la négation (non) et la conjonction (et).
Il est impossible d’enchaîner les arguments d’un raisonnement sans
utiliser, de manière tacite, l’implication et il n’est pas un traité de logique
qui ne l’utilise avant même de l’avoir définie. Toutefois l’honneur est sauf,
car l’implication des logiciens est une opération reliant des propositions
tandis que la relation qui permet le passage d’un argument à l’autre au fil
du texte peut être considérée comme une implication causale. L’auteur
d’un traité de logique peut ignorer que l’implication logique trouve son
origine dans la causalité. Il serait judicieux ici de mentionner que la
conjonction (et) ainsi que la disjonction (ou) subissent exactement le mê-
me sort car leur définition en tant qu’opérations succède à leur utilisation
factuelle à laquelle l’auteur a eu recours tacitement. En effet, les tables de
vérité servant à définir les opérations logiques sont telles que les valeurs
figurant sur une même ligne sont reliées par la conjonction factuelle, et
les différentes lignes sont reliées par la disjonction factuelle.
De l’implication à l’inclusion
Les logiciens qui vont chercher les origines de la logique dans le langa-
ge sont bien en peine d’expliquer pourquoi elle se traduit si aisément en
propriétés topologiques.
Ceux qui ont étudié, à l’école, les fameuses « patates » savent que l’on
peut représenter des ensembles d’éléments par des ensembles de points
enfermés dans des enceintes. Ces représentations graphiques s’appellent
« cercles d’Euler », ou « diagrammes de Venn », toutefois le terme quelque
peu surprenant de patates a été adopté afin d’insister sur le fait que la for-
120
LES BASES DU RAISONNEMENT
me est sans importance. (Il fallait bien neutraliser l’élève modèle car, à pei-
ne le mot cercle a-t-il été prononcé, qu’il a déjà son compas à la main.)
Comment la relation d’implication apparaît-elle sur un diagramme
d’Euler-Venn ? Tous les objets répondant à la condition A sont représentés
par les points intérieurs à une clôture et tous les objets répondant à la
condition B sont représentés par les points intérieurs à une autre clôture
qui entoure la première. Si nous appelons ces deux ensembles de points
EA et EB, comme on ne peut avoir simultanément A sans avoir B, aucun
point ne peut être à la fois à l’intérieur de EA et à l’extérieur de EB (fig. 1).
La patate représentant EA est donc à l’intérieur de celle représentant EB.
Nous retrouvons la propriété non (A et non B) qui n’est autre que A fi B.
Pour fixer les idées, partons d’un exemple concret : rien ne peut pro-
duire de fleurs qui ne soit végétal. Si l’ensemble des plantes à fleurs est re-
présenté par un domaine délimité, alors il est entouré par un enclos plus
vaste qui contient tous les végétaux.
EB
EA
Figure 1
Ces deux ensembles, que nous appellerons EA et EB, sont reliés entre
eux par une relation dite d’inclusion. D’une manière générale, l’implica-
tion entre deux propriétés, dont chacune détermine l’appartenance d’élé-
ments à un ensemble, peut être représentée par une relation d’inclusion
entre ces deux ensembles. Revenant à notre premier exemple, l’ensemble
des choses pointues pourrait être représenté par un ensemble de points
qui serait inclus dans l’ensemble des points représentant les choses qui
piquent. Il apparaît clairement que certains points correspondent à des
choses qui piquent sans pour autant être pointues – pensons par exemple
à un tampon de coton imbibé d’alcool que l’on pose sur une plaie !
121
ORIGINE DE LA LOGIQUE
Le principe de non-contradiction
L’implication est une affaire sérieuse, pourtant elle se met souvent au
service de causes bien futiles. Jugez-en plutôt.
Une statue de plâtre fut trouvée un matin, couverte de taches de sang.
La question se posa de savoir si ce sang ne provenait pas de la statue… Il
fut donc soumis à analyse car, avant d’en connaître le résultat, toutes les
122
LES BASES DU RAISONNEMENT
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LES BASES DU RAISONNEMENT
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LES BASES DU RAISONNEMENT
Alors c’est parce qu’il n’y en a pas. » Les applaudissements eussent été
moins nourris.
Un raisonnement faux peut amener une conclusion juste. En fait, il n’y
a rien de plus banal et on entend tous les jours des propos affligeants pro-
noncés par les as du discours qui paraissent souvent ignorer les lois les
plus élémentaires des enchaînements logiques. Pour étayer ses préfé-
rences, on fait feu de tout bois. C’est pourquoi, il ne faut jamais partir de la
conclusion si l’on veut garder la tête froide, mais toujours des prémisses.
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LES BASES DU RAISONNEMENT
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LES BASES DU RAISONNEMENT
La déduction
En passant du général au particulier, on peut obtenir des implications
que l’on appelle déduction. La proposition générale « tous les hommes
sont mortels » implique le cas particulier de Socrate qui donc est mortel.
L’étude scientifique des phénomènes consiste à élaborer des modèles
que l’on cherche à tester par le moyen de la déduction. Un modèle peut
sembler convenir sans être pour autant le bon. Il n’y a qu’à voir combien
de temps il a fallu pour comprendre (de manière certaine et non conjec-
turale) que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse. La lit-
térature foisonne de ces modèles qui paraissent convenir le temps d’une
mode. Leurs auteurs sont souvent des gens honnêtes et scrupuleux qui
opposent à des interprétations fallacieuses de nouveaux modèles qu’ils
ont élaborés au plus près de leurs convictions. Lorsqu’un modèle est in-
adéquat, il est relativement facile de s’en rendre compte mais, en re-
vanche, il est pratiquement impossible de pouvoir affirmer sa validité. Le
seul moyen dont on dispose est l’examen sévère des raisonnements qui
ont conduit à son édification. Il n’est pas totalement exclu qu’une
construction logique déficiente débouche sur la construction d’un modè-
le correct, il n’est qu’à retenir que le faux peut impliquer le vrai ! Toutefois
la prudence nous invite à nous méfier de toute interprétation, si savam-
ment fût-elle établie, quand elle repose sur la base d’une logique incertai-
ne. En effet, ce n’est pas le nombre de citations et de références qui doit
rendre une théorie crédible car les auteurs cités ont très souvent émis
leurs vues en l’absence de toute exigence logique. Ainsi les « grandes
idées » se succèdent sans fin les unes aux autres et seules se trouvent
confirmées celles qui ont passé l’épreuve de la réalisation technique. Le
couperet de la technologie élimine toutes les théories boiteuses.
Le chemin inverse de la déduction, l’induction, permet de passer du
particulier au général. Partant d’affirmations particulières, il faudrait re-
monter à une affirmation globalisante. Voilà qui est un exercice vraiment
périlleux ! Il n’y a aucun moyen immédiat permettant d’obtenir une certi-
tude universelle à partir de données particulières. Nous savons qu’il s’agit
là d’un travail considérable que le cerveau effectue spontanément mais
parfois de manière aberrante.
« Il ne faut pas se fier aux apparences » est un cliché plein de sagesse. Si
l’on sait que deux propositions A et B sont telles que A fi B, le simple fait
de constater B fait entrevoir A. C’est cela, les apparences. Or une autre im-
131
ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LES BASES DU RAISONNEMENT
La lourdeur du syllogisme
Le syllogisme étant le seul accès à la logique auquel la plupart des étu-
diants ont eu droit, il ne faut pas s’étonner que le bénéfice de cet ensei-
gnement soit finalement si mince sur le plan du raisonnement.
En langage actuel (règle du modus ponens), le syllogisme se compose
de deux prémisses, la principale « A fi B », qui est une généralité, et la se-
condaire, qui est un cas particulier nous assurant que A convient. Ceci per-
met alors d’affirmer la conclusion : B convient.
Dans l’exemple traditionnel « Tous les hommes sont mortels, or Socrate
est un homme, donc Socrate est mortel », la seconde prémisse précise que
Socrate convient à la catégorie envisagée.
Construisons exactement sur le même modèle, le syllogisme suivant :
« Les humains sont des animaux, or Berthe est un humain, donc Berthe est
un animal » à cette différence près que vous pouvez déclarer en toute
quiétude que Socrate est mortel sans vous attirer les foudres de Berthe.
Cette petite parenthèse, pour insister sur l’ambiguïté du dialogue où, à
peine la signification est-elle décryptée, qu’une intention vous est prêtée,
alors qu’elle n’a nullement été formulée. Il en résulte une grande difficulté
à se faire comprendre. Dans le premier chapitre, nous avons été mis en
garde contre la mauvaise habitude de nous focaliser sur la conclusion, au
lieu de suivre pas à pas les implications. Les esprits tortueux sont facile-
ment déroutés par l’innocence de la démarche purement déductive.
Le défaut du syllogisme réside dans une certaine lourdeur de formu-
lation.
La pensée remarquablement déductive de nos vénérés maîtres souf-
frait d’une lacune, qui aujourd’hui paraît incroyable, et qui leur laissait
croire que, par la seule vertu de la raison et par l’intermédiaire de la sensi-
bilité, on pouvait totalement expliquer la réalité. Ils n’avaient pas songé à
133
ORIGINE DE LA LOGIQUE
Internalisation
Ajoutons pour clore ce chapitre qu’il existe un théorème de logique
formelle établissant que sa base est consistante, c’est-à-dire faite d’axiomes
non contradictoires.
Bien que la démonstration dépasse le cadre de cet ouvrage, nous pou-
vons en indiquer les grandes lignes. Pour cela, revenons au ex falso quod-
libet et formulons-le de telle sorte que sa structure d’implication apparais-
se clairement.
Si les propositions de bases constituent un système inconsistant
(c’est-à-dire si elles se contredisent), alors toute proposition du même do-
maine d’application (vraie ou fausse) peut être démontrée (hormis bien
évidemment les propositions de base).
Sous forme converse, cette implication devient : si toutes les proposi-
tions ne peuvent être démontrées, alors les propositions de base consti-
tuent un système consistant.
Il ne reste plus qu’à ajouter que, en logique formelle, il existe des propo-
sitions qui ne sont pas des théorèmes (ni des axiomes), qui ne sont donc
pas démontrées, et qui peuvent être soit vraies soit fausses selon la véracité
134
LES BASES DU RAISONNEMENT
de leur contenu. Tout l’art consistera à savoir exhiber la plus simple de ces
propositions, et le théorème de la consistance de la logique sera établi.
L’aspect circulaire de ce théorème risque de jeter le trouble dans les
esprits car on pourrait s’étonner que la logique soit en droit d’établir sa
propre consistance. Comme elle est à la base de tout raisonnement, on ne
peut faire de démonstration sans y recourir. Alors, si la consistance de la
logique doit être établie, ça ne peut être que par elle-même. Mais il y a
plus ! Aucun théorème n’interdit systématiquement les internalisations,
malgré la rumeur. Certains s’étonnent que le fonctionnement du cerveau
puisse permettre d’expliquer le fonctionnement du cerveau. Bientôt
d’autres déclareront que les physiciens ne sont pas aptes à étudier la réali-
té, car ils sont eux-mêmes réels. Et les biologistes ! Ils sont des organismes
vivants, alors que peuvent-ils dire de sérieux sur les organismes vivants ?
Et la pensée, c’est avec elle que l’on pense, alors que pensez-vous que la
pensée puisse penser au sujet de la pensée ? Trêve de plaisanteries, seuls
les parfaits ignorants ignorent leur ignorance…
Bref, aucune interdiction générale d’internaliser ne point à l’horizon,
sauf dans des cas « d’autocontradiction » telle que la déclaration
d’Epiménide : « Ce que je dis est faux ». Par contre « Ce que je dis est vrai »
est une affirmation qui peut sans contradiction être prononcée par un
menteur ou par quelqu’un qui ne l’est pas. Le locuteur parle de ce dont il
parle. Il s’agit bien d’une internalisation. Quand j’affirme que c’est une er-
reur de croire que les erreurs n’existent pas, malgré une internalisation,
la déclaration est consistante. Personne ne pourrait m’objecter : « Pas d’ac-
cord ! L’erreur, c’est de croire que les erreurs existent ! » qui serait auto-
contradictoire.
Bien sûr, on ne peut recommander la haine de toute haine, on ne peut
interdire de tout interdire, ni refuser toute forme de refus sans se contre-
dire dans l’instant. En revanche, il n’y a aucune contre-indication à
conseiller l’amour de l’amour et la tolérance de toute tolérance. Mais crai-
gnons que l’on ne soit contraint d’interdire l’interdiction de tout interdire
ainsi que de refuser le refus de tout refus. Par bonheur on peut rester in-
différent à tout, même à l’indifférence.
Aucune éthique ne pourra se baser sur l’unique principe dont le
contenu serait : « Pas de principes ! » et non plus, aucune théorie ne pourra
jamais s’édifier sur le postulat : « Pas de postulats ! ». Ces impossibilités ne
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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CHAPITRE 7
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES
Sans prétendre que les mathématiques sont la base de tout ce qui est
consistant – car il existe certainement des domaines de cohérence qui
échappent par essence à toute mathématisation – il est permis d’être
émerveillé par leur universalité. Comment se fait-il que cette science, qui
ressemble davantage à un art par le désintéressement de sa démarche,
trouve tant d’applications dans le monde de la technique ?
Sans aucun doute, on se trouve là face à un grand malentendu. Les élèves
(ainsi que leurs parents) croient que les mathématiques servent avant tout
au calcul et comme, à ce que l’on dit, personne n’a jamais nié l’efficacité du
calcul, il est courant d’en déduire que les mathématiques sont d’une grande
utilité. Ceci explique pourquoi la question « A quoi ça sert ? », aussi classique
qu’incongrue, ne surgit jamais lors des cours d’arithmétique ou d’analyse,
mais toujours, au grand dam des professeurs, pendant les cours de géomé-
trie. Acceptons donc une fois pour toutes que la géométrie n’a pas été in-
ventée pour servir à autre chose qu’à faire plaisir à ceux qui la compren-
nent, ainsi que les diverses branches des mathématiques pures.
Mais bizarrement, la physique, qui vise à expliquer le monde inerte, est
compatible avec les mathématiques. Cela paraît presque aussi insolite que
si l’on pouvait utiliser la musique pour formaliser la biologie… Nous sug-
gérerons une réponse à cette troublante question au chapitre suivant.
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
ti Bertrand Russel, supposant que, sur les rayons, il y a des catalogues qui se
citent eux-mêmes et d’autres qui ne se citent pas. De toute évidence, si on
décide de les classer suivant ce critère, il y aura deux listes distinctes et au-
cun catalogue ne pourra figurer dans les deux listes puisqu’un catalogue ne
peut, à la fois, se citer et ne pas se citer. C’est l’un ou l’autre. Ainsi, semble-t-il,
tous les catalogues figureront soit dans une liste, soit dans l’autre.
Or, à peine le bibliothécaire a-t-il terminé la liste des catalogues qui se
citent, qu’une question lui vient à l’esprit. Cette liste est-elle vraiment ex-
haustive ? Non, bien sûr, conclut-il, car il faut y rajouter le titre de la liste
que je viens d’élaborer puisqu’elle sera ainsi, elle-même, un catalogue qui
se cite. Mais à vrai dire, rien ne m’y oblige car ça irait tout aussi bien si je
ne l’incorporais pas, et elle serait de cette façon un catalogue qui ne se ci-
te pas. Laissant cette question en suspens, il rédige la liste des catalogues
qui ne se citent pas, travail assez facile somme toute, car il n’a qu’à copier
les titres de tous les catalogues qu’il n’a pas mis dans la première liste.
Cette deuxième liste terminée, il en écrit le titre sur la couverture :
« Liste des catalogues qui ne se citent pas », puis il s’apprête à compléter sa
liste en rajoutant le titre qu’il vient de lui donner. Mais le voilà bien embar-
rassé car s’il l’incorpore à la liste, celle-ci se cite. Si bien qu’il renonce à
l’incorporer, mais alors, voilà que la liste est un catalogue qui ne se cite
pas et son titre devrait y figurer. « Si j’incorpore son titre à la liste, ça ne va
pas et si je ne l’incorpore pas, ça ne va pas non plus ! » se dit le bibliothé-
caire en se grattant le front.
Mais il ne fut pas le seul. Toute la communauté des mathématiciens fut
en émoi.
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LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES
E E
F F
(b)
contiendrait pas, mais il pourrait tout aussi bien être anormal car alors il se
contiendrait ainsi qu’il apparaît sur la figure 2(a). Impossible de conclure !
Maintenant, regardons à son tour l’ensemble F de tous ceux qui sont
normaux. Peut-il être normal ? Certainement pas car alors, il se contien-
drait. Peut-il être anormal ? Non ! car alors il ne se contiendrait pas, comme
il est aisé de la constater sur la figure 2(b).
Situation hautement inconfortable où seul le couperet de la non-
contradiction doit trancher… Il nous impose de renoncer à la coexistence
de ces deux sortes d’ensembles. Deux possibilités restent alors qui s’ex-
cluent mutuellement : soit il n’y aurait que des ensembles normaux, à l’ex-
clusion des autres, soit il n’y aurait que des ensembles qui se contiennent.
Le choix est instantané car personne ne voudrait se passer des en-
sembles normaux, comme un ensemble de moineaux (qui n’est pas un
moineau), un ensemble de planètes (qui n’est pas une planète), un en-
semble de notes (qui n’est pas une note). Nous, les réalistes, renonçons
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
donc aux ensembles qui se contiennent. Mais rien n’empêche les mathé-
maticiens de se pencher sur des ensembles qui se contiennent, la condi-
tion étant de ne pas faire d’amalgame avec les autres. Par précaution, ils
les ont appelés hyper-ensembles et nous promettent que de fort belles
choses vont en sortir… surréalistes à coup sûr.
Dans la réalité, il peut cependant se présenter des ensembles dont la
nature serait facilement confondue avec celle de leurs éléments. Pensons
à un ensemble de couleurs qui, en mélange, est une couleur (chap. 4,
p. 86) ou à un ensemble de revenus qui, au total, est un revenu, ou un en-
semble de plusieurs forces qui, par composition, est une force appelée
leur résultante. Mais si l’on prend l’ensemble des couleurs avant mélange,
on n’y ajoute pas le mélange ; de même, aux différents revenus avant leur
bilan, on n’incorpore pas le bilan ; et aux forces composantes, on n’ajoute
pas leur résultante. Tous les éléments de l’ensemble ont été composés par
une opération de « mixage » et le résultat de cette composition ne doit pas
être confondu avec l’ensemble. Par exemple, s’agissant d’une classe de
nombres, le total de ces nombres, obtenu par addition, n’est pas à
confondre avec leur totalité. Encore un piège du langage !
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LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES
Tout singleton est d’une autre nature que son unique élément, alors
que chaque partie d’un ensemble est de même nature que cet ensemble.
Maintenant que la prise de conscience a été faite de la différence essen-
tielle entre un élément et l’ensemble auquel il appartient, il faudrait ban-
nir à tout jamais la dangereuse expression « faire partie de ». On induit in-
évitablement des confusions en disant qu’un élément « fait partie » d’un
ensemble alors que, la minute précédente, on a insisté sur le fait qu’un
élément n’est pas une partie. La rigueur des mathématiques aurait à pâtir
d’une formulation contradictoire et, si les professeurs ne surveillent pas
de près leur vocabulaire, les élèves ne peuvent s’y retrouver.
Ces précautions étant prises, il n’est plus jamais question qu’un en-
semble soit un élément de lui-même. Mais gardons-nous de prononcer ces
sages paroles en utilisant une terminologie impropre… et évitons autant
que possible de dire qu’un ensemble ne doit pas « faire partie » de lui-mê-
me puisque par ailleurs il est bel et bien une partie de lui-même.
Exemple à l’appui
Qu’est-ce que l’ensemble de tout ce qui produit des pommes ? Est-ce
« l’ensemble de tous les pommiers » ou « l’ensemble de tous les vergers
contenant des pommiers » ?
Une réponse exclut l’autre car il est interdit de confondre un ensemble
de pommiers et un ensemble de vergers. En effet, un ensemble de pom-
miers peut constituer un verger ; ceci reviendrait, on l’a compris, à
confondre un verger et un ensemble de vergers. On risquerait ainsi de
tomber sur un ensemble se contenant lui-même !
Il faut donc choisir entre les deux solutions. Chacune d’elles convient,
mais elles sont incompatibles. Comme rien ne permet de décider si une
réponse est préférable à l’autre, nous donnerons celle-ci : les questions qui
demeurent sans réponse déterminée sont souvent des questions mal po-
sées. Nous exigerons alors une contrainte supplémentaire, celle de men-
tionner l’ensemble de référence au sein duquel on prélève les éléments. Il
faudrait donc préciser au préalable si ce référentiel est un ensemble
d’arbres (un verger) ou un ensemble d’ensembles d’arbres (un ensemble
de vergers).
Faute de cette précision, l’ensemble de tout ce qui produit des
pommes est aussi inconsistant que l’ensemble de toutes les choses ou que
l’ensemble de tout ce qui existe. Les argumentations portant sur des su-
jets aussi ambigus apportent des réponses pouvant convenir séparément,
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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CHAPITRE 8
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
ce. Pour l’instant, ceci ne nous montre rien d’autre que le souci préliminaire
des mathématiciens de mettre systématiquement en question l’existence
d’un être. Mais cette existence n’aurait aucun sens si l’objet mathématique
n’était pas clairement défini comme étant un élément d’un ensemble préa-
lablement donné. Notons que rien ne s’oppose à ce que l’élément en ques-
tion soit lui-même un ensemble ; il appartient alors à un ensemble d’en-
sembles. Il y a une hiérarchie qui ne peut être transgressée sous peine de
monstrueuses aberrations. Ecoutez celle-ci et vous en serez convaincu.
Une femme assez laide, disons-le, vit avec d’autres gens encore plus vi-
lains qu’elle. « Je suis la plus belle femme de la maison » est-elle en droit
d’affirmer. De plus, sa maison étant la plus belle de la région, sa région, la
plus belle du pays et son pays, le plus beau du monde, elle s’exclame sou-
dain : « Je suis donc la plus belle femme du monde ! »
En passant de l’ensemble des occupants de la maison, à l’ensemble des
maisons de la région, puis à l’ensemble des régions du pays, puis à l’en-
semble des pays du monde, on monte dans la hiérarchie déterminée par
ces ensembles. La relation être la plus belle est valable à chaque niveau,
mais devient fausse si on s’amuse à lui faire traverser les étages. Pour ceux
qui connaissent les dessins animés de Tex Avery, ce procédé est très fré-
quent et produit des effets d’extravagance assez efficaces. Sur le dessin est
soudain représenté un incident qui ne peut se produire qu’au moment de
la projection : un poil apparaît sur l’image en copie conforme de ce qui ar-
rive à l’objectif d’un projecteur lorsque la pellicule est poussiéreuse, et
pour aller jusqu’au bout de l’idée, le personnage dessiné se penche et en-
lève rapidement le poil gênant. Il y a passage d’un univers à l’autre exacte-
ment comme dans l’histoire de « la plus belle femme du monde ».
L’existence de l’objet ne peut être dissociée de son appartenance à un
ensemble. Est-on en droit de dire que le personnage du dessin animé exis-
te ? En se référant à la réalité à laquelle appartient le spectateur (qui peut
être vous ou moi), il n’existe certainement pas. S’adressant à un enfant, on
lui dirait qu’il n’existe pas « en vrai ». Pourtant ce personnage existe (puis-
qu’il apparaît) dans ce dessin animé-là.
Cependant, malgré la rigueur exemplaire qui leur est coutumière, les
mathématiciens ne remettent pas en question certains concepts sans les-
quels les mathématiques s’évanouiraient. La notion d’existence est de cet-
te nature et la leçon à en tirer est d’importance : les mathématiques sont
édifiées sur une base de réalisme. Une idée reçue voudrait qu’elles soient
pure construction de l’esprit, comme si tout lien entretenu avec le réel ré-
vélait une faiblesse.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
Dire que le réel ne nous est pas directement accessible est une banali-
té. Seuls les modèles qu’il induit dans nos esprits sont saisissables. A tra-
vers eux, nous appréhendons des lois et, à condition de les respecter,
nous pouvons agir sur la réalité. Cependant, aucune implication logique
n’a le pouvoir démonstratif de prouver la réalité de ce que nous appelons
un fait. Dans une suite d’implications, les idées sont enchaînées les unes
aux autres et tout espoir de déboucher sur un fait est parfaitement vain.
Ainsi donc, il faut toujours prendre la précaution de postuler l’extériorité
d’un concept dont on cherche à savoir s’il correspond à une réalité, faute
de quoi on aboutira inéluctablement à se convaincre du contraire.
La logique toute seule n’est pas suffisante pour établir des vérités, si ce
n’est à l’intérieur de la logique. Toute science se construit à partir d’ingré-
dients dont on a préalablement postulé la réalité, c’est-à-dire l’existence.
Puis on examine l’efficacité de ces hypothèses, sans les remettre en cause
dans un premier temps. Mais si elles conduisent à d’interminables contro-
verses, il est sage alors d’envisager leur rejet. Dans le meilleur des cas, on
parviendra à invalider l’existence postulée, ainsi que nous l’avons fait
pour « l’existence de l’ensemble de tout ce qui est réel ».
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
blie. C’est donc à tort que les relativistes prétendent qu’il n’y a aucune
vérité absolue. Du même coup, aux antipodes, nous assistons à l’effondre-
ment du beau rêve de nombreux positivistes puisque la totalité des lois
universelles relève du mirage.
Du face à face entre ces contraires dissymétriques, il ressort que l’objec-
tivité, disons la vérité, ne peut être atteinte dans sa totalité, puisque l’en-
semble de tout ce qui est objectif ne saurait l’être, alors que la subjectivité
globale a force de vérité universelle (parce que l’ensemble de tout ce qui
comporte un facteur de subjectivité est indépendant de l’observateur).
En conclusion, la constatation d’un fait, ou supposé tel, doit être assor-
tie de l’existence postulée de sa part intrinsèque de réalité (en d’autres
termes, on suppose que ce fait n’est pas un mirage), mais surtout sans
perdre de vue l’existence de la subjectivité (dans sa totalité) quand bien
même, relativement à ce fait, sa proportion en est inconnue.
Avec une grande clarté, Murrey Gell-Mann [29], prix Nobel de phy-
sique, expose les apparentes contradictions de la mécanique quantique
comme provenant du niveau de finesse – traduit en « agraindissement »,
par analogie avec le grain d’une photographie – suivant lequel on scrute
le réel. Une observation « à gros grains » fait perdre de l’information et il
faut tenir compte de cette perte, ce qui ne peut se faire que dans sa totali-
té. Nous voyons combien cette conclusion est conforme aux exigences de
la logique : ce que l’on perd en information ne peut être connu que globa-
lement, puisque tout ce que nous ignorons détermine un ensemble que
nous n’ignorons pas ; alors que ce que l’on gagne ne peut être connu que
ponctuellement, parce que tout ce que nous connaissons détermine un
ensemble que nous ne connaissons pas. En d’autres termes, la totalité du
connaissable est inaccessible à jamais, et de plus, nous ne pouvons avan-
cer dans la connaissance sans prendre en compte l’existence en bloc de
tout ce qui nous échappe. L’ensemble des lois qui régissent l’univers se
dérobera inlassablement, comme le pied d’un arc-en-ciel devant celui qui
cherche à l’atteindre.
Les prises de positions de nos contemporains méritent que l’on s’y at-
tarde, mais celles de nos prédécesseurs aussi.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
douter qu’il s’agit du même chat. Je peux alors me dire que le chat qui
m’est apparu deux fois, aurait pu, si je l’avais voulu, m’apparaître trois fois
ou un nombre quelconque de fois. Ainsi, il y a quelque chose qui m’appa-
raît indépendamment du nombre de ces apparitions. Ce quelque chose ne
dépend donc pas du fait que je l’ai vu car j’aurais pu le voir zéro fois. On
appelle cela exister ou, ce qui est synonyme, être réel. Insistons bien sur
ce fait : une chose peut exister sans m’apparaître pour autant, ni sans ja-
mais apparaître à personne. Cependant, pour les adeptes d’un courant de
pensée réducteur, seul ce qui apparaît a droit d’existence. Sans doute
n’ont-ils jamais entendu parler des espèces restées inconnues à ce jour.
Remarquons que l’enchaînement d’inférence serait identique si, plutôt
que d’un animal ou d’une plante, il s’agissait d’une relation qui n’aurait
pas encore été découverte.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
neutrino : il fut d’abord supposé par W. Pauli, mais il a fallu attendre qu’un
faisceau de ces hypothétiques particules produise des effets observables,
en 1956, pour que la communauté scientifique convienne de sa réalité.
C’est dans cette attitude, face à la notion d’existence, que réside l’essen-
tiel de la différence entre les disciplines dites mathématiques et physique.
Les deux constructions sont basées sur les mêmes principes de logique,
mais les mathématiciens ne se laissent pas emprisonner par les diktats de
la réalité empirique. On pourrait dire que les mathématiques sont la phy-
sique de l’imaginaire.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
Peu de gens sont conscients que « notre » espace a des propriétés qui
lui sont propres. Parce que nous y sommes habitués, et surtout parce
qu’elles sont les mêmes pour tous, elles nous paraissent évidentes et nous
serions portés à croire, comme Kant, qu’elles proviennent de notre esprit.
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
Aucun érudit vivant à l’époque de Job ne nous aurait crus si nous étions
venu lui tenir pareil propos car, pensant à un espace euclidien à deux di-
mensions (une surface plane), les propriétés « pas de limite » et « étendue
infinie » sont équivalentes. D’ailleurs ne disons-nous pas indifféremment
illimité ou infini ainsi que limité ou fini ?
Quand nous pensons à notre espace à trois dimensions, nous commet-
tons exactement la même erreur que nos aïeux. Aux mêmes questions, les
mêmes réponses… Si nous imaginons les « confins de l’univers », la ques-
tion lancinante de savoir ce qui se cache au-delà nous tourmente. Alors
mieux vaut supposer que notre univers (notre espace) n’a pas de bord et
ainsi la question devient caduque. On imagine que, si loin que l’on puisse
aller, jamais on ne rencontrera de limite et que, par conséquent, l’espace
est infini. Malheureusement ce raisonnement est faux !
Revenons donc sur terre. Pensons à notre planète. Elle est sphérique, sa
surface ne possède aucune limite et n’est pas infinie. Cela ne nous appa-
raît nullement contradictoire car nous savons nous la représenter comme
une sphère plongée dans l’espace. En revanche, pour les anciens qui se la
représentaient plate, c’est-à-dire euclidienne, il y aurait eu contradiction
dans leur esprit entre sa finitude et l’absence de toute limite. Ils auraient
repoussé violemment l’idée qu’elle pût être à la fois finie et illimitée. Nous
sommes, pour l’espace à trois dimensions, exactement dans la même situa-
tion qu’eux et nous devons admettre que l’absence de limites n’impose
pas à notre espace d’être infini. Dans un espace dit sphérique, c’est-à-dire
analogue à ce que serait une sphère avec une dimension de plus – donc
impossible à imaginer – l’absence de limites n’implique pas l’infinitude.
Dire que l’espace est fini, ne revient pas à déclarer qu’il a une limite.
L’affirmation de sa finitude n’autoriserait pas en retour la question naïve
qui vaudrait pour un espace euclidien : « Mais au-delà, qu’y a-t-il ? » Voilà
pourquoi il faut s’efforcer de ne jamais utiliser le mot « limité » pour fini.
Le lecteur se rappelle sans doute de la question « mais, avant l’origine du
temps, qu’y avait-il ? » Nous en avons longuement parlé au chapitre 5.
« Avant le début du temps » est auto-contradictoire, car si le temps a un
début, alors avant ce début ne peut être dans le temps. Sur le même mo-
dèle, on ne peut dire « au-delà de limites inexistantes » car, si les limites
n’existent pas, il n’y a ni en deçà ni au-delà.
Ces deux questions sont d’une égale ingénuité et n’ont pas lieu d’être
posées. Elles demeureront à tout jamais sans réponse. Leur incongruité est
aussi flagrante que celle qui consisterait à demander si un chauve préfère
avoir la raie au milieu ou sur le côté.
160
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
Pour donner une idée des propriétés que peuvent avoir en propre des
espaces de formes différentes, représentons-nous un circuit qui serait tra-
cé sur un plan ou sur la surface d’une sphère. A la condition qu’il ne se re-
coupe pas (en O et non en forme de 8), ce trajet partagerait la surface en
deux parties distinctes. En revanche, si nous vivions à la surface d’un tore
(pensons à un pneu), il y aurait moyen de découper cet espace suivant un
chemin fermé qui ne délimiterait pas deux régions distinctes (par
exemple en suivant un méridien).
Au lecteur qui aimerait en savoir un peu plus sur les propriétés d’un
espace courbe, proposons de prendre un crayon et une feuille de papier.
Figure 3
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
Figure 4
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
Figure 5
Espace et logique
En passant de 2 à 3 dimensions, la diversité des formes se multiplie.
Mais ce qui importe pour l’instant, c’est d’être bien convaincu que l’espa-
ce dans lequel nous évoluons a des propriétés spécifiques, qui ne dépen-
dent pas de notre bon vouloir. Ce n’est pas nous qui construisons l’espa-
ce, c’est l’espace qui nous construit.
Nous voici à même de montrer que ses règles, en forgeant notre esprit,
ont engendré notre logique. Les lois de la logique nous sont révélées par
le dialogue que nous établissons avec l’espace lorsque nous déplaçons
des objets.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
Il n’est donc pas étonnant qu’une autre logique se dévoile lorsque l’on
scrute l’infiniment petit. En admettant que, à d’autres échelles, l’espace ne
soit pas euclidien, comme le propose l’astrophysicien français Laurent
Notale, il pourrait être pourvu de propriétés très différentes de celles que
nous connaissons, notre logique n’a a priori aucune raison de s’y appli-
quer. Et c’est bien ce que l’on constate avec la troublante mécanique
quantique. Qu’on se le dise, si elle est si déroutante, ce n’est pas sa faute,
mais certainement la nôtre. C’est notre esprit qui est inadapté à l’infini-
ment petit… Forts de cette constatation, nous voici à l’abri de la tenta-
tion, à laquelle tant de savants succombent, de nier la réalité de l’espace et
des phénomènes qui s’y déroulent à très petite échelle.
Dès que des contradictions pointent le bout du nez, il se trouve tou-
jours des penseurs pour remettre le réalisme en cause. C’est simplement
parce qu’ils ignorent le bénéfice que l’on peut tirer d’une hypothèse sup-
plémentaire d’existence. Si elle ne convient pas, il sera toujours possible
de la rejeter le moment venu. L’outil que nous détenons nous délivre de
toute retenue à l’égard de la métaphysique.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
concept. Le temps zéro entraîne la pensée dans les excès d’un autre non-
concept, une température infinie. Voilà ce qui arrive quand on veut plier
les lois de la nature aux exigences de nos anciennes idées.
Alors renonçons une fois pour toutes au dogme naïf de la création, et ad-
mettons que certaines choses peuvent exister sans avoir été créées pour au-
tant. Du coup, le néant, absence de toute substance, ne s’impose plus. Si des
particules apparaissent spontanément à partir de rien, c’est que ce « rien »
contenait la possibilité de faire émerger quelque matière. Croire que l’exis-
tence de la matière nécessite justification descend tout droit du dogme qui
prétend que seul le néant serait spontané. L’abandon de cette croyance, en-
racinée dans bien des cultures, rend évidentes les conclusions récentes de
la physique : l’espace vide n’est pas le néant puisqu’il peut être plus ou
moins énergétique [32]. L’image qu’en présente l’astrophysicien Michel
Cassé est bien différente de celle qui était en vigueur dans la physique clas-
sique, nous obligeant ainsi à la gommer pour la remplacer par celle d’un mi-
lieu en perpétuelle fluctuation. Ce renversement des modèles reçus res-
semble étonnamment à la volte-face que nous avons dû opérer à propos de
l’apparition des espèces vivantes qui ne peut plus être représentée comme
une abondante diversité émergeant de l’uniformité, mais qui se réalise sur
fond de fluctuations aléatoires des transmissions génétiques. C’est donc la
physique qui répond à notre interrogation relativement à la substance. Il n’y
a aucune raison de se tourner vers sa création puisque sa présence n’est
pas plus étonnante que ne le serait son absence.
Alors que la logique conduit à affirmer que ni le temps ni la cause pre-
mière ne peuvent avoir été créés, elle n’apporte pas de réponse aussi im-
médiate pour l’espace. En recourant à la théorie de la relativité restreinte,
nous verrons que l’espace doit exister (car il apparaît) aussi loin que l’on
remonte dans le temps. En d’autres termes, nous pouvons dire qu’il n’a
pas été créé puisqu’il a toujours (c’est-à-dire de tout temps) existé, quand
bien même ce plus lointain passé ne se situe pas dans les tréfonds de l’in-
finitude.
Il est fort possible que l’espace soit fini – bien que les mesures de den-
sité de la matière qu’il contient favorisent la conclusion inverse – mais ce
n’est pas une raison pour représenter l’espace-temps comme une bulle en
expansion vue de l’extérieur, comme le fait Barrow [33]. Où serait l’obser-
vateur sinon dans un autre espace, euclidien celui-là, et dans un autre
temps, linéaire et infini ? De telles représentations à but didactique sont le
fruit des contradictions logiques qui surnagent dans les eaux troubles de
la pensée traditionnelle.
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L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER
Au nom de la science
Quels furent les arguments, soi-disant scientifiques, développés par un
conférencier (professeur d’histoire dans une université sud-africaine)
pour établir la « preuve scientifique de la télépathie » ? C’était là le titre de
sa conférence et comme le public était prié de se munir de papier et de
crayon, cette précaution semblait prometteuse de sérieux.
Le conférencier avait devant lui une pile de cartes comportant cinq
signes cabalistiques différents qu’il tirait au hasard après avoir scrupuleuse-
ment mélangé le paquet. Il se concentrait fortement pour communiquer le
signe figurant sur la carte qu’il avait tirée et, pendant ce temps, le signe
« mentalement émis » devait surgir dans l’esprit des participants qui étaient
invités à noter ce qui leur passait par la tête, c’est-à-dire l’un ou l’autre des
cinq signes. Le conférencier ne prit pas la peine de faire remarquer que, en
l’absence de toute télépathie, les chances de coïncidences étaient de une
sur cinq. Sans doute était-il sincèrement convaincu que chaque coïncidence
était le fait d’une transmission de sa volonté. Les prémisses de son argumen-
tation, qui semblaient largement partagées par le public, étaient donc qu’en
l’absence de télépathie, il n’y aurait aucune coïncidence. Toujours est-il que
voici comment se passa le dépouillement des résultats.
Sur les cent tirages qu’il effectua, la plus forte probabilité était de vingt
coïncidences (une pour cinq). S’adressant au public, il demanda à ceux
qui en avaient vingt de lever la main. Puis il s’adressa de la même manière
à ceux qui en avait vingt et une. Le nombre de mains levées fut plus faible
que précédemment, comme de bien entendu, mais remarquons que ce
nombre aurait été à peu près identique pour dix-neuf coïncidences, bien
que la question fut escamotée. Petit à petit le professeur modifiait sa ter-
minologie. « Qui a vingt-deux bonnes réponses ? » Quelques mains timides
se levèrent. « Qui en a vingt-trois ? » sur un ton exprimant l’émerveille-
ment. « Oh ! For-mi-dable ! Y aurait-il des personnes qui en auraient davan-
tage ? » Deux personnes brandirent fièrement la main. « Vous ! Combien ? –
Vingt cinq ! – Bravo, bravo !… Et vous ? – Vingt-huit ! – In-croy-able ! Vous
êtes vraiment très réceptif ! Permettez que je vous remette un prix pour
vous féliciter de cette remarquable performance. »
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CHAPITRE 9
DU SENTIMENT D’EXISTER
L’existence humaine
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DU SENTIMENT D’EXISTER
néaires où les objets sont alignés comme les perles d’un collier. En ad-
mettant que la notion d’entité leur échappe, comment pourraient-ils éla-
borer le concept de leur propre unité ? Et sans se percevoir comme un
tout, comment pourraient-ils avoir connaissance d’eux-mêmes ?
Savoir que l’on existe n’est pas à confondre avec se sentir, pris au sens
de ressentir, mais la première condition implique la seconde. La conscien-
ce – bien que voilà un mot dont on use en omettant de préciser claire-
ment son sens (Bertrand Russel adressait ce reproche aux philosophes) –
pourrait bien être la connaissance de sa propre existence qui ne serait
autre que le modèle élaboré par le programme d’unification à partir des
informations éparses produites par les agissements.
Les paléoanthropologues cherchent à déterminer à quel moment la
conscience est apparue chez l’homme ou chez les préhominiens. De quoi
parlent-ils exactement ? En admettant qu’il s’agisse de l’émergence du
concept « je », pourquoi alors ne pas penser qu’il est présent à un degré
moindre chez d’autres animaux ? Il serait apparu de manière progressive
et, par conséquent, chercher l’instant précis de son émergence serait par-
faitement vain.
Le comportement des humains est guidé par des motivations diverses
dont la première est en conformité avec notre nature animale : la survie
du corps par le truchement du confort physique. Tout le monde sait que
la pénurie alimentaire engendre la sensation désagréable de faim qui, en
cas de sérieuse disette, supplante les autres préoccupations ; mais que l’air
devienne irrespirable, et voilà la quête d’air pur qui devient prioritaire.
Quand les exigences somatiques sont satisfaites, l’esprit reste disponible
pour d’autres motivations.
De tous les mobiles qui guident les agissements de chaque individu, l’af-
firmation de sa propre existence semble venir en tête, pour autant que la
survie physique ne pose pas de problèmes, insistons sur ce point. Cette af-
firmation est le moteur de la sociabilité, des revendications d’appartenance
idéologique, religieuse ou ethnique ; elle joue un grand rôle dans la re-
cherche d’un partenaire sexuel, dans la quête d’amour, de justice, de gloire,
dans le besoin d’être reconnu par les autres ; elle se manifeste clairement
par les tombeaux monumentaux qui ont survécu à leur riche propriétaire.
Ce besoin presque permanent d’affirmer sa propre existence se forge-
t-il dans la petite enfance, ou est-il inscrit dans le patrimoine génétique ?
Suivant cette deuxième suggestion, il s’agirait d’un réflexe que l’on pour-
rait rapprocher du comportement de marquage du territoire que l’on ob-
serve chez les mâles de nombreuses espèces de vertébrés. Graver son
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
nom sur la paroi d’une grotte ou lever la patte contre un tronc d’arbre,
voilà deux attitudes qui ne se ressemblent guère de prime abord, mais qui
répondent néanmoins à la même finalité, le marquage du territoire. Cette
impérieuse nécessité remplirait parfaitement la fonction d’assurer la réali-
té de son existence. Laisser son empreinte, c’est écrire : « J’existe. »
La connaissance que l’homme a de lui-même, il ne la doit qu’à son en-
tourage.
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DU SENTIMENT D’EXISTER
niée, ce qui créerait un conflit intérieur, mais elle n’est plus regardée en
face car elle est occultée par la souffrance engendrée. L’inconscient a, de
cette manière, inventé le plus logique – puisque le moins contradictoire –
des moyens de survie. Plutôt que de mourir de chagrin, le dépressif se re-
garde souffrir, réduisant ainsi son E.I. à sa seule personne.
Des phénomènes collectifs absolument similaires se produisent, or ils
sont si lourds de conséquences qu’ils justifient un sérieux effort d’appro-
fondissement. En fonction de notre éducation et de notre vécu, chacun de
nous a acquis, à un moment donné, une image de soi et a ainsi pu élaborer
son E.I. Rappelons que la perception de notre propre existence est imbri-
quée dans la notion d’appartenance à l’ensemble de ceux que nous esti-
mons comme semblables à nous. Un jour, pour une raison ou pour une
autre, à la suite d’un fait inacceptable, voilà que nous ne pouvons plus
nous considérer comme l’un des leurs. Quel est le remède, si ce n’est le
rétrécissement de l’E.I. afin d’en exclure ceux qui ne paraissent pas
conformes à notre image ? Un travailleur qui ne trouve plus d’emploi se
sent rejeté par la société. C’est insupportable à vivre car il s’agit d’une re-
mise en cause de sa propre valeur. Afin de détourner l’attention de la cau-
se de sa souffrance, l’esprit choisit inconsciemment la solution qui préser-
vera au mieux son confort en ne percevant plus que le sous-ensemble de
ceux qu’il peut encore considérer comme ses semblables. Le rétrécisse-
ment de l’E.I. est une défense en vue de sauvegarder ce qu’il y a de plus
fondamental dans le psychisme, la croyance en sa propre existence. Il
s’agit d’un automatisme parfaitement consistant et presque inéluctable
qui explique pourquoi certaines personnes deviennent racistes, nationa-
listes ou délinquantes.
Nul n’ignore à quelles exactions ce mécanisme peut conduire. Les at-
tentats terroristes sont, notons-le, souvent revendiqués, sinon par une per-
sonne, du moins par un groupe, ce qui montre bien leur origine existen-
tielle. Les rejeter en bloc sans chercher à les comprendre est une attitude
malheureusement très répandue qui a pour effet d’entretenir la violence
et de s’autoriser, sans qu’il paraisse, à la pratiquer en retour.
185
ORIGINE DE LA LOGIQUE
que chacun porte en lui. Car les phénomènes existentiels nous touchent
tous et personne ne peut affirmer ne jamais se trouver en proie à ce que
l’on appelle couramment une crise d’identité. Il ne sert à rien de répéter
sur tous les tons « Arrêtez les massacres ! », mieux vaut donner à tout être
pensant la possibilité d’avoir un ensemble d’identification aussi vaste que
possible. Mais comment ?
Sans le moindre risque de se tromper, on peut éliminer tous les
moyens utilisés jusqu’à présent car ils ont largement démontré leur parfai-
te inefficacité, même ceux qui auraient pu faire illusion, comme le chris-
tianisme. « Aime ton prochain comme toi-même » ne définit pas qui est le
prochain. Ces paroles, pleines de sagesse en leur temps, s’adressaient à
une population dont la morale était soumise au principe « œil pour œil,
dent pour dent ». Personne ne peut nier que les paroles de Jésus aient por-
té leurs fruits localement et momentanément, puisque manifestement les
populations chrétiennes se sont affranchies du cercle infernal édicté par
la loi du talion. Pourtant, au lieu de renforcer la portée de ce message,
l’institution chrétienne s’est empressée de l’occulter par une géniale en-
tourloupette : c’est Jésus-Christ qu’il faut aimer ! De la sorte, cet amour
embarrassant du prochain se voit relégué à l’arrière plan. Pour masquer la
supercherie, c’est au nom de celui qui a prononcé ce message qu’il a été
dénaturé. Cette méthode de détournement d’idéologie est classique.
Staline n’a pas usé d’un autre stratagème en érigeant Lénine quasiment au
rang de divinité, usurpant ainsi sa caution en toute impunité. Les endoctri-
nés de tous bords se laissent tromper par les apparences quand bien mê-
me elles sont en contradiction avec les faits. Faire de Jésus une divinité
n’éveille pas les soupçons. Et voilà pourquoi, malgré son message de paix,
d’amour et de tolérance, c’est en son nom que tant d’exactions ont été
commises ! Heureusement pour lui, il ne pouvait se douter de l’effroyable
trahison qui devait lui survivre ! Actuellement, le procédé reste payant.
Pour tenter sa chance parmi les intellectuels, la divinité à invoquer serait
plutôt la Rationalité. Il est frappant que les thuriféraires de l’irrationnel
s’appuient sur un langage abscons qui est, pour les initiés seulement, une
ahurissante parodie [36] de discours scientifique.
Non seulement l’E.I. doit être vaste, mais il serait prudent d’assurer sa
stabilité. Pour cela, il est indispensable d’y mettre ceux qui, parmi les
« prochains », risqueraient de s’en voir rejetés au moindre dérapage. Parmi
ces exclus potentiels se trouvent les victimes (même les nôtres), les bour-
reaux (même les nôtres) ainsi que tous ceux qui nous tiennent à l’écart
de leur E.I., trop exigu pour nous contenir.
186
DU SENTIMENT D’EXISTER
Rendre une victime seule responsable de son sort est une manière dé-
tournée de la rejeter. Les arguments du style « elle l’a bien voulu » ou « ils ne
peuvent s’en prendre qu’à eux » sont autant de déclarations d’exclusion sous
une forme embellie pour éviter de dire ouvertement : « Je les condamne par-
ce que les victimes me dérangent. » Ces propos déguisés devraient être ban-
nis à tout jamais car, en dissimulant leur vraie signification, ils entretiennent
le rejet de personnes qui, en retour, éprouveront d’autant plus la nécessité
de proclamer haut et fort leur existence. Qu’elles soient victimes d’elles-
mêmes, des autres ou éventuellement de nous, peu importe : toutes les vic-
times devraient entrer dans notre E.I., il en va de la sécurité de tous. Mais
voilà une démarche bien difficile car elle nous oblige à reconnaître que la
victime, un jour, pourrait être vous ou moi. Nous avons dit que les bourreaux
doivent aussi être pris en considération, car sait-on si, eux-mêmes, ne sont
pas des victimes et si, suivant les difficultés rencontrées ou les mensonges
ingurgités, nous ne deviendrions pas nous aussi des bourreaux ?
Il faut bien comprendre que tous ceux qui sont en dehors de notre E.I.
sont nos exclus. Or le besoin d’être rassuré quant à son existence se tra-
duit par une revendication d’appartenance à un ensemble. Le plus sou-
vent cet ensemble est exhumé de l’Histoire, mais il peut aussi être pure-
ment imaginaire, peuplé des âmes de nos aïeux, meublé de virtualité et de
rêves – ce qui explique le succès de l’évasion dans les mythes religieux et
autres – mais on n’empêchera pas que, à quelques rêveurs près, tout le
monde ait son ensemble d’identification ancré dans la réalité. Que ce
choix s’appuie sur une réalité plutôt que sur des croyances surnaturelles,
ne le rend pas moins imaginaire. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit
d’idées et non de faits, et si nous avons pouvoir sur nos idées, chacun
peut choisir plus ou moins délibérément son E.I. ; mais quand il est trop
petit, les exclus éprouvent le besoin d’être reconnus. Pour cela ils revendi-
quent leur existence, parfois avec beaucoup d’agressivité et si toutes ces
manifestations restent lettre morte, ils s’identifient entre eux, car faute
d’un grand E.I., un plus petit peut faire l’affaire quand il s’agit simplement
de se prouver que l’on existe. Et voilà le processus en marche. Les exclus
ont maintenant leurs exclus. Et des lamentations s’élèveront : « Toute cette
haine ! » répéteront sans fin ceux qui ne se seront nullement souciés d’évi-
ter la dégradation de la situation.
Afin de mieux faire comprendre ces considérations, proposons une
fable. Imaginons un instant que les natifs du Sagittaire fassent systématique-
ment les frais d’une discrimination « zodiacale ». Par quelle tactique faudrait-
il lutter contre une aussi intolérable injustice ? Les uns essayeraient de reva-
187
ORIGINE DE LA LOGIQUE
loriser les natifs de ce signe en prétendant qu’au contraire c’est l’un des
meilleurs. « Nous sommes Sagittaire et fiers de l’être » clameraient-ils.
D’autres adopteraient une stratégie plus subtile et parviendraient, par des
propos enflammés, à culpabiliser leurs persécuteurs. Ne serait-il pas plus ef-
ficace de lutter directement contre l’ignorance qui est à la source de ces
corrélations fantaisistes que fait l’astrologie entre la diversité des êtres et les
variations de la voûte céleste qui, aujourd’hui, ne font plus mystère ?
Les défilés bougie à la main, les pancartes « Plus jamais ça ! », les airs
indignés et les paroles consolatrices sont révélateurs d’une immense
candeur. Au mieux, cela ne sert à rien. Et craignons que les bonnes
consciences, apaisées par les déclarations d’intentions, n’aient tendance
à s’en satisfaire au lieu de s’attaquer au fond du problème.
Anthropocentrisme
L’affirmation gratuite « nul ne sait où il va tant qu’il ignore d’où il vient »
est une dangereuse incitation à la revendication d’appartenance ethnique. Il
est inquiétant de constater combien elle prolifère. Elle fleurit en particulier
chez les paléoanthropologues, ce qui se comprend aisément car, par son ap-
parente sagesse, elle peut favoriser le pourvoi de crédits, si difficiles à obte-
nir. Vibrantes comme des cloches, les maximes creuses s’entendent de loin.
Les seules racines qu’il ne soit pas dangereux de revendiquer sont
celles que l’on peut choisir, que l’on peut partager, que l’on peut commu-
niquer ou, si on le désire, que l’on peut arracher. Le morcellement d’une
nation en entités politiques correspondant aux différentes ethnies ne ga-
rantit pas à coup sûr la survivance de la diversité des traditions cultu-
relles, car il entraîne souvent des massacres et des génocides. Quand cha-
cun aura renoncé à revendiquer les privilèges liés à sa classe sociale, à son
ethnie ou à sa religion, pour étendre sa revendication d’appartenance à
l’humanité tout entière, alors naîtra l’espoir de voir notre espèce entrer
dans une nouvelle phase de son développement culturel. L’homme appré-
ciera les différences et il n’oubliera plus qu’il est un animal avec sa spéci-
ficité, parmi tant d’autres qui ont la leur, et qui n’ont aucune raison de ne
pas être respectés. En somme, l’humanité aura dépassé l’âge de l’anthro-
pocentrisme tout comme chacun de ses enfants devrait parvenir à dépas-
ser l’âge de l’égocentrisme.
A ce sujet, voici un petit test. Supposons que, par nos prédations, nous
en arrivions à réduire en cendre et en poussière notre espèce tout entière.
Il paraît inutile de proposer un scénario car tout le monde a le même arse-
188
DU SENTIMENT D’EXISTER
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ORIGINE DE LA LOGIQUE
centrisme dans notre culture. Cousteau l’a bien compris, qui utilisait
pour slogan la seule motivation susceptible de mobiliser les foules : « le
droit des générations futures » et non pas le droit des autres espèces.
D’une manière générale, l’homme ne s’intéresse qu’à l’homme. Les
seuls livres qu’il lit sont des romans, les seuls films qu’il regarde sont des
fictions passionnelles. Il n’est qu’à voir la toute petite place occupée par
la littérature scientifique sur les rayons des librairies non spécialisées, et
parmi ceux-ci, la très faible proportion de livres de mathématiques, de
physique et de biologie. Les sciences humaines, psychologie, sociologie,
ethnologie font plus d’adeptes que les sciences dites « dures ». L’anthropo-
centrisme couvre l’histoire, la géographie, la philosophie, les arts, il nour-
rit les mythologies, les religions et les diverses cosmogonies.
L’idée du « Tout » a été dans un premier temps limitée à l’humanité, ce
dont notre vocabulaire porte la trace : en effet, tout le monde inclut tous
les gens à l’exclusion même de leurs inséparables compagnons, chiens et
chats. Par la suite, le monde a désigné le territoire : la carte du monde n’a
cessé de s’accroître au fur et à mesure des découvertes jusqu’au moment
où le tour complet en fut accompli. Le Monde se mit alors à désigner la
planète (exemple « l’axe du Monde »). Les gens et la surface sur laquelle ils
évoluent partagent la même dénomination. A preuve : tout le monde n’a
pas fait le tour du monde !
Cette polysémie a la même source que celle du mot existence. « Seul
l’homme existe » est une limitation dont nous sommes en train de nous af-
franchir tout doucement. Notre territoire d’exploration s’est élargi bien
au-delà du sol où nous déambulons et jusqu’aux confins des lieux que
nous disions jadis peuplés des âmes de nos ancêtres. Le concept
d’Univers a fait son apparition avec cette nouveauté éclatante : l’homme
ne le remplit pas. Pire ! Il pourrait exister sans l’homme. Actuellement il
est pratiquement vide d’hommes. Pour peu que l’aventure humaine soit
brève, le cosmos continuera sa belle évolution sans lui.
Le remaniement des connaissances ne devrait pas toucher seulement
une élite, mais chacun d’entre nous. C’est la condition pour que l’accroisse-
ment de l’E.I. puisse s’opérer et, alors, la phase anthropocentrique sera fran-
chie. Qui sait observer peut déjà entrevoir que le processus est en marche.
Lueur d’espoir
Au début du XXe siècle, un phénomène très significatif surgit : les
beaux-arts se libèrent de la figuration. Non seulement Malevitch et
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191
IV
FATRAS DE
PRÉJUGÉS
CHAPITRE 10
Lois qualitatives
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
197
FATRAS DE PRÉJUGÉS
mées sans allumer aucun feu, ils restent dans l’ombre leur vie durant, com-
me la plupart des mortels.
Le message véhiculé par les médias tend à faire croire que le succès
d’un artiste est proportionnel à son talent. Dès que l’on sait que le suc-
cès engendre le succès, il est facile de reconnaître qu’une telle déclara-
tion est erronée. (Ajoutons, avant qu’il ne soit trop tard, que nous
n’avons pas dit que le succès d’un artiste ne dépend pas de son talent !)
Lors d’une interview, on entend la vedette déclarer que chacun est
maître de son destin, et « qu’il suffit de vouloir les choses avec suffisam-
ment de force pour qu’elles arrivent ». Pourtant nul ne devrait jamais se
croire le seul artisan de son succès. De plus, prétendre avoir été maître
de sa réussite par l’ampleur de la passion que l’on a consacrée à son mé-
tier, non seulement c’est croire à la magie, mais c’est accuser de tiédeur
tous ceux qui ne sont pas parvenus au faîte de la gloire.
Le dialogue n’est simple qu’entre gens lucides. Face à un interlocu-
teur qui a la vision faussée, la réplique est malaisée. Ainsi, dans l’exemple
du réalisateur de films à grands succès mentionné plus haut, il est cer-
tain qu’il attribuerait à la jalousie la mise en relief de sa fatuité. Si les
journalistes avaient une fonction éducative, ils s’appliqueraient à mettre
en évidence l’arrogance contenue dans cette sorte de propos et les
orienteraient vers un peu plus de réalisme – et pourquoi pas ? – de mo-
destie.
Et la richesse d’un individu, est-elle due à son mérite ? Même si une
très riche et honorable personne manifeste une endurance peu commu-
ne au travail, une intelligence solide, une santé de fer et que, de plus, son
épouse lui soit dévouée corps et âme, cela ne nous empêchera pas de
savoir que, la richesse étant cause de richesse, nous sommes en présen-
ce du même modèle. Sans une infinitésimale chiquenaude initiale, il ne
se serait rien passé du tout. Ainsi, bien des gens ayant un profil adéquat,
restent à l’écart de la fortune, simplement parce qu’ils n’ont jamais ren-
contré le petit plus qui achève un concours favorable de circonstances.
Ajoutons à cela que, tout comme la richesse engendre la richesse, la
misère engendre la misère. La conjonction de ces deux facteurs, qui non
seulement se renforcent par eux-mêmes mais s’alimentent mutuelle-
ment, condamne l’humanité, si rien n’est fait pour enrayer le cours des
choses, à devenir un océan de misère d’où émergeront quelques îlots de
richesse démesurée. Ce modèle est rigoureusement conforme à celui de
la célébrité où nous apercevons, dans une masse informe d’inconnus,
émerger quelques rares sommités.
198
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
Persécutions de groupes
En misant sur leur persécution future, beaucoup d’entre eux ont établi
leur territoire en terre hostile, en fondant un Etat qui ne pouvait se mainte-
nir que par la protection des armes. Les bons vieux sionistes vous expli-
quent que le seul moyen de ne plus être victimes d’exterminations était
l’acquisition d’un territoire. Là, rien de bien nouveau. Chaque conquête
s’est toujours vue justifiée par des raisons de sécurité. L’armement intensif
de l’Etat d’Israël, qui est une nécessité pour sa survie, est perçu comme
une menace par les pays avoisinants qui chercheront par tous les moyens à
abattre l’ennemi. A moyen terme, une catastrophe est inévitable. Rappelons
qu’une catastrophe est le terme scientifique réservé à un changement radi-
cal des phénomènes en cours tel qu’une nouvelle phase puisse s’établir.
(Quel sera-t-il ? S’il faut faire un pronostic, la victoire totale et définitive de
l’Etat Hébreu sur ses adversaires ne devrait pas être la solution définitive
car une confusion entre cette nation et le peuple Juif tout entier a été sa-
vamment concoctée par les sionistes eux-mêmes. N’ont-ils pas nommé
l’ancienne Palestine Israël, ce qui, dans la Bible, signifie peuple de Dieu ? Il
est fatal que des gens non avertis confondent les Israéliens, c’est-à-dire les
nationaux de l’Etat d’Israël et les israélites qui sont les adeptes de la reli-
gion judaïque. La réputation du gouvernement de l’Etat d’Israël aura des ré-
percussions sur les israélites du monde entier.)
Les conséquences sont d’une telle ampleur que la cause la plus anodi-
ne en apparence ne doit pas être négligée. La rétroaction positive est une
loi qualitative qui couvre des domaines aussi bien subjectifs qu’objectifs
199
FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
La croissance démographique
Il n’en va pas ainsi en ce qui concerne l’homme. Il a éliminé presque
tous ses prédateurs du passé : par leur massacre, il a décimé les popula-
tions de bêtes sauvages, et par la vaccination, il s’est débarrassé de nom-
breux micro-organismes parasites. La population humaine mondiale est en
forte augmentation mais, du temps où l’homme se comportait comme
une bête sauvage, il subissait la rétroaction négative qui régit l’interdépen-
dance entre proies et prédateurs. L’homme est un animal si astucieux,
qu’il a réussi à mettre toutes les chances de son côté et voilà bien long-
temps déjà que ses effectifs ne cessent de gonfler.
Tant que la terre fournira des ressources en abondance, la rétroaction
de cette production sur la population sera positive. Cette prise de
conscience est suffisante pour donner la certitude que l’augmentation dé-
mographique finit fatalement par devenir galopante – elle suit une loi ex-
ponentielle comme tout phénomène de ce type – jusqu’au jour où il y a
émergence d’une situation nouvelle.
Si l’on continue à ne rien faire, il en sera de la démographie mondiale
comme d’un incendie qui ne s’arrête que lorsque le combustible est épui-
sé, ou de l’inflation qui finit par la totale dévalorisation des billets de
banque dont plus personne ne veut. Quand les ressources de la planète
seront presque épuisées (eau potable, oxygène de l’air, …), il sera bien dif-
ficile de survivre et, si aucun autre facteur imprévisible ne transforme ra-
204
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
Le concept de grandeur
La variété des exemples proposés permet de comprendre la généralité
de ces deux types de rétroactions, bien qu’il soit d’usage de distinguer les
lois du quotidien de celles rencontrées dans les sciences exactes, alors que
les premières n’échappent pourtant pas aux secondes. Qu’elles soient im-
prégnées de subjectivité dans leur appréciation n’exclut pas que les gran-
deurs psychiques soient soumises aux lois de la nature. Mais disons au préa-
lable ce que l’on entend par grandeur.
Les nombres naturels, dont il est fait usage lorsque l’on dénombre des
anchois ou des cormorans, sont des grandeurs, mais à toute grandeur ne
correspond pas forcément un nombre. Voilà encore une erreur trop souvent
commise et qui mène à de grandes confusions. Une grandeur, au sens le
plus large du terme, est une qualité qui est susceptible d’augmenter ou de
diminuer. Mais toutes les grandeurs ne sont pas mesurables, ce qui signifie
qu’il n’est pas possible d’associer valablement une mesure à chaque gran-
deur. La condition préalable à la mesure est la possibilité de pouvoir ajouter
une unité à elle-même. Tout comme une unité de longueur est une certaine
longueur déterminée par convention, une unité d’intelligence serait une
certaine intelligence, disons celle d’une abeille, choisie à l’avance. Mais en
mettant les longueurs bout à bout, ce qui revient à les additionner, on ob-
tient une nouvelle longueur, alors qu’en associant les intelligences de plu-
sieurs abeilles on n’obtiendrait pas une nouvelle intelligence qui serait la
somme des précédentes. La manie de la persécution, la douleur, la sérénité,
le talent, l’intelligence, le succès sont autant de grandeurs non mesurables.
Par ignorance et par manie des chiffrages, on prétend mesurer l’intelligence
avec le Q.I. (quotient intellectuel). Suivant une naïveté similaire, le talent
d’un chanteur s’évalue au nombre de disques vendus.
Même quand ils ne signifient pas grand-chose, on utilise des chiffres. Le
mécontentement est bien une grandeur, puisque l’on peut être très mécon-
tent ou légèrement mécontent, certes, mais une grandeur non mesurable,
sans quoi il faudrait qu’une personne puisse être quatre fois plus méconten-
205
FATRAS DE PRÉJUGÉS
te qu’une autre ou deux fois moins, ce qui est parfaitement absurde. Mais
dans le seul but d’impressionner les ignorants, des chiffres sont requis.
N’importe quelle ânerie peut faire l’affaire et si notamment, en lieu et place
du mécontentement, on fournit le nombre des mécontents, personne n’y
voit goutte. Soixante pour cent de gens légèrement mécontents, est-ce plus
significatif que vingt pour cent de gens franchement furieux ?
Voilà à quoi servent trop souvent les sondages. Et à force d’abuser les
autres, on finit par s’abuser soi-même. Mais oui, ces chiffres de pacotille
sont tenus d’être produits dans la plus extrême rigueur, par des sondeurs
honnêtes et scrupuleux. Admettre que les gouvernements ajustent leur
politique sur des données rigoureusement calculées, mais portant sur des
grandeurs mal appréhendées, cela seul permettrait de comprendre la rai-
son de leurs échecs successifs.
Par quoi mesure-t-on l’ampleur d’un sinistre ? Quand il a fait des morts,
cela ne pose pas de problème, on les compte. Mais quand il n’a fait ni
morts ni blessés, alors on chiffre les dégâts en dollars. Comment ne pas se
remémorer l’incident de Seveso qui a coûté très cher, non tant par la toxi-
cité du nuage de Dioxine que par la panique provoquée par sa mauvaise
réputation ? L’équation qui pose pour équivalent l’ampleur d’un désastre
et son coût en dollars prête à confusion. A la seule évocation du nom de
Seveso, l’idée de catastrophe se présente. Les mythes sont décidément
bien tenaces.
Grandeurs conservatives
« Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme » est une cita-
tion dont nombre de gens cultivés s’emparent sans se soucier de son do-
maine de validité. Or cette loi a été énoncée, non pas d’une manière gra-
tuite, mais après que furent pesés, avec grande précision, les corps
chimiques participant à une réaction. La masse totale des éléments mis en
présence se conserve et cela ne peut s’établir que chiffres à l’appui, ces
chiffres n’étant autres que des nombres de grammes. Chaque fois qu’un
corps chimique disparaît, ses constituants se retrouvent ailleurs.
L’énergie est aussi une grandeur conservative qui se compte en calo-
ries lorsqu’elle mesure la valeur énergétique des aliments et, en kilowatt-
heures, lorsqu’elle détermine une consommation d’électricité. Si vous lais-
sez un kilowatt-heure se perdre en chaleur, vous aurez dissipé 860 kcal.
Mais c’est la conservation de la masse, malgré de multiples transforma-
tions chimiques, et non la conservation de l’énergie, ignorée à l’époque,
206
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
4 Lavoisier est reconnu comme étant le père de la chimie. Il fut guillotiné en 1794.
207
FATRAS DE PRÉJUGÉS
peuvent surprendre ceux qui s’en font une idée simpliste comme juste-
ment la loi reliant le nombre d’anchois au nombre des cormorans.
Nous savons que le nombre d’humains vivant tous à une même date
croît de plus en plus vite, leur contingent augmente de génération en gé-
nération, sans limite déterminée. Il en va de la sorte certaines années pour
les sauterelles qui peuvent atteindre des effectifs défiant l’imagination.
Mais comme elles ont des prédateurs, l’homme en particulier qui ne se
prive pas d’utiliser des insecticides, et que, de plus, quand elles sont ma-
lades, il n’y a pas d’hôpitaux pour les remettre sur pattes, ça fait toute la
différence avec qui vous savez ! Un jour viendra peut-être où le nombre
des vivants dépassera le nombre de tous ceux qui ont vécu par le passé
(évalué entre 70 et 100 milliards par Yves Coppens) [37] bien que, aujour-
d’hui encore, la citation d’Auguste Comte « l’humanité se compose de plus
de morts que de vivants » reste valable.
Comment les adeptes de la réincarnation pourront-ils résoudre cet
épineux problème, car il faudra bien que des âmes se créent, ou alors
certains hommes devront s’en passer… Il semble que la croyance en la
réincarnation soit basée sur l’idée d’un contingent d’âmes qui garderait
une valeur constante. En l’attente de corps disponibles, les âmes errent
et dès qu’un corps naît, l’une d’elles s’y incarne. A chaque naissance et à
chaque décès, le nombre des âmes du réservoir diminue ou augmente
d’une unité. Ainsi la somme du nombre des âmes en attente et de celles
qui sont incarnées est constante. Les nombreux adeptes de la réincarna-
tion sont-ils conscients du dogme sur lequel repose leur croyance ?
Comptabilité ou pas, la loi de base est celle-ci : aucune âme n’est appa-
rue ni disparue, à partir du réservoir initial, de telle sorte que le contin-
gent se conserve.
Est-ce par une déformation due aux problèmes stéréotypés abordés à
l’école que les lois de conservation stagnent au fond des esprits ou est-
ce le fait de l’apprentissage remontant à la prime enfance ? Ou s’agit-il
de rémanences d’anciennes croyances ? Certaines personnes pensent in-
timement qu’un jour viendra où il faudra payer les bons moments d’au-
jourd’hui, comme si le bonheur était un patrimoine à grignoter parci-
monieusement de crainte qu’il ne s’épuise trop rapidement. Le bonheur
n’est pas une grandeur conservative, pas plus que la force, la pression, la
vitesse, la température, l’humidité ou les taux hypothécaires. Mais les pa-
roles de Lavoisier chantent si bien à l’oreille qu’elles s’installent çà et là,
et viennent troubler les esprits. Parlant de la force produite par un orga-
nisme vivant, le philosophe Francis Kaplan n’y résiste pas : « Enfin, la for-
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
5 Un isomorphisme est une correspondance élément par élément entre deux ensembles
pour lesquels, à toute structure interne de l’un, correspond la même structure interne
de l’autre.
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
La causalité maltraitée
Lorsqu’un événement inattendu survient, bien souvent, celui qui en re-
cherche la cause suppose inconsciemment que sa dimension est compa-
rable à celle de l’effet produit. Cette similarité d’échelle est une antique
croyance dépourvue de toute nécessité. Nous savons que des causes in-
fimes peuvent provoquer des effets gigantesques mais dans l’ignorance de
telles possibilités, la cause réelle, qui est trop insignifiante pour être per-
çue, est fréquemment omise au profit d’une quelconque cause imaginaire
de taille suffisante. Comme la vraisemblance d’une cause injustifiée de
grande échelle serait facile à démentir, en la situant au pays des rêves et
de l’au-delà ou de l’inconscient, dans une vie prénatale, antérieure, ou mê-
me dans le futur, elle demeure invérifiable, donc difficile à abattre. D’où
leur incroyable longévité.
La magie sous toutes ses formes tient son origine à cette même croyan-
ce qui lui confère les apparences de la rationalité. L’absence de cause pro-
portionnée à ses effets contraint les ignorants à faire des suppositions dé-
lirantes. Ceci explique pourquoi tant de gens croient à la sorcellerie, à la
magie ou à l’astrologie. Imaginez un instant comment on pouvait expli-
quer la maladie soudaine d’un cheval avant la découverte de Pasteur !
Aucune cause n’étant visible, toute personne douée de raison aurait préfé-
ré l’hypothèse du mauvais sort jeté par un sorcier à l’explication des virus
responsables malgré leur petitesse insaisissable. Nous n’avons aucun mal à
comprendre les difficultés rencontrées par Pasteur lorsqu’il chercha à
convaincre ses contemporains.
Mais il y a d’autres manières de divaguer dont l’une, fort répandue,
consiste à inverser la cause et l’effet. Nous l’avons dit plus haut, lorsque
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
cause et effet sont simultanés, il n’est pas facile de les distinguer. Mais
comment confondre la cause et l’effet lorsque l’un et l’autre sont séparés
par une durée considérable ?
Lors d’une interview sur France Musique, on put entendre que
« Beethoven a présagé Stravinsky. » Vous avez bien lu : ce n’est pas précédé,
mais présagé. Imaginons que Stravinsky n’eût pas écrit de musique, cela
aurait changé quelque chose pour Beethoven. Il y a donc déjà un peu de
Stravinsky dans Beethoven, ce qui conduit à prétendre que l’œuvre du
plus ancien a été influencée par celle du plus récent. Tournure poétique,
direz-vous. Pourtant il n’en est rien. Serait-il poétique, faisant allusion à la
suite « Pulcinella » de Pergolèse que Stravinsky a repris pour l’adapter, de
déclarer que le plus ancien a présagé le plus récent ? Une affirmation aussi
facile à réfuter ne rencontrerait aucune adhésion. Dans le but de faire ac-
cepter une contrevérité, il est habile de lui donner les apparences d’une
idée choc, ainsi le rejet provoqué par son incongruité peut toujours être
attribué à la surprise produite.
Nous entendons souvent dire de quelqu’un qu’il fut en avance sur son
époque. Il s’agit sans conteste d’un éloge puisque cela ne se dit que d’une
personne dont l’œuvre a marqué, alors que de son vivant, ses idées, consi-
dérées sans doute comme trop nouvelles, devaient heurter les esprits
conventionnels. Déclarer qu’une personne fut en avance sur son époque,
ne peut se faire sans l’appui d’une idée de fond fort discutable : le dépha-
sage entre le personnage et son époque aurait été nul s’il était né plus
tard, comme si les époques évoluaient d’elles-mêmes.
Le courage de certaines fortes personnalités qui, contre vents et ma-
rées, défendent avec opiniâtreté leurs idées, est digne d’admiration. Que
l’on songe combien la moindre marginalité est dérangeante. Travailler,
créer, produire sans jamais être compris devrait irrémédiablement condui-
re à une totale stérilité. Mais certains êtres d’une trempe exceptionnelle
ne se découragent pas. Toutefois parmi les scientifiques, quelques nova-
teurs, tels Albert Einstein ou Marie Curie, ont connu la vénération des
foules de leur vivant. Cela tient au fait que la valeur de leurs travaux étant
affaire de spécialistes, l’opinion publique s’incline puisque, de toute ma-
nière, elle sait qu’elle n’y entend rien. Mais pour les artistes, c’est une tout
autre affaire car chacun se sent concerné par leurs réalisations.
Pensez à Le Corbusier. Les Marseillais l’appelaient « le Fada » à cause de
la nouveauté incomprise de l’architecture de la Cité Radieuse. Or on se
bat aujourd’hui pour y habiter. Lui qui faisait de la sculpture, pour son
plaisir et sans rien devoir à personne, disait à ce propos : « Là, que les gens
214
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
215
FATRAS DE PRÉJUGÉS
lors que le même verdict doit être rendu à tous les événements quels
qu’ils furent.
En conclusion, la valeur des causes ne doit jamais être estimée à partir
de celle de leurs effets. Une cause malsaine peut avoir des effets sains.
C’est exactement cela que l’on nomme, dans le jargon de la pensée binai-
re, « les retombées positives » des actions néfastes. L’approbation apportée
aux effets ne devrait jamais être utilisée pour en valoriser les causes. « La
fin justifie les moyens » est un principe condamnable. Inversement, les
grandes et belles causes peuvent avoir des effets déplorables, on ne le ré-
pétera jamais assez, surtout à ceux qui prennent plaisir à dispenser leurs
bienfaits avant d’avoir mûrement réfléchi à la manière d’exercer leur gé-
nérosité.
Certes, l’adage « Tout profite au bien de ceux qui aiment Dieu » conduit
tout droit à ces aberrations. Ainsi l’écoulement du temps est perçu, en fin
de compte, comme bénéfique, quoiqu’il advienne. Nous avons souligné
que l’arbre phylogénétique ne constitue pas forcément une dynamique
orientée vers un progrès, ainsi que le suggère l’usage du mot évolution.
Pas davantage, l’histoire ne se déroule vers un progrès, croyance absurde
que nombre de philosophes et d’historiens colportent.
Depuis la chute de l’empire soviétique, on entend répéter à longueur
de journée : « C’est la fin de l’Histoire » suivant la dénomination donnée
par Francis Fukuyama, conseiller au département d’Etat américain. Ce
qu’il voulait suggérer était, selon ses propres termes, « un processus
simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de
tous les peuples en même temps » [42].
Un progrès qui serait associé à l’écoulement du temps est une croyan-
ce que rien ne justifie car «…pour progresser, il faut que les hommes col-
laborent » [43]. Source de passivité, une telle croyance est extrêmement
dangereuse.
Dans cet esprit, on nous a rebattu les oreilles de « Nous sommes en re-
tard sur l’Amérique ! » Sans le dogme qui hiérarchise les idéologies dans le
sens de l’écoulement du temps, cet étrange constat aurait montré sa vraie
couleur : « Renoncez à vos valeurs, adoptez celles des U.S.A. ! » qui n’est
rien d’autre qu’une injonction à laquelle nul ne se serait soumis.
Causalité formelle
Tout au long de ce chapitre, nous avons abordé le concept de cause en
tant que fait – ou ensemble de faits – précédant son effet dans le temps,
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LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE
217
CHAPITRE 11
Le déterminisme causal
219
FATRAS DE PRÉJUGÉS
Pourquoi deux mesures faites dans les mêmes conditions, par une
même personne, peuvent-elles différer, ne serait-ce que légèrement ?
Sans doute parce que, n’étant pas exécutées au même moment, les
conditions environnantes peuvent avoir varié, qu’il s’agisse de la tempé-
rature, de la pression atmosphérique ou de l’intensité du courant d’ali-
mentation, mais aussi à cause de la fatigue qui peut affecter l’expérimen-
tateur. Ce sont là les explications couramment proposées, mais il est
sage de remarquer qu’elles témoignent d’une grande foi dans le principe
de causalité. En effet, si les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets, chaque fois que les effets ne sont pas rigoureusement
identiques, on affirme que, par définition, les causes n’étaient pas non
plus rigoureusement identiques.
Cette confiance totale dans la causalité efficiente, qui n’est autre que
le déterminisme, est-elle justifiée ? Il y aurait plusieurs raisons de la
mettre en question, mais il paraît redoutable de renoncer au fondement
de la science expérimentale dont nul n’ignore le pouvoir explicatif et
l’efficacité. Dans l’espoir de trancher, faisons l’effort de considérer
quelles seraient les incidences d’une réalité non conforme à ce postulat.
220
LES LIMITES DU DÉTERMINISME
221
FATRAS DE PRÉJUGÉS
vous, ce n’est pas très objectif et ça ne prouve rien ! Certes, mais en y re-
gardant d’un peu plus près, ce malaise ressemble fort à une contradiction.
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LES LIMITES DU DÉTERMINISME
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FATRAS DE PRÉJUGÉS
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LES LIMITES DU DÉTERMINISME
l’on recherche une analyse plus fine ou un horizon plus lointain. Un démon
déplace un électron sur Sirius, très en dessous de notre seuil de perception.
Ce faisant, il modifie toutes les forces d’attraction que cet électron exerçait
sur les autres particules de l’univers, et notamment sur les molécules ga-
zeuses qui constituent l’atmosphère terrestre. Il ne faudra que quelques se-
condes pour que cette minime impulsion, propagée et amplifiée par les col-
lisions entre les molécules, se traduise par des modifications perceptibles.
C’est alors l’instabilité météorologique qui prend le relais, et le léger souffle
d’air ainsi apparu dans la mer des Caraïbes deviendra un cyclone qui dévas-
tera la côte Est des Etats-Unis. » [22]
On peut se demander ce qu’un démon vient faire là-dedans. Sa fonc-
tion est de briser l’ordre des choses par une intervention infime pour
illustrer ses conséquences colossales. Regardons de plus près quel est son
rôle : Ekeland a recouru à l’intervention d’un être imaginaire, pour isoler,
dans l’univers, une suite causale.
Rapprochons ce texte de celui de Hubert Reeves [44] :
« Essayons, par exemple, de calculer le temps qu’il fera dans un an à la
même date. Il nous faut d’abord inscrire dans le programme tout ce qu’on
sait de l’état de l’atmosphère à l’instant présent : distribution des tempéra-
tures, des nuages, des vents, etc. On met ensuite la machine en marche, et
on calcule. Supposons que le résultat soit : beau temps, sans nuage.
Or il se trouve que, quelque part sur la planète, un papillon s’est envo-
lé au moment du démarrage du calcul. On n’a pas tenu compte du souffle
léger provoqué par le mouvement de ses ailes. Il faut recommencer en in-
cluant cette nouvelle donnée initiale. Surprise… Les effets atmosphé-
riques de ce vol influencent profondément le cours du calcul. Ils suffisent
à modifier le pronostic pour l’année suivante : il pleuvra ! »
Ici ce n’est pas un démon qui intervient, mais un papillon. Ce dernier
est dans un sens moins imaginaire, mais son rôle dans l’anecdote est exac-
tement le même, celui de produire une intervention infime qui n’était pas
initialement prise en compte. Il semble que le seul moyen dont nous dis-
posons actuellement pour imaginer la production d’un événement impré-
visible, ce soit le recours à un être vivant. Tant pis si les petits démons
chers aux physiciens n’ont pas d’existence réelle car, comme les pa-
pillons, ils permettent de faire apparaître une suite causale indépendante.
En termes moins philosophiques, ils possèdent la faculté d’être capri-
cieux, exactement comme le sont les divinités.
Face à la nécessité de mettre en évidence l’effet d’une action exempte
de toute cause, les deux auteurs cités recourent à l’intervention d’un être
225
FATRAS DE PRÉJUGÉS
vivant. Voilà qui est tout à fait significatif et qui mérite d’être souligné.
Plusieurs suppositions viennent à l’esprit. Soit ces deux auteurs ont l’inti-
me conviction que la vie est liée à la possibilité d’effets sans causes, ce qui
est considéré par le plus gros de l’intelligentsia comme parfaitement inep-
te, soit ils auraient usé d’une telle métaphore aux seules fins de se faire
comprendre d’un nombreux public, ce qui supposerait pour le moins que
l’un et l’autre pensent que cette croyance mérite d’être maintenue. Dans
un premier temps, retenons que deux scientifiques, un mathématicien et
un astrophysicien, et non des moindres, ayant besoin du premier maillon
d’une suite causale, recourent à une allégorie qui permet l’intrusion d’une
possible liberté. Que ce soit seulement dans un but didactique n’enlève
rien au sens profond de leur démarche. Dans l’un et l’autre cas, pour
qu’une suite causale puisse être isolée, il a fallu recourir au caprice initial
d’un être vivant, démon ou papillon. Un mécaniste, pour lequel le déter-
minisme est la seule option acceptable, serait donc bien en peine d’isoler
une suite causale du reste de l’univers, comme l’affirme justement Ivar
Ekeland avant de recourir à son allégorie pour laquelle il utilise un être
imaginaire afin de se mettre à l’abri du délit de contradiction.
Cependant, le lecteur aura compris que l’intention de ces deux pen-
seurs n’était pas de défendre la thèse du libre arbitre mais seulement de
faire apparaître une modification causale si ténue et si imprédictible que
l’on avait oublié d’en tenir compte dans les calculs de prévision.
226
LES LIMITES DU DÉTERMINISME
qui prétendent lire l’avenir dans le marc de café ou autre moyen similaire
procèdent de la même philosophie.
Aujourd’hui on sait que, même au sein d’un univers déterministe, des
instabilités peuvent être engendrées par des rétroactions positives qui
permettent à des systèmes d’évoluer vers un état de grande imprévisibili-
té. Une incertitude sur la valeur d’une donnée peut croître avec le temps,
suivant une loi exponentielle, et interdire, de ce fait, toute validité des ré-
sultats fournis par les calculs. Le système évolue alors vers un état qui
n’est pas calculable dans ses détails et qui est appelé chaos, bien qu’il ne
soit pas dénué de structures, et diffère donc du prétendu chaos initial de
la Genèse. L’expression « chaos déterministe » n’est pas contradictoire,
bien qu’elle sonne comme un oxymoron 6 qui aurait certainement fait
bondir les esprits académiques du siècle passé. Ce chaos-là ne trahit pas la
causalité car théoriquement des conditions initiales identiques condui-
raient exactement au même état chaotique.
Il est difficile – mais pas forcément impossible – de trouver où pourraient
se loger les idées nouvelles dans un univers parfaitement causal alors qu’il
suffirait d’un brin de liberté çà et là pour leur permettre de surgir. Dans un
monde qui paraît déterministe, donc qui ne devrait permettre ni choix ni li-
berté, le chaos déterministe semble sauver la situation, mais il est incapable
malgré tout d’autoriser une quelconque liberté puisque, comme nous
l’avons dit, la causalité est respectée. Il se pourrait que l’indéterminisme se li-
mite strictement à une imprédictibilité qui serait liée à notre ignorance des
fluctuations pouvant affecter les données initiales, ce qui lui conférerait un
caractère de subjectivité. Cependant, cette hypothèse occulte celle d’un in-
déterminisme profond, qui serait inhérent au réel. En se réfugiant derrière
l’imprédictibilité, qui n’est pas à confondre avec un indéterminisme non
subjectif, on risque de mettre un emplâtre sur le déterminisme.
Deux options se présentent : soit le réel est déterministe et alors la liber-
té que chacun de nous ressent est une illusion, ainsi que notre responsabili-
té, nos préférences, nos choix et notre créativité ; soit le réel est indétermi-
niste et la fantaisie – j’allais dire la vie… – reprend ses droits. En tout cas,
personne ne peut revendiquer sa responsabilité tout en adhérant au postu-
lat du déterminisme universel sans commettre une contradiction logique
qui n’échappa d’ailleurs à aucun philosophe (Descartes, Kant, Leibniz et
bien d’autres). Pour la faire disparaître, ils faisaient appel à Dieu, lui donnant
227
FATRAS DE PRÉJUGÉS
228
LES LIMITES DU DÉTERMINISME
sonnalités. L’approche de la réalité des uns et des autres pourra varier, ain-
si que ce qu’ils en savent. Alors comment expliquer que les gens bien do-
cumentés sur cette question ne soient pas tous du même avis ? Seuls ceux
qui croient au déterminisme universel auraient raison et tous les autres se
tromperaient. Comment l’erreur peut-elle trouver une place dans un
cadre aussi rigide ?
Pour répondre à cette troublante question, empruntons à Descartes le
raisonnement qu’il tenait dans la IVe Méditation en vue de justifier la pos-
sibilité d’erreur au sein d’une raison parfaite. Pour lui, l’erreur était inhé-
rente au jugement (libre arbitre) qui devait procéder comme par un tirage
au sort. Cette idée était vraiment géniale car il faisait appel au seul
concept qui permette d’obtenir de l’imprévisibilité au sein d’un système
déterministe. En adaptant la réponse de Descartes à notre question, nous
pouvons accepter que, dans un réel rigoureusement dépourvu de liberté,
tout le monde ne partage pas la même opinion, mais à la condition que
celle-ci soit déterminée à la suite d’un tirage au sort. Mais alors, toujours
selon cette hypothèse, les physiciens qui sont contraints, malgré eux,
d’adopter l’indéterminisme profond du microcosme, commettraient tous
la même erreur de jugement alors qu’elle procède par pile ou face. Si cet-
te conclusion est aussi aberrante qu’elle le paraît, alors le postulat du dé-
terminisme universel devrait être rejeté.
(2) Faisons maintenant l’hypothèse d’un réel indéterministe. L’erreur
que commettent ceux qui se croient plongés dans un réel déterministe y
trouve tout naturellement sa place, car la liberté de se tromper n’entraîne
alors aucune contradiction. La liberté de choix étant possible, on ren-
contre des gens qui pensent de manières différentes.
Ainsi, cette deuxième éventualité n’entraîne pas les contradictions de
la première. On pourrait peut-être lui reprocher d’être « passe-partout ». En
d’autres termes, l’objection d’irréfutabilité (Popper) pourrait lui être
adressée, car l’indéterminisme profond – donc objectif – n’interdit pas de
contenir en son sein une certaine part de déterminisme. Il n’y a donc au-
cun espoir de jamais pouvoir confondre les tenants de l’indéterminisme.
Mais sa négation, le déterminisme, souffre d’avoir été adoptée comme vé-
rité universelle.
En effet, une autre contradiction surgit. Comme le déterminisme uni-
versel est la négation de tout indéterminisme dans le réel, que faire de
l’ensemble de tout ce qui est déterminé, puisqu’il est lui-même indétermi-
né ? Le déterminisme universel est donc inconsistant. En d’autres mots,
l’ensemble de tout ce qui est dépourvu de liberté (c’est-à-dire mécanique)
229
FATRAS DE PRÉJUGÉS
230
LES LIMITES DU DÉTERMINISME
somme après avoir regardé le numéro de leur billet. Rêver que le numéro
que l’on détient sort au tirage semble bien naturel. Mais croire que l’on a
en main « le bon numéro », c’est nier le fait qu’avant le tirage aucun numé-
ro n’est le bon puisque celui « qui va gagner » n’existe pas encore. L’usage
de cette expression est un archaïsme imprégné de magie et au lieu de di-
re « j’espère que j’ai acheté le bon numéro », il vaudrait mieux exprimer
son sentiment par : « j’espère que le numéro que j’ai acheté sera le bon ».
Chaque fois qu’un événement imprévisible se produit, on s’arrange
pour lui trouver une prétendue cause. On se retrouve finalement avec
presque autant d’explications que de cas. Le mythe du mérite (ou du dé-
mérite) ne sert pas à autre chose. Dans l’ignorance des lois qui permet-
tent l’apparition quasiment fortuite d’une fortune colossale, on affirmera
que c’est par son mérite que la personne en question s’est enrichie. Que
se cache-t-il derrière ce concept ? Si quelqu’un vient vous dire que c’est à
la sueur de son front qu’il s’est enrichi, certes vous le croirez, mais com-
ment voulez-vous que l’on oublie tous les autres qui, à la sueur de leurs
fronts, ne se sont pas enrichis ! Ce concept est franchement suspect. Sa
justification repose sans doute sur la contestation qu’il permet d’éviter.
La métempsycose enseigne, en Inde, que la félicité d’une personne lui
vient du mérite acquis dans une précédente vie qui fut exemplaire.
Impossible à vérifier… mais, quel système confortable pour ses bénéfi-
ciaires ! Reporter dans une vie antérieure la cause des avatars est une ma-
nière d’éviter sa recherche sans pour autant nier son existence. Pourquoi
cette cause dérangeante doit-elle absolument être refoulée jusqu’en des
lieux où nul ne pourra la chercher ? Une première raison serait de repor-
ter dans une autre vie la contradiction dérangeante qui consiste à adopter
à la fois deux dogmes contradictoires car dans le cadre parfaitement dé-
terministe du fatalisme, il ne peut y avoir de responsabilité. Mais il faut
malgré tout payer les fautes des vies précédentes, car bien que le malheu-
reux soit enchaîné par la fatalité présente, la liberté indispensable à sa res-
ponsabilité est rejetée dans une vie passée. Notons bien que, pour peu
qu’il y réfléchisse, le défenseur de cette doctrine retrouvera dans la vie
précédente la contradiction à laquelle il croyait échapper. Qu’à cela ne
tienne ! Il suffit de recommencer la dissociation entre la responsabilité et
la fatalité en remontant plus loin dans d’autres vies. Ainsi la régression à
l’infini s’impose pour museler les plus récalcitrants…
Les gens se satisfont avec une étonnante facilité des contradictions et
ne recherchent pas la cause de leur détresse ou de leur prospérité. Ils ad-
hèrent à la philosophie de leur père, et ignorent que les uns paient pour
231
FATRAS DE PRÉJUGÉS
d’autres qui s’enrichissent à leurs dépens. En réalité, les robots sont soli-
daires. Mais chut ! Ils ne faudrait surtout pas qu’ils s’en doutent sinon ils
ne marcheraient plus !
Et ceux qui mènent la danse, sont-ils aussi des robots ? Imaginer des
marionnettes manipulées par d’autres marionnettes ne résout pas le pro-
blème de savoir qui tire les ficelles des marionnettistes. Et comme les ma-
rionnettistes peuvent être les marionnettes d’autres marionnettistes, nous
retrouvons la régression à l’infini qui éloigne la difficulté sans la résoudre.
Il faut bien un peu de créativité quelque part pour introduire des
concepts nouveaux et pour fomenter un système du monde propre à as-
servir le peuple. Un brin de liberté paraît indispensable pour justifier
l’apparition de comportements s’écartant quelque peu des conventions.
Et puis, franchement, quelle place pourrait revenir à la plaisanterie et à
l’humour dans une société composée uniquement de robots. Le rire ne
serait-il pas justement un précieux indice de la présence de cette évasion
libératrice ?
La victoire de l’indéterminisme
La seule conclusion qui s’impose, c’est le rejet du déterminisme uni-
versel. L’impossibilité de jamais pouvoir réfuter sa négation, l’indétermi-
nisme, avait conduit les scientifiques à la tenir pour fausse, comme la sa-
gesse le recommandait dans un premier temps. Mais aujourd’hui, cette
position n’est plus défendable. Ainsi, parmi toutes les raisons qui se pré-
sentent en faveur de l’adoption du postulat de l’indéterminisme, la plus
valable est la nécessité de rejeter sa négation, le déterminisme universel.
Au siècle passé, les scientifiques avaient opté, en toute logique, pour le
déterminisme pur et dur, et voilà que le XXe siècle découvre ses dé-
faillances. Au XXIe siècle, la pensée rationnelle – qui est, rappelons-le, de
par son origine, essentiellement déterministe – devra sans doute ap-
prendre à naviguer parmi les causes à effets variables. Mais rassurez-vous,
la logique propositionnelle restera ce qu’elle est, c’est-à-dire parfaitement
conforme au déterminisme car toutes ses propositions sont décidables, ce
qui signifie qu’elles sont vraies ou fausses en dehors de notre bon vouloir
(théorème de complétude de Gödel [46], à ne pas confondre avec le trop
célèbre théorème d’incomplétude !).
Et pensez un peu : dans un réel totalement déterministe, à quoi serait
réduit ce bon vouloir ? A un mirage ! Or comment savons-nous qu’une réa-
lité extérieure existe si ce n’est parce qu’elle se heurte à notre volonté ?
232
LES LIMITES DU DÉTERMINISME
233
V
ATTEINDRE
SES OBJECTIFS
CHAPITRE 12
LA FINALITÉ
De l’inerte au vivant
237
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
238
LA FINALITÉ
239
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
sans les maîtriser, chez nos enfants et nos élèves, peut-être aussi chez nos
amis, l’apparition de nouvelles motivations qui seront pour eux des buts à
atteindre. En revanche, lorsque des promoteurs cherchent à « créer un be-
soin » pour vendre un produit dont tout le monde s’est fort bien passé
jusque-là, ce « besoin » existe en intention dans l’esprit de son créateur
avant d’être distribué dans celui des consommateurs. De même, sous hyp-
nose, un but défini par l’hypnotiseur peut être transplanté, mais non modi-
fié, chez le sujet. Une fois réveillé, ce dernier ressent un besoin impérieux
de l’atteindre, même au prix d’une action qui lui paraît insensée.
Les séances d’hypnotisme données en public ne peuvent convaincre
personne car rien ne garantit que ce ne sont pas des tours de passe-passe
préparés dans l’ombre par d’habiles illusionnistes. Voilà pourquoi la des-
cription suivante, vécue à titre personnel, porte un caractère d’authentici-
té digne de confiance.
240
LA FINALITÉ
Si tout cela avait été un coup monté, ces élèves seraient les meilleurs
comédiens du monde et, de plus, des scénaristes hors pair. L’échec consé-
cutif à toutes les questions touchant au paranormal, si attrayant pour les
adolescents, m’apporte confirmation de l’authenticité de cette expérience
et permet d’en tirer des conclusions.
Matière et esprit
Un ordre à exécuter est un but à atteindre par le chemin normal de la
causalité efficiente. Il se peut que, sous hypnose, l’esprit devienne comme
une machine qui exécuterait les ordres contenus dans un logiciel corres-
pondant au but assigné par le programmeur. Cependant avec une impor-
tante nuance, car celui-ci a dû écrire tout le programme (qui fonctionne
sur le mode causal) tandis que l’hypnotiseur ignore tout du processus
mental qui fera exécuter ses injonctions.
Dans l’univers sensoriel de la personne, des buts siègent et la raison
cherche à les satisfaire ou à les faire exécuter par d’autres gens ou par des
machines. Mais d’où viennent-ils ? Quel est le mécanisme de leur appari-
tion ? La réponse est, pour l’instant, totalement inconnue. Alors que le rai-
sonnement fonctionne comme nous l’avons montré de manière causale, la
sensation détermine la direction à prendre pour atteindre le but, qui pour-
rait être notamment la faim à calmer, l’amour à gagner, le chagrin à apai-
ser, la fatigue à réparer, la douleur à éviter, la joie à exprimer, la domination
à exercer… En bloc, tous les sentiments ; tout ce que le neurologue
Antonio Damasio appelle émotions. Il insiste sur l’aspect corporel de leur
perception et, bien que ne faisant jamais mention explicite du concept de
finalité, il utilise constamment celui de but à réaliser. Son étude se fonde
sur le comportement de certains malades qui, atteints d’une lésion du lo-
be frontal, souffrent tous d’une totale carence émotive, bien que leur apti-
tude à la déduction soit restée intacte.
Damasio parle d’absence de « raison » pour décrire un comportement
dont la stratégie est défectueuse. En accord avec sa terminologie, considé-
rons alors que la raison fonctionne à la fois dans le sens du raisonnement
(qui est celui de la causalité) et dans le sens de la stratégie (qui est celui
de la finalité).
Cette précision permet de conclure que l’absence de sensations
agréables ou douloureuses revient à un dysfonctionnement au niveau de
la stratégie, même si la raison déductive, notamment celle utilisée pour ré-
soudre un exercice de mathématiques, est demeurée intacte.
241
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
Il est encore permis, après Damasio, de prétendre que, dans une certaine
mesure, l’émotion s’oppose à la raison, du reste il le dit lui-même : « Il ne
s’agit pas de nier que les émotions puissent perturber les processus du rai-
sonnement dans certaines circonstances. Depuis des temps immémoriaux,
on sait bien qu’elles le peuvent, et de récentes recherches ont bien montré
comment les émotions pouvaient influencer de façon désastreuse le raison-
nement. » [47] Mais il faut retenir l’importance des émotions, car en orien-
tant les stratégies, elles concrétisent les comportements.
Si certains ordinateurs savent perfectionner des stratégies, comme les
joueurs d’échecs, celles-ci ne correspondent pas à des buts à satisfaire, si
ce n’est dans l’esprit du programmeur. Ce qui manque aux machines, mê-
me aux plus sophistiquées d’entre elles, c’est la sensation. A ce jour, aucun
ordinateur n’a de préférence pour un but plutôt que pour un autre, alors
qu’un papillon choisit entre plusieurs fleurs laquelle il va butiner. La lectu-
re de l’ouvrage de Damasio apporte une lumineuse confirmation sur le rô-
le que jouent les sensations dans la finalité du comportement, bien que
cette notion ne soit jamais explicitement citée par cet auteur, comme s’il
s’agissait d’un redoutable tabou.
En résumé, la causalité caractérise les processus de l’inerte – que l’on
appelle la matière – alors que la finalité est, en plus de la causalité, dévo-
lue au vivant. Le problème de savoir comment la sensation a pu émerger
de la matière par le truchement des neurones nécessite de se demander si
la causalité (ou causalité efficiente) est capable d’engendrer la finalité (ou
causalité finale). Nous retombons sur la vieille controverse qui divise les
philosophes en deux courants : les matérialistes et les spiritualistes.
242
LA FINALITÉ
243
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
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LA FINALITÉ
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CHAPITRE 13
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
L’intention
247
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
Contradictions et divergences
Etant basée sur des lois universelles, la déduction peut être qualifiée de
correcte ou d’erronée. Nous savons que les affirmations sur lesquelles elle
s’édifie ne doivent jamais se contredire. En revanche, les objectifs qui dé-
248
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
Morale et éthique
A l’origine, le pouvoir religieux prenait en main les intérêts du groupe,
ce qui assurait le maintien des structures de la communauté mais ne sau-
vegardait pas forcément les intérêts des individus. On peut remarquer
que, partout et toujours, la hiérarchie religieuse a été conservatrice, ce qui
ne laisse aucun doute sur la nature politique de sa fonction.
La morale, qui prend sa source dans la nuit des temps, est faite d’une
liste de lois qu’il est interdit de transgresser. Elles sont de deux types :
celles qui édictent des obligations et celles qui énoncent des interdits. On
l’aura compris, le contenu de la première liste, c’est le Bien et le contenu
de la seconde, c’est le Mal. Les Tables de la Loi que Moïse apporta à son
peuple, où il n’est question que d’obligations et d’interdictions, sont de
cette nature. Dans un groupe d’êtres brutaux, il est facile de supposer que
cette méthode sommaire ait pu porter rapidement ses fruits. Sa parfaite
ressemblance avec le code de la route est significative.
Par contre, au sein d’un groupe qui a eu le temps d’assimiler les règles,
les notions de Bien et de Mal sont intégrées par la plupart des individus
qui deviennent de ce fait leur propre censeur. Une éducation réussie doit
249
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
parvenir à modeler l’esprit de telle sorte que « faire le bien » soit perçu
comme agréable et « faire le mal » soit perçu comme désagréable.
Des personnes toujours plus nombreuses répugnent à parler de mora-
le et utilisent de préférence le mot éthique. Le Bien et le Mal sont fré-
quemment remplacés par « valeurs positives » et « valeurs négatives ». Ces
nouvelles terminologies donnent l’illusion de rompre avec la dictature
moraliste, mais il n’en est rien car l’usage, qui seul détermine la significa-
tion, demeure rigoureusement identique.
Ceux qui redoutent le côté absolu de la morale préfèrent se fier à leur
raison, mais pour cela ils doivent dominer leurs sentiments intimes afin de
savoir ajuster leurs comportements aux différents cas qui peuvent se pré-
senter. Cette attitude était autrefois réservée aux chefs suprêmes qui ren-
daient la justice sur la place publique, mais aujourd’hui, fait nouveau, lié à
l’apparition de la démocratie, elle se répand dans la masse. Bien que
l’éthique et la morale visent toutes deux la viabilité du groupe, la première
est gérée par chaque individu, contrairement à la seconde qui est imposée
par le pouvoir. Ainsi les gens « responsables » revendiqueront l’éthique alors
que les gens « soumis » se réclameront de la morale. Les deux termes ne re-
couvrent pas exactement le même concept et c’est à tort que l’on use indif-
féremment de l’un ou de l’autre. Cette nuance apparaît clairement lorsque
l’on s’amuse à transformer le concept d’ordre moral en « ordre éthique » ou
à remplacer les comités d’éthique par des « comités de morale ».
La morale ne se remet jamais en cause, elle est composée de tabous
profondément intégrés, alors que l’éthique est évolutive. On ne devrait du
reste jamais parler de la morale mais des morales, car toutes les cultures
ne comportent pas une seule et même morale. Nous, les Occidentaux,
avons cherché un peu trop souvent à imposer notre morale judéo-chré-
tienne aux populations conquises, mais il est tout aussi vrai que nous, les
Européens, avons accepté de nous soumettre à la « morale » du dollar pro-
venant d’outre-Atlantique. Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, la
loi du plus fort s’épanouit dans la morale du plus armé.
Nous avons vu que les actions (ou exactions) commises par un individu
lui apparaissent conformes à son intérêt quand elles sont favorables à son
ensemble d’identification. Dans son archaïque simplicité, la morale exige
que l’on pratique le Bien au sein de son E. I., en oubliant de préciser que
son étendue est variable en fonction des circonstances de la vie. Ainsi, pen-
dant un conflit armé, les civils de la population ennemie peuvent être
considérés comme adversaires puisque, pour les besoins de la guerre, le
combattant doit accepter de réduire momentanément son ensemble d’iden-
250
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
251
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
252
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
des choix. Par exemple si l’on opère un malade, on agresse son organisme
dans l’immédiat, mais en espérant un bénéfice à plus longue échéance.
« Faites le Bien, abstenez-vous de faire le Mal » est un discours au sein du-
quel nous avons grandi et il est bien difficile de se libérer de son emprise
car notre langage en est pétri, même si nous sommes parvenus à prendre
nos distances par rapport à sa signification première. En « faisant le bien »,
on peut viser des objectifs divergents. La paradoxale animosité qui ronge si
souvent les différentes associations humanitaires lorsque leurs délégués se
rencontrent sur le terrain montre effectivement qu’ils ne militent pas pour
la même cause. Croyant que la seule manière de faire « le bien » c’est la sien-
ne, chacun en déduit que les associations concurrentes œuvrent dans la
mauvaise direction. Quoi de plus évident ! Nous voyons combien cette doc-
trine du Bien et du Mal est perverse, particulièrement quand elle s’applique
aux actions. On dit de mère Thérésa qu’elle a consacré sa vie au bien. Il pa-
raîtrait regrettable que cet éloge se fasse en des termes qui portent en eux
les germes du fascisme, si l’on ignorait que ce prix Nobel de la paix a re-
commandé aux Irlandais de voter pour le maintien de l’interdiction du di-
vorce. Il faut croire que le bien accompli par cette vénérable vieille dame se
rapportait seulement aux mourants tandis que les gens malheureux en mé-
nage restaient totalement étrangers à son E.I.
Sans que l’on y prenne garde, cette manière de s’exprimer est totalitai-
re et permet de comprendre que les populations auxquelles nous venons
donner des leçons sur les droits de l’homme se sentent méprisées. La pen-
sée occidentale et sémitique a beau proclamer sa tolérance, en prenant
pour universels les modèles qui sont les siens, elle confirme son impéria-
lisme. Il ne faudrait pas oublier que cette attitude conquérante, qui
meuble nos schémas mentaux, n’a rien de fortuit car elle était celle de nos
aïeux qui ont imposé par la force leurs croyances au monde entier.
Les adeptes de la tolérance subissent un conflit larvé avec les tréfonds
de leur culture.
253
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
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RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
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ATTEINDRE SES OBJECTIFS
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RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
8. Cette
citation est extraite de [50], où il est précisé que ce texte fut cité par Baden-
Powel. Voilà qui ne laisse aucun doute sur l’idéal fasciste du fondateur du scoutisme !
257
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
rien à regretter, surtout après avoir pris connaissance des valeurs aux-
quelles W. James se cramponnait avec tant de férocité ! Un hâtif coup
d’œil sur les réalisations grandioses des monarques du passé, sur leurs
impitoyables conquêtes et sur le mépris qu’ils portaient aux popula-
tions, sans oublier le consentement et l’infini respect qu’ils recevaient
en retour, suffit à nous en convaincre.
La nostalgie qui habite les déçus du système est due principalement à la
perte d’un cadre propice aux explications simplistes. Avec la morale, il suffi-
sait d’obéir aveuglément et de tricher de temps en temps, puis de se repen-
tir. L’éthique, qui commence à prendre la relève, est plus ambitieuse car elle
exige la participation de chacun et, comme elle s’accommode difficilement
d’une société à deux vitesses, les contradictions douloureuses font surface.
Pour sauver les valeurs nouvellement prioritaires que sont la justice
(dans la dignité et non dans l’équipartition des injustices, conformé-
ment à l’idéal inavoué du libéralisme économique !) et le libre accès à la
connaissance, il est indispensable de faire l’immense effort de renoncer
à notre archaïque doctrine génératrice de fascisme. Cette tâche est ar-
due, mais nous devons l’entreprendre sur nous-mêmes afin d’éradiquer
la croyance au bien et au mal absolus telle que notre éducation l’a an-
crée au cœur de notre sensibilité. Les agissements qui nous heurtent ne
font pas forcément horreur au monde entier et l’objet de nos enchante-
ments peut ne pas convenir à tous.
Bien que nous les ressentions intimement, toutes nos émotions ne nous
appartiennent pas car elles nous viennent en grande partie de l’éducation
qui nous a façonnés. Elles comportent donc leur part de contingence, tandis
que de son côté, notre raison déductive est universelle. Un pénible désac-
cord en découle, car la stratégie adoptée, au lieu d’être sélectionnée en
fonction des buts que nous ciblons, est guidée par nos émotions. Dans
notre monumentale maladresse, nous voulons « faire le bien » et le résultat
est presque immanquablement un effroyable désastre.
C’est ainsi que nous avons agi à l’égard des pays que nous avions par-
fois baptisés du doux nom de protectorat, et c’est ainsi que nous agissons
aujourd’hui encore en voulant imposer notre idée du bonheur au reste de
la planète. Continuons à fonctionner avec la conviction que nos valeurs
expriment le Bien, avec en prime son contraire, le Mal, et les discours de
tolérance resteront à jamais inutiles.
Certaines oreilles candides persisteront dans le refus de la tromperie
qui consiste à prêcher ce qu’elles considèrent comme un scandaleux
laxisme. Les complots d’extrême droite contre un dirigeant qui négocie
258
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
avec l’ennemi sont inéluctables, d’autant plus que, parmi nos valeurs, la
sincérité a meilleure presse que la duplicité.
En fin de compte, dans le régime dual qui, depuis la plus haute antiqui-
té, gouverne les mentalités de l’Ancien Monde, tout l’art est de savoir
choisir au bon moment le Mal plutôt que le Bien. Ce sont souvent les es-
prits droits qui sont les plus ingénus tandis que les esprits subtils savent
être retors ! Au sein d’un pareil système, seuls les tièdes ont une chance de
s’en sortir alors que les passionnés, pour ne pas dire les échevelés, en
croyant défendre leurs convictions, se consacrent à appliquer avec ardeur
les idées inscrites depuis des millénaires dans notre culture. Chaque assas-
sinat d’un artisan de la paix par un complot d’extrême droite fait grandir
le malaise. Nombreux sont ceux qui subiront le même sort que Anouar
Sadate ou Itzhak Rabin, si l’on refuse de s’attaquer au cœur de la maladie.
259
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
260
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
Evolution de la culture
Qu’ils fonctionnent d’une manière réfléchie ou pulsionnelle, tous les
hommes ont ceci en commun : ils n’ont jamais pu s’empêcher d’élaborer des
relations en tous genres. Les unes furent fécondes, comme les correspon-
dances entre la forme des outils et leur efficacité, entre les saisons et l’agri-
culture, entre l’alimentation et la santé, entre la longueur d’un pendule et sa
période d’oscillation ou entre la tension d’une corde vibrante et la hauteur
du son rendu. Mais, parallèlement, une multitude d’autres correspondances
ont vu le jour et n’ont pas tenu la route. Citons en quelques-unes.
Les nombres furent pris comme représentants des concepts les plus di-
vers. Les phases de la lune à l’instant de la conception d’un enfant était
prétendu déterminer son sexe. La position apparente des planètes au mo-
ment de sa naissance devait décider de sa personnalité. Les deux sens de
261
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
rotation d’un pendule entre les doigts d’un radiesthésiste étaient assimilés
aux réponses « oui » et « non ». Un objet précis, par exemple un fer à che-
val, était censé prédire le bonheur. Le comportement d’un chat pouvait,
suivant sa couleur, augurer du meilleur ou du pire. A certaines teintes
étaient attribuées certaines vertus. En bref, une multitude de relations ar-
bitrairement décrétées, en dehors de toute évidence.
Elles sont qualifiées de superstitions par ceux qui les réprouvent et de
réalités par ceux qui s’y cramponnent. Toutes ces relations plus abracada-
brantes les unes que les autres témoignent de l’imagination débordante de
leurs auteurs et il ne faut donc pas s’étonner que certaines d’entre elles
aient pu émaner des esprits marquants qui firent progresser la connaissan-
ce. Comme il n’y a pas deux sortes de cerveaux, les grands d’où ne sortent
que de bonnes idées et les petits d’où n’en sortent aucune, la paternité
d’une idée est une maigre référence pour estimer sa pertinence, tout au
plus oriente-t-elle vers une vague présomption. C’est ainsi que Pythagore
fit correspondre à des intervalles musicaux le rapport entre le rayon des
sphères sur lesquelles les astres mobiles étaient censés se mouvoir, créant
ainsi le mythe de l’harmonie des sphères. Les plus réceptifs, dit-on, enten-
daient le chant des planètes dans le calme de la nuit. Ce n’est pas d’aujour-
d’hui que les croyances illusionnent les âmes crédules.
Les pères de la science étaient plongés dans un impressionnant salmi-
gondis culturel et, comme Arthur Koestler le fait très justement
remarquer [52], ils ne se doutaient pas de l’avenir des idées qui firent leur
gloire. Le grand Kepler, celui dont le nom reste attaché aux lois fondamen-
tales de la mécanique céleste – lois qui permirent plus tard de déterminer
la position de la planète Neptune et de l’observer – a essayé d’intercaler
les cinq corps platoniciens entre les orbites des six planètes répertoriées
à son époque, faisant ainsi un amalgame incroyable à nos yeux entre don-
née contingente (5 régions interplanétaires) et acquis universels (5 poly-
èdres réguliers). A l’époque de Johannes Kepler, personne ne savait pour-
quoi il n’existe pas d’autres polyèdres réguliers que les cinq corps
platoniciens. Il aura fallu la contribution de Descartes à laquelle Euler don-
na une dernière touche pour en avoir la démonstration.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner outre mesure des associations incon-
grues qui ont pu surgir de la curiosité des aventuriers de la connaissance.
De plus, sur le nombre de ces tentatives, il est bien normal que quelques-
unes aient reçu confirmation par la suite, sans que cela ne justifie pour au-
tant qu’on les qualifie de géniales « intuitions ».
262
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
Bien avant ce temps, d’autres relations tout aussi hasardeuses entre les
choses et les sons, puis entre chaque son et un signe dessiné, avaient eu
des conséquences d’une portée inestimable en engendrant la parole et
l’écriture. Exactement comme la multiplicité des langages écrits, la variété
des rites pratiqués dans les diverses populations témoigne de l’arbitraire
des correspondances choisies.
A force d’associer de toutes les manières possibles et imaginables les
choses entre elles, le jour devait forcément venir où l’homme découvrirait
des relations réellement efficaces et où alors il ne se priverait pas de les
mettre à profit. Une prolifération d’outils, d’instruments, de machines, puis
de complexes industriels gigantesques devait nécessairement s’ensuivre.
C’est à ce stade de notre histoire que nous sommes parvenus depuis peu.
Suivant l’éclairage apporté par Richard Dawkins, les tâtonnements de
l’esprit humain, qui conduisent à la longue à ne garder que les idées fruc-
tueuses et à rejeter les autres, ne sont pas sans présenter quelque similitu-
de avec la théorie de la sélection naturelle. Comme les gènes, les idées se
propagent par réplication, elles fluctuent et diffusent et, à la longue, seules
les plus efficaces survivent [53].
Toute interprétation sur la manière dont les idées progressent se trouve
ainsi mise à l’abri d’un quelconque principe téléologique. Les hommes sont
les artisans de l’évolution des idées, exactement comme les forces aveugles
de la nature façonnent l’évolution des espèces. Chacun de nous est respon-
sable de l’évolution des idées puisque, par notre imagination et nos erreurs,
nous les modifions, puis par notre action nous les sélectionnons et enfin,
grâce aux moyens de communication, nous les transmettons.
Reste à savoir si nous désirons participer au grand système de l’évolu-
tion des idées en poursuivant la sélection à l’aveuglette, comme nous
l’avons fait jusqu’à présent, ou si nous préférons accélérer le processus
par une éducation responsable et une instruction plus rigoureuse qui
donnerait accès à la non-contradiction.
La fracture culturelle
Le système de pensée qui a engendré l’efficacité technologique a une
diffusion trop récente pour que chacun ait eu le temps de s’y adapter, ce-
pendant que la capacité matérielle d’en disposer est entre toutes les
mains, ces mains qui sont guidées par des esprits prisonniers des
contraintes archaïques. C’est le passage obligé par où l’humanité devait
263
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
264
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE
265
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
267
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
[30] Voir Marco Panza et Jean-Claude Pont Ed., Espace et horizon de réalité – Philo-
sophie mathématique de Ferdinand Gonseth, ouvrage collectif, Masson, 1992.
[31] Jean Piaget : La psychologie de l’intelligence,Armand Colin 1948.
[32] Lire Michel Cassé : Du vide et de la création, Odile Jacob, 1993.
[33] Voir John D Barrow, p. 85 de l’opus cité.
[34] Michel Paty : Pour la Science, février 1995.
[35] Martin Gardner : L’univers ambidextre, Seuil 1985.
[36] Alan Sokal et Jean Bricmont : Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
[37] Yves Coppens : Pré-ambule, Odile Jacob, 1988.
[38] Francis Kaplan : Le paradoxe de la vie, La Découverte, 1994.
[39] Elisabeth Badinter : X Y, Odile Jacob, 1992.
[40] Jehane Sadate : Une femme d’Egypte, Presses de la Renaissance, 1987.
[41] Sigmund Freud : Psychanalyse et télépathie, Œuvres complètes, tome XVI, p. 108.
[42] Francis Fukuyama : La fin de l’histoire et le dernier homme, traduction française
Flammarion, 1992.
[43] Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Unesco, 1952.
[44] Hubert Reeves : Malicorne, Seuil, 1990.
[45] Henri Atlan : « Postulats métaphysiques et méthodes de recherche », in La querelle
du déterminisme, ouvrage collectif, Gallimard, 1990.
[46] Ouvrage à consulter : André Delessert : Introduction à la logique, Presses polytech-
niques romandes, 1988.
[47] Antonio Damasio : L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 1995.
[48] Bertrand Coq et Michel Floquet : Les tribulations du Dr K. en Yougoslavie, Albin
Michel, 1993.
[49] Werner Heisenberg : La partie et le tout, traduction française : Albin Michel, 1972 ;
réédition Champs Flammarion, 1990.
[50] Paul Foulquié : La pensée et l’action, Editions de l’Ecole, 1962.
[51] Louis Leprince-Ringuet : Le grand merdier, Flammarion, 1978.
[52] Arthur Koestler : Les somnambules, traduction française, Calmann-Lévy, 1960.
[53] Richard Dawkins : Le gène égoïste, traduction française, Armand Colin, 1990.
[54] Abraham A. Moles : Les sciences de l’imprécis, Seuil, 1995.
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GLOSSAIRE
Ce glossaire volontairement succint rassemble des termes utilisés dans cet ouvrage et
rappelle le sens qu’ils y prennent.
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GLOSSAIRE
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GLOSSAIRE
Raison : Dynamique des idées suivant des règles strictes qui sont conformes à l’expérien-
ce (les animaux éducables ne sont donc pas exclus par cette définition).
Raisonnement : Dynamique des idées suivant un déroulement à sens unique qui va de
l’antécédent vers le conséquent. Ce terme ne devrait pas être réservé aux seuls rai-
sonnements corrects puisqu’il est d’usage de parler des mauvais raisonnements.
Réalité : Regroupement de tous les événements tels qu’ils apparaissent. La réalité consti-
tue l’interface entre l’esprit et le réel. Elle est essentiellement subjective.
Réel : Part objective cachée derrière la réalité. N’est pas inaccessible, mais la certitude de
l’avoir atteint ne peut jamais être définitivement acquise. Considérer le réel comme
un ensemble conduit à une contradiction.
Réification : Découpage d’une partie de la réalité en vue de l’isoler.
Stratégie : Dynamique des idées évoluant en vue d’atteindre un but fixé à l’avance.
Subjectif : Qui dépend plus ou moins de l’esprit qui observe.
Tacite : Non dit, non formulé, non explicité.
Temps : Substrat unidimensionnel de la réalité. Une des quatre dimensions de l’espace-
temps. Appartient au réel et donc ne se définit pas mais s’observe, au même titre que
les lois.
Univers (au sens large) : Totalité de ce qui est organisé par des liens de nature diverse.
Cette totalité est autonome relativement à ces liens.
Univers mental : Ensemble des sensations produites dans un organisme. Il englobe l’esprit.
Universel : Qui satisfait tous les cas particuliers.
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