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« Une nouvelle
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de l’esprit et de
la sexualité féminine »
Faussement
vrai
&
vraiment
faux
SOLANGE CUÉNOD

Faussement
vrai
&
vraiment
faux
LA LOGIQUE AU QUOTIDIEN

PRESSES POLYTECHNIQUES ET UNIVERSITAIRES ROMANDES


Mise en page : Jean-Philippe Galley
Couverture : Allen Kilner
Impression: LegoPrint S.p.a., Lavis (TN)

Les Presses polytechniques et universitaires romandes sont une fondation


scientifique dont le but est principalement la diffusion des travaux de l’Ecole
polytechnique fédérale de Lausanne ainsi que d’autres universités et écoles
d’ingénieurs francophones. Le catalogue de leurs publications peut être
obtenu par courrier aux Presses polytechniques et universitaires romandes,
EPFL – Centre Midi, CH-1015 Lausanne, par E-Mail à ppur@epfl.ch, par téléphone
au (0)21 693 41 40, ou par fax au (0)21 693 40 27.

www.epflpress.org

Première édition
ISBN 978-2-88914-020-6 pour la version PDF
© 1998, Presses polytechniques et universitaires romandes,
CH – 1015 Lausanne

Version papier imprimée en Italie


Tous droits réservés.
Reproduction, même partielle, sous quelque forme ou sur quelque support
que ce soit, interdite sans l’accord écrit de l’éditeur.
TABLE DES MATIÈRES

PARTIE I
DES ERREURS À PROFUSION
CHAPITRE 1 La contradiction, source d’erreurs logiques 3
CHAPITRE 2 L’acquisition cognitive et les erreurs d’interprétation 27

PARTIE II
LES PIÈGES DU LANGAGE
CHAPITRE 3 La binariose, une maladie culturelle endémique 65
CHAPITRE 4 A n’y rien comprendre ! 83
CHAPITRE 5 Intermède : les points sur les i 97

PARTIE III
ORIGINE DE LA LOGIQUE
CHAPITRE 6 Les bases du raisonnement 111
CHAPITRE 7 Le célèbre paradoxe des catalogues et ses conséquences 137
CHAPITRE 8 L’existence, un concept premier 147
CHAPITRE 9 Du sentiment d’exister 181
TABLE DES MATIÈRES

PARTIE IV
FATRAS DE PRÉJUGÉS
CHAPITRE 10 Les lois de la causalité efficiente 195
CHAPITRE 11 Les limites du déterminisme 219

PARTIE V
ATTEINDRE SES OBJECTIFS
CHAPITRE 12 La finalité 237
CHAPITRE 13 Raisonnement et stratégie 247

Références bibliographiques 267


Glossaire 269
I

DES ERREURS
À PROFUSION
CHAPITRE 1

LA CONTRADICTION,
SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

« Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais


le principal est de l’appliquer bien »
René Descartes

Logique efficace et « logique » de boutique


Selon un dogme qui tend heureusement à s’effriter, la logique ne serait
pas l’affaire de tous, mais seulement des spécialistes.
Pour convaincre ses interlocuteurs, le chercheur aligne ses affirmations
de manière méthodique mais, plus souvent qu’on ne le croit, il s’impose
cette contrainte dans le but de se convaincre lui-même. De son côté, le
profane justifie ses choix et convictions en utilisant une argumentation
qu’il improvise au cas par cas, dans la plus totale ignorance de l’existence
de règles fondamentales.
Pour tout penseur honnête, la justesse des raisonnements garantit la vali-
dité des conclusions. Pour le profane, ce sont à l’inverse les constructions
déductives qui sont mises au service de la cause à plaider, quitte à être dé-
nuées de la plus élémentaire rigueur. Vient-on à vous recommander une lec-
ture, ce n’est certainement pas pour la solidité de son argumentation, mais
uniquement pour les thèses développées. Ces comportements font partie in-
tégrante de nos coutumes, pour le plus grand profit des idées toutes faites.
« Logique de boutique ! » serait-on tenté de penser avec un brin de
condescendance à l’écoute d’arguments mal agencés. Pourtant il faut re-
connaître que personne ne s’en prive, pas même les experts qui, sans être
forcément dupes d’eux-mêmes, se complaisent dans les formules obs-

3
DES ERREURS À PROFUSION

cures et les métaphores excessives. L’oreille innocente où les flots de bo-


niments se déversent, ne gagnerait-elle pas à savoir distinguer les bons
penseurs de leurs rivaux, les beaux parleurs ? D’autant qu’une saine argu-
mentation suit des lois accessibles à tous.

Universalité de la logique
Ce n’est qu’après avoir été formalisée que la logique a pu devenir
consciente d’elle-même. Ainsi la logique formelle permet de théoriser sur
les théories (nous en reparlerons), celles-ci étant des édifices dont les
briques sont des affirmations cimentées par les règles de base du fonc-
tionnement de notre raison.
Au sujet de ces règles, que nous appliquons le plus souvent à notre in-
su, plusieurs questions se présentent à l’esprit. Quel est le garant de leur
fiabilité ? Sont-elles universelles ? D’où viennent-elles ? Jusqu’où s’étend
leur domaine d’application ? Bien sûr, ces questions sont aussi vieilles que
la philosophie, cependant il semble possible, aujourd’hui, d’y apporter
une réponse satisfaisante.
Mais avant tout, ne devrait-on pas opposer une prudente suspicion à
toute tentative de discours sur la raison, dès lors que la raison sert à la
construction du discours ? On ne peut « raisonner » sans utiliser la raison.
Cette méfiance, revenue en force de nos jours, était déjà celle que por-
taient les sceptiques de l’Antiquité grecque à l’égard des discussions phi-
losophiques menées par leurs contemporains. Les argumentations étant
emprisonnées dans les idées, ils leur reprochaient de ne pouvoir en sortir
autre chose que ce qu’ils y avaient mis. Tout comme, avec du rêve, on
n’élabore que du rêve, avec des idées, on ne fabrique que des idées. Un
doute sur la solidité des unes conduit inexorablement à un doute sur la
solidité des autres, et ceci doit, en effet, inciter à la prudence.
Heureusement l’époque moderne a pu nous sortir d’embarras car, grâ-
ce à la méthode expérimentale, une dialectique s’est établie entre les
idées et les faits. Alors qu’une idée peut toujours être contestée de par sa
nature même, un fait, tel qu’il apparaît, peut difficilement être nié. Partant
de l’observation, les idées se construisent et permettent d’imaginer une
expérimentation qui renverra dans le domaine initial des faits. Avant d’être
réalisés, ces faits supposés sont réduits au stade d’objets de pensée, pro-
duits par la raison. Leur concrétisation les soumet au verdict que pronon-
cera la réalité. Le résultat encourageant de cette confrontation a permis de
savoir, ce qui n’était pas évident a priori, que la raison peut fonctionner en

4
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

pleine validité. Si elle était toute seule, elle n’aurait pu recevoir de l’exté-
rieur aucune confirmation. Sortie vainqueur de l’épreuve, elle mérite
confiance et aiguillonne son pouvoir jusqu’à se prendre pour objet. Rien
ne lui interdit de parler d’elle-même.
Dans la mesure, il va sans dire, où l’éducation en donne les moyens à
chacun, la science est accessible à l’humanité toute entière. Les congrès
internationaux de biologie, de physique, de mathématiques, d’astronomie,
où une même langue – l’anglais (autrefois le latin) – permet la communi-
cation entre des chercheurs provenant de tous les azimuts, témoignent de
l’unicité de chaque discipline traitée. Certes, pour construire la science,
les scientifiques parcourent des chemins tortueux qui ne sont pas guidés
par la seule raison, mais la science est ce qui subsiste de ces constructions
quand elles ont été passées au crible de la raison. Nous voici donc en
droit de prétendre que, comme la science, la raison est universelle.
Les constructions échafaudées par les différents cerveaux ont le même
mortier, indépendamment des langues maternelles et des cultures et, dès
le chapitre suivant, nous verrons quelle pourrait bien être cette origine
commune à tous. Mais d’où proviennent alors les écarts qui se manifes-
tent entre les démarches suivies par le savant et par le non-initié lorsque
l’un et l’autre se forgent des opinions ?
Bien que la vérité ne soit pas forcément le souci majeur de tous, c’est
toujours en son nom que l’on essaie de convaincre. Précisons que les dis-
cours sont de toute façon dotés des plus beaux atours de la véracité et de
la sagesse. Les notions de vrai et de faux proviennent directement de
l’adéquation de la parole aux faits qu’elle relate. Ainsi, quand le message
est volontairement non conforme à la réalité, on le dit mensonger. A pre-
mière vue, on pourrait croire qu’en dehors des mensonges, il n’y a que
des vérités. Ce serait négliger une masse considérable de déclarations qui
ne sont ni véridiques ni mensongères, mais tout simplement erronées.
L’intoxication causée par le mensonge mise à part, avec le cortège d’in-
justices qui en découle, l’origine des erreurs est multiple.
Allant à contresens du courant initié par Kant qui distingue différentes
raisons suivant le domaine d’application, nous sommes en mesure d’affir-
mer que la raison est unique ainsi que sa provenance.
Le premier argument en faveur de cette thèse est l’absence de conflits in-
térieurs qui devraient tirailler les scientifiques dans l’exercice de leur profes-
sion car plusieurs types de raison y seraient simultanément mis en œuvre.
Le second argument se fonde sur un soupçon : le choix de ce dogme
ne serait-il pas dicté par le désagrément qu’il y aurait à devoir souligner

5
DES ERREURS À PROFUSION

les dérapages si fréquents du raisonnement ? C’est précisément ce défi


que nous allons essayer de relever. Pourtant la peur d’avoir à reconnaître
des erreurs, chez soi aussi bien que chez les autres – et donc d’avoir à les
corriger – est la source de nombreuses options malencontreuses.

Une dérive sémantique


En acceptant que la raison productrice de mathématiques est la même
que celle qui conduit aux conflits armés, nous devons admettre que l’une
fonctionne correctement alors que l’autre est asservie à la volonté d’at-
teindre un objectif fixé à l’avance. Ce n’est pas en continuant à faire croi-
re qu’il y a plusieurs logiques, « la logique de guerre », «la logique de paix »,
«la logique du marché » ou « la logique sociale », que l’on va apporter un re-
mède. Disons-le tout de suite, la logique est aveugle, pour autant qu’elle
soit appliquée correctement.
Parler de logiques en lieu et place de stratégies est une faute dont la mo-
de s’est abondamment répandue depuis que François Mitterrand a déclaré
que nous étions « dans une logique de guerre », afin de mieux convaincre
ses téléspectateurs que la guerre du Golfe était inévitable. Certes ce n’est
pas la première apparition de cette dérive sémantique, mais depuis, elle a
parcouru un tel chemin que les termes désignant toute dynamique orientée
vers une intention, tels que perspective, optique, tactique, décision, sont
souvent désignés par cette appellation commune. Serions-nous dans « une
logique » d’appauvrissement de la langue ? Ainsi formulée, cette question
dissimule la volonté délibérée de remplacer petit à petit le langage quoti-
dien par le « novlangue », comme Orwell l’avait imaginé dans « 1984 ».
Dommage, car dans son sens premier, la logique est unique, simple et
belle. Elle coule comme l’eau d’une rivière. Mais en la détournant de son
cours, l’ignorance transforme la raison en déraison.
En dévoilant les causes de ces nombreuses distorsions, nous avance-
rons dans la connaissance de nous-mêmes. Parmi ces causes, la plus dan-
gereuse est sans conteste l’inconsistance. Commençons donc par fouiller
au plus profond de nos habitudes mentales afin de l’exhumer.

L’inconsistance logique
Le profane et le savant construisent tous deux leur argumentation sur
des bases plus ou moins solides. Pour le premier, ces bases sont les prin-
cipes auxquels il adhère, car ils lui ont été inculqués par la « bonne » édu-

6
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

cation qu’il a reçue ; pour le second, ces bases s’appellent des postulats
ou, en mathématiques, des axiomes. Elles sont censées être formulées de
manière claire afin de pouvoir être soumises à d’éventuels remaniements.
En effet, il se peut que, malgré une construction d’une rigueur irrépro-
chable, le raisonnement débouche dans une impasse. Pour faire aboutir la
recherche malgré tout, un réajustement des bases s’impose. Afin de com-
prendre cette nécessité, il est utile de connaître l’existence d’un théorème
de logique formelle d’une importance capitale. Personne n’en parle ja-
mais, et pourtant il nous concerne tous, et pas seulement les logiciens qui
le dénomment « ex falso quodlibet ».
Ce théorème affirme que, sur la base d’un système d’axiomes contra-
dictoires, il est possible de démontrer, dans le domaine auquel ces
axiomes s’appliquent, n’importe quelle proposition, vraie ou fausse, peu
importe.
Dans une théorie scientifique, tout l’échafaudage repose sur un systè-
me de postulats et, si l’un d’eux nie ce que l’autre affirme, on le dit
contradictoire. Avec un tel point de départ, la plus belle logique permet à
la plus élégante rhétorique d’établir avec verve et magnificence les plus
éminentes sottises. Comprenez bien : n’importe quelle proposition, vraie
au fausse, peut être démontrée selon toutes les règles de la rigueur dès
lors qu’elle s’appuie sur des affirmations contradictoires.
Voilà pourquoi il est si important de formuler soigneusement toutes les
vérités – ou du moins supposées telles – sur lesquelles le raisonnement
s’appuie, chaque fois que l’on veut être sûr des conclusions qui en déri-
vent. Et n’oublions pas que ce travail est difficile, car il y a des postulats ta-
cites à l’égard desquels les savants se comportent exactement en hommes
de la rue…

A quoi servent les slogans ?


Quels sont les préceptes de base auxquels nul être ne saurait
échapper ? Ce sont des slogans en tous genres, des dictons de tous aca-
bits, des clichés et des stéréotypes dont l’abondance est telle qu’il est faci-
le de se retrancher derrière celui qui convient chaque fois que le besoin
s’en fait sentir. Ils permettent de « justifier » tout comportement, si insensé
soit-il. Dans leur ensemble, les clichés constituent un système contradic-
toire. Peu importe. Leur fonction n’est généralement pas de constituer
une pensée cohérente, mais seulement de fournir un critère d’apparence
suffisamment solide pour échafauder une argumentation propre à jeter un

7
DES ERREURS À PROFUSION

peu de poudre aux yeux. Ils s’utilisent un par un, au gré des circons-
tances, de telle sorte que leur contradiction globale demeure dissimulée.
En voici quelques exemples.
Lorsque deux hommes se battent, il est plus confortable de se tenir à
l’écart. Le recours à une illusion offrant la possibilité de ne pas regarder la
vérité en face, l’absence d’intervention pourra se justifier en prétendant
que « dans une bagarre, il y a toujours des torts des deux côtés ». C’est à ce-
la que servent les slogans.
Imaginons que ce donneur de leçons se trouve agressé à son tour, au-
cun jugement de Salomon ne saurait le satisfaire. Peut-être cherchera-t-il
une oreille attentive afin de lui exposer ses doléances. Mais cette écoute
représente-t-elle un effort par trop dispendieux pour son interlocuteur,
qu’à cela ne tienne ! Le plus efficace des stéréotypes de la pensée contem-
poraine est à portée de la main : « De toute façon, personne ne peut pré-
tendre détenir la vérité ! »… sauf, évidemment, l’auteur de cette sentence.
Et si d’aventure cette remarque venait à l’égratigner, il ne pourrait s’en
prendre qu’à lui-même, car : « Il n’y a que la vérité qui blesse ». C’est à vous
faire haïr la vérité !
Mais pourquoi alors ne pas inventer un petit mensonge, un tout petit
rien, juste de quoi alimenter une bonne revanche. La rumeur ferait à coup
sûr du chemin puisque : « Pas de fumée sans feu ».
Dans un domaine plus intime, êtes-vous en droit d’exiger de votre en-
fant un effort qui le dépasse ? Sans aucun doute, puisque : « Impossible
n’est pas français ! » Mais est-il en droit de se rebiffer ? Certainement, car :
« A l’impossible, nul n’est tenu. » Quoi que vous fassiez, vous aurez tou-
jours tort ou vous aurez toujours raison. Il ne tient qu’à vous de savoir dé-
nicher le cliché adéquat.
En étayant son argumentation sur des préceptes contradictoires, il est
possible d’établir tout et son contraire. Des comportements qui se trou-
vent justifiés de cette manière ne peuvent constituer une suite consistan-
te. Leur cumul peut donc engendrer des conséquences imprévisibles. La
seule issue certaine, c’est la déception qui en résultera.
Après cette première approche, le lecteur désireux de lucidité com-
mence sans doute à devenir méfiant à l’égard des idées reçues… Ses yeux
s’ouvrent alors sur un océan brumeux de complexité. Il voit que le mon-
de va mal sans vraiment savoir pourquoi. Il entend chacun donner son
avis, prendre position en fonction de ses préférences ou de ses craintes à
l’appui de convictions douteuses. Il en vient à se méfier des discours
éblouissants prononcés par quelques malins qui ont réussi à se hisser

8
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

dans les arcanes du pouvoir et qui semblent manipuler l’information avec


tellement de moyens et de talent qu’ils emportent l’adhésion des plus exi-
geants. Il lui arrive même d’entendre des victimes plaider en toute incons-
cience la cause de leurs bourreaux. En quelque sorte, en se dissipant, la
brume dévoile des gens qui, eux, sont restés dans l’épais brouillard où il se
trouvait précédemment. Et maintenant, le voilà qui en devine la cause :
leur vision est troublée par toutes sortes de croyances contradictoires.
Mais si la brume ne devait dissimuler que du chaos et de la contradic-
tion, à quoi bon y voir clair ? Ne serait-ce pas plus profitable de continuer
à rêver plutôt que de distinguer avec précision une réalité non conforme
aux aspirations les plus nobles ? Le brouillard au moins favorise l’imagina-
tion et permet de songer à une société où chaque homme vivrait en paix
avec les autres et en harmonie avec la nature. Pourtant ce doux rêve n’est
plus guère possible aujourd’hui car, par le truchement des ondes hert-
ziennes, la technologie a modifié la portée de nos regards bien au-delà de
ce qui nous était possible jusqu’alors. Les conséquences désastreuses de
nos agissements sont étalées sous nos yeux, tandis que les idées reçues sa-
pent notre compréhension. Fini le rêve !

Le dogme de la perfection primordiale


Peut-être serait-il temps de contester cet encombrant postulat de per-
fection qui alimente tant de mythes et qui, bien que non explicitement
formulé, représente les existences humaines comme si elles se décou-
paient sur un arrière plan lisse et uniforme. Ainsi, l’homme se perçoit
comme une tache au sein de la perfection dont il serait issu et vers laquel-
le il se dirigerait. Dans la Bible, le paradis est à l’origine. L’homme l’a per-
du par sa faute – mais le Christ est venu pour permettre aux brebis éga-
rées, pour autant qu’elles croient en lui, de le réintégrer. Chez les
bouddhistes, la perfection originelle et finale, c’est le néant. La vie n’est
qu’un voyage dans l’imperfection. Pour les marxistes, l’imperfection pro-
vient de la société capitaliste, et le système proposé se prétend capable de
rétablir la prétendue perfection des sociétés primitives. Système impru-
dent, car il promet la perfection dans la réalité et non dans un au-delà
dont aucun témoin ne risque de revenir.
La notion de perfection se confond souvent avec celle de stabilité,
d’équilibre, de continuité. Ne suffirait-il pas d’y croire pour que justement
tout bascule ?… Le bon sauvage, la bonne nature, le bon Dieu sont des
images qui n’ont pas fait leurs preuves.

9
DES ERREURS À PROFUSION

A se représenter nos vies comme des défauts se détachant sur un arriè-


re-plan harmonieux, on introduit involontairement un postulat dont on fe-
rait mieux de se passer. Je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas plutôt
adopté le postulat inverse : l’arrière-plan serait constitué d’un fouillis d’ir-
régularités devant lequel quelques taches de perfection viendraient se
profiler – bien que, il faut le dire, nombre de gourous et autres meneurs
d’âmes adoptent à la fois ces deux postulats contradictoires, pour leur
plus grand confort mental.
Le néodarwinisme (théorie de l’adaptation des espèces enrichie de la
découverte du génome) répond davantage à cette seconde représenta-
tion. Elle repose entièrement sur les erreurs de copie du code génétique.
Dans l’abondance infinie des mutations non dirigées, certaines d’entre
elles se sont révélées favorables à l’organisme porteur. Alors que les autres
ont disparu au fil du temps, quelques-unes ont pu survivre et se trans-
mettre à la descendance. C’est ainsi que, après Darwin, on justifie l’éton-
nante adaptation d’une multitude d’organismes appartenant à l’inventaire
des espèces vivantes par le jeu des mutations défavorables – qui sont la
norme – et des mutations favorables – qui sont l’exception. L’arrière-plan
du transformisme est un fourmillement de variations anarchiques sur le-
quel la pression de l’environnement s’exerce, entraînant alors l’optimalisa-
tion des organismes survivants.

Erreur et perfection
Le concept traditionnel de perfection trouve sa source dans l’incom-
préhension où étaient plongés les hommes tant qu’aucune ébauche d’ex-
plication ne se présentait. Comment auraient-ils pu supposer que cette
magnifique adéquation ne soit pas l’œuvre d’un artisan suprême ? Sur cet-
te lancée, pourquoi n’auraient-ils pas cru que notre raison aussi nous ve-
nait de Dieu ? Toutes ces déductions se tiennent admirablement, mais
conduisent inexorablement à une énorme difficulté : dans ces conditions,
la raison humaine devrait être parfaite, or, manifestement, elle ne l’est pas.
Descartes sut admirablement se tirer d’affaire en préservant la perfection
de la raison grâce à une autre fonction qui répondait de ses manques : le
jugement.
L’idée de perfection fait partie du patrimoine culturel transmis par nos
aïeux mais nous ignorons si bien ce qu’elle est que nous disons qu’elle
n’est pas de ce monde. Devons-nous la définir par l’absence de défauts, ou
définir les défauts par l’absence de perfection ? Nous avons une petite

10
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

idée de ce que sont les erreurs, puisque nous pouvons les assimiler à des
fluctuations plus ou moins aléatoires. Choisissons donc de définir la per-
fection à partir de l’erreur, notion plus réaliste. En conséquence, il y aura
autant de sortes de perfections qu’il y a de sortes d’erreurs.
Les dogmatiques nous ont légué leur aversion de l’erreur, car ils y
voyaient l’absence de Dieu, donc le Mal. Affranchis de ces interprétations,
rien ne devrait plus nous interdire de regarder l’erreur en face.
De plus, à l’instar des mutations génétiques, il peut arriver que les er-
reurs humaines soient source de création. Nombre de découvertes se fi-
rent par la grâce de quelques bévues. Après tout, on peut faire une très
belle promenade en se trompant de chemin. Croire que l’erreur est dra-
matique découle directement de ce postulat obscur qui voudrait que la
perfection soit l’état primordial, et que tout écart soit transitoire. Les ra-
vages causés par cette croyance sont considérables.

L’infaillibilité est le corollaire de la perfection


En se refusant le droit de commettre des erreurs, on se condamne à les
masquer ou, ce qui est plus grave, à les déguiser en vérités. Ce processus
peut aller très loin. La dignité de certaine personne ne pouvant résister à
sa propension naturelle à l’erreur, elle en vient à se proclamer infaillible. Il
n’y a pas que les papes qui éprouvent le besoin d’accéder à l’infaillibilité.
Tout mortel désireux d’assumer son irresponsabilité a intérêt à se réfugier
derrière l’infaillibilité de quelques écrits sacrés ou derrière celle de
quelques superstitions divinatoires capables de décider pour lui.
Pourtant, en acceptant de vivre avec la faillibilité, on évite des contra-
dictions insurmontables et, de ce fait, on accepte la charge de ses respon-
sabilités. En quelque sorte, l’infaillibilité est une source abondante de
fautes. Qui sait si la faillibilité ne serait pas la voie royale conduisant à l’in-
faillibilité ?
Nul n’est infaillible, l’auteur y compris. Comprenez : « Bien que je sois
faillible, je peux dire des choses vraies » et, en tant que chose vraie, propo-
sons d’emblée l’adoption du postulat : « Nul n’est infaillible ! »

Erreurs aléatoires et erreurs systématiques


Les erreurs sont notre lot. Elles sont de plusieurs types.
Les erreurs de copie, comme celles qui adviennent lors de la duplica-
tion du code génétique, sont essentiellement aléatoires et, de ce fait, diffi-

11
DES ERREURS À PROFUSION

cilement évitables. Ce n’est donc pas sur ce terrain que nous allons nous
attarder.
Croire que tout lapsus est révélateur est une position fort discutable
car il s’appuie sur l’idée que tout dérapage du langage doit manifester les
impératifs de l’inconscient. La psychanalyse repose entièrement sur ce
dogme douteux alors qu’il n’y a aucune raison de croire que la pensée ne
puisse jamais être trahie par son expression verbale.
En dehors des fautes de ce type, nous rencontrerons en cours de route
les fautes d’interprétation et nous comprendrons pourquoi elles sont tout
aussi inévitables que les précédentes. Elles comportent aussi un caractère
aléatoire et le seul remède à leur égard est la méfiance. Savoir qu’une in-
terprétation est toujours susceptible d’invalidité doit rendre prudent. Ce
sont des erreurs contre lesquelles on ne peut pas grand-chose.
Mais les fautes de logique, en revanche, sont parfaitement contrôlables.
Les déceler chez autrui apporte l’énorme avantage de ne plus être dupe
des beaux discours et des promesses impossibles à tenir. Cependant pour
éviter de les commettre soi-même, il faudrait être constamment sur ses
gardes et, de ce fait, perdre toute spontanéité. Rien n’empêche de se lais-
ser aller de temps en temps au plaisir de dire quelques sottises tout en
croyant émettre des propos dignes d’un immense intérêt, à condition tou-
tefois de pouvoir se rétracter sans honte le lendemain.
Les mauvaises constructions logiques conduisent inévitablement à des
stratégies défectueuses. Les maladresses qui détournent du but que l’on
s’est assigné sont par essence systématiques (contrairement à aléatoires).
Il suffit donc de connaître leur cause pour pouvoir les corriger.
Des ouvrages sur la logique, il en existe d’excellents, mais il semble
que tous donnent l’impression de traiter un sujet clos et aride, sans aucun
rapport avec le quotidien, conformément sans doute à la conviction de
leurs auteurs. Nous tenterons de montrer que non seulement la logique
est issue du quotidien, mais que nous sommes tous concernés par son
usage. En effet, à quoi sert-il donc d’être alphabétisé, si c’est pour être dé-
pourvu de discernement face au message contenu dans un article de pres-
se ? On peut aussi se demander si la démocratie n’est pas un vain mot dès
lors que chacun tombe presque immanquablement dans les pièges que
tendent habilement les tribuns lors des campagnes électorales.
Certaines émergences paraissent si improbables qu’elles ressemblent à
des miracles. La démocratie est de celles-ci. Cependant, de par sa nature-
même, elle est fragile car elle ne peut interdire la propagande antidémo-
cratique. La liberté d’expression est une conséquence de la liberté de pen-

12
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

sée et cette dernière découle directement de la nécessité de transparence


qu’impose la pensée déductive. Il est donc urgent de débloquer les intelli-
gences qui ne peuvent s’épanouir en dehors d’une méthode cohérente de
pensée. Les impératifs du passé n’étaient pas ceux de la démocratie. Leur
aspect historique apporte un éclairage sur la relation qui s’établit néces-
sairement entre régime politique et philosophie populaire.

Des idées et des faits


Après avoir cru que la réalité était magique, après avoir été convaincue
que les mandarins détenaient la vérité, une partie de l'humanité a finale-
ment appris à faire la distinction entre la solidité des faits et la fragilité des
idées. En fouillant ailleurs que dans une multitude de dogmes contradic-
toires dont elle extrayait à grand peine un semblant de cohérence, elle a
constaté que la consistance lui était extérieure, et qu'elle se situait dans ce
qui fut nommé la matière, par opposition à l'esprit. Aujourd'hui, on préfère
le substantif de réel qui a pour avantage de mettre en relief le postulat du
réalisme. Il exprime que certaines de nos sensations sont le reflet de phé-
nomènes indépendants de notre esprit (et qui proviennent donc du réel).
Parvenir à une telle évidence impose de renoncer à l’unicité de nature
entre les faits et les idées. Aucun penseur ne peut nier l’existence des
idées sans se contredire dans l’instant car cette négation est déjà une
idée. Ainsi les « idéalistes » rejettent la réalité d’un monde extérieur à l’es-
prit pour ne garder que la réalité des idées. A l’opposé du réalisme scienti-
fique, l’idéalisme assimile les faits à leurs représentations mentales. En
compagnie d’un adepte de cette philosophie, vous êtes amené à douter
que votre personne soit vraiment prise en considération car, du point de
vue de votre interlocuteur, vous êtes réduit à l’image passagère que vous
projetez dans son esprit. Inutile d’essayer de le convaincre : pour lui, vos
paroles n’existent pas au sens où vous l’entendez. Il semble que le réalis-
me soit le seul moyen d’échapper à cet excès d’idéalisme, le solipsisme,
qui condamne le penseur à s’isoler dans sa bulle au lieu de mettre sa pen-
sée conceptuelle au service de l’ouverture et de la communication.
Cependant il n’est jamais possible de démontrer « mathématiquement » la
réalité d’un phénomène. Le mieux que l’on puisse faire est d’émettre l’hypo-
thèse de sa réalité, puis d’examiner les conséquences qui en découlent.
L’idéalisme, au sens donné plus haut, paraît être une antique dérive in-
tellectuelle qui a dû se produire dans les classes sociales pourvues de pri-
vilèges et qui étaient, de ce fait, libérées des tâches domestiques. Nos an-

13
DES ERREURS À PROFUSION

cêtres du paléolithique, eux, devaient river l’essentiel de leur réflexion à la


matière – la pierre qu’ils devaient tailler pour fabriquer des outils effi-
caces – mais, par la suite, les détenteurs de privilèges, dont l’aptitude à
l’action fut détournée de sa fonction première, en vinrent tout naturelle-
ment à agir sur les esprits de leurs congénères, les façonnant au gré de
leur fantaisie à coups de dogmes et de diktats. Au premier stade des socié-
tés humaines, où seule la maîtrise de la matière comptait, a succédé, sans
doute après bien des remous, ce second stade qui partage l’humanité en
deux catégories, celle des soumis – qui n’ont pas le droit de penser – et
celle des maîtres – auxquels les tâches matérielles sont interdites.
Aujourd’hui l’humanité est à un tournant qui débouche dans l’ère de la
technologie dont personne ne peut nier qu’elle nécessite à la fois le re-
cours aux idées et aux faits.
Ce n’est pas par hasard que nous assistons, en Occident, au triomphe
du réalisme car, par la différentiation ontologique qu’il opère entre les
idées et les faits, il renonce au monisme de l’ère précédente. L’imbrication
étroite qui relie philosophie et politique, nous plonge dans un régime
dont la ligne directrice, suivie aussi bien par les citoyens que par leurs di-
rigeants, donne la priorité à la technologie. Le réalisme est la seule option
philosophique qui soit en accord avec les exigences de la technicité ; c’est
celle que les scientifiques adoptent lorsqu’ils interrogent le réel, seul dé-
tenteur par définition de la vérité. Mais il va sans dire que toute la vérité
présupposée n’est pas nécessairement accessible.
De nos jours, « vérifié par l’expérience » a remplacé « Aristote dixit ».
L’utopie serait de contester ce bilan car le monde entier, dévots et spiri-
tualistes y compris, sans oublier quelques bavards qui se réclament de
l’idéalisme, participe au ballet international de la consommation, donnant
ainsi son aval au réalisme.
A peine ce postulat se trouve-t-il confirmé, que le voilà détourné de
son sens. « Soyons pragmatiques ! » dit-on en lieu et place de « Soyons réa-
listes ! ». Or le réalisme ne concorde pas forcément avec le pragmatisme
qui définit le vrai à partir du bien (chap. 10).

Le bénéfique et le vrai
Bien qu’il n’y ait aucun rapport entre ce qui est vrai et ce qui est bien
– et par voie de conséquence entre ce qui est faux et ce qui est mal – la
confusion est abondamment répandue. Faire une hypothèse c’est, en prin-
cipe, poser pour vraie une certaine proposition afin d’en examiner les

14
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

conséquences. Si elles sont justes et de plus bénéfiques, tant mieux. Et


c’est là que commence le trouble. Celui qui croit que seul le bien peut en-
gendrer le bien n’autorise comme hypothèses que celles qu’il approuve.
C’est ainsi que les appels à la prudence lancés par Haroun Tazieff relative-
ment aux risques de secousses sismiques en France ont eu pour effet ce
commentaire dans la bouche d’une vieille dame : « Oh ! celui-là, je suis sûre
qu’il serait heureux si les pires catastrophes arrivaient. »
Ne croyez surtout pas qu’il n’y ait que des vieilles dames pour
confondre les pronostics sur l’évolution du monde avec leurs désirs pro-
fonds. Parmi les décideurs, on pratique les mêmes erreurs. Elles furent dé-
noncées en vain par le Club de Rome [1] :
« Le Club de Rome a consacré les deux premières années qui ont suivi
sa fondation en 1968 à nouer des contacts avec les milieux scientifiques,
industriels et politiques en de nombreux points du globe : Moscou,
Washington, Ottawa, Rio, Europe occidentale, Tokyo, etc. Son opinion sur la
multiplication et la difficulté croissantes des problèmes de la société mo-
derne, avec le risque de voir la situation échapper au contrôle de l’homme
dans un bon nombre de collectivités, était largement partagée. Mais la plu-
part de ces personnages de haut rang semblaient s’estimer impuissants, ou
n’étaient pas disposés à agir. Quantité d’autres, avides de profit immédiat,
se comportaient en jouisseurs ou se contentaient d’espérer qu’un jour ou
l’autre, tout reviendrait dans l’ordre comme par enchantement. »
Voilà de bien dangereux cheminements de pensée, surtout quand ils
sont adoptés par des décideurs ! Que ce soit par cynisme ou par incompé-
tence, force est de constater que les élus remplissent bien rarement leur
mandat. On parle de promesses non tenues, de trahison, mais trop rare-
ment d’incompétence. Seuls, ou presque, les humoristes font état des fai-
blesses de raisonnement qui accablent les dirigeants. L’homme de la rue
ne se le permettrait pas car il est persuadé que les détenteurs de beaux di-
plômes sont plus intelligents que lui.
La plupart des gens sont bien éloignés de l’esprit scientifique. Non seu-
lement leurs idées politiques sont basées sur leurs préférences affectives,
mais ils ignorent que tout le monde ne fonctionne pas comme eux. Les ni-
veaux d’instruction dont se compose notre société occidentale sont beau-
coup trop divergents. Cet écart est entretenu par une idée fausse sur l’in-
telligence. Les moins instruits refusent de penser par eux-mêmes parce
qu’ils s’en croient incapables. Celui qui se croit mal doté de ce côté-là re-
nonce à tout effort personnel et délègue son droit d’opinion et de juge-
ment à quelque beau parleur. Mais un décideur surestime-t-il ses compé-

15
DES ERREURS À PROFUSION

tences intellectuelles, et le voilà qui, par les erreurs qu’il peut commettre
en toute bonne foi, entraîne les autres au bord du gouffre.
Nous avons tous un cerveau qui fonctionne bien puisqu’il s’acquitte
des tâches de la vie, ce dont les ordinateurs les plus performants seraient
bien incapables. Ce n’est qu’un petit « plus » qui fait la différence entre un
savant et un instituteur. Dans l’espoir de découvrir le mystère des « grands
cerveaux », au début du XXe siècle, quelques autopsies furent pratiquées
mais, comme il fallait s’y attendre, jamais aucun écart significatif ne put
être constaté. Il semble donc raisonnable de partir de l’idée que, si le gé-
nie n’est pas forcément donné à tous, du moins la possibilité de discerner
le vrai du faux dans les domaines où nous sommes concernés est à la por-
tée de chacun. Il suffit de le vouloir.
Pourtant cette attitude implique un certain courage, car penser par soi-
même peut entraîner un profond désaccord avec l’entourage, situation dif-
ficile à assumer sur le plan affectif. L’homme est un animal social, et sa
tendance à se fondre dans le groupe a probablement été acquise par l’es-
pèce dans les temps reculés où ce comportement augmentait ses chances
de survie. Mais le voilà aujourd’hui dans un contexte tout différent et,
bien qu’il l’ait créé lui-même, ce nouvel environnement constitue, comme
chacun le sait, une menace pour la survie de l’espèce. Isolé, l’homme est
angoissé ; hurlant avec les loups, il se sent rassuré. Il lui faut donc une sé-
rieuse dose de courage pour affronter la moindre marginalité. Pourtant
opter délibérément pour son indépendance d’esprit permet d’accéder au
groupe occulte de ceux qui sauvegardent leur autonomie.

Conflits entre anciens et nouveaux postulats


Ce grand saut dans la liberté ne suffit pourtant pas : encore faut-il sa-
voir réfléchir correctement. Ce que l’on appelle communément le bon
sens n’est d’aucun secours. Pire, c’est un ennemi de l’intelligence. Les dé-
couvertes de la science ont conduit à s’en méfier. Le bon sens ne nous
renseigne que sur l’apparence des choses. Que nous dit-il ? Que la Terre
est plate, que le Soleil tourne autour de la Terre, que le ciel est une voûte,
que la Lune est tantôt un disque plat, tantôt un croissant, que la lumière se
propage instantanément. Sans qu’il y ait eu nécessairement communica-
tion entre les cultures, elles ont toutes adopté ces mêmes interprétations,
pour la simple raison que les choses paraissent ainsi. Plusieurs pays musul-
mans ont choisi pour emblème un croissant à l’intérieur duquel figure
une étoile. Il faudrait que la lune soit transparente ! Il est amusant en outre

16
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

de remarquer que, sur certains de ces drapeaux, les cornes du croissant


de lune excédent le demi-cercle, ce qui confirme l’ignorance du fait que
le croissant est le bord éclairé d’une sphère.
Même aujourd’hui, tout autour de nous, se trouvent des gens qui ne s’en
doutent pas, comme en atteste une publicité représentant une pyramide au
soleil couchant où une « nouvelle lune » miroite au firmament. Jusque-là rien
de répréhensible car lorsque la lune se trouve dans une direction proche
du soleil, elle est en réalité éclairée à contre-jour, donc elle apparaît comme
un mince croissant. Mais voilà : le croissant n’est pas tourné du bon côté…
Autrement dit, ce n’est pas par le Soleil que la Lune est éclairée !
Du point de vue de la logique, ces interprétations ancestrales étaient
construites de manière parfaitement valable, mais elles reposaient sur un
postulat affirmant la finitude du ciel. Or de nos jours, tout le monde sait que
le ciel est infiniment profond, que la Lune est beaucoup plus proche de nous
que le Soleil et pourtant personne ne s’émeut d’une lune que le soleil éclai-
rerait du côté où il n’est pas ! En somme, on a beau savoir que c’est faux, on
continue à faire comme si c’était vrai. Et quand, dans un excellent récent
best-seller [2], nous apprenons qu’Anaxagore est celui qui, le premier, com-
prit que la Lune « recevait sa lumière de la Terre », personne ne trouve rien à
redire. Et pourtant, tout le monde sait que la Lune tourne autour de la Terre
mais reçoit sa lumière du Soleil ; c’est cela qu’Anaxagore avait trouvé. Ce ty-
pe de dérapage est imputable au conflit qui persiste entre culture et
connaissance, et il met le doigt sur la facilité avec laquelle on se satisfait d’af-
firmations contradictoires. On garde tout : les postulats de nos lointains an-
cêtres, car ils sont ceux de la culture, et les postulats qui les ont remplacés,
car la science moderne nous a convaincus de leur validité. Or la logique
peut tout établir, même les pires inepties, à partir de bases contradictoires.
Assembler correctement les idées entre elles est à la portée de tous, cela
s’apprend ! En revanche, trouver les bons postulats, ceux qui permettent de
traduire la réalité des faits en idées fécondes, est un travail qui requiert non
seulement un équipement expérimental, mais un équipement intellectuel
hors du commun qui mérite toute notre estime. Au cours du temps, il a fallu
beaucoup d’efforts, de calculs, de remises en question d’idées reçues pour
parvenir à établir une vision plus approfondie du monde.

Science et démocratie
Comme chacun sait, les auteurs et les diffuseurs de nouvelles interpré-
tations ont souvent été condamnés pour sacrilège. Le doute était prohibé

17
DES ERREURS À PROFUSION

par les autorités. Cela se comprend aisément, puisque la cohésion du


groupe était érigée en valeur première.
Mais la méthode scientifique, qui est basée sur le doute, a malgré tout
réussi à émerger. Ce n’est pas encore à son triomphe que nous assistons
car elle ne s’impose actuellement que dans un domaine limité. Sa propa-
gation dans la vie de tous les jours est hautement souhaitable car elle est
une condition nécessaire du discernement. Si elle ne sert qu’à mieux se
voiler la face, l’intelligence est parfaitement vaine.
Le seul bienfait de la science qui soit unanimement reconnu, c’est
d’avoir enfanté la technologie alors que sa méthode, si féconde, est igno-
rée du grand public et reste l’apanage des spécialistes. Or si la science
progresse comme elle le fait, c’est bien grâce à sa doctrine de perpétuelle
remise en cause. Quand il lui arrive de mentir pour des raisons de com-
modité, elle le dit ouvertement.
Pensons au sens du courant électrique qui a été choisi arbitrairement,
avant que l’on ne sache que ce sont des électrons qui circulent dans le fil
conducteur, en sens inverse justement de celui que l’on avait arbitraire-
ment fixé. Il a suffi de remplacer les hypothétiques charges positives par
de réelles charges négatives pour ne rien changer aux résultats des cal-
culs.Tout se passe donc comme si le courant était fait de charges positives
se déplaçant du pôle positif au pôle négatif. Il n’a pas été jugé utile de
changer les conventions car il suffit de savoir qu’elles sont fausses pour
que cela n’entraîne aucune erreur par la suite. Cette absolue franchise est
une condition indispensable de progression de la science.
Mais ce n’est pas toujours facile de pouvoir faire une mise en garde :
encore faut-il savoir, parmi les choses que l’on dit, lesquelles sont fausses !
Il y a plein d’idées qui semblent véridiques tant que personne n’a songé à
les mettre en doute. Telle est, par exemple, la notion habituelle du temps
dont on croyait que la mesure était universelle. A vrai dire, elle ne semble
avoir troublé personne avant 1898, date à laquelle Henri Poincaré publia
un article intitulé la Mesure du temps, si ce n’est peut-être Newton qui
prit la peine de chercher à faire entrer le temps dans un postulat – toute-
fois en des termes dont la maladresse est très révélatrice, comme nous
l’analyserons au chapitre 5.
Dans la mesure où l’on sait qu’une idée n’est pas clairement établie, il
paraît sage de le mentionner. Ce n’est malheureusement pas toujours ainsi
que les choses se passent. Quand une énigme hante depuis trop long-
temps les esprits sans qu’aucune solution satisfaisante ne se présente, on
se jette sur n’importe quel simulacre d’explication sous le seul prétexte

18
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

qu’on n’en voit pas d’autre. Pourquoi toujours inventer des mythes, perpé-
tuant ainsi la manière dont s’édifia la culture antique, plutôt que de recon-
naître qu’il y a des énigmes que nous sommes actuellement incapables de
résoudre ? Prêtres, gourous ou autres mandarins se croyaient détenteurs
de la connaissance par « révélation » et l’imposaient plus qu’ils ne la com-
muniquaient à une masse qui n’avait aucun accès à la réflexion. Petit à pe-
tit, de cette dictature du savoir, une pensée démocratique a émergé, non
sans violence, non sans de cruelles condamnations. La science a eu ses
martyrs car les ennemis de la démocratie sont forcément les ennemis de
la science.
Songeons à Lysenko qui, sous la dictature de Staline, fournissait des ré-
sultats que ses expériences ne donnaient pas, afin de faire dire à la géné-
tique ce qui convenait à la propagande du Parti. Songeons à Giordano
Bruno qui périt sur le bûcher pour avoir soutenu, suivant la découverte
de Copernic, que la Terre tourne autour du Soleil. Songeons à Copernic
lui-même qui dut attendre l’année de sa mort pour oser publier ses idées
en faveur de l’héliocentrisme. Songeons à Galilée, auquel le Saint-Office
n’accordait pas le droit de penser que la Terre tourne. Songeons à toutes
les femmes inconnues qui n’ont pu divulguer leur savoir autrement qu’en
le mettant sous le nom de leur mari, ou en ne le divulguant tout simple-
ment pas, parce que les institutions les maintenaient en position de tutel-
le, causant ainsi un dommage à la science.
On dit que l’homme est un animal curieux… Cela ne signifie nulle-
ment qu’il ait du plaisir à chercher. Seuls quelques aventuriers aiment fai-
re face à l’inconnu. Le plus souvent, l’homme se contente d’une apparen-
ce de connaissance.

Les vides et les trop-pleins du savoir


Ce que l’on appelle curiosité est plutôt besoin de savoir. On dirait que
l’homme fuit l’absence de réponse et, plutôt que de prendre son mal en
patience, il adopte n’importe quelle justification et, de plus, il s’y cram-
ponne fermement. Pour « répondre » aux grandes questions métaphy-
siques, il imagine un être suprême au sujet duquel toute tentative d’expli-
cation doit être écartée mais dont la principale fonction est d’être un alibi
de connaissance. Plutôt que de dire « je ne sais pas », il préfère déclarer
« Dieu seul le sait ». La véritable curiosité conduirait à une démarche heu-
ristique, permettant l’approche de la réalité, et non pas à cette frénésie de
« pseudoconnaissances », appelées plus communément croyances. Elles

19
DES ERREURS À PROFUSION

bloquent la quête de vérité non seulement parce qu’elles forment un sys-


tème contradictoire mais aussi parce que quiconque croit détenir la vérité
n’a aucune raison de la rechercher.
Les scientifiques devraient tous avoir l’esprit suffisamment aventureux
pour pouvoir accepter les vides du savoir. Certains d’entre eux manquent
parfois de pugnacité face à une telle contrainte. Ce n’est nullement la na-
ture qui a horreur du vide, mais l’homme.
La science avance par bonds, chaque fois que les chercheurs révisent
les bases incertaines contenues dans le consensus de leur temps. Les erre-
ments sombrent rapidement dans l’oubli car l’Histoire ne retient que les
théories qui ont fini par triompher sans même prendre parfois la peine de
corriger les appellations porteuses des concepts abandonnés. Citons par
exemple le terme de consanguinité que l’on continue à utiliser bien qu’il
soit parfaitement invalidé par les connaissances actuelles des lois de la gé-
nétique. Nul n’ignore plus que les caractères héréditaires se transmettent
par les gènes et non par le sang.
Notons aussi que Richard Feynman dénonce, dans ses célèbres
Lectures on Physics, l’ineptie des corrections apportées ultérieurement
par Clausius à une démonstration faite par Carnot. En 1824 ce dernier eut
recours au concept de réversibilité d’une machine thermique idéale pour
comprendre le cycle d’une machine réelle. Le tort de Carnot fut sans dou-
te de ne pas avoir proclamé haut et fort que l’énergie calorifique se trans-
forme en énergie mécanique, ce que tout le monde ignorait à l’époque.
Peut-être pensa-t-il que de ruer dans les brancards risquait de lui faire
perdre tout crédit. Pourtant, dans ses Réflexions sur la puissance motrice
du feu [3], on peut lire : «…ce serait là, non seulement le mouvement per-
pétuel, mais une création indéfinie de force motrice sans consommation
ni de calorique 1 ni de quelque autre agent que ce soit. » Ce passage
montre bien qu’il avait deviné juste. Sa publication passa toutefois totale-
ment inaperçue, et pour longtemps. Trente ans plus tard, le physicien alle-
mand Clausius croyait la démonstration fausse. Trois quarts de siècle
après, c’est Poincaré qui déclare : « Mais l’exemple le plus frappant est le
principe de Carnot. Carnot l’a établi en partant d’hypothèses fausses ;
quand on s’aperçut que la chaleur n’est pas indestructible, mais peut être
transformée en travail, on abandonna complètement ses idées ; puis
Clausius y revint et les fit définitivement triompher. » [4] Le grand mathé-

1 Le calorique est le terme qui était utilisé à l’époque pour désigner la chaleur (ou l’éner-
gie calorifique).

20
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

maticien français n’avait probablement pas lu l’ouvrage de Carnot qui


était pratiquement introuvable.
Aujourd’hui, on continue encore à associer le nom de Clausius à celui
de Carnot pour citer la deuxième loi de la thermodynamique. Quand on
sait que cet homme de génie est mort du choléra, ignoré de tous, sauf de
son frère, peut-être serait-il décent de lui rendre la totale paternité de son
œuvre sans attendre le bicentenaire de sa découverte…

La culture n’est pas un patrimoine qui gonfle au cours du temps


A l’encontre de tous les autres domaines où l’usage est de thésauriser
avec égards les apports de chaque époque, un tel conservatisme est ex-
ceptionnel dans le domaine des sciences où les impitoyables coups de ba-
lai ont coutume de débarrasser la scène de tout objet encombrant. Les ac-
quis du présent et du passé ne peuvent supporter d’incompatibilité
lorsqu’ils participent à un assemblage de longue haleine, c’est pourquoi
on doit faire table rase d’une multitude d’idées périmées, malgré toute la
vénération portée à leurs initiateurs.
L’usage de commencer un exposé par un aperçu historique qui remon-
te trop loin dans le passé pour représenter un simple état des lieux des
connaissances dénote la croyance profondément ancrée en un savoir qui
serait un patrimoine qui gonfle au cours des siècles. La métaphore habi-
tuelle d’un édifice qui se construit en posant une pierre sur l’autre gagne-
rait à se conformer à l’image des cathédrales qui furent bâties sur les fon-
dations d’une église disparue qui, elle-même, succédait à un précédent
lieu de culte.
Il est souvent reproché à l’enseignement scientifique d’occulter l’his-
toire des sciences. Mais comment faire autrement si l’on veut rester hon-
nête ? On ne peut exhumer toutes les théories stériles et construire un
cours accessible basé sur les idées survivantes. Les théories fécondes
ayant toujours une part de redevance au passé, l’Histoire s’introduit d’elle-
même, ne serait-ce que par le nom des formules qui immortalisent la mé-
moire de leurs auteurs, mais toutes les impasses sont oubliées. « N’est-il
pas plus efficace d’enseigner une matière logiquement plutôt qu’histori-
quement ? Que des chercheurs, dans le passé, se fourvoyèrent dans des
voies sans issue ne justifie pas d’y envoyer d’autres avant de leur révéler
le meilleur chemin. » [5]
Le futur se détermine en fonction du présent. Pour échapper à un ave-
nir indésirable, il convient d’abattre certaines constructions qui consti-

21
DES ERREURS À PROFUSION

tuent notre héritage culturel. Si confortable que puisse être le respec-


tueux conformisme, il est rarement de bon conseil, c’est souvent un
oreiller de paresse qui encourage à fermer les yeux sur les périls à venir.

Impitoyable logique !
Arrivé à ces lignes, le lecteur a deviné qu’il ne tient qu’à lui de donner
le grand coup de balai qui s’impose. Mais en a-t-il le courage ? Empressons-
nous de le rassurer.
Si en première lecture certains passages lui paraissent un peu ardus, il
peut se permettre de les effleurer sans pour autant risquer de perdre le
fil. Il sera prévenu lorsque les raisonnements exigeront de sa part une
concentration accrue, mais nous voudrions, dans la mesure du possible,
ne rien affirmer sans l’avoir préalablement établi. Comme la rigueur n’ex-
clut pas la fantaisie, un exemple prosaïque ne nous fera jamais reculer.
Bien au contraire, car ce qui est commun se partage plus aisément que ce
qui est docte. Nous verrons que par le seul pouvoir de la non-contradic-
tion des constructions de l’esprit, on peut creuser profondément au cœur
du réel. Constatation pour le moins surprenante dont nous devrons tirer
les conséquences.
Il peut arriver qu’un raisonnement bien construit, basé sur un système
consistant de postulats, qui de plus paraissent conformes aux faits obser-
vés, conduise à une conclusion incompatible avec ce que l’on croyait sa-
voir. C’est extrêmement déroutant et c’est même tellement dérangeant
que beaucoup de personnes, bien qu’ayant parfaitement suivi le déroule-
ment du raisonnement, se rebiffent en prétendant ne pas l’avoir compris.
La raison les a contraints à aller là où elles ne voulaient pas, alors elles se
croient prises au piège et s’obstinent à rejeter la conclusion, en préten-
dant que le raisonnement était incorrect. D’ailleurs elles ne s’y feront plus
jamais prendre, jurant que, la prochaine fois, avant d’accepter de prêter
une oreille attentive, elles auront la précaution de s’informer sur « la
conclusion à laquelle on veut arriver ». Qui n’a jamais agi ainsi ? Les préju-
gés sont souvent plus forts que la raison. Suivant une habitude partagée
par tous, l’auditeur d’une argumentation cherche avant toute chose à sa-
voir où le locuteur veut en venir. A peine les premières paroles sont-elles
tombées, qu’il essaye de dépister les intentions et, suivant les éventuelles
conclusions présumées, il contredira ou acquiescera, avant même d’avoir
écouté l’argumentation. Cette attitude, on s’en doute, est celle qui ancre le
plus solidement les adhésions injustifiées. Pourtant, un raisonnement se

22
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

déroule en allant des prémisses vers la conclusion, et non en sens inverse.


En admettant que l’enchaînement déductif soit correct, le seul moyen de
rejeter la conclusion est de réfuter les hypothèses. Si l’on veut adopter à
l’avance les conclusions, alors autant faire l’économie du raisonnement !
Ah oui, la logique est impitoyable ! Combien plus conciliante est la lo-
gique de boutique, mais combien plus dangereuse.
Sans cette scrupuleuse méthodologie, l’humanité en serait restée aux
mythes du bon vieux temps et personne ne pourrait parler ni des ga-
laxies ni des particules élémentaires, ni des dinosaures ni de l’A.D.N.
Cependant nous sommes entourés de personnes qui, bien que fascinées
par des concepts tels que ceux de trou noir ou de relativité du temps,
par les lentilles gravitationnelles ou par l’âge de l’univers, n’ont pas la
moindre idée du cheminement qui a permis d’accéder à ces connais-
sances. Les livres de vulgarisation scientifique s’adressent à un public qui
devrait déjà être acquis aux exigences des méthodes de recherche. Leurs
lecteurs, qui sont toujours plus nombreux, passent donc à côté de l’es-
prit d’investigation. Ignorant le filtre de la rigueur, ils risquent de mettre
sur un pied d’égalité des découvertes confirmées et n’importe quelles fa-
daises pseudo-scientifiques. Ce n’est, bien sûr, pas une raison pour déplo-
rer l’existence de ces ouvrages, surtout si leur lecture procure du plaisir,
mais souhaitons au moins qu’un jour ils apportent au lecteur les moyens
de combler cette lacune.
A n’en pas douter, l’acquisition la plus importante de la pensée moder-
ne, c’est la méthode scientifique. Il est injuste d’apprécier les fruits qu’elle
produit dans le domaine des concepts et dans celui de la technologie, au
point de ne plus pouvoir s’en passer, et d’oublier les fleurs dont ils sont is-
sus. Pourtant elles ne demandent qu’à être reconnues et méritent d’être ad-
mirées. La raison de cette ignorance se comprend aisément quand on sait
que les certitudes qu’elles permettent d’établir sont plus souvent de nature
à dénoncer ce qui est faux qu’à affirmer ce qui est vrai. Alors qu’une multi-
tude de cas particuliers est généralement requise pour permettre l’édifica-
tion d’une théorie, un seul exemple peut suffire à son effondrement. Il est
toutefois bien ingrat de ne prendre dans la science que ce qui nous arrange
et de bouder le reste. Cette attitude n’est ni honnête, ni réaliste.
Ainsi ce livre s’efforcera de montrer, en puisant au cœur de diverses
disciplines, comment les difficultés de la réflexion peuvent être surmon-
tées. Informé, le lecteur aura gagné la liberté de faire son choix entre la
brume coutumière et la clarté des idées dans lesquelles il aura pu mettre
un peu d’ordre. Mais il faut savoir que la démarche scientifique est avant

23
DES ERREURS À PROFUSION

tout une manière libre et courageuse d’être à la recherche de la vérité. La


déduction doit être irréprochable, le doute omniprésent et les préjugés
éradiqués. Ce comportement, loin d’être spontané, résulte d’une ascèse
permanente.
Mais revenons à notre précédente métaphore.

L’incompétence des décideurs


Le profane consomme aveuglément les fruits abondants que la science
lui procure comme une manne offerte par quelque démiurge pour lui per-
mettre d’accroître ses possibilités, notamment celle de détruire plus faci-
lement ses ennemis. Si vous mangez les fruits – dont, on le sait, certains
sont empoisonnés – prenez au moins la peine de respirer le parfum des
fleurs. Alors peut-être que, libérés de croyances contradictoires, vous pour-
rez sauver la planète bleue (et ses habitants) des caprices de quelques
ignorants qui croient la dominer mais qui, par l’incohérence de leurs agis-
sements, ne maîtrisent nullement son avenir.
Regardons l’attitude des décideurs face au problème de l’emploi. Sont-
ils pardonnables d’avoir permis la montée explosive du chômage ? On ne
peut pourtant pas dire que ce phénomène n’était pas prévisible. Il y a
plus de trente ans, Bertrand Russel écrivait, non sans une certaine
candeur : «… l’humanité est redevable à la science pour toutes sortes de
bienfaits. L’un d’eux, c’est que très bientôt on pourra réduire la semaine
de travail à une dizaine d’heures » [6]. Alors que l’on ne vienne pas nous
dire que les hommes politiques ont été pris de vitesse par la montée du
chômage ! Ils ne s’en sont tout simplement pas souciés. Et la croissance de
la misère dans les pays capitalistes, elle était aussi perçue comme inéluc-
table dans les années soixante où le mécanisme de la paupérisation était
déjà appréhendé avec finesse par quelques économistes anglo-saxons.
L’explosion démographique que la planète connaît actuellement, et que
l’on passait encore sous silence il n’y a que très peu de temps, était redou-
tée depuis fort longtemps – déjà en 1957 l’Ile Maurice mettait sur pied un
projet de « planning familial » et, malgré les réticences initiales, les crédits
nécessaires à son application furent votés 10 ans plus tard par le gouverne-
ment. Cependant partout ailleurs dans le monde, hommes de la rue et
hommes de pouvoir se persuadaient à l’unisson qu’en vertu d’une loi (tota-
lement inconnue par ailleurs) les choses s’arrangeraient toutes seules.
La méconnaissance des lois de la nature est certainement une cause
non négligeable du dérapage que l’on constate dans l’évolution des socié-

24
LA CONTRADICTION, SOURCE D’ERREURS LOGIQUES

tés. La conviction que des croyances dénuées de validité puissent appor-


ter des remèdes ne favorise pas l’éclosion d’une réflexion conséquente et
l’habitude de ne pas penser par soi-même provoque l’amalgame de préju-
gés contradictoires.
Espérons qu’un jour la politique sera menée comme la science, c’est-à-
dire de manière cohérente. Mais après combien de défaites ? Après com-
bien de disparitions de démocraties ? Il serait moins coûteux de permettre
à la démocratie de survivre plutôt que d’attendre qu’elle se relève de ses
cendres après avoir succombé aux griffes et aux dents de ses ennemis.
Pour cette raison, il est urgent de faire descendre la logique dans la rue.

Ce ne sont pas forcément les conclusions qui sont à abattre,


mais l’argumentation
Peut-on décréter que « ceci est faux et cela est vrai » sans faire montre
d’un autoritarisme outrancier ? Précisons clairement qu’il ne s’agit pas de
condamner à l’emporte-pièce postulats et conclusions, mais bien de s’atta-
quer à l’enchaînement qui fait passer des premiers aux seconds. En ce qui
concerne le raisonnement, on peut dire si, oui ou non, il est valide. Et ce
n’est déjà pas si mal ! En revanche, il faut rester très prudent avant de
condamner une conclusion car il n’est pas totalement exclu, comme nous
le verrons, qu’un raisonnement incorrect débouche sur une conclusion
valable. C’est en tout cas ce qui se passe chaque fois que, pour rendre
compte d’un fait notoire, chacun y va de sa petite explication. Les chances
de tomber juste sont aussi faibles que celles d’un cancre qui, en désespoir
de cause, donne une réponse au hasard lors d’une interrogation de géo-
métrie.
On nous rebat les oreilles de sornettes explicatives en tout genre.
L’attitude la plus sage est de toujours y répondre par la question : « Je n’ai
rien contre ce que vous dites, mais comment diable peut-on le savoir ? »
La prétention de ces pages étant justement de ne rien affirmer sans
l’avoir dûment établi au préalable, il paraît indispensable, avant d’aborder
les fautes de raisonnement, de commencer par faire le point sur les pro-
cessus mentaux d’acquisition des connaissances. Les imparables erreurs
d’interprétation y trouvent leur origine.

25
CHAPITRE 2

L’ACQUISITION COGNITIVE ET
LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

« Il n’y a rien dans l’entendement qui ne vienne des sens. »


Locke

Elaboration des images mentales

Comme tout animal apte à l’apprentissage, nous sommes, à la naissan-


ce, pratiquement dépourvus de savoir-faire. Il a fallu attendre Jean Piaget
et ses collaborateurs pour qu’un peu de lumière soit jetée sur le com-
portement des nourrissons et des jeunes enfants lorsqu’ils se trouvent
en présence de situations nouvelles. Le fruit de ces investigations balaya
tout ce que l’homme croyait savoir à propos des dons que les bonnes
fées avaient déposés dans le berceau du nouveau-né. Le bébé doit tout
apprendre du monde extérieur. Son vécu, c’est-à-dire la succession des
interactions avec la réalité, le façonne petit à petit. Les données enregis-
trées par les sens lui permettent d’élaborer dans son univers mental une
représentation du monde qui soit suffisamment stable pour qu’il puisse,
en grandissant, apprendre à agir sur lui. Par quel mécanisme cela est-il
possible ? Pour être en mesure de répondre à cette fascinante question,
il faudrait que la neurophysiologie soit beaucoup plus avancée qu’elle
ne l’est actuellement, mais on peut cependant, d’ores et déjà, en dégager
les lignes principales.
Nous savons que le cerveau est un organe capable de traiter des infor-
mations et d’en stocker un grand nombre. Conformément à l’observation,

27
DES ERREURS À PROFUSION

la condition pour qu’une information soit conservée réside dans sa répéti-


tion. Ce fait reçoit un début d’explication au niveau des échanges physico-
chimiques entre les neurones du cortex [7]. C’est en effet par répétition
que l’on procède pour mémoriser un texte, une chanson, une carte de
géographie, un nom, un numéro de téléphone, une date, un trajet, etc.
L’expérience nous enseigne que, faute d’avoir été repassés en mémoire,
bien des souvenirs sont oblitérés à jamais.
Les professeurs qui se soucient de la mémorisation de la matière qu’ils
enseignent savent qu’il faut faire des récapitulations tout au long de l’an-
née. Elles ont pour effet de consolider le message enregistré qui, sans cet-
te réactivation, disparaîtrait avec le temps. Cette tendance à l’effacement
progressif des empreintes semble être une loi assez générale de la nature :
plus un événement géologique ou archéologique est ancien, plus son mes-
sage est difficile à décrypter. Mais pour ce qui est de l’esprit humain, l’ou-
bli s’opère à très grande vitesse, dès lors qu’il n’y a pas de réactivation.
Nous allons voir qu’il s’agit là d’une condition de fonctionnement du cer-
veau sans laquelle la possibilité de généraliser serait absente. Disons briè-
vement en quoi ce processus consiste.
Lors du vécu, qu’il s’agisse de l’homme ou d’un animal capable de
comportement intelligent, chaque interaction avec la réalité est unique en
ce sens qu’elle ne peut être en tous points identique à une autre.
Exemple : chaque fois que l’on croise un chat, même si c’est toujours le
même, la séquence des mouvements ne sera pas deux fois pareille ; après
quelques rencontres, seuls leurs points communs seront conservés en mé-
moire : la taille, la couleur, le genre de comportement. Si de plus, la couleur
venait à varier d’une rencontre à l’autre, on conclurait rapidement qu’un
deuxième chat est de la partie. Mais dans tous les cas, l’animal aura deux
oreilles pointues et mobiles, des moustaches, des griffes, une fourrure
soyeuse et une longue queue. A chaque rencontre, beaucoup d’informa-
tions sont mémorisées mais, entre deux, un grand nombre d’entre elles
disparaissent. Celles qui se répètent sont réactivées de nombreuses fois
dans le cerveau de l’observateur, de telle sorte que, finalement, ce sont les
seules qui survivent. Les autres, celles qui changent d’une fois à l’autre, fi-
nissent par s’effacer. Seuls resteront les caractères communs à toutes les
observations. Ainsi se forment les modèles, par soustraction des variations
inhérentes à la singularité de chaque interaction avec la réalité. L’idée gé-
nérale de chat est un modèle qui s’est imprimé dans l’esprit par la
constance des caractères communs à toutes les observations concrètes, ce
qui est rendu possible grâce à l’oubli des écarts. Cette faculté que possède

28
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

l’esprit de passer du particulier au général est appelée induction. L’oubli


lui est indispensable.
Notons que la transformation de multiples impressions singulières en
un modèle global, appelé image mentale, se constitue généralement en
dehors de toute intervention de la parole. L’objet mis en mémoire est une
image très simplifiée de la réalité. Comment alors l’objet réel peut-il être
reconnu ?

Reconnaissance d’un objet à partir d’une image mentale


Des études menées par des physiologistes ont montré, chez l’humain,
une grande aptitude du cerveau à reconstituer un modèle global à partir
d’informations parcellaires. Cela se fait spontanément, comme chacun de
nous peut l’expérimenter. On reconnaît un objet familier caché derrière
les lattes d’une balustrade, pour peu que d’infimes éléments en soient vi-
sibles. Bien que la plus grande partie de l’objet soit dissimulée, celui-ci est
perçu en entier. Le cerveau complète l’image visuelle sans même que
nous prenions conscience que l’objet est partiellement caché. Sans doute
le travail du cerveau réside-t-il en une comparaison des éléments fragmen-
taires avec un modèle préétabli. La propriété principale de ce modèle, qui
est une abstraction résultant des précédentes interactions avec la réalité,
est d’être un tout. Cette reconnaissance comme entité est vraisemblable-
ment le préliminaire de toute recherche entreprise par le cerveau en vue
de rassembler les éléments épars qui lui sont fournis par les données sen-
sorielles car le cerveau doit percevoir en éléments épars tout ce qu’il ne
peut intégrer à une entité. Il semble bien, en effet, que rien ne soit perçu
sans être le résultat d’une construction mentale que nous désignons pro-
gramme d’unification.
Lorsqu’un enfant ou un adulte se trouve confronté à un phénomène
naturel dont il n’avait jamais entendu parler au préalable, les descriptions
qu’il en fait sont généralement enrichies d’informations aberrantes. Il est
arrivé à chacun de nous de prendre pour un hurlement lointain ce qui
n’était en réalité qu’un léger bruissement dans le silence ou pour le vol
d’un objet bizarre le passage anodin d’un petit moucheron dans le champ
latéral de vision.
L’esprit est plein de ces modèles plus ou moins objectifs qui permet-
tent la reconnaissance du monde et qui rendent la communication pos-
sible, mais si les modèles élaborés par les uns ne correspondaient pas aux
modèles élaborés par les autres, les mots n’auraient pas la même significa-

29
DES ERREURS À PROFUSION

tion pour tous et il n’y aurait que des dialogues de sourds. C’est toujours
au sujet de la perception des couleurs que cette prise de conscience
semble se produire. On entend, en effet, souvent l’interrogation : « Mais
qu’est-ce qui me prouve que le mot bleu suggère la même image mentale
pour tout le monde ? » Voilà en effet une remarque pertinente, mais elle le
serait tout autant à propos de n’importe quel autre concept, du moins en
ce qui concerne ceux qui ont été élaborés à partir des données fournies
par les sens. Car, pour l’humain, ce processus n’est pas le seul moyen d’ac-
quérir des concepts.

Acquisition des connaissances par le discours


Alors que l’élaboration d’un modèle abstrait peut se faire à partir de
multiples rencontres singulières (chacune étant unique), sans intervention
du rôle de la parole, on peut cependant recevoir des concepts « prêts à
l’emploi » par l’écoute du discours, dans la prime enfance, puis plus tard par
la lecture. Les polémiques qui séparent deux écoles, l’une prétendant que le
mot précède le concept et l’autre affirmant le contraire, n’ont plus aucune
raison d’être car tous les concepts ne sont pas acquis de la même manière.
Les concepts forgés à partir du vécu précèdent forcément leur désignation,
tandis que ceux qui sont acquis par l’éducation succèdent nécessairement
aux mots employés pour les évoquer. « Les concepts de couleur sont univer-
sels même si, dans certaines langues, il n’existe pas de noms les désignant »
nous apprennent Antonio et Hanna Damasio [8]. Voilà qui nous montre clai-
rement qu’un concept peut précéder le mot puisque, dans ce cas limite, le
mot n’existe pas, ni aucune métaphore de substitution.
Bien qu’en mathématiques les concepts soient acquis par le discours
du professeur, à force de faire des exercices et de rencontrer des situa-
tions diverses, de nouvelles significations émergent dans l’esprit de l’élève
sans qu’aucun mot ne soit intervenu pour les désigner. Les rencontres
avec différents exercices sont aléatoires, ainsi que les fautes commises et
corrigées. Ces concepts implicites vont s’organiser dans l’esprit de maniè-
re plus ou moins exploitable. Ceci pourrait expliquer, sans qu’il soit be-
soin de faire intervenir de quelconques prédispositions, pourquoi certains
élèves s’en sortent mieux que d’autres. Le volume d’information partici-
pant à un modèle (ou image mentale de référence) varie certainement
beaucoup d’un individu à l’autre.
Certaines personnes, en effet, sont capables de chanter une mélodie de
mémoire alors que d’autres, bien que reconnaissant l’air lorsqu’ils l’enten-

30
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

dent, ne peuvent le reconstituer. Pour le dessin, on observe un phénomè-


ne identique : devant un portrait de cheval, je reconnais ce qu’il représen-
te, dans la mesure, c’est évident, où il est convenablement exécuté. Ceci
confirme l’existence dans ma mémoire d’un modèle visuel de cheval, mê-
me si je suis pourtant pratiquement incapable de dessiner un cheval sans
en avoir un devant les yeux. Ce n’est donc pas par maladresse ou par inca-
pacité de guider ma main. Il me faudrait faire l’effort de mémoriser l’ima-
ge visuelle d’un cheval pour enrichir le stock des éléments engrangés
dans ma mémoire. Les gens qui ne savent pas dessiner prétendent tou-
jours que c’est par maladresse. En fait, c’est pour une tout autre raison.
Face à un modèle, par exemple un buste vu de trois quarts, beaucoup de
personnes ne font pas abstraction de ce qu’ils savent afin de se limiter
strictement à ce qu’ils voient. Parce que le sujet a deux oreilles, même si
une seule est visible, ils cherchent à représenter celle qui est cachée. C’est
un cas extrême, certes, mais qui montre d’où provient la difficulté. On ne
pense généralement pas à la nécessité de se débarrasser momentanément
de ce que l’on sait – ou que l’on croit savoir – alors qu’il faudrait se
concentrer uniquement sur ce que l’on voit. Ce comportement n’est pas
spontané du tout. Il requiert un effort en dépit duquel la plupart des gens
voient au travers de ce qu’ils ont appris. C’est un fait peu rassurant dont il
faut se méfier. Et pas seulement en ce qui concerne les autres car le conte-
nu culturel influence la perception de la réalité.

Voit-on ce qu’il y a ou ce que l’on croit ?


Parfois, le mauvais exemple vient de haut. C’est ainsi qu’un ensei-
gnant chargé d’exposer la chute des corps, fit tomber du plus haut qu’il
pouvait deux objets, un « lourd » et un « léger ». Il les lâcha en même
temps dans le but de distinguer plus clairement la prétendue différence
de leurs temps de chute. Les deux corps, étant assez compacts pour que
l’effet de la résistance de l’air soit indécelable, s’obstinaient à arriver au
sol en même temps. Il persuadait pourtant ses élèves, qu’en prêtant bien
l’oreille, on percevait que l’impact du plus lourd précédait l’impact du
plus léger. Est-il besoin d’ajouter que dans la classe, il n’y eut aucune
contestation ? Ceux qui n’ont perçu qu’un seul impact se seront dit
qu’ils avaient probablement été inattentifs. Pourtant, imaginez à quels
douloureux tiraillements on serait soumis chaque fois que l’on saute si
les parties les plus légères tombaient moins vite que les plus lourdes ! La
masse du tout étant la somme des masses de ses constituants, le tout de-

31
DES ERREURS À PROFUSION

vrait tomber plus vite que chacune de ses parties. Voilà qui contient une
évidente contradiction.
Cette croyance est cependant véhiculée de manière tacite dans notre
culture. Les bandes dessinées en témoignent. Pour représenter quelqu’un
sautant d’un mur, on lui dessine des cheveux dressés sur la tête, comme si
les cheveux, plus légers, avaient tendance à tomber plus lentement que le
corps. Les dessinateurs de B.D. doivent user de tous les stratagèmes pour
parvenir à rendre leurs images expressives. Leurs dessins foisonnent en re-
présentations de ces idées fausses qui constituent une part plus importan-
te qu’on ne pense de notre héritage culturel. Petit à petit, elles deviennent
des codes permettant la lecture des images et cette fonction va sans dou-
te leur conférer une survivance insoupçonnée. Les larmes qui giclent en
forme de « goutte » ; le soleil qui est entouré de rayons ; les poissons qui
font des bulles dans l’eau ; le regard qui se propage en allant des yeux vers
l’objet ; les petits nuages dégagés par les chutes inopinées ; les arcs-en-ciel
qui sont ancrés dans les paysages indépendamment du lieu d’observation
du dessinateur ; les paysages observés aux jumelles que l’on délimite par
un huit couché. Tous ces exemples sont autant de conventions qui n’ont
qu’un rapport lointain avec l’observation. Faute de savoir qu’ils n’ont
d’autre fonction que d’être des codes de lecture, des erreurs importantes
pourraient en résulter au niveau de la connaissance. Alors, qu’on se le di-
se, lorsque les gouttes tombent, elles sont sphériques, la forme dite « en
goutte » étant celle d’une goutte qui pend. Quant à l’emplacement d’un
arc-en-ciel, il dépend de la position de l’observateur par rapport au soleil
et lorsque vous utilisez des jumelles, les images données par chacun des
deux yeux se superposent, comme en vision à l’œil nu.
Les dessinateurs de talent exécutent les dessins tels qu’ils les pensent,
mais il ne faudrait pas croire pour autant que les gens peu doués dessi-
nent, eux, simplement comme ils peuvent. A l’appui de cette thèse, si l’on
accepte d’assimiler le graphisme de l’écriture au dessin, il est intéressant
de remarquer que la forme de l’écriture ne dépend pas de l’échelle utili-
sée. Que l’on écrive en tout petit avec un crayon bien taillé ou que l’on
écrive en grand sur un tableau noir, l’écriture garde sa personnalité. Ce
n’est donc pas une question de muscles utilisés puisque dans le premier
cas ce sont principalement les muscles des doigts qui font le travail alors
que dans le second cas, ce sont davantage ceux du poignet et du bras.
L’adresse ou la maladresse de l’exécution n’y joue aucun rôle. L’écriture
qui est propre à chacun de nous n’est rien d’autre que la reproduction
d’un modèle stocké en mémoire.

32
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

Ainsi donc, les modèles mémorisés sont les guides permettant aussi
bien l’exécution d’une tâche (telle que la réalisation d’un dessin ou la re-
production d’une mélodie) que la reconnaissance d’un objet singulier.

Les leurres
Les leurres utilisés par les pêcheurs fonctionnent sur cette base. La
cuillère à laquelle est accroché le perfide hameçon frétille comme un pe-
tit poisson, en conformité avec l’image appétissante que les poissons car-
nivores ont dans la tête. Mais ils ne sont pas seuls à se faire prendre à l’ha-
meçon, l’espèce Homo, dite sapiens, en est aussi coutumière. Il est difficile
de ne pas abuser des modèles élaborés puisque, comme nous l’avons dit,
le cerveau a la possibilité de reconstituer le tout à partir d’éléments frag-
mentaires. Parfois, il peut arriver que les fragments perçus collent avec un
modèle qui n’est pas le bon, ce qui provoque une illusion. Une chose aura
été perçue en lieu et place d’une autre. Le plus souvent ces perceptions
aberrantes sont individuelles et s’envolent dans l’oubli. D’autres, comme
les illusions d’optique (par exemple la cassure apparente d’un bâton par-
tiellement plongé dans l’eau), sont partagées par tout le monde et consti-
tuent un excellent matériel d’étude.
Les cartes topographiques utilisant le procédé « Dufour » sont ombrées
pour donner l’impression du relief. Si on représentait l’ombre sur les ver-
sants nord et la lumière sur les versants sud, conformément à l’éclairage
du soleil, les montagnes paraîtraient en creux et les vallées en bosses.
Pour que le relief semble correct, les versants nord doivent être clairs et
les versants sud doivent être sombres. Pourquoi ? Tout simplement parce
que nous avons l’habitude de regarder les paysages avec la lumière venant
d’en haut, et comme, pour comprendre ce que représente la carte, il faut
la supposer éclairée par une source lumineuse, sans le savoir, conformé-
ment à l’habitude, nous situons cette source au haut de l’image. Si celle-ci
était réellement en relief, alors qu’en réalité il s’agit d’un trompe-l’œil, les
versants orientés vers le haut de la carte seraient éclairés et les versants
orientés vers le bas seraient dans l’ombre. Que faire pour rétablir la
conformité, c’est-à-dire la concordance entre le trompe-l’œil et l’enso-
leillement des reliefs de la région représentée ?
La seule solution serait de décider d’orienter les cartes avec le sud en
haut et le nord en bas. Décision difficile à prendre, et très injuste de sur-
croît car, bien que choisie par les gens de l’hémisphère nord, cette option
est plus avantageuse pour les habitants de l’hémisphère austral.

33
DES ERREURS À PROFUSION

Si nos navigateurs avaient regardé dans la direction du soleil plutôt que


de fixer leur attention sur l’aiguille de leur boussole, nos cartes auraient été
orientées de manière plus agréable. Notre orientation préférée est le midi,
mais lorsque, carte en main, nous cherchons à nous orienter par rapport à
un paysage, nous sommes obligés de lui tourner le dos. Si, telles qu’elles
sont, les cartes sont à l’endroit, alors dans l’hémisphère nord, les paysages
sont à l’envers et c’est dans l’hémisphère sud qu’ils sont à l’endroit !
Et, puisque nous parlons de nord et de sud, signalons tout de même ce
fait bien connu, que le pôle que nos navigateurs ont baptisé « nord » est
justement un pôle magnétique sud. Ce qui nous amène à considérer que
le pôle géographique nord devrait s’appeler pôle sud (et le pôle géogra-
phique sud s’appeler pôle nord) tandis que le pôle magnétique nord, qui
s’appelle pôle sud, devrait être orienté en haut des cartes !
Le processus du trompe-l’œil illustré par les cartes topographiques
montre bien que, privé d’une donnée indispensable au décryptage, l’es-
prit en fournit une de son choix : ici la direction de la lumière. Il n’y a rien
d’étonnant à ce que la sélection, décidée de manière inconsciente, corres-
ponde à l’éclairage habituel.
Une petite expérience très amusante, qui est à la portée de tous, se réa-
lise avec un masque en plastique moulé représentant un visage, comme il
s’en fait pour le carnaval. Seul l’intérieur du masque nous intéresse. Il re-
présente bien un visage, mais en creux. Pour qu’il puisse apparaître en re-
lief inversé, ce qui n’est pas difficile à obtenir puisque l’esprit est habitué
à voir les visages en bosse, il est préférable de l’éclairer par en dessous. En
effet, sur un visage normal éclairé par le haut, la base du nez est dans
l’ombre mais si on l’éclairait par en dessous, elle serait dans la lumière
alors qu’un visage en creux aurait la base du nez dans la lumière si on
l’éclairait par au-dessus. Pour créer avec le revers du masque un effet
conforme à l’habitude, il faut donc l’éclairer par en dessous. Bien vite,
l’illusion se produit apportant avec elle une surprise : quand on déplace le
masque, le visage semble se déplacer en sens contraire. Et inversement, si
on laisse le masque immobile et que l’on se déplace soi-même, le visage
semble tourner dans la direction de l’observateur. Cet effet fut exploité
dans le film « La Belle et la Bête », d’après le roman de Jean Cocteau.

Les erreurs d’interprétation


Percevoir une chose, c’est identifier des informations incomplètes avec
le modèle qui, en mémoire, convient le mieux. La chose extérieure peut

34
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

donc être mal identifiée, faute de certaines indications. Ainsi, vous pouvez
avoir vu le chien de la voisine rôder silencieusement dans la nuit, alors
que pourtant il dormait paisiblement dans la maison. Mais si vous aviez eu
un petit supplément d’information, peut-être un miaulement, cela aurait
suffi pour vous détromper.
Y a-t-il une recette pour éviter les identifications aberrantes ? Il n’y a
pas d’autre remède que de toujours se méfier de ce que l’on a vu ou en-
tendu car le cerveau travaille, qu’on le veuille ou non, à rassembler les
données sensorielles, même lorsqu’elles sont insuffisantes pour former
une interprétation valable.
Les gens qui ne voyagent pas souvent en avion, sont étonnés de décou-
vrir, en regardant par le hublot, que les maisons et les autos leur apparais-
sent comme des miniatures. Bien qu’ils sachent que le message reçu par le
cerveau n’est pas conforme à la réalité, ils ne peuvent rétablir l’échelle cor-
recte. A cause de la position inhabituelle de l’observateur qui regarde d’en
haut, l’éloignement est mal évalué, disons qu’il est estimé au dixième de sa
valeur. Or, si l’observateur était dix fois plus près, il faudrait que les maisons
soient dix fois plus petites pour produire la même image sur la rétine.
En effet, au-delà d’un certain éloignement, la vision stéréoscopique est
inopérante car la convergence des deux yeux devient trop faible pour que
le cerveau puisse en extraire la valeur de la distance. Comme le modèle per-
mettant la reconnaissance d’un objet ne peut être sélectionné sans localisa-
tion préalable, une évaluation préliminaire de sa distance est requise. Alors,
faute de connaître l’éloignement du paysage, le cerveau adopte une valeur
arbitraire qui est largement sous-estimée. Si celle-ci n’est pas correcte, le
modèle choisi ne peut l’être non plus. Cependant l’observateur se fixe sur
ce modèle inadéquat avec une telle stabilité que, même conscient de l’er-
reur commise, puisqu’il sait très bien quelle est la taille réelle des maisons,
des trains et des voitures, il est incapable d’en réajuster la perception.
C’est exactement pour la même raison que la pleine lune paraît plus
grande quand elle est basse sur l’horizon que lorsqu’elle apparaît au zéni-
th. L’explication classique prétend que l’illusion est due à la possibilité de
comparer l’échelle de la lune avec celle du premier plan lorsqu’elle est
basse sur l’horizon. Mais cette argumentation expliquerait tout aussi bien
l’effet contraire, c’est-à-dire une lune qui paraîtrait plus petite à l’horizon
qu’au zénith. Elle n’est donc pas satisfaisante et gagnerait à être rempla-
cée par la suivante.
Le ciel nocturne est perçu comme une voûte semblable à celle for-
mée par les nuages. Nul doute que les nuages qui sont au-dessus de

35
DES ERREURS À PROFUSION

notre tête sont plus proches que ceux qui se trouvent à l’horizon. Mais,
pour notre satellite naturel, il est évident que son éloignement ne dé-
pend pas de sa position dans le ciel, il est toujours à une distance légère-
ment variable, comprise entre 350 000 km et 400 000 km de la Terre.
L’image que l’œil en reçoit est donc, à peu de chose près, toujours iden-
tique. Notre cerveau prête au fond du ciel la forme d’un plafond de
nuages, avec le zénith plus proche que l’horizon. Alors lorsque la lune
nous paraît dessinée sur une partie plus éloignée de la voûte, elle devrait
former sur le fond de l’œil une image plus petite. Contrairement à notre
attente, elle projette une image identique. Nous en déduisons fausse-
ment qu’elle est plus grande.
Comme beaucoup d’autres, ces erreurs d’interprétation sont salutaires
dès lors qu’elles sont perçues comme telles. Elles permettent de confir-
mer qu’on ne peut voir sans interpréter. La lune, telle qu’on la voit, n’est
jamais la lune telle qu’elle est. Du reste, la plupart des gens la prennent
tantôt pour un disque plat, tantôt pour un croissant. Il serait plus intéres-
sant de la percevoir comme une sphère éclairée par le soleil sous un
angle qui varie de jour en jour. En plus, cette démarche n’ôte rien à la
beauté du spectacle, bien au contraire.
Ajoutons que notre satellite naturel n’est pas le seul à subir les ca-
prices de notre interprétation. Regardez la Grande Ourse quand elle est
basse sur l’horizon, elle vous semble démesurément grande, mais lors-
qu’elle est proche du zénith, elle paraît bien moins étendue… à moins
que vous ne soyez né dans une famille d’astronomes où depuis votre plus
jeune âge on ait pris soin de vous initier à une image du ciel plus confor-
me à la réalité ; sinon l’image millénaire « d’une étoffe légère déployée
comme le toit d’une tente » imprégnera votre vision.
La connaissance acquise au fil des siècles nous offre une image du ciel
qui est bien plus belle que celle d’une voûte : les nuits sans lune et sans
nuages, l’espace offre au regard l’immensité de sa profondeur et les
étoiles que nous voyons sont telles qu’elles étaient dans un passé plus ou
moins reculé. Si vous contemplez ce spectacle au travers de la compré-
hension que les astronomes nous en ont livrée, vous en retirerez une émo-
tion qui n’a rien à envier à la description des anciens. Contrairement aux
idées reçues, la vision du monde revue et corrigée par l’apport de la
science n’enlève rien à l’émerveillement. Ce n’est pas parce que les cher-
cheurs doivent inhiber leurs émotions pour travailler correctement que,
comme on le croit trop souvent, la science ne permet qu’une image dé-
poétisée du monde. Plus on comprend de choses, plus on se pose de

36
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

questions et plus la réalité est riche. La connaissance ne tue pas le rêve, el-
le le déplace. Il n’y a pas que les poètes qui rêvent, les scientifiques aussi.

Stabilité des modèles


Ainsi donc, les choses perçues ne le sont jamais directement ; seules les
sensations (ou informations recueillies par nos sens) sont brutes. Dire « j’ai
vu cela » est toujours, sans que l’on y prenne garde, le résultat d’une inter-
prétation. Le cerveau élabore des entités et lorsqu’il a fixé son choix sur
un modèle, il élimine les micro-informations qui ne lui conviennent pas et
les perçoit alors comme des parasites.
Les enfants ne peuvent s’empêcher de rassembler en visages ou en ani-
maux les formes aléatoires des nuages, des montagnes, des taches d’humi-
dité sur les plafonds, des irrégularités sur les murs décrépis ou sur les
planches de bois. Il est significatif que les apparitions de la Sainte Vierge
se produisent toujours sur fond de végétation ou de grotte mais jamais sur
un mur lisse et uniforme.
On peut se demander si ce n’est pas cette faculté de voir des formes
connues là où, en fait, il n’y a qu’un fouillis sans structure, qui serait à l’ori-
gine de l’art pariétal. Les « hommes des cavernes » auraient renforcé des tra-
cés qui, à leur insu, étaient sortis de leur imagination. Leur intention n’au-
rait pas été, comme on le prétend, de décorer les grottes, mais de rendre
communicables aux membres du groupe des contours qui se manifestaient
seulement à quelques-uns d’entre eux. En tout cas, si on y prête attention,
on peut constater que les corps de certains animaux suivent le relief de la
paroi. Avec les moyens d’éclairage dont ils disposaient, les rugosités de-
vaient faire apparaître des ombres portées qui accentuaient les reliefs.
Comme nous l’avons dit plus haut, la faculté du cerveau de rassembler
en un tout une multitude d’informations diverses doit être une condition
fondamentale de son fonctionnement, qu’il s’agisse de l’homme ou de
tout autre animal suffisamment évolué. L’excès de ce fonctionnement
conduit à voir des régularités là où il n’y en a pas. Dès lors qu’une inter-
prétation est sélectionnée, l’élimination hors de la conscience des détails
qui ne la confortent pas constitue une autovalidation.
Le tramage des photos, préalable à leur impression, est basé sur cette fa-
culté. L’œil reconstitue spontanément l’image alors, qu’en fait, il ne voit que
des points. En pénétrant au Centre Pompidou, à Paris, une œuvre de l’artiste
français Vasarely est exposée. De prime abord elle ne consiste qu’en un pan-
neau blanc percé de trous de formes diverses. De près, on dirait une créa-

37
DES ERREURS À PROFUSION

tion non figurative. Mais dès que l’on prend un léger recul, le visage de
Pompidou se dessine avec une grande précision, indépendamment de tout
effort de volonté. Le mystérieux panneau percé de trous devient photo.
La fréquence du mot chose dans nos conversations témoigne de l’im-
portance que cette notion détient dans l’établissement de nos percep-
tions. On use et abuse de ce mot car la démarche consistant à rassembler
les données éparses en un tout pour reconnaître précisément « des
choses » est, par nécessité, obsessionnelle.

La quête d’unicité
Rien ne prouve que l’univers soit un tout, pourtant on le désigne com-
me une chose unique. Or s’il est un domaine dont l’approche a été élabo-
rée par des moyens éloignés des mécanismes habituels de la perception,
c’est bien celui de l’astrophysique. Aucune connaissance n’a été acquise
autrement que par des mesures faites et refaites en vue d’être vérifiées
par des calculs issus de théories aussi variées que possible, celles-ci ayant
été dûment éprouvées par la concordance de leurs résultats. Il n’est pas
certain que la notion de chose, qui est nécessaire à la prise de connaissan-
ce immédiate, demeure indispensable dans les cas où les connaissances
ont été acquises par des moyens détournés. Au lieu de dire l’univers, en
parlant de la matière et de l’énergie remplissant l’espace, ne devrait-on
pas dire plutôt ce qui est accessible actuellement à notre connaissance ?
Et les particules élémentaires, il est douteux que l’on soit obligé de les
concevoir comme des choses pour pouvoir en parler correctement.
Il faut reconnaître que l’obsession du tout, de l’unique, de l’indivisible
n’est pas nouvelle en philosophie, mais le moment ne serait-il pas venu de
faire un effort pour s’en dégager ? L’univers n’est probablement pas plus
une chose que ne le sont la musique, la science ou la cuisine. Dans le langa-
ge, celles-ci jouent le même rôle que les objets, mais cependant tout le mon-
de sait que la musique est en devenir et qu’on ne peut jamais y accéder to-
talement. Pourtant si l’on vous demande « Qu’est-ce que la musique ? » vous
serez bien tenté d’amorcer votre réponse par « C’est quelque chose qui… ».
On parle de la poésie, de la science, de la connaissance, de la nature, de
l’univers, de la réalité, même de l’avenir, comme si c’étaient des choses.
Pour plaire aux petits enfants, ne leur parle-t-on pas de Madame la Nuit
qui couvre la ville de son noir manteau ? Et les adultes, lorsqu’ils remar-
quent que « la nuit tombe », ne s’expriment-ils pas d’une façon qui laisse-
rait croire que la nuit est, sinon une personne, du moins une chose ? Mais

38
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

ce n’est qu’une manière de parler qui ne porte pas à conséquence car il


n’est nul besoin d’être bien futé pour se rendre compte que la nuit n’est
pas une chose. Par contre, avec des notions moins familières, le risque de
se laisser piéger par la routine n’est pas négligeable.
Ainsi le fait que « ceci » soit une chose est lié à notre perception qui iso-
le les constituants de leur entourage. Cette opération est certainement in-
née car elle est indispensable à l’acquisition des connaissances et, comme
nous allons le voir, il est permis d’affirmer qu’elle est à la base de notre fa-
culté de comprendre. Mais au préalable, il serait intéressant de « com-
prendre » ce que signifie comprendre…

Comprendre
Le Petit Larousse nous dit que c’est saisir le sens. Exemple : vous com-
prenez ce que votre chien vous demande quand il vous regarde d’une cer-
taine manière. Comme il n’existe aucun mot décrivant le regard particu-
lier de votre chien (les mots ont une application plus générale puisqu’ils
sont d’usage collectif), c’est à force de l’observer que vous avez assimilé la
signification de quelques-uns de ses comportements. Cette compréhen-
sion, que vous avez acquise, d’un type de regard de votre fidèle compa-
gnon, est une connaissance globale d’une multitude de petits indices que
votre esprit a enregistrés. C’est cela comprendre une chose. Chaque fois
qu’une chose est comprise, c’est qu’une multitude d’autres choses plus
élémentaires (qui, isolées, seraient pour la plupart imperceptibles) sont in-
tégrées par votre machine à penser.
A partir de données diverses, il s’agit de construire un modèle qui les
complète. Peut-être le lecteur a-t-il remarqué que cette démarche est exac-
tement la même que celle que nous avons décrite comme l’élaboration de
la perception d’un objet, à cette différence près que la compréhension est
un acte volontaire alors que la perception se fait spontanément.
L’intégration des données peut conduire à des interprétations aberrantes.
Tout comme la perception d’un objet peut être illusoire, le modèle propo-
sé pour expliquer les faits peut être inadéquat.
Nous voyons donc ce qui peut se passer : de nouveaux indices peuvent
être enregistrés, généralement de manière inconsciente, et il peut arriver
que, pour des affinités tout à fait secondaires, ils établissent des liens avec
d’autres. Même dans ce cas, on peut dire qu’une perception globale est
acquise, mais sans être la meilleure. C’est exactement cela, avoir mal com-
pris. Comme on s’en doute, cela arrive souvent.

39
DES ERREURS À PROFUSION

A quoi tient-il que certaines personnes soient plus aptes que d’autres à
une bonne compréhension des événements ? Les études des psycho-
logues les ont conduits à conclure que tout se joue dans les premières an-
nées de la vie. Mais ces études, n’ont-elles pas porté uniquement sur la fa-
culté de comprendre ce qui s’appréhende par le langage ? Il est douteux
que la compréhension du regard du chien que l’on aime puisse avoir fait
l’objet de quelque étude que ce soit.
La faculté de comprendre ne passe pas forcément par les mots, par
contre, l’usage de la parole, qui permet un immense élargissement du do-
maine accessible, est souvent source de liens plus ou moins fortuits entre
les données élémentaires lors de leur intégration. Les jeux de mots – qui
nécessitent un talent bien spécifique – en attestent. La futilité inattendue
des relations qui surgissent entre les mots crée un effet comique car, ce
que l’on attendait, ce sont des relations entre leurs significations.
Si, comme Freud le prétend, le rire est provoqué par la levée d’une in-
hibition (donc par une épargne psychique), on peut en déduire que la re-
lation insolite que les mots peuvent faire surgir est moins contraignante
que les relations entre leurs significations [9]. Le plus souvent les jeux de
mots font intervenir des relations d’homophonie, comme nombre de
mots d’enfants et comme cette plaisanterie dont Erik Satie est l’auteur et
qu’il est préférable de lire à haute voix : « Mieux vaut avoir l’âge de ses ar-
tères que l’âge de César Frank ! »
C’est d’Angleterre que nous vient l’exemple le plus clair où l’effet co-
mique tient au fait qu’un mot est interprété pour lui-même et non pour sa
signification. Comme vous pouvez vous y attendre, il s’agit de la sacro-
sainte tasse de thé. La maîtresse de maison vous demande si vous voulez y
adjoindre un peu de lait, elle commence à en verser tout doucement dans
votre tasse et dit : « Say when ! » (Dites quand !), la plaisanterie classique
veut que l’on réponde : « When. »
En français, nous pouvons imaginer, sur le même mode, la plaisanterie
suivante concernant un dialogue entre un médecin et son malade : « Dites
ah ! » ordonne le médecin en introduisant une petite lampe dans la
bouche du patient. – « Ah… » répond-il sagement. « Dites trente-trois ! » fait
le médecin en collant l’oreille sur son dos. « Trente-trois… » articule-t-il.
« Dites si je vous fais mal ! » propose le médecin en lui tâtant le ventre. « Si
je vous fais mal… » répète docilement le patient.
Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que, comparés aux idées
exprimées par les mots, les rapports qui peuvent surgir entre leurs images
sonores sont anodins. Or, lors de la structuration de la pensée, ce type de

40
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

relations s’établit à moindre contrainte que le second puisqu’il faut inhi-


ber les relations auditives pour faire apparaître la signification.
La confusion entre idée et langage est très fréquente, or nous venons
de voir combien l’un peut être mal servi par l’autre. Ces discordances
sont certainement la preuve qu’il n’y a pas d’identité entre les deux.

Le concept et son symbole


Même dans le domaine des mathématiques, formulation et idée sont
souvent prises l’une pour l’autre. Citons par exemple David Ruelle, en res-
pectant les italiques de son texte : « Le point de départ d’une théorie ma-
thématique est constitué de quelques assertions de base portant sur un
certain nombre d’objets mathématiques (qui sont, en fait, des lettres ou
d’autres expressions symboliques). » [10]
Le contenu de la parenthèse indique que l’auteur de ce texte prétend
que les objets mathématiques sont les symboles et non pas qu’ils sont re-
présentés par leurs symboles. « Les formalistes, Hilbert en tête, soutiennent
que les symboles sont purement et simplement des signes sur le papier, dé-
pourvus de sens, et que l’arithmétique se compose de règles arbitraires,
semblables au jeu d’échecs et selon lesquelles on manipule ces signes » dé-
nonçait Bertrand Russel [11]. Si le besoin d’utiliser la locution expression
symbolique se fait sentir, c’est bien qu’il y a un signifié. Il se pourrait que
ce malentendu tienne au fait qu’un objet mathématique peut représenter
quelque chose de tellement général, qu’en fixant ses idées sur un concept
particulier, la théorie perdrait une grande partie de sa portée. Sans faire
pour autant des mathématiques, un concept tout à fait général pourrait
être symbolisé par une lettre qui jouerait ainsi le rôle habituel d’un pro-
nom. La lettre n’est pas le concept qu’elle représente, pas plus, du reste,
que le nom d’une personne n’est la personne désignée par ce nom.
Dans les sociétés patriarcales, le nom est transmis par les fils, il repré-
sente donc la descendance (à la condition d’admettre que la majeure par-
tie de cette descendance, au sens biologique du terme, soit occultée). Un
bel exemple de confusion entre la descendance et son symbole est relaté
dans le deuxième livre de Samuel. « Et il [Absalon] disait : “Je n’ai point de
fils par qui le souvenir de mon nom soit conservé.” Et il donna son propre
nom au monument, qu’on appelle encore aujourd’hui monument
d’Absalon. »
On pourrait écrire un ouvrage entier sur le contenu de cette phrase si
tristement humaine par sa vanité et sa futilité. Si vous n’avez pas de fils,

41
DES ERREURS À PROFUSION

ayez au moins un monument… Voilà qui ferait un beau titre ! Mais ce n’est
pas pour son titre que l’on écrit un livre, pas plus que l’on ne devrait
mettre un enfant au monde pour le nom qu’il portera… Un symbole n’est
rien en dehors de sa fonction de représentation. Ces attributions ontolo-
giques nourrissent généreusement la pensée magique. Nous en reparle-
rons plus loin. Il semble cependant que le XXe siècle ait bien du mal à s’en
libérer.

La pensée préconceptuelle
La pensée est-elle issue du langage, comme les psychologues l’affirment
à la suite des philosophes qui héritaient du bagage des dogmatiques ?
Pourtant un linguiste américain, Marc Turner, fait surgir une intéressante
controverse en se plaçant dans le cadre de la sélection naturelle [12].
Comment une syntaxe indépendante de la signification aurait-elle pu se
constituer peu à peu, conférant un avantage progressif à son détenteur, se-
lon le processus requis pour l’acquisition d’une faculté ? En revanche, il est
bien plus vraisemblable que la possibilité narrative ait pu évoluer. Cela sup-
pose, bien évidemment, que le désir de narration ait préexisté au langage. Il
est donc probable que la signification ait précédé son expression verbale.
A partir du moment où les éthologues ont établi l’existence de la pen-
sée animale, il est tout naturel de renverser la vapeur en niant que le lan-
gage ait pu précéder la pensée.
Voici un exemple qui, du fait qu’il comporte une faille, met d’autant
mieux en relief le fonctionnement d’un mécanisme mental. Bien que le
langage en soit absent, il ne perdrait rien à s’appeler raisonnement.
Pour photographier les oiseaux, un stratagème permet de les approcher.
Il faut se dissimuler dans une tente d’affût, mais si l’oiseau a vu la personne
entrer dans la cachette, bien que soustraite à son regard, il se méfie et reste
sur ses gardes tant qu’il ne l’a pas vu ressortir. Jusque-là, on pourrait suppo-
ser que l’oiseau a une sensibilité mystérieuse qui lui indique la présence du
photographe dissimulé. Mais une astuce permet de le tromper. En se faisant
accompagner par un comparse pour pénétrer dans l’abri, il suffit que la se-
conde personne ressorte au bout d’un moment pour que l’oiseau en dédui-
se qu’il n’y a plus personne. Il s’agit bien d’une déduction qui serait correc-
te si l’objet constitué par une personne était équivalent à l’objet constitué
par deux personnes. Tout se passe comme si l’oiseau se disait : « puisque la
brute qui s’était cachée est repartie, alors elle n’y est plus. » Suivant que l’oi-
seau a vu quelqu’un (ou quelques-uns) ressortir de la cachette ou non, son

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L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

comportement est confiant ou méfiant. C’est l’absence de l’objet qui est


traitée par ce processus mental.
On peut même dire, d’après ce comportement des oiseaux, qu’ils n’ont
guère la notion de nombre, hormis un et zéro, mais en revanche ils utili-
sent la soustraction. En effet, il semble que pour eux, soustraire un groupe
d’humains de n personnes de n’importe quel autre groupe d’humains
donne dans tous les cas zéro humain, c’est-à-dire personne.
Si les animaux supérieurs sont capables d’idées, si simples soient-elles,
elles sont de même nature que les nôtres, mais en restant confinées à un
niveau préconceptuel. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’une syntaxe
a dû faire son apparition, mais après l’émergence de la possibilité de s’ex-
primer oralement par des symboles. On cherche des frontières précises là
où ne se trouvent probablement que des variations lentes, sinon conti-
nues. Le fossé qui sépare l’homme des plus intelligents des animaux est
certainement dû au langage articulé, mais la taille de ce fossé n’implique
nullement qu’il se soit creusé instantanément. Tout comme les premiers
outils qui ont évolué à une lenteur défiant l’imagination, il semble raison-
nable de supposer que la parole ait dû suivre un rythme comparable.
En se greffant sur la pensée animale, le langage parlé s’est construit afin
de la représenter. Le domaine de la pensée déborde celui que la parole re-
couvre, celle-ci n’ayant aucune existence par elle-même, contrairement à
l’impression que ressent l’étranger lorsqu’il se trouve confronté à une
langue qu’il ne connaît pas. Noyé dans un univers de mots inconnus dont
il ignore la signification, pour lui seulement, le langage précède le sens. Il
va sans dire que la perplexité dans laquelle le voyageur est plongé n’est
pas celle du philosophe ou du chercheur face au réel. « Le livre ouvert de la
nature » ou « les leçons de la vie » sont des métaphores trompeuses.

L’apprentissage du langage
L’apparition de la parole au sein de l’humanité n’a rien de commun
avec l’apparition du langage chez les jeunes enfants car c’est dans un bain
de mots que le nourrisson vient au monde.
L’aptitude des enfants qui apprennent à parler participe du même pro-
cessus que celui qui permet de forger des modèles mentaux à partir d’élé-
ments extérieurs épars. L’écoute de phrases diverses portant sur des mots
variés va structurer un modèle stable à la fois grâce à la rémanence des
sollicitations souvent réactivées et grâce à l’oubli de leur part de varia-
tion. Ce modèle, commun aux phrases indépendamment de leur contenu,

43
DES ERREURS À PROFUSION

la syntaxe, s’intègre assez rapidement dans l’esprit de l’enfant par le biais


de la signification. Nous retrouvons donc ici ce que nous avons dit au dé-
but de ce chapitre à propos de l’élaboration d’une image mentale. Une
fois qu’elle est suffisamment constituée, elle peut être reconnue comme
convenant aux informations reçues, même lorsque celles-ci sont incom-
plètes. Ainsi, suivant ce même traitement de l’information, qui fonctionne
comme un programme d’unification, par l’écoute des mots qui satisfont à
la construction syntaxique, la signification de la phrase peut émerger.
Les parents sont généralement surpris par la rapidité avec laquelle les
enfants parviennent à construire des phrases. Comparées à la difficulté de
restituer sur le papier une tête de cheval, les constructions verbales sont
accessibles, non seulement à tout le monde, mais dès un très jeune âge. Il
faut croire que le langage ne nécessite pas un contenu informationnel aus-
si riche qu’un stock d’éléments visuels.

Expliquer
Etant une condition préalable à l’acquisition des connaissances chez
tous les animaux aptes à l’apprentissage (dont nous sommes), la possibili-
té d’élaborer des modèles mentaux plus ou moins conformes à la réalité
dépend sans conteste d’un processus inné. Par contre, rien ne permet
d’affirmer que la compréhension soit innée.
Les premières ébauches sérieuses de compréhension commencèrent
par des classifications. C’est ce que proposa Aristote en rangeant en vrac
dans une même catégorie les animaux présentant des caractères sem-
blables. Cependant cette opération ne prétend en rien être une explica-
tion, mais seulement un premier pas en vue de démêler l’écheveau de la
complexité.
Tout comme il est sage de se méfier de ce que l’on a vu, il vaut mieux
garder une certaine réserve à l’égard des explications qui sont souvent hâ-
tives. Il est difficile d’être sûr d’un modèle, car rien ne prouve que
d’autres modèles ne conviendraient pas tout aussi bien, ou peut-être
mieux. Voilà bien la raison pour laquelle tant de théories aberrantes cou-
rent les rues et voilà aussi pourquoi, quand on affirme qu’une explication
est la bonne, cela veut simplement dire qu’on n’en connaît pas de
meilleure pour incorporer les faits.
« Mais pourtant, ça marche ! » est une objection que l’on oppose sou-
vent pour défendre la validité d’une pratique ou d’une théorie. Cependant
une explication fausse peut rendre compte de faits véridiques. Le monde

44
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

a fonctionné pendant des millénaires avec des schémas en tous genres et


la diversité des religions (qui, bien sûr, ne satisfont que leurs adeptes) est
le reflet d’une faute de méthodologie. Le fait que « ça marche » ne signifie
nullement que ce soit correct. Brièvement on dit que le faux peut impli-
quer le vrai. Penser qu’il n’y a que le vrai qui entraîne le vrai est une faute
de logique largement répandue sur laquelle nous reviendrons. Elle est le
type même de ce qui est vraiment faux. C’est sur cette base vacillante
que se construisent croyances et convictions du type faussement vrai…
mais malgré tout, il peut parfois en sortir du vraiment vrai, bien qu’une
telle issue soit hautement improbable.
Induire, c’est remonter du particulier au général ; alors, fournir une ex-
plication, c’est induire. Exactement comme l’idée d’un objet s’élabore à
partir de bribes de connaissances de cet objet, dont il a fallu initialement
postuler l’existence, une théorie s’élabore à partir des observations singu-
lières fournies par voie expérimentale, que l’on accompagne de la suppo-
sition préalable de l’existence d’une telle théorie.

Les modèles sont comme des poupées russes


Les bribes de connaissance sont considérées comme les messages que
la réalité nous délivre. Insistons bien sur ce point : le fait de les rassembler
en objets est dû à une élaboration de notre esprit.
L’objet est à son tour considéré comme réalité puisque son existence
n’est pas mise en doute. Il joue donc le rôle d’élément d’information à
partir duquel la pensée cherchera à l’intégrer dans un amas d’autres ob-
jets afin d’en faire une nouvelle entité (une théorie). Puis cette nouvelle
entité trouvera des sœurs et deviendra à son tour un détail participant à
un assemblage plus sophistiqué.
En fin de compte rien ne permet, au sein de nos représentations men-
tales, de faire une distinction entre les concepts de théorie et d’objet, tous
deux étant des modèles intégrant des informations multiples. Mais cette
identité, au niveau mental, n’entraîne pas nécessairement une identité on-
tologique. Notamment, une horloge est un objet qui n’est pas de même
nature qu’une théorie, par exemple la gravité de Newton. Mais leurs mo-
dèles qui siègent dans nos esprits relèvent de démarches similaires. C’est à
tort que l’on prétend que la part de réalité d’un objet excède celle d’une
théorie. L’un et l’autre sont des entités issues de notre besoin d’unifica-
tion. Par les informations, nous n’avons accès qu’aux détails mais, par
notre faculté d’induire, nous rassemblons ces détails en objets, en phéno-

45
DES ERREURS À PROFUSION

mènes, en faits ou en théories. Puis nous supposons que, à leur tour, ces
entités elles-mêmes sont les détails d’un tout que l’on ne peut s’empêcher
de rechercher. Finalement comprendre, tout comme percevoir, c’est ras-
sembler des informations en un tout.
La confusion entre objet et réalité est courante. Plus rarement la même
confusion se retrouve entre théorie et réalité. A titre d’exemple, revenons
à la Lune qui est à l’origine de bien des théories justes et fausses. La Lune
est-elle un objet ? Oui, c’est un point de vue suivant lequel la Lune est atti-
rée gravitationnellement par la Terre, mais elle ne tombe pas dessus car
cette force d’attraction est exactement compensée par la force centrifuge
due à sa vitesse de rotation autour de nous. Par ailleurs, on peut aussi la
considérer comme une partie du système double Terre-Lune où les forces
d’attractions mutuelles sont équilibrées par la rotation du système autour
de son centre de gravité (qui n’est pas au centre de la Terre). La révolution
(rotation annuelle autour du Soleil) du couple Terre-Lune entre parfaite-
ment dans la théorie de la gravité de Newton. Selon ce point de vue, ce
couple constitue un objet, que l’on appelle par ailleurs « planète double ».
En conclusion, la notion d’objet n’est pas aussi objective que l’on croit.
Dire que nous n’avons accès qu’à des modèles n’est pas renoncer au
réalisme car ces modèles sont des représentations mentales qui provien-
nent de la réalité extérieure. Notons que certains physiciens contempo-
rains dénoncent le découpage du monde extérieur en objets, car ce fai-
sant on les isole artificiellement de leur environnement, bien qu’ils n’en
soient pas indépendants. Les adeptes de cette tendance voudraient que
l’on prenne toujours « le Grand Tout » en considération car il ne peut être
réduit à la somme de ses parties. Cette objection, bien que justement fon-
dée, soulève une difficulté d’ordre logique que nous rencontrerons au
chapitre 7.
En fractionnant la réalité en petites entités, l’analyse classique a permis
d’aplanir bien des difficultés. Reconnaissons qu’il est préférable de faire
des découvertes, même si celles-ci sont quelque peu biaisées, plutôt que
d’être stérile, surtout si l’on est capable ultérieurement de déterminer les
limitations de cette méthode. Même avec un grain très grossier, une photo
peut être lisible, car on sait que les grains proviennent de l’impression et
non de la structure photographiée. Une photo ne se réduit pas à ses
grains, ou à ses pixels, mais ce fractionnement est un passage obligé. Pour
le réel, il en va de même. Il ne se réduit pas à ses constituants.
En physique classique, il est possible d’isoler par la pensée ce que l’on
veut, par exemple une colonne d’eau dans la mer (la réification au sens

46
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

du philosophe américain W.V. Quine [13]). La condition pour que cette


opération soit représentative de la réalité, impose de remplacer ce qui est
autour de la colonne par des forces qui modélisent correctement l’action
que le reste de la mer exerce sur l’objet. La notion de force part de la né-
cessité de compenser l’artifice du « détourage ». Nous voici donc à même
de proposer cette définition : une force est un artifice permettant de cor-
riger les effets d’un autre artifice, la distinction entre l’objet et son en-
tourage. Si la théorie des champs de forces résiste à tous les remanie-
ments que subit actuellement la physique, c’est vraisemblablement parce
que les forces permettent de compenser l’artifice du détourage. Une parti-
cule élémentaire résulte d’un découpage plus ou moins subjectif ; en la
soumettant à des forces, on lui restitue l’effet de l’environnement dont on
l’a mentalement isolée. Il faut remarquer toutefois combien il est heureux
qu’une telle compensation soit possible et ne pas s’étonner outre mesure
qu’elle se heurte à des limites.
Nous voyons ce qu’il y a de commun entre objet (perçu) et théorie
(explicative) qui sont le résultat d’un même processus mental. Or d’après
ces considérations, nous avons ramené deux choses à une seule. Un pas a
donc été franchi dans la compréhension.
L’obsession des physiciens est de rassembler les théories « confirmées »
(d’une manière plus utilitaire on pourrait dire celles qui conduisent à des
prédictions valables) en une théorie unitaire. Certaines théories résistent
à cet effort d’unification (comme la théorie des quanta et la relativité gé-
nérale). Que conclure ? Le plus vraisemblable est qu’il nous manque enco-
re des éléments (comprenez « des théories ») pour que l’on puisse complé-
ter le ou les modèles. La recherche de la théorie unitaire serait-elle vaine ?
Poser cette question reviendrait à supposer sa non-existence. Or nous
avons vu que dans tous les cas, du plus trivial au plus élaboré, notre com-
préhension du monde passe par une spéculation de réalité.

Validité d’une théorie


Ensuite, comment savoir si la théorie supposée est valable ?
Il faut déterminer à partir de ce qu’affirme une théorie comment se-
raient exactement les éléments d’information particuliers dont on ne dis-
pose pas encore, puis réaliser expérimentalement ces nouvelles condi-
tions et mesurer tous les paramètres que l’on avait préalablement
calculés. Si le résultat des mesures est conforme à ce que prévoit le modè-
le, on est très satisfait, bien sûr, mais pas assez cependant pour s’abstenir

47
DES ERREURS À PROFUSION

de recommencer avec d’autres conditions, autant de fois qu’il le faudra


jusqu’à être pratiquement certain de tous les résultats qui seraient obte-
nus en continuant.
Un élève qui, pour traduire une situation déterminée, trace un graphe
en reliant une dizaine de points dont il a calculé les coordonnées, élabore
un modèle (le tracé qui relie les points) à partir d’informations particu-
lières, traduites par ces points. Les points dont il dispose accusent un cer-
tain arbitraire car l’enseignant a pris soin de laisser à l’élève l’initiative du
choix des valeurs à accorder à un paramètre. Ce qui est tout à fait remar-
quable, c’est que les points obtenus par un autre élève, bien qu’ils soient
différents, se répartissent sur le même tracé. La courbe ne dépend donc
pas du choix initial qui détermine les points dont on dispose. Pour un dé-
butant, ce n’est pas toujours évident et certains élèves relient les points à
la règle. Le tracé est alors anguleux et serait différent pour un autre choix
des valeurs arbitraires (comme sont les graphiques tout en zigzags faits à
partir des relevés de température d’un malade). Le professeur suggère
alors de calculer des points intermédiaires et bien vite l’élève voit qu’il
doit modifier son tracé pour englober tous les points. C’est à cette occa-
sion peut-être que le débutant découvrira le caractère universel de l’ob-
jectivité, car le tracé est le même pour tous dans la classe bien que, pour-
tant, chacun l’ait obtenu avec des points différents. Sous cet aspect, une
différence essentielle de nature apparaît entre le graphique et les en-
sembles de points qui l’engendrent. Alors que le premier est unique, les
seconds comportent une composante arbitraire.
Les représentations mentales, élaborées à partir de nos expériences
quotidiennes qui sont plus ou moins fortuites, dérivent du même pro-
cessus, quoique généralement en dehors de toute prise de conscience. Il
est avantageux de recourir à l’image du tracé d’un graphe pour bien sai-
sir le travail fourni par l’esprit lorsqu’il élabore des modèles unificateurs
à partir des circonstances vécues. La constance de ces représentations
mentales en passant des uns aux autres, bien qu’elles soient issues du
bagage mouvant accumulé par chacun de nous, serait bien énigmatique
si elle n’était le reflet de la stabilité d’un monde extérieur à l’observa-
teur.
Si les professeurs de physique, de mathématique ou de biologie profi-
taient de ces exercices pour faire remarquer à leurs élèves qu’ils viennent
de faire, en petit, exactement ce que les chercheurs font à une plus gran-
de échelle, ils les amèneraient à se douter que tous les modèles explicatifs
devraient subir la même rigueur avant d’être adoptés.

48
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

Le flou artistico-scientifique

Le domaine de prédilection, où de nombreux modèles peuvent conve-


nir, c’est celui dont les éléments d’information sont flous. Pensons au
graphe reliant des points. On pourrait faire passer bien des courbes diffé-
rentes par des points qui seraient de grosses taches et il vaudrait mieux se
montrer réservé à l’égard du résultat obtenu.
Tout se passa ainsi, par exemple, au cours de la recherche des trajec-
toires des cyclones tropicaux, au XIXe siècle. On commençait alors à com-
prendre qu’un cyclone est un tourbillon et que les navires pris dans l’ou-
ragan devaient se déplacer perpendiculairement à la direction du vent
pour réintégrer les eaux calmes. On ignorait que ces météores sont portés
par les grands anticyclones (voir p. 56) mais on savait qu’ils font leur ap-
parition à l’est des côtes continentales et qu’ils se déplacent vers l’ouest
en incurvant leur trajectoire vers le nord, dans l’hémisphère nord, et vers
le sud, dans l’hémisphère sud, pour obliquer ensuite à nouveau vers l’est.
Les moyens permettant de déterminer leurs positions étaient insuffisants,
comme on peut s’en douter ; les trajectoires obtenues en reliant les
quelques points dont ils disposaient furent reconnues comme étant para-
boliques. Quand on sait que, par trois points (rigoureusement détermi-
nés), passe toujours une parabole, on devine que ces théoriciens ont trou-
vé une parabole parce que cette solution préfigurait dans leur
imagination. Par la suite, dès que les mesures ont été plus fines et plus
nombreuses, l’erreur a pu être corrigée.
Ce phénomène est exactement celui dont nous parlions plus haut où,
dans des nuages ou sur des parois irrégulières, on peut, en reliant mentale-
ment des taches, obtenir des figures de formes familières. Une fois que le
modèle est saisi par l’observateur, toutes les taches qui n’y participent pas
sont spontanément éliminées de sa perception. Rien d’étonnant alors que
le modèle, si peu objectif soit-il, détienne une grande stabilité. Il n’arrive
pas que l’esprit hésite entre deux interprétations et perçoive alternative-
ment deux représentations différentes. Le modèle perçu serait alors cli-
gnotant et tout porte à croire que l’évolution a éliminé les cerveaux qui
n’auraient pas été pourvus d’une sélectivité suffisante pour se fixer sur un
modèle à la fois. L’évacuation des détails qui ne satisfont pas le modèle
choisi est donc indispensable à la stabilité de la perception. Il se peut que
la représentation choisie ne soit pas la plus adéquate, toujours est-il que la
rapidité de sa construction est, en plus de sa stabilité, une condition favo-
rable à la survie de l’individu en cas de danger. Pour la vision, le filtrage

49
DES ERREURS À PROFUSION

des informations se fait déjà au niveau de la rétine, le nerf optique ne


transmettant pas au cortex les messages inutiles.
Retenons donc que toute perception est une interprétation plus ou
moins objective de la réalité dont l’esprit ne détient rien de plus qu’une
représentation. Celle-ci joue le rôle de schéma directeur car les informa-
tions qui ne la corroborent pas sont rejetées.
L’ignorance de ce processus conduit aux pires aberrations.

L’autovalidation
En poussant plus loin les similitudes entre la perception immédiate et
la compréhension, il est aisé de supposer que tout modèle explicatif re-
quiert pour sa stabilité l’élimination des éléments qui ne le satisfont pas.
Un tel phénomène d’autovalidation, nécessaire à la vie de tous les jours,
pourrait par ailleurs prendre des proportions absolument terrifiantes. On
croirait comprendre les événements (la politique, l’économie, la psycholo-
gie…) car on serait dans l’incapacité de percevoir les éléments qui ne
confirment pas le modèle que l’on a en tête.
Mais, à y regarder de plus près, n’est-ce pas précisément à cela que l’on
assiste chaque jour ? Les gens qui paraissent de mauvaise foi sont peut-être
plus sincères qu’on ne le croit, dès lors qu’ils ne perçoivent pas les données
qui sont incompatibles avec leurs préjugés. La liste en serait longue, en
commençant par ces bons chrétiens qui s’accommodent si bien des injus-
tices tant qu’elles ne les frappent pas eux-mêmes ; et par certains Israéliens
qui voient de l’antisémitisme chez tous les défenseurs de la cause palesti-
nienne ; en passant par le pape qui recommande, comme unique prévention
contre le sida, la continence pour les uns et la fidélité pour les autres ; sans
oublier les quarante pour cent de personnes guéries par la prise d’un place-
bo ; les convaincus de tout bord y compris les convaincus du scepticisme…
Les systèmes construits par autovalidation sont légion. La question peut
se poser de savoir si leur fonctionnement n’a pas été imaginé sciemment
par leurs auteurs afin d’empêcher leurs adhérents de s’y soustraire. J’en
veux pour exemple la doctrine de croyance en un Très Puissant Prince des
ténèbres. Si par malheur l’idée de mettre sa réalité en doute vous effleurait
l’esprit, ce serait Satan lui-même qui vous l’aurait soufflé à l’oreille. « Prenez
garde car il est beaucoup plus efficace quand on nie son existence ! »
L’incontournable complexe d’Œdipe procède aussi de l’autovalidation.
Osez le mettre en doute et tout le monde se demandera ce que votre mère
(ou votre père) a bien pu vous faire pour vous amener à nier son existence

50
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

alors qu’elle crève les yeux à tous ceux qui y croient – mais à ceux-là seule-
ment. « On refuse son Œdipe lorsqu’on l’a mal liquidé » disent les spécia-
listes (comprenez : si on refuse son existence, c’est la preuve qu’il existe.)
Il est aussi difficile de démentir l’existence du complexe d’Œdipe que
celle de Lucifer. Aucun argument rationnel ne pourra résister à ce que l’on
prétend être des vérités à un niveau strictement intime et individuel.
Il arrive que des gens intelligents parviennent à être dérangés par des
contradictions qui surgissent dans les systèmes enseignés par leurs grands
maîtres. Comme ils n’osent pas admettre l’erreur du grand homme, plutôt
que de devoir renoncer aux thèses professées, ce qui effectivement leur de-
manderait de revoir raisonnements et fondements, ils préfèrent user d’une
astuce fort prisée : on colle tout simplement l’étiquette de symbole sur tout
ce qui ne va manifestement pas. Certains biblistes, certains psychanalystes,
certains astrologues légèrement ébranlés dans leurs convictions peuvent se
reconnaître ici. Avec un pied dans la réalité et l’autre dans le monde des
symboles, ils marchent en boitant. Mais ils gardent la tête haute, convaincus
d’avoir dignement préservé leur engagement.
Voilà pourquoi le monde occidental est, comme la planète entière, en-
combré d’interprétations hautement fantaisistes parmi lesquelles cer-
taines se targuent d’être objectives, voire même scientifiques.
Ayant fait son apparition autour du bassin méditerranéen, puis s’étant
poursuivie au Moyen-Orient, la pensée rationnelle s’est finalement épa-
nouie en Europe avant de s’étendre bien au delà. Pour cette raison, elle est
désignée comme étant « la pensée occidentale ». Cette dénomination est
malencontreuse car elle fait croire à une spécificité géographique. C’est
pourquoi on voit tant de gens qui, voulant exprimer une saine résistance à
l’adoption systématique de leur culture endémique, manifestent un en-
thousiasme démesuré envers tout ce qui n’est pas « occidental » (acupunc-
ture, bouddhisme, ethnopsychiatrie). Sur ce plan, nous pouvons adopter les
jugements du relativisme culturel qui affirme que toutes les cultures se va-
lent… oui, mais à la condition expresse d’en exclure la pensée rationnelle.
Reconnaissons qu’il n’est nul besoin de traverser les frontières pour
tourner le dos à la rationalité. Et comme, de plus, la pensée rationnelle est
universelle, elle ne mérite vraiment pas de s’appeler occidentale.

Charlatanisme
Dans toutes les sociétés, la magie se taille la part du lion car il est diffi-
cile de la démentir vu qu’elle s’applique exclusivement au domaine du

51
DES ERREURS À PROFUSION

flou. Chacun de nous peut se reconnaître dans tous les types de caractè-
re décrits par les thèmes astraux et y retrouver aussi les personnalités de
son entourage. Il suffit d’y croire pour constater l’adéquation d’une per-
sonnalité avec les descriptions fournies relativement à chaque signe du
zodiaque. Dans certains cas, cette conformité peut échapper à toute évi-
dence. Il existe alors une parade : introduire des corrections appelées as-
cendances dont l’importance peut être modifiée à volonté.
En dehors des conditions et des méthodes rencontrées dans les labo-
ratoires, la croissance des plantes ne se constate pas de manière précise,
d’autant moins que les critères prétendus favorables à la croissance de la
tige s’opposent à ceux qui seraient bénéfiques au développement des
racines. Les tiges sont censées devenir plus saines qu’elles ne l’auraient
été dans des conditions autres et inconnues, à condition que l’on pren-
ne soin de les planter lorsque, dans sa ronde, la Lune s’éloigne du Soleil ;
tandis que les racines et tout ce qui est souterrain profiteraient de
conditions inverses, c’est-à-dire d’une Lune qui serait en train de se rap-
procher de l’astre central. Si vous n’avez pas compris, sachez que cette
manière de parler (parfaitement légitime et facile à vérifier), dissimule
les notions de « lune croissante » et de « lune décroissante ».
De toutes parts, on nous rebat les oreilles avec ces considérations dé-
pourvues de fondements alors que, franchement, on n’a cure de savoir
sous quel angle notre satellite est éclairé. Croyez-vous que les gens
soient bénéfiques ou maléfiques suivant qu’ils sont éclairés par la
gauche ou par la droite ? Ces croyances ancestrales, bien que démenties
par les faits, ont leurs fidèles, comme n’importe quelle religion, mais re-
connaissons que pour ces dernières, il est impossible de prouver qu’un
rituel soit sans effet sur l’avenir, puisque personne ne le connaît à l’avan-
ce. Pour la lune, le cas est plus affligeant car nul n’ignore que c’est un
astre de même nature que la Terre. La perte d’une croyance fausse est-el-
le si désespérante pour le commun des mortels qu’ils doivent s’y cram-
ponner à tout prix ?
Si la sorcellerie fait une prédiction à propos des malheurs qui vont
s’abattre sur une personne, elle donne en même temps l’antidote, de tel-
le sorte que, quelle que soit l’issue, elle sera justifiée. Si l’augure ne se
réalise pas, ce sera grâce au talisman mais, dans tous les autres cas, ce se-
ra « la preuve » du pouvoir que détient le sorcier.
Les maladies, plus particulièrement celles des enfants, constituent un
terrain favorable à la magie. Etant donné que la plupart des maladies
guérissent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de prendre aucune po-

52
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

tion, pour faire d’impressionnants chiffres d’affaire, il est aisé de mettre


dans la tête des mères soucieuses de la santé de leurs enfants (ou de
leurs chats et de leurs chiens) qu’il n’est pas dans la nature des choses
d’être en bonne forme, mais que des achats en pharmacie sont haute-
ment souhaitables. Si l’efficacité du produit proposé risque d’être mise
en cause, une porte de sortie sera prudemment aménagée en assortis-
sant sa prise d’un rituel compliqué, ainsi le consommateur pourra tou-
jours se dire que, peut-être, il a mal exécuté les prescriptions. Exemple :
le médecin ordonne un produit différent pour chaque jour de la semai-
ne et « celui qui est bleu, il faut le prendre le dimanche à dix-neuf
heures ». Le produit étant inoffensif, il est probable que, la nature aidant,
le malade aille mieux quelques jours plus tard, et dans ce cas, il s’estime-
ra guéri par la vertu du remède ingéré. Mais si d’aventure le mal progres-
sait de manière trop évidente, il n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même en
se persuadant qu’à un moment donné, il a raté une manipulation.
La jeunesse et la beauté fonctionnent comme la santé. Attention ! Si
votre peau est fraîche elle n’en est que plus menacée car « les peaux
normales sont les plus fragiles », alors enduisez-vous non seulement le vi-
sage mais tout le corps de crème de Perlimpinpin. Mieux encore, à sup-
poser que ce cosmétique provoque le vieillissement des tissus, vous en
consommerez d’autant plus. Et comme vous ne saurez jamais comment
aurait évolué votre peau si vous n’aviez utilisé que de l’eau, vous êtes
dans l’incapacité de vous retourner contre ces escrocs, car il vous est
impossible de prouver qu’il y a eu dommages réels. Du reste, dire d’un
produit qu’il est bon pour la peau, signifie seulement qu’il n’est pas no-
cif – à condition, bien entendu, que votre peau soit normale. Les fabri-
cants de cosmétiques s’appliquent à inculquer l’horreur des rides et des
cheveux gris. Est-ce la faute du consommateur par trop crédule, ou celle
des pourvoyeurs qui prétendent répondre à la demande ? On ne peut
évidemment empêcher personne de s’employer à créer une demande ; il
revient donc au consommateur d’être suffisamment éclairé afin de résis-
ter à la pression de la propagande.
Le dentifrice n’est bon que pour financer la recherche privée, disent
certains dentistes. Depuis l’enfance, nous sommes tellement condition-
nés par l’importance vitale du dentifrice que cet article fait partie de la
liste des produits de première nécessité que l’on s’empresse de fournir
aux populations en détresse. Or remarquez bien que lors de votre détar-
trage annuel, le dentiste n’utilise pas du dentifrice, mais du bicarbonate
de soude.

53
DES ERREURS À PROFUSION

Au nom de la science

Un dangereux créneau où s’engouffre le charlatanisme est constitué


par le discours scientifique où se glissent de nombreux simulacres.
Comment faire la part des choses ? Des scientifiques honnêtes, même dans
l’erreur, n’utilisent pas des méthodes peu rigoureuses pour convaincre le
public et ne prononcent pas des discours où le vocabulaire de la phy-
sique intervient – énergie, ondes, rayons, magnétisme, quantique, cos-
mique… – sans que jamais la vérification expérimentale, ni la mesure ne
soient invoquées.
Revendiquant toujours une appartenance scientifique parfaitement
usurpée, les pseudo-scientifiques abreuvent leur auditoire de « comptes
rendus » de congrès sur « les propriétés hydro-aquatiques de l’eau qui, par
la grâce de courants telluriques porteurs d’une énergie dont vous saisis-
sez les vibrations bénéfiques (ou maléfiques, c’est selon…) va élever le
taux de la conscience cosmique ». Ce pastiche n’est pas loin de ce que
l’on peut entendre dans la bouche de certains docteurs en médecine qui
se font inviter sur les plateaux des journaux télévisés. Ils ponctuent leurs
inepties par des « Nous les scientifiques, disons que… » sous le regard im-
pressionné du journaliste qui ne se doute pas que Molière n’est vraiment
pas loin. Et les téléspectateurs avalent béatement, par simple ignorance,
ces discours ronflants.

Prudence salutaire
Le doute et la méfiance sont plus anciens qu’on ne le pense. Les
exemples où cette attitude est salvatrice foisonnent. A l’opposé, il existe
des cas où une vérité fut mise en cause car elle paraissait en désaccord
avec les connaissances du moment. C’est ce qui arriva à Hérodote
lorsque, par une sagesse excessive, il douta de la véracité du témoignage
de Phéniciens qui, s’étant embarqués en Mer Rouge, avaient fait le tour de
l’Afrique pour réapparaître en Méditerranée après avoir franchi les co-
lonnes d’Hercule. Or ces navigateurs prétendaient avoir eu, à un moment
de leur périple, le soleil à leur droite. Autrement dit, vu le sens du par-
cours, ils ont eu le soleil au nord. Pour nous, c’est un argument probant :
sans le savoir, ils se sont trouvés dans l’hémisphère sud. Mais en réfléchis-
sant comme si la Terre était plate, il est en effet difficile d’admettre un tel
témoignage. Admirons la grande prudence d’Hérodote qui mit un bémol à
son doute : « Ce fait ne me paraît nullement croyable ; mais peut-être le pa-

54
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

raîtrait-il à quelque autre. » [14] La sphéricité de la Terre est une réalité


bien acquise aujourd’hui. Un phénomène qui en dépend directement, la
rotation des dépressions qui se fait dans le sens des aiguilles de la montre
dans l’hémisphère sud et dans le sens inverse dans l’hémisphère nord, est
aussi une connaissance acquise par un large public depuis que les chaînes
de télévision produisent, lors des bulletins météorologiques, des montages
satellitaires. Pourtant la compréhension du phénomène est affaire de spé-
cialistes car l’explication couramment invoquée fait appel aux mathéma-
tiques. En effet, on démontre que des forces, dites de Coriolis, agissent sur
tout corps qui se déplace à la surface d’une sphère en rotation.

Digression sur les forces de Coriolis


Un mythe s’est largement répandu depuis que l’on sait qu’il n’y a qu’à
évoquer ces fameuses forces de Coriolis pour être crédible : qui n’a pas
entendu dire que les baignoires se vident en tournant comme les cy-
clones, c’est-à-dire en sens contraire dans les deux hémisphères ? Cette
croyance a fait du chemin, atteignant même certains scientifiques. Or de
vrais scientifiques, dignes de ce nom, devraient vérifier avant de colporter
des balivernes, alors que ce n’est pourtant pas bien difficile d’interroger
sa baignoire, puis le lavabo de sa salle de bains, puis l’évier de sa cuisine. Il
ne suffit pas d’observer le tourbillon de vidange une seule fois, mais plu-
sieurs fois pour se convaincre qu’il ne tourne pas toujours dans le même
sens. Les forces de Coriolis sont négligeables à si petite échelle. Même les
tornades ne sont pas suffisamment étendues pour que les forces de
Coriolis l’emportent systématiquement sur d’autres causes. Le sens de ro-
tation des tornades est généralement conforme à celui des cyclones, mais
il y en a parfois qui tournent en sens inverse [15].
Ainsi l’idée que ce sont les forces de Coriolis qui causent la rotation des
fluides est une croyance si répandue que voici le genre d’affirmations que
l’on trouve dans la littérature. Parlant de l’absence de toute « manifestation
du théorème de Coriolis » aux pôles, Robert Ardrey écrit : «…si l’on dispose
d’une baignoire, l’eau s’écoulera directement dans le tuyau sans tournoyer
au préalable. » [16] Il s’agit manifestement d’une expérience de pensée,
mais il est facile, en revanche, de vérifier que, à l’équateur où les forces de
Coriolis sont nulles, les baignoires se vident comme partout ailleurs, en for-
mant un tourbillon qui tourne dans un sens ou dans l’autre. Les tourbillons
n’ont pas besoin des forces de Coriolis pour se former, car ils correspon-
dent à un mode stable d’écoulement des fluides de faible viscosité.

55
DES ERREURS À PROFUSION

Au lecteur qui aurait envie de comprendre pourquoi le sens de rota-


tion des cyclones dépend de l’hémisphère où il se produit, proposons
une explication correcte et totalement qualitative, qui est à la portée de
tous car elle ne fait pas appel aux mathématiques.
Pour se représenter la Terre qui tourne sans se tromper de sens de ro-
tation, il faut se dire que le soleil se lève à l’est, donc que nous allons à sa
rencontre vers le levant. Nous voyons alors le globe tourner de gauche à
droite, parce que, comme de coutume, nous plaçons le nord en haut.
L’atmosphère est entraînée par la Terre, ce qui impose aux couches
voisines de l’équateur d’avoir une vitesse plus grande que les couches si-
tuées plus au nord ou plus au sud. En effet, elles font le tour complet en
24 heures, mais le trajet le long de l’équateur est plus long.
L’apparition d’une dépression dans l’hémisphère nord, provoque un
appel d’air. L’air proche de l’équateur, attiré par la dépression, oblique
vers le nord, il garde son élan vers l’est, et quand il arrive à la latitude de
la dépression, il la précède. Il est facile maintenant de se représenter l’air
qui, venant de régions plus septentrionales, faisait le tour de la Terre
avec une vitesse moindre que celle de la dépression ; en se déplaçant en
direction de la dépression, il incurve sa trajectoire vers le sud en pre-
nant du retard. Alors que l’air en provenance du sud arrive en avant de la
dépression et ne peut la combler, l’air en provenance du nord arrive en
arrière.
Si l’on se situe à l’endroit de la dépression, on voit le vent provenant
des couches plus au sud souffler vers le nord-est et le vent provenant
des couches situées plus au nord souffler vers le sud-ouest. Non seule-
ment la dépression n’est jamais comblée par ces quantités d’air qui, si
l’on peut dire, ratent leur but, mais elle est soumise à un cisaillement
comme un crayon que l’on fait rouler entre les doigts. Et vous pouvez
constater que le sens dans lequel ce cisaillement fait tourner la dépres-
sion est bien conforme à ce que vous observez sur les animations de
Météo France.
En faisant le même raisonnement dans l’hémisphère sud, on obtient
une représentation symétrique de la précédente, donc ayant un sens de
rotation inverse.
Quant au phénomène des anticyclones, on peut le comprendre tout
simplement par une astuce : sachant qu’une zone de haute pression
chasse l’air à l’extérieur, il suffit de passer à l’envers le film des événe-
ments qui ont présidé à la formation d’un cyclone pour voir dans quel
sens tournent les anticyclones.

56
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

Il est étonnant de voir avec quelle facilité on invoque les fameuses


forces de Coriolis, souvent sans trop savoir à quoi elles correspondent,
alors qu’il est si simple de se faire une idée correcte de ce phénomène.
Les masses d’air étant entraînées par la rotation de la Terre, les avions
doivent introduire une correction de cap pour tenir compte de la dérive.
Si une seule chose devait être retenue de tout cela, c’est que la correction
de cap ne peut se faire sentir que pour des déplacements à très grande
échelle. Le téléguidage d’une maquette de navire sur le bassin du
Luxembourg ne demande aucune correction de cap due à la rotation de
la Terre et pourtant elle circule dans un diamètre plus étendu que l’eau
d’une baignoire.
Pourquoi les vidanges engendrent-elles un écoulement tourbillon-
naire ? Les calculs montrent qu’un écoulement laminaire (non tourbillon-
naire) ne peut être stable. Alors la moindre aspérité, la moindre asymétrie
au niveau des frottements – avec ou sans force de Coriolis – amorce une
rotation. Il est intéressant aussi d’observer qu’un tourbillon peut avoir
quelques hésitations et même parfois change de sens.
Certaines personnes, qui sont persuadées que tous les écoulements,
petits ou grands, tournent dans le sens des aiguilles d’une montre dans
l’hémisphère sud, et en sens inverse dans l’hémisphère nord, sont irritées
que l’on vienne démystifier leur croyance. Pire : elles ne vous croient pas
parce qu’elles ont « observé » ce qu’on leur disait et elles ont « constaté »
que c’était ainsi. Soit elles ont vu ce qu’on voulait leur faire voir, autre-
ment dit elles n’ont rien vu du tout ; soit elles ont essayé une fois seule-
ment et, comme il y a une chance sur deux que le tourbillon tourne dans
le sens annoncé, elles s’en sont contentées. Cette adhésion à l’opinion du
groupe est une attitude puérile. Un bon observateur est celui qui sait se
dégager des pressions exercées par son entourage et qui se méfie des illu-
sions provoquées par autovalidation.
Insistons encore un peu, car il s’agit d’un phénomène tout à fait simi-
laire à l’effet placebo. Pour divertir les touristes qui se trouvent à l’équa-
teur, certains guides remportent un franc succès, en courant de gauche et
de droite, une cuvette percée à bout de bras, pour localiser devant les
voyageurs éblouis, l’endroit précis où le sens de rotation change. Et, paraît-
il, « ça marche ! »…
La plupart des gens ne pensent pas que, quel que soit le sens de rota-
tion, il y a toujours une partie qui va vers la droite pendant que la partie
diamétralement opposée va vers la gauche. Au lieu de se référer au sens
de rotation des aiguilles de la montre, on leur dit : « Vous voyez, ça tourne à

57
DES ERREURS À PROFUSION

droite ! » et dix mètres plus loin : « Vous voyez, ça tourne à gauche ! ».


Finalement leur conclusion ne dépend même pas du sens de la rotation.
Nous allons voir que cette formulation est porteuse d’erreurs.
Bien que généralement les définitions du Petit Larousse soient parmi
les plus rigoureuses que donnent les dictionnaires abrégés, la description
qu’il donne de la svastika est symptomatique de la méconnaissance géné-
ralisée des phénomènes de rotation. Ses éditions successives la décrivent
comme un « symbole religieux hindou en forme de croix aux branches
orientées vers la gauche ou vers la droite (croix gammée). » Pourtant, par-
mi les quatre branches, lorsque l’une est orientée à droite, les trois autres
sont orientées vers le bas, vers la gauche et vers le haut. Il est bien triste
que ce signe ait été récupéré par les nazis qui ont cependant pris soin de
le tourner à l’envers. Malheureusement nombre de gens ne font pas la dif-
férence et, ne serait-ce que pour éviter cette confusion, un sérieux effort
serait souhaitable pour instaurer l’accoutumance à une définition correcte
du sens de rotation. Les présentateurs de la météorologie à la télévision
sont investis d’un rôle culturel qui n’est pas négligeable, ce dont ils s’ac-
quittent fort bien, reconnaissons-le. Jamais on ne les entend dire qu’une
dépression tourne à gauche mais bel et bien en sens contraire des ai-
guilles d’une montre.
Saluons au passage Météosat qui, du haut de ses 36 000 km au-dessus
de l’équateur, tourne autour de la Terre en 24 heures, donc reste immobile
par rapport à nous.

Eloge de la méthode scientifique


Il y aurait bien d’autres éloges à faire au sujet des nombreuses réalisa-
tions techniques dont, sans même y prendre garde, nous sommes bénéfi-
ciaires. Occulter les théories qui ont permis leur exécution serait une gra-
ve injustice. En revanche, les approches théoriques qui s’appliquent au
domaine du flou et de l’invérifiable, et qui de surcroît rencontrent une
bien plus grande popularité, sont d’une totale inefficacité dans le domaine
pratique. Tout au plus sont-elles apaisantes pour l’âme, sinon rarement
pour le porte-monnaie…
Les dévots, les astrologues, les magiciens, les devins sont incapables de
se passer des apports de la technologie. Quand ils veulent savoir le temps
qu’il fera demain, ils allument leur téléviseur ; quand ils se brisent un os, ils
se font radiographier ; et quand ils veulent prendre un rendez-vous chez le
dentiste, ils décrochent leur téléphone. Personne ne cherche à le leur in-

58
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

terdire, mais néanmoins ne devraient-ils pas avoir l’honnêteté de recon-


naître que la science leur profite, malgré la mauvaise réputation qu’elle a
injustement acquise après le largage volontaire de bombes atomiques sur
des populations civiles. Il s’agit d’une décision politique que l’on ne doit
pas confondre avec les connaissances qui l’ont rendue possible. Même en
admettant que parmi les inventeurs de cette arme redoutable se fussent
trouvés des partisans de son usage extrême, cela permettrait seulement
de condamner leurs options. La culpabilité d’un scientifique n’entraîne en
rien le désaveu de la science, pas plus que la cupidité d’un artiste ne re-
jaillit sur son art.
De plus, ce ne sont pas les différentes réalisations technologiques que
nous mettons en exergue, mais le fait qu’elles sont la preuve tangible de la
validité des théories qui leur ont donné naissance. Bien que toutes ces
théories soient dignes de la plus grande admiration, ce propos ne cherche
pas à vanter leur remarquable efficacité, mais il tient à faire l’apologie de
la méthode hautement efficace qui a présidé à leur édification.
Dans l’histoire de la pensée, deux étapes sont primordiales : la première,
c’est l’apparition de la parole ; la seconde, l’émergence d’une nouvelle ma-
nière d’agencer ses idées en vue de se rapprocher de leur conformité avec
la réalité. Aujourd’hui, cette méthode de réflexion est limitée principale-
ment au domaine scientifique et débouche, nous l’avons dit, sur de nom-
breuses applications technologiques qui sont reconnues par tous. Pourtant,
il serait grand temps de l’adopter dans tous les domaines où des stratégies
sont requises. Il n’y a aucune raison que la politique, l’économie et l’éthique
s’en passent, et il y a fort à parier qu’un jour, ces disciplines devront à leur
tour se libérer du lourd fardeau que représente la pensée dogmatique.

L’erreur est partout, accordons-lui sa place !


Les dogmatiques croyaient que la raison nous venait de Dieu donc,
pour eux, elle ne pouvait pas nous entraîner dans l’erreur. Mais aujour-
d’hui, nous savons que les choses ne sont jamais perçues telles qu’elles
sont, car les choses en tant que telles sont le résultat du découpage que
l’esprit opère dans le réel. Nous savons aussi que les explications sont
celles que nous donnons à partir de ce que nous percevons comme des
choses, mais aussi à partir de ce que nous croyons savoir. Nous admettons
que notre raison ne provient pas d’un principe divin, mais de la répétition
d’expériences vécues dont les singularités sont passées au crible de l’ou-
bli. Nous pouvons donc comprendre que l’erreur soit spontanée, fréquen-

59
DES ERREURS À PROFUSION

te et involontaire. Voilà pourquoi ce chapitre a été consacré à l’importante


question des mécanismes permettant l’acquisition des connaissances.
Maintenant nous devons avoir présent à l’esprit que l’erreur est natu-
relle. Elle se trouve partout et elle est quasiment inévitable. Bien qu’ayant
surpassé le dogmatisme de nos aïeux, nous continuons à percevoir l’er-
reur comme une anomalie. Un esprit parfait ne devrait en effet pas com-
mettre d’erreurs. Pourtant aujourd’hui nous savons qu’un esprit ne peut
pas être parfait car il n’a pas été construit comme une machine. Ces idées
archaïques sont encore tellement ancrées, que l’oubli le plus anodin est
considéré comme voulu par l’inconscient. C’est en quelque sorte une ma-
nière de lui refuser le statut d’erreur aléatoire.
Croyons-nous qu’une interprétation est la bonne et nous accusons de
mauvaise foi et d’hypocrisie tous ceux qui en avancent une autre. Nous
poussons la naïveté jusqu’à prôner le « bon sens », comme si l’entende-
ment des autres était le « mauvais sens ».
Que l’on pense combien le colonialisme, qui est la plus pure manifesta-
tion de ces infantilismes mentaux, est encore récent. Nombreux sont
ceux auxquels l’inconvenance de ce totalitarisme n’a pas échappé. Du
coup, reconnaissant leurs propres indélicatesses, ces bonnes gens ont dé-
couvert qu’elles n’étaient pas seules à posséder le droit d’avoir des opi-
nions. Il faut être tolérant, ont-elles déclaré. Toutes les croyances sont justi-
fiées, toutes les grilles de lectures de la réalité se valent, a-t-on ajouté. Il n’y
a aucune raison pour que ceux qui ne pensent pas comme nous aient
tort : nous avons raison et ils ont raison eux aussi. En fin de compte, tout le
monde a raison. C’est l’antithèse du scepticisme… mais ce libéralisme
béat n’est pas plus fécond. Que tout soit vrai ou que rien ne le soit, cela
ne motive guère à débusquer les erreurs. Pour les sceptiques, toutes les
connaissances sont douteuses, alors appelons ceux pour qui tout est va-
lable les « anti-sceptiques ». Ce terme aura l’avantage de rappeler combien
cette attitude mentale est stérilisante.
On aurait envie de parler de mode. Dénoncer les erreurs, cela pourrait
avoir en effet un parfum d’autoritarisme. Alors, pour se mettre à l’abri de
l’intolérance qui est censée sommeiller en chacun de nous, on feint de les
ignorer. Signaler les fautes ? Que non point, ce serait donner des leçons.
Même s’agissant d’un malheureux élève, il est recommandé d’éviter à tout
prix de le mettre trop brutalement en face de ses erreurs. Corriger une
faute, c’est se comporter de manière agressive. Si l’erreur est à ce point
vouée au bannissement, ne nous étonnons pas de voir tant de gens refuser
de reconnaître les leurs.

60
L’ACQUISITION COGNITIVE ET LES ERREURS D’INTERPRÉTATION

Autrefois la faute était sévèrement réprimée. Selon la tendance actuel-


le, un « bon » pédagogue devrait feindre de l’ignorer. Ne pourrait-on adop-
ter une attitude un peu moins passionnelle face à un phénomène normal,
inéluctable ? Que faire pour dédramatiser la situation, si ce n’est donner à
l’erreur la place qui lui revient, celle d’une compagne un peu plus fidèle
qu’on ne l’aurait souhaité ?
Pour corriger une erreur, il faut la voir. Pour la voir, le moins est de re-
connaître son existence. Et reconnaître son existence, n’est-ce pas déjà un
peu l’aimer ?

61
II

LES PIÈGES DU
LANGAGE
CHAPITRE 3

LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

La pensée binaire

Les prises de position sont tellement habituelles que l’on ne peut


suivre un commentaire sans se poser la question préalable : « Est-il pour
ou est-il contre ? ». A vrai dire, il s’agit là d’une attitude qui reflète l’atta-
chement que porte notre culture aux jugements bivalents. Les traits de
caractère sont injustement rangés en défauts et en qualités, comme si
ce qui était « un défaut » dans un domaine d’activité ne pouvait être
« une qualité » dans un autre. L’inadéquation de cette classification obli-
ge à effectuer de perpétuelles corrections en précisant que l’on a les
défauts de ses qualités. Les actions subissent le même sort : elles sont
soit bonnes soit mauvaises. Mais comme en faisant « le bien » sans se
soucier des limites de sa validité, on peut faire du mal par ailleurs, et vi-
ce versa, pour plier les faits à la doctrine, l’usage est de les réajuster a
posteriori par des retombées qui, selon les circonstances, seront néga-
tives ou positives.
Il est quasiment interdit de critiquer quelqu’un que l’on tient en
grande estime et, dans l’autre sens, le moindre éloge à l’endroit d’un pro-
gramme que l’on réprouve est accueilli comme une provocation. Entre
tout et rien, on ne laisse aucun espace.
Le matérialisme dialectique poussa la pensée binaire à son paroxys-
me. Toutes les causes efficientes furent classées en deux catégories :
thèses et antithèses. En prétendant réformer la philosophie, Hegel restait
prisonnier de la doctrine des antinomies pratiquée par ses prédéces-

65
LES PIÈGES DU LANGAGE

seurs. Paradoxalement, c’est à son conservatisme que le matérialisme


dialectique doit sa grande accessibilité.

Oppositions gratuites
La pensée peut être influencée par sa mise en forme. A titre d’exemple,
un pédagogue relate que lorsque l’on demande à un très jeune enfant
pourquoi les petits bateaux flottent sur l’eau, il faut s’attendre à la répon-
se : « Parce qu’ils sont petits. » Puis, si on lui demande pourquoi alors les
grands bateaux flottent sur l’eau, la réponse qui suit est inévitable : « Parce
qu’ils sont grands. »
Dans un domaine plus familier, voici, extrait de vieux souvenirs, ce
petit dialogue : « Pourquoi fait-il clair le jour ? » Réponse : « Parce qu’il y a
le soleil. » – « Et pourquoi fait-il sombre la nuit ? » Réponse : « Parce qu’il y
a la lune. » L’astre du jour mérite en effet son appellation car c’est bien
grâce à sa présence dans notre champ visuel qu’il fait jour. Mais ce n’est
certes pas grâce à la présence de la lune qu’il fait nuit. On l’appelle
pourtant l’astre de la nuit, ce qui est complètement absurde car la lune
est aussi souvent dans le ciel le jour que la nuit. Simplement, de jour, elle
est plus difficile à voir. En plus, il y a des nuits sans lune. « L’astre de la
nuit » est une locution tellement courante que l’on oublie combien elle
est impropre.
Le jour et la nuit apparaissent comme antinomiques dans toutes les
cultures anciennes, car il n’était pas évident que la lumière diurne pro-
vient du Soleil. Dans la Genèse, ce n’est qu’au troisième jour que « Dieu fit
les deux grands luminaires : le plus grand luminaire pour régner sur le
jour, le plus petit pour régner sur la nuit », alors qu’il avait déjà créé le jour
et la nuit, le soir et le matin. Interprétés au travers de ces puériles appa-
rences, le soleil et la lune, le jour et la nuit, le soir et le matin représentent
autant de couples antinomiques.
A la veille du troisième millénaire, des gens fiers de leur savoir et de
leur intelligence croient que le rossignol ne chante pas le jour parce qu’il
chante la nuit. Et pourquoi croyez-vous que l’astre de la nuit soit d’argent,
alors que visiblement il nous paraît plutôt jaunâtre ? Nos ancêtres ne
connaissaient que l’or et l’argent comme métaux précieux, alors ils firent
correspondre tout naturellement l’or à l’astre du jour et, par voie de
conséquence, l’argent à l’astre de la nuit. De plus, pour eux, c’était tout à
fait remarquable qu’il y eût le même nombre de métaux précieux que de
sexes. C’est ainsi que la Lune et l’Argent se virent attribués à la Femme

66
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

tandis que le Soleil et l’Or revinrent à l’Homme. Par le même type de rai-
sonnement, étant donné, n’est-ce pas, que la nuit, c’est le contraire du
jour, alors, forcément, la femme, c’est le contraire de l’homme… Ajoutons-
y le noir, qui sied à la nuit, accompagné du blanc, qui pare le jour, et nous
y voilà ! C’est le yin et le yang.

Complémentarité
Notre arrière-plan culturel est encombré de ces associations simplistes,
parfois dissimulées sous un couvert trompeur. En effet, on n’entend jamais
dire que la femme est le contraire de l’homme, mais à la place, on parle de
complémentarité. Admettons que, au sujet d’un couple déterminé, l’envie
vous prenne de déclarer que ses deux membres se complètent bien. Il n’y
aurait là rien que de bien ordinaire. Mais quand ce stéréotype se porte in-
différemment sur toute femme et sur tout homme, alors, comme nous al-
lons le voir, nous sommes amenés à reconnaître que les concepts de com-
plémentarité et de contraire se confondent.
A première vue, cette idée choque, car le mot contraire est presque
violent, il paraît trop catégorique et c’est pourquoi sa version atténuée, la
complémentarité, lui est substituée. On s’imagine que derrière cette nuan-
ce se cache l’idée d’un contraire adouci. Mais la notion de « contraire
adouci » ne signifie rien moins que celle de « contraire », comme il est faci-
le de le voir car, ce qui détermine le concept, c’est l’usage qui en est fait.
La fonction du contraire est de faire passer d’une partie à l’autre dans
un ensemble de deux parties, ainsi, en prenant le contraire du contraire,
on retourne à la « case départ ».
Il est facile de voir qu’en remplaçant dans cette dernière phrase
contraire par complémentaire, elle demeure vraie.
Conclusion : les deux mots ont exactement la même signification. Il n’y
a donc aucune raison de trouver l’un plus acceptable que l’autre. Et pour
sauver les habitudes, on dira que, tout de même, il y a une nuance parce
que l’homme et la femme, à eux deux, ça fait un tout. En somme, ils se
complètent. Mais prenez n’importe quelle chose et son contraire, à eux
deux, ils font un tout, assurément. Dans tous les cas, vous êtes en droit de
dire qu’ils se complètent.
Amusons-nous alors à traduire le cliché : « l’homme et la femme sont
complémentaires » en termes plus tranchés. « Tout homme et toute femme
sont contraires l’un de l’autre ». Poussons plus loin. Julie est le contraire de
Louis, Louis est le contraire d’Emilie ; donc Julie et Emilie sont parfaite-

67
LES PIÈGES DU LANGAGE

ment interchangeables. Le ridicule et la naïveté de cette idée sont mis en


pleine lumière. Aux gens qui viendront vous affirmer que les femmes et
les hommes sont complémentaires, vous pourrez répondre que c’est une
question intéressante, oui… sous réserve de ne pas élever le débat plus
haut que la ceinture.
Mais il est d’autres pièges que ceux tendus par les euphémismes. Il ar-
rive que l’emplacement d’un seul mot dans une phrase parvienne à en
changer radicalement le sens. De vraie, elle peut devenir fausse. C’est ce
que nous allons voir un peu plus loin, mais au préalable, il faut apprendre
à ne pas se laisser duper par les apparences inhérentes à la forme.

Inférence
Bien souvent, lorsqu’une première chose est certaine, une deuxième
l’est aussi. Ce type de relation entre deux propositions est un maillon de
la chaîne de tout raisonnement déductif. Son importance est telle qu’il
mérite un nom ; on l’appelle inférence ou implication.
Comme nous allons le voir, il revient exactement au même de tourner
la relation dans l’autre sens, c’est-à-dire : si la deuxième proposition est
fausse, alors la première aussi est fausse. Prenons un exemple tout simple :
pour apprendre les mathématiques, il faut savoir lire. Dans l’autre sens :
quelqu’un qui ne sait pas lire ne peut pas apprendre les mathéma-
tiques. Il serait plus clair, mais moins habituel, de dire : « X » ne sait pas li-
re, donc « X » ne peut pas apprendre les mathématiques.
Dire d’une personne : « Elle est muette parce qu’elle est sourde », c’est
utiliser l’implication : « la surdité (de naissance) entraîne le mutisme ». En la
tournant à l’envers, il faudrait s’aider des négations signifiant la « non-sur-
dité » et le « non-mutisme ». Cela donne : « le bon fonctionnement de la pa-
role implique le bon fonctionnement de l’ouïe ».
Voici un autre exemple, moins simple, et source de fréquentes erreurs.
Si des parents ont tous deux les yeux bleus, les lois de la génétique per-
mettent d’affirmer que leurs enfants auront les yeux bleus. Cette vérité
biologique provoque souvent des réactions d’une excessive spontanéité.
Avant d’avoir eu le temps de réfléchir à la question, une personne aux
yeux bleus s’exclame : « Mais pourtant mes parents n’ont pas les yeux
bleus ! ». Il y a confusion entre deux propositions bien différentes.
Exprimons-les autrement pour mieux les comparer.
« Des parents ayant tous deux les yeux bleus peuvent seulement avoir
des enfants aux yeux bleus. »

68
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

« Seulement des parents ayant tous deux les yeux bleus peuvent avoir
des enfants aux yeux bleus. »
Alors que la première des deux affirmations est vraie, la seconde est
fausse. Pourtant les deux phrases ne diffèrent que par la position du mot
seulement qui, suivant la place qu’il occupe, porte soit sur les enfants, soit
sur les parents, excluant ceux qui auraient des yeux d’une autre couleur.
C’est exact que des parents ayant les yeux bleus ont forcément des en-
fants aux yeux bleus, mais totalement inexact que des parents à yeux non
bleus ne puissent avoir des enfants aux yeux bleus. Par exemple le père
aurait les yeux bleus mais pas la mère. Or tout le monde sait que leurs en-
fants peuvent parfaitement avoir les yeux bleus. Dans ce cas, on ne peut
rien dire à l’avance car toutes les possibilités peuvent se présenter.
Du point de vue de la déduction, en partant de la couleur des yeux
d’une personne, on ne peut absolument rien conclure relativement à la
couleur des yeux de ses parents. Suivant cet exemple, nous voyons que
deux phrases ne différant que par l’emplacement d’un adverbe peuvent
avoir des significations diamétralement opposées, au point que l’une ex-
prime une vérité alors que l’autre est fausse. Décidément, le langage est
plein de pièges pour la pensée !
Afin de réduire les risques, il est utile de se méfier de la forme et d’ap-
prendre à la modifier tout en conservant la signification. Or, nous l’avons
dit, il existe un bon petit truc. Une implication peut se réduire à la forme :
« ceci » entraîne « cela », ce qui veut dire que quand on sait que ceci est
vrai, alors on peut affirmer que cela aussi est vrai. En d’autres termes : « ce-
ci » ne saurait être vrai sans que « cela » ne le soit aussi. En bref, « cela » est
faux entraîne « ceci » est faux.
Le glissement d’une formulation à l’autre nous a conduit à remplacer la
première inférence (« ceci » entraîne « cela ») par « le contraire de cela » en-
traîne « le contraire de ceci ». Le lecteur notera que la deuxième inférence
est renversée par rapport à la première. Pour être plus facilement mémori-
sée, écrivons cette règle sous forme schématique :

On peut toujours remplacer A entraîne B


par sa forme dite « converse » : le contraire de B entraîne le contraire de A.

Or une faute fréquemment commise réside dans la confusion de cette


deuxième expression avec « le contraire de A implique le contraire de B »,
formulation dont on a oublié d’inverser le sens. C’est précisément cette
omission qui a permis à l’esprit non averti de transformer « des parents

69
LES PIÈGES DU LANGAGE

aux yeux bleus ont forcément des enfants aux yeux bleus » en « des pa-
rents aux yeux non bleus ont forcément des enfants aux yeux non bleus ».
Voici un autre exemple de déduction altérée que provoque immanqua-
blement la présence de jumeaux du même sexe lorsqu’ils ne se ressem-
blent pas (et qui sont, par conséquent, des « faux jumeaux ») : «Mais je
croyais que les faux jumeaux ne pouvaient pas être du même sexe ! ». On
sait que les vrais jumeaux sont toujours du même sexe.
Par quel chemin tortueux cette vérité peut-elle se transformer en
contrevérité ? Le contraire de vrais jumeaux, c’est faux jumeaux. Le
contraire de être du même sexe, c’est être de sexes différents. Si l’on re-
prend la phrase « les vrais jumeaux sont toujours du même sexe », en la
transformant sans la renverser, cela donne « les faux jumeaux sont tou-
jours de sexes différents », ce qui exprime une idée fausse, alors que « les
jumeaux de sexes différents sont toujours des faux jumeaux », qui est la
forme converse correcte, exprime une vérité.
Par ces exemples, on voit clairement une idée juste se transformer en
idée fausse par une mauvaise traduction en assemblages de mots. De telles
confusions sont incroyablement répandues, cependant elles ne se produi-
sent que dans des domaines peu familiers. Souvenons-nous de la proposi-
tion simple « Si quelqu’un peut apprendre les maths., c’est qu’il sait lire ».
Jamais personne n’irait la transformer en « si quelqu’un ne peut apprendre
les maths, c’est qu’il ne sait pas lire ».
On voit donc que l’esprit ne traduit pas en mots les idées qui lui sont
familières, sinon de telles erreurs pourraient apparaître dans des domaines
usuels. La raison traite spontanément les idées courantes mais, face à des
situations moins habituelles, des erreurs sémantiques peuvent découler
des constructions syntaxiques. L’esprit a donc recours à des formulations
verbales lorsqu’il doit manipuler des concepts qu’il ne maîtrise pas

Des contraires injustifiés


Il est souvent question de contraires alors qu’il n’est pas toujours aisé
de les conceptualiser. Serait-il correct de dire que le noir est le contraire
du blanc ? Ceci serait acceptable si le choix était strictement limité au
blanc et au noir, comme aux jeux d’échecs et de dames. En revanche, dans
une photo en noir et blanc, il y a généralement toute une gamme de gris.
Le « contraire de blanc » perd alors tout son sens. Lorsqu’il n’y a que deux
possibilités, il est correct de demander : « Jouez-vous avec les blancs ou, au
contraire, avec les noirs ? » Cette manière d’introduire au contraire après

70
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

ou ne se trouve justifiée que dans le cas où deux possibilités seulement


peuvent se présenter. C’est une chose que l’on oublie trop souvent et qui
est une fréquente source d’erreurs.
La question posée par J.-P. Changeux et A. Connes est-elle correctement
formulée ?
« [Les objets mathématiques] existent-ils indépendamment du cer-
veau de l’homme, qui les découvre ? Ou, au contraire, sont-ils seule-
ment le produit de l’activité cérébrale, qui les construit ? » [17]
Ce « au contraire » élimine d’emblée une troisième possibilité. Pourtant
les objets mathématiques pourraient être le produit de la rencontre de l’es-
prit avec la réalité extérieure. En admettant que cette troisième possibilité
mérite d’être rejetée, le moins serait d’en fournir la justification, car rien a
priori ne permet de l’écarter. Si elle s’avérait être la solution de l’énigme,
on comprendrait alors pourquoi les deux interlocuteurs ne sont jamais
parvenus à tomber d’accord. Tout au long de leur dialogue, chacun campe
sur ses positions en justifiant son point de vue par des arguments très per-
tinents, mais demeure incapable de détruire ceux avancés par son parte-
naire. En posant le débat sous forme d’alternative, ils se sont privés de tou-
te chance d’entrevoir la compatibilité de leurs conclusions respectives.
Nous avons vu que l’esprit se structure au cours de l’enfance par ses
interactions avec la réalité extérieure. Si les structures mathématiques ap-
partiennent au réel (point de vue du mathématicien), il n’y a finalement
rien de troublant à constater que l’esprit soit modelé conformément à ses
lois. Nous reviendrons au chapitre 8 sur cette concordance entre l’exté-
rieur et l’intérieur de l’esprit, ce qui nous permettra de proposer un nou-
vel éclairage sur cette importante question.
Il faut donc faire très attention de ne pas opposer deux options quand
il pourrait en exister davantage, à moins que l’on ne cherche, bien sûr, à
piéger son adversaire, selon le rituel pratiqué lors des campagnes électo-
rales. N’entend-on pas souvent dans les discussions politiciennes : « Alors,
vous voulez faire le jeu de l’opposition ? » Comme si l’opposition était une
et indivisible ! Certains journalistes affectionnent particulièrement les
pièges, pour le moins puérils, du genre « Si c’est pas blanc, alors c’est
noir ». En voici un exemple.
Un premier ministre voulant opérer un quelconque remaniement au
sein de son gouvernement s’entend demander : « Estimez-vous que la poli-
tique que vous avez menée à ce jour était bonne ? ». Embarras d’Edith
Cresson – car c’est d’elle qu’il s’agit – qui, craignant de se désavouer, se
trouve acculée à répondre par l’affirmative. D’où victoire du journaliste

71
LES PIÈGES DU LANGAGE

qui s’empresse d’ajouter : « Alors, pourquoi vouloir changer ? » Bien qu’il


sache qu’il n’y a pas seulement deux manières de gouverner, une bonne
et une mauvaise, il a argumenté à ce niveau simpliste et le malheureux
premier ministre s’est laissé emprisonner dans cette vision bivalente.
Comme il eût été préférable de l’entendre rétorquer : « Mais, Monsieur du
Roy, vous raisonnez comme un manche ! Il n’y a pas que les mauvaises
choses qui peuvent être améliorées, les bonnes aussi. »
La polémique n’est pas l’apanage des journalistes et des politiciens ; les
théologiens ne s’en privent pas non plus. Un pasteur protestant adressait
à ses confrères catholiques cette critique : « Nous baptisons pour la vie,
non pour la mort ! ». Il semble indéniable que la vie et la mort s’opposent,
mais ce n’est pas une raison pour que baptiser pour la vie et baptiser
pour la mort soient contradictoires : rien n’empêcherait d’adopter une
troisième position, celle de baptiser pour la vie et pour la mort.

Il y a contraire et contraire
Les situations ne présentant que deux possibilités sont exception-
nelles. Dans la plupart des cas, c’est à tort que l’on parle de contraire, sauf
si l’on mentionne que ce mot est pris au sens d’opposition. Si, par
exemple, on se demandait quel est le contraire de « jeune et beau », avant
de répondre « vieux et laid », il vaudrait mieux avoir songé aux cas inter-
médiaires, « vieux et beau » ou « jeune et laid ». En logique formelle, on par-
le de négation, ce qui évite toute ambiguïté. La négation de « jeune et
beau » contient les trois cas restants, bien que, à vrai dire, la logique ne
s’occupe pas de notions aussi floues que beau ou vieux.
Quel est le contraire de la myopie ? Voilà une question aussi classique
qu’absurde. Précisons que le mot contraire est pris ici dans son sens d’ex-
trême opposé, mais malgré cette précision, la question reste équivoque car
elle revêt un sens différent suivant la manière dont le problème est abordé.
On peut tout d’abord se dire que la myopie se caractérise par une pro-
fondeur excessive de l’œil, le point de convergence des rayons lumineux
se situant en avant de la rétine au lieu d’être exactement à son niveau. Le
contraire serait alors l’hypermétropie car, dans ce cas, l’œil n’est pas assez
profond pour que le point de convergence de la lumière soit sur la rétine.
En effet, à trop profond, on oppose pas assez profond.
Mais un autre chemin conduit à une autre réponse. Rappelons que les
myopes voient net de près et flou de loin. L’extrême opposé – et non pas
la négation – serait : voir net de loin et flou de près. Ce serait l’effet bien

72
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

connu de la presbytie (phénomène dû au vieillissement) affectant un œil


normal.
Le débutant trop sûr de lui, serait tenté d’en déduire que, étant donné
qu’une chose ne peut avoir qu’un seul contraire, si l’on en trouve plu-
sieurs, ils doivent être équivalents. Conclusion bien tentante, il est vrai,
mais en l’occurrence, parfaitement fausse puisque hypermétrope et nor-
mal-presbyte sont inconciliables.
Comme cela arrive souvent, la faute provient de la question qui est
mauvaise. Toute question ne mérite pas réponse… à moins que la réponse
ne soit suffisamment incongrue pour dénaturer la question. Ainsi, pour le
contraire de myope, il serait parfaitement légitime de proposer « aveugle »,
car les myopes voient tandis que les aveugles ne voient pas. Mais, force est
de reconnaître que le candidat qui répondrait ainsi à son examinateur pas-
serait pour un cancre, tant ce désir de contraires est permanent dans
notre culture. En survolant avec finesse et originalité différents domaines
de la physique, mais en les inscrivant au sein de l’habituel critère d’oppo-
sition, tels que droit / courbe ou déterminé / aléatoire, Jean-Marc Lévy-
Leblond montre que, selon les cas, les oppositions peuvent être multiples
ou même évanescentes [18].
Retenons toutefois que la négation de « ceci et cela » n’est pas forcé-
ment « la négation de ceci et la négation de cela » puisqu’il y a encore
deux autres possibilités qui sont : « ceci et pas cela » et « cela et pas ceci ».
Lorsque deux possibilités peuvent se présenter, mais pas davantage, la
négation de la négation fait revenir au point de départ. Une troisième possi-
bilité se trouve donc exclue. C’est le fameux principe du tiers exclu auquel
font appel ceux qui veulent donner un brin d’autorité à leurs conclusions.

Le principe du tiers exclu


Se prévaloir de ce principe, c’est reconnaître avoir affaire à un en-
semble binaire. Oublions-le vite car son domaine d’application se limite à
l’ensemble des deux valeurs vrai-faux et il est dangereux de l’appliquer à
tort et à travers.
Pour certaines personnes qui considèrent que les chiens et les chats
sont des ennemis héréditaires, aimer les chats signifie ne pas aimer les
chiens. Cette logique obscurantiste est particulièrement exploitée en poli-
tique. A titre d’exemple tout à fait anodin, qui n’a pas entendu dire que ne
pas être de gauche, c’est être de droite ? Du même acabit, cette déclaration
prononcée par maints dictateurs : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »

73
LES PIÈGES DU LANGAGE

Au temps de la guerre froide, il était interdit d’apprécier ouvertement


certains aspects de l’Union Soviétique sous peine de passer pour un enne-
mi acharné du libéralisme économique. Pourtant, faire l’expérience de la
liberté à Moscou ne tenait pas du rêve puisque vous pouviez franchir por-
tails et clôtures dans l’indifférence générale. Du même coup, vous appre-
niez que la propriété privée des peuples libres est un interdit à tous sauf
au propriétaire des lieux.
Chaque fois que l’on vous propose « est-ce ceci ou est-ce cela ? » il est
prudent de se demander si vraiment aucune autre possibilité ne peut se
présenter ? Si vous en trouvez une autre ou des autres, peut-être même
beaucoup d’autres, vous êtes alors autorisé à répondre : « Mais… le tiers
n’est pas exclu ! » ou, plus simplement : « Voyons… il ne s’agit pas d’une
simple alternative ! » Surtout ne surestimez jamais votre interlocuteur : il
est peut-être de ceux qui croient que la négation de toujours, c’est « ja-
mais », que la négation de tout, c’est « rien », ou que la négation d’agréable,
c’est « désagréable ». C’est bien cela que l’on enseigne aux enfants. On leur
apprend d’une part que le contraire de petit, c’est grand, mais d’autre
part que la négation d’être petit, c’est ne pas être petit. La confusion habi-
tuelle entre « je ne suis pas petit » et « je suis grand » est représentative du
malentendu qui règne entre contraire et négation.
On voit bien, par ces quelques exemples, qu’il ne peut y avoir coïnci-
dence entre contraire et négation en dehors du cas où strictement deux
possibilités se présentent. Le plus efficace serait de supprimer la notion
de contraire chaque fois qu’elle sous-entend celle de négation, mais ce
n’est là qu’un vœu pieux car nous utilisons la langue comme nous l’avons
apprise. Bien qu’il soit hautement recommandé de retirer de son discours
toute question telle que « quel est le contraire de… ? », il serait pratique-
ment impossible d’éliminer des expressions comme « ou, au contraire » et
« par contre ».
Toutefois, dans des domaines suffisamment familiers, la censure se fait
sans effort. Personne n’aurait envie de dire : « Est-ce un malfaiteur ou, au
contraire, un bienfaiteur ? » car c’est entre ces deux extrêmes que la plu-
part d’entre nous se situent. Pourtant on pourrait très bien demander à un
écolier quel est le contraire de malfaiteur en considérant « bienfaiteur »
comme l’unique réponse correcte. Retenons que contraire est utilisé ici
dans un sens différent de négation. Malfaiteur et bienfaiteur sont les pôles
entre lesquels existe toute une gamme de nuances. Mais lorsque l’on dit :
« A ou au contraire B », une tierce possibilité est exclue, le plus souvent à
tort, car B est souvent plus restrictif que la négation de A.

74
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

Toujours et jamais ne sont pas la négation l’un de l’autre, car entre les
deux, il y a parfois. La négation de faire du vélo tous les dimanches n’est
certes pas ne jamais faire de vélo le dimanche. Suivant un schéma iden-
tique, entre partout et nulle part, il y a quelque part. Entre les extrêmes
« tout le monde » et « personne », se place « quelques personnes ». Entre
tous et aucun, il ne faut pas oublier les multiples façons d’avoir quelques-
uns.
Pas un jour ne se passe sans que l’on n’entende à la télévision des
confusions de ce genre. Au réalisateur d’un film dans lequel apparaissent
plusieurs personnages féminins peu sympathiques, le journaliste chargé
d’une interview demande si, par hasard, il ne serait pas misogyne. Pour re-
jeter cette accusation, le cinéaste se croit obligé de rétorquer : « Moi, miso-
gyne ? Pas du tout : j’adore toutes les femmes ! » Est misogyne celui qui
n’en aime aucune ; en adorer quelques-unes aurait été largement suffisant.
Mais le journaliste ne se serait probablement pas satisfait d’un argument
aussi modéré, croyant à son tour que « ne pas adorer toutes les femmes »,
c’est « les haïr toutes ». Ainsi de nombreux malentendus alourdissent sans
trêve les relations humaines.
La logique binaire s’occupe de propositions qui sont vraies ou fausses,
la propriété d’être les deux à la fois étant écartée. Il n’y a donc que deux
possibilités, de telle sorte que si une proposition est vraie, sa négation est
forcément fausse, alors que, dans la vie courante, certaines affirmations
peuvent n’être ni tout à fait vraies, ni tout à fait fausses.
La proposition : « la Terre est ronde » ne saurait convenir à la logique car
la vérité serait plutôt : elle est ronde, oui, mais pas tout à fait. Notons au
passage que « rond » n’appartient justement pas au vocabulaire de la géo-
métrie. Dire que la Terre est ronde n’est pas totalement faux, mais pas
franchement vrai non plus, alors que l’on peut affirmer que la Terre est
plate est une assertion à rejeter et que, par conséquent, il est juste de dire
que la Terre n’est pas plate.

Question de sémantique
Il est fréquent de remplacer le mot vrai par juste, correct ou exact.
Voici donc venu le moment de poser au lecteur une petite question : Quel
est le contraire d’injuste ?
Bien ! Vous avez répondu juste.
Deuxième question : Quel est le contraire de juste ?
Bravo, vous avez répondu faux.

75
LES PIÈGES DU LANGAGE

Quand il n’y a que deux possibilités, le contraire d’une chose, c’est


l’autre et, forcément, le contraire de l’autre, c’est la première. Mais nous sa-
vons que s’il y avait deux contraires, on pourrait affirmer leur équivalence,
ce qui signifie que l’on pourrait les remplacer l’un par l’autre. Il va de soi
que faux et injuste ne peuvent être utilisés indifféremment bien que tous
deux aient le même contraire. Simplement, il ne faut pas confondre les mots
et les concepts qu’ils véhiculent. Cela n’est pas nouveau, puisque la notion
d’homonyme est abordée dès l’enfance. Tout le monde connaît l’histoire du
sot qui tenait un seau contenant un sceau et qui tomba à l’eau. Comment
faut-il écrire « les trois s… firent un grand saut dans l’eau » ?
Tant qu’il ne s’agit que d’histoires de sots, on peut s’attendre à tout,
mais quand il s’agit de propos d’érudits, on ne se méfie pas. C’est ainsi
qu’une confusion entre le sens mathématique du mot irrationnel et son
sens courant se manifeste assez fréquemment. Pourtant l’origine mathé-
matique de ce mot vient de rapport (ratio). Ainsi, on appelle irrationnels
les nombres qui ne peuvent se mettre sous la forme du rapport de deux
nombres entiers, le plus connu étant p. En termes plus accessibles, on ne
peut obtenir de tels nombres en faisant une division ordinaire. Quant à
l’autre origine, elle vient de raison. En quelque sorte, on pourrait rempla-
cer irrationnel par déraisonnable. Mais voilà, en latin, c’est aussi le mot ra-
tio qui signifie raison. Ceci n’est certes pas fortuit, car l’idée de raison a
toujours été intimement liée aux mathématiques et à juste titre… car quoi
de plus rationnel que les nombres irrationnels ?
En évitant soigneusement de trébucher à chaque polysémie, il ne faut
pas oublier de rester attentif aux idées qui se ressemblent mais qu’il est
fortement déconseillé de confondre. Tels sont, comme nous venons de le
voir, le contraire et la négation qui ne doivent pas être pris l’un pour
l’autre sauf lorsqu’ils agissent sur des ensembles à deux éléments.
Pourquoi cette prédilection pour le nombre deux ? Il s’agit sans doute
d’un héritage culturel qui émane de la fixation anthropomorphique sur le
modèle du couple féminin-masculin.
Il arrive donc que deux concepts se dissimulent sous le couvert d’un
seul mot, mais aussi que deux mots soient réunis en un même concept.
Nous allons voir précisément en quoi le concept contraire est ambigu.

Contraires dissymétriques
La proclamation d’Epiménide « Tous les Crétois sont des menteurs »
peut sans la moindre contradiction avoir été prononcée par un menteur,

76
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

car la tactique des imposteurs consiste à doser savamment mensonge et


vérité. Nul doute que celui qui ne dirait que des mensonges serait bien vi-
te démasqué. Un bon menteur peut très bien se proclamer tel, puisque di-
re la vérité ne lui est pas interdit. Pourtant cette célèbre citation est im-
manquablement choisie comme exemple d’aporie. En la remplaçant par
« Je mens » ou par « Je ne dis que des mensonges », elle devient alors tout à
fait insurmontable, car si le locuteur ment, ce qu’il dit n’est pas un men-
songe mais la vérité.
Les gens qui disent la vérité ne mentent jamais, d’où il découle que
tous les autres sont des menteurs, car ils ne disent pas que la vérité. On
voit qu’il y a deux possibilités : soit une personne dit toujours la vérité et
elle n’est donc pas menteuse, soit elle dit parfois la vérité et alors elle est
menteuse. Le « contraire » de dire la vérité n’est pas : ne dire que des men-
songes.
Une remarque s’impose car une dissymétrie entre les deux
« contraires » apparaît ici. Alors qu’il y a plus d’une façon d’être menteur, il
n’y en a qu’une de ne pas l’être. La bonne morale l’a déjà enseigné quand,
au chemin large qui mène à l’enfer, elle oppose le chemin étroit qui
conduit au paradis. C’est difficile de ne pas être un menteur, car il faut
pour cela adopter un comportement totalement restrictif.
Il en va de même de la pureté : pur et impur sont deux « contraires »
dont le premier est très strict. Il n’y a qu’une manière d’avoir de l’eau pu-
re et bien des manières d’avoir de l’eau sale puisque la moindre impureté
introduite dans de l’eau pure en fait de l’eau sale. D’un point de vue plus
scientifique, on peut étalonner la pureté de l’eau, comme on étalonne de
nombreux autres facteurs, mais alors il n’est plus question de parler de
contraires.
Les répartitions à deux cases jouissent d’une très grande popularité.
Cette manière de faire s’est imposée d’une façon parfaitement injustifiée,
par exemple, entre « les Noirs » et « les Blancs » aux Etats-Unis. Seuls les
Blancs non métissés ont droit à cette dénomination. Ayez à peine un hui-
tième de votre patrimoine génétique d’origine africaine, quand bien mê-
me tout le reste serait d’origine européenne, et vous voilà rangé dans la
catégorie des « Noirs ». L’origine d’une telle structure est facile à deviner.
Pour exploiter leurs esclaves à l’abri de tout sentiment de culpabilité, les
maîtres se sont persuadés qu’ils avaient des droits par nature. La peau ro-
sâtre fut estimée comme blanche (et pure !) et voilà pourquoi, en vertu
d’une logique déficiente, et qui malheureusement a la vie dure, tous ceux
qui n’étaient pas « blancs » furent considérés comme « noirs ». Il est pour le

77
LES PIÈGES DU LANGAGE

moins étonnant de voir cette classification binaire se maintenir et il est na-


vrant que ceux qu’elle désavantage s’en accommodent. Ceci revient à dire
que, dans l’ensemble des descendants des maîtres et de leurs esclaves, la
négritude se définit par la non-appartenance à la catégorie sélecte des
Blancs.
Il doit être insupportable pour un métis issu de cette descendance de
se voir défini par rapport à un groupe qui l’exclut. De nombreux « Noirs »
doivent se sentir atteints dans leur dignité. Mais comment oser le dire sans
risquer d’être mal compris ? Celui qui proclamerait haut et fort qu’il n’est
pas Noir, alors que d’autres le rangent dans cette catégorie, ne passerait-il
pas pour un renégat, pour un faux frère qui veut se hisser au-dessus de sa
condition ? Le combat de celui qui est infériorisé est bien difficile à
mener ! Non seulement il doit se faire entendre par ceux qui le rejettent,
mais il doit convaincre ses frères d’infortune de la sincérité de ses reven-
dications.

Conditions inégales
Résumons. Il arrive que l’on répartisse les éléments d’un ensemble en
deux parties distinctes, les conditions d’appartenance à l’une étant beau-
coup plus restrictives que les conditions d’appartenance à l’autre. La dé-
termination de ces parties est souvent basée sur des critères où l’apparte-
nance à la première est définie par l’absence totale de ce qui peut
apparaître à des degrés divers dans la seconde. On pourrait prendre com-
me modèle la propreté qui est l’absence totale de saleté. Mais il ne s’agit
là que d’un concept subjectif : la notion de propreté, comme celle de pu-
reté, n’est pas forcément la même pour tous. Elle ne peut donc pas servir
de propriété déterminant une classe.
Nous allons voir deux autres exemples, l’un emprunté à la physiologie,
l’autre aux mathématiques.
Imaginons une grotte plongée dans les ténèbres. La moindre flamme
d’allumette suffit pour que l’on voit de la lumière, car l’œil est très sen-
sible à une petite variation de luminosité pour autant que l’éclairage soit
faible. Très peu de lumière, un peu de lumière, beaucoup de lumière, il y a
maintes façons d’avoir de la lumière. Par contre, il n’y a qu’une façon
d’avoir les ténèbres. Les ténèbres étant définis comme absence totale de
lumière, la moindre adjonction de lumière suffirait à les dénaturer. On dé-
finit donc les ténèbres (le plus restrictif) à partir de la lumière, mais on ne
pourrait définir la lumière à partir de son contraire, les ténèbres.

78
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

Comme annoncé, le deuxième exemple appartient au domaine des ma-


thématiques. Considérons l’ensemble des nombres que l’on obtient en
multipliant deux à deux les entiers naturels de 1 à 10. Les nombres obte-
nus sont soit pairs, soit impairs mais, en y regardant de plus près, on se
rend compte que la condition pour que l’un de ces nombres appartienne
à la classe des impairs est bien plus restrictive que l’autre. En effet, si l’on
veut qu’un de ces produits (résultat de la multiplication) soit impair, il faut
que les nombres que l’on a multipliés soient tous deux impairs, alors que
dans tous les autres cas, le produit sera pair car il suffit pour cela qu’un
seul des facteurs soit pair.
Les produits obtenus seront 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 12 14 15 16 18 20 21
24 25 27 28 30 32 35 36 40 42 45 48 49 50 54 56 60 63 64 70 72 80 81
90 100.
Sur les 42 produits obtenus, on en dénombre 14 qui sont impairs
contre 28 qui sont pairs, ce qui donne ici (ce n’est pas une généralité !)
deux fois moins de nombres impairs que de nombres pairs. Ceci est en ac-
cord avec le fait que la condition pour qu’un produit soit impair est plus
restrictive que la condition contraire, bien que l’on soit parti de l’en-
semble des dix premiers entiers qui contient autant de nombres impairs
que de nombres pairs. Il est justifié de dire, à propos de notre ensemble
de 42 nombres, que 14 d’entre eux sont impairs alors que, au contraire,
les autres sont pairs.
Sans un minimum de réflexion, on aurait pu se précipiter sur la pré-
somption suivante : puisque nous avons multiplié entre eux autant de
nombres impairs que de nombres pairs, il n’y a aucune raison pour qu’au
bout du compte, on se retrouve avec plus de nombres pairs que de
nombres impairs.
Remarquons que si, au lieu de les multiplier, on les avait ajoutés, ce rai-
sonnement serait correct car cette dissymétrie ne serait pas apparue
(quand on additionne deux à deux des nombres pairs et des nombres im-
pairs en quantités égales, on obtient autant de résultats pairs qu’impairs).
C’est la multiplication qui fait jouer un rôle différent à la parité des
nombres. Pour autant que l’on compose les nombres par la multiplication,
la propriété paire « absorbe » la propriété impaire.
Que peut-on en conclure, si ce n’est que impair doit se définir comme
la négation de pair ? En effet, on peut définir un nombre pair comme étant
divisible par 2 mais on ne peut pas définir un nombre impair autrement
que comme n’étant pas divisible par 2. Ici donc un nombre impair est, par
définition, un nombre qui n’est pas pair. Que dit le Petit Larousse ?

79
LES PIÈGES DU LANGAGE

Pair : « Divisible par deux ». Impair : « Se dit d’un nombre qui n’est pas di-
visible par deux ».
Le Petit Larousse a fort bien répondu.

Question de définition
Mais que dit-il pour pur et impur, puisque, comme nous l’avons vu, c’est
la pureté qui devrait se définir comme étant la négation de l’impureté ?
Pur : Qui est sans mélange.
Bien que cette définition convienne, « qui est sans impureté » eût été
préférable.
Alors, cherchons impur…
Impur : Qui n’est pas pur.
Quelle déception ! Le Petit Larousse, comme tout le monde, s’est laissé
entraîner par la construction du mot impur qui possède un préfixe priva-
tif. Cette définition revient donc à dire : « Qui n’est pas sans mélange ». Plus
simplement : « qui est mélangé ».
Lors de la fusion des nombres par la multiplication, la parité paire ab-
sorbe la parité impaire. Exactement comme l’impureté absorbe la pureté
dans les opérations de mixage ; ou comme le mensonge absorbe la fran-
chise lors de leur amalgame ; ou comme la lumière absorbe les ténèbres
lors de leur superposition. Ou même comme, au Moyen Age, le bénit était
censé absorber le profane par simple opération de contact. N’importe
quel objet était considéré comme revêtu d’un pouvoir sacré par le simple
fait d’avoir été effleuré par une relique. L’objet, devenant à son tour re-
lique, pouvait retransmettre le pouvoir dont il était investi. Pareille croyan-
ce semble ahurissante de nos jours, mais il ne faut pas oublier que les ma-
ladies se transmettent de manière similaire et qu’il a fallu attendre le
XIXe siècle pour que la transmission des infections soit imputée à des mi-
cro-organismes. La sacralisation se transmettait donc de la même façon
que la peste. Décidément, on ne peut empêcher la logique d’aller se ni-
cher dans les domaines les plus inattendus.
Classons ces paires dissymétriques de « contraires », dont le premier
doit se définir par la négation du second, ce qui se présente chaque fois
que, par une opération de mélange, le premier est absorbé par le second :
la vérité, qui est la négation du mensonge ; la pureté, qui est la négation de
l’impureté ; les ténèbres, qui sont la négation de la lumière ; la qualité im-
paire, qui est la négation de la qualité paire ; le profane, qui est la négation
du bénit ; la santé, qui est la négation de la maladie. Il en va de la sorte

80
LA BINARIOSE, UNE MALADIE CULTURELLE ENDÉMIQUE

pour la notion de métissage si la communauté des Blancs se définit par


l’absence des caractéristiques physiques qui apparaissent fréquemment
dans les populations d’origine extra-européennes.
Ces partitions binaires, basées sur le seul critère de l’absence (totale)
d’un caractère comparées à sa présence (peu ou prou), sont à l’image de
la notion plus générale de pureté et d’impureté. Elles conduisent à regrou-
per, comme absorbants, l’impur ou mélangé, le mensonge, la saleté, la lu-
mière, la divisibilité par 2, le sacré, la maladie. Nous voici bien loin des
idées reçues et des métaphores habituelles ! Qui eût cru, avant d’y regar-
der de près, que l’on puisse être conduit à d’aussi scandaleuses associa-
tions… Le lecteur est invité à prolonger la liste.
Et la perfection, qu’est-ce donc, si ce n’est le manque de toute imper-
fection ? Elle est tellement fragile, que l’introduction de la plus infime
poussière suffit à compromettre son existence. Son nom gagnerait à com-
mencer par un préfixe privatif, en bonne compagnie avec la pureté.

Objectivité et subjectivité
Objectif et subjectif font partie de ces oppositions dissymétriques dont
la première se définit par l’absence de la seconde. Il n’y a qu’une manière
d’être objectif, alors que la subjectivité se manifeste à des degrés divers
pouvant inclure ou non l’affectivité, la sensibilité, les connaissances préli-
minaires, etc. Débarrassés de toutes les caractéristiques propres à la per-
sonnalité du sujet observant, il peut encore subsister une part considé-
rable de subjectivité dans la description d’un phénomène, pour autant
que son apparence dépende de la position de l’observateur, comme no-
tamment l’heure de lever et de coucher du soleil, les arcs-en-ciel, les mi-
rages, les éclipses de soleil. Nous parlerons au chapitre 8 d’autres phéno-
mènes dont l’apparence dépend de la vitesse de l’observateur.
En fin de compte, sait-on jamais exactement de quel facteur inconnu,
commun à tous les observateurs terrestres, dépend l’apparence d’un phé-
nomène ? Retirer une part de subjectivité à une observation ne permet
pas de prétendre que l’objectivité soit atteinte car, en dépit de nos habi-
tudes verbales, l’objectivité n’est pas le contraire de la subjectivité, mais
son absence totale. Nous ne pouvons donc savoir que bien rarement
quand nos connaissances accèdent à l’universalité.
Comment être sûrs que nos représentations de la réalité sont valides ?
L’expérimentation fournit le critère. Or son stock est inépuisable. Alors
plutôt que d’affirmer qu’une conclusion est rigoureusement certaine, il

81
LES PIÈGES DU LANGAGE

est préférable de dire qu’elle est hautement probable, ce qui la distancie


d’une simple croyance.
Dans notre description du réel, les concepts de vrai et de faux corres-
pondent à des contraires dissymétriques et lorsque nous mélangeons du
vrai et du faux, ou du véritable et de l’erroné, la nature de ce qui est incor-
rect domine. L’erroné absorbe le véritable. Par conséquent tout est plus
ou moins faux… sauf ce qui est vrai. Le vrai doit se définir par l’absence
totale de faux car, en fin de compte, n’est véritable que ce qui est parfaite-
ment objectif.
Cependant lorsque le vrai et le faux départagent des énoncés, alors
nous plongeons bel et bien dans une répartition binaire. L’obsession du
cardinal deux, par sa désarmante simplicité, a permis aux héritiers de la
culture indo-européenne de construire, outre le regrettable manichéisme,
la très fructueuse logique bivalente.
Comment porter un regard objectif sur les cultures exotiques, sans
être libérés des particularités de la nôtre ? Immergés dans notre langue,
nous sommes à notre insu guidés par les doctrines particulières que nos
ancêtres y ont inscrites. Il s’agit d’une véritable maladie culturelle à la-
quelle nul n’échappe. A travers la dichotomie qu’elle impose, la réalité se
trouve forcément distordue. Pourquoi ne pas appeler « binariose » cette af-
fection culturelle bien caractérisée ?
Pour nous convaincre que le réel ne se limite pas aux oppositions en-
gendrées par la bivalence qui a contaminé notre pensée, allons faire un
petit périple au travers de quelques domaines naturels qui, bien que fami-
liers, nécessitent d’autres polyvalences.

82
CHAPITRE 4

À N’Y RIEN COMPRENDRE

Couleur rime avec chaleur

Tout le monde s’accorde pour qualifier de chaudes les couleurs allant du


rouge au jaune en passant par l’orange et de froides toutes les nuances voi-
sines du bleu. Sur une « carte météo », les zones froides sont coloriées en bleu
et les zones chaudes en orange. Le rouge et le bleu ont été universellement
adoptés pour distinguer le robinet d’eau chaude du robinet d’eau froide.
Ces associations sont-elles justifiées ou s’agit-il de simples conven-
tions ? Jaunes sont les flammes du feu devant lequel il fait bon se réchauf-
fer par les nuits glaciales et, pour rendre le fer malléable, le forgeron le
chauffe au rouge. Il semble donc assez naturel d’associer la sensation de
chaleur au jaune et au rouge. A l’autre extrême, la mer est souvent bleue
ainsi que la glace dont la blancheur paraît refroidie par les reflets d’azur
qui transparaissent de ses profondeurs. Ces impressions de température
que l’on attribue de manière subjective à la couleur sont donc compa-
tibles avec l’expérience personnelle et sont renforcées par leur ancrage
dans notre fonds culturel.
La couleur est un phénomène physiologique qui touche de nom-
breuses espèces animales. De par sa nature, elle est une sensation due à la
qualité de la lumière qui pénètre dans l’œil. Sans cerveau pour analyser les
impulsions transmises par le nerf optique, il n’y aurait pas de couleur.
Bien que certaines études menées par des chercheurs prétendent
montrer que la classification en couleurs chaudes et en couleurs froides
serait d’origine physiologique, les arguments qui précèdent font pencher

83
LES PIÈGES DU LANGAGE

pour la thèse d’une origine expérimentale et culturelle. Il serait vraiment


bien insolite de rencontrer une correspondance parfaite entre les proprié-
tés de l’œil humain et une impression aussi subjective que celle de chaud
ou froid (subjective… bien que malgré tout « universelle » puisque parta-
gée par tous les hommes !). Que la concomitance entre les impressions
fournies par deux sens différents, la vue et le toucher, puise ses racines
dans la physiologie plutôt que dans la réalité sensible paraît peu vraisem-
blable. Ces chercheurs n’auraient-ils pas établi hâtivement ce que précisé-
ment ils présumaient ? Ce sont des choses qui arrivent.
Il y a d’autres corrélations entre la vue et le toucher. Pour décrire cer-
taines formes de douleur, on dit que ça pique. Probablement s’agit-il
d’une ressemblance avec la sensation désagréable éprouvée lorsqu’une
épine vous transperce la peau. A force de s’être frotté aux formes poin-
tues, il n’est qu’à les regarder pour ressentir leur piqûre. Nul besoin de
chercher plus loin pourquoi les écritures hérissées de pointes sont per-
çues comme agressives ! Des sensations peuvent se lier exactement à la
manière dont s’établissent les associations d’idées. Toute étude concluant
à l’origine interne de ces correspondances devrait être considérée com-
me suspecte. Les formes rondes évoquent la douceur car il est agréable de
les caresser, les formes plates donnent une impression de calme à l’image
des étendues d’eau quand aucun souffle ne vient en rider la surface et les
formes tourmentées ressemblent à celles que façonne la tempête.
En revanche, le lien entre couleur et agressivité est certainement d’ori-
gine culturelle car elle diffère d’une civilisation à l’autre. Alors que, pour
beaucoup d’Occidentaux, le rouge est une couleur agressive, pour les
Chinois, il symbolise la prospérité. Mais il s’agit là d’associations conven-
tionnelles, alors que le chaud et le froid sont attribués aux couleurs de
manière directement liée à la sensation.
Et voilà que les temps modernes viennent bouleverser les correspon-
dances archaïques que nous avions établies inconsciemment entre cou-
leur et sensation de chaleur ! Nos chalumeaux permettent d’atteindre des
températures bien plus élevées que celles que connaissaient les vaillants
forgerons d’antan. Non seulement on chauffe le fer au rouge, mais on peut
le chauffer à blanc. Le rayonnement électromagnétique privilégie les
hautes fréquences (ou, ce qui revient au même, les courtes longueurs
d’ondes) quand son énergie est élevée. Dans la gamme du rayonnement
visible, les plus « hautes » fréquences sont perçues dans le violet tandis que
les plus « basses » sont perçues dans le rouge. Pour chauffer un corps, il
faut lui fournir de l’énergie. En conséquence, un corps qui rayonne dans

84
À N’Y RIEN COMPRENDRE

le rouge est moins chaud qu’un corps qui rayonne dans le jaune qui, lui-
même, est moins chaud qu’un corps qui rayonne dans le bleu.
Voyez à quelle conclusion nous arrivons : une étoile rouge est moins
chaude qu’une étoile bleue. Rouge c’est froid, et pourtant c’est une cou-
leur chaude, et bleu c’est chaud, tout en étant une couleur froide.
Troublante déduction qui nous invite à la réflexion.
Le contenu culturel, qui est en accord avec les apparences, se trouve sou-
vent en flagrant délit de contradiction avec les acquisitions de la science.
Tous les corps rayonnent et absorbent de l’énergie électromagnétique,
mais avec un maximum situé autour d’une fréquence qui est directement
liée à la température. Or la lumière n’est autre qu’un rayonnement électro-
magnétique dont la fréquence est comprise dans une fenêtre très étroite. Le
lien qui unit couleur et fréquence permet donc de relier couleur et tempé-
rature. Ainsi, en colorimétrie, on parle de température de couleur et il en
résulte que le bleu a une température plus élevée que le rouge. Pour sortir
de cet embarrassant paradoxe, il serait préférable d’adopter un vocabulaire
volontairement subjectif pour désigner la sensation provoquée par une cou-
leur : on devrait parler de ton, de nuance, de coloris, (les mots ne manquent
pas) plus ou moins chaud, plus ou moins gai, plus ou moins tendre.
Encore faudrait-il ne pas confondre chaleur et température… Ce sont des
grandeurs de nature bien différentes qui sont trop souvent prises l’une pour
l’autre car, dans les cas simples, elles varient proportionnellement. Les im-
pressions de chaud et de froid ressenties par le sens du toucher ne fournis-
sent aucun renseignement sur la quantité de chaleur, mais donnent une indi-
cation concernant la température. Pourtant, « il fait agréablement chaud » ou
« quelle douce chaleur ! » sont des messages parfaitement équivalents qui ne
concernent pas la chaleur mais bien la température. Une fois de plus, com-
me si c’était fait exprès, la terminologie habituelle nous induit en erreur. A
qui la faute, si ce n’est à la multitude des géniteurs de notre langage qui
avaient décidément les idées bien confuses en matière scientifique… ?
Dans le chapitre précédent, nous avons vu combien l’obsession de la
dualité envahit notre pensée. Avec la couleur, nous abordons un sujet qui
ne peut se traiter de manière simple et qui impose de recourir à la combi-
naison de trois couleurs de base au minimum.

Le système de Newton et la synthèse soustractive


Au quotidien, nous sommes confrontés à deux systèmes : celui auquel
les peintres se réfèrent – il a été utilisé par Léonard de Vinci et repris par

85
LES PIÈGES DU LANGAGE

Newton – et celui dont se servent les imprimeurs. Tous deux nécessitent


trois couleurs fondamentales. Dans le système de Newton, ce sont le bleu,
le jaune et le rouge alors que pour les encres d’imprimerie, ce sont le
cyan, le jaune et le magenta 2. Toutes les autres couleurs sont obtenues par
le mélange des peintures pour le premier système et par la superposition
des encres pour le second. Ils sont tous les deux « soustractifs », mais expli-
quons la raison de ce terme.
Quand vous regardez une peinture ou une photo imprimée, vous
l’éclairez en lumière blanche. Les pigments ont la propriété d’absorber
cette lumière qui couvre toute la gamme du visible et de ne réémettre
que dans une bande plus ou moins étroite. Ainsi en mélangeant de la pein-
ture bleue et de la peinture jaune, l’intensité de la lumière restituée dimi-
nue car les pigments bleus absorbent tout sauf le bleu, donc ils absorbent
entre autre le jaune, alors que les pigments jaunes absorbent tout sauf le
jaune, donc ils absorbent le bleu. Il en résultera une couleur assombrie qui
sera perçue comme intermédiaire entre le bleu et le jaune, c’est-à-dire ver-
te. Tout mélange de pigments produit un assombrissement, les peintres le
savent bien : pour obtenir des plages de bonne luminosité, ils évitent de
mélanger leurs peintures. Les pigments effectuent bien une soustraction
puisque, de la lumière qu’ils reçoivent, ils ne restituent qu’une partie.
Afin d’éclaircir le mélange obtenu, on peut lui adjoindre une certaine
quantité de colorants blancs qui ont approximativement la propriété de
ne rien absorber dans la gamme du visible. La couleur du mélange sera du
blanc dont il manquera la lumière que les pigments bleus et jaunes auront
absorbée. Globalement, ce sera un blanc assombri, il sera donc un peu
gris, mais avec une émission plus forte dans le bleu et dans le jaune. Ce se-
ra un gris-vert.
Les couleurs de ce type, qui ont un spectre très large, sont perçues
comme tendres. On les appelle tons pastels. Ce sont les couleurs des
crèmes glacées que l’on fabrique en mélangeant des fruits avec de la crè-
me (qui est blanche). Par contre, les couleurs vives (ou saturées) sont
celles dont le spectre est étroit.
Depuis longtemps les peintres savent qu’un mélange de bleu et de jaune
donne du vert, qu’un mélange de jaune et de rouge donne de l’orange et
qu’un mélange de rouge et de bleu donne du violet. On a donc appelé cou-
2 Signalons en passant que Goethe s’était longuement penché sur le problème de la cou-
leur, mais sans dépasser le cadre culturel qui consiste à les ranger en deux catégories par-
faitement subjectives… Dépourvue de toute valeur scientifique, sa théorie a cependant
porté ses fruits sur le plan artistique, en guidant le fameux peintre anglais William Turner.

86
À N’Y RIEN COMPRENDRE

leurs fondamentales le bleu, le jaune et le rouge, et couleurs intermédiaires


le vert, l’orange et le violet. Mais on aurait aussi bien pu choisir les couleurs
intermédiaires comme fondamentales et vice versa, car en mélangeant vert
et orange, on obtient du jaune (un peu moutarde car gris-jaune), en mélan-
geant orange et violet, on obtient du rouge (un peu brun, car gris-rouge) et
en mélangeant violet et vert, on obtient du bleu (pas vif, bien sûr, mais pas-
tel et assombri). Que ceux qui en doutent fassent l’expérience.
Le système dit de synthèse soustractive utilisé par les imprimeurs est
plus scientifique. Le spectre visible est partagé en trois plages contiguës
de largeurs égales. En émission, dans la mesure où chacun de ces spectres
est réalisé, les couleurs perçues sont un certain rouge, un certain vert et
un certain bleu qu’il ne faudrait pas confondre avec les couleurs beau-
coup plus vives du système précédent. Les trois couleurs fondamentales
des encres sont des tons pastels dont les spectres, très larges, couvrent
chacun théoriquement les deux tiers du spectre visible, en sorte que la lu-
mière blanche incidente soit absorbée dans le tiers restant. Les encres ab-
sorbant le bleu (1/3 du spectre) sont perçues comme jaunes, celles qui
absorbent dans le vert (1/3 du spectre) sont appelées magenta et celles
qui absorbent dans le rouge (1/3 du spectre) sont de couleur cyan.
De la superposition de deux encres, et à condition que le tirage soit
éclairé en lumière blanche, résulte une émission de lumière dans une ban-
de plus étroite, environ un tiers de toute l’étendue. Ainsi les tons intermé-
diaires sont plus vifs (plus saturés) quoique moins lumineux – deux no-
tions à ne pas confondre – que les couleurs fondamentales.
En regardant par transparence, avec une loupe de philatéliste, une pho-
to imprimée sur du papier journal, on distingue aisément les points dont
la photo est constituée et on peut s’assurer que le bleu est obtenu par la
superposition du magenta et du cyan, le vert, par la superposition du cyan
et du jaune et le rouge, par la superposition du jaune et du magenta.
Il va de soi que si l’on superposait les trois encres, on obtiendrait un
gris-noir. Mais comme les imprimeurs disposent de l’encre noire destinée
aux textes, ils l’utilisent pour la reproduction des images et s’abstiennent
de superposer les trois couleurs.

La part physiologique de la notion de couleur


Pourquoi faut-il trois couleurs de base pour obtenir toute la gamme
des coloris ? Nous étions plutôt habitués au nombre deux, comme deux
bras, deux jambes, deux yeux, deux sexes, le ciel et la terre, le jour et la

87
LES PIÈGES DU LANGAGE

nuit, le vrai et le faux, le chaud et le froid, « le bien et le mal ». Il faut vrai-


ment croire qu’on n’a pas pu faire autrement ! Qu’on le veuille ou non, la
physiologie de la rétine n’est pas binaire, mais ternaire. Le fond de l’œil
est tapissé de cellules appelées cônes qui sont de trois types différents.
Chacune d’elles est sensible à la presque totalité du spectre visible, mais
les unes ont leur maximum de sensibilité dans le bleu, les autres dans le
vert, et les troisièmes dans le rouge.
Les daltoniens ont une vision des couleurs qui s’explique par l’absence
d’un troisième cône. Ainsi leur perception des couleurs pourrait être obte-
nue à partir de deux couleurs fondamentales seulement qui varient sui-
vant le type de cette carence. Inutile de dire que leur univers de couleurs
est plus restreint que celui qui est offert par la trichromie. C’est en cher-
chant à comprendre cette anomalie largement répandue, que la structure
ternaire de la rétine a été découverte.
Dans la mesure où un daltonien ignore qu’il ne perçoit pas les cou-
leurs comme la plupart des gens, il porte des jugements conformes à la
culture environnante sans se douter qu’elle n’est pas forcément en accord
avec ses perceptions. Il peut trouver une framboise verte très appétissante
ou s’extasier devant un coucher de soleil particulièrement terne. Il entend
des termes comme bleu clair et rouge foncé alors, un jour, il parlera de
blanc foncé…
Les planches du Dr Shinobu Ishihara ont été largement diffusées pen-
dant la Deuxième Guerre mondiale afin de tester la vision des combat-
tants dans l’armée de l’air et la marine. Avant cela, on ne parlait guère de
daltonisme et ceux qui en étaient affectés l’ignoraient le plus souvent.
Comme les camouflages du matériel avaient été mis au point par – et
pour – des gens à vision normale, on s’étonnait de l’acuité de certains
hommes pour les repérer car ces camouflages ne dissimulaient absolu-
ment rien aux yeux de ceux qui, probablement sans le savoir, étaient dal-
toniens. D’où la légende qui perdure d’une acuité visuelle extraordinaire
dont bénéficieraient les porteurs de cette « tare ».

Un philosophe daltonien
D’après ses déclarations, le philosophe Jules Lagneau semble avoir été
de ceux-là. Paradoxalement, le bien-fondé de sa réflexion aurait été
construit sur la base d’une ignorance, celle d’un daltonisme présumé.
A son époque, les fantassins portaient des pantalons rouges. Pour quel-
qu’un qui a une vision normale, il n’est pas besoin que cette couleur

88
À N’Y RIEN COMPRENDRE

couvre une grande partie du champ visuel pour être distinguée. Or dans
son cours sur la perception, ce professeur estimé déclare : « On sait que les
objets sont rarement vus avec la couleur que les milieux interposés leur
donnent ; au contraire, nous y voyons la couleur que nous savons qu’ils
ont. Le pantalon rouge du fantassin nous apparaît encore rouge quand la
vraie couleur, par l’effet de la distance, est très voisine du gris. […] Et il
suffit de renverser la tête pour découvrir la vraie couleur des objets ; c’est
qu’alors nous ne les reconnaissons plus ; ainsi nous n’avons plus d’opinion
sur la couleur qu’ils devraient avoir. On aperçoit, d’après ces exemples,
que ce que nous appelons une sensation n’est pas toujours, il s’en faut,
une donnée immédiate et que l’esprit ne peut changer. » [19]
Il se réfère par ailleurs à un premier exemple très connu que l’on trou-
ve dans tous les cours de physique lorsqu’il s’agit de justifier la nécessité
absolue de recourir aux appareils de mesure plutôt que de se fier à l’ap-
préciation souvent trompeuse des sens. En l’occurrence, il parle du ther-
momètre et il dit : « Les sensations sont relatives les unes aux autres. Si l’on
plonge une main dans l’eau chaude et l’autre dans l’eau froide, et si ensui-
te on plonge les deux dans l’eau tiède, la même eau tiède paraîtra en mê-
me temps froide et chaude. » Il attribue la relativité des sensations à un ef-
fet de contraste, donc de jugement.
Aujourd’hui peu de gens pourraient se contenter d’une explication
aussi sommaire qui fait, de la sensation, un pur produit du psychisme. En
fait la température de la main a été abaissée par son passage dans l’eau
froide, ce qui modifie le flux de chaleur qui passe de l’eau tiède à la main.
Ce flux de chaleur est aussi modifié quand la température de la main a été
élevée par son passage préalable dans l’eau chaude. La sensation de chaud
ou de froid est directement liée au taux de réchauffement ou de refroidis-
sement de la peau.
Autrefois on attribuait aussi aux mirages une origine psychologique.
Peut-être les physiciens n’avaient-ils pas encore trouvé que, lorsque le sol
est plus chaud que l’air, l’indice de réfraction de l’air modifie le parcours
des rayons lumineux. En quelque sorte, le résultat ressemble fort à la dé-
viation qu’un miroir posé sur le sol aurait apporté au trajet de la lumière.
Alors bien sûr que, si tout se passe pour le spectateur comme si le sol
était un miroir, l’esprit interprète ce qu’il perçoit par la présence d’une
nappe d’eau. Il ne s’agit nullement de visions obsessionnelles produites
par la soif inextinguible qui étreint le voyageur égaré dans les sables du
désert, mais d’un phénomène objectif relativement à un lieu d’observa-
tion donné.

89
LES PIÈGES DU LANGAGE

Toujours est-il que grâce à l’idée (fausse) que la sensation est relative,
Jules Lagneau a été conduit à l’idée (juste) qu’il faut toujours se méfier
de son jugement. C’est un bon exemple de ce fait général : une explica-
tion fausse peut déboucher sur une thèse correcte. Nous avions vu au
chapitre 2 pourquoi les perceptions, qui sont toujours des interpréta-
tions, peuvent être trompeuses. Il suffit donc de remplacer dans le dis-
cours de Lagneau sensation par perception, pour rétablir la justesse de
ses conclusions.
La philosophie aurait-elle avancé grâce au daltonisme ? Cette question
pourrait d’ailleurs se poser aussi pour la peinture, profession où la propor-
tion de daltoniens est, paraît-il, particulièrement élevée. Comment un défi-
cit dans la perception des couleurs pourrait-elle conduire à un tel para-
doxe ? Pris en cisaille par la discordance particulièrement marquée entre
leur perception personnelle et l’apport culturel, ces personnes seraient
initiées à la fantaisie dès leur plus jeune âge. Les libertés prises face à la
réalité sont sans doute une condition essentielle de l’art. Mais, direz-vous,
on peut toujours trouver une explication à tout.

Combien y a-t-il de couleurs ?


Que ce soit dans le système de synthèse soustractive ou dans celui de
Newton, aux trois couleurs fondamentales s’ajoutent trois couleurs inter-
médiaires. On parle donc en tout de six couleurs, mais en réalité, suivant
les dosages, on peut les nuancer à l’infini.
Alors pourquoi parler des sept couleurs de l’arc-en-ciel ? Ce n’est
certes pas facile de les dénombrer car elles ne sont pas vives, chacune
étant mélangée avec ses voisines, et de plus, on peut toujours en interca-
ler autant que l’on veut entre deux, ce qui est la caractéristique des varia-
tions continues. Alors pourquoi une septième couleur, l’indigo, que l’on ne
cite d’ailleurs que pour les besoins de la cause ? Pourquoi pas turquoise,
pourpre, fuchsia ou vert luisant ?
Voilà un exemple typique de l’empiétement que l’arrière-plan culturel
opère sur le domaine des sciences. Bien que Newton avait dénombré sept
couleurs, le système portant son nom n’en nécessite que six. Mais le
nombre sacré sept devait paraître plus vraisemblable pour décrire cet im-
pressionnant « signe du Ciel ». Alors qu’aucune considération scientifique
ne justifie sept couleurs pour l’arc-en-ciel, dans les livres d’école, cette in-
formation non fondée se perpétue. Pendant combien de siècles continue-
ra-t-on à copier dans le livre de papa pour écrire de nouveaux manuels

90
À N’Y RIEN COMPRENDRE

scolaires ? Demandez aux auteurs de ces honorables sottises quel rapport


il y a entre les merveilles du monde, les jours de la semaine et les couleurs
de l’arc-en-ciel. Et si ces cols indigos ne devinent pas où vous voulez en
venir, alors dites-leur que sept est le nombre des astres qui sont visibles au
firmament, à l’œil nu : le Soleil, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter, Vénus et
Saturne. C’est tellement vrai, qu’ils ont donné leur nom aux sept jours de
la semaine, dans l’ordre cité.
Dans l’Antiquité, personne ne pouvait se douter que le soleil était une
étoile autour de laquelle gravitent des planètes et que, de plus, le plancher
des vaches faisait partie de la ronde. On ignorait que, parmi tous ces corps
célestes qui semblent tourner autour de nous, seule la Lune nous prête
serment d’allégeance. Mais l’avenir réservait quelques surprises car, un
jour, grâce à sa lunette, Galilée devait découvrir quatre lunes tournant au-
tour de Jupiter et, plus tard, l’invention du télescope permettait d’obser-
ver d’autres planètes tournant autour du Soleil. Dans l’ordre correct, allant
de la planète la plus proche du centre à la plus éloignée, ce sont :
Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton.
Voilà qui change la face de l’univers ! Encore y aurait-il eu sept planètes en
tout, mais non… et, comme il fallait s’y attendre, les noms des jours de la
semaine les donnent dans le désordre.
En fin de compte, si Dieu a fait le monde en sept jours, c’est grâce à
l’ignorance de ses adorateurs. Ainsi donc, de par ses limitations, face à ce
firmament qui ne cessait de les intriguer, nos prédécesseurs ont attribué
une valeur divine au nombre sept. « Sept est le chiffre de Dieu » disent les
gens qui confondent chiffre et nombre.
Ce serait bien dommage que, par négligence, on continue encore à en-
seigner que l’arc-en-ciel a autant de couleurs que le monde antique comp-
tait de merveilles ou que la faiblesse humaine comporte de péchés.
En conclusion, il ne semble pas que sept soit, comme deux ou trois, un
nombre qui s’impose de manière naturelle. Personne ne soutiendra que
les bottes de sept lieues du Petit Poucet ou que les sept nains de Blanche
Neige répondent à une impérieuse nécessité.
Et les sept notes de la gamme ?

La gamme de Pythagore
Sans doute cette mélodie de référence qu’est la gamme occidentale de-
vait-elle contenir sept notes, puisqu’elle est l’air sur lequel se chantait
l’hymne à Saint Jean-Baptiste :

91
LES PIÈGES DU LANGAGE

Ut queant laxis resonare fibris


Mira gestorum famuli tuorum
Solve polluti labii reatum
Sancti Johannes.
Guido d’Arezzo, un bénédictin italien qui vécut aux alentours de l’an
mil, choisit les premières syllabes des demi-strophes pour dénommer les
notes et il rassembla les initiales de Saint Jean pour former « si », les lettres
i et j n’ayant pas encore été différenciées. Selon toute vraisemblance, ces
notes ne devaient pas être exactement celles que l’on connaît aujour-
d’hui. Il n’est qu’à écouter la musique byzantine pour constater que l’éloi-
gnement géographique engendre des variations dans la hauteur des notes.
Tout comme la couleur est la traduction physiologique du spectre de
fréquence d’une onde électromagnétique, le fait qu’un son soit perçu
comme grave ou aigu est lié à sa fréquence. Qu’il s’agisse d’un instrument
à vent ou à cordes, pour certaines longueurs de la colonne d’air ou d’une
corde, un régime de vibrations peut s’établir dont la fréquence augmente
quand on en diminue la longueur.
Les conditions qui permettent à une certaine fréquence de s’établir
sont de surcroît favorables à d’autres régimes de vibration pour lesquels
les fréquences sont double, triple, quadruple, quintuple, etc. Si rien ne
vient contrarier ce phénomène, donc quand on ne modifie pas les condi-
tions initiales, à la fréquence de base de valeur f s’ajoutent des fréquences
surnuméraires de valeurs 2f, 3f, 4f, 5f, … Ce sont les harmoniques qui vien-
nent se superposer à la fondamentale.
L’oreille jouit d’une propriété remarquable dont l’œil ne bénéficie pas :
elle est capable de dissocier différentes notes données simultanément,
alors que la couleur est un phénomène global. Cette faculté se développe
avec l’entraînement et permet d’accorder les instruments en distinguant
les divers sons donnés par les premiers harmoniques.
Montrons comment on détermine les notes à partir des fréquences de
ces harmoniques, mais sans omettre d’avertir ceux qui sont allergiques au
calcul qu’ils courent un léger risque de migraine…
Les harmoniques donnent des notes plus aiguës que le fondamental et,
chaque fois que la fréquence double, la note monte d’une octave. Si la no-
te correspondant à la fréquence f est un do, celle donnée par la fréquence
2f sera le do à l’octave au-dessus et une note dont la fréquence serait 4f
donnerait l’octave encore au-dessus. A la fréquence 3f, correspond une no-
te intermédiaire entre le deuxième do (le do moyen) et le troisième do (le
do d’en haut). En divisant sa fréquence par 2, on la fait descendre d’une

92
À N’Y RIEN COMPRENDRE

octave. La note ainsi obtenue (un sol) a donc une fréquence 3f / 2 (ou, si
l’on préfère, une fréquence 1,5f). On peut dire que le rapport 1,5 caracté-
rise un intervalle musical que l’on appelle quinte.
La quinte au-dessus du sol déterminera avec le do initial un intervalle
1,5 · 1,5 = 2,25. Ainsi la note correspondante (un ré) tombe dans l’octave
suivante, et pour la faire baisser d’une octave, il suffit de diviser sa fré-
quence par 2. Le rapport qui détermine l’intervalle avec le do d’en bas est
donc 2,25 / 2 = 1,125. Cet intervalle, entre le do et le ré qui le suit immé-
diatement, est appelé un ton.
Continuons : la quinte au-dessus du ré donne un la, on l’obtient en mul-
tipliant 1,125 par 1,5, ce qui donne 1,6875. La quinte au-dessus du la don-
nera le mi de l’octave suivante ; il faudra donc diviser sa fréquence par 2
pour le faire redescendre, le calcul est (1,6875 · 1,5) / 2 = 1,265625. On
continue en procédant de la même manière pour obtenir, à partir du mi,
le rapport d’intervalle entre le si et le do d’en bas : 1,265625 · 1,5
= 1,8984375.
La quinte au-dessus du si, tomberait dans l’octave suivante. En divisant
par 2, on obtiendrait le fa : (1,8984375 · 1,5) / 2 = 1,423828125. Mais pour-
quoi n’obtiendrait-on pas le fa plutôt en descendant d’une quinte à partir
du do d’en haut ce qui le ferait tomber dans l’octave dont nous nous oc-
cupons. Pour cela, il faudrait diviser 2, l’intervalle d’octave, par 1,5, ce qui
donnerait un nombre voisin, un autre fa, dont l’intervalle avec le do d’en
bas serait 1,33333… C’est celui-là que nous garderons, le premier fa trou-
vé donnant une note un peu plus haute.
Plaçons ces nombres du plus petit au plus grand et intercalons leurs
rapports, en ne gardant que le fa le plus bas des deux, celui dont le rap-
port de fréquence est le plus petit :

1 1,125 1,265625 1,33333 1,5 1,6875 1,8984375 2


do ré mi fa sol la si do
1,125 1,125 1,0535 1,125 1,125 1,125 1,0535

Chaque nouvelle note est obtenue à partir de la précédente en écou-


tant l’harmonique qui est plus élevé d’une quinte plus une octave, mais ce
système est contrarié par l’exigence de retomber sur la tonique – que
nous avons appelée do. En effet, en poursuivant le processus indéfini-
ment, jamais on ne retomberait sur un do, car une succession de quintes
ne permet pas de retrouver une note de cette suite, du fait qu’elle en-
gendre toujours de nouvelles notes.

93
LES PIÈGES DU LANGAGE

Le résultat est remarquable, puisque les intervalles obtenus par cette


méthode se trouvent être identiques, à l’exception de deux d’entre eux
qui sont diminués. Ce sont les « demi-tons », les autres étant des tons.
Chaque fois que nous avons multiplié une fréquence par 1,5 nous
sommes montés d’une quinte, puis en la divisant par 2, nous sommes re-
descendus d’une octave, ce qui est équivalent à descendre directement
d’une quarte (ce que l’on réalise donc en multipliant la fréquence d’une
note par 0,75). La première détermination du fa que nous avions envisa-
gée nous amène donc à descendre d’une quarte en dessous de si alors
que la seconde revient, comme nous l’avons dit, à descendre d’une quinte
à partir de do, ce qui ne donne pas la même note. Les lecteurs courageux
pourront tester leur compréhension en vérifiant, calculette en main, que
la plus haute de ces deux notes diffère du sol d’un demi-ton exactement.
C’est un fa dièse.
En continuant la détermination de nouvelles notes par le procédé dé-
crit, on obtiendrait des notes voisines de celles que nous avons trouvées
et les intervalles deviendraient de plus en plus petits, ce qui briserait la
régularité obtenue. En effet, dans cette suite, appelée gamme, pour pas-
ser d’une note à la suivante, on monte toujours soit d’un ton, soit d’un
demi-ton.
Sans doute, les Egyptiens et les Grecs accordaient-ils leurs lyres en sui-
vant la méthode décrite. Toujours est-il que la gamme dont les chrétiens
héritèrent, appelée aujourd’hui gamme de Pythagore, comprenait 7 notes
sans qu’ils eussent besoin d’en faire le choix. Tous les calculs précédents
montrent que l’adoption de ce nombre ne fut pas guidée par un désir
d’ésotérisme, ce qui n’était pas évident, a priori.
En regardant les intervalles numériques de cette succession de sept
notes, on peut remarquer que si l’on supprime le mi et le si, on aurait en-
core une succession de notes dont les intervalles seraient de deux types
différents, les tons (rapport de 1,125) et les tons et demi (rapport de
1,125 · 1,0535 = 1,1851875 appelée tierce mineure), mais cette gamme
n’aurait que cinq notes. C’est précisément la gamme pentatonique, celle
qu’ont adoptée les musiciens d’Extrême-Orient et que l’on trouve aussi en
Afrique. Comment ne pas en conclure que la gamme pentatonique est is-
sue, elle aussi, de la méthode des quintes utilisée pour accorder les instru-
ments à cordes ?
Au XVIe siècle, Gioseffo Zarlino, théoricien et compositeur italien, s’at-
taqua au problème de la numérisation des intervalles musicaux. La façon
dont il mena ses calculs montre qu’il ne se basa pas sur la méthode de la

94
À N’Y RIEN COMPRENDRE

quinte mais qu’il partit des harmoniques de la tonique pour définir, outre
le do et le sol, dans l’ordre où elles apparaissent, le mi, le ré et le si, puis
qu’il introduisit, après rejet d’autres notes fournies par cette première mé-
thode, un autre procédé basé sur les valeurs préétablies des intervalles
pour obtenir le fa et le la. Zarlino a construit sa gamme d’une manière ar-
bitraire, puisqu’il est parti du fait qu’elle devait posséder 7 notes, alors
que, conformément à la méthode des quintes, ce nombre 7 est une consé-
quence et non un postulat.
Si Zarlino avait connu la méthode antique des quintes, qui est non
seulement rationnelle mais simple, il n’aurait jamais élaboré la gamme
d’une manière aussi compliquée, qui aboutit à deux sortes de tons, en
plus des demi-tons. René A. Sandoz trouve « que l’on doit éprouver une
juste indignation en constatant que certains théoriciens soutiennent en-
core que la gamme de Zarlino est “naturelle” et qu’ils la nomment enco-
re “just scale”.» [20]
En regardant comment ces notes ont été nommées par Guido d’Arezzo,
il semble permis de supposer que l’origine rationnelle de la gamme était
oubliée par la chrétienté. Peut-être était-elle perdue depuis plus longtemps
encore et les Hébreux devaient-ils constater, sans rien y comprendre, que
la gamme avait autant de notes que le firmament contenait d’astres mo-
biles. Comment cette concordance aurait-elle pu leur apparaître fortuite
puisqu’ils en ignoraient la cause ? C’est probablement parce que ce
nombre sept semblait relier deux domaines sublimes, le ciel et la musique,
qu’il fut attribué à Dieu, c’est-à-dire à la magie et à la beauté.
Plus tard, toutes ces subtiles considérations seront balayées par Jean-
Sébastien Bach qui, à partir de la gamme de Zarlino, chercha à diviser l’oc-
tave en douze demi-tons égaux. Peut-être s’autorisa-t-il à commettre pa-
reille incartade grâce à l’idée que les apôtres étaient au nombre de
douze…
Peu de musiciens ont un bagage mathématique suffisant pour leur per-
mettre de comprendre que l’intervalle d’un demi-ton est maintenant ri-
goureusement défini comme étant la racine douzième de 2, soit
1,059463… (solution de l’équation x 12 = 2). Mais il ne faut rien y voir de
naturel.

Conclusion
Rien dans la nature ne favorise systématiquement le cardinal deux qui
est un nombre parmi les autres. C’est notre culture qui lui fait jouer un rô-

95
LES PIÈGES DU LANGAGE

le exceptionnel, sans doute sur la base de la plus obsessionnelle des


constatations : il y a deux sexes.
Quand la matière inerte s’est organisée en matière vivante, il y a envi-
ron 3,8 milliards d’années, elle a utilisé quatre bases, l’adénine, la cytosi-
ne, la guanine et la tymine. En s’alignant en ordres divers pour former les
échelons de l’A.D.N., elles déterminent un code à quatre caractères. Quels
messages ce langage transmet-il ? Il préside à la fabrication de grosses mo-
lécules, les protéines, par l’intermédiaire des acides aminés, dont les mo-
dèles sont au nombre de vingt.
Ce système a si bien fonctionné que dame Nature n’a pas éprouvé le
besoin d’en changer depuis ces temps immémoriaux. Ainsi le plus or-
gueilleux de ses rejetons, après avoir abondamment fantasmé sur ses ori-
gines, doit se rendre à l’évidence : non seulement il est programmé avec
un alphabet de quatre lettres qui est commun aux bactéries, aux limaces
et aux navets, mais il est contraint de reconnaître qu’il fonctionne à partir
des mêmes vingt briques qu’un misérable vermisseau.
De tout cela, il ne reste qu’à tirer une cinglante leçon d’humilité, à sa-
voir que notre glorieuse culture pèche par excès de simplicité.
Il y a toujours des penseurs qui voudraient réduire à un le nombre des
réalités ontologiques. Ainsi ceux qui s’occupent de la matière ont une for-
te tendance à ne voir dans l’esprit autre chose qu’un artefact et il arrive à
ceux qui ne se préoccupent que des idées d’en venir à renier leur sup-
port matériel. Le hardware d’un ordinateur ne serait que le produit de l’in-
telligence naturelle. Réduire, réduire… irrésistible tentation !
Mais pourquoi justement un dualisme, direz-vous ? A cela, il n’y a, en ef-
fet, aucune nécessité. Pis ! Ce pourrait être une limitation gratuite à laquel-
le seule l’acceptation d’un pluralisme permettrait d’échapper. En dehors
des réalités dont nous pouvons parler – l’esprit et la matière – personne
ne peut affirmer qu’il n’y en ait aucune autre.

96
CHAPITRE 5

INTERMÈDE: LES POINTS SUR LES I

Rapporter les erreurs entendues à tous les coins de rue est un jeu amu-
sant, surtout quand elles sont enchâssées dans les propos d’illustres pen-
seurs !
Ici se trouvent réunies des déclarations, lues ou entendues, qui ont ceci
en commun : ceux qui les ont prononcées ont exprimé involontairement
la négation de ce qu’ils croyaient dire. Ces bévues mettent en lumière le
carcan des habitudes verbales. De son côté, le lecteur ou l’auditeur réta-
blit spontanément l’intention du locuteur, sans même s’apercevoir que les
paroles utilisées trahissent leur dessein. Toutefois les esprits subtils peu-
vent prendre un malin plaisir à couper les cheveux en quatre, d’autant
plus que, derrière ce petit jeu, se cache un entraînement à la pensée dé-
ductive. Les énoncés contradictoires sont révélateurs de la soupe culturel-
le dans laquelle nous baignons. Ils entravent notre réflexion, malgré les ef-
forts louables accomplis par les novateurs pour s’affranchir des dogmes
dépassés.
Si certains raisonnements peuvent paraître ardus, c’est toujours à cause
des conclusions auxquelles ils conduisent car, pour comprendre aisé-
ment, il vaudrait mieux être préalablement débarrassé des présupposés
qui peuplent à notre insu la vision que nous avons du monde.
Le titre de ce chapitre n’est pas aussi anodin qu’il paraît, car « mettre
un point sur un i » n’est pas forcément ce que l’on croit, c’est-à-dire com-
pléter un i auquel le point manquerait. En effet, un i dépourvu de point
n’est pas un i : c’est un simple jambage. Donc mettre les points sur les i, ce
serait surmonter d’un point chaque i que l’on rencontre, ce qui revien-

97
LES PIÈGES DU LANGAGE

drait à surmonter un jambage de deux points. Reconnaissons que ce n’est


pas exactement l’effet recherché !
L’ambiguïté du langage usuel réside dans les arrières pensées : on dé-
signe par « i » ce qui n’est encore qu’un jambage parce que l’esprit se fixe
sur le i souhaité ; c’est alors son nom – « i » – qui se substitue à celui de
l’objet dont on parle – le jambage – qui n’est pas encore un i, mais seule-
ment un « i en intention ». Au travers d’un langage où deux messages inter-
fèrent, aucun ordinateur ne s’y retrouverait. C’est moins déroutant de
communiquer avec une machine qu’avec ces êtres compliqués dont les
paroles sont presque toujours à double sens !

« Je ne puis tolérer l’intolérance. »


Celui qui s’exprime ainsi a bel et bien une idée derrière la tête :
« Moi, je suis tolérant ». Mais il se garde de le dire. C’est, en effet, ce mes-
sage en filigrane qui est spontanément perçu. L’usage du mot intoléran-
ce indique que ce concept est adopté sans nuance : tolérant et intolé-
rant sont deux options qui s’excluent mutuellement. Où est la frontière
qui les délimite ? Comme elle est forcément subjective, car elle varie
d’un individu à l’autre, celui qui est jugé intolérant est supposé ne tolé-
rer que ce qui lui convient. Or être tolérant, c’est être capable de sup-
porter ce qui vous dérange. Ce n’est manifestement pas le cas de celui
qui s’est exprimé plus haut. En croyant proclamer sa tolérance, il nous
affirme le contraire.
Tournée d’une autre manière, la contradiction ne serait pas apparue
car le concept d’intolérance peut être introduit de manière moins tran-
chée. Par exemple : « Vous êtes par trop intolérant ! » montre qu’on peut
l’être plus ou moins. Selon cette formulation, l’auteur aurait reproché à
son interlocuteur d’être moins tolérant que lui-même, ce qui serait tout
à fait acceptable au plan de la logique.

« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. »


Si vraiment je ne sais rien, je ne sais pas même une seule chose,
donc j’ignore tout et, en particulier, j’ignore que je ne sais rien.
Ici, c’est du mot rien que vient la contradiction. Il eût mieux valu di-
re « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas grand-chose. » Mais ainsi
le charme humoristique de la contradiction, attribuée à Socrate, s’envo-
lerait au profit de l’implacable rigueur.

98
LES POINTS SUR LES I

« Nous avons bien le droit de n’avoir pas de droits si cela nous fait plaisir ! »
Voilà ce que proclament des femmes yéménites à une journaliste fran-
çaise qui vient leur parler de liberté. Elles n’ont aucun droit et n’ont pu
choisir le sort qui leur est dévolu. Si elles n’ont que le droit de « choisir »
ce qu’on leur impose, ce n’est pas un droit, mais une obligation. Il se peut
que d’être cachée derrière un tchador fasse l’affaire de certaines d’entre
elles, mais elles ne l’ont pas choisi pour autant, puisqu’elles ne disposent
d’aucun droit. Il est troublant toutefois de remarquer que ces femmes, par-
ce qu’elles sont consentantes, se croient libres de l’être… La phrase pro-
noncée ne signifierait-elle pas plutôt qu’elles estiment avoir la liberté inté-
rieure de ressentir du plaisir à être privée de toutes les autres libertés ?

« Il n’existe aucune certitude. »


Voilà une affirmation au goût du jour. On la répète comme on l’a en-
tendue, sans penser qu’elle ne tient pas debout, dans l’intention expresse
de manifester sa conscience de la relativité des valeurs et des connais-
sances. Pendant si longtemps, l’humanité a fonctionné avec des dogmes, à
coups de certitudes inébranlables et d’affirmations péremptoires, qu’il est
bien tentant d’adopter à présent la position à l’extrême opposé !
Mais regardons d’un peu plus près la déclaration incriminée. Elle est
sans appel ; elle est proclamée sans l’ombre d’un doute ; elle écarte toute
trace d’incertitude. Elle est elle-même certitude.
Un léger bémol aurait suffi à la rendre plus présentable : « Peut-être n’y
a-t-il aucune certitude. » En d’autres mots, l’existence de certitudes serait
incertaine. Pourtant, en y regardant de plus près, ce doute, à travers son
apparente modération, exprime la connaissance de ce doute. « Nous avons
la certitude qu’il se pourrait bien qu’aucune certitude n’existe » contient
sa propre annihilation.
Basons notre raisonnement sur la propriété du concept d’existence
qui répond à une alternative : soit une chose existe, soit elle n’existe pas.
En rejetant, envers et contre tous, la proposition qui voudrait qu’il n’exis-
te pas de certitudes – car elle est inconsistante – nous sommes tout natu-
rellement conduits à admettre qu’il en existe bel et bien.
Il est utile de garder à l’esprit que la négation de « il n’existe aucun… »
est « il existe quelques… ». Ne serait-ce pas cette faute, justement, qui aurait
induit ladite proclamation ? Car si l’on croit que « il n’existe que des certi-
tudes » a pour négation « il n’existe aucune certitude », alors on commet une

99
LES PIÈGES DU LANGAGE

faute grave qui a la vie longue, très longue, puisqu’on la rencontre à tout
bout de champ. Essayez donc, dans un groupe d’intellectuels, de lancer haut
et fort : « IL EXISTE DES CERTITUDES ! » et vous verrez les réactions.

« La connaissance est toujours relative. »


La relativité de la connaissance est une étape importante dans l’histoi-
re de la réflexion. Elle a libéré les penseurs du dogmatisme affiché par
leurs prédécesseurs. Cependant, en découvrant cette affirmation capitale,
et en la proclamant, on communique une connaissance qui n’a rien de re-
latif. Il n’est donc pas vrai que toute connaissance soit relative, n’en dé-
plaise aux relativistes. Utilisons la forme négative : « La connaissance n’est
pas toujours relative. » Mais que voilà une affirmation fade alors que sous
la forme équivalente – aux connotations près – « la connaissance n’est pas
toujours absolue » elle a, au moins, le mérite de s’opposer au dogmatisme.
Remarquons qu’Auguste Comte lui-même s’est fait piéger. Il dit : «[…]
toute recherche des seules lois des phénomènes est éminemment relative
[…], sans que l’exacte réalité puisse être jamais, en aucun genre, parfaite-
ment dévoilée. » Je me demande ce qu’il aurait répondu à un insolent qui
se serait hasardé à lui poser la question de savoir si, en un certain genre,
son affirmation n’exprimait pas une réalité parfaitement dévoilée.
Et que dire à ce lecteur assidu d’Auguste Comte qui, aujourd’hui, écrit :
« Il n’y a jamais connaissance de la vérité, il y a toujours et simplement exi-
gence de véracité » [21] ? Mais que prétend-il exactement, si ce n’est nous
gratifier d’une indubitable vérité ?

« Tout ce que j’ai à dire, c’est que je n’ai rien à dire. »


Cette phrase humoristique, prononcée par Ionesco lors d’une inter-
view (dans Télérama N° 1998), est construite suivant une structure iden-
tique aux précédentes, c’est donc pour les mêmes raisons que son conte-
nu est contradictoire, mais elle est plus sympathique. Dépouillée de sa
contradiction, elle devient : « Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que je n’ai
rien de plus à vous dire », mais alors, elle a perdu tout son sel.

« Je suis le seul à peindre comme tout le monde. »


Dans le même périodique (N° 2163), se trouve un texte d’Alexandre
Vialatte datant de 1954 où l’on peut lire cette malicieuse contradiction de

100
LES POINTS SUR LES I

Jean Dubuffet. Vialatte avait-il peur que le lecteur ne s’égare ? Toujours est-
il qu’il justifie la petite phrase en expliquant qu’elle signifie que Dubuffet
ne peint comme personne. Non seulement cette mise au point trahit le
message contenu dans cette perle, mais elle la ruine.

« Il ne faut jamais dire jamais. »


Alors que la contradiction est flagrante, elle ne se situe pas au niveau
de la formulation mais du contenu. «Faites ce que je dis, mais pas ce que je
fais » est logiquement consistant si l’orateur n’est pas sur un pied d’égalité
avec ses interlocuteurs. « Il faut… » et « il ne faut pas… » ne concernent que
des règles de conduite qui n’ont rien à voir avec celles de la logique.
Alors, pensez-vous que j’aie le droit de dire : « Il ne faut pas prendre les
articles pour des pronoms ; j’en connais des qui ne s’en privent pas ! » – Je
fais donc partie de ceux qui se permettent de faire ce qu’ils interdisent
aux autres. Certes, d’un point de vue éthique, c’est à éviter, mais d’un
point de vue logique, c’est permis. Quant à l’élégance, par contre…
Mais peut-être auriez-vous préféré : « Une règle de rhétorique interdit
l’usage d’une préposition en fin de phrase : on est bien obligé de faire
avec. »

« Surtout, ne suivez aucune directive ! »


Telle est la directive que je vous enjoins de suivre. Mais vous voilà bien
embarrassés car, si vous la suivez, alors vous ne devez pas la suivre. Il est
donc tout à fait impossible de la suivre. Que faire alors ? En rejetant ma di-
rective, vous décidez de faire le contraire de ce que je vous dis. Or le
contraire de ne suivre aucune directive n’est pas, comme on le croit trop
souvent, les suivre toutes, ce qui vous conduirait dans une impasse, mais
suivre quelques directives seulement. La seule chose que vous puissiez
faire, c’est de rejeter ma directive et donc d’en suivre quelques-unes, mais
certainement pas celle-là.

« Les jugements de valeur, pour moi, ne sont pas valables. »


Il s’agit d’une condamnation, donc bien d’un jugement. Or dire d’une
chose qu’elle n’est pas valable est identique à dire qu’elle est sans valeur.
Celui qui a prononcé cette phrase a bel et bien prononcé un jugement de
valeur, bien qu’il prétende ne jamais en faire. Il a donc menti. Ce verdict

101
LES PIÈGES DU LANGAGE

sans appel se condamne lui-même puisque, selon son contenu, il n’est pas
valable. En conséquence, il n’est pas valable de condamner systémati-
quement tous les jugements de valeur.
Examinons la légitimité de cette conclusion.
En condamnant la condamnation de tous les jugements de valeur, je
ne condamne pas pour autant la condamnation de certains jugements
de valeur. Il y a donc quelques jugements de valeur qui peuvent être va-
lables, cette dernière condamnation faisant précisément partie de ceux-là.
Remarquons que sa légitimité s’établit par un test de non-contradiction.
Si notre imprudent locuteur avait simplement dit : « J’évite autant que
possible les jugements de valeur », il aurait prononcé une règle de conduite
qui, non seulement aurait été consistante, mais hautement recommandable.

« Jusqu’où peut-on aller trop loin ? »


Cette célèbre phrase n’est pas sans malice. Si l’on dit que l’on va trop
loin, c’est précisément parce que les bornes de la convenance ont été dé-
passées, limite subjective s’il en est, mais qui est fixée par celui qui parle.
Il estime donc qu’on ne doit pas aller jusque-là, mais il se pose tout de mê-
me la question. La contradiction réside dans le fait que, à la fois, il affirme
et il doute. C’est très subtil.
Malheureusement cette phrase a fait souche et elle est répétée sans la
moindre finesse par ceux-là mêmes qui se complaisent dans d’autres ri-
tournelles comme « trop c’est trop », «qui ne peut ne peut » ou « dans la vie,
on ne peut pas faire tout ce qu’on veut ! »

« Ce que je vais vous dire est vrai :


le début de cette phrase est un gros mensonge. »
Il est bien évident que personne n’a jamais émis une telle déclaration.
C’est à titre purement ludique qu’elle est venue se glisser sur cette page.

« Le langage n’exprime que le langage. »


Si l’auteur de cette élégante maxime disait vrai, le langage ne saurait
exprimer des idées, car langage et idées sont deux choses distinctes. (Si le
lecteur en doute, qu’il se demande pourquoi la première est au singulier
et la deuxième au pluriel.) Or seules les idées peuvent être vraies ou
fausses, non le langage. Ce qui, selon lui, est exprimé par sa phrase, ne se-

102
LES POINTS SUR LES I

rait pas du domaine des idées, donc ne saurait être ni vrai, ni faux. En résu-
mé, s’il disait vrai, il ne saurait dire vrai… Autrement dit : s’il disait vrai, sa
phrase n’exprimerait aucune idée, mais quelque chose d’une autre nature
qui alors n’aurait pas la possibilité d’être vrai ou faux.
Le langage est une construction qui peut trahir les idées, comme nous
l’avons vu tout au long de ces citations. Il est fréquent qu’une idée mal for-
mulée soit prise pour une autre. Là réside l’épineux problème de la commu-
nication. Tout comme le langage, les idées peuvent être bonnes ou mau-
vaises, mais pour de tout autres raisons puisque la formulation d’une bonne
idée peut être mauvaise et la formulation d’une mauvaise idée peut être
bonne. Le langage n’est donc pas à confondre avec les idées qu’il véhicule.

« Ma mère nous a toujours dit :“Pas de principes !” »


Voilà une mère raisonnable, en effet, dont les enfants ne courront pas
le risque de s’appuyer sur un système contradictoire. Seulement voilà :
« Pas de principes ! », c’est déjà un principe. Même tout seul, ce principe
est contradictoire. Il est donc impossible de n’avoir délibérément aucun
principe. Cette mère aurait dû recommander à ses enfants de n’avoir
d’autres principes que celui de n’en avoir qu’un seul. Mais ils n’auraient à
coup sûr rien compris tant il est vrai qu’une proposition exprimée de ma-
nière imprécise est souvent plus accessible qu’une proposition rigoureu-
sement formulée.

« La seule règle est qu’il n’y a pas de règle. »


Voilà la seule règle qu’il faut respecter, nous dit Ivar Ekeland [22] si l’on
veut construire une suite aléatoire de nombres, c’est-à-dire telle qu’il soit
rigoureusement impossible de déduire un nombre à partir des précé-
dents. Demandons-nous alors quel est le nombre de règles à appliquer :
une ou zéro ? Le contexte donne la réponse : il y en a une, celle de bien se
garder d’en introduire une autre que celle-là. Ce n’est pas l’absence de
toute règle, alors pourquoi faudrait-il s’étonner qu’un ordre global puisse
émerger ? Ekeland a probablement oublié qu’il s’est astreint à une règle
puisque, plus loin, il s’exclame : « Quelle n’est pas notre surprise de voir
alors surgir une autre rationalité. »
Rencontre-t-on beaucoup de concepts qui, comme celui de règle ou de
loi, jouissent de l’étrange propriété de ne pouvoir être absents des
constructions de l’esprit ? Car il faut admettre que l’absence volontaire de

103
LES PIÈGES DU LANGAGE

loi est déjà une loi. Passer de l’ordre au désordre, c’est effacer l’ordre pré-
cédent pour le remplacer par un nouvel ordre dont on n’a pas connais-
sance. Les séquences compliquées de manipulations auxquelles se livrent
les joueurs avant de distribuer les cartes ou avant de lancer les dés ne
sont pas d’inutiles précautions. Chaque arrangement d’un paquet de
cartes constitue un ordre particulier, et ce qui importe, c’est que les cartes
soient à l’envers car le désordre, dans ce cas, c’est un ordre particulier
que chacun doit ignorer.
Un monde sans lois ne saurait donc avoir été construit. En quelque sor-
te, ce n’est pas la présence de lois qui pose problème, mais leur totale ab-
sence. La question si troublante de l’origine des lois de la nature repose sur
un arrière plan culturel qui voudrait que, en l’absence d’une volonté supé-
rieure organisatrice, le seul état possible soit l’absence de lois. Pourtant, on
ne leur échappe pas puisque « pas de loi » en est déjà une. Il n’y a donc pas
lieu de se représenter un univers primordial qui serait dépourvu de lois.
Ainsi devrait-on éviter de dire « aucune loi » ou « aucune règle » pour ex-
primer l’imprévisible ou, si l’on préfère, l’inconnaissable. On parle souvent
du hasard, comme si c’était un état en soi. Par exemple, on dit que les déci-
males du nombre p (3,14159…) sont distribuées au hasard. En fait, tout ce
que l’on peut prétendre, c’est que, aussi loin que l’on ait poussé les investi-
gations, aucune régularité n’est jamais apparue parmi ces chiffres. Les
seules règles que l’on connaisse sont généralement celles que l’on a éta-
blies, mais leur totale absence ne peut être démontrée, il faut donc se
contenter de la constater. Le hasard pourrait être remplacé par l’inconnais-
sable afin que l’on sache immédiatement que ce concept n’a guère de signi-
fication en dehors de la relation entre l’observateur et le réel.

« Le temps absolu, vrai et mathématique, qui est sans relation avec quoi
que ce soit d’extérieur, en lui-même et par sa nature coule uniformément. »
Newton a eu le grand mérite de poser toutes les bases de sa méca-
nique dans les Principia mathematica [23].
Quand on parle d’écoulement, que ce soit au sujet du trafic routier, de
l’eau d’une rivière ou de charges électriques, c’est toujours par rapport à
une unité de temps. Des expressions courantes telles que « Le temps file à
toute allure » ou « Comme le temps passe vite ! » sont porteuses du
concept de vitesse du temps. Or la vitesse est toujours définie comme une
variation par rapport à la durée. Le temps absolu, suivant l’approche onto-
logique de Newton, coule uniformément. En d’autres termes, sa vitesse est

104
LES POINTS SUR LES I

constante. Mais sa vitesse par rapport à quoi ? Par rapport à lui-même ?


Certes non ! Un autre temps tacite s’est infiltré dans la définition à titre de
référant, rendant relatif ce temps que Newton prétend absolu.
Il poursuit en introduisant un temps empirique qui subit des variations
par rapport à ce temps idéal : « Le temps relatif, apparent et vulgaire, est
toute mesure sensible et externe – qui est précise ou non – de la durée et
dont on se sert couramment à la place du temps vrai. Tels sont l’heure, le
jour, le mois, l’année. » Cette deuxième définition, qui concerne la mesure,
garde toute sa modernité, contrairement à la première. Aujourd’hui plus
personne ne s’amuse à vouloir définir le temps, tout au plus essaye-t-on de
le cerner en tant que substrat.

« Avant le Big Bang, le temps n’existait pas. »


C’est Albert Jacquard [24] qui, parmi de nombreux autres, nous explique
que le temps, comme l’espace, a eu un commencement. Mais quand on em-
ploie l’adverbe avant, on se situe dans le temps, à une époque antérieure.
« Avant le Big Bang » concerne donc une époque ayant précédé le Big Bang.
Si une époque « avant le Big Bang » était concevable, cela signifierait que le
temps aurait précédé cet événement et il faudrait dire, pour ne pas com-
mettre de contradiction, que le temps existait avant le Big Bang. Mais si ce
dernier est regardé comme le « début » du temps, il ne peut y avoir d’avant
le début du temps. L’énoncé est donc contradictoire.
Dans la théorie cosmologique, on ne peut concevoir la signification de
« avant le Big Bang » pas plus que l’on ne peut imaginer par ailleurs « des
températures inférieures au zéro absolu » (qui se situe aux alentours de
– 273 degrés). Il est très difficile de parler correctement de « ce qui ne
peut se concevoir » car du seul fait de désigner une fiction, une image
mentale lui est attribuée. Eviter d’en parler est le seul moyen de réussir la
performance. Essayons donc de dire ces choses délicates à mots couverts.
Au Big Bang correspond le plus lointain passé. La température la plus
basse, c’est le zéro absolu. On ne peut parler de manière significative que
de ce qui est concevable.

« Dieu a créé le temps. »


On attribue cette trouvaille à Saint Augustin (IIIe siècle). Comme la
pensée, toute action se déroule dans le temps. En conférant un statut de
divinité au temps, Chronos, les Grecs de l’Antiquité étaient plus cohérents

105
LES PIÈGES DU LANGAGE

que nos théologiens qui affirmèrent l’intemporalité de ce Dieu créateur


du temps. L’acte de créer ne peut, en effet, se faire en dehors du temps.
Pour qu’il y ait eu création ex nihilo, il faudrait que rien n’existât avant
ce coup de baguette magique, hormis le temps, bien sûr, puisque l’on se
situe « avant » la naissance de ce que la création a fait apparaître. La créa-
tion ex nihilo ne peut donc se concevoir autrement que dans le temps.
Ainsi le commencement du temps ne saurait, sans grave entorse à la lo-
gique, être une création (voir ch. 8). Déclarer que Dieu existait avant le
temps est autocontradictoire.
Cette habitude d’affirmer que tout a besoin d’avoir un commence-
ment, sauf bien sûr, le Créateur, est une idée anthropomorphique. Tous les
objets manufacturés autour desquels nos vies s’organisent ne sont pas is-
sus de rien. Pensons au silex à l’état brut qui a précédé le biface. La ques-
tion de savoir qui a créé la matière première revient à l’assimiler à un ob-
jet élaboré ; il est alors nécessaire d’imaginer un surhomme qui aurait
précédé le tailleur d’outils en « fabriquant » les substances d’origine.
En somme, nous raisonnons comme si le seul état primordial possible
était le néant. Ce dogme qui nous est coutumier, n’est pas sans ressemblan-
ce avec celui d’une vitesse initiale qui serait nécessairement nulle. Autrefois
on était convaincu que l’état naturel d’un corps était le repos, ce qui obli-
geait de supposer que pour maintenir un bolide à une vitesse non nulle, il
fallait le soumettre tout le long de sa trajectoire à une action artificielle. On
inventait des causes capables de maintenir la vitesse d’une flèche pendant
son parcours. (Est-ce là l’origine des petits amours ailés ?) Toujours est-il
que, si l’on croit que lorsqu’une flèche n’est soumise à aucune action parti-
culière, sa vitesse doit être nulle, alors la logique la plus élémentaire impose
en effet qu’elle soit accompagnée pendant sa course par un « esprit » pro-
pulseur. Depuis Galilée, plus personne ne pense ainsi. Chacun sait qu’une
fusée qui a été lancée conserve la vitesse acquise lorsque son réacteur a
épuisé le combustible, pour autant qu’elle soit en dehors de tout champ de
gravitation. C’est un des rares acquis récents qui ait pénétré la culture po-
pulaire, grâce surtout à l’expérience quotidienne de la vitesse.
Cette croyance en une vitesse « naturelle » qui serait nulle entraîne la
nécessité d’une action mystérieuse capable d’entretenir les vitesses non
nulles que l’on observe. Croire que l’état « naturel » du réel est le néant
constitue une erreur similaire. En effet, le néant est caractérisé par l’ab-
sence de tout contenu matériel, exactement comme l’immobilité est ca-
ractérisée par l’absence de tout mouvement. Nous savons tous que la
Terre n’a pas besoin d’un moteur pour tourner autour du Soleil.

106
LES POINTS SUR LES I

Parallèlement nous devrions admettre qu’il n’y a nulle nécessité à imagi-


ner que tout ce qui existe soit sorti du néant. Pour ce qui est du temps, il
me semble avoir bien établi que sa création est ce que les Anglo-Saxons
appellent un « non concept » car logiquement contradictoire (à l’encontre
des esprits propulseurs qui sont la conséquence raisonnable d’un préjugé
qui, lui, ne l’est pas).
Certains scientifiques se sont servis de la théorie du Big Bang pour fai-
re l’apologie du mythe de la création, ce qui montre combien les
croyances profondément ancrées peuvent nuire au raisonnement. Avant
que l’on en vienne à adopter cette théorie, on croyait à la possibilité de
remonter indéfiniment dans le passé. Mais dire que « le temps a toujours
existé » est un pléonasme car, que signifie l’adverbe toujours si ce n’est de
tout temps ? Sous une forme équivalente – en substituant de tout temps à
toujours – la déclaration devient : « le temps a existé de tout temps ». Aussi
loin que l’on puisse remonter dans le temps, on trouvera le temps.
Evidemment !… Cette proclamation redondante ne nous apprend rien sur
sa finitude. En revanche, dire que « le temps n’a pas toujours existé » est
contradictoire sans qu’il y paraisse. Mais formulée en d’autres termes, la
contradiction devient patente : « le temps n’a pas existé de tout temps ». «Il
fut un temps où le temps n’était pas » est une sentence qui sonne aussi
bien à l’oreille qu’elle écorche la raison.
Les paroles étant les représentants des pensées et les pensées se dé-
roulant dans le temps, il est impossible de parler « du temps où le temps
n’existait pas ». Nos esprits pensants sont totalement prisonniers du
temps. Qu’il y ait une limite (dans le passé ou dans le futur), ne rend pas
cette limite plus accessible pour autant, indépendamment de sa proximité
ou de son éloignement. Pour proposer une métaphore, tout se passe com-
me si, plus on s’approchait de cette limite, plus il fallait faire de pas.
Pourquoi ne pas se représenter un mur de la pensée ? Nous savons que la
lumière ne peut pas dépasser 300 000 km/s, il nous reste à accepter que
notre imagination doit remonter au plus jusqu’à 15 milliards d’années (ce
nombre n’étant pas établi avec une totale certitude).
Il n’y a aucune raison de trouver cette impossibilité plus troublante
que de devoir remonter jusqu’à l’infini si l’on voulait sortir du temps, se-
lon l’idée coutumière. Comme il y a interdiction de pouvoir atteindre l’in-
fini, la notion d’avant le début était ainsi mise sous le boisseau. Qu’il
s’agisse du temps, de la pensée, du Dieu créateur, la régression à l’infini
ressemble plus à une entourloupette d’intellectuels qu’à une explication.
Fini ou infini, peu importe : dans les deux cas le temps est éternel.

107
LES PIÈGES DU LANGAGE

Alors reconnaissons que, même si elle montre des faiblesses qui ne


permettent pas d’augurer à coup sûr de son avenir, la théorie du Big Bang
aura au moins eu le mérite, sur un plan purement philosophique, de… re-
mettre les pendules à l’heure. Un monde statique aurait pu à la rigueur
s’accommoder d’un passé infini mais, dans un monde en évolution, cette
option est insoutenable.
En effet, toute structure nouvelle est issue de la précédente, dans une
succession qui ne peut avoir duré indéfiniment, sinon nous ne serions pas
encore parvenus au jour d’aujourd’hui. Pour que soit enfin renversée
l’idée indigeste d’un passé infini – à laquelle pourtant tout le monde a ad-
héré – il a fallu l’incroyable sophistication de la théorie de la relativité gé-
nérale et ses mathématiques compliquées, la réalisation de télescopes ca-
pables de transmettre des images de galaxies lointaines, la corrélation
astucieuse entre l’allongement de longueur d’onde de leur lumière et leur
vitesse de récession. J’ose croire que, sans cette immense somme de tra-
vail et de génie, l’idée de la finitude du passé aurait quand même fini par
s’imposer. Peut-être aurait-il fallu attendre encore longtemps car les
vieilles habitudes de pensée, si impropres soient-elles, sont tenaces et cha-
cun s’y cramponne fermement.
Non seulement le passé ne peut être infini, mais le temps ne peut avoir
été créé. Il faudra se faire à cette idée et se mettre dans la tête que, en de-
hors du temps, il n’y a ni pensée, ni absence de pensée, ni néant, ni absen-
ce de néant. Car…

« Il n’y a rien à dire sur ce qui est inconcevable. »


Trop tard, c’est dit !

108
III

ORIGINE DE
LA LOGIQUE
CHAPITRE 6

LES BASES DU RAISONNEMENT

Classes d’équivalence

Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place ! Voilà ce que
l’on dit pour marquer l’intention de faire de l’ordre. De quoi s’agit-il ?
Imaginons que nous soyons dans une boutique de vêtements et qu’un
nouvel arrivage doive être rangé. On distinguera d’abord trois catégories
destinées au rayon des hommes, au rayon des femmes et au rayon des en-
fants, puis dans chaque rayon, on prendra tous les pantalons sans se sou-
cier des différences qu’ils peuvent comporter, toutes les chemises (en les
considérant dans un premier temps comme équivalentes), puis les tricots
et ainsi de suite pour tous les articles jusqu’au dernier… Si banal soit-il, ce
comportement nécessite un minimum de connaissances préalables, celle
de l’équivalence qui peut exister entre deux vêtements, car celui qui ne
verrait pas ce qui est commun entre une chemise à manches longues et
une chemise à manches courtes serait incapable d’effectuer l’opération.
Une fois le travail terminé, tous les articles sont classés, certains d’entre
eux se trouvant peut-être seuls dans leur classe. Pour ne pas confondre un
article solitaire avec sa classe d’appartenance, on appelle celle-ci « single-
ton », mot familier aux joueurs de cartes, alors qu’un ensemble qui ne
contiendrait que deux éléments serait une paire. Au-delà de deux élé-
ments, disons n, on n’a pas cru utile d’attribuer de nom plus particulier
que ensemble, ou classe, contenant n éléments.
Il faut bien noter que, chaque fois que l’on constitue un ensemble,
c’est à l’aide d’une relation d’équivalence puisque, pour savoir si un élé-

111
ORIGINE DE LA LOGIQUE

ment appartient ou non à un ensemble, il faut s’appliquer à ne considé-


rer rien d’autre que le caractère commun grâce auquel la sélection est
opérée.
Rien ne nous empêche, si l’envie nous en prend, de choisir, au sein
d’un ensemble de référence, plusieurs éléments disparates. De prime
abord, on pourrait croire qu’il n’y a aucune relation d’équivalence entre
eux, et pourtant une fois la collection constituée, chaque élément jouit de
la propriété commune à tous, d’appartenir à la même collection. Par
exemple, « un chou, une chèvre, un loup », une fois rassemblés en une enti-
té, bénéficient de la même appartenance, si artificielle soit-elle. Tout ras-
semblement constitue donc une classe d’équivalence, comme le nouvel
arrivage de la boutique de mode qui, bien que contenant toutes sortes de
vêtements aux destinées diverses, était l’ensemble des articles devant être
distribués à la même adresse. Ceci dit, le lecteur aura reconnu la même
notion à travers plusieurs mots : ensemble, classe, auxquels nous pouvons
d’ores et déjà adjoindre quelques autres comme partie ou totalité. En zoo-
logie et en botanique, le terme taxon est utilisé.
Si la moindre ambiguïté affecte la légitimité du classement d’un élé-
ment, alors il faut s’appliquer à trouver d’autres mots car il ne s’agit plus
d’ensembles. A titre d’exemple, les lettres contenues dans le mot janvier
déterminent un ensemble de 7 éléments, alors que les 8 lettres compo-
sant le mot novembre ne constituent pas un ensemble, puisqu’un même
élément, e, devrait y figurer plusieurs fois. Quant à la série de lettres néces-
saires pour écrire août, elle est équivoque à cause de l’accent circonflexe
qui n’est pas une lettre, pas plus que le û.
Au chapitre suivant, nous verrons que la notion d’ensemble entraîne
quelques contraintes à ne pas négliger sous peine de commettre le grave
délit de contradiction. Un moyen illusoire de contourner la difficulté se-
rait de ne jamais utiliser le mot ensemble, mais de le remplacer par n’im-
porte quel autre mot, tel que groupement, collection, catégorie ou même
tas, comme cela se rencontre dans la littérature (mais il est hautement re-
commandé d’éviter le mot groupe car ce terme recouvre en mathéma-
tiques une signification très particulière).Tout comme l’habit ne fait pas le
moine, le mot ne fait pas le concept et, si la collection contient des élé-
ments distincts tels que l’on puisse dire pour chacun d’eux si, oui ou non,
il lui appartient, alors, quand bien même on s’en défendrait, elle constitue
bel et bien un ensemble.
Dès qu’il est question de disposer les éléments d’une classe dans un
certain ordre plutôt que de les considérer en vrac, ce qui est obtenu de-

112
LES BASES DU RAISONNEMENT

vient plus qu’une simple classe. Par exemple, une paire de chaussures
peut être jetée sens dessus dessous au fond d’un tiroir et constituer un en-
semble de deux éléments ; mais dès qu’elles sont aux pieds, leur ordre
n’est plus indifférent. Ce n’est donc pas d’une paire de chaussures que
l’on devrait parler mais d’un couple. Par contre les chaussettes, étant inter-
changeables, constituent une paire même quand elles sont chaussées.
Une fois de plus, le langage peut facilement nous induire en erreur car
le verbe classer n’est pas exclusivement réservé à l’action de disposer des
éléments en classes. En effet, il est usuel de dire que l’on « classe » des do-
cuments dans un certain ordre quand on les désigne par le premier, le se-
cond, etc. comme lors d’une disposition par ordre alphabétique. La rela-
tion requise, au sein d’un même ensemble, est alors une relation d’ordre
et il serait prudent de s’efforcer d’employer le verbe ordonner pour évi-
ter toute confusion. Pire : faire de l’ordre consiste généralement à répartir
les éléments en classes et non à les ordonner.

Un sophisme sur mesure


L’interchangeabilité des éléments d’une même classe – adoptons la pai-
re de chaussettes comme modèle – est une notion si essentielle que son
ignorance peut conduire à des aberrations.
Lors d’un plébiscite, les bulletins sont classés en deux parties. Peu im-
porte qui a voté « oui » et qui a voté « non », seul compte le nombre des élé-
ments de chaque catégorie. Les gens qui ont voté de la même manière sont
interchangeables relativement au résultat du vote. Lorsque le peuple danois
a repoussé l’accord de Maastricht, ce fut avec une faible majorité de quaran-
te-huit mille voix. Mais cet excédent de 48 000 « non » sur le nombre de
« oui » ne constitue pas un ensemble, car on ne peut savoir qui sont ces
48 000 votants. Ils sont indiscernables, non pas entre eux, mais parmi l’en-
semble de tous ceux qui ont voté « non ». Même si les votes n’étaient pas
anonymes, on ne pourrait savoir à qui attribuer cet excédent de « non ». Il
est donc impossible de regrouper les voix excédentaires. Or, sous l’effet de
sa déception, le premier ministre français Pierre Bérégovoy avait accusé
48 000 Danois d’avoir pris le risque de faire échouer l’Europe… et il ne fut
pas le seul homme politique à faire ce reproche aux quelques électeurs ap-
partenant à cette classe fantôme. De là à dire qu’en démocratie ce sont les
minorités qui décident, il n’y a qu’un pas ! Nous sommes devant un superbe
sophisme que pourrait exploiter un orateur se proposant de « démontrer »
que le suffrage universel donne le pouvoir aux minorités.

113
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Les relations d’équivalence sont les seules qui permettent d’entasser


en vrac et sans se préoccuper d’aucune distinction, tous les éléments qui
remplissent une même condition. Dire que, sous certains rapports, tous
les hommes sont égaux, c’est exprimer une relation d’équivalence. La
trouvaille d’Orwell : « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont
plus que d’autres » est beaucoup plus profonde qu’on ne le croit. La
deuxième partie de la phrase, qui conviendrait à une relation d’ordre, dé-
nature complètement la signification de la première.
Ainsi donc, en faisant de l’ordre dans la boutique, nous recourons à
des équivalences et non à des relations d’ordre.

Superpositions de partitions
Un premier classement a été effectué à l’aide de la relation d’équiva-
lence « être destiné au même rayon » ; une seconde relation d’équivalence,
« avoir le même usage », a permis, au sein de chacun de ces trois rayons,
une nouvelle partition en classes qui s’emboîtent dans les précédentes.
Supposons que nous ayons choisi d’autres critères indépendants de ces
derniers, par exemple « être composé des mêmes fibres », «correspondre à
la même taille », «être de même style » pour opérer une classification : les
nouvelles partitions, indifférentes aux anciennes, les chevaucheraient de
manière anarchique. C’est ainsi que se superposent les classifications
quand les critères qui les déterminent sont indépendants les uns des
autres. Voilà une constatation d’autant plus intéressante qu’elle est oubliée
de tous, à l’exception sans doute des mathématiciens et probablement
des biologistes.
Mais pourquoi donc les biologistes devraient-ils avoir une conscience
accrue de cette absence de structures particulières quand on effectue, au
sein d’un ensemble, différentes partitions en classes d’équivalences ?
La taxonomie, science de la classification au sein des espèces vivantes,
recherche des homologies entre des représentants de différentes espèces.
On pourrait s’amuser à classer les espèces suivant des critères non signifi-
catifs, tels que « avoir la même couleur », «être de même poids », «vivre dans
le même milieu », «courir à la même vitesse », etc., puis rechercher de nou-
veaux critères dans l’espoir d’obtenir un emboîtement hiérarchique de
classes d’équivalence. Il y aurait toujours lieu de se demander ce qui serait
advenu si d’autres critères avaient été proposés. Manifestement, la classifi-
cation obtenue varierait en fonction du choix de ces critères, et donc dé-
pendrait en fin de compte du biologiste, exactement comme la répartition

114
LES BASES DU RAISONNEMENT

des ustensiles rangés dans les meubles d’une cuisine dépend des préfé-
rences de la maîtresse de maison.
Une manière d’opérer consiste à ne jamais classer les espèces au vu
d’un seul critère, mais toujours à l’aide du plus grand nombre.
Ce qui est remarquable, c’est que cela soit possible. Lorsque deux cri-
tères différents conduisent au même ensemble, du point de vue de la clas-
sification, ces critères sont équivalents. Par exemple, « être recouvert d’un
pelage » et « allaiter ses petits » sont deux critères qui déterminent l’en-
semble des mammifères. Parallèlement, « être couvert de plumes », «avoir
deux pattes à l’arrière, deux ailes à l’avant » ou « avoir pour orifice buccal
un bec répondant à certaines caractéristiques bien précises » sont des pro-
priétés spécifiques à l’ensemble des oiseaux. La présence de plusieurs cri-
tères conduisant à un même regroupement ne peut être attribuée à la fan-
taisie des taxonomistes, non plus que la possibilité de trouver des
équivalences entre les ensembles obtenus, mais elle revient de droit à la
nature et n’est plus, comme on l’a trop dit, « le groupement logique le plus
simple ». Dans un cours qu’il donnait au Collège de France, en 1942, Jean
Piaget qualifiait de cette façon l’emboîtement des classes obtenues par les
biologistes.

Arbre phylogénétique
Il est vraiment regrettable que les premières partitions en classes
d’équivalence que l’on rencontre à l’école, soient justement les plus ex-
ceptionnelles. Cela fait perdre la signification sous-jacente de cette
construction. Les propriétés caractéristiques qui permettent de rassem-
bler plusieurs espèces en un genre, plusieurs genres en une famille, plu-
sieurs familles en un ordre, plusieurs ordres en une classe, plusieurs
classes en un embranchement (ou phylum), déterminent des structures
qui peuvent être comparées à des arbres. En effet, en sectionnant les brin-
dilles d’un arbre, on obtient des quantités de petits cercles que l’on peut
rassembler dans des cercles plus grands représentant les sections effec-
tuées dans les petites branches porteuses de ces brindilles ; puis, en sec-
tionnant ces petites branches, on obtient des cercles que l’on peut ras-
sembler à leur tour dans des cercles plus grands représentant les sections
des plus grosses branches. En procédant ainsi de suite, on arrivera jus-
qu’au tronc commun qui est un grand cercle contenant tous les autres.
Ces structures se retrouvent à l’identique dans certains feux d’artifice.
Pour les réaliser, les artificiers emboîtent des paquets de fusées les uns

115
ORIGINE DE LA LOGIQUE

dans les autres. La mise à feu de la fusée mère projette dans le ciel
d’autres réservoirs de fusées qui libéreront à leur tour, quand elles seront
allumées, d’autres fusées. Le spectacle se déroule en partant du tronc
commun pour s’épanouir dans la multiplicité.
La similarité de ces structures n’est pas fortuite car celle d’un arbre est
révélatrice de la manière dont il s’est développé. C’est bien parce que les
futures grosses branches ont poussé sur ce qui deviendra le tronc, les pe-
tites branches sur ce qui deviendra les grosses branches, les brindilles sur
les petites branches, qu’un arbre acquiert sa forme. Les arbres n’ont du
reste pas tous la même structure. Le cocotier, par exemple, pousse par le
milieu et ses feuilles se développent suivant une spirale, ce qui lui donne
cette silhouette commune à beaucoup de palmiers, qui est bien différente
de celle d’un chêne, par exemple.
L’organisation en structures arborescentes des espèces vivantes ne lais-
se aucun doute sur la nature de l’évolution. En regardant la forme d’un
chou-fleur, on sait comment il a poussé. L’observation de la structure des
poumons est en soi une leçon de morphogenèse. Les ramifications d’un
chêne ou d’un chou-fleur, tout comme celles des bronches ou d’un feu
d’artifice, ont ceci en commun que si l’on en détache un morceau, il est
approximativement une miniature du tout (de telles structures sont dites
fractales). Nous obtenons ainsi l’assurance que les tiges ont préexisté aux
tiges plus fines qu’elles ont engendrées.
Un bassin hydrographique ressemble aussi à un arbre. Est-ce à dire
qu’il s’est creusé en sens contraire de l’écoulement des eaux ? Le dicton
« les petits ruisseaux font les grandes rivières » laisserait à penser que le
système se creuse d’amont en aval, ce qui est vrai à l’intérieur d’un cours
d’eau, une fois que son chemin est tracé. Cependant une plaine fluviale
est certainement plus ancienne que le bassin de ses affluents, ces derniers
sont plus anciens que les vallées creusées par les torrents qui les alimen-
tent et le tracé des eaux d’infiltration est le plus récent. Lors d’éventuels
bouleversements géologiques, une vaste plaine est plus stable qu’une val-
lée resserrée, une vallée est plus stable qu’un étroit vallon, un vallon est
plus stable qu’un lit de ruisseau. Ainsi la dynamique d’un réseau hydrogra-
phique se fait bel et bien à partir du tronc commun, en rayonnant vers la
périphérie.
Il faut donc se garder de confondre le cours d’eau et l’eau qui coule
dans son lit. Cette confusion est courante, c’est celle que commettent
certains mystiques quand ils prélèvent dans un flacon un peu d’eau du
Jourdain ou du Gange. Une fois prélevée, elle est devenue aussi imperson-

116
LES BASES DU RAISONNEMENT

nelle que l’eau du robinet, car ce n’est pas pour sa teneur en sels miné-
raux qu’elle est l’objet de tant d’attentions, mais pour quelque vertu ma-
gique et sentimentale attribuée au lit dont elle provient.
Les « créationistes », qui nient l’évolution des espèces, s’imaginent sans
doute que l’on peut faire facilement des partitions hiérarchiques en
classes d’équivalence avec n’importe quoi. Ou alors il faudrait que le
Créateur se soit ingénié à savamment tromper son homme pour lui faire
croire que les espèces existantes dérivent d’autres espèces qui n’auraient
jamais vu le jour.
L’isolement géographique est propice à l’apparition de nouvelles es-
pèces. Dans les îles, dans les lacs ou dans les grottes, ce phénomène de
spéciation s’observe fréquemment. Si, au fil du temps, les espèces
n’étaient pas apparues par une succession de différenciations assorties
d’isolements [25], la taxonomie ne pourrait avoir l’aspect qu’elle a. Il est
malheureusement nécessaire d’insister sur la nature de l’évolution que
trop de gens prennent pour l’effet d’une force sous-jacente qui pousserait
les espèces à se transformer en vue d’un progrès. Evolution n’est pas pro-
grès, même si nous, animaux pensants et doutants, en sommes issus. Cette
idée hante notre culture qui, partant d’une interprétation erronée de
l’arbre phylogénétique, voit du « perfectionnement » là où il n’y a que di-
versification.

L’explication téléologique ne s’impose pas


Sans doute pourrait-on parvenir à une classification en arbre avec des
ensembles d’instruments de musique étant donné qu’ils ont été modifiés
par la volonté de l’homme en vue d’obtenir des améliorations – par
exemple, la viole de gambe est l’ancêtre du violoncelle, le luth est l’an-
cêtre de la guitare. Pour obtenir une généalogie, il faudrait suivre l’ordre
d’apparition des nouveaux instruments à partir de leurs prédécesseurs, en
se gardant de mélanger les cultures, quelles que soient les ressemblances
qu’elles peuvent présenter à cet égard. Bien qu’il y ait un éloignement in-
dubitable entre la musique chinoise et la nôtre, le parallélisme entre les fa-
milles d’instruments inventés par ces deux cultures est tout à fait saisis-
sant. Peut-être y a-t-il un tronc commun.
La volonté de perfectionnement peut donc conduire à une classifica-
tion hiérarchique en forme d’arbre, mais cela n’est pas réciproque. Une
structure en arbre ne révèle en soi aucune intention préalable, mais seule-
ment une dynamique particulière.

117
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Stephen Jay-Gould s’insurge contre l’interprétation erronée trop sou-


vent apportée à l’évolution des espèces [26]. Il dénonce, non sans irrita-
tion, ces représentations des hommes marchant à la queue leu leu, de
gauche à droite (c’est le sens que l’usage a donné à l’axe du temps dans
les graphiques), du plus petit qui est le plus simiesque au plus grand qui
nous ressemble le plus. Non sans ironie, il appelle cela « la marche au pro-
grès » car il refuse que les transformations de l’Homme au cours des âges
soient le résultat d’une amélioration de fait, mais il affirme qu’elles repré-
sentent une évolution vers une meilleure adaptation au milieu, ce qui
n’est pas la même chose.
Nombre de biologistes s’élèvent contre l’idée sous-jacente de progrès
qui hante les esprits, car elle dénote une position téléologique. On entend
parler de la nature comme d’un apprenti qui, à force de corriger ses er-
reurs, finit par atteindre la perfection. La finalité de l’évolution n’est
qu’une apparence, comme l’expliquent les néodarwiniens, car si les malfa-
çons disparaissent assez rapidement, ce n’est pas dû à une volonté occulte
de perfectionnement, mais à leur remplacement par le plus apte à la re-
production et à la survie.

L’origine empirique des opérations logiques


Les mathématiciens professionnels s’appliquent à écarter autant que
possible tout contenu intuitif de leur travail quand, dans la phase de ré-
daction, ils doivent en assurer la cohérence. Les axiomes sont choisis de la
manière la plus avantageuse pour les calculs qui en dépendent, ce choix
étant bien souvent modifié en cours de recherche, mais toutefois, dans la
présentation ultime, ils précèdent les théorèmes car ceux-ci doivent s’en
déduire selon un enchaînement irréprochable. Là réside une raison de
l’aridité des traités de mathématiques : un discours qui ne laisse jamais
transparaître l’intention est déroutant pour les débutants auxquels les
buts à poursuivre furent par ailleurs inlassablement indiqués par leurs
éducateurs. Pour autant qu’ils soient informés de cette consigne, les lec-
teurs de ces ouvrages devraient être en mesure de vérifier à tout moment
la validité de l’exposé, cependant que, trop souvent, ils cherchent autre
chose que ce qui s’y trouve, s’exposant ainsi au risque de sombrer rapide-
ment dans un profond découragement.
Malgré ces sages avertissements, ce n’est pas la méthode axiomatique
suivie dans de nombreux traités de logique que nous adopterons, mais un
chemin intuitif, exactement comme nous l’avons fait pour introduire la

118
LES BASES DU RAISONNEMENT

notion d’équivalence. Au lieu de rester confinés dans l’univers des idées


en nous limitant à l’équivalence entre propositions, nous avons considéré
l’équivalence entre deux choses ou entre deux faits. De ce point de vue
plus général, l’équivalence est sans doute une fonction première de l’es-
prit, sans laquelle l’identification des objets serait impossible. Comme elle
permet de relier deux choses, deux faits, deux événements, deux phéno-
mènes, deux idées, deux qualités ou, pourquoi pas, deux sentiments, nous
la considérons comme une relation. Mais en logique propositionnelle, la
boucle se referme d’une manière pleine d’élégance, car l’équivalence
entre deux propositions, étant elle-même une proposition, il est alors per-
mis de faire des équivalences entre équivalences.
Nous avons rencontré l’implication au chapitre 3, et nous en avons
donné des exemples se rapportant tous à des faits, parmi lesquels, celui-
ci : « pour être myope, il faut être voyant ». Deux faits sont reliés par une re-
lation dont la signification la plus profonde n’est autre que l’impossibilité
d’avoir le premier sans que le second ne se produise aussi. En d’autres
mots, tout comme on ne peut pas être myope sans être voyant, il est im-
possible, d’une manière générale, d’avoir le premier et en même temps de
ne pas avoir le second. Ici apparaît la conjonction « et » qui associe deux
choses (comme, par exemple, l’humidité et la sensation de froid). Quand,
au lieu de relier deux choses ou deux faits, la conjonction et se borne à re-
lier deux propositions, elle génère une nouvelle proposition et la logique
la range parmi ses opérations. L’implication subit le même sort, devenant à
son tour une opération logique à laquelle le signe typographique fi est
consacré. En adoptant ce signe dans le cas où nous fixons notre esprit sur
les faits que ces propositions expriment, nous excluons, en principe, que
la relation posée soit fausse. Vue sous cet angle, l’implication posée pour-
rait parfaitement représenter une relation de causalité, car on ne peut
avoir la cause sans avoir l’effet.
L’implication causale est une relation en compagnie de laquelle le petit
enfant se développe. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que sa provenance expé-
rimentale fut proposée par l’empiriste anglais David Hume.
Bien vite au cours de ses activités, l’enfant découvre que ce qui est
pointu pique, ce qui est lumineux brûle, ce qui est rose a bon goût, ce qui
est couvert de fourrure est doux au toucher. Dans son esprit en forma-
tion, ces associations s’inscrivent probablement sous la forme d’un traite-
ment qui associe ces éventualités entre elles (exemple : la forme en pointe
et la sensation de piqûre). Quelles sont les images mentales qui seront mé-
morisées (pour correspondre à une volonté de confort) ? Ce sont d’une

119
ORIGINE DE LA LOGIQUE

part pointu et d’autre part « pas bobo ». Mais l’association qui doit être en-
registrée pour le bien-être, parfois même pour la survie, c’est la négation
de « pointu et pas bobo ». Nous retrouvons, sous une forme différente, mais
parfaitement équivalente, l’implication « pointu fi bobo ». En effet, la rela-
tion « si pointu, alors bobo » est équivalente à non « pointu et pas bobo ».
Tout comme la relation « si fourrure soyeuse alors doux à toucher » est
équivalente à non « fourrure soyeuse et pas doux à toucher ».
Quoique l’écriture « A fi B » soit plus concise que « non (A et non B) »,
la seconde paraît immédiatement saisissable. Faute d’une connaissance
plus approfondie des processus cognitifs – dans quel ordre se font ces ac-
quisitions, lesquelles sont élémentaires, lesquelles sont composites, s’orga-
nisent-elles de la même façon pour tous ? – nous admettrons comme don-
nées premières de la raison à partir desquelles l’implication causale peut
se construire : l’équivalence (=), la négation (non) et la conjonction (et).
Il est impossible d’enchaîner les arguments d’un raisonnement sans
utiliser, de manière tacite, l’implication et il n’est pas un traité de logique
qui ne l’utilise avant même de l’avoir définie. Toutefois l’honneur est sauf,
car l’implication des logiciens est une opération reliant des propositions
tandis que la relation qui permet le passage d’un argument à l’autre au fil
du texte peut être considérée comme une implication causale. L’auteur
d’un traité de logique peut ignorer que l’implication logique trouve son
origine dans la causalité. Il serait judicieux ici de mentionner que la
conjonction (et) ainsi que la disjonction (ou) subissent exactement le mê-
me sort car leur définition en tant qu’opérations succède à leur utilisation
factuelle à laquelle l’auteur a eu recours tacitement. En effet, les tables de
vérité servant à définir les opérations logiques sont telles que les valeurs
figurant sur une même ligne sont reliées par la conjonction factuelle, et
les différentes lignes sont reliées par la disjonction factuelle.

De l’implication à l’inclusion
Les logiciens qui vont chercher les origines de la logique dans le langa-
ge sont bien en peine d’expliquer pourquoi elle se traduit si aisément en
propriétés topologiques.
Ceux qui ont étudié, à l’école, les fameuses « patates » savent que l’on
peut représenter des ensembles d’éléments par des ensembles de points
enfermés dans des enceintes. Ces représentations graphiques s’appellent
« cercles d’Euler », ou « diagrammes de Venn », toutefois le terme quelque
peu surprenant de patates a été adopté afin d’insister sur le fait que la for-

120
LES BASES DU RAISONNEMENT

me est sans importance. (Il fallait bien neutraliser l’élève modèle car, à pei-
ne le mot cercle a-t-il été prononcé, qu’il a déjà son compas à la main.)
Comment la relation d’implication apparaît-elle sur un diagramme
d’Euler-Venn ? Tous les objets répondant à la condition A sont représentés
par les points intérieurs à une clôture et tous les objets répondant à la
condition B sont représentés par les points intérieurs à une autre clôture
qui entoure la première. Si nous appelons ces deux ensembles de points
EA et EB, comme on ne peut avoir simultanément A sans avoir B, aucun
point ne peut être à la fois à l’intérieur de EA et à l’extérieur de EB (fig. 1).
La patate représentant EA est donc à l’intérieur de celle représentant EB.
Nous retrouvons la propriété non (A et non B) qui n’est autre que A fi B.
Pour fixer les idées, partons d’un exemple concret : rien ne peut pro-
duire de fleurs qui ne soit végétal. Si l’ensemble des plantes à fleurs est re-
présenté par un domaine délimité, alors il est entouré par un enclos plus
vaste qui contient tous les végétaux.

EB

EA

Figure 1

Ces deux ensembles, que nous appellerons EA et EB, sont reliés entre
eux par une relation dite d’inclusion. D’une manière générale, l’implica-
tion entre deux propriétés, dont chacune détermine l’appartenance d’élé-
ments à un ensemble, peut être représentée par une relation d’inclusion
entre ces deux ensembles. Revenant à notre premier exemple, l’ensemble
des choses pointues pourrait être représenté par un ensemble de points
qui serait inclus dans l’ensemble des points représentant les choses qui
piquent. Il apparaît clairement que certains points correspondent à des
choses qui piquent sans pour autant être pointues – pensons par exemple
à un tampon de coton imbibé d’alcool que l’on pose sur une plaie !

121
ORIGINE DE LA LOGIQUE

A plusieurs reprises, nous avons cité les relations d’ordre. L’inclusion


en est une. Elle détermine entre les deux ensembles EA et EB une succes-
sion qui ne peut être inversée, ceci étant propre à toute relation non sy-
métrique. L’implication, elle non plus, ne peut souffrir d’inversion sous
peine de nous conduire à de graves confusions, comme par exemple,
celles évoquées au chapitre 3 relativement aux sexes des jumeaux. Dans
les sciences humaines, où les corrélations sont considérées comme pré-
somption de causalité, alors que les premières sont des relations symé-
triques et non la seconde, le risque d’inverser la cause et l’effet est consi-
dérable.
A l’adresse du lecteur assidu, voici un petit alinéa supplémentaire.
Partant de la signification de l’implication A fi B comme étant « l’im-
possibilité d’avoir A sans avoir B », c’est-à-dire non (A et non B), le lecteur
pourra, en commutant les termes, la remplacer par : non (non B et A) et
ensuite par non (non B et non non A). A quoi ces complications nous mè-
nent-elles, se demande-t-il à juste titre ? Tout simplement à : non B fi non
A ! Ce n’est rien d’autre que la forme converse de A fi B que nous avions
déjà mentionnée. Mais maintenant, sa validité est établie.
Comme il est courant d’employer le verbe être pour exprimer une re-
lation d’inclusion (les chrysanthèmes sont des plantes à fleurs), une
confusion surgit fréquemment avec une relation d’équivalence. Par
exemple bien des gens sont heurtés par la proposition « l’homme est un
animal » parce que l’homme est plus que cela. A la place, ils voudraient
que l’on dise : « l’homme est un animal pensant », ou « l’homme est le plus
complexe des animaux », exprimant alors une équivalence. Il est même ab-
solument correct de dire qu’un philosophe est un corps pesant, suivant
l’exemple classique où l’on représente un philosophe tombant dans un
précipice comme un vulgaire caillou. L’ensemble des philosophes est in-
clus dans l’ensemble des animaux pensants qui, lui-même, est inclus dans
l’ensemble des êtres vivants, ce dernier étant inclus dans l’ensemble des
corps pesants.

Le principe de non-contradiction
L’implication est une affaire sérieuse, pourtant elle se met souvent au
service de causes bien futiles. Jugez-en plutôt.
Une statue de plâtre fut trouvée un matin, couverte de taches de sang.
La question se posa de savoir si ce sang ne provenait pas de la statue… Il
fut donc soumis à analyse car, avant d’en connaître le résultat, toutes les

122
LES BASES DU RAISONNEMENT

hypothèses étaient bonnes. Poulet ? Brebis ?… Plâtre ? Car, disons-le tout de


suite, il s’agissait d’une de ces images taillées destinées à la vénération des
foules, non pas en cette époque lointaine de la grande Babylone, mais au-
jourd’hui, tout près d’ici, en Italie. Elle représentait Marie, la mère de
Jésus, et comme elle était maculée juste sous les yeux, on parla de larmes
de sang. Toutefois, grâce à la génétique, on put déceler la présence du
chromosome Y dans les noyaux cellulaires, ce qui établissait de manière
incontestable la provenance masculine de l’hémoglobine.
Et si, en lieu et place de ce chromosome Y dénonciateur de la super-
cherie, un double chromosome X avait été découvert, ce sang n’aurait pas
été celui d’un homme, mais d’une femme. L’occasion de sauver la magie
se serait laissée saisir au vol et, qui sait si le laboratoire d’analyses médi-
cales n’aurait pas été prié d’établir si, par hasard, ce sang ne proviendrait
pas d’une vierge. Mais comme le vécu n’est pas inscrit dans le patrimoine
génétique, le laboratoire aurait dû se déclarer incompétent en la matière.
Cette histoire anachronique nous tombe vraiment du ciel car nous
avions justement besoin d’un exemple pour illustrer ce que l’on appelle
souvent principe de non-contradiction et dont la formulation est au moins
aussi vieille qu’Aristote. On ne peut avoir une qualité (ici, être inerte) et, en
même temps, avoir la qualité contraire (ici, être vivant). Si nous appelons A
la qualité « être inerte », alors nous reconnaissons non A, dans « être vivant ».
Et nous voici en face de non (A et non A), ce qui se traduit tout simplement
par A fi A.Avouez que vous vous en doutiez et que vous avez l’impression
de l’avoir toujours su ! Pourtant en Italie, à l’aube du troisième millénaire,
alors que tous les enfants et sans doute même les chats, les chiens et les oi-
seaux ont cette connaissance, les adultes l’ont perdue.
Ce principe de non-contradiction auquel les bébés ont déjà accès
quand ils constatent que leur hochet ne peut être à la fois dans leur main
et hors de leur main, le sirop ne peut être en même temps répandu sur la
table et dans la bouche, le biscuit ne peut être par terre tout en n’étant
pas tombé. Nul doute que ce principe est un fait d’expérience et qu’il est
à la base de toute notre possibilité d’action sur le monde extérieur. Sans
lui, aucune compréhension ne serait possible. Affirmer le contraire est le
prototype du mensonge et les enfants qui s’y essayent se font bien vite ré-
primander par leurs parents, ces mêmes parents qui sont prêts à admettre
qu’un morceau de plâtre puisse être à la fois vivant et inerte, pour autant
qu’il revête forme humaine.
A ceux qui autrefois refusaient l’amputation de leur raison, on brûlait les
yeux au fer rouge ou on coupait la langue. Aujourd’hui les sévices corporels

123
ORIGINE DE LA LOGIQUE

sont oubliés, mais on continue de détruire toute possibilité de compréhen-


sion du monde en saccageant le principe naturel de non-contradiction.

Le faux peut impliquer le vrai


Toutes les statues sont inertes, qu’on se le dise ! Prenons comme
point de départ, juste pour voir, la proposition « il y a des statues qui sont
vivantes » et désignons-la par A. Comme elle est fausse, on peut ajouter
sans risque de se tromper que (A et A) est faux (doublement !). Je suis
donc en mesure d’affirmer que non (A et A) est vrai, ce que je m’empres-
se d’écrire à nouveau, en remplaçant A, dans sa deuxième occurrence,
par non (non A). J’obtiens donc non (A et non (non A)). Qui ne reconnaît
là l’implication A fi B dans laquelle (non A) joue le rôle de B ?
Serions-nous tombés sur A fi non A ?… Ou serions-nous tombés sur la
tête ?
Les deux ! Voilà ce qui arrive quand on fréquente les idées fausses.
Comme A est faux, on peut s’en servir pour établir ce qui est indubitable-
ment vrai, en l’espèce, non A. Rappelez-vous, il est mentionné tout au dé-
but du livre un théorème de première importance, mais complètement
occulté, disant que l’on peut démontrer n’importe quoi à partir d’une ba-
se contradictoire.
La leçon à retenir est qu’il est toujours possible de relier une proposi-
tion fausse (ou un fait impossible) à n’importe quelle autre proposition
(ou n’importe quel fait réel) par le signe fi car l’implication obtenue est
toujours vraie. Voici pourquoi.
Pour fixer les idées, représentons A par une chose impossible, par
exemple un lecteur analphabète. La conjonction de cette chose invraisem-
blable avec n’importe quoi de réel est tout aussi impossible – par
exemple un lecteur analphabète qui entend par les oreilles. La chose vraie
– le lecteur entend par les oreilles – est représentée par B. Il n’est pas pos-
sible d’avoir (A et non B). Donc A, qui est faux, entraîne B qui pourrait être
n’importe quelle vérité. Remarquons que le raisonnement resterait valable
si, au lieu de prendre pour B une évidence, comme nous l’avons fait, nous
la remplacions par une quelconque baliverne, par exemple entendre par
les pieds.
Nous savions déjà qu’une proposition fausse implique logiquement sa
négation, mais nous venons de montrer que, de plus, elle entraîne n’im-
porte quelle proposition, au choix. Accepter qu’une statue pleure des
larmes de sang tout en sachant que les statues sont inertes – ce qui est

124
LES BASES DU RAISONNEMENT

contradictoire, donc faux – n’empêche pas de reconnaître que si on tape


dessus avec un marteau, elle se cassera.
Le faux peut impliquer aussi bien le vrai que le faux. Le délire peut
conduire tantôt à la sagesse, tantôt à la folie. On doit donc se garder de
porter un jugement de validité au vu des seules conséquences. C’est du
reste un principe sur lequel la Justice s’appuie (on ne juge pas en fonc-
tion des conséquences) et il est nécessaire de le rappeler de temps à autre
car, chaque fois qu’une condamnation est proclamée « exemplaire », la
Justice a manifestement oublié l’un de ses fondements.

Petit guide des implications trompeuses


Si vous désirez confondre votre interlocuteur, tout en étant incapable
d’établir la justesse de vos affirmations, arrangez-vous pour qu’elles soient
la conséquence inéluctable d’un enchaînement logique. Il vous suffit pour
cela de partir d’une affirmation fausse. Les exemples sont légion.
Les inconditionnels de la lutte contre l’interruption volontaire de gros-
sesse commencent toujours leur argumentation en nommant le fœtus un
bébé. « Le bébé qui est dans le ventre de sa mère a droit à la vie ». Si un fœ-
tus est un bébé, alors il a les droits d’un bébé. Il pourrait tout aussi bien
être reconnu comme un adulte (en formation) ou un vieillard (en deve-
nir). Comme ce sont ces gens-là qui généralement prônent la peine de
mort, ils se garderaient bien de confondre le condamné avec l’innocent
bébé qu’il fut jadis et qui certes, avait droit à une vie longue.
Pour se moquer des végétariens dont le mobile est souvent la solidari-
té à l’égard des animaux, on désigne une fleur coupée dans un vase, com-
me si c’était un organisme, et, d’un ton très ouvert, on demande : « est-ce
qu’elle souffre ? » On pourrait faire pareil chez des anthropophages en dé-
signant un pied humain abandonné au creux d’une marmite et deman-
der : « est-ce qu’il souffre ? »
Pour autant que l’ineptie du point de départ d’une argumentation soit
décelée, elle a l’avantage d’être révélatrice de l’intention de son utilisa-
teur. Un leader politique, dont il est inutile de rappeler le nom, commence
sa diatribe par : « En France, on fait passer les étrangers avant les Français. »
Déclaration à rapprocher immédiatement de celle-ci, prononcée par un
colon des îles : « En Europe, si on n’est pas Noir, on n’a aucune chance ».
Reconnaissons-le, toutes ces affirmations sont si grossièrement fausses
que la question se pose de savoir à qui elles s’adressent. Comme il semble
qu’elles ne peuvent convaincre personne, peut-être servent-elles à fournir

125
ORIGINE DE LA LOGIQUE

des arguments de propagande aux convaincus à court d’idées, car il faut


reconnaître que ces affirmations stupides fonctionnent comme des cli-
chés et moins elles sont raisonnables, mieux elles se propagent.
Cependant il se pourrait bien que les plus énormes contradictions soient
prononcées dans le seul but de se rassurer. Cet exemple, à lui seul, donne
à réfléchir sur la gravité qui peut découler du refus du principe de non-
contradiction. Un voyageur, revenant de Thaïlande où il avait abondam-
ment profité des agréments de la prostitution infantile, se félicitait que,
dans ces pays, les fillettes de douze ans soient déjà des femmes. Si ce
n’était l’enfant, mais la femme, qui l’intéressait, pourquoi n’irait-il pas vers
des prostituées adultes ? Ainsi selon son argumentation, dans ces pays loin-
tains il est possible d’être à la fois enfant et pas enfant. Pour lui, le princi-
pe de non-contradiction ne s’applique pas au-delà des frontières.
Pour convaincre un auditoire dont on ne sous-estime pas trop le ni-
veau, il existe des méthodes plus subtiles que l’usage de la grossière
contradiction initiale. Quelques fautes de raisonnement mises bout à bout
peuvent faire l’affaire. Voici comment s’y est pris le maire de Toulouse,
Dominique Baudis, lors de sa campagne en vue des élections euro-
péennes, afin de persuader son auditoire qu’il était le meilleur pour dé-
fendre la cause de l’Europe. Partant d’une vérité incontestable : « en
Bosnie, c’est l’abomination », il demande à son public pourquoi, et propo-
se deux réponses contraires l’une de l’autre : « Parce que l’Europe est trop
forte ou parce que l’Europe est trop faible ? » La première suggestion est
manifestement fausse, « donc » conclut-il, la seconde est la bonne…
Pour y voir un peu plus clair, appelons A la première suggestion
(l’Europe est trop forte) et B l’indubitable abomination en Bosnie. Il nous
propose de choisir entre A fi B et non A fi B. Bien que la première impli-
cation soit forcément vraie puisque A est faux, il la présente comme faus-
se ! De surcroît, la seconde non A fi B (l’Europe est faible fi en Bosnie,
c’est l’abomination) n’est pas la négation de la première. En effet, la néga-
tion de l’implication A fi B n’est pas une implication, mais la conjonction
(A et non B). La suite du raisonnement consiste à affirmer que, puisque la
première solution proposée est fausse, de toute évidence, c’est la deuxiè-
me qui est juste. Nous sommes ici en présence d’un cas bien caractérisé
de binariose.
En choisissant n’importe quoi d’autre de faux pour la proposition A, di-
sons « il y a des crocodiles en Europe », on pourrait reconstituer tout cet
enchaînement d’apparence logique. Il suffirait de déclarer « C’est l’abomi-
nation en Bosnie. Est-ce parce qu’il y a des crocodiles en Europe ? Non !

126
LES BASES DU RAISONNEMENT

Alors c’est parce qu’il n’y en a pas. » Les applaudissements eussent été
moins nourris.
Un raisonnement faux peut amener une conclusion juste. En fait, il n’y
a rien de plus banal et on entend tous les jours des propos affligeants pro-
noncés par les as du discours qui paraissent souvent ignorer les lois les
plus élémentaires des enchaînements logiques. Pour étayer ses préfé-
rences, on fait feu de tout bois. C’est pourquoi, il ne faut jamais partir de la
conclusion si l’on veut garder la tête froide, mais toujours des prémisses.

Les démonstrations par l’absurde sont loin de l’être…


Attention, il ne s’agit pas de démonstrations absurdes comme il y en a
tant. Simplement face à une conjecture A, on essaie de voir quelles pour-
raient en être les conséquences. Si d’aventure, elle permet d’établir l’im-
plication A fi non A, alors on peut affirmer que A est faux. Certains théo-
rèmes se démontrent ainsi, mais dans l’ignorance de l’outil logique utilisé,
l’élève mal préparé est souvent conduit à un blocage fort compréhen-
sible. Et finalement, tout ce qu’il en retient, c’est l’usage du mot absurde
prononcé sans la moindre dérision.
Proposons au lecteur avide de vérité une démonstration de ce type,
simple et belle, qui fut élaborée par Euclide. Nous retrouverons les autres
au prochain paragraphe !
Les nombres premiers (qui, par définition ne peuvent pas être le résul-
tat d’une multiplication de nombres entiers, 1 excepté) se raréfient à me-
sure que l’on monte dans l’échelle des nombres. En effet, si on prend un
nombre au hasard, plus il est grand, plus ses chances d’avoir des diviseurs
sont grandes, donc moins il a de chances d’être premier. Il s’agit de savoir
si la raréfaction des nombres premiers est suffisante pour qu’ils finissent
par ne plus réapparaître, peut-être quand les nombres deviennent gigan-
tesques. Alors supposons que les nombres premiers finissent bel et bien
par disparaître, auquel cas il y en aurait un, le plus grand, qui serait le der-
nier (c’est la proposition A, pas si bête que ça !).
Si par commodité, plutôt que d’appeler la suite des nombres premiers
2, 3, 5, 7, 11, 13, 17,… on les appelait le premier, le second, le troisième,…,
le quarante-cinquième, etc., le n-ième, on pourrait les noter plus simple-
ment p1, p2, p3, p4,... , pn et fabriquer un nouveau nombre premier en les
multipliant tous entre eux puis en ajoutant 1 au résultat de la multiplica-
tion. En effet, ce nombre, immense, ne serait divisible ni par p1, ni par p2,
ni par p3,..., ni par le dernier pn, donc par aucun de tous les nombres pre-

127
ORIGINE DE LA LOGIQUE

miers existants, il serait donc premier. De plus il serait beaucoup plus


grand que pn qui était censé être le plus grand. En résumant, on arrive à
dire que si pn est le plus grand nombre premier (c’est la proposition A),
alors il y en a un autre qui est encore plus grand (c’est la proposition non
A). On tombe sur A fi non A, donc A est faux. On peut ainsi être sûr qu’il
n’existe aucun nombre premier plus grand que tous les autres. Inutile de
faire de longs développements dans l’espoir de le trouver puisque l’on
sait qu’il n’existe pas. Ce serait vraiment absurde !
Après ce petit détour au pays des serpents qui ne se mordent jamais la
queue, retrouvons le lecteur qui a gardé l’esprit frais et dispos.

Les mauvais traitements infligés aux implications


Certains dictons populaires sont des implications, comme « qui peut le
plus peut le moins ». Mais ils n’ont pas tous la véracité de ce truisme.
Jugez-en plutôt avec « Qui vole un œuf vole un bœuf », «Qui paye ses
dettes s’enrichit » ou encore « Quand le bâtiment va, tout va ». Ces trois der-
nières implications sont manifestement des contrevérités puisque, tour-
nées à l’envers, elles deviennent des évidences. En effet, on peut affirmer
qu’il est impossible d’avoir la capacité de voler un bœuf sans avoir celle
de voler un œuf, que celui qui s’est bien enrichi a les moyens de payer ses
dettes et que si tout va, alors, bien sûr, le bâtiment va comme tout le reste.
Le programme de « relance économique » présenté en 1993 par le pre-
mier ministre Edouard Balladur, s’est vu « logiquement » justifié par cette
dernière fausse implication. Etait-il sincère ? Se pourrait-il que les erreurs
de raisonnement pratiquées par le petit peuple de France soient les
siennes ?
La confusion entre A fi B et B fi A est facile à commettre et donc très
courante. Exemple : « Si tu es bien sage, tu auras du chocolat ». Une heure
plus tard : « Tiens, voilà du chocolat. » Réponse : « Pourtant on ne peut pas
dire que j’ai été sage ! »
D’où vient l’erreur ? D’une habitude de langage qui ne facilite pas les
choses. Il arrive que lorsque vous déclarez que A fi B, cela signifie que, sans
l’avoir dit, vous pensez aussi à une autre relation (ici non A fi non B, c’est-à-
dire B fi A), sinon vous n’auriez pas pris la peine d’en parler. Pour vous en
assurer, essayez ce petit test qui consiste à déclarer de but en blanc à une
femme : « Les femmes sont des animaux. » La réponse ne se fait jamais at-
tendre : « Et pourquoi pas les hommes ? » La même question posée à un hom-
me suggère une intention quelque peu différente. En plus de l’étonnement,

128
LES BASES DU RAISONNEMENT

elle provoque le rire, mais la réponse dénote aussi la contamination de la


première implication : « Certes, oui…, mais les hommes aussi ! »
Nous l’avons déjà dit, quand le domaine est familier, personne ne se
trompe. Qui confondrait : « Les preuves de sa culpabilité ont été correcte-
ment établies, donc cette personne est coupable » avec « Cette personne
est coupable, donc les preuves de sa culpabilité ont été correctement
établies » ?
Il est intéressant de faire une dernière remarque relativement aux im-
plications. En affirmant que A fi B, on n’affirme absolument rien à propos
de ce que pourrait impliquer non A et rien non plus à propos de ce que
pourrait impliquer B.
Afin de retenir ces deux vérités importantes, écrivons-les sous forme
abrégée où « ce que l’on ne peut savoir » est symbolisé par un point d’in-
terrogation :
«A fi B» fi « non A fi ? »
«A fi B» fi «B fi?»
Prenons par exemple pour A : « utiliser des drogues dures » et pour B :
« utiliser des drogues douces ». L’implication dont le premier terme serait A
et le second serait B paraît exacte, car, à ce que l’on dit, les utilisateurs de
drogues dures sont aussi des utilisateurs de drogues douces. Mais à partir
de B, on ne peut rien affirmer. Pourtant…
« Tous les consommateurs de drogues dures ont commencé par consom-
mer des drogues douces », est une affirmation qui a été utilisée, lors d’un
journal télévisé, par Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur, pour justi-
fier sa prise de position face à la répression envers les drogues douces –
sans provoquer par ailleurs la moindre réaction de la part du journaliste qui
l’interrogeait. Celui-ci aurait pu objecter qu’il est tout aussi vrai que tous les
drogués ont commencé par consommer du lait et qu’avec de tels « raisonne-
ments », on pourrait en venir à tout interdire. Tous les drogués ont égale-
ment été à l’école, il faudrait donc interdire l’école. Tous les drogués ont eu
une mère, il faudrait donc interdire la maternité.
Des militants en faveur de l’abstinence utilisent un pseudo-raisonne-
ment identique : tous les alcooliques ont commencé par boire modéré-
ment. Pour les alcooliques aussi, on pourrait objecter que, de toute façon,
ils ont tous commencé par boire du lait.
Certains slogans publicitaires utilisent le même procédé. « Achetez un
billet de loterie et vous gagnerez », serait un mensonge criant. Mais il y a
moyen d’induire cette contrevérité à l’aide d’un propos véridique dans le-
quel les deux termes sont inversés. « Vous ne pouvez pas gagner sans avoir

129
ORIGINE DE LA LOGIQUE

acheté de billet. » Avec un peu d’art et beaucoup de subtilité, ce truisme


peut devenir un slogan très puissant : « Cent pour cent des gagnants ont
tenté leur chance. »

La difficulté de « remonter » une implication


Si je vous donne A, à condition que A soit vrai, et si vous êtes malin,
vous pouvez trouver B. Il n’est pas sûr que B soit unique, on peut avoir B ,
B˝, etc. les différentes implications obtenues A fi B, A fi B , A fi B˝ , … ne
seront pas contradictoires. Mais si je vous donne B, et que je vous deman-
de de trouver A, c’est une toute autre affaire que nous allons débrouiller à
partir d’un exemple.
A la question « Fallait-il tuer Louis XVI ? », les royalistes répondent « non »
mais les abolitionnistes apportent la même réponse. Nous sommes en pré-
sence de deux implications :
Une personne est royaliste fi
elle répond : « Il ne fallait pas tuer Louis XVI »
Une personne est abolitionniste fi
elle répond : « Il ne fallait pas tuer Louis XVI »
Connaissant la position d’une personne, on ne peut donc rien conclu-
re, ce qui constituerait la plus classique des erreurs. On ne peut pas « re-
monter » une implication autrement qu’en faisant une supposition. On l’a
compris, un abolitionniste qui se déclare opposé à la décapitation du roi
peut passer à tort pour un royaliste.
L’art des auteurs de romans policiers consiste à inciter le lecteur à re-
monter une implication causale. « A fi B », se dit-il… en d’autres termes.
Or B est vrai, donc il est très probable que A aussi soit vrai. Arrivé à la fin
du livre, que découvre-t-il ? Que le coupable n’est pas celui que l’on
croyait, car C fi B. Le lecteur n’avait pas pensé à cette implication et, de
surcroît, il ignorait complètement l’existence de C.
Parcourir une implication dans le sens de la flèche est chose relative-
ment aisée, en revanche, la remonter est une tentative pleine de risques. Si
je vous dis que tous les soirs il y a un fantôme qui rôde autour de ma mai-
son et que vous veniez à mettre mes propos en doute, j’enchaînerais des
implications diverses et variées ayant toutes le même premier terme « il y
a un fantôme qui rôde autour de ma maison » donc « je l’ai vu », «donc je
l’ai entendu », «donc il a fait ceci », «donc il a fait cela ». Quand une chauve-
souris viendra heurter ma fenêtre, tout le monde s’engouffrera, en blêmis-
sant, dans la conclusion que j’avais suggérée.

130
LES BASES DU RAISONNEMENT

La déduction
En passant du général au particulier, on peut obtenir des implications
que l’on appelle déduction. La proposition générale « tous les hommes
sont mortels » implique le cas particulier de Socrate qui donc est mortel.
L’étude scientifique des phénomènes consiste à élaborer des modèles
que l’on cherche à tester par le moyen de la déduction. Un modèle peut
sembler convenir sans être pour autant le bon. Il n’y a qu’à voir combien
de temps il a fallu pour comprendre (de manière certaine et non conjec-
turale) que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse. La lit-
térature foisonne de ces modèles qui paraissent convenir le temps d’une
mode. Leurs auteurs sont souvent des gens honnêtes et scrupuleux qui
opposent à des interprétations fallacieuses de nouveaux modèles qu’ils
ont élaborés au plus près de leurs convictions. Lorsqu’un modèle est in-
adéquat, il est relativement facile de s’en rendre compte mais, en re-
vanche, il est pratiquement impossible de pouvoir affirmer sa validité. Le
seul moyen dont on dispose est l’examen sévère des raisonnements qui
ont conduit à son édification. Il n’est pas totalement exclu qu’une
construction logique déficiente débouche sur la construction d’un modè-
le correct, il n’est qu’à retenir que le faux peut impliquer le vrai ! Toutefois
la prudence nous invite à nous méfier de toute interprétation, si savam-
ment fût-elle établie, quand elle repose sur la base d’une logique incertai-
ne. En effet, ce n’est pas le nombre de citations et de références qui doit
rendre une théorie crédible car les auteurs cités ont très souvent émis
leurs vues en l’absence de toute exigence logique. Ainsi les « grandes
idées » se succèdent sans fin les unes aux autres et seules se trouvent
confirmées celles qui ont passé l’épreuve de la réalisation technique. Le
couperet de la technologie élimine toutes les théories boiteuses.
Le chemin inverse de la déduction, l’induction, permet de passer du
particulier au général. Partant d’affirmations particulières, il faudrait re-
monter à une affirmation globalisante. Voilà qui est un exercice vraiment
périlleux ! Il n’y a aucun moyen immédiat permettant d’obtenir une certi-
tude universelle à partir de données particulières. Nous savons qu’il s’agit
là d’un travail considérable que le cerveau effectue spontanément mais
parfois de manière aberrante.
« Il ne faut pas se fier aux apparences » est un cliché plein de sagesse. Si
l’on sait que deux propositions A et B sont telles que A fi B, le simple fait
de constater B fait entrevoir A. C’est cela, les apparences. Or une autre im-

131
ORIGINE DE LA LOGIQUE

plication C fi B peut être vraie sans contredire A fi B et, dans ce cas, il se


pourrait que le fait de voir C constitue une interprétation plus valable
que de voir A. Qu’aurait-on répondu à un surdoué du paléolithique si ce-
lui-ci avait sagement émis l’hypothèse que c’est peut-être le sol qui tourne
et le ciel qui est fixe ? « Regarde au-dessus de ta tête, gros malin, lui aurait-
on rétorqué, tu vois bien que c’est le ciel qui tourne ! »
Voici un exemple un peu plus moderne, aussi limpide que de l’eau de
roche. Lorsque vous faites une lessive, vous terminez par le rinçage du lin-
ge. Le but est d’en éliminer le savon ou le détergent par dissolution dans
l’eau. Comme le pouvoir solvant augmente avec la température, il y a intérêt
à utiliser une eau de rinçage aussi chaude que possible. Pour savoir après
combien d’eaux de rinçage on peut considérer que le linge est débarrassé
de son savon, on observe la clarté de l’eau. Beaucoup de gens croient que le
rinçage est plus efficace quand la dernière eau est froide car, selon les appa-
rences, l’eau reste d’autant plus limpide qu’elle dissout moins bien le savon.
Si la dernière eau avait été chaude, elle n’aurait pas été aussi claire, mais le
linge aurait été mieux rincé. Sans quitter le registre des combats acharnés
contre la saleté, citons cette remarque que l’on entend parfois : « Quand on
lave les vitres au soleil, elles ne sont jamais propres ! »
Les apparences constituent, dit-on, ce qui tombe sous le sens. L’envie
de s’y conformer s’appelle « le bon sens », le sens commun étant une ap-
pellation bien préférable car l’évidence dépend fatalement des connais-
sances, ces dernières puisant leur source dans l’environnement culturel,
pas toujours très fiable.
Doit-on pour autant adopter toute interprétation du simple fait qu’elle
aille à l’encontre du sens commun ? Cette réaction outrancière à l’égard
de l’évidence est trop souvent enseignée en haut lieu sous le couvert
d’une approche qui se prétend scientifique. Il y a beaucoup à redire sur
ce comportement. Regardons, par exemple, la croyance contraire à l’intui-
tion qui fait fureur en ce moment : le mythe psychanalytique du père. A en
juger par le nombre d’essais littéraires qui se fondent sur cette absurde
prémisse, l’idée marche très fort en ce moment.
Pourtant le père est de toute évidence un pourvoyeur. Chez de nom-
breux vertébrés, et en particulier dans notre espèce, la survie des petits
est assurée, entre autres, grâce à la fonction protectrice du père. Voilà que
chez l’humain il faudrait adopter une interprétation radicalement oppo-
sée et y voir une agression. Les gens qui se piquent de savoir s’élever au-
dessus des apparences désignent le géniteur comme l’agresseur, l’oppres-

132
LES BASES DU RAISONNEMENT

seur, l’envahisseur, traînant ainsi dans le mépris cette tendance spontanée,


belle de surcroît, qui souffre d’avoir été érigée en tabou par les religions
traditionnelles.
La sexualité des jeunes enfants, qui visiblement ne se manifeste pas,
est enseignée par les mêmes théoriciens comme étant d’autant plus im-
portante qu’elle serait inhibée. Cette forme de raisonnement ouvre tout
grand la porte aux affirmations les plus délirantes en permettant de faire
exister tout ce qui n’a aucune raison d’être par la seule magie de la laten-
ce.

La lourdeur du syllogisme
Le syllogisme étant le seul accès à la logique auquel la plupart des étu-
diants ont eu droit, il ne faut pas s’étonner que le bénéfice de cet ensei-
gnement soit finalement si mince sur le plan du raisonnement.
En langage actuel (règle du modus ponens), le syllogisme se compose
de deux prémisses, la principale « A fi B », qui est une généralité, et la se-
condaire, qui est un cas particulier nous assurant que A convient. Ceci per-
met alors d’affirmer la conclusion : B convient.
Dans l’exemple traditionnel « Tous les hommes sont mortels, or Socrate
est un homme, donc Socrate est mortel », la seconde prémisse précise que
Socrate convient à la catégorie envisagée.
Construisons exactement sur le même modèle, le syllogisme suivant :
« Les humains sont des animaux, or Berthe est un humain, donc Berthe est
un animal » à cette différence près que vous pouvez déclarer en toute
quiétude que Socrate est mortel sans vous attirer les foudres de Berthe.
Cette petite parenthèse, pour insister sur l’ambiguïté du dialogue où, à
peine la signification est-elle décryptée, qu’une intention vous est prêtée,
alors qu’elle n’a nullement été formulée. Il en résulte une grande difficulté
à se faire comprendre. Dans le premier chapitre, nous avons été mis en
garde contre la mauvaise habitude de nous focaliser sur la conclusion, au
lieu de suivre pas à pas les implications. Les esprits tortueux sont facile-
ment déroutés par l’innocence de la démarche purement déductive.
Le défaut du syllogisme réside dans une certaine lourdeur de formu-
lation.
La pensée remarquablement déductive de nos vénérés maîtres souf-
frait d’une lacune, qui aujourd’hui paraît incroyable, et qui leur laissait
croire que, par la seule vertu de la raison et par l’intermédiaire de la sensi-
bilité, on pouvait totalement expliquer la réalité. Ils n’avaient pas songé à

133
ORIGINE DE LA LOGIQUE

l’interroger par voie expérimentale. Privée de cette ouverture vers l’exté-


rieur, la pensée antique manquait d’air frais. Les sceptiques, qui repro-
chaient à juste titre au syllogisme d’être basé sur des arguments redon-
dants, étaient acculés à la triste obligation de « suspendre leur jugement en
toutes choses ». Vous conviendrez que, pour peu que la décision de sus-
pendre son jugement soit elle-même un jugement, en voulant condamner
les redondances, les sceptiques sombraient dans la contradiction…
Bon ! Après avoir cité le plus incontournable des syllogismes, soumet-
tons celui-ci (proposé par Sextus Empiricus) à votre sagacité : « Si la sueur
coule à travers la peau, il y a des pores intelligibles ; or la première proposi-
tion est vraie ; donc la seconde l’est aussi ». L’auteur poursuit : « Car l’écoule-
ment de la sueur est révélateur de l’existence de pores si l’on considère
d’abord que l’humeur ne peut pas traverser un corps compact. »
Impossible d’être plus rigoureux car, comme tout récipient qui suinte,
le corps devrait être poreux. Et pourtant la conclusion est fausse. La pré-
sence de glandes sudoripares devait être inconcevable au IIIe siècle.
Cela fait frémir rien qu’à se demander combien de fois nous, hommes
modernes, parvenons à déduire logiquement nos préjugés par la simple
imprudence avec laquelle nous formulons les prémisses.

Internalisation
Ajoutons pour clore ce chapitre qu’il existe un théorème de logique
formelle établissant que sa base est consistante, c’est-à-dire faite d’axiomes
non contradictoires.
Bien que la démonstration dépasse le cadre de cet ouvrage, nous pou-
vons en indiquer les grandes lignes. Pour cela, revenons au ex falso quod-
libet et formulons-le de telle sorte que sa structure d’implication apparais-
se clairement.
Si les propositions de bases constituent un système inconsistant
(c’est-à-dire si elles se contredisent), alors toute proposition du même do-
maine d’application (vraie ou fausse) peut être démontrée (hormis bien
évidemment les propositions de base).
Sous forme converse, cette implication devient : si toutes les proposi-
tions ne peuvent être démontrées, alors les propositions de base consti-
tuent un système consistant.
Il ne reste plus qu’à ajouter que, en logique formelle, il existe des propo-
sitions qui ne sont pas des théorèmes (ni des axiomes), qui ne sont donc
pas démontrées, et qui peuvent être soit vraies soit fausses selon la véracité

134
LES BASES DU RAISONNEMENT

de leur contenu. Tout l’art consistera à savoir exhiber la plus simple de ces
propositions, et le théorème de la consistance de la logique sera établi.
L’aspect circulaire de ce théorème risque de jeter le trouble dans les
esprits car on pourrait s’étonner que la logique soit en droit d’établir sa
propre consistance. Comme elle est à la base de tout raisonnement, on ne
peut faire de démonstration sans y recourir. Alors, si la consistance de la
logique doit être établie, ça ne peut être que par elle-même. Mais il y a
plus ! Aucun théorème n’interdit systématiquement les internalisations,
malgré la rumeur. Certains s’étonnent que le fonctionnement du cerveau
puisse permettre d’expliquer le fonctionnement du cerveau. Bientôt
d’autres déclareront que les physiciens ne sont pas aptes à étudier la réali-
té, car ils sont eux-mêmes réels. Et les biologistes ! Ils sont des organismes
vivants, alors que peuvent-ils dire de sérieux sur les organismes vivants ?
Et la pensée, c’est avec elle que l’on pense, alors que pensez-vous que la
pensée puisse penser au sujet de la pensée ? Trêve de plaisanteries, seuls
les parfaits ignorants ignorent leur ignorance…
Bref, aucune interdiction générale d’internaliser ne point à l’horizon,
sauf dans des cas « d’autocontradiction » telle que la déclaration
d’Epiménide : « Ce que je dis est faux ». Par contre « Ce que je dis est vrai »
est une affirmation qui peut sans contradiction être prononcée par un
menteur ou par quelqu’un qui ne l’est pas. Le locuteur parle de ce dont il
parle. Il s’agit bien d’une internalisation. Quand j’affirme que c’est une er-
reur de croire que les erreurs n’existent pas, malgré une internalisation,
la déclaration est consistante. Personne ne pourrait m’objecter : « Pas d’ac-
cord ! L’erreur, c’est de croire que les erreurs existent ! » qui serait auto-
contradictoire.
Bien sûr, on ne peut recommander la haine de toute haine, on ne peut
interdire de tout interdire, ni refuser toute forme de refus sans se contre-
dire dans l’instant. En revanche, il n’y a aucune contre-indication à
conseiller l’amour de l’amour et la tolérance de toute tolérance. Mais crai-
gnons que l’on ne soit contraint d’interdire l’interdiction de tout interdire
ainsi que de refuser le refus de tout refus. Par bonheur on peut rester in-
différent à tout, même à l’indifférence.
Aucune éthique ne pourra se baser sur l’unique principe dont le
contenu serait : « Pas de principes ! » et non plus, aucune théorie ne pourra
jamais s’édifier sur le postulat : « Pas de postulats ! ». Ces impossibilités ne

3 Cette soi-disant interdiction d’internaliser est probablement un symptôme de la mala-


die culturelle que Jean-Yves Girard appelle à juste titre « gödélite » [27].

135
ORIGINE DE LA LOGIQUE

résultent pas de l’internalisation, mais uniquement des contradictions


qu’elle entraîne 3.
Il est temps d’arrêter cette baliverne dans sa course avant que trop de
conclusions aberrantes ne soient adoptées. N’a-t-on pas entendu récem-
ment sur les ondes de France-Culture le regret exprimé (manifestement
sur la base de ce théorème bidon) de « l’impossibilité de jamais pouvoir
accéder à la signification ». Et pourquoi, croyez-vous ?…
Eh bien, parce que l’on ne pourrait définir ce que veut dire significa-
tion sans être obligé de recourir au concept lui-même.
Fichtre !… que voilà une démonstration éblouissante !

136
CHAPITRE 7

LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES


ET SES CONSÉQUENCES

« Quand une opinion mène à des absurdités,


elle est certainement fausse ;
mais il n’est pas certain qu’une opinion soit fausse
de ce qu’elle ait de dangereuses conséquences. »
Hume

L’universalité des mathématiques

Pourquoi les mathématiques, plus que toute autre matière, ont-elles


permis une avancée dans la connaissance du vrai et du faux ? La première
raison réside dans l’absence totale d’émotivité régnant au sein de cette
discipline dont la froideur, tant décriée, constitue justement la sauvegar-
de. Dans tous les domaines, un examen lucide risque de vous faire tom-
ber sur les conclusions que justement vous redoutiez, et en les divul-
guant, vous vous exposez à bien des heurts avec vos congénères. Ils vous
accuseront de souhaiter ces conclusions comme si elles étaient le fruit
de vos désirs alors qu’elles sont l’aboutissement d’une réflexion rigou-
reuse. Par contre, la situation est radicalement différente en politique où
il est habituel d’entendre des discours construits aux seules fins de
convaincre, souvent au mépris de la consistance logique. C’est tout l’art
de la polémique qui place la stratégie bien loin de la froide analyse qu’el-
le devrait être. Pour cette raison, les conclusions sont aussi nombreuses
que les partis.

137
ORIGINE DE LA LOGIQUE

En mathématiques, les choses ne se passent pas du tout ainsi. En prin-


cipe, il n’y a pas d’a priori et la conclusion recherchée, quelle qu’elle soit,
bénéficie de l’absence de tout impact sur la vie quotidienne. Que cela
plaise ou non, les médianes d’un triangle se coupent en un même point !
Mais comment peut-on en être si sûr ? Si c’était une question de consen-
sus, il n’y aurait aucune raison pour que l’on n’ait adopté la conclusion
inverse. En fait, ça se démontre. Mais ces trois mots, ne les a-t-on pas sou-
vent utilisés avec légèreté ? Pour qu’une démonstration soit fiable, il faut
tout d’abord que les termes utilisés soient parfaitement définis car, à par-
tir de formulations équivoques, il est facile d’établir n’importe quoi.
Pour prendre un exemple bien connu, très éloigné du domaine des
mathématiques, regardons comment une phrase a pu être orientée vers
un message précis en déviant les mots de leur sens habituel : « Tu es
Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église », a été depuis fort long-
temps interprétée par l’Eglise catholique de manière à mieux assurer son
pouvoir. Pourtant il faut reconnaître que, sans un grand effort d’imagina-
tion, on aurait du mal à faire dire à cette phrase qu’un pape doit régner
sur l’institution. Il n’aurait pas été bien difficile de trouver des significa-
tions totalement différentes, telles que celle-ci, qui paraît, par ailleurs,
mieux adaptée à l’esprit des Evangiles : l’église, c’est notre communauté
car nous sommes tous, comme l’apôtre Pierre, des pierres de l’édifice.
Il va sans dire que, pour être rigoureux, il serait sage d’éviter les allé-
gories car les ambiguïtés sont redoutables. Le langage inventé par les ma-
thématiciens est autrement plus simple que celui de tous les jours et rien
n’interdit de le modifier si cela peut permettre d’être mieux compris.
Contrairement à tout autoritarisme, les lois mathématiques ne sont pas
admises par décrets, mais après que des chercheurs patentés ont minu-
tieusement tourné la question dans tous les sens afin de dénicher les er-
reurs éventuelles. Certaines vérités, comme la fameuse conjecture de
Fermat, attendent des siècles avant d’être confirmées.
Il arrive que plusieurs dizaines d’années s’écoulent avant qu’un regard
neuf ne découvre une faille dans un raisonnement. Alors sa conclusion
doit être rejetée et il faut reconstruire une partie de l’édifice. On recon-
naît la méthode cartésienne du doute systématique.
En quelque sorte, nous pourrions dire que « faire des maths », c’est
chercher l’erreur. A première vue, cette manie de rechercher coûte que
coûte l’imperfection devrait constituer une entrave à la marche en
avant, mais pas du tout ! C’est le prix à payer pour construire des théo-
ries solides.

138
LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES

Sans prétendre que les mathématiques sont la base de tout ce qui est
consistant – car il existe certainement des domaines de cohérence qui
échappent par essence à toute mathématisation – il est permis d’être
émerveillé par leur universalité. Comment se fait-il que cette science, qui
ressemble davantage à un art par le désintéressement de sa démarche,
trouve tant d’applications dans le monde de la technique ?
Sans aucun doute, on se trouve là face à un grand malentendu. Les élèves
(ainsi que leurs parents) croient que les mathématiques servent avant tout
au calcul et comme, à ce que l’on dit, personne n’a jamais nié l’efficacité du
calcul, il est courant d’en déduire que les mathématiques sont d’une grande
utilité. Ceci explique pourquoi la question « A quoi ça sert ? », aussi classique
qu’incongrue, ne surgit jamais lors des cours d’arithmétique ou d’analyse,
mais toujours, au grand dam des professeurs, pendant les cours de géomé-
trie. Acceptons donc une fois pour toutes que la géométrie n’a pas été in-
ventée pour servir à autre chose qu’à faire plaisir à ceux qui la compren-
nent, ainsi que les diverses branches des mathématiques pures.
Mais bizarrement, la physique, qui vise à expliquer le monde inerte, est
compatible avec les mathématiques. Cela paraît presque aussi insolite que
si l’on pouvait utiliser la musique pour formaliser la biologie… Nous sug-
gérerons une réponse à cette troublante question au chapitre suivant.

Le paradoxe des catalogues de Bertrand Russel


Les mathématiciens aiment bien imaginer des situations compatibles
avec la vie courante pour mettre au grand jour des conclusions qui pour-
raient manquer de clarté. J’en veux pour exemple l’incroyable mésaventure
survenue à un bibliothécaire sorti tout droit de l’imagination du logicien,
mathématicien et philosophe anglais, Bertrand Russel. Représentez-vous
une bibliothèque universitaire contenant tant d’ouvrages, qu’il n’est pas
possible d’aller fureter entre les rayons pour rechercher un document pré-
cis. Le seul moyen efficace, c’est de consulter des catalogues qui ne sont
autres que les listes des titres des livres de la bibliothèque. L’élaboration de
ces catalogues étant dévolue au bibliothécaire, il peut choisir plusieurs cri-
tères pour établir de telles listes, ce qui d’ailleurs n’exclut pas qu’un même
ouvrage puisse figurer dans plusieurs catalogues à la fois. Ces catalogues
sont rangés dans les rayons de la bibliothèque et, bien sûr, ils comportent
chacun un titre.
Il n’y a de prime abord aucune raison pour que le titre d’un catalogue ne
puisse pas figurer dans le catalogue lui-même. C’est sur cette idée qu’est par-

139
ORIGINE DE LA LOGIQUE

ti Bertrand Russel, supposant que, sur les rayons, il y a des catalogues qui se
citent eux-mêmes et d’autres qui ne se citent pas. De toute évidence, si on
décide de les classer suivant ce critère, il y aura deux listes distinctes et au-
cun catalogue ne pourra figurer dans les deux listes puisqu’un catalogue ne
peut, à la fois, se citer et ne pas se citer. C’est l’un ou l’autre. Ainsi, semble-t-il,
tous les catalogues figureront soit dans une liste, soit dans l’autre.
Or, à peine le bibliothécaire a-t-il terminé la liste des catalogues qui se
citent, qu’une question lui vient à l’esprit. Cette liste est-elle vraiment ex-
haustive ? Non, bien sûr, conclut-il, car il faut y rajouter le titre de la liste
que je viens d’élaborer puisqu’elle sera ainsi, elle-même, un catalogue qui
se cite. Mais à vrai dire, rien ne m’y oblige car ça irait tout aussi bien si je
ne l’incorporais pas, et elle serait de cette façon un catalogue qui ne se ci-
te pas. Laissant cette question en suspens, il rédige la liste des catalogues
qui ne se citent pas, travail assez facile somme toute, car il n’a qu’à copier
les titres de tous les catalogues qu’il n’a pas mis dans la première liste.
Cette deuxième liste terminée, il en écrit le titre sur la couverture :
« Liste des catalogues qui ne se citent pas », puis il s’apprête à compléter sa
liste en rajoutant le titre qu’il vient de lui donner. Mais le voilà bien embar-
rassé car s’il l’incorpore à la liste, celle-ci se cite. Si bien qu’il renonce à
l’incorporer, mais alors, voilà que la liste est un catalogue qui ne se cite
pas et son titre devrait y figurer. « Si j’incorpore son titre à la liste, ça ne va
pas et si je ne l’incorpore pas, ça ne va pas non plus ! » se dit le bibliothé-
caire en se grattant le front.
Mais il ne fut pas le seul. Toute la communauté des mathématiciens fut
en émoi.

Un ensemble peut-il se contenir ?


Ces histoires tirées par les cheveux, où un bibliothécaire finit par se les
tirer aussi, n’ont d’autres ambitions que d’apporter un éclairage sur la
question : un ensemble peut-il être un élément de lui-même ?
Appelons normaux les ensembles qui ne se contiennent pas et, sur la
figure 2, représentons-les par un rond tout ordinaire. Ceux qui se contien-
nent seront alors appelés anormaux et pour suggérer leur particularité,
donnons-leur une forme rentrante.
Ces deux propriétés étant la négation l’une de l’autre, on peut affirmer
que tous les ensembles sont soit normaux soit anormaux, il n’y en a pas
d’autres. Séparons-les et demandons-nous de quel type est l’ensemble E de
tous ceux qui sont anormaux. Il pourrait être normal, car dans ce cas il ne se

140
LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES

E E

E ne se contient pas E se contient


(a)

F F

(b)

ensemble normal, ne doit pas se contenir

Figure 2 ensemble anormal, devrait se contenir

contiendrait pas, mais il pourrait tout aussi bien être anormal car alors il se
contiendrait ainsi qu’il apparaît sur la figure 2(a). Impossible de conclure !
Maintenant, regardons à son tour l’ensemble F de tous ceux qui sont
normaux. Peut-il être normal ? Certainement pas car alors, il se contien-
drait. Peut-il être anormal ? Non ! car alors il ne se contiendrait pas, comme
il est aisé de la constater sur la figure 2(b).
Situation hautement inconfortable où seul le couperet de la non-
contradiction doit trancher… Il nous impose de renoncer à la coexistence
de ces deux sortes d’ensembles. Deux possibilités restent alors qui s’ex-
cluent mutuellement : soit il n’y aurait que des ensembles normaux, à l’ex-
clusion des autres, soit il n’y aurait que des ensembles qui se contiennent.
Le choix est instantané car personne ne voudrait se passer des en-
sembles normaux, comme un ensemble de moineaux (qui n’est pas un
moineau), un ensemble de planètes (qui n’est pas une planète), un en-
semble de notes (qui n’est pas une note). Nous, les réalistes, renonçons

141
ORIGINE DE LA LOGIQUE

donc aux ensembles qui se contiennent. Mais rien n’empêche les mathé-
maticiens de se pencher sur des ensembles qui se contiennent, la condi-
tion étant de ne pas faire d’amalgame avec les autres. Par précaution, ils
les ont appelés hyper-ensembles et nous promettent que de fort belles
choses vont en sortir… surréalistes à coup sûr.
Dans la réalité, il peut cependant se présenter des ensembles dont la
nature serait facilement confondue avec celle de leurs éléments. Pensons
à un ensemble de couleurs qui, en mélange, est une couleur (chap. 4,
p. 86) ou à un ensemble de revenus qui, au total, est un revenu, ou un en-
semble de plusieurs forces qui, par composition, est une force appelée
leur résultante. Mais si l’on prend l’ensemble des couleurs avant mélange,
on n’y ajoute pas le mélange ; de même, aux différents revenus avant leur
bilan, on n’incorpore pas le bilan ; et aux forces composantes, on n’ajoute
pas leur résultante. Tous les éléments de l’ensemble ont été composés par
une opération de « mixage » et le résultat de cette composition ne doit pas
être confondu avec l’ensemble. Par exemple, s’agissant d’une classe de
nombres, le total de ces nombres, obtenu par addition, n’est pas à
confondre avec leur totalité. Encore un piège du langage !

Evitons à tout prix de tomber sur des ensembles qui se contiennent !


Dans les classifications, il y a des niveaux de hiérarchie à respecter.
Exemples : Un tiroir est un élément d’un meuble ; ce meuble est un élément
du mobilier ; mais on ne peut pas dire qu’un tiroir soit un élément du mobi-
lier. Une maison est faite de pièces ; un village est fait de maisons ; mais on
ne peut pas dire qu’un village soit fait de pièces. Ainsi cette relation d’ap-
partenance n’est pas transitive, suivant le terme consacré à cette propriété.
Essayons de voir où nous mènerait la transitivité.
Qu’est-ce qu’un ensemble de pages ? C’est un livre. Et qu’est-ce qu’un
ensemble de livres ? C’est une bibliothèque. Si on pouvait en déduire
qu’une bibliothèque est un ensemble de pages, alors il n’y aurait plus de
distinction entre un livre et une bibliothèque et au lieu de dire « Je lis un
livre », on pourrait dire « Je lis une bibliothèque » !
Cette importante relation d’appartenance, qui n’est pas transitive, peut
se dire de bien des manières différentes, mais elle est représentée, en théo-
rie des ensembles par le signe Œ. De cette façon, on est sûr de savoir à quel-
le relation on a affaire et on sait que, à la gauche de ce signe, figure un élé-
ment de l’ensemble, et à sa droite, l’ensemble. En allant de gauche à droite
on monte d’un échelon dans la hiérarchie et on la lit en disant «… est un

142
LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES

élément de… » ou «… appartient à… ». En la lisant de droite à gauche, on de-


vra dire alors que l’ensemble de droite contient celui de gauche (car il va
de soi qu’un élément est souvent lui-même un ensemble). La relation Œ
n’est donc pas symétrique et, bien sûr, elle n’est pas réflexive (un ensemble
ne peut être un élément de lui-même) puisque les niveaux de gauche et de
droite sont forcément différents.

Des concepts qui n’en sont pas


De cette digression, retenons l’interdiction faite à un ensemble d’être
l’un de ses éléments, cette défense qui fut transgressée à son insu par le
bibliothécaire lorsqu’il s’avisa d’adjoindre ses deux nouveaux catalogues
aux anciens.
Alors que faut-il penser de « l’ensemble de tous les concepts », dès lors
que cet ensemble serait lui-même un concept ? Voilà une question dérou-
tante qui nous mène tout droit à une seule issue : ce concept est inconce-
vable ! Il s’agit d’une formulation dont la syntaxe est correcte, mais dé-
pourvue de signification. Ce n’est donc pas un concept !
On peut songer aussi à ce que serait l’ensemble de tout ce qui est réel.
Si cet ensemble était réel, il se contiendrait lui-même… Horreur ! Nous
sommes acculés à renoncer à de telles idées, malgré l’habitude qui nous
en fut inculquée par nos maîtres. L’univers, pris dans le sens de « l’en-
semble de tout ce qui existe », conformément à la définition du Petit
Larousse, est une notion parfaitement irréaliste.
L’ensemble de tout ce qui est observable ne pourra jamais être obser-
vé. On ne pourra non plus jamais rien savoir de l’ensemble de tout ce qui
est connaissable, car logiquement il ne doit pas être connaissable. Nous
pouvons donc affirmer que l’ensemble de tout ce qui est observable est
inobservable, que l’ensemble de tout ce qui est connaissable est incon-
naissable, parce que, chaque fois que l’on rassemble toutes les choses ré-
pondant à une condition A, l’ensemble obtenu satisfait la condition non
A. Il est donc vain de chercher à connaître l’ensemble de tout ce qui est
connu. Mais n’est-ce pas un peu dérangeant de se voir contraint d’ad-
mettre que la Cause Première de « toutes les choses qui existent » serait à
l’origine d’une chose qui n’existe pas ! Certains trouveront cela déce-
vant, pourtant ils feraient mieux d’admirer le pouvoir de la logique qui
peut, à elle seule, trancher sur un point qui fit, et fait encore, couler beau-
coup trop d’encre. Il faut toujours être très prudent lorsque l’on parle
d’une totalité sans avoir au préalable défini ses limites. Du reste, le pre-

143
ORIGINE DE LA LOGIQUE

mier à avoir établi une objection de ce genre, c’est le mathématicien alle-


mand Georg Cantor (1845-1918), le fondateur de la théorie des en-
sembles. Il eut beaucoup de mal à faire admettre que l’ensemble de tous
les ensembles n’existe pas.

Un élément d’un ensemble n’est pas une partie de cet ensemble


En rassemblant certains éléments au sein d’un ensemble de référence,
l’ensemble obtenu est une partie de ce référentiel. Il y a bien des ma-
nières différentes d’obtenir des parties, puisque les éléments peuvent être
rassemblés par trois, mais aussi par cinq, ou même ils peuvent tous être
pris, sans qu’il y ait à se soucier de savoir si les parties obtenues par ces
différents choix se chevauchent ou non.
Avec la généralité systématique des mathématiques, il n’y a aucune rai-
son d’exclure des parties ne contenant qu’un élément, la seule difficulté
étant de nature linguistique, car il est gênant de dire que l’on rassemble
les éléments par un, comme on dirait par deux ou par dix. Mais attention !
Il ne faut en aucun cas s’imaginer qu’une partie est un élément du réfé-
rentiel ; c’est un élément de l’ensemble de ses parties.
La distinction entre élément et partie est indispensable, c’est pourquoi
il faut être sur ses gardes. En zoologie et en botanique, il existe des es-
pèces qui sont seules dans leur taxon. On aura tendance à confondre l’es-
pèce et son ensemble d’appartenance pour des raisons de linguistique car
on n’a pas encore pris l’habitude de dire que le genre Gypaète (un oi-
seau) ne rassemble qu’une seule espèce. Par contre, cela ne fait aucun
problème pour les habitués du traitement de texte qui rencontrent sou-
vent cette situation : ce n’est pas parce que, dans un dossier, ne se trouve
qu’un document que l’on doit confondre le dossier avec le document –
confusion d’autant plus facile à éviter que les icônes de dossiers et de do-
cuments ne sont pas identiques. Mais si je vous demande comment on dit
« a » en anglais, suivant que vous considérez qu’il s’agit de la lettre de l’al-
phabet, ou du mot ne contenant que cette lettre, votre réponse sera diffé-
rente. Elle sera soit « a » (prononcez ei), soit « has ». Il n’y a donc pas lieu de
confondre le verbe avoir à la troisième personne du singulier de l’indica-
tif présent avec la lettre utilisée pour l’écrire. Un mot d’une seule lettre
n’a aucune raison d’être pris pour cette lettre.
Toutefois il est prudent de signaler qu’un mot n’est pas un ensemble
de lettres car, entre autres raisons, suivant l’ordre où elles apparaissent, les
mêmes lettres ne déterminent pas le même mot (exemple : sac et cas).

144
LE CÉLÈBRE PARADOXE DES CATALOGUES ET SES CONSÉQUENCES

Tout singleton est d’une autre nature que son unique élément, alors
que chaque partie d’un ensemble est de même nature que cet ensemble.
Maintenant que la prise de conscience a été faite de la différence essen-
tielle entre un élément et l’ensemble auquel il appartient, il faudrait ban-
nir à tout jamais la dangereuse expression « faire partie de ». On induit in-
évitablement des confusions en disant qu’un élément « fait partie » d’un
ensemble alors que, la minute précédente, on a insisté sur le fait qu’un
élément n’est pas une partie. La rigueur des mathématiques aurait à pâtir
d’une formulation contradictoire et, si les professeurs ne surveillent pas
de près leur vocabulaire, les élèves ne peuvent s’y retrouver.
Ces précautions étant prises, il n’est plus jamais question qu’un en-
semble soit un élément de lui-même. Mais gardons-nous de prononcer ces
sages paroles en utilisant une terminologie impropre… et évitons autant
que possible de dire qu’un ensemble ne doit pas « faire partie » de lui-mê-
me puisque par ailleurs il est bel et bien une partie de lui-même.

Exemple à l’appui
Qu’est-ce que l’ensemble de tout ce qui produit des pommes ? Est-ce
« l’ensemble de tous les pommiers » ou « l’ensemble de tous les vergers
contenant des pommiers » ?
Une réponse exclut l’autre car il est interdit de confondre un ensemble
de pommiers et un ensemble de vergers. En effet, un ensemble de pom-
miers peut constituer un verger ; ceci reviendrait, on l’a compris, à
confondre un verger et un ensemble de vergers. On risquerait ainsi de
tomber sur un ensemble se contenant lui-même !
Il faut donc choisir entre les deux solutions. Chacune d’elles convient,
mais elles sont incompatibles. Comme rien ne permet de décider si une
réponse est préférable à l’autre, nous donnerons celle-ci : les questions qui
demeurent sans réponse déterminée sont souvent des questions mal po-
sées. Nous exigerons alors une contrainte supplémentaire, celle de men-
tionner l’ensemble de référence au sein duquel on prélève les éléments. Il
faudrait donc préciser au préalable si ce référentiel est un ensemble
d’arbres (un verger) ou un ensemble d’ensembles d’arbres (un ensemble
de vergers).
Faute de cette précision, l’ensemble de tout ce qui produit des
pommes est aussi inconsistant que l’ensemble de toutes les choses ou que
l’ensemble de tout ce qui existe. Les argumentations portant sur des su-
jets aussi ambigus apportent des réponses pouvant convenir séparément,

145
ORIGINE DE LA LOGIQUE

alors qu’elles sont incompatibles entre elles. Leur amalgame constituerait


un outil efficace pour démontrer n’importe quoi.
Une conclusion s’impose : bon nombre de philosophes ne font rien
moins que de perdre leur temps quand ils tergiversent sur des concepts
qui n’en sont pas, mais aussi lorsqu’ils s’affrontent en utilisant la notion
d’existence sans autre précision.
Avant d’aborder le chapitre suivant, rappelons que toute chose existan-
te signifie toute chose de la réalité. Mais l’ensemble de toutes ces belles
choses nous échappe désespérément.

146
CHAPITRE 8

L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

« Devant la nouveauté, le savant et le profane sont


également inéduqués. »
Victor Vasarely

Vérités universelles et réalité

Le verbe exister est à la base de toutes les discussions philosophiques.


Comme il ne revêt pas forcément le même sens dans la bouche des diffé-
rents locuteurs, mieux vaudrait le définir au préalable.
Peut-on dire que seuls les constituants de la réalité existent, ou que les
idées aussi existent et même, peut-être, celles qui sont irréalistes ? Car nous
avons rencontré des idées dépourvues de sens, comme une température
plus basse que le zéro absolu (par exemple une température de – 300°),
une époque plus ancienne que le plus lointain passé (théorie du Big Bang),
la construction d’un système dépourvu de règles, un ensemble qui se
contiendrait lui-même, notamment l’ensemble de toutes les choses (car un
ensemble est lui-même une chose) et l’ensemble de tout ce qui existe, qui
est pourtant couramment utilisé pour définir l’univers, le monde ou le réel.
Exister est un terme qui intervient si fréquemment en mathématiques
qu’un signe typographique lui a été consacré : $. Lorsque l’on cherche les
propriétés d’un être mathématique, il faut au préalable établir son existence
ou tout au moins la postuler, ce qui aura l’avantage de permettre, au cas où
les conséquences conduiraient à une contradiction, de réfuter son existen-

147
ORIGINE DE LA LOGIQUE

ce. Pour l’instant, ceci ne nous montre rien d’autre que le souci préliminaire
des mathématiciens de mettre systématiquement en question l’existence
d’un être. Mais cette existence n’aurait aucun sens si l’objet mathématique
n’était pas clairement défini comme étant un élément d’un ensemble préa-
lablement donné. Notons que rien ne s’oppose à ce que l’élément en ques-
tion soit lui-même un ensemble ; il appartient alors à un ensemble d’en-
sembles. Il y a une hiérarchie qui ne peut être transgressée sous peine de
monstrueuses aberrations. Ecoutez celle-ci et vous en serez convaincu.
Une femme assez laide, disons-le, vit avec d’autres gens encore plus vi-
lains qu’elle. « Je suis la plus belle femme de la maison » est-elle en droit
d’affirmer. De plus, sa maison étant la plus belle de la région, sa région, la
plus belle du pays et son pays, le plus beau du monde, elle s’exclame sou-
dain : « Je suis donc la plus belle femme du monde ! »
En passant de l’ensemble des occupants de la maison, à l’ensemble des
maisons de la région, puis à l’ensemble des régions du pays, puis à l’en-
semble des pays du monde, on monte dans la hiérarchie déterminée par
ces ensembles. La relation être la plus belle est valable à chaque niveau,
mais devient fausse si on s’amuse à lui faire traverser les étages. Pour ceux
qui connaissent les dessins animés de Tex Avery, ce procédé est très fré-
quent et produit des effets d’extravagance assez efficaces. Sur le dessin est
soudain représenté un incident qui ne peut se produire qu’au moment de
la projection : un poil apparaît sur l’image en copie conforme de ce qui ar-
rive à l’objectif d’un projecteur lorsque la pellicule est poussiéreuse, et
pour aller jusqu’au bout de l’idée, le personnage dessiné se penche et en-
lève rapidement le poil gênant. Il y a passage d’un univers à l’autre exacte-
ment comme dans l’histoire de « la plus belle femme du monde ».
L’existence de l’objet ne peut être dissociée de son appartenance à un
ensemble. Est-on en droit de dire que le personnage du dessin animé exis-
te ? En se référant à la réalité à laquelle appartient le spectateur (qui peut
être vous ou moi), il n’existe certainement pas. S’adressant à un enfant, on
lui dirait qu’il n’existe pas « en vrai ». Pourtant ce personnage existe (puis-
qu’il apparaît) dans ce dessin animé-là.
Cependant, malgré la rigueur exemplaire qui leur est coutumière, les
mathématiciens ne remettent pas en question certains concepts sans les-
quels les mathématiques s’évanouiraient. La notion d’existence est de cet-
te nature et la leçon à en tirer est d’importance : les mathématiques sont
édifiées sur une base de réalisme. Une idée reçue voudrait qu’elles soient
pure construction de l’esprit, comme si tout lien entretenu avec le réel ré-
vélait une faiblesse.

148
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Dire que le réel ne nous est pas directement accessible est une banali-
té. Seuls les modèles qu’il induit dans nos esprits sont saisissables. A tra-
vers eux, nous appréhendons des lois et, à condition de les respecter,
nous pouvons agir sur la réalité. Cependant, aucune implication logique
n’a le pouvoir démonstratif de prouver la réalité de ce que nous appelons
un fait. Dans une suite d’implications, les idées sont enchaînées les unes
aux autres et tout espoir de déboucher sur un fait est parfaitement vain.
Ainsi donc, il faut toujours prendre la précaution de postuler l’extériorité
d’un concept dont on cherche à savoir s’il correspond à une réalité, faute
de quoi on aboutira inéluctablement à se convaincre du contraire.
La logique toute seule n’est pas suffisante pour établir des vérités, si ce
n’est à l’intérieur de la logique. Toute science se construit à partir d’ingré-
dients dont on a préalablement postulé la réalité, c’est-à-dire l’existence.
Puis on examine l’efficacité de ces hypothèses, sans les remettre en cause
dans un premier temps. Mais si elles conduisent à d’interminables contro-
verses, il est sage alors d’envisager leur rejet. Dans le meilleur des cas, on
parviendra à invalider l’existence postulée, ainsi que nous l’avons fait
pour « l’existence de l’ensemble de tout ce qui est réel ».

L’objectivité d’un fait est-elle jamais assurée ?


Généralement un ensemble se définit grâce à une propriété qui carac-
térise ses éléments. Ici, la propriété serait d’exister au sens que lui donne
la culture matérialiste (et spiritualiste) ; en d’autres termes, c’est « être
complètement extérieur à l’esprit qui le perçoit » ou « être objectivement
observable ». Mais l’existence peut aussi être établie par des moyens indi-
rects en la déduisant logiquement d’un fait avéré. Ce n’est pas une mince
affaire, à partir d’une observation, de déterminer quelle en est la propor-
tion d’extériorité et de subjectivité !
Nombreux sont les phénomènes comportant une part relative de sub-
jectivité. Par exemple, une éclipse totale de soleil est perçue comme par-
tielle par les observateurs qui se trouvent dans le voisinage de la zone de
totalité, alors qu’une éclipse de lune est un phénomène objectif car, notre
satellite naturel étant momentanément plongé dans l’ombre de la Terre,
tous les observateurs, où qu’ils soient, le verront obscurci. Les éclipses de
lune débutent au même moment pour tous, celui où la Lune pénètre dans
le cône d’ombre de la Terre, et constituent de ce fait un phénomène indé-
pendant de l’observateur. En revanche, lors d’une éclipse de soleil, les ins-
tants du contact entre le disque lunaire et le disque solaire s’échelonnent

149
ORIGINE DE LA LOGIQUE

en fonction du lieu d’observation. On ne peut donc pas dire qu’une éclip-


se de soleil telle qu’elle se présente dans le ciel soit un phénomène com-
plètement extérieur à l’observateur.
Cet exemple simple met en évidence la difficulté qu’il peut y avoir à
déterminer la part d’objectivité contenue dans une observation. A cette
part seulement on est en droit d’attribuer une existence indépendante. En
l’absence de cette prudence, grand est le risque d’inclure, à tort, dans ce
que l’on appelle un fait, une bonne dose de subjectivité.
La concordance des observations effectuées par différentes personnes
n’est pas forcément le garant d’une parfaite objectivité. A l’époque où l’on
ignorait que la vitesse d’un mobile est relative, on attribuait un statut es-
sentiel à l’immobilité. Ainsi la vitesse zéro était considérée comme intrin-
sèque à tout objet réel, ce qui entraînait les penseurs dans des gouffres de
paradoxes inextricables.
Comme nous sommes condamnés à ignorer quel est le lot de notre
ignorance – dont nous n’omettons cependant pas de reconnaître l’exis-
tence dans son ensemble – il faut toujours s’attendre à découvrir, un jour
ou l’autre, que nous avons sous-estimé l’importance de la subjectivité in-
tervenant dans la description de certains phénomènes.
Certes, le moucheron qui vole devant mon écran d’ordinateur appar-
tient sans ambiguïté à l’ensemble des organismes vivants : il est bien réel.
Mais quand nous parlons de tout ce qui est réel, nous englobons une part
variable et inconnue de subjectivité. L’idéal serait, connaissant cette part,
de pouvoir la retrancher afin d’attribuer au réel le résultat de cette sous-
traction. Ceci dit, nous comprenons peut-être mieux pourquoi l’ensemble
de tout ce qui est réel ne peut prétendre à l’universalité. Aucune réalité
objective ne doit lui être prêtée.
La subjectivité est une enveloppe plus ou moins épaisse qui entoure
un noyau dur. De prime abord, nous ne percevons que l’enveloppe mais,
pour autant que nous ayons envie d’approfondir la question, nous enle-
vons les couches successives en vue d’atteindre ce cœur dont nous avons
au préalable supposé l’existence. Une fois la peau et la pulpe retirées, il se
peut qu’il ne reste plus rien du tout. On aura alors établi que l’entité en
question n’était qu’une illusion. Mais, si quelque chose de consistant sub-
siste, personne ne pourra jamais être certain de l’avoir totalement dé-
pouillé de toute subjectivité. Cependant la probabilité que, là-dessous, se
cache un élément du réel sera renforcée. L’emploi du substantif réel s’ap-
puie sur la croyance en une possible objectivité. Pour chaque cas précis,
elle peut être accessible, comme elle peut ne pas l’être…

150
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Le réel devrait coïncider avec l’ensemble de tout ce qui est objectif,


mais cet ensemble ne peut évidemment pas être lui-même objectif. Donc
considérer le réel dans sa globalité ne peut se faire que de manière sub-
jective. Cette vérité peut se dire autrement : le réel n’est pas un ensemble
ou, si l’on préfère, le réel est inconcevable dans sa totalité. Pour bon
nombre de personnes, dont Stephen Hawking [28], le concept de Dieu re-
couvre celui d’un regard objectif, qui embrasserait la totalité du monde et
des lois qui le régissent. Seul l’ensemble composé de toutes les subjectivi-
tés peut revêtir pareille objectivité. Pour que cette idée de Dieu soit cohé-
rente, il faudrait lui interdire d’accéder aux individus et aux lois autre-
ment que dans leur vérité toute relative.
Ici, ceux qui croient en un Dieu d’amour marquent un point, car
l’amour est un sentiment essentiellement subjectif. A l’inverse, le dieu des
fanatiques qui gratifie les croyants de la connaissance absolue ne pourrait
maîtriser le monde et ses lois. A moins que, par définition, une divinité ne
soit au-dessus des exigences de la logique. En mettant le trop-plein de
leurs contradictions sur le dos des instances célestes, les penseurs mé-
diocres croient se tirer d’affaire.

La totalité de nos subjectivités existe en toute objectivité


La science s’emploie à lever toutes les subjectivités. Celles qui résistent
sont alors enserrées dans des limites qui, elles, peuvent être objectives.
Pensons aux inégalités de Heisenberg. La précision sur la position d’une
particule dépend de la manière dont l’expérience est conçue. La subjecti-
vité y tient sa place puisque l’expérience aurait pu être menée autrement.
La première relation, qui ne dépend pas du type de l’expérimentation, lie
le flou affectant la position au flou qui affectera nécessairement la mesure
de la quantité de mouvement. La deuxième inégalité relie de manière simi-
laire l’indétermination affectant l’énergie de la particule à l’indétermina-
tion concernant sa durée. Ainsi, à l’échelle des particules, le choix dont
dispose l’expérimentateur pour effectuer sa mesure constitue bien une
subjectivité, ce qui diffère singulièrement de nos exigences à l’échelle ma-
croscopique où les différentes approches du réel sont censées converger.
Nous sommes en droit de considérer la totalité de nos subjectivités
comme réelle, quand bien même nous ignorons une immense partie de
son contenu. La notion de vérité universelle ne faisant qu’un avec celle
d’objectivité, nous pouvons donc affirmer qu’il existe au moins une vérité
universelle, puisque l’existence de l’ensemble de nos subjectivités est éta-

151
ORIGINE DE LA LOGIQUE

blie. C’est donc à tort que les relativistes prétendent qu’il n’y a aucune
vérité absolue. Du même coup, aux antipodes, nous assistons à l’effondre-
ment du beau rêve de nombreux positivistes puisque la totalité des lois
universelles relève du mirage.
Du face à face entre ces contraires dissymétriques, il ressort que l’objec-
tivité, disons la vérité, ne peut être atteinte dans sa totalité, puisque l’en-
semble de tout ce qui est objectif ne saurait l’être, alors que la subjectivité
globale a force de vérité universelle (parce que l’ensemble de tout ce qui
comporte un facteur de subjectivité est indépendant de l’observateur).
En conclusion, la constatation d’un fait, ou supposé tel, doit être assor-
tie de l’existence postulée de sa part intrinsèque de réalité (en d’autres
termes, on suppose que ce fait n’est pas un mirage), mais surtout sans
perdre de vue l’existence de la subjectivité (dans sa totalité) quand bien
même, relativement à ce fait, sa proportion en est inconnue.
Avec une grande clarté, Murrey Gell-Mann [29], prix Nobel de phy-
sique, expose les apparentes contradictions de la mécanique quantique
comme provenant du niveau de finesse – traduit en « agraindissement »,
par analogie avec le grain d’une photographie – suivant lequel on scrute
le réel. Une observation « à gros grains » fait perdre de l’information et il
faut tenir compte de cette perte, ce qui ne peut se faire que dans sa totali-
té. Nous voyons combien cette conclusion est conforme aux exigences de
la logique : ce que l’on perd en information ne peut être connu que globa-
lement, puisque tout ce que nous ignorons détermine un ensemble que
nous n’ignorons pas ; alors que ce que l’on gagne ne peut être connu que
ponctuellement, parce que tout ce que nous connaissons détermine un
ensemble que nous ne connaissons pas. En d’autres termes, la totalité du
connaissable est inaccessible à jamais, et de plus, nous ne pouvons avan-
cer dans la connaissance sans prendre en compte l’existence en bloc de
tout ce qui nous échappe. L’ensemble des lois qui régissent l’univers se
dérobera inlassablement, comme le pied d’un arc-en-ciel devant celui qui
cherche à l’atteindre.
Les prises de positions de nos contemporains méritent que l’on s’y at-
tarde, mais celles de nos prédécesseurs aussi.

Où le lecteur est conduit dans une impasse


« L’être est, le Non-être n’est pas. » Que devons-nous penser de cette dé-
claration apparemment redondante de Parménide ? L’être, figurant au sin-
gulier, représente l’ensemble de tout ce qui est. Alors, cet ensemble ne

152
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

peut être. Donc Parménide avait tort quand il admettait l’existence de


tout ce qui est.
Et le Non-être, est-il ou n’est-il pas ? Aujourd’hui on parle du Néant
comme étant l’ensemble de tout ce qui n’existe pas. Si le Néant n’existait
pas, il serait alors un élément du Néant. Impossible, ou plutôt : inaccep-
table ! Donc le Néant existe bel et bien. Parménide a tout faux. Nous le
prierons de revoir sa copie et de bien vouloir remplacer sa déclaration
par : « L’être n’est pas, le Non-être est. »
Mais que voilà une conclusion inattendue ! Cette apparente lapalissade
de Parménide serait donc fausse et l’apparente contradiction à laquelle
nous arrivons serait correcte ? Le lecteur ressent sûrement une légère irri-
tation, comme si quelque chose ne tournait pas rond. Et pourtant, la chaî-
ne déductive semble irréprochable. Exprimons-la en d’autres termes.
Nous avons vu pourquoi l’ensemble de tout ce qui existe ne peut exis-
ter. Il appartient donc au Néant. Qu’y a-t-il dans le Néant ? Rien. Donc l’en-
semble de tout ce qui existe est identique à rien. Alors, si dans Rien se
trouve tout ce qui existe, reconnaissons que ça fait vraiment trop. Nous
sombrons dans l’absurde.
La faille de ce raisonnement, qui ressemble à une boutade, ne se situe
pas dans l’enchaînement logique, mais provient de l’emploi du verbe exis-
ter comme si c’était une propriété déterminant l’appartenance à un en-
semble. Lorsque exister recouvre le sens d’être réel (donc objectivement),
sa négation « ne pas exister » devrait plutôt signifier « exister avec une pro-
portion inconnue de subjectivité ». Ainsi l’ensemble de tout ce qui existe
objectivement, qui est souvent appelé l’Univers, ne pouvant avoir d’exis-
tence objective, est nécessairement une notion empreinte de subjectivité.
Pour les choses, il y a donc plusieurs manières d’exister. Mais cela est vrai
pour les choses seulement. Ce n’est vrai ni pour vous ni pour moi, ni pour
aucun organisme. L’existence d’un individu est parfaitement objective et
là réside sans doute une différence essentielle entre le vivant et l’inerte.
Platon avait attaqué la déclaration incriminée de Parménide, en pre-
nant pour le verbe être le sens où il est suivi d’un attribut, comme par
exemple, « être bleu ». De cette manière, aucune polysémie n’affecte sa né-
gation. De la sorte, Platon avait adopté tacitement le concept de propriété
caractéristique qui est à la base de la théorie des ensembles, ce qui le
conduisit, on s’en doute, à la déclaration « le non-être est ».
Penser au réel comme à une entité objective conduit à des contradic-
tions insurmontables et il n’y a pas lieu de s’étonner que les physiciens en
viennent à découvrir que « le réel est voilé » (Bernard d’Espagnat), que la

153
ORIGINE DE LA LOGIQUE

théorie de Tout est à jamais illusoire (John D. Barrow) ou que l’Univers


n’est pas unique (Stephen Hawking).
Le problème des « conditions initiales de l’Univers » se manifeste par
l’incapacité dans laquelle se trouvent les théoriciens à répondre à la ques-
tion de savoir pourquoi les constantes de la physique ont les valeurs
qu’elles ont. Aucune loi n’a jamais été trouvée permettant d’établir que la
vitesse de la lumière dans le vide doit avoir la valeur que l’on mesure ou
que le neutron a nécessairement la masse que l’expérimentation révèle.
Ces valeurs semblent donc indépendantes des lois de l’univers.
Comme nous sommes forcés de rejeter la définition selon laquelle
l’univers serait « l’ensemble de tout ce qui existe », proposons alors de lui
substituer celle-ci :
L’Univers est l’ensemble de tout ce qui n’est pas autonome, donc de
tout ce qui est lié, fortement ou faiblement.
Cette totalité est alors forcément autonome et, en conséquence, les
constantes de la physique doivent avoir des valeurs contingentes. Ainsi
nous pourrons parler de l’Univers de manière non contradictoire. Il est
donc très imprudent d’en parler sans avoir pris la précaution de le définir
au préalable.
Mais, disons-le bien fort, l’habitude de concevoir le réel comme un tout
n’aurait jamais dû survivre à Bertrand Russel. Il est urgent de se débarras-
ser de ces « concepts » contradictoires si l’on ne veut pas se battre contre
des moulins.
Décidément, l’existence refuse de se couler dans notre moule de per-
fection. Mais qu’est-elle au juste ?

Les différentes significations du verbe exister


Pour Platon, l’ultime réalité est faite d’idées ; pour Kant, elle est faite de
l’essence inaccessible des choses dont nous avons connaissance grâce
aux phénomènes sensibles ; pour beaucoup de scientifiques, l’ultime réali-
té est plus ou moins confuse et ne peut être appréhendée que par une
tentative d’unification des phénomènes que l’on observe. Ainsi, par la fau-
te des habitudes verbales, suivant que l’on se réfère aux idées ou aux faits,
l’usage est de mentionner dans quel sens on emploie le verbe exister : au
sens platonicien ou au sens kantien.
Dans le domaine de la réalité platonicienne, les idées doivent être non
contradictoires pour avoir droit d’existence. Ainsi, les formulations dé-
pourvues de sens citées plus haut n’expriment aucune réalité au sens pla-

154
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

tonicien. Mais comment savons-nous qu’une température de – 300 degrés


Celsius est inconcevable, si ce n’est pour avoir manipulé des gaz et avoir
constaté qu’ils procèdent à leur manière et non pas forcément comme
nous l’avions supposé ? Le comportement de la matière n’est pas soumis à
notre seul bon vouloir. Cette constatation triviale nous conduit à supposer
qu’elle obéit à des lois qui sont indépendantes de l’expérimentateur.
Notamment exprimer qu’une « température de moins 300 degrés » n’exis-
te pas pourrait se faire d’une manière plus rigoureuse : « Aucune mesure
de température n’atteindra jamais – 300 degrés. » Après avoir défini cor-
rectement l’ensemble des températures, on établit que – 273 degrés
Celsius est la température la plus basse qui puisse être atteinte, donc
– 300 degrés n’appartient pas à l’ensemble des températures. Ce n’est
tout simplement pas une température !
Quand une chose apparaît, l’usage est de dire qu’elle « se » manifeste, ce
qui suppose qu’elle préexistait à toute possibilité d’observation. Son exis-
tence a donc été postulée implicitement. C’est tout un engagement philo-
sophique, celui de Kant, qui est contenu dans cette manière habituelle de
s’exprimer. Mais nous sommes dans l’embarras pour parler de l’inexisten-
ce de « quelque chose », car dire qu’elle ne « se » manifeste pas présuppose
l’existence du quelque chose que signifie le mot se. Reprenant l’exemple
précédent, il serait contradictoire de déclarer qu’une température de
– 300 degrés ne se rencontrera jamais. On ne peut attribuer la moindre
existence à une signification illusoire, pas même à titre potentiel. C’est de
la non-existence à l’état pur. Pour descendre en dessous du zéro absolu, il
faudrait que l’agitation des atomes devienne inférieure à l’immobilité.
Bien que les mathématiciens utilisent le signe $ pour mettre en évidence
l’existence d’un objet sur laquelle repose une démonstration, on rencontre
très souvent le verbe exister (en toutes lettres) dans leurs textes, comme si
ce mot s’y était glissé subrepticement. Il intervient alors dans son sens habi-
tuel, en dehors de tout souci de vérification. Sa signification est, dans ce cas,
proche de « apparaître » alors que le signe existentiel cité plus haut est réser-
vé à un élément dont l’appartenance à un ensemble est postulée ou démon-
trée (exemple : le point d’intersection de deux droites, chaque droite étant
considérée comme un ensemble de points).
Pourquoi le verbe exister recouvre-t-il deux sens différents, celui d’ap-
partenir à un ensemble connu (à condition qu’il ne soit pas vide !) et ce-
lui d’apparaître ? Sans doute cette fusion est-elle légitime, car elle est is-
sue du quotidien. Si un jour un chat apparaît à mon regard, celui que je
vois le lendemain lui ressemble suffisamment pour que j’en vienne à me

155
ORIGINE DE LA LOGIQUE

douter qu’il s’agit du même chat. Je peux alors me dire que le chat qui
m’est apparu deux fois, aurait pu, si je l’avais voulu, m’apparaître trois fois
ou un nombre quelconque de fois. Ainsi, il y a quelque chose qui m’appa-
raît indépendamment du nombre de ces apparitions. Ce quelque chose ne
dépend donc pas du fait que je l’ai vu car j’aurais pu le voir zéro fois. On
appelle cela exister ou, ce qui est synonyme, être réel. Insistons bien sur
ce fait : une chose peut exister sans m’apparaître pour autant, ni sans ja-
mais apparaître à personne. Cependant, pour les adeptes d’un courant de
pensée réducteur, seul ce qui apparaît a droit d’existence. Sans doute
n’ont-ils jamais entendu parler des espèces restées inconnues à ce jour.
Remarquons que l’enchaînement d’inférence serait identique si, plutôt
que d’un animal ou d’une plante, il s’agissait d’une relation qui n’aurait
pas encore été découverte.

Les relations ne sont pas moins réelles que les choses


Pour concrétiser, pensons à la relation « plus petit que… ». Chaque fois
que je rencontre un moineau et chaque fois que je rencontre une buse, la-
dite relation m’apparaît. J’en conclus, comme précédemment, qu’elle est
indépendante de mon observation et je dis que cette relation entre la
taille des moineaux et celle des buses existe. Que l’existence de cette rela-
tion précède la connaissance que peut en avoir un humain est une ques-
tion dont nul ne se préoccupe. Il est vraisemblable que les moineaux
étaient déjà plus petits que les buses bien avant la présence de l’homme
parmi eux, donc la relation existait avant qu’aucun esprit n’ait songé à
l’expliciter. La réalité d’un objet ne devrait pas poser plus de questions
que la réalité d’une relation.
A titre d’exemple, regardons la relation qui apparaît entre l’addition et
la multiplication. Il est vrai que a + b = b + a et il est tout aussi vrai que
a · b = b · a ; une propriété commune apparaît : la commutativité. Cette res-
semblance « existait-elle » avant que l’homme ne fasse des mathématiques ?
Ces questions-là conduisent inéluctablement au réalisme platonicien si on
accepte qu’elles aient pu exister avant d’être perçues. Seul importe le fait
que la relation s’impose, sans que personne n’ait eu le droit de la choisir.
On pourrait dire qu’elle s’impose d’elle-même, ce qui exprime clairement
qu’une existence préalable à son apparition au sein des mathématiques
lui est attribuée. Quand il est dit qu’il existe une correspondance entre
l’addition et la multiplication, on ne change rien au sens de la phrase en
disant : il apparaît une correspondance…

156
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

L’existence d’une relation ou de n’importe quelle loi est une abstrac-


tion, dans le sens où, pour en parler, on l’isole de son contexte. La relation
« est plus petit que » peut relier un moineau et une buse, mais on peut aus-
si bien l’appliquer à d’autres couples d’éléments. S’agissant d’une relation,
on est conscient de la part d’abstraction que l’esprit opère pour l’isoler
de son contexte, tandis que, quand il s’agit d’un objet matériel, on oublie
complètement l’opération de découpage opérée par l’esprit (chap. 2,
p. 47 et ss). « Arbre » et « plus petit que » ont au même titre leur part de réa-
lité kantienne et platonicienne, car leur découpage est une opération
mentale. Cependant, pour les objets matériels, on oublie la participation
de l’esprit alors que pour les relations, personne n’en doute. Il se pourrait
que la nature abstraite de ces dernières soit plus facile à appréhender car
elles n’ont pas de forme spatiale.

Ne jamais oublier de postuler la réalité !


Les relations ne tombent pas sous le sens comme les objets matériels
et de plus, il est bien rare que la présomption d’existence se confirme par
voie de démonstration. Généralement le mieux que l’on puisse espérer est
de ne voir aucune contradiction en résulter. En effet, nous avons pu éta-
blir la non-existence de différents « concepts », mais la condition prélimi-
naire était, bien évidemment, d’en avoir postulé l’existence. Si nous met-
tons en regard ces deux conclusions, une dissymétrie apparaît entre le
verdict de la réfutation et la longue perplexité qui précède la confirma-
tion. Ceci doit nous encourager à postuler la réalité d’un phénomène ou
d’un concept étudié plus souvent que nous n’en aurions envie. En l’absen-
ce de cette précaution, nos études risquent d’établir qu’il n’y a que des
vues de l’esprit.
Comme nous l’avons dit, la spéculation de réalité provient de la possi-
bilité d’observation (ne pas confondre avec l’observation elle-même qui
est de nature mentale), cette opération exigeant un sérieux effort d’objec-
tivité. On ne va évidemment pas perdre son temps à postuler l’existence
de choses qui n’apparaissent à personne ou seulement aux gens pourvus
d’un tempérament particulièrement fragile.
En physique, lorsqu’une théorie se trouve contredite par les faits, on
est amené à la remanier. En 1930, la nécessité d’imaginer une particule in-
connue jusqu’alors, se fit sentir. On ne déclara pas pour autant qu’elle
existait, mais on ne fit que poser l’hypothèse de son existence. Encore fal-
lait-il l’observer. Tel fut le déroulement qui a préludé à la découverte du

157
ORIGINE DE LA LOGIQUE

neutrino : il fut d’abord supposé par W. Pauli, mais il a fallu attendre qu’un
faisceau de ces hypothétiques particules produise des effets observables,
en 1956, pour que la communauté scientifique convienne de sa réalité.
C’est dans cette attitude, face à la notion d’existence, que réside l’essen-
tiel de la différence entre les disciplines dites mathématiques et physique.
Les deux constructions sont basées sur les mêmes principes de logique,
mais les mathématiciens ne se laissent pas emprisonner par les diktats de
la réalité empirique. On pourrait dire que les mathématiques sont la phy-
sique de l’imaginaire.

Le lien entre la physique et les mathématiques


Etant donné que la physique cherche à modéliser le réel, alors que les
mathématiques se libèrent de cette tutelle, il est justifié de se demander
d’où vient que ces deux disciplines sont basées sur les mêmes fondements
logiques. Dans le chapitre 2, nous avons analysé les mécanismes d’acquisi-
tion des connaissances. Muni d’un « programme » d’unification, l’esprit inter-
prète la réalité, la découpe en entités qui sont des objets, des événements,
des relations. Le cerveau humain a, en plus de ce qui vient d’être énuméré,
la possibilité de réactiver ce traitement d’information à un deuxième ni-
veau, en y faisant entrer les modèles élaborés par le premier niveau (objets,
événements, relations causales) pour les composer à leur tour en d’autres
entités : les modèles explicatifs. Or l’espace au sein duquel nous évoluons
possède certaines propriétés que nous intégrons au fil du vécu, ce que
Henri Poincaré avait déjà compris il y a presque un siècle [4].
Dès les premiers jours de notre existence, nous sommes tous plongés
dans le même espace, l’apprentissage est donc le même pour chacun.
Cette identité entre les individus, quelle que soit leur appartenance cultu-
relle, nous entraîne à tort vers la croyance en une connaissance innée des
lois de l’espace. Ce dogme est véhiculé par les psychologues lorsqu’ils
parlent de « construction de l’espace », une terminologie fort déplaisante
pour des réalistes pour lesquels l’espace préexiste à l’esprit.
Tous les enfants n’étant pas immergés dans le même environnement
linguistique, personne ne prétend qu’ils viennent au monde avec un cer-
veau spécialement programmé pour leur langue maternelle. Si, dans le
monde entier, il n’y avait qu’une seule langue, nombreux seraient ceux
qui soutiendraient qu’une langue naturelle est inscrite dans le génome hu-
main – comme le font un peu hâtivement certains linguistes au sujet de la
syntaxe, à la suite de Noam Chomsky.

158
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Peu de gens sont conscients que « notre » espace a des propriétés qui
lui sont propres. Parce que nous y sommes habitués, et surtout parce
qu’elles sont les mêmes pour tous, elles nous paraissent évidentes et nous
serions portés à croire, comme Kant, qu’elles proviennent de notre esprit.

Espaces euclidiens et non euclidiens


Par la vertu des équations, les mathématiciens représentent toutes
sortes d’espaces et calculent certaines de leurs propriétés. De leur côté,
les astrophysiciens ont mesuré les paramètres du contenu matériel de l’es-
pace cosmique à différentes distances et ont pu en déduire que sa cour-
bure actuelle est à peu près nulle. C’est à peu de choses près ce que l’on
appelle un espace euclidien.
Pour pallier l’incapacité de se représenter mentalement un espace à
trois dimensions qui serait courbe, une analogie ne comportant que deux
dimensions peut être bénéfique : la surface d’une sphère a une courbure
d’autant plus faible que son rayon est grand. Dilatée à l’infini, elle devien-
drait plate et représenterait un espace euclidien à deux dimensions. Mais
notons toutefois que cette sphère surgie des tréfonds de notre imagina-
tion, flotte dans un substrat tridimensionnel qui, malgré nos efforts déses-
pérés, demeure lamentablement euclidien ou « plat ».
Une comparaison avec l’idée du monde tel que les anciens se le repré-
sentaient n’est pas dépourvue d’intérêt. N’imaginaient-ils pas que l’espace
à deux dimensions sur lequel nous évoluons était euclidien ? Si la Terre
était plate, elle serait soit sans limite, mais alors infinie, soit limitée par un
bord et ne serait pas infinie. Ce bord était supposé circulaire, au grand
dam d’Hérodote qui ne voyait pas pourquoi cette limite devrait être
« comme si elle était faite au tour ». Au-delà du bord, qui aurait-il ?
Mystère !… Pour Job, ce serait de l’eau et des ténèbres :
Il a tracé un cercle à la surface des eaux,
Comme limite entre la lumière et les ténèbres,
Les colonnes du ciel s’ébranlent,
Et s’étonnent à sa menace.
Cette étendue plane, dont l’immensité se perd dans les ténèbres, est-el-
le sans limite ? Mais dans ce cas, elle serait infinie… Ou bien est-elle limi-
tée ? Mais alors, surgit la question : « Qu’y a-t-il au-delà ? »
Quel n’est pas notre bonheur de pouvoir répondre à cette interroga-
tion ! Non seulement la Terre n’a pas de limites, mais son étendue n’est
pas infinie. Nous savons même que sa surface mesure 500 000 000 km2.

159
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Aucun érudit vivant à l’époque de Job ne nous aurait crus si nous étions
venu lui tenir pareil propos car, pensant à un espace euclidien à deux di-
mensions (une surface plane), les propriétés « pas de limite » et « étendue
infinie » sont équivalentes. D’ailleurs ne disons-nous pas indifféremment
illimité ou infini ainsi que limité ou fini ?
Quand nous pensons à notre espace à trois dimensions, nous commet-
tons exactement la même erreur que nos aïeux. Aux mêmes questions, les
mêmes réponses… Si nous imaginons les « confins de l’univers », la ques-
tion lancinante de savoir ce qui se cache au-delà nous tourmente. Alors
mieux vaut supposer que notre univers (notre espace) n’a pas de bord et
ainsi la question devient caduque. On imagine que, si loin que l’on puisse
aller, jamais on ne rencontrera de limite et que, par conséquent, l’espace
est infini. Malheureusement ce raisonnement est faux !
Revenons donc sur terre. Pensons à notre planète. Elle est sphérique, sa
surface ne possède aucune limite et n’est pas infinie. Cela ne nous appa-
raît nullement contradictoire car nous savons nous la représenter comme
une sphère plongée dans l’espace. En revanche, pour les anciens qui se la
représentaient plate, c’est-à-dire euclidienne, il y aurait eu contradiction
dans leur esprit entre sa finitude et l’absence de toute limite. Ils auraient
repoussé violemment l’idée qu’elle pût être à la fois finie et illimitée. Nous
sommes, pour l’espace à trois dimensions, exactement dans la même situa-
tion qu’eux et nous devons admettre que l’absence de limites n’impose
pas à notre espace d’être infini. Dans un espace dit sphérique, c’est-à-dire
analogue à ce que serait une sphère avec une dimension de plus – donc
impossible à imaginer – l’absence de limites n’implique pas l’infinitude.
Dire que l’espace est fini, ne revient pas à déclarer qu’il a une limite.
L’affirmation de sa finitude n’autoriserait pas en retour la question naïve
qui vaudrait pour un espace euclidien : « Mais au-delà, qu’y a-t-il ? » Voilà
pourquoi il faut s’efforcer de ne jamais utiliser le mot « limité » pour fini.
Le lecteur se rappelle sans doute de la question « mais, avant l’origine du
temps, qu’y avait-il ? » Nous en avons longuement parlé au chapitre 5.
« Avant le début du temps » est auto-contradictoire, car si le temps a un
début, alors avant ce début ne peut être dans le temps. Sur le même mo-
dèle, on ne peut dire « au-delà de limites inexistantes » car, si les limites
n’existent pas, il n’y a ni en deçà ni au-delà.
Ces deux questions sont d’une égale ingénuité et n’ont pas lieu d’être
posées. Elles demeureront à tout jamais sans réponse. Leur incongruité est
aussi flagrante que celle qui consisterait à demander si un chauve préfère
avoir la raie au milieu ou sur le côté.

160
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Pour donner une idée des propriétés que peuvent avoir en propre des
espaces de formes différentes, représentons-nous un circuit qui serait tra-
cé sur un plan ou sur la surface d’une sphère. A la condition qu’il ne se re-
coupe pas (en O et non en forme de 8), ce trajet partagerait la surface en
deux parties distinctes. En revanche, si nous vivions à la surface d’un tore
(pensons à un pneu), il y aurait moyen de découper cet espace suivant un
chemin fermé qui ne délimiterait pas deux régions distinctes (par
exemple en suivant un méridien).
Au lecteur qui aimerait en savoir un peu plus sur les propriétés d’un
espace courbe, proposons de prendre un crayon et une feuille de papier.

Le lecteur mis à contribution


Commençons par signaler qu’une feuille de papier représente un espa-
ce à deux dimensions et que, comme elle est plane, elle constitue un espa-
ce euclidien. Tout d’abord, il faudrait que le lecteur découvre qu’il n’a pas
la liberté de dessiner n’importe quoi car il est emprisonné par les proprié-
tés de l’espace plan. Exemple : essayez de tracer une carte de géographie
imaginaire contenant cinq pays dont chacun touche les quatre autres sui-
vant une frontière qui ne se réduise pas à un point. Oui, essayez ! Vous
vous apercevrez bien vite que c’est impossible sur un plan, car quel que
soit le découpage que vous opérez, un pays se retrouve toujours isolé et,
de ce fait, il ne touchera jamais plus de trois pays. On ne peut pas faire au-
trement, même en essayant pendant des heures…
En revanche, sur un tore, ce serait possible. Voici une solution, parmi
bien d’autres, valable pour le tore (fig. 3) : en traçant trois méridiens (com-
me des rondelles de saucisson), vous partagez sa surface en trois régions
tubulaires dont chacune a une frontière commune avec les deux autres ;
gardez-en deux intactes et découpez la troisième en trois morceaux, à l’ai-
de de trois parallèles (qui sont donc perpendiculaires aux méridiens). La

Figure 3

161
ORIGINE DE LA LOGIQUE

surface du tore se trouve de la sorte partagée en cinq régions, les deux


premières (en forme de tuyaux) et les trois nouvelles (en forme de rec-
tangles). Remettez ces cinq régions en place pour reconstituer le tore ini-
tial. Il est facile de s’assurer que chacune a une frontière commune avec
les quatre autres. Ainsi, on peut découper la surface d’un tore suivant une
consigne qui serait parfaitement inapplicable sur un plan.
Regardez les carrelages effectués sur un sol plan : ils peuvent se réaliser
avec des carreaux carrés ou rectangulaires. Puis regardez un pavage fait
avec des tommettes hexagonales. L’un comme l’autre pourrait se répéter
aussi loin que l’on veut.
Vous distinguez trois sortes d’objets : des polygones (à quatre côtés
pour les carrés ou à six côtés pour les hexagones), des côtés et des som-
mets. De chacun des sommets partent quatre côtés pour le premier carre-
lage et trois côtés pour le second. Pourriez-vous tracer un pavage avec des
triangles et six côtés partant de chaque sommet ? Certes oui, car cette troi-
sième manière de paver un plan, bien que très inhabituelle, constitue avec
les deux premières, les trois seuls pavages réguliers du plan (fig. 4). Mais
avec des pavés pentagonaux et en imposant qu’il y en ait quatre répartis
autour de chaque sommet, on obtiendrait bien vite des pavés en sur-
nombre et, afin de compenser cette surabondance, il faudrait qu’ils soient
de plus en plus étroits pour parvenir à être casés (fig. 5). Si on découpait

Figure 4

162
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Figure 5

dans du papier ces pentagones réguliers tous égaux et si on les collait


bord à bord, toujours de sorte qu’il y en ait quatre qui se répartissent au-
tour de chaque sommet, ils ne pourraient rester sur un plan, mais la surfa-
ce obtenue gondolerait comme un pétale d’œillet ou une feuille de scaro-
le. Cette surface ne serait pas euclidienne.
Ainsi les pavages réguliers que l’on peut faire sur une surface dépen-
dent de la forme de cette surface. Par exemple, on ne pourrait couvrir tou-
te la surface d’un œuf ni par un quadrillage, ni par un réseau hexagonal
comme on le fait sur un plan. Cependant on y tracerait aisément la struc-
ture du ballon de football composée de douze pentagones et de vingt
hexagones alors qu’elle est irréalisable sur un plan. (Notons que la nature
l’a inventée avant l’homme car cette structure est celle de la molécule de
fullerène où soixante atomes de carbone sont groupés.)

Espace et logique
En passant de 2 à 3 dimensions, la diversité des formes se multiplie.
Mais ce qui importe pour l’instant, c’est d’être bien convaincu que l’espa-
ce dans lequel nous évoluons a des propriétés spécifiques, qui ne dépen-
dent pas de notre bon vouloir. Ce n’est pas nous qui construisons l’espa-
ce, c’est l’espace qui nous construit.
Nous voici à même de montrer que ses règles, en forgeant notre esprit,
ont engendré notre logique. Les lois de la logique nous sont révélées par
le dialogue que nous établissons avec l’espace lorsque nous déplaçons
des objets.

163
ORIGINE DE LA LOGIQUE

A ce stade, il faut reconnaître la contribution du philosophe mathémati-


cien lausannois Ferdinand Gonseth qui affirmait que la logique était la phy-
sique de l’objet quelconque [30]. Les propriétés familières des objets dé-
pendent des propriétés de l’espace dans lequel nous agissons. En dernière
instance, les lois de la physique classique sont assujetties aux propriétés de
l’espace, tout comme les lois de la logique que nous intériorisons. Mais
pour franchir ce pas, il faut avoir postulé au préalable que l’espace est réel.
Nul ne vient au monde en possédant la logique, pas plus qu’en
connaissant les lois de l’espace. J’en veux pour exemple le petit jeu
« Coucou, le voilà ! » auquel l’adulte se livre, en pénétrant par osmose dans
la pensée du petit enfant qui croit se dérober à son regard en cachant ses
yeux avec les mains. Avant ce stade, le petit enfant croyait qu’il lui suffisait
de fermer les yeux, donc de ne pas voir, pour ne pas être vu. Un jour évi-
demment, il découvre qu’une porte ou un mur le dissimule et il applique
la méthode en utilisant ses mains ou n’importe quel autre objet qu’il inter-
pose entre ses yeux et la personne qui le regarde. Dans un espace où la lu-
mière pourrait prendre plusieurs chemins pour aller d’un point à un
autre, par exemple en se réfléchissant sur des miroirs – tout comme il y a
des configurations de terrain pour lesquelles l’eau peut s’écouler par plu-
sieurs trajets pour aller d’un point à un autre – l’enfant devrait découvrir
une autre tactique pour se cacher. Ainsi il apprend ce que signifie être
d’un côté ou de l’autre d’un obstacle. Petit à petit sa relation avec l’espace
s’enrichit des propriétés de situation qui sont attachées aux objets qu’il
peut toucher. Il constate que sa balle est dans la cuisine tout en n’étant
pas en même temps dans le jardin. Personne ne vient au monde avec cet-
te connaissance. Ce n’est que l’expérience qui nous apprend que, pour un
objet, être dans la cuisine est incompatible avec être dans le jardin.
Cette impossibilité n’est autre qu’une implication. En effet, parlant de la
balle, être dans la cuisine fi ne pas être dans le jardin. Il s’agit bien
d’une propriété de l’espace, si banale soit-elle.
La logique des propositions peut se retrouver à partir de points tracés
dans des domaines spatiaux, représentation utilisée dans les diagrammes
d’Euler-Venn, dits « patates » en jargon scolaire. Cette correspondance n’est
nullement fortuite, elle manifeste tout simplement la dépendance des
règles de la logique à l’égard des lois de l’espace, cet espace dont les pro-
priétés sont indépendantes de notre esprit. En d’autres termes, elles ap-
partiennent au réel. Les règles de la logique, que nous intériorisons, pro-
viennent du vécu et jouissent donc de la propriété non contradictoire
d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’esprit (chap. 3, p. 71).

164
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Il ne faut donc plus s’étonner que les mathématiques permettent de for-


maliser la physique. Quel est le lien entre les raisonnements mathématiques
et le réel, si ce n’est la logique ? Suivant des enchaînements que l’on n’a au-
cune liberté de choisir, les mathématiques s’occupent d’objets imaginaires.
Quand ces objets sont réels, il ne s’agit plus vraiment de mathématiques,
mais de physique. Le lecteur comprend sans doute pourquoi nous avons dit
plus haut que les mathématiques sont la physique de l’imaginaire. Ces deux
disciplines ne diffèrent que par la nature des objets qu’elles manipulent,
mais leurs enchaînements déductifs sont identiques. En quelque sorte, l’uni-
vers des mathématiques est à l’opposé de l’univers onirique car, à de très
rares exceptions près, la logique fait défaut dans les rêves et tous ces objets
au comportement étrange – ils peuvent se trouver à la fois dans la cuisine
et dans le jardin – ne sont généralement pas des objets imaginaires.
L’explication la plus communément invoquée revient à imputer cette
absence de structures logiques à un état de moindre performance du cer-
veau en état de sommeil, ce qui suppose toutefois qu’un enchaînement ri-
goureux des séquences serait plus contraignant. Mais ce préjugé ne coule
pas de source car, au cours des rêves, la production d’images mentales en
couleur, de dialogues, de timbres de voix, de regards, de sentiments, d’inten-
tions, est nettement plus coûteuse que la production de la cohérence spa-
tio-temporelle. Sachant que, durant le sommeil paradoxal, le système mo-
teur est inhibé, la question à creuser serait de savoir si l’accès au réseau de
neurones assurant le déroulement non contradictoire des séquences du rê-
ve ne serait pas inhibé lui aussi, d’autant que la fonction de ce réseau est ac-
quise par l’expérience motrice. Ce n’est peut-être pas une simple coïnci-
dence. Avis aux spécialistes !
Déjà dans l’Antiquité, une vague ressemblance entre les lois de l’espace
et celles du raisonnement avait frappé les esprits. Plus tard, Kant y vit le
sceau des catégories de l’entendement et de la sensibilité où, selon lui, elle
puisait son origine. Bergson aussi s’étonnait de certaines analogies, mais
c’est Piaget qui a permis de comprendre que l’adéquation entre l’esprit et le
réel n’était pas fortuite, le premier provenant du second. « L’intelligence sen-
sori-motrice est à la source de la pensée… » [31] disait-il, ce que nous com-
prenons mieux si la logique avec laquelle fonctionne notre esprit est le re-
flet fidèle des lois de l’espace. Il est clair que, tant que l’on croyait que la
raison nous venait de Dieu, il était difficile de l’attribuer aux lois de l’espace.
L’universalité de la raison, qui n’a rien d’extraordinaire, tient à la simila-
rité de l’apprentissage qui s’est opéré par chacun de nous au sein du mê-
me espace.

165
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Il n’est donc pas étonnant qu’une autre logique se dévoile lorsque l’on
scrute l’infiniment petit. En admettant que, à d’autres échelles, l’espace ne
soit pas euclidien, comme le propose l’astrophysicien français Laurent
Notale, il pourrait être pourvu de propriétés très différentes de celles que
nous connaissons, notre logique n’a a priori aucune raison de s’y appli-
quer. Et c’est bien ce que l’on constate avec la troublante mécanique
quantique. Qu’on se le dise, si elle est si déroutante, ce n’est pas sa faute,
mais certainement la nôtre. C’est notre esprit qui est inadapté à l’infini-
ment petit… Forts de cette constatation, nous voici à l’abri de la tenta-
tion, à laquelle tant de savants succombent, de nier la réalité de l’espace et
des phénomènes qui s’y déroulent à très petite échelle.
Dès que des contradictions pointent le bout du nez, il se trouve tou-
jours des penseurs pour remettre le réalisme en cause. C’est simplement
parce qu’ils ignorent le bénéfice que l’on peut tirer d’une hypothèse sup-
plémentaire d’existence. Si elle ne convient pas, il sera toujours possible
de la rejeter le moment venu. L’outil que nous détenons nous délivre de
toute retenue à l’égard de la métaphysique.

Le mythe de la création ex nihilo


Qui parmi nous n’a pas eu en tête « l’idée » de Dieu, créateur de toute
chose ? L’ensemble de toutes les choses étant lui-même une chose, cet en-
semble est une aberration. Qu’on le veuille ou non, il faut avoir l’honnête-
té de convenir que la notion, si répandue, d’un dieu créateur de toutes les
choses est lamentablement superficielle. Le moment est venu où il n’est
plus besoin de se torturer l’esprit dans l’espoir de comprendre l’incom-
préhensible. Les options débouchant sur l’affirmation que l’univers a été
créé par un dieu (par exemple celui de la Bible, créateur du jour et de la
nuit) dont l’existence a une durée infinie ou qui se serait créé lui-même,
avec tout le cortège d’arguties qu’elles entraînent, deviennent caduques
et il est douteux que les amoureux de la non-contradiction puissent le re-
gretter. La question lancinante que les enfants se posent, car ils ne com-
prennent pas comment Dieu a pu se créer lui-même, est étouffée par la
réponse circulaire qu’on leur apporte : « C’est un mystère, une chose que
les hommes ne peuvent comprendre » – ce qui sous-entend que seul Dieu
peut le comprendre. Pour autant que nous ayons gardé la sincérité de
notre petite enfance, nous éprouvons un grand soulagement à découvrir
que notre trouble provenait de l’inconsistance logique des réponses don-
nées par nos parents. En revanche, nous devons reconnaître que les pen-

166
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

seurs de l’ère préscientifique ne disposaient pas, comme nous, des


connaissances qui auraient pu leur permettre de postuler autre chose que
l’existence d’un Créateur. Leur seul tort a été de l’ériger en dogme.
Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour s’écrier : « Non, ce n’est pas Dieu qui
a créé le monde, c’est le Hasard ». D’autres donneront au Principe Créateur
l’appellation de Cause Première. Peu importe son nom dès lors que l’argu-
mentation reste inchangée ! Affirmer que le hasard est à l’origine du monde
n’a pas plus de sens que n’importe quelle autre cause initiale. Ce n’est pas
le nom dévolu à cette cause qui conduit à une impasse, mais cette re-
cherche elle-même. Si le Hasard était la cause première, il jouerait le même
rôle que le Dieu créateur. Puisque l’ensemble de tout ce qui est réel ne peut
être réel, il serait la cause première de quelque chose qui n’existe pas.
La question classique de l’existence de Dieu, prise dans le sens d’Esprit
créateur du Tout, a besoin d’être reformulée sous peine d’être une absur-
dité. Nous avons été habitués à pléthore de moyens détournés pour dire,
en toute innocence, que ce dieu-là est un non-concept. Des aphorismes
comme « Dieu est Celui qui existe par rapport à lui-même » ou « l’ultime
réalité, c’est Dieu », ou encore « Dieu est celui qui est » blessent la raison.
Nous voilà fixés sur ce que l’on ne peut dire sans faire de graves en-
torses à la logique. Dans tous les cas si, avant de citer Dieu, on prenait la
précaution de définir de quel concept il s’agit, bien des discussions sté-
riles seraient évitées. A la lumière de la logique, une bonne partie de la
théologie s’effondre. Il ne peut y avoir aucun a priori, aucun postulat au-
quel on attribuerait le rôle de Créateur de l’univers. Tout au plus pouvons-
nous sourire des incompatibilités qui surviennent lorsque, de surcroît, on
impose à ce dieu créateur d’être bon.
On l’a compris : la proclamation « Dieu n’existe pas, c’est un principe
créateur qui est à l’origine de tout » n’est pas moins naïve. Il faut se libérer
des postulats contradictoires, même si les habitudes verbales ne nous facili-
tent pas la tâche. Nous sommes contraints d’admettre qu’il y a des créatures
sans créateurs, des structures sans architectes, des codes sans informati-
ciens, des programmes sans programmeurs, des lois sans mathématiciens,
des lumières sans éclairagistes, des plans sans concepteurs. Souvenons-nous
que, lorsqu’il s’agit d’une relation entre la taille des moineaux et celle des
buses, la question de savoir qui a bien pu la créer ne nous traverse pas l’es-
prit. Personne ne se soucie de savoir quelle est son origine si tant est qu’el-
le en ait une. La question est tout bonnement évitée par la croyance en son
statut purement mental. Pourtant toute relation provient d’une réification,
au même titre que n’importe quel objet matériel.

167
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Allez savoir pourquoi on admet qu’une relation puisse exister sans


avoir été créée, alors que, pour la matière, on s’entête à chercher son fa-
bricant ! A la sempiternelle question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plu-
tôt que rien ? » ne pourrait-on répondre : « Mais pourquoi voudriez-vous
qu’il y ait rien plutôt que quelque chose ? ». Sans doute est-ce le reflet
d’une imagerie inconsciente, celle de l’homme fabriquant des objets. Les
choses existent, donc, dit-on, elles doivent avoir été créées. Oui, mais à
partir de quoi ? Elles sont fabriquées dans une substance qui préexistait à
la forme. Par qui ? Par un principe créateur que l’on appelle de différentes
manières suivant les options consenties. Ces représentations mythiques
sont au cœur de nos habitudes de pensées… ou plutôt de ne pas penser.
Et que dire de la question de l’origine des trois substrats dont nous
sommes incapables de nous passer : le temps, l’espace et la substance ?

Les trois substrats fondamentaux sont incréés


Pour le temps, la question est absurde puisque « commencement dans
le temps » nécessite préalablement l’usage du temps (chap. 5, pp. 104-
108). Bien que la finitude du temps parcouru soit établie par la cosmolo-
gie, une routine de langage exprime cette vérité en termes inconsistants.
On ne peut parler de l’origine du temps sans situer cette origine dans un
autre temps que l’on s’imagine infini. Pour éviter l’intervention d’un autre
temps qui aurait précédé le nôtre, il faudrait s’accommoder du doulou-
reux paradoxe d’une autocréation, tout comme le Principe Créateur. Le
substrat temps ne peut avoir de commencement, même si la durée écou-
lée est finie. L’effort que nous avons fourni, quelques pages plus haut, au
sujet de l’espace, qui peut être fini sans être limité, doit nous permettre de
comprendre qu’il en va de même pour le temps : la finitude du passé n’im-
pose pas pour autant qu’il soit limité. Les termes habituels de naissance
ou d’origine du temps sont inadéquats car ils suggèrent une limite, un
point de départ. Ici, le substrat temps, qui est le support de toute réalité,
ne se trouve que d’un côté. Essayez un instant de vous représenter une li-
mite qui n’ait qu’un côté ! Au sens habituel du mot, il ne peut s’agir de li-
mite, ni même d’une limite qui serait inaccessible comme le pensent les
cosmologistes qui, dans leur effort pour « la » cerner de plus près, rencon-
trent des obstacles qui croissent sans fin. Cette tentative conceptuelle
pour remonter vers un passé ultime impose des températures qui aug-
menteraient indéfiniment. Il ne s’agit nullement d’une faiblesse d’ordre
théorique, cette infinitude est la conséquence de l’usage d’un non-

168
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

concept. Le temps zéro entraîne la pensée dans les excès d’un autre non-
concept, une température infinie. Voilà ce qui arrive quand on veut plier
les lois de la nature aux exigences de nos anciennes idées.
Alors renonçons une fois pour toutes au dogme naïf de la création, et ad-
mettons que certaines choses peuvent exister sans avoir été créées pour au-
tant. Du coup, le néant, absence de toute substance, ne s’impose plus. Si des
particules apparaissent spontanément à partir de rien, c’est que ce « rien »
contenait la possibilité de faire émerger quelque matière. Croire que l’exis-
tence de la matière nécessite justification descend tout droit du dogme qui
prétend que seul le néant serait spontané. L’abandon de cette croyance, en-
racinée dans bien des cultures, rend évidentes les conclusions récentes de
la physique : l’espace vide n’est pas le néant puisqu’il peut être plus ou
moins énergétique [32]. L’image qu’en présente l’astrophysicien Michel
Cassé est bien différente de celle qui était en vigueur dans la physique clas-
sique, nous obligeant ainsi à la gommer pour la remplacer par celle d’un mi-
lieu en perpétuelle fluctuation. Ce renversement des modèles reçus res-
semble étonnamment à la volte-face que nous avons dû opérer à propos de
l’apparition des espèces vivantes qui ne peut plus être représentée comme
une abondante diversité émergeant de l’uniformité, mais qui se réalise sur
fond de fluctuations aléatoires des transmissions génétiques. C’est donc la
physique qui répond à notre interrogation relativement à la substance. Il n’y
a aucune raison de se tourner vers sa création puisque sa présence n’est
pas plus étonnante que ne le serait son absence.
Alors que la logique conduit à affirmer que ni le temps ni la cause pre-
mière ne peuvent avoir été créés, elle n’apporte pas de réponse aussi im-
médiate pour l’espace. En recourant à la théorie de la relativité restreinte,
nous verrons que l’espace doit exister (car il apparaît) aussi loin que l’on
remonte dans le temps. En d’autres termes, nous pouvons dire qu’il n’a
pas été créé puisqu’il a toujours (c’est-à-dire de tout temps) existé, quand
bien même ce plus lointain passé ne se situe pas dans les tréfonds de l’in-
finitude.
Il est fort possible que l’espace soit fini – bien que les mesures de den-
sité de la matière qu’il contient favorisent la conclusion inverse – mais ce
n’est pas une raison pour représenter l’espace-temps comme une bulle en
expansion vue de l’extérieur, comme le fait Barrow [33]. Où serait l’obser-
vateur sinon dans un autre espace, euclidien celui-là, et dans un autre
temps, linéaire et infini ? De telles représentations à but didactique sont le
fruit des contradictions logiques qui surnagent dans les eaux troubles de
la pensée traditionnelle.

169
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Une autre réalité, peut-être, mais sous certaines conditions !


Nous savons maintenant qu’il n’y a pas besoin de cent pages de calculs
savants pour établir que nous ne pourrons jamais connaître l’ensemble de
tout ce qui est connaissable !
Revenons à l’existence ou à la non-existence de ce mystérieux quelque
chose qu’il est d’usage d’appeler Dieu. Nous ne pourrons faire le tour de
la question sans considérer le verbe exister dans le premier sens où nous
l’avons rencontré. Nous devons nous demander si Dieu apparaît ou, tout
simplement, si une autre réalité « se » manifeste. Car la science ne s’occupe
que de la réalité empirique et il serait parfaitement dogmatique de rejeter
a priori toute autre éventualité.
Si la réponse devait être affirmative, l’attitude la plus raisonnable com-
mencerait par la mise à l’épreuve par le doute. Si elle résiste au doute, il
faut alors l’examiner sans passion, l’analyser, en bref, chercher à la com-
prendre. Rien ne s’oppose à ce que d’autres réalités puissent nous appa-
raître, mais bien évidemment, non par le biais des supports matériels ou
même physiologiques car les lois que la science a pu établir ne peuvent
être violées par une autre réalité avec laquelle elle interférerait. C’est faci-
le à comprendre : la violation de ces lois ferait elle-même partie de ces lois
et appartiendrait par conséquent à la réalité dont s’occupe la science.
Par l’usage de la raison, il nous a été facile d’anéantir « le Mystère de la
Création ». La seule difficulté qui peut surgir réside dans les postulats injusti-
fiés qui viennent biaiser notre réflexion. Le réel – qui nous apparaît – ne né-
cessite pas d’avoir subi un état initial qui serait le néant. Mais en revanche,
un autre « réel » qui n’apparaîtrait pas par les sens n’a aucune raison d’être
rejeté, bien que cette tentation soit forte, bien sûr, à cause de toutes les bali-
vernes que l’on entend quotidiennement et de tous ces gens qui se précipi-
tent sur n’importe quelle croyance du moment qu’elle les arrange. Il n’y a
pas que dans les sectes que sévissent des dogmes abrutissants.
Si l’on pense, par exemple, à la transmission de pensée, à laquelle cer-
tains croient, alors que d’autres la nient farouchement, aucune expérimen-
tation sérieusement menée n’a donné de résultat probant, que l’on sache.
Si l’on pouvait établir que la pensée peut se transmettre à distance, ne se-
rait-ce que dans des cas très exceptionnels, alors les neurophysiologistes
devraient revoir leur position et intégrer ces nouveaux phénomènes à
leur savoir. Ils chercheraient quel est le processus d’émission du message
et quel est le processus de sa réception. Mais les recherches ne devraient
pas s’arrêter là, car les physiciens aussi voudraient être de la partie afin

170
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

d’identifier la vitesse de propagation de la pensée, son pouvoir de péné-


tration, son coefficient d’amortissement, etc. A l’heure qu’il est, bien que
les partisans de la transmission de pensée se réclament parfois de la scien-
ce, rien ne permet de croire à la validité de ce phénomène.

Au nom de la science
Quels furent les arguments, soi-disant scientifiques, développés par un
conférencier (professeur d’histoire dans une université sud-africaine)
pour établir la « preuve scientifique de la télépathie » ? C’était là le titre de
sa conférence et comme le public était prié de se munir de papier et de
crayon, cette précaution semblait prometteuse de sérieux.
Le conférencier avait devant lui une pile de cartes comportant cinq
signes cabalistiques différents qu’il tirait au hasard après avoir scrupuleuse-
ment mélangé le paquet. Il se concentrait fortement pour communiquer le
signe figurant sur la carte qu’il avait tirée et, pendant ce temps, le signe
« mentalement émis » devait surgir dans l’esprit des participants qui étaient
invités à noter ce qui leur passait par la tête, c’est-à-dire l’un ou l’autre des
cinq signes. Le conférencier ne prit pas la peine de faire remarquer que, en
l’absence de toute télépathie, les chances de coïncidences étaient de une
sur cinq. Sans doute était-il sincèrement convaincu que chaque coïncidence
était le fait d’une transmission de sa volonté. Les prémisses de son argumen-
tation, qui semblaient largement partagées par le public, étaient donc qu’en
l’absence de télépathie, il n’y aurait aucune coïncidence. Toujours est-il que
voici comment se passa le dépouillement des résultats.
Sur les cent tirages qu’il effectua, la plus forte probabilité était de vingt
coïncidences (une pour cinq). S’adressant au public, il demanda à ceux
qui en avaient vingt de lever la main. Puis il s’adressa de la même manière
à ceux qui en avait vingt et une. Le nombre de mains levées fut plus faible
que précédemment, comme de bien entendu, mais remarquons que ce
nombre aurait été à peu près identique pour dix-neuf coïncidences, bien
que la question fut escamotée. Petit à petit le professeur modifiait sa ter-
minologie. « Qui a vingt-deux bonnes réponses ? » Quelques mains timides
se levèrent. « Qui en a vingt-trois ? » sur un ton exprimant l’émerveille-
ment. « Oh ! For-mi-dable ! Y aurait-il des personnes qui en auraient davan-
tage ? » Deux personnes brandirent fièrement la main. « Vous ! Combien ? –
Vingt cinq ! – Bravo, bravo !… Et vous ? – Vingt-huit ! – In-croy-able ! Vous
êtes vraiment très réceptif ! Permettez que je vous remette un prix pour
vous féliciter de cette remarquable performance. »

171
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Le vainqueur redescendit de l’estrade en serrant contre son torse bom-


bé le Grand Livre de la Télépathie. Couvert de gloire plutôt que de ridicu-
le, il était bien incapable de comprendre que l’enquête avait été menée
dans la plus totale incompétence. Le nombre de coïncidences en dessous
de vingt aurait dû être aussi pris en compte et alors on aurait probable-
ment constaté qu’il suivait une répartition plus ou moins symétrique de la
première, approchant la courbe en cloche de Gauss bien connue des sta-
tisticiens. Et chacun s’en retourna chez soi, très satisfait d’avoir été confor-
té dans sa croyance et persuadé qu’il avait assisté à une démonstration
vraiment scientifique.
Voilà comment les non-initiés traitent la science, si érudits puissent-ils
être dans d’autres secteurs. La faute n’incombe-t-elle pas à l’école qui fe-
rait mieux d’enseigner aux jeunes élèves les rudiments du calcul des pro-
babilités plutôt que d’exiger la maîtrise du calcul algébrique et la tech-
nique de résolution d’équations compliquées ?
Chaque jour apporte son lot d’étonnements en nous mettant face à face
avec l’ignorance et la candeur de gens possédant, par ailleurs, une culture
estimable. Ce propos est davantage un plaidoyer qu’un acte d’accusation
puisqu’il dénonce les erreurs qui alourdissent notre fardeau culturel. Son
poids excessif nous empêche d’avancer. Pourquoi ne pas trier son contenu
de temps en temps comme on le ferait pour n’importe quel sac de voyage ?
Les naturalistes se sont bien débarrassés des griffons, des dragons, des li-
cornes et autres chimères ; les physiciens ont laissé sombrer dans l’oubli le
phlogistique, l’énergétique, le calorique, le vent d’éther, le mouvement per-
pétuel et les rayons N ; les chimistes ont renoncé aux quatre éléments, aux
atomes crochus, à la transmutation du plomb en or ; les biologistes ont
abandonné la génération spontanée, l’hérédité par le sang, les « emboîte-
ments de germes » et l’énergie vitale ; la médecine ne parle plus ni de sang-
sues, ni de ventouses, ni de saignées. Alors pourquoi la philosophie devrait-
elle éternellement traîner derrière elle tout le bagage du passé ? Pourquoi
faudrait-il nécessairement étudier les idées de Platon ou celles de Saint-
Augustin avant d’accéder à la pensée du XXe siècle ?
Le temps consacré à l’étude étant sévèrement compté, ne serait-il pas
judicieux de donner la priorité à la logique, aux mathématiques, à la phy-
sique et à la biologie, si intéressante puisse être l’histoire des idées ?
Sinon, à toujours regarder derrière soi et en étant, de plus, systématique-
ment dépassés par les nouvelles acquisitions de la science, les futurs phi-
losophes seront cantonnés au rôle d’historiens, abandonnant aux scienti-
fiques la charge de faire progresser la philosophie. Aujourd’hui comme

172
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

hier, et espérons comme demain, les avancées de la science façonnent la


pensée de chaque époque.

Nos contemporains confondent encore zéro et un !


Finalement, après un tel passage au peigne fin, il ne restera peut-être pas
grand-chose qui ait droit d’existence. Certes beaucoup de notions chimé-
riques seront abattues sans concessions, mais nous allons voir par ailleurs
l’effet contraire avec l’apparition de concepts qui ont longtemps passé in-
aperçus car ils étaient considérés comme totalement dépourvus d’intérêt.
Les mathématiciens se plaisent à explorer toutes les possibilités qui
leur viennent à l’esprit. Cette attitude les amène parfois à prendre en
considération ce que le commun des mortels eût rejeté avec dédain. De la
sorte, les mathématiques ont permis des constructions toujours plus
vastes et plus générales.
Un exemple très élémentaire le montre. On peut démontrer que, parmi
toutes les translations que peut subir un dessin tracé sur une feuille de pa-
pier ou une icône sur un écran d’ordinateur, il en existe une qui ne chan-
ge rien du tout, c’est la translation « nulle ». La prise en compte de cette
translation particulière a son importance en mathématique, car elle per-
met, par le passage à la notion de groupe, d’envisager un ensemble beau-
coup plus vaste de déplacements.
Il faut être mathématicien dans l’âme pour se donner la peine de consi-
dérer l’existence d’une translation qui ne déplace rien. Monsieur
Tartempion n’apprécierait certainement pas que l’on se soucie de l’exis-
tence de « rien ». Sans doute est-il comme les Romains de l’Antiquité qui
avaient négligé de prendre au sérieux ce nombre qui n’a aucun effet
quand on l’ajoute à d’autres, mais qui rend pourtant de grands services en
remplissant les cases vides dans l’écriture des nombres. Le chiffre qui
symbolise ce nombre est un petit rond dans notre système occidental,
alors que plusieurs autres cultures ont utilisé un signe très petit, juste ce
qu’il faut pour marquer un emplacement. Que ceux qui n’auraient pas
bien compris essayent d’écrire 107 (cent sept) avec un système de
chiffres où 1 s’écrirait a, 2 s’écrirait b, 3 s’écrirait c,…, 7 s’écrirait g mais 0
ne s’écrirait pas. Il faudrait laisser un espace entre le a et le g, ce qui don-
nerait « a g » et ne faciliterait pas la lecture car il risquerait d’être confondu
avec « ag ». Là se trouve l’origine de la prise en compte du zéro.
L’obligation de le représenter pour marquer un emplacement vide a
conduit à la question de savoir si, dans l’ensemble des nombres, il n’y en

173
ORIGINE DE LA LOGIQUE

aurait pas un qui jouirait de la propriété de ne rien changer quand on


l’ajoute à n’importe quel autre. Ce nombre existe, oui, mais pas dans l’en-
semble des entiers naturels 1, 2, 3, 4,… Il est donc indispensable d’enri-
chir cet ensemble afin que le nombre 0 puisse y figurer.
En comptant sur ses doigts ou avec des cailloux, le nombre zéro, bien sûr,
n’est pas représenté. Faute d’être explicité, ce concept, dont le besoin se fai-
sait pourtant sentir, fut souvent remplacé à tort par un. L’habitude de dire
huit jours pour une semaine et quinze jours pour deux semaines remonte à
l’époque lointaine où, pour évaluer un intervalle de temps, on ignorait qu’il
fallait démarrer le comptage à zéro. « Dans un jour » signifiait aujourd’hui et
« dans deux jours » signifiait demain. La même confusion se retrouve avec la
terminologie des intervalles musicaux : une tierce correspond à un intervalle
de deux tons, une quarte à trois tons, une quinte à quatre, une sixte à cinq,
une septième à six, l’octave à sept. C’est systématique !
En donnant un millésime aux années afin de les repérer, l’an zéro a été
ignoré et le numérotage a passé directement de l’an 1 avant J.-C. à l’an 1
après J.-C. Pour savoir quand fêter le bimillénaire de la fondation d’une vil-
le, par exemple, dont la date serait l’an n avant J.-C., on aurait envie d’ajou-
ter 2000 à (– n), c’est-à-dire de faire 2000 – n. Ce nombre est trop petit de
1 car il manque l’an zéro. Cette erreur, qui peut être qualifiée de primitive,
a pourtant été commise au XXe siècle : plusieurs bimillénaires furent fêtés
un an trop tôt ! Au risque de décevoir le lecteur, disons-lui que l’an 2000
tant attendu n’est jamais que le bimillénaire de l’an 1 avant J.-C…

Espace et temps réels et représentés


La pensée classique situe l’espace dans le support temps. Un simple re-
gard sur la proposition : « de tout temps l’espace a existé » suffit pour s’en
assurer. Réciproquement, dire que « le temps existe partout » paraît une
proposition raisonnable. Cependant nous ne pouvons dire que le temps
se situe dans l’espace car la réalité de nos sensations et de nos pensées in-
dividuelles se manifeste dans la durée sans pour autant avoir d’existence
dans le substrat espace, bien que leurs causes soient en grande partie lo-
calisées dans le cerveau. La cause d’un mal au pied est située dans le pied,
dans le cerveau et dans tout l’organisme, mais pas la douleur. Nous pou-
vons donc imaginer le temps sans l’espace, mais difficilement l’espace
sans le temps. On croit souvent à tort que le concept temps est absent
d’une photographie ; il est simplement figé en ce que l’on appelle précisé-
ment un instantané.

174
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

La relativité restreinte a apporté une réponse qui devrait mettre un ter-


me à la hiérarchie donnant au temps un rôle plus fondamental qu’à l’espa-
ce : l’un et l’autre sont des manifestations d’un substrat quadridimension-
nel, appelé espace-temps. Tous deux, l’espace et le temps, dépendent de la
manière dont nous les observons, leur perception est donc entachée
d’une certaine subjectivité. Il faut cependant attribuer à ce substrat une
existence indépendante de notre présence en tant qu’observateurs, car
d’une part, nous ne pouvons en disposer à notre gré et, d’autre part, il
semble bien que les lois de la physique restent valables en tout point de
l’espace-temps qui, de ce fait, n’est pas seulement une construction de
l’esprit, mais une réalité qui s’impose.
Par la pensée, le temps peut être parcouru dans un sens ou dans l’autre,
on peut même faire des bonds dans le futur, ou l’arrêter si on le désire, alors
que le temps réel nous tient en laisse. Dans l’espace réel non plus, notre li-
berté n’est pas totale, loin s’en faut ! Au cours d’une vie, combien de fois au-
rons-nous fait le tour de la Terre ? Et dans notre ronde autour du Soleil, quel-
le longueur aurons-nous parcourue ? Tout au plus une centaine de tours, ce
qui pourrait totaliser 100 milliards de km. Mais est-ce bien glorieux d’avoir
fait un tel périple sans avoir eu la possibilité de le choisir ? Nous l’avons su-
bi de manière inexorable, avec la même fatalité que le carcan du temps réel.
Quelle distance aurons-nous franchie dans une direction verticale ? Pour le
commun des mortels, en totalisant tous les dénivelés, nous arriverons tout
au plus à un voyage Terre-Lune simple course.
En revanche, quelle totale liberté de circuler dans la représentation men-
tale de l’espace ! C’est l’immensité dans laquelle les figures géométriques
évoluent, se déplacent, se déforment, s’engendrent, se coupent, se transfor-
ment à l’aide d’un paramètre que l’on peut faire varier à sa guise dans un
sens ou dans l’autre ou que l’on peut fixer. Ce paramètre, c’est le temps. Pas
ce temps despotique – qui dispose de nous – mais sa représentation menta-
le – dont nous disposons.
En espérant avoir convaincu les plus réfractaires que le mot temps,
aussi bien que le mot espace, a deux significations distinctes, dont l’une
est de nature mentale mais dont l’autre correspond à une implacable réali-
té extérieure, nous renonçons à la vaine tentative de les définir. L’espace
réel a trois dimensions, puisqu’il faut trois paramètres pour positionner
un point par rapport à un autre, et sa mesure est relative, ce dont l’hom-
me du XXe siècle a pris conscience grâce aux moyens de locomotion mo-
dernes. Chacun sait que l’on peut manger proprement dans un train en
marche, sans avoir à se soucier de la trajectoire que son sandwich par-

175
ORIGINE DE LA LOGIQUE

court par rapport aux arbres du paysage, quand il va et vient de la bouche


aux genoux.
Tirons-en les conclusions qui s’imposent : chaque fois que le sandwich
est porté à la bouche, il se retrouve au même endroit dans le train, mais
pas relativement au paysage car, dans l’intervalle de temps, le train s’est
déplacé. Retenons ce fait, bien qu’il paraisse anodin : entre deux bou-
chées, le train a eu le temps de changer de place. En généralisant, on peut
dire que deux événements séparés par un laps de temps (dans l’exemple
précédent, chaque fois que le sandwich est porté à la bouche représente
un événement), bien qu’ayant lieu au même endroit dans un système, ne
se produisent pas au même endroit dans un autre système en mouvement
relativement au premier.
La distance cesse donc d’avoir un caractère absolu quand on regarde
ce qui se passe à l’extérieur de notre système. C’est la « relativité de l’espa-
ce ». Elle ne trouble plus personne (depuis Galilée). Mais, en revanche, peu
de gens ont assimilé la « relativité du temps ».

La relativité de la mesure du temps


Au préalable – une fois n’est pas coutume – rendons hommage aux
créateurs de notre langue qui ont si bien saisi la correspondance que pré-
sente le temps avec une dimension d’espace. Chaque nom, chaque adver-
be concernant le lieu possède un homologue pour le temps. A une locali-
sation dans l’espace – un endroit, un lieu, un emplacement, un point –
correspond une localisation dans le temps – un instant, une date. La dis-
tance séparant deux points a pour homologue la durée séparant deux ins-
tants. Au-delà et en deçà, au-dessus et en dessous, en avant et en arrière
correspondent à après et avant. Ici est comparable à maintenant ; par-
tout à toujours ; nulle part à jamais ; quelque part à parfois ; par-ci par-
là à de temps en temps ; où à quand.
La relativité restreinte a donc rétabli cette équivalence que devaient
connaître nos ancêtres nomades lorsqu’ils évaluaient les distances par la
durée prise pour les parcourir. Par la suite, une dérive intellectuelle a ac-
cordé au temps un rôle privilégié suivant un cheminement facile à devi-
ner : alors que les esprits simples prennent pour réel tout ce qu’ils voient,
ce qu’ils entendent, ce qu’ils sentent, même parfois ce qu’ils rêvent, une
pensée plus réfléchie en vient à découvrir l’existence de l’univers mental.
Dans les populations archaïques, une fracture s’est opérée entre les gens
de la terre et les penseurs. Une hiérarchie est apparue car les seconds ne

176
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

pouvaient se passer des services « bassement matériels » rendus par les


premiers tandis que les premiers pouvaient très bien survivre comme ils
l’avaient fait jusque-là avec les pensées au ras des pieds. Ainsi la volonté de
se démarquer des gens de la terre poussa les esprits « supérieurs » à mépri-
ser les faits à tel point qu’ils érigèrent les idées au statut d’ultime réalité
(réalisme platonicien). Toutes les religions affirment la primauté de l’es-
prit sur la matière avec pour corollaire la primauté du temps sur l’espace,
préjugés dont nous sommes bien loin d’être affranchis.
Cependant, la parfaite équivalence des rôles joués par le temps et par
l’espace dans le langage naturel témoigne d’une époque plus ancienne où
les gens pratiquaient de longues marches et mesuraient les distances indif-
féremment en longueur ou en temps. Aujourd’hui, on assiste à un retour à
cette pratique lorsque la distance d’un astre lointain est désignée par le
temps que prend la lumière pour la franchir.
Notre tâche se trouve bien facilitée par la rigueur avec laquelle notre
langage fait correspondre l’espace et le temps, car les équations de la rela-
tivité restreinte font jouer des rôles interchangeables au temps et à une di-
mension d’espace. Ainsi une simple traduction de la phrase, rencontrée
plus haut, exprimant la relativité de l’espace, nous offrira à peu de frais,
celle qui exprime la relativité du temps. Livrons-nous à ce petit exercice.
Nous disions : « Deux événements séparés par un laps de temps, bien
que se produisant au même endroit dans un système, ne se produisent
pas au même endroit dans un autre système. »
Traduction : « Deux événements séparés par une certaine distance, bien
que se produisant au même instant dans un système, ne se produisent
pas au même instant dans un autre système. »
En relisant cette phrase, sa signification jaillit : c’est la mise à mort du
concept banal de simultanéité universelle de deux événements lorsqu’ils
ne se produisent pas en un même lieu. Car il faut bien comprendre que la
simultanéité de deux événements signifie que l’intervalle de temps qui les
sépare est nul or, vu d’un autre système (en mouvement par rapport au
premier), cet intervalle de temps n’est pas nul. Il faut croire que la durée
n’a pas la même valeur dans tous les systèmes. C’est cela la relativité du
temps, tout au moins sous un angle qualitatif.
Le calcul précis des transformations permettant de passer d’un système
à l’autre avait été trouvé par le physicien hollandais Hendrik Antoon
Lorentz en 1895, avant que sa signification profonde ne fût établie par
Einstein. La connaissance au niveau quantitatif apportée par Lorentz avait
donc précédé la compréhension au niveau qualitatif apportée par Einstein.

177
ORIGINE DE LA LOGIQUE

Réalité du substrat et subjectivité de sa mesure


Que la durée ressentie ou représentée mentalement soit élastique, per-
sonne n’a attendu Albert Einstein pour le savoir. Ce n’est pas de cette du-
rée-là dont la relativité s’occupe mais celle pendant laquelle les aiguilles de
nos montres tournent. Elle dépend de la vitesse de l’observateur relative-
ment au phénomène observé. Nos courtes existences, avec notre date de
naissance et celle (inconnue) de notre mort, pourraient paraître intermi-
nables à des cosmonautes qui se déplaceraient par rapport à nous à une vi-
tesse proche de celle de la lumière. Que ceux qui souhaitent avoir une vie
éternelle se disent que, vus par un photon de lumière, leur existence est
éternelle. Et pour cause ! Si la vitesse relative est égale à celle de la lumière,
les faits observés paraissent figés dans la plus totale immobilité. Cela nous
permet, en captant les photons envoyés par les étoiles d’une galaxie loin-
taine, de recevoir l’information telle qu’elle était lorsqu’elle fut émise. De
notre point de vue, c’était il y a longtemps, peut-être bien avant l’appari-
tion de l’humanité. Du point de vue du photon, c’était… maintenant !
Un cosmonaute qui se déplacerait par rapport à nous à une vitesse voi-
sine de celle de la lumière, nous paraîtrait agir et réfléchir au ralenti, tan-
dis que nous le verrions passablement aplati car il occuperait un espace
d’autant plus réduit (dans la direction de son déplacement apparent) qu’il
s’étalerait davantage dans le temps. Surtout, gardons-nous d’employer un
terme trompeur comme allongement du temps, car ce ralentissement est
attribué aux phénomènes et non au substrat temps. De manière similaire,
l’aplatissement doit être attribué à l’objet observé et non à l’espace lui-mê-
me. Pourquoi ? Parce que tout ce que nous pouvons en savoir, c’est au tra-
vers des objets et des phénomènes que nous observons avec nos instru-
ments et nos chronomètres.
Bientôt, cela fera un siècle que ce coup fatal fut porté au postulat du
temps absolu. Pourtant on continue à parler du temps sur la base d’un
dogme contredit par la science du XXe siècle. Newton disait : « Le temps
absolu… coule uniformément » (chap. 5, p. 104). Il ne suffit pas de décla-
rer que « le temps relatif ne coule pas uniformément » pour prétendre
avoir franchi le pas, car on oublie trop souvent que si le temps « coule », ça
ne peut être que relativement à un autre temps. Quand, dans une juste in-
terrogation, le philosophe se demande : « Qu’est-ce que le temps ? » et qu’il
commence son investigation par : «…le temps ne s’écoule pas partout de
la même façon » [34], il faut être sur ses gardes. Mettons la validité de cette
affirmation à l’épreuve en procédant à sa traduction spatio-temporelle.

178
L’EXISTENCE, UN CONCEPT PREMIER

Elle devient : « L’espace ne s’étale pas toujours de la même façon. » Or nous


n’avons jamais adopté une telle représentation de l’espace relatif. En nous
remémorant le banal épisode du casse-croûte dans le train, c’est la place
occupée par les va-et-vient du sandwich qui s’est étalée dans l’espace ex-
térieur au train. L’espace ne change, ni ne change pas ; c’est la place occu-
pée par un phénomène qui change suivant le système de référence.
Livrons-nous alors à notre exercice favori et retournons au temps : Le
temps ne change, ni ne change pas ; c’est la durée d’un phénomène qui
change suivant le système de référence.
Nous sommes plus à l’aise avec le maniement du concept d’espace
qu’avec celui du concept de temps bien que, si notre expérience du sand-
wich mangé dans le train nous a convaincus de la relativité du repérage
dans l’espace, cette constatation ne nous a nullement conduit à mettre en
cause sa réalité, mais seulement l’universalité de sa mesure. La mesure de
l’espace présuppose l’espace. Il n’y a aucune raison, parce que l’on dé-
couvre que la mesure de son temps à soi diffère de la mesure faite à partir
d’un autre système en mouvement uniforme par rapport au nôtre, pour
conclure que le temps n’est pas réel. La seule conclusion qui s’impose est
que cette mesure comporte un certain lot de subjectivité. La mesure du
temps, bien sûr, n’est pas une réalité objective, mais si l’on prend la peine
de mesurer le temps, c’est bien parce qu’on pense qu’il est réel. En
confondant le temps et sa mesure – ce que Newton ne fit pas ! – on arrive
à la conclusion erronée que le temps n’est pas réel. Oublier de postuler la
réalité d’un concept que l’on étudie conduit inéluctablement à la conclu-
sion de sa stricte appartenance au domaine des idées.
A propos de l’espace à trois dimensions, il viendrait difficilement à l’es-
prit d’un scientifique, de prétendre qu’il est seulement une construction
de l’esprit. Admettre la réalité de l’espace doit conduire, en vertu de leur
similarité, à admettre la réalité du temps. Si la mesure de l’espace est sub-
jective, la mesure du temps doit l’être aussi. Il ne fait pas de doute que l’ef-
fort à fournir pour réviser notre conception coutumière est considérable.
L’image mentale du temps est linéaire et infinie, conformément à l’ima-
ge mentale de l’espace qui est euclidienne, c’est-à-dire « plate » et infinie. Si
le temps, tout comme l’espace, peut ne pas être conforme à nos représen-
tations mentales, n’est-ce pas précisément l’indice de sa réalité ? On ne
peut se prétendre réaliste et soutenir que le temps est de nature pure-
ment mentale.
Exposant le problème du sens unique du temps, l’écrivain scientifique
américain Martin Gardner s’insurge contre « les subjectivistes » qui se plai-

179
ORIGINE DE LA LOGIQUE

sent à affirmer que la succession allant du passé vers le futur dépend de


notre perception [35]. « Les grands-pères dinosaures étaient plus vieux que
leurs petits enfants » dit-il, bien que nous n’étions pas là pour les observer.
On ne peut affirmer l’objectivité de la flèche du temps avec plus de clar-
té ! Et remercions cet auteur pour nous avoir fait découvrir la citation ma-
jeure : « Ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons. » Cette dé-
licate question portant sur un manquement à la totale similarité entre
l’espace et le temps, ne peut être traitée sainement sans que, au préalable,
la réalité du temps ne soit bien admise. Pourtant bien des débats se font
sans la moindre distinction entre le temps extérieur et sa représentation.
On ne peut poursuivre éternellement la même routine, comme si la
théorie de la relativité restreinte était absente, alors qu’elle rend compte
d’une multitude de faits qui, sans elle, resteraient incompréhensibles. Pour
n’en citer qu’un : la lumière qui nous parvient des étoiles et des galaxies
qui s’éloignent de nous est rougie – c’est-à-dire que sa longueur d’onde
subit un allongement. Dans les livres de vulgarisation, on utilise souvent
l’analogie que ce phénomène présente avec la modification de la hauteur
du son d’une ambulance qui se déplace par rapport à un observateur.
Pourtant la cause profonde est tout autre, la seule ressemblance étant qu’il
s’agit aussi d’un phénomène ondulatoire. Les équations régissant ces mo-
difications de longueurs d’ondes ne sont pas les mêmes, bien que pour
des vitesses relatives très faibles, elles donnent les mêmes résultats. Ceux-
ci sont utilisés à titre d’approximation pour le calcul de la vitesse de fuite
des galaxies lointaines alors que cette vitesse est peut-être trop grande
pour justifier l’emploi de la formule approchée. Parfois il arrive qu’un as-
trophysicien tombe sur des résultats aberrants, par exemple des jets de
matière dont la vitesse serait supérieure à celle de la lumière… Le temps
de faire de gros titres dans la presse, et on effectue « la correction relativis-
te ». Ceci pour dire que, bien qu’ils maîtrisent parfaitement les équations
de la relativité, les astrophysiciens, eux aussi, ont souvent du mal à penser
en relativistes. Sans doute faudra-t-il quelques générations pour que la rela-
tivité du temps (il vaudrait mieux dire la relativité de la mesure du
temps) puisse s’intégrer au plus profond de nos esprits, en évoluant com-
me l’a fait tout naturellement notre conception du repérage dans l’espace
qui, lui, s’est spontanément relativisé.
En attendant, maintenant vous avez la clé, sinon pour saisir intuitive-
ment la relativité de la mesure du temps, du moins pour y parvenir après
un simple petit exercice de syntaxe.

180
CHAPITRE 9

DU SENTIMENT D’EXISTER

L’existence humaine

Dans son acception la plus courante, le terme existence est dévolu à


une occurrence beaucoup plus particulière que celle que nous venons
d’envisager. Il faut le reconnaître, cette seconde signification – la vie d’une
personne – est la seule qui soit digne d’intérêt pour le commun des mor-
tels. Mentionnerait-on l’existence d’un poisson, ce ne serait certainement
pas pour commenter la manière dont il vit, mais ce mot serait pris au sens
premier où nous l’avons rencontré. Se soucier de l’existence que mène un
animal frise déjà l’anthropomorphisme. Si l’on entend parler de « l’existen-
ce d’un oiseau », mieux vaut interpréter le message en fonction du sens
que nous venons d’étudier, car il s’agit sûrement de la présence de son es-
pèce et non de la qualité de vie d’un spécimen.
Comme tout phénomène naturel, l’existence humaine suit des lois, tant
au plan de la biologie que de la sociologie. Au niveau individuel du psy-
chisme, rien ne permet d’affirmer qu’elle n’en suive pas. De toute maniè-
re, il n’y a aucune raison de redouter la réprobation de ceux qui qualifient
de scientisme la volonté de trouver des lois un peu partout, puisqu’une
absence de loi en serait déjà une… bien étonnante, il est vrai.
Nous voici engagés dans un domaine où l’autovalidation a fait florès par-
mi les doctes chercheurs qui depuis plus de cent ans n’ont cessé de s’oppo-
ser les uns aux autres avec d’autant plus de véhémence qu’ils étaient inca-
pables de convaincre, les arguments rationnels leur faisant cruellement
défaut. Si Freud s’est proclamé scientifique, c’est certainement aux fins de

181
ORIGINE DE LA LOGIQUE

faire accepter ses interprétations (souvent ses croyances) par ses


confrères… sinon par les naïfs qui, de toute manière, ont une préférence
certaine pour l’irrationnel. Faisons table rase de toutes les affirmations gra-
tuites des différentes écoles et au lieu de regarder l’Homme comme des-
cendant de Dieu, n’oublions pas qu’il est un animal. Spécial, certes, mais
tous les animaux ne sont-ils pas spéciaux ? Gardons-nous donc de nous en-
fermer dans le cercle qui fait de l’homme le plus performant de tous, car
c’est en utilisant les critères qui font justement sa spécificité qu’on le jauge
sottement. Relativement au saut en hauteur, la palme reviendrait à la puce ;
relativement à l’harmonie du groupe, le meilleur serait le bonobo.
L’Homme restera mal compris par l’homme, tant qu’il ne saura prendre
le recul qui s’impose.

« Je marque mon territoire, donc je suis. »


A regarder comment les gens valides vivent, hommes et femmes, adultes
et enfants, continuellement soucieux d’être pris en considération, il se
pourrait qu’un déficit de reconnaissance par leur entourage les porte à dou-
ter de leur propre existence. En tout cas ils paraissent vivre avec cette crain-
te en toile de fond. Bétonner les rivages, construire des édifices aussi vi-
sibles que possible, modifier le cours des rivières, transformer les paysages,
manipuler les patrimoines génétiques, imposer sa loi à d’autres ethnies, pro-
duire des œuvres d’art originales, donner son nom à une comète, à un théo-
rème, à une grotte, à une fondation, chercher à marquer l’histoire, tous ces
comportements sont autant de manifestations de l’effort accompli pour ap-
paraître dans la réalité. « C’est moi qui ai construit ce barrage, donc j’existe »,
«Je suis entourée d’enfants qui m’aiment, donc j’existe », «Je parle, donc
j’existe », comme si la nécessité de se rassurer quant à son existence se fai-
sait sentir en permanence. Bien que chacun se sente vivre, le besoin de véri-
fier l’extériorité de son existence demeure une priorité.
Dans le chapitre 2, nous avons vu qu’un traitement d’information, le
programme d’unification, permettait la perception spontanée d’objets
ainsi que la compréhension de faits relativement complexes et nous
avons pu conclure que cette possibilité devait être innée chez tous les
animaux aptes à l’apprentissage, homme inclus, bien entendu.Toutefois, il
se pourrait que cette aptitude à rassembler des informations en un tout
soit absente chez les enfants autistes dont les activités, souvent répéti-
tives, paraissent sans début ni fin. Certains d’entre eux accèdent à des
compétences étonnantes, mais toujours confinées à des structures li-

182
DU SENTIMENT D’EXISTER

néaires où les objets sont alignés comme les perles d’un collier. En ad-
mettant que la notion d’entité leur échappe, comment pourraient-ils éla-
borer le concept de leur propre unité ? Et sans se percevoir comme un
tout, comment pourraient-ils avoir connaissance d’eux-mêmes ?
Savoir que l’on existe n’est pas à confondre avec se sentir, pris au sens
de ressentir, mais la première condition implique la seconde. La conscien-
ce – bien que voilà un mot dont on use en omettant de préciser claire-
ment son sens (Bertrand Russel adressait ce reproche aux philosophes) –
pourrait bien être la connaissance de sa propre existence qui ne serait
autre que le modèle élaboré par le programme d’unification à partir des
informations éparses produites par les agissements.
Les paléoanthropologues cherchent à déterminer à quel moment la
conscience est apparue chez l’homme ou chez les préhominiens. De quoi
parlent-ils exactement ? En admettant qu’il s’agisse de l’émergence du
concept « je », pourquoi alors ne pas penser qu’il est présent à un degré
moindre chez d’autres animaux ? Il serait apparu de manière progressive
et, par conséquent, chercher l’instant précis de son émergence serait par-
faitement vain.
Le comportement des humains est guidé par des motivations diverses
dont la première est en conformité avec notre nature animale : la survie
du corps par le truchement du confort physique. Tout le monde sait que
la pénurie alimentaire engendre la sensation désagréable de faim qui, en
cas de sérieuse disette, supplante les autres préoccupations ; mais que l’air
devienne irrespirable, et voilà la quête d’air pur qui devient prioritaire.
Quand les exigences somatiques sont satisfaites, l’esprit reste disponible
pour d’autres motivations.
De tous les mobiles qui guident les agissements de chaque individu, l’af-
firmation de sa propre existence semble venir en tête, pour autant que la
survie physique ne pose pas de problèmes, insistons sur ce point. Cette af-
firmation est le moteur de la sociabilité, des revendications d’appartenance
idéologique, religieuse ou ethnique ; elle joue un grand rôle dans la re-
cherche d’un partenaire sexuel, dans la quête d’amour, de justice, de gloire,
dans le besoin d’être reconnu par les autres ; elle se manifeste clairement
par les tombeaux monumentaux qui ont survécu à leur riche propriétaire.
Ce besoin presque permanent d’affirmer sa propre existence se forge-
t-il dans la petite enfance, ou est-il inscrit dans le patrimoine génétique ?
Suivant cette deuxième suggestion, il s’agirait d’un réflexe que l’on pour-
rait rapprocher du comportement de marquage du territoire que l’on ob-
serve chez les mâles de nombreuses espèces de vertébrés. Graver son

183
ORIGINE DE LA LOGIQUE

nom sur la paroi d’une grotte ou lever la patte contre un tronc d’arbre,
voilà deux attitudes qui ne se ressemblent guère de prime abord, mais qui
répondent néanmoins à la même finalité, le marquage du territoire. Cette
impérieuse nécessité remplirait parfaitement la fonction d’assurer la réali-
té de son existence. Laisser son empreinte, c’est écrire : « J’existe. »
La connaissance que l’homme a de lui-même, il ne la doit qu’à son en-
tourage.

L’Ensemble d’Identification (E.I.) et l’exclusion


L’ensemble de ceux qui sont perçus comme « les autres » varie tout au
long de la vie. Au cours de la relation avec sa mère (qui n’est pas nécessaire-
ment sa mère biologique), le bébé prend connaissance d’être un élément
parmi deux personnes. Puis son ensemble de référence s’élargit à toute la
famille. Plus tard, quand il ira à l’école, il englobera ses camarades de classe
et ses instituteurs. Petit à petit, à mesure que le nombre de personnes aux-
quelles il sera confronté augmentera, il pourra considérer comme ses sem-
blables les individus appartenant à des ensembles toujours plus vastes.
Ainsi, ce que nous considérons comme l’ensemble de nos semblables est
très variable et dépend de chacun de nous. Les autres est une notion sub-
jective et, suivant l’idée que nous avons de nous-mêmes, l’ensemble de réfé-
rence sera plus ou moins exigu. En regardant nos semblables, nous parve-
nons à savoir qui nous sommes, mais la réponse dépend évidemment des
limites fixées au préalable à ce qui est considéré comme cet ensemble. Ce
référentiel est ce que nous appellerons l’ensemble d’identification.
L’évolution d’une vie heureuse tend à accroître l’ensemble des êtres
auxquels l’individu s’identifie. Cependant certaines périodes peuvent se
révéler difficiles à vivre et il en résulte souvent un rétrécissement de l’E.I.
(ensemble d’identification). Le repliement des malades sur eux-mêmes est
un phénomène que tout le monde connaît. Des difficultés d’identification
sont fréquemment éprouvées après un séjour prolongé à l’hôpital. En ef-
fet, l’excellente santé des soignants qui gravitent autour du patient ren-
drait l’identification irritante. De leur côté, infirmières et médecins (et à
plus forte raison les chirurgiens) évitent de s’identifier aux malades, ce
qui est une sage précaution, car les soins apportés par un personnel en
émoi risqueraient pour le moins d’être inefficaces.
Beaucoup d’états dépressifs surviennent à la suite d’une épreuve into-
lérable. L’attention se détourne de l’événement pour se fixer sur la dou-
leur qu’il provoque. Ainsi, la réalité de l’incident insoutenable n’est pas

184
DU SENTIMENT D’EXISTER

niée, ce qui créerait un conflit intérieur, mais elle n’est plus regardée en
face car elle est occultée par la souffrance engendrée. L’inconscient a, de
cette manière, inventé le plus logique – puisque le moins contradictoire –
des moyens de survie. Plutôt que de mourir de chagrin, le dépressif se re-
garde souffrir, réduisant ainsi son E.I. à sa seule personne.
Des phénomènes collectifs absolument similaires se produisent, or ils
sont si lourds de conséquences qu’ils justifient un sérieux effort d’appro-
fondissement. En fonction de notre éducation et de notre vécu, chacun de
nous a acquis, à un moment donné, une image de soi et a ainsi pu élaborer
son E.I. Rappelons que la perception de notre propre existence est imbri-
quée dans la notion d’appartenance à l’ensemble de ceux que nous esti-
mons comme semblables à nous. Un jour, pour une raison ou pour une
autre, à la suite d’un fait inacceptable, voilà que nous ne pouvons plus
nous considérer comme l’un des leurs. Quel est le remède, si ce n’est le
rétrécissement de l’E.I. afin d’en exclure ceux qui ne paraissent pas
conformes à notre image ? Un travailleur qui ne trouve plus d’emploi se
sent rejeté par la société. C’est insupportable à vivre car il s’agit d’une re-
mise en cause de sa propre valeur. Afin de détourner l’attention de la cau-
se de sa souffrance, l’esprit choisit inconsciemment la solution qui préser-
vera au mieux son confort en ne percevant plus que le sous-ensemble de
ceux qu’il peut encore considérer comme ses semblables. Le rétrécisse-
ment de l’E.I. est une défense en vue de sauvegarder ce qu’il y a de plus
fondamental dans le psychisme, la croyance en sa propre existence. Il
s’agit d’un automatisme parfaitement consistant et presque inéluctable
qui explique pourquoi certaines personnes deviennent racistes, nationa-
listes ou délinquantes.
Nul n’ignore à quelles exactions ce mécanisme peut conduire. Les at-
tentats terroristes sont, notons-le, souvent revendiqués, sinon par une per-
sonne, du moins par un groupe, ce qui montre bien leur origine existen-
tielle. Les rejeter en bloc sans chercher à les comprendre est une attitude
malheureusement très répandue qui a pour effet d’entretenir la violence
et de s’autoriser, sans qu’il paraisse, à la pratiquer en retour.

Digression sur les moyens de sortir de l’impasse


Faute d’une compréhension mutuelle, l’amenuisement de l’ensemble
d’identification des uns engendre l’amenuisement de celui des autres.
Ainsi fonctionne notre monde depuis l’aube des temps historiques et ain-
si fonctionnera-t-il encore longtemps, si rien n’est fait pour accroître l’E.I.

185
ORIGINE DE LA LOGIQUE

que chacun porte en lui. Car les phénomènes existentiels nous touchent
tous et personne ne peut affirmer ne jamais se trouver en proie à ce que
l’on appelle couramment une crise d’identité. Il ne sert à rien de répéter
sur tous les tons « Arrêtez les massacres ! », mieux vaut donner à tout être
pensant la possibilité d’avoir un ensemble d’identification aussi vaste que
possible. Mais comment ?
Sans le moindre risque de se tromper, on peut éliminer tous les
moyens utilisés jusqu’à présent car ils ont largement démontré leur parfai-
te inefficacité, même ceux qui auraient pu faire illusion, comme le chris-
tianisme. « Aime ton prochain comme toi-même » ne définit pas qui est le
prochain. Ces paroles, pleines de sagesse en leur temps, s’adressaient à
une population dont la morale était soumise au principe « œil pour œil,
dent pour dent ». Personne ne peut nier que les paroles de Jésus aient por-
té leurs fruits localement et momentanément, puisque manifestement les
populations chrétiennes se sont affranchies du cercle infernal édicté par
la loi du talion. Pourtant, au lieu de renforcer la portée de ce message,
l’institution chrétienne s’est empressée de l’occulter par une géniale en-
tourloupette : c’est Jésus-Christ qu’il faut aimer ! De la sorte, cet amour
embarrassant du prochain se voit relégué à l’arrière plan. Pour masquer la
supercherie, c’est au nom de celui qui a prononcé ce message qu’il a été
dénaturé. Cette méthode de détournement d’idéologie est classique.
Staline n’a pas usé d’un autre stratagème en érigeant Lénine quasiment au
rang de divinité, usurpant ainsi sa caution en toute impunité. Les endoctri-
nés de tous bords se laissent tromper par les apparences quand bien mê-
me elles sont en contradiction avec les faits. Faire de Jésus une divinité
n’éveille pas les soupçons. Et voilà pourquoi, malgré son message de paix,
d’amour et de tolérance, c’est en son nom que tant d’exactions ont été
commises ! Heureusement pour lui, il ne pouvait se douter de l’effroyable
trahison qui devait lui survivre ! Actuellement, le procédé reste payant.
Pour tenter sa chance parmi les intellectuels, la divinité à invoquer serait
plutôt la Rationalité. Il est frappant que les thuriféraires de l’irrationnel
s’appuient sur un langage abscons qui est, pour les initiés seulement, une
ahurissante parodie [36] de discours scientifique.
Non seulement l’E.I. doit être vaste, mais il serait prudent d’assurer sa
stabilité. Pour cela, il est indispensable d’y mettre ceux qui, parmi les
« prochains », risqueraient de s’en voir rejetés au moindre dérapage. Parmi
ces exclus potentiels se trouvent les victimes (même les nôtres), les bour-
reaux (même les nôtres) ainsi que tous ceux qui nous tiennent à l’écart
de leur E.I., trop exigu pour nous contenir.

186
DU SENTIMENT D’EXISTER

Rendre une victime seule responsable de son sort est une manière dé-
tournée de la rejeter. Les arguments du style « elle l’a bien voulu » ou « ils ne
peuvent s’en prendre qu’à eux » sont autant de déclarations d’exclusion sous
une forme embellie pour éviter de dire ouvertement : « Je les condamne par-
ce que les victimes me dérangent. » Ces propos déguisés devraient être ban-
nis à tout jamais car, en dissimulant leur vraie signification, ils entretiennent
le rejet de personnes qui, en retour, éprouveront d’autant plus la nécessité
de proclamer haut et fort leur existence. Qu’elles soient victimes d’elles-
mêmes, des autres ou éventuellement de nous, peu importe : toutes les vic-
times devraient entrer dans notre E.I., il en va de la sécurité de tous. Mais
voilà une démarche bien difficile car elle nous oblige à reconnaître que la
victime, un jour, pourrait être vous ou moi. Nous avons dit que les bourreaux
doivent aussi être pris en considération, car sait-on si, eux-mêmes, ne sont
pas des victimes et si, suivant les difficultés rencontrées ou les mensonges
ingurgités, nous ne deviendrions pas nous aussi des bourreaux ?
Il faut bien comprendre que tous ceux qui sont en dehors de notre E.I.
sont nos exclus. Or le besoin d’être rassuré quant à son existence se tra-
duit par une revendication d’appartenance à un ensemble. Le plus sou-
vent cet ensemble est exhumé de l’Histoire, mais il peut aussi être pure-
ment imaginaire, peuplé des âmes de nos aïeux, meublé de virtualité et de
rêves – ce qui explique le succès de l’évasion dans les mythes religieux et
autres – mais on n’empêchera pas que, à quelques rêveurs près, tout le
monde ait son ensemble d’identification ancré dans la réalité. Que ce
choix s’appuie sur une réalité plutôt que sur des croyances surnaturelles,
ne le rend pas moins imaginaire. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit
d’idées et non de faits, et si nous avons pouvoir sur nos idées, chacun
peut choisir plus ou moins délibérément son E.I. ; mais quand il est trop
petit, les exclus éprouvent le besoin d’être reconnus. Pour cela ils revendi-
quent leur existence, parfois avec beaucoup d’agressivité et si toutes ces
manifestations restent lettre morte, ils s’identifient entre eux, car faute
d’un grand E.I., un plus petit peut faire l’affaire quand il s’agit simplement
de se prouver que l’on existe. Et voilà le processus en marche. Les exclus
ont maintenant leurs exclus. Et des lamentations s’élèveront : « Toute cette
haine ! » répéteront sans fin ceux qui ne se seront nullement souciés d’évi-
ter la dégradation de la situation.
Afin de mieux faire comprendre ces considérations, proposons une
fable. Imaginons un instant que les natifs du Sagittaire fassent systématique-
ment les frais d’une discrimination « zodiacale ». Par quelle tactique faudrait-
il lutter contre une aussi intolérable injustice ? Les uns essayeraient de reva-

187
ORIGINE DE LA LOGIQUE

loriser les natifs de ce signe en prétendant qu’au contraire c’est l’un des
meilleurs. « Nous sommes Sagittaire et fiers de l’être » clameraient-ils.
D’autres adopteraient une stratégie plus subtile et parviendraient, par des
propos enflammés, à culpabiliser leurs persécuteurs. Ne serait-il pas plus ef-
ficace de lutter directement contre l’ignorance qui est à la source de ces
corrélations fantaisistes que fait l’astrologie entre la diversité des êtres et les
variations de la voûte céleste qui, aujourd’hui, ne font plus mystère ?
Les défilés bougie à la main, les pancartes « Plus jamais ça ! », les airs
indignés et les paroles consolatrices sont révélateurs d’une immense
candeur. Au mieux, cela ne sert à rien. Et craignons que les bonnes
consciences, apaisées par les déclarations d’intentions, n’aient tendance
à s’en satisfaire au lieu de s’attaquer au fond du problème.

Anthropocentrisme
L’affirmation gratuite « nul ne sait où il va tant qu’il ignore d’où il vient »
est une dangereuse incitation à la revendication d’appartenance ethnique. Il
est inquiétant de constater combien elle prolifère. Elle fleurit en particulier
chez les paléoanthropologues, ce qui se comprend aisément car, par son ap-
parente sagesse, elle peut favoriser le pourvoi de crédits, si difficiles à obte-
nir. Vibrantes comme des cloches, les maximes creuses s’entendent de loin.
Les seules racines qu’il ne soit pas dangereux de revendiquer sont
celles que l’on peut choisir, que l’on peut partager, que l’on peut commu-
niquer ou, si on le désire, que l’on peut arracher. Le morcellement d’une
nation en entités politiques correspondant aux différentes ethnies ne ga-
rantit pas à coup sûr la survivance de la diversité des traditions cultu-
relles, car il entraîne souvent des massacres et des génocides. Quand cha-
cun aura renoncé à revendiquer les privilèges liés à sa classe sociale, à son
ethnie ou à sa religion, pour étendre sa revendication d’appartenance à
l’humanité tout entière, alors naîtra l’espoir de voir notre espèce entrer
dans une nouvelle phase de son développement culturel. L’homme appré-
ciera les différences et il n’oubliera plus qu’il est un animal avec sa spéci-
ficité, parmi tant d’autres qui ont la leur, et qui n’ont aucune raison de ne
pas être respectés. En somme, l’humanité aura dépassé l’âge de l’anthro-
pocentrisme tout comme chacun de ses enfants devrait parvenir à dépas-
ser l’âge de l’égocentrisme.
A ce sujet, voici un petit test. Supposons que, par nos prédations, nous
en arrivions à réduire en cendre et en poussière notre espèce tout entière.
Il paraît inutile de proposer un scénario car tout le monde a le même arse-

188
DU SENTIMENT D’EXISTER

nal de possibilités en tête. Il va de soi que, dans cette catastrophe, l’homme


entraîne avec lui la disparition de bon nombre d’autres espèces animales et
végétales mais, ses prédations parvenues à leur terme, la diversité biolo-
gique peut finalement être sauvegardée. Au bout de quelque temps, les oi-
seaux se remettent à chanter dans les arbres, les papillons retournent à
leurs fleurs, les loutres reprennent leurs ébats dans les cours d’eau, mais il
n’y a plus un seul regard humain pour admirer ce spectacle.
Imaginons cette fois une issue différente en supposant qu’une totale
extermination de l’homme puisse être évitée, toutefois au prix de l’ex-
tinction de tous les autres vertébrés (mammifères, oiseaux, reptiles, ba-
traciens, poissons) car, pour survivre, les rescapés ont été contraints de
les chasser jusqu’au dernier. Dans cette deuxième alternative, l’espèce
humaine a été sauvée mais, en dehors de celle-ci, il ne subsiste plus guè-
re d’autres merveilles à contempler.
Alors, de ces deux issues, laquelle préférez-vous ? L’homme et rien
que lui ou tous les autres, mais sans l’homme ?
C’est la minute de vérité, celle où l’anthropocentrisme fait surface.
Nous, Occidentaux, sommes si profondément imprégnés des valeurs ju-
déo-chrétiennes que, avant d’interroger notre raison, nous sacralisons
l’homme. Peut-être pensons-nous qu’il n’est pas la seule créature qui mé-
rite d’être sauvée, mais si une seule espèce devait survivre, il faudrait ab-
solument que ce soit La Nôtre. Afin de se conforter dans ce choix, on
peut creuser au plus profond de son esprit pour en extraire des argu-
ments habillés de raison. A quoi donc serviraient la limpidité du chant
du rossignol et le parfum du chèvrefeuille si personne n’était là pour
s’en griser ?
Cette objection revient à dire que la seule raison d’exister des
choses, c’est d’être perçues par l’homme. Alors les perroquets de la forêt
amazonienne peuvent disparaître, ainsi que la faune des fosses abyssales
puisque, en ces lieux, il n’y a aucun homme pour les voir. A titre
d’exemple, citons un lapsus (qui, celui-là, pourrait bien être révélateur)
mais bien vite corrigé, émanant du géographe J.-R. Pitte lors d’une émis-
sion de la série « Perspectives scientifiques » sur France-Culture (le
14 mars 1994). Après avoir déploré que Michel Serre parle de l’environ-
nement sans sembler jamais prendre conscience qu’il s’agit exclusive-
ment de l’environnement de l’homme, pour renforcer son affirmation,
Pitte prend pour exemple « les pingouins de l’Antartique qui n’exis-
tent… » il se reprend : « qui n’ont d’intérêt que dans la mesure où l’hom-
me est là pour les voir ». Voilà qui confirme la primauté de l’anthropo-

189
ORIGINE DE LA LOGIQUE

centrisme dans notre culture. Cousteau l’a bien compris, qui utilisait
pour slogan la seule motivation susceptible de mobiliser les foules : « le
droit des générations futures » et non pas le droit des autres espèces.
D’une manière générale, l’homme ne s’intéresse qu’à l’homme. Les
seuls livres qu’il lit sont des romans, les seuls films qu’il regarde sont des
fictions passionnelles. Il n’est qu’à voir la toute petite place occupée par
la littérature scientifique sur les rayons des librairies non spécialisées, et
parmi ceux-ci, la très faible proportion de livres de mathématiques, de
physique et de biologie. Les sciences humaines, psychologie, sociologie,
ethnologie font plus d’adeptes que les sciences dites « dures ». L’anthropo-
centrisme couvre l’histoire, la géographie, la philosophie, les arts, il nour-
rit les mythologies, les religions et les diverses cosmogonies.
L’idée du « Tout » a été dans un premier temps limitée à l’humanité, ce
dont notre vocabulaire porte la trace : en effet, tout le monde inclut tous
les gens à l’exclusion même de leurs inséparables compagnons, chiens et
chats. Par la suite, le monde a désigné le territoire : la carte du monde n’a
cessé de s’accroître au fur et à mesure des découvertes jusqu’au moment
où le tour complet en fut accompli. Le Monde se mit alors à désigner la
planète (exemple « l’axe du Monde »). Les gens et la surface sur laquelle ils
évoluent partagent la même dénomination. A preuve : tout le monde n’a
pas fait le tour du monde !
Cette polysémie a la même source que celle du mot existence. « Seul
l’homme existe » est une limitation dont nous sommes en train de nous af-
franchir tout doucement. Notre territoire d’exploration s’est élargi bien
au-delà du sol où nous déambulons et jusqu’aux confins des lieux que
nous disions jadis peuplés des âmes de nos ancêtres. Le concept
d’Univers a fait son apparition avec cette nouveauté éclatante : l’homme
ne le remplit pas. Pire ! Il pourrait exister sans l’homme. Actuellement il
est pratiquement vide d’hommes. Pour peu que l’aventure humaine soit
brève, le cosmos continuera sa belle évolution sans lui.
Le remaniement des connaissances ne devrait pas toucher seulement
une élite, mais chacun d’entre nous. C’est la condition pour que l’accroisse-
ment de l’E.I. puisse s’opérer et, alors, la phase anthropocentrique sera fran-
chie. Qui sait observer peut déjà entrevoir que le processus est en marche.

Lueur d’espoir
Au début du XXe siècle, un phénomène très significatif surgit : les
beaux-arts se libèrent de la figuration. Non seulement Malevitch et

190
DU SENTIMENT D’EXISTER

Kandinsky s’autorisent à se livrer à la peinture abstraite, mais ils déclen-


chent chez d’autres artistes un mouvement d’une telle ferveur et d’une si
étonnante maturité qu’il est tentant de supposer que l’idée couvait. Alors
qu’aux siècles précédents, la peinture puisait ses sujets dans la culture en
ne représentant que des scènes historiques, bibliques et mythologiques, la
voilà qui se libère radicalement de l’anthropocentrisme, phénomène qui
s’amorce déjà au XIXe siècle avec le romantisme. Signalons toutefois que
l’art musulman, bien qu’abstrait, n’est pas le reflet de la même évolution
mentale car l’Islam interdit toute représentation animale (homme inclus).
Les artistes ont compensé cet interdit en composant des entrelacs dont la
subtilité passe généralement bien au-dessus de la tête du public car, outre
la maîtrise des coloris, ils dénotent une connaissance approfondie des
propriétés géométriques de l’espace plan.
L’intérêt croissant des foules pour les expositions de peinture moderne
porte l’espoir d’une perte de vitesse de l’anthropocentrisme. Le succès
des livres d’Hubert Reeves n’est certes pas seulement dû à la limpidité de
sa plume, mais aussi à la fascination que l’astronomie suscite. Quand on
rêve aux étoiles, on est vraiment très loin des préoccupations anthropo-
centriques, à condition, bien sûr, que le seul intérêt de trouver de nou-
velles planètes, ne soit pas de savoir si elles sont habitées. La popularité de
la question : « Y a-t-il de la vie ailleurs que sur la Terre ? » montre en réalité
la primauté du désir de savoir si, quelque part, ce ne serait pas un être que
l’on pourrait appeler « homme » qui s’y cacherait. Si un jour on découvre
une planète peuplée de vers, alors que pour la science, ce serait une dé-
couverte tout à fait sensationnelle, quelle déception ce serait pour tous
les anthropocentriques ! Sur la première page des magazines grand public,
les vers ne seraient nullement mentionnés, mais seulement l’annonce de
la prochaine rencontre avec un « homme » extraterrestre. Les journalistes
presseraient les astrophysiciens de questions lancinantes : « Et un Homme,
c’est pour quand ? ».
Mais l’apothéose de l’anthropocentrisme, n’est-ce pas l’astrologie ?
Impossible d’imaginer un seul instant que les planètes aient pu tourner
autour de leur étoile centrale sans que ce soit pour Pierre, Jacques ou
Denise ! Avez-vous songé combien elles devaient se sentir seules avant que
l’homme ne fasse son apparition sur Terre ? Et pourtant, elles évoluent in-
lassablement dans la banlieue du Soleil depuis 4,5 milliards d’années, elles
sont donc au moins mille fois plus âgées que lui !

191
IV

FATRAS DE
PRÉJUGÉS
CHAPITRE 10

LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

Lois qualitatives

En dehors du domaine de la science, les phénomènes suivent des lois qui


sont généralement inconnues. Trop souvent des explications sont avancées
qui, avec le temps, s’avèrent parfaitement inadéquates. En voulant contrôler
toutes les situations, et particulièrement celles qui sont mal comprises, des
gestionnaires de tout bord se rabattent sur les méthodes statistiques afin
d’établir des corrélations entre les paramètres qu’ils ne maîtrisent pas. Faute
d’une théorie sérieusement fondée, ils prennent ces corrélations pour des
liens de causalité, ce qui risque fort d’être abusif car, si un lien de causalité
implique bien une corrélation, la réciproque n’est pas vraie. Les suites sont
souvent désastreuses et il est intéressant de remarquer que le terme gestion
est utilisé précisément pour qualifier les décisions plus ou moins arbitraires
qui émanent d’une autorité présumée compétente.
A l’opposé, ceux qui appliquent des lois comprises et bien assimilées
ne parlent justement pas de gestion pour les désigner. Que dirait-on d’une
opération chirurgicale qui se gérerait plutôt que de s’exécuter ? Un calcul
non plus ne se gère pas, il s’effectue ; une théorie s’élabore, une œuvre
d’art se réalise, une recette s’applique, un édifice se construit, une structu-
re s’organise. Il ne s’agit en rien de gestion, ce terme étant réservé à tout
système de décision comportant un facteur de risque, considéré à tort ou
à raison comme acceptable.
« Chiffres à l’appui » dit-on pour vanter les élucubrations de nos
contemporains. Les pourcentages leur donnent à coup sûr un petit air de

195
FATRAS DE PRÉJUGÉS

rationalité. Au demeurant, ce n’est plus avec de la poudre que l’on éblouit,


mais en jetant des mathématiques aux yeux.
Cependant, la validité de certaines lois très générales, qui ont été dû-
ment établies par des méthodes rigoureuses, s’étend bien au-delà de la
sphère de l’objectivité et des calculs. En se limitant à leur aspect qualitatif,
il est aisé de les saisir de manière globale, ou intuitive. Nous verrons que
leur méconnaissance est à l’origine de croyances irrationnelles et de com-
portements inadaptés qui sont souvent lourds de conséquences.
Mais commençons par voir les lois telles qu’elles sont.

Rétroaction positive, loi de type explosif


Lorsque deux phénomènes sont liés – par exemple la pression atmo-
sphérique et les variations du temps – il est d’usage de dire que l’un est la
cause de l’autre ou que le second est l’effet du premier. Mais pour pouvoir
se permettre une telle distinction, il faut que les phénomènes se dérou-
lent assez lentement, en sorte que la cause précède clairement l’effet. Les
perturbations apportées par l’homme à son environnement se déroulent
généralement sur un long terme et personne n’irait confondre la cause et
l’effet en prétendant, par exemple, que c’est la désertification qui a causé
la surexploitation de la forêt ou que l’absence de nidification des oiseaux
a engendré les pistes de ski. Par contre, quand deux phénomènes sont
liés, mais en étant pratiquement simultanés, la distinction entre la cause et
l’effet devient plus délicate.
Pour allumer un feu de bois, chacun sait qu’il faut d’abord chauffer les
bûches. Le papier est un combustible qui s’enflamme à basse températu-
re, c’est pourquoi on l’utilise pour chauffer des brindilles qui pourront
s’enflammer à leur tour. En brûlant, les brindilles dégagent de la chaleur,
ce qui amène les bûches à la température nécessaire à leur embrasement.
Quelle est la cause et quel est l’effet ? Est-ce la combustion qui engendre
l’élévation de température ou l’élévation de température qui engendre la
combustion ? A vrai dire, les deux points de vue sont valables.
En économie, une relation similaire apparaît entre la dépréciation de la
monnaie et l’augmentation des prix. Ces deux paramètres sont si étroite-
ment liés qu’il est difficile de faire une distinction entre eux. Il en est de
l’inflation comme du feu : la cause engendre un effet qui lui-même en-
gendre la cause de cet effet. De manière schématique, lorsque l’épargne
est découragée, les dépenses courantes croissent ; ce fait incite les
consommateurs à emprunter, ce qui fait circuler l’argent toujours plus vi-

196
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

te et, en conséquence, entretient l’inflation. En économie classique, lors-


qu’il y a inflation, on conseille la hausse des taux d’intérêts afin de dissua-
der l’emprunt et d’encourager l’épargne. L’argent circulera donc momen-
tanément moins vite, ce qui aura pour effet de ralentir la tendance. C’est
pourquoi, de manière tout à fait artificielle, les économistes cherchent, en
modifiant le loyer de l’argent, à produire un effet qui s’oppose à la cause
afin de la combattre.
Lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, les processus de ce type ne peu-
vent que se renforcer. Ils démarrent à partir de presque rien et s’ampli-
fient jusqu’à ce que de nouvelles conditions viennent les contrecarrer.
Qu’il s’agisse du feu ou de l’inflation, il est bien difficile dans chacun de
ces exemples de discerner la cause de l’effet. L’augmentation de tempéra-
ture crée la combustion, celle-ci engendre de la chaleur et une augmenta-
tion de température en résulte. Donc la cause se renforce par elle-même
car une augmentation de température favorise une augmentation de tem-
pérature.Telle est la nature de certains phénomènes dits à rétroaction po-
sitive, rétroaction étant la traduction française de feed-back, ainsi qu’il fut
introduit par le père de la cybernétique Norbert Wiener. Tous les phéno-
mènes explosifs sont de ce type. Si rien n’est fait en temps voulu pour
s’opposer à la cause – ou à l’effet –, elle croît dans des proportions telles
que la catastrophe devient inévitable.
Chaque fois qu’il y a cause et effet, il y a lieu de se demander si l’effet
renforce la cause ou si, au contraire, il la diminue. C’est une clé de com-
préhension pour des disciplines aussi variées que la météorologie ou
l’économie, les comportements de masse et les comportements indivi-
duels, la médecine, l’écologie, les réactions chimiques et thermonu-
cléaires.

Le psychisme n’échappe pas à ces lois


L’engouement des foules pour une même personne (chanteur ou ac-
teur, homme politique ou peintre), ou pour un objet (jeans ou « pin’s ») est
typiquement un phénomène de masse qui fonctionne sur la base de la po-
pularité, de la notoriété, de « l’audimat » ; en bref, de la mode. Le succès
étant source de succès, quelqu’un ou quelque chose sera apprécié simple-
ment par la vertu de l’admiration que d’autres lui portent. Il suffit donc
d’un tout petit rien pour amorcer ces processus. Ceux qui ne deviennent
jamais l’idole des foules ont peut-être autant de charme et de talent que la
vedette consacrée mais, comme toutes les allumettes qui se sont consu-

197
FATRAS DE PRÉJUGÉS

mées sans allumer aucun feu, ils restent dans l’ombre leur vie durant, com-
me la plupart des mortels.
Le message véhiculé par les médias tend à faire croire que le succès
d’un artiste est proportionnel à son talent. Dès que l’on sait que le suc-
cès engendre le succès, il est facile de reconnaître qu’une telle déclara-
tion est erronée. (Ajoutons, avant qu’il ne soit trop tard, que nous
n’avons pas dit que le succès d’un artiste ne dépend pas de son talent !)
Lors d’une interview, on entend la vedette déclarer que chacun est
maître de son destin, et « qu’il suffit de vouloir les choses avec suffisam-
ment de force pour qu’elles arrivent ». Pourtant nul ne devrait jamais se
croire le seul artisan de son succès. De plus, prétendre avoir été maître
de sa réussite par l’ampleur de la passion que l’on a consacrée à son mé-
tier, non seulement c’est croire à la magie, mais c’est accuser de tiédeur
tous ceux qui ne sont pas parvenus au faîte de la gloire.
Le dialogue n’est simple qu’entre gens lucides. Face à un interlocu-
teur qui a la vision faussée, la réplique est malaisée. Ainsi, dans l’exemple
du réalisateur de films à grands succès mentionné plus haut, il est cer-
tain qu’il attribuerait à la jalousie la mise en relief de sa fatuité. Si les
journalistes avaient une fonction éducative, ils s’appliqueraient à mettre
en évidence l’arrogance contenue dans cette sorte de propos et les
orienteraient vers un peu plus de réalisme – et pourquoi pas ? – de mo-
destie.
Et la richesse d’un individu, est-elle due à son mérite ? Même si une
très riche et honorable personne manifeste une endurance peu commu-
ne au travail, une intelligence solide, une santé de fer et que, de plus, son
épouse lui soit dévouée corps et âme, cela ne nous empêchera pas de
savoir que, la richesse étant cause de richesse, nous sommes en présen-
ce du même modèle. Sans une infinitésimale chiquenaude initiale, il ne
se serait rien passé du tout. Ainsi, bien des gens ayant un profil adéquat,
restent à l’écart de la fortune, simplement parce qu’ils n’ont jamais ren-
contré le petit plus qui achève un concours favorable de circonstances.
Ajoutons à cela que, tout comme la richesse engendre la richesse, la
misère engendre la misère. La conjonction de ces deux facteurs, qui non
seulement se renforcent par eux-mêmes mais s’alimentent mutuelle-
ment, condamne l’humanité, si rien n’est fait pour enrayer le cours des
choses, à devenir un océan de misère d’où émergeront quelques îlots de
richesse démesurée. Ce modèle est rigoureusement conforme à celui de
la célébrité où nous apercevons, dans une masse informe d’inconnus,
émerger quelques rares sommités.

198
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

Dans un tout autre domaine, intime cette fois, observons le sentiment


de persécution. Il suffit de se croire rejeté pour se replier sur soi. Les mal-
heureux qui ne sourient jamais et manquent d’amabilité, s’attirent l’inimi-
tié des personnes qu’ils côtoient. Ces dernières deviennent souvent agres-
sives, ce qui renforce le sentiment de persécution et la rétroaction suit
son cours, allant et venant de l’un à l’autre en s’amplifiant. Nous sommes
ici, comme précédemment, en présence d’un processus dont l’évolution
s’accélère tant que ne survient de l’extérieur aucune pression qui pour-
rait l’endiguer.
Les individus ne sont pas seuls à souffrir de la manie de la persécution
qui, soulignons-le, est toujours la conséquence d’une persécution précé-
dente. Des collectivités entières peuvent être prisonnières de ce phéno-
mène. Il n’est qu’à penser au « peuple Juif » pour s’en assurer.

Persécutions de groupes
En misant sur leur persécution future, beaucoup d’entre eux ont établi
leur territoire en terre hostile, en fondant un Etat qui ne pouvait se mainte-
nir que par la protection des armes. Les bons vieux sionistes vous expli-
quent que le seul moyen de ne plus être victimes d’exterminations était
l’acquisition d’un territoire. Là, rien de bien nouveau. Chaque conquête
s’est toujours vue justifiée par des raisons de sécurité. L’armement intensif
de l’Etat d’Israël, qui est une nécessité pour sa survie, est perçu comme
une menace par les pays avoisinants qui chercheront par tous les moyens à
abattre l’ennemi. A moyen terme, une catastrophe est inévitable. Rappelons
qu’une catastrophe est le terme scientifique réservé à un changement radi-
cal des phénomènes en cours tel qu’une nouvelle phase puisse s’établir.
(Quel sera-t-il ? S’il faut faire un pronostic, la victoire totale et définitive de
l’Etat Hébreu sur ses adversaires ne devrait pas être la solution définitive
car une confusion entre cette nation et le peuple Juif tout entier a été sa-
vamment concoctée par les sionistes eux-mêmes. N’ont-ils pas nommé
l’ancienne Palestine Israël, ce qui, dans la Bible, signifie peuple de Dieu ? Il
est fatal que des gens non avertis confondent les Israéliens, c’est-à-dire les
nationaux de l’Etat d’Israël et les israélites qui sont les adeptes de la reli-
gion judaïque. La réputation du gouvernement de l’Etat d’Israël aura des ré-
percussions sur les israélites du monde entier.)
Les conséquences sont d’une telle ampleur que la cause la plus anodi-
ne en apparence ne doit pas être négligée. La rétroaction positive est une
loi qualitative qui couvre des domaines aussi bien subjectifs qu’objectifs

199
FATRAS DE PRÉJUGÉS

et dont il faut prendre conscience. Le feu, l’inflation, le succès, la richesse,


la misère, la manie de la persécution, la haine participent d’un même type
de lois. Un parallélisme entre ces différents fonctionnements est donc par-
faitement justifié et ne constitue pas une simple analogie.

Parfois, un tout petit rien suffit


Le feu n’est pas seulement une vague métaphore, mais un modèle qui
permet de décrire valablement leur dynamique. Ces phénomènes ont en
commun de démarrer avec presque rien, quelque chose de tellement insi-
gnifiant que personne n’y prend garde, et on ne le remarque que lorsqu’il
a atteint des proportions considérables. Cela permet de comprendre pour-
quoi des effets d’une ampleur gigantesque peuvent provenir d’une cause
infime. Leur amorçage est difficilement prévisible et leur évolution est de
type explosif. C’est ce que l’on appelle souvent « l’effet papillon » suivant
l’image évoquée par Edward Lorenz qui introduisit cette notion en météo-
rologie. Le battement des ailes d’un papillon suffirait pour changer, au
bout d’un certain temps, les conditions météorologiques à une grande dis-
tance de là.
En dehors du champ de la science, « l’effet papillon » permet d’expliquer
les phénomènes amoureux qui paraissent si mystérieux de prime abord.
N’est-ce pas miraculeux que l’on rencontre si fréquemment la femme ou
l’homme de sa vie alors qu’il est si rare de gagner à la loterie ? « C’est sûre-
ment qu’on devait se rencontrer ! » se disent les amoureux, faute d’interpré-
tations plus convaincantes. Nul besoin d’imaginer des explications farfe-
lues, telles que des vies antérieures où l’on se serait côtoyé, puisqu’un
regard, un parfum, une disposition intérieure favorable, un léger manque af-
fectif, et voilà tout le processus qui se met en marche et qui peut évoluer
jusqu’à la passion. Mais on se pose moins de questions sur le déroulement
inverse qui peut faire glisser de la passion à la plus terne des indifférences.
Si la diminution d’une cause entraîne sa diminution, elle pourra dispa-
raître complètement. On appelle encore à rétroaction positive les phéno-
mènes qui évoluent, non pas en se renforçant, mais en s’amenuisant jus-
qu’à l’anéantissement. Par exemple, plutôt que de fixer son attention sur
la dette croissante d’une personne ou d’une entreprise, on peut fixer son
attention sur l’actif qui diminue sans cesse. En effet, une pénurie de biens
engendre un manque de confiance de la part des banquiers et des clients ;
ces réticences ont pour effet de faire décroître les avoirs de cette person-
ne ou de cette entreprise et la spirale est amorcée.

200
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

Le phénomène de clochardisation peut partir de la perte de l’emploi


suivie de l’expulsion du domicile, d’où découle l’impossibilité de se laver,
ce qui entraîne une odeur corporelle désagréable, d’où la perte des amis
et la fuite du conjoint, si ce n’est déjà fait. Que reste-t-il d’autre que la « dé-
prime » et le refuge dans l’alcool ou dans la drogue ? Ajoutez à cela l’attitu-
de des gens bien pensants qui, il y a quelques années encore, étalaient
leur ignorance avec une si limpide candeur chaque fois qu’ils refusaient
une petite pièce à un mendiant sous prétexte de ne pas l’encourager à
boire. Il a fallu la dégradation explosive de l’emploi pour que toutes ces
bonnes gens cessent de se convaincre que « si on est pauvre, c’est qu’on
l’a bien voulu » !

Les cours de la bourse


Les fluctuations des cours de la bourse, dès qu’ils dépassent une certai-
ne ampleur, peuvent suivre une dépendance à rétroaction positive.
Normalement le spéculateur achète une action dans l’espoir de la re-
vendre avec profit. Quand le cours monte, il espère que l’ascension se
poursuivra, bien qu’il soit dans la plus totale ignorance de l’évolution.
L’accroissement de demande qui se concentre sur cette action fait monter
son cours. Cette augmentation de valeur, au lieu de décourager les achats,
va provoquer une nouvelle augmentation de sa valeur. Nous reconnais-
sons le modèle des rétroactions positives qui peuvent provoquer une
flambée.
Dans l’autre sens, la baisse du cours d’une action risque d’entraîner la
méfiance, alors on préfère revendre. Mais comme beaucoup de gens cher-
chent à se débarrasser en même temps, le cours baisse. Ainsi une baisse
engendre une baisse et, par l’entremise de la panique, la dégringolade
peut dégénérer en effondrement. C’est en de telles circonstances que l’on
entend, dans le journal télévisé, « Tous ces milliards partis en fumée ! »
Par contre, quand le même phénomène se produit en sens inverse, on
devrait les entendre s’écrier « Tous ces milliards tombés du ciel ! » bien
que cette deuxième remarque ne soit pas plus pertinente que la premiè-
re, car les sommes circulant en bourse ne constituent pas un montant
fixe. Le terme trompeur de masse monétaire induit la représentation er-
ronée d’une quantité qui se conserve. En réalité, il n’y a ni création ni dis-
parition d’argent car, au niveau planétaire, cet argent n’a pas l’existence
objective qu’ont les pièces et les billets dans un porte-monnaie. Ce n’est
pas une réalité matérielle – et encore moins spirituelle ! Ces sommes,

201
FATRAS DE PRÉJUGÉS

comptées en différentes monnaies, sont mesurées en unités sujettes aux


caprices tumultueux des taux de change. Un décret suffit à provoquer un
basculement, bien qu’en jargon politique on préfère appeler cela un ré-
ajustement.
Par des manœuvres dirigées visant à limiter l’amplitude des fluctua-
tions, les autorités compétentes évitent, dans la mesure du possible, que
des cracks boursiers ne se produisent car lorsque les variations devien-
nent excessives, elles risquent de provoquer des ruées ou des mouve-
ments de panique. Mais quand elles se maintiennent dans des normes ac-
ceptables, les titres se comportent comme des biens de consommation et
suivent la loi de l’offre et de la demande qui constitue, comme nous allons
le voir, un autre type de rétroactions.

Rétroaction négative, évolution vers la stabilité


Si le prix demandé est trop élevé, une marchandise se vend mal. En
baissant son prix, on le rend plus attractif. Dès lors les ventes augmentent
et le vendeur se dit que, puisque son produit se vend bien, il donnerait un
petit coup de pouce à ses bénéfices en montant son prix. Ainsi, suivant ce
principe dû à l’économiste britannique J. M. Keynes, les prix devraient
trouver leur « juste valeur » quel que soit le prix de lancement du produit.
La loi de l’offre et de la demande, sur laquelle le libéralisme écono-
mique se fonde, est à rétroaction négative car une augmentation de la
première grandeur (le prix d’un article) provoque une variation d’une se-
conde grandeur (ici, les ventes baissent) qui entraîne une diminution de la
première grandeur (le prix de l’article). Cette diminution engendre à son
tour une variation de la seconde grandeur (l’accroissement des ventes)
qui a pour effet une augmentation de la première grandeur.
Les systèmes gouvernés par des rétroactions négatives subissent des
oscillations qui s’amortissent et finissent par se stabiliser vers une valeur
d’équilibre exactement comme les oscillations d’un pendule. Un bouchon
flottant sur l’eau donne une bonne image du comportement de ces sys-
tèmes. Enfoncez-le un peu et la poussée d’Archimède augmente (car le vo-
lume de l’eau déplacée augmente). Cette poussée accrue pousse le bou-
chon vers le haut. Donc après l’avoir enfoncé, dès que vous le lâchez, il
remonte. Et si vous le tirez un peu vers le haut, la poussée donnée par
l’eau diminue (car le volume de l’eau déplacée est plus faible) et le bou-
chon redescend car la poussée n’est plus suffisante pour vaincre l’effet du
poids. Ainsi donc, si l’on soulève légèrement le bouchon, il redescend et, si

202
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

on l’enfonce, il remonte. Rien d’étonnant alors que le bouchon trouve une


position d’équilibre à laquelle il est ramené même si on l’en éloigne
quelque peu.
La stabilité des étoiles, et du Soleil en particulier, durant la plus longue
phase de leur existence, est due précisément à une rétroaction négative.
Supposons que pour une raison quelconque, par exemple la capture d’un
bolide, la température de l’astre vienne à augmenter. Comme tout gaz, il
subira une augmentation de volume qui entraînera un refroidissement.
Sous l’effet de cette diminution de température, l’astre se contractera car
la gravitation l’emporte alors sur la pression de radiation, mais cette
contraction élève sa température, et ainsi de suite.
Dans tous ces schémas, il ne faut pas que les variations infligées à la
première grandeur soient trop grandes, car cela peut faire basculer le sys-
tème dans un état trop éloigné du voisinage de l’équilibre pour qu’il puis-
se y revenir. De nouveaux facteurs peuvent entrer en jeu et modifier les
conditions d’une manière si radicale, que l’on pourrait passer d’un systè-
me à rétroaction négative à un système à rétroaction positive. La dispari-
tion du poisson sur les côtes du Pérou est un exemple du passage d’une
dynamique à rétroaction négative à une dynamique à rétroaction positive.
Ecoutons cette lamentable histoire.
Il était une fois une population qui vivait heureuse grâce à une source
fructueuse de revenus. Les gens travaillaient dur, bien sûr, mais dans la
bonne humeur car la mer était généreuse. La source de leur prospérité,
c’était le guano que des milliers de cormorans déposaient sur une île non
loin de la côte. Mais un jour, les progrès de la technique leur valurent une
grave concurrence avec l’apparition des engrais chimiques. Les cours du
guano s’effondrèrent. Les habitants, qui avaient plus d’un tour dans leur
sac (en l’occurrence, la mer !) se tinrent le raisonnement suivant : « Si on
exploitait les anchois, on pourrait en exporter dans le monde entier. –
Oui mais, répliqua un autre, les cormorans se nourrissent d’anchois, alors
il ne faudrait pas tout leur prendre. – Aucune importance ! Ils peuvent
bien disparaître maintenant qu’on n’a plus besoin de leur guano. » Ainsi la
décision fut prise de passer d’un équilibre entre proies et prédateurs (dû
à une rétroaction négative) à un nouvel équilibre dans lequel, croyait-on,
le nombre d’anchois ne serait plus lié au nombre de cormorans, mais seu-
lement au nombre des bateaux de pêche. Comme prévu, les cormorans
disparurent jusqu’au dernier… mais les anchois aussi. Et il en fut ainsi de
tous les autres poissons. Moralité : le manque de reconnaissance est rare-
ment puni, sauf quand il est assorti d’un manque de connaissance. Ainsi

203
FATRAS DE PRÉJUGÉS

pourrait s’achever cette sombre histoire, mais si vous désirez en savoir


plus, voici l’explication.
Faiblesse du raisonnement humain ! On a compris, mais trop tard,
qu’en dehors des deux facteurs pris en compte – variation du nombre de
cormorans et variation subséquente du nombre d’anchois – un troisième
facteur déterminant avait été négligé : la nourriture des poissons, car elle
était favorisée par le guano lâché en mer. Quand la diminution du nombre
des cormorans franchit un certain seuil, la fertilisation des fonds marins
ne fut plus suffisante pour assurer la nourriture des anchois, et leur popu-
lation déclina. La rétroaction devint positive car une diminution du
nombre d’anchois, en entraînant une diminution du nombre de cormo-
rans, donc du fertilisant, provoquait la diminution du nombre d’anchois.
Plus de cormorans, plus de guano ! C’est bien cela qu’on avait choisi. Et
c’est ainsi que les cormorans, bien qu’ils eussent cessé d’exister, se vengè-
rent de l’ingratitude des hommes…

La croissance démographique
Il n’en va pas ainsi en ce qui concerne l’homme. Il a éliminé presque
tous ses prédateurs du passé : par leur massacre, il a décimé les popula-
tions de bêtes sauvages, et par la vaccination, il s’est débarrassé de nom-
breux micro-organismes parasites. La population humaine mondiale est en
forte augmentation mais, du temps où l’homme se comportait comme
une bête sauvage, il subissait la rétroaction négative qui régit l’interdépen-
dance entre proies et prédateurs. L’homme est un animal si astucieux,
qu’il a réussi à mettre toutes les chances de son côté et voilà bien long-
temps déjà que ses effectifs ne cessent de gonfler.
Tant que la terre fournira des ressources en abondance, la rétroaction
de cette production sur la population sera positive. Cette prise de
conscience est suffisante pour donner la certitude que l’augmentation dé-
mographique finit fatalement par devenir galopante – elle suit une loi ex-
ponentielle comme tout phénomène de ce type – jusqu’au jour où il y a
émergence d’une situation nouvelle.
Si l’on continue à ne rien faire, il en sera de la démographie mondiale
comme d’un incendie qui ne s’arrête que lorsque le combustible est épui-
sé, ou de l’inflation qui finit par la totale dévalorisation des billets de
banque dont plus personne ne veut. Quand les ressources de la planète
seront presque épuisées (eau potable, oxygène de l’air, …), il sera bien dif-
ficile de survivre et, si aucun autre facteur imprévisible ne transforme ra-

204
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

dicalement les conditions, un nouvel équilibre s’établira, entre le nombre


des survivants et les ressources matérielles disponibles. Image d’horreur
où les seules valeurs humaines seront celles de la survie. Si vraiment rien
ne change à l’échelle mondiale, le libéralisme économique restera sauvage
et il est fatal que quelques rares magnats accaparent tous les biens, se bar-
ricadant dans quelques oasis protégées par des milices privées.

Le concept de grandeur
La variété des exemples proposés permet de comprendre la généralité
de ces deux types de rétroactions, bien qu’il soit d’usage de distinguer les
lois du quotidien de celles rencontrées dans les sciences exactes, alors que
les premières n’échappent pourtant pas aux secondes. Qu’elles soient im-
prégnées de subjectivité dans leur appréciation n’exclut pas que les gran-
deurs psychiques soient soumises aux lois de la nature. Mais disons au préa-
lable ce que l’on entend par grandeur.
Les nombres naturels, dont il est fait usage lorsque l’on dénombre des
anchois ou des cormorans, sont des grandeurs, mais à toute grandeur ne
correspond pas forcément un nombre. Voilà encore une erreur trop souvent
commise et qui mène à de grandes confusions. Une grandeur, au sens le
plus large du terme, est une qualité qui est susceptible d’augmenter ou de
diminuer. Mais toutes les grandeurs ne sont pas mesurables, ce qui signifie
qu’il n’est pas possible d’associer valablement une mesure à chaque gran-
deur. La condition préalable à la mesure est la possibilité de pouvoir ajouter
une unité à elle-même. Tout comme une unité de longueur est une certaine
longueur déterminée par convention, une unité d’intelligence serait une
certaine intelligence, disons celle d’une abeille, choisie à l’avance. Mais en
mettant les longueurs bout à bout, ce qui revient à les additionner, on ob-
tient une nouvelle longueur, alors qu’en associant les intelligences de plu-
sieurs abeilles on n’obtiendrait pas une nouvelle intelligence qui serait la
somme des précédentes. La manie de la persécution, la douleur, la sérénité,
le talent, l’intelligence, le succès sont autant de grandeurs non mesurables.
Par ignorance et par manie des chiffrages, on prétend mesurer l’intelligence
avec le Q.I. (quotient intellectuel). Suivant une naïveté similaire, le talent
d’un chanteur s’évalue au nombre de disques vendus.
Même quand ils ne signifient pas grand-chose, on utilise des chiffres. Le
mécontentement est bien une grandeur, puisque l’on peut être très mécon-
tent ou légèrement mécontent, certes, mais une grandeur non mesurable,
sans quoi il faudrait qu’une personne puisse être quatre fois plus méconten-

205
FATRAS DE PRÉJUGÉS

te qu’une autre ou deux fois moins, ce qui est parfaitement absurde. Mais
dans le seul but d’impressionner les ignorants, des chiffres sont requis.
N’importe quelle ânerie peut faire l’affaire et si notamment, en lieu et place
du mécontentement, on fournit le nombre des mécontents, personne n’y
voit goutte. Soixante pour cent de gens légèrement mécontents, est-ce plus
significatif que vingt pour cent de gens franchement furieux ?
Voilà à quoi servent trop souvent les sondages. Et à force d’abuser les
autres, on finit par s’abuser soi-même. Mais oui, ces chiffres de pacotille
sont tenus d’être produits dans la plus extrême rigueur, par des sondeurs
honnêtes et scrupuleux. Admettre que les gouvernements ajustent leur
politique sur des données rigoureusement calculées, mais portant sur des
grandeurs mal appréhendées, cela seul permettrait de comprendre la rai-
son de leurs échecs successifs.
Par quoi mesure-t-on l’ampleur d’un sinistre ? Quand il a fait des morts,
cela ne pose pas de problème, on les compte. Mais quand il n’a fait ni
morts ni blessés, alors on chiffre les dégâts en dollars. Comment ne pas se
remémorer l’incident de Seveso qui a coûté très cher, non tant par la toxi-
cité du nuage de Dioxine que par la panique provoquée par sa mauvaise
réputation ? L’équation qui pose pour équivalent l’ampleur d’un désastre
et son coût en dollars prête à confusion. A la seule évocation du nom de
Seveso, l’idée de catastrophe se présente. Les mythes sont décidément
bien tenaces.

Grandeurs conservatives
« Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme » est une cita-
tion dont nombre de gens cultivés s’emparent sans se soucier de son do-
maine de validité. Or cette loi a été énoncée, non pas d’une manière gra-
tuite, mais après que furent pesés, avec grande précision, les corps
chimiques participant à une réaction. La masse totale des éléments mis en
présence se conserve et cela ne peut s’établir que chiffres à l’appui, ces
chiffres n’étant autres que des nombres de grammes. Chaque fois qu’un
corps chimique disparaît, ses constituants se retrouvent ailleurs.
L’énergie est aussi une grandeur conservative qui se compte en calo-
ries lorsqu’elle mesure la valeur énergétique des aliments et, en kilowatt-
heures, lorsqu’elle détermine une consommation d’électricité. Si vous lais-
sez un kilowatt-heure se perdre en chaleur, vous aurez dissipé 860 kcal.
Mais c’est la conservation de la masse, malgré de multiples transforma-
tions chimiques, et non la conservation de l’énergie, ignorée à l’époque,

206
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

qui a inspiré à Lavoisier 4 sa très douteuse proclamation : « Rien ne se crée,


ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature. »
Les grandeurs conservatives sont les enfants chéris du désir de rationali-
té. Les seize pièces que possède un joueur d’échec en début de partie dis-
paraissent peu à peu de l’échiquier, mais à tout instant, la somme des pièces
dont il dispose et de celles capturées par son adversaire reste inchangée.
Beaucoup de problèmes que l’on trouve dans les livres d’école font appel à
des quantités invariables. Quand on mélange du vin à 7 francs le litre avec
du vin à 10 francs le litre, on obtient un vin (médiocre, c’est entendu !) de
prix intermédiaire. La grandeur constante, c’est le volume, car aucun litre
ne se perd ni ne se crée et l’équation qui permettra de résoudre l’énigme
portera sur des nombres de litres. Mais le coût total non plus n’est pas mo-
difié par cette opération et l’équation peut aussi bien porter sur des francs.
Les problèmes de température que l’on rencontre plus tard ressem-
blent aux précédents. En mélangeant de l’eau à 20 degrés avec de l’eau à
50 degrés, on obtient une eau de température intermédiaire. Tout le mon-
de sait cela, au moins au moment de faire couler son bain. La chaleur est
une grandeur qui se conserve et l’équation portera sur le nombre de calo-
ries. Mais, dans la réalité, les choses sont un peu plus compliquées, car
l’eau du bain se refroidit.Toutefois, en tenant compte des déperditions, au-
cune calorie n’est ni perdue ni créée. La quantité d’eau elle aussi se
conserve, l’équation pourrait tout autant porter sur des nombres de litres
que sur le nombre de calories.
La comptabilité est basée aussi sur une loi de conservation : aucun franc
n’a le droit d’être créé, encore moins d’être perdu. A l’échelle des comptes
particuliers, les flux monétaires sont considérés comme conservatifs mais
là, nous sommes en pleine fiction car lorsqu’il s’agit d’un bilan annuel, les
francs de la fin de l’année valent moins que les francs du début à cause de
l’inévitable érosion de la monnaie. On exige cependant que les comptes
bouclent au centime près, affaire d’attirer les soupçons en cas de fuite !
Dans les conditions où le père de la chimie a expérimenté, ni la masse ni
l’énergie n’apparaissent sans que ce soit aux dépens d’une autre masse ou
d’une autre énergie préexistante. Mais cela n’est pas forcément vrai pour
toutes les grandeurs. Certaines grandeurs ne peuvent que croître, comme
l’altitude des montagnes de déchets créés par les activités ménagères et in-
dustrielles, d’autres ne peuvent que décroître, comme le volume du pétrole
disponible dans les puits. D’autres suivent des lois plus compliquées qui

4 Lavoisier est reconnu comme étant le père de la chimie. Il fut guillotiné en 1794.

207
FATRAS DE PRÉJUGÉS

peuvent surprendre ceux qui s’en font une idée simpliste comme juste-
ment la loi reliant le nombre d’anchois au nombre des cormorans.
Nous savons que le nombre d’humains vivant tous à une même date
croît de plus en plus vite, leur contingent augmente de génération en gé-
nération, sans limite déterminée. Il en va de la sorte certaines années pour
les sauterelles qui peuvent atteindre des effectifs défiant l’imagination.
Mais comme elles ont des prédateurs, l’homme en particulier qui ne se
prive pas d’utiliser des insecticides, et que, de plus, quand elles sont ma-
lades, il n’y a pas d’hôpitaux pour les remettre sur pattes, ça fait toute la
différence avec qui vous savez ! Un jour viendra peut-être où le nombre
des vivants dépassera le nombre de tous ceux qui ont vécu par le passé
(évalué entre 70 et 100 milliards par Yves Coppens) [37] bien que, aujour-
d’hui encore, la citation d’Auguste Comte « l’humanité se compose de plus
de morts que de vivants » reste valable.
Comment les adeptes de la réincarnation pourront-ils résoudre cet
épineux problème, car il faudra bien que des âmes se créent, ou alors
certains hommes devront s’en passer… Il semble que la croyance en la
réincarnation soit basée sur l’idée d’un contingent d’âmes qui garderait
une valeur constante. En l’attente de corps disponibles, les âmes errent
et dès qu’un corps naît, l’une d’elles s’y incarne. A chaque naissance et à
chaque décès, le nombre des âmes du réservoir diminue ou augmente
d’une unité. Ainsi la somme du nombre des âmes en attente et de celles
qui sont incarnées est constante. Les nombreux adeptes de la réincarna-
tion sont-ils conscients du dogme sur lequel repose leur croyance ?
Comptabilité ou pas, la loi de base est celle-ci : aucune âme n’est appa-
rue ni disparue, à partir du réservoir initial, de telle sorte que le contin-
gent se conserve.
Est-ce par une déformation due aux problèmes stéréotypés abordés à
l’école que les lois de conservation stagnent au fond des esprits ou est-
ce le fait de l’apprentissage remontant à la prime enfance ? Ou s’agit-il
de rémanences d’anciennes croyances ? Certaines personnes pensent in-
timement qu’un jour viendra où il faudra payer les bons moments d’au-
jourd’hui, comme si le bonheur était un patrimoine à grignoter parci-
monieusement de crainte qu’il ne s’épuise trop rapidement. Le bonheur
n’est pas une grandeur conservative, pas plus que la force, la pression, la
vitesse, la température, l’humidité ou les taux hypothécaires. Mais les pa-
roles de Lavoisier chantent si bien à l’oreille qu’elles s’installent çà et là,
et viennent troubler les esprits. Parlant de la force produite par un orga-
nisme vivant, le philosophe Francis Kaplan n’y résiste pas : « Enfin, la for-

208
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

ce vitale, à la mort, disparaît – et comment le comprendre si, selon ce


qu’exige la raison, rien ne se crée et rien ne se perd ? » [38].
Non ! La raison exige que l’on se débarrasse au plus vite de ces apho-
rismes trompeurs qui bénéficient d’une réputation parfaitement injustifiée.

La faiblesse des analogies


Pas davantage que les paroles de Lavoisier, la plus appréciée des ri-
tournelles ne vaut d’être retenue. En disant que « la Nature a horreur du
vide », non seulement on exprime une idée fausse du point de vue de la
physique (dans l’expérience de Toricelli, qui est à l’origine du baro-
mètre, le vide se fait au-dessus d’une colonne de mercure !), mais, de
plus, cette formulation est anthropomorphique. Qu’on se le dise, la
Nature est sans désirs. Le recours à de telles citations ne donne l’air in-
telligent à personne.
Parmi toutes les argumentations fallacieuses, les analogies sont les
plus répandues. La littérature foisonne d’exemples. Nous retiendrons le
raisonnement que tient Elisabeth Badinter [39] en s’appuyant sur la for-
mule chromosomique du mâle qui contient des gènes absents chez la fe-
melle : « En un sens, le mâle est la femelle plus quelque chose. » Une rela-
tion entre des génomes n’a aucune raison de générer la même relation
entre les organismes porteurs. Voyez où d’aussi imprudentes analogies
risquent de nous entraîner si l’on pense que l’Homo a deux chromo-
somes de moins que le Chimpanzé ! Assurément quelle ne serait pas
notre déconvenue d’apprendre qu’en un sens, l’Homme est le
Chimpanzé moins quelque chose !
Souvenez-vous du raisonnement de « la plus belle femme du monde »
au chapitre 8. On ne peut disposer des lois et relations établies dans un
domaine, pour les appliquer à un autre, à moins que l’on n’ait pris soin
d’établir au préalable qu’il s’agit d’un véritable « isomorphisme » 5.
La plus banale des analogies, qui aujourd’hui fait sourire, n’est-ce pas
celle-ci ? Les âmes ne sont pas pesantes ; elles sont donc légères ; alors il
est bien normal que, dès qu’elles se trouvent libérées de leur support
matériel, elles montent au ciel. Mine de rien, il est difficile de soutenir un
raisonnement plus matérialiste.

5 Un isomorphisme est une correspondance élément par élément entre deux ensembles
pour lesquels, à toute structure interne de l’un, correspond la même structure interne
de l’autre.

209
FATRAS DE PRÉJUGÉS

Laissons au lecteur le soin de se remémorer toutes les analogies qu’il a


pu lire ou entendre concernant le comportement sexuel des hommes et
des femmes à partir des modèles suggérés par les cellules germinales. Qui
n’est pas tombé un jour sur les interprétations anthropomorphiques dé-
crivant la ruée frénétique des spermatozoïdes dans leur compétition en
vue de pénétrer l’inerte et passif ovule ? Sur la base de ce modèle, cer-
taines personnes prétendent justifier l’éparpillement des amours mascu-
lines, mais avec des raisonnements aussi fragiles on pourrait tout aussi
bien établir que les hommes sont beaucoup plus petits que les femmes.
La diversité de la nature permet d’y puiser des modèles conformes à
toute convenance. La métaphore du parasitisme, pour peu que l’on ignore
le rôle favorable qu’il a joué dans l’évolution des espèces, peut rendre ser-
vice aux ennemis du socialisme. La théorie de la sélection naturelle, à son
tour, fait les beaux jours de la compétitivité pure et dure qui sévit dans le
monde des affaires sans pitié pour les canards boiteux. La vie sociale des
cervidés, avec le vieux mâle qui possède un harem, peut fort bien servir la
cause du machisme. Enfin bref, si pour mieux vous convaincre, quelqu’un
commence sa harangue par : « Regardez dans la nature… » vous n’avez au-
cun crédit à lui accorder.
L’analogie est toujours un piètre mode de raisonnement. Hélas ! bien
des gens s’y adonnent en parfaite impunité. Ce n’est pas parce que le pa-
villon de l’oreille rappelle vaguement par sa forme celle d’un fœtus hu-
main qu’il y a une correspondance causale entre chaque partie de l’oreille
et chaque partie du corps, conformément à une croyance répandue en
Chine et qui, par une malheureuse régression, se propage en Europe. On
établit entre deux configurations une relation telle qu’à deux points voi-
sins de la première corresponde deux points voisins de la seconde, com-
me si cette loi était universelle. Ces enchaînements arbitraires sont basés
sur le même schéma général : A représente B, « donc » à une action sur A
(ou un état de A) correspond une action sur B (ou un état de B). Ainsi, en
touchant l’un, on agit sur l’autre. C’est évidemment dans le domaine de la
médecine que fleurissent ces pseudothéories archaïques, l’angoisse du pa-
tient constituant un terrain propice.
Bien des touristes se heurtent à une hostilité farouche quand ils s’avisent
de photographier les autochtones. En Chine, aussi bien qu’en pays arabes
ou en Amérique latine, se laisser prendre en photo par des inconnus est for-
tement déconseillé car, entre la photo et la personne, il y a une correspon-
dance de cette nature. En s’attaquant à un point de la photo, on pourrait
meurtrir, à l’endroit correspondant, la personne représentée. Les touristes

210
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

pensent généralement que ce refus est empreint de naïveté et de sottise !


Mais alors exhortons-les à reconnaître qu’ils ne sont pas moins stupides
chaque fois qu’ils acceptent, sans rechigner, des argumentations fondées sur
un schéma similaire. Dans leur magazine préféré, on peut lire des absurdités
de ce genre : « Sachant que l’attraction lunaire est à l’origine des marées,
pourquoi nier qu’elle puisse, notamment lorsqu’elle est pleine, avoir de l’ef-
fet sur l’homme, composé aux trois quarts d’eau ? » On établit une corres-
pondance entre l’eau de la mer et l’eau des organismes. Sur quelle apparen-
ce se fonde cette correspondance ? Sur le mot eau qui désigne la substance
de l’un et les trois quarts de la substance de l’autre. Se satisfaire de tels pro-
pos interdit à tout jamais d’accepter qu’un inconnu vous prenne en photo !
La correspondance entre les objets et leurs images est proche de celle
qui relie les faits et leur formulation narrative. Si, en agissant sur les mots,
on agissait sur les événements, il serait dangereux de prononcer certaines
paroles. C’est ce que Jehane Sadate, la veuve du président égyptien assas-
siné par un extrémiste, nous rapporte en parlant des croyances qui sévis-
sent dans les régions reculées de son pays. La crainte de l’Envie oriente le
choix des mots, car ce sont eux, indépendamment des intentions, qui ont
pouvoir sur les événements. « Encore aujourd’hui, dans les villages, on ne
dira jamais à une mère : Quel beau bébé ! Car elle craindrait aussitôt le pire
pour son enfant. Elle sera très contente, en revanche, si on lui dit : Mais
qu’il est laid ! ou bien : Quelle horrible petite créature ! » [40]
Les armées de soldats en terre cuite, que l’on a exhumées de plusieurs
tombeaux de monarques (Xian étant le site le plus connu), attestent d’une
forte conviction en l’efficience conférée aux représentations. Le pouvoir
de la personne ou de la chose est transmis à son symbole.
Notre culture n’est pas totalement débarrassée de ces vieilles supersti-
tions. « Bonne chance ! » est à éviter si vous vous adressez à un acteur qui a
la gorge serrée par le trac avant de monter sur scène. Diable et enfer sont
proscrits du vocabulaire de certains puritains. Sur un bateau, il ne faut ja-
mais prononcer le mot lapin. Le concept de relique des Saints, d’objets
bénits en tout genre, les signes de croix et autres gestes protecteurs, com-
me de toucher du bois, procèdent de la magie du transfert. Le fétichisme
sous toutes ses formes est solidement ancré dans notre vieille civilisation.

Quand la magie se prétend scientifique


Dans un texte qu’il n’avait toutefois pas publié, Sigmund Freud in-
voque le transfert de savoir d’une personne à l’autre « par une voie incon-

211
FATRAS DE PRÉJUGÉS

nue, à l’exclusion des modes de communication que nous connais-


sons » [41]. Cette lecture nous impose un bien triste constat : bien que le
fondateur de la psychanalyse se prétendît scientifique, il faisait feu de tout
bois pour justifier ses affirmations, sacrifiant ainsi la plus élémentaire ri-
gueur au profit du surnaturel.
Comment s’étonner alors que ses émules se trouvent tiraillés entre les
pôles contradictoires de la rationalité et de la magie ? Pour se tirer d’affai-
re, les plus futés d’entre eux sont conduits à élaborer de séduisantes
constructions intellectuelles. L’intersection de deux ensembles disjoints
(qui ne partagent aucun élément) étant l’ensemble vide, le domaine de la
raison et celui de l’irrationnel ont le néant en commun. Que Jacques
Lacan ait été capable de tenir son auditoire en haleine pendant près d’une
heure en lui exposant qu’il n’avait rien à lui dire, voilà qui n’est pas dé-
pourvu de signification. L’insoutenable contradiction se trouve noyée par
la grâce du vide, seul concept où l’illusion et la réalité convergent. Dans
cette optique, les patients auront droit à une dose de néant comme remè-
de. Tout bien considéré, ce n’est pas très nouveau, à la différence près que
les théoriciens de cette doctrine ne prétendent pas associer des vertus cu-
ratives à une quelconque panacée, du moins pas jusqu’ici. En affirmant
que seul le patient est actif dans sa guérison, ils admettent que le seul re-
mède, c’est l’absence de remède. Ces vues de l’esprit rencontrent une au-
dience toujours plus vaste car elles paraissent concilier l’irrationnel cher
au cœur du patient à la prétendue rationalité du psychanalyste qui, malgré
son étiquette, se défend vigoureusement d’être thérapeute. Le seul théra-
peute, affirme-t-il, c’est le client. Pardon, le patient.
Il faut donc s’attendre à voir pendant longtemps encore quelques
beaux penseurs soutenir des thèses en faveur de la consistance et de l’ef-
ficacité du néant, cela aux seules fins d’assouvir en toute légitimité le dé-
sir de magie de la masse. Bien que l’on puisse les féliciter de s’être souciés
de lever une contradiction gênante, un grave reproche doit leur être
adressé, celui de ne pas faire avancer les choses car, bien qu’ils condam-
nent l’obscurantisme, ils s’y soumettent.
Depuis la chute douloureuse des mythes de la création du monde qui
hantent depuis si longtemps les esprits, depuis la cuisante leçon apportée
par Darwin sur l’origine de l’homme, les réponses que l’on apporte aux
« éternelles » questions existentielles remplacent Dieu par Rien. Personne
ne s’est soucié de savoir si les questions étaient correctement formulées.
Se demander « Qui gère l’univers ? » impose de répondre : « le Hasard », ac-
cordant ainsi à « l’entité Rien » les pouvoirs autrefois dévolus à la divinité.

212
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

Cette manière de faire, qui imprègne si profondément la pensée contem-


poraine, conduit au maintien du concept de Créateur-Orchestrateur, et
non à son rejet, alors que ce sont ceux de création et de gestion de l’uni-
vers qui devraient être abolis.
Tant que nous refuserons de remodeler nos questions à la lumière de
notre nouveau savoir, nous nommerons Rien ce que nos prédécesseurs
appelaient Dieu. Seul le nom change mais la fonction demeure. Voilà pour-
quoi ce n’est plus agenouillés dans une église, mais allongés chez le psy-
chanalyste, que nous adressons notre requête au Rien-tout-Puissant.
L’analysant, qui n’est pas celui qu’on croit, est invité à rechercher des
causes cachées qui seraient à la mesure des symptômes.

La causalité maltraitée
Lorsqu’un événement inattendu survient, bien souvent, celui qui en re-
cherche la cause suppose inconsciemment que sa dimension est compa-
rable à celle de l’effet produit. Cette similarité d’échelle est une antique
croyance dépourvue de toute nécessité. Nous savons que des causes in-
fimes peuvent provoquer des effets gigantesques mais dans l’ignorance de
telles possibilités, la cause réelle, qui est trop insignifiante pour être per-
çue, est fréquemment omise au profit d’une quelconque cause imaginaire
de taille suffisante. Comme la vraisemblance d’une cause injustifiée de
grande échelle serait facile à démentir, en la situant au pays des rêves et
de l’au-delà ou de l’inconscient, dans une vie prénatale, antérieure, ou mê-
me dans le futur, elle demeure invérifiable, donc difficile à abattre. D’où
leur incroyable longévité.
La magie sous toutes ses formes tient son origine à cette même croyan-
ce qui lui confère les apparences de la rationalité. L’absence de cause pro-
portionnée à ses effets contraint les ignorants à faire des suppositions dé-
lirantes. Ceci explique pourquoi tant de gens croient à la sorcellerie, à la
magie ou à l’astrologie. Imaginez un instant comment on pouvait expli-
quer la maladie soudaine d’un cheval avant la découverte de Pasteur !
Aucune cause n’étant visible, toute personne douée de raison aurait préfé-
ré l’hypothèse du mauvais sort jeté par un sorcier à l’explication des virus
responsables malgré leur petitesse insaisissable. Nous n’avons aucun mal à
comprendre les difficultés rencontrées par Pasteur lorsqu’il chercha à
convaincre ses contemporains.
Mais il y a d’autres manières de divaguer dont l’une, fort répandue,
consiste à inverser la cause et l’effet. Nous l’avons dit plus haut, lorsque

213
FATRAS DE PRÉJUGÉS

cause et effet sont simultanés, il n’est pas facile de les distinguer. Mais
comment confondre la cause et l’effet lorsque l’un et l’autre sont séparés
par une durée considérable ?
Lors d’une interview sur France Musique, on put entendre que
« Beethoven a présagé Stravinsky. » Vous avez bien lu : ce n’est pas précédé,
mais présagé. Imaginons que Stravinsky n’eût pas écrit de musique, cela
aurait changé quelque chose pour Beethoven. Il y a donc déjà un peu de
Stravinsky dans Beethoven, ce qui conduit à prétendre que l’œuvre du
plus ancien a été influencée par celle du plus récent. Tournure poétique,
direz-vous. Pourtant il n’en est rien. Serait-il poétique, faisant allusion à la
suite « Pulcinella » de Pergolèse que Stravinsky a repris pour l’adapter, de
déclarer que le plus ancien a présagé le plus récent ? Une affirmation aussi
facile à réfuter ne rencontrerait aucune adhésion. Dans le but de faire ac-
cepter une contrevérité, il est habile de lui donner les apparences d’une
idée choc, ainsi le rejet provoqué par son incongruité peut toujours être
attribué à la surprise produite.
Nous entendons souvent dire de quelqu’un qu’il fut en avance sur son
époque. Il s’agit sans conteste d’un éloge puisque cela ne se dit que d’une
personne dont l’œuvre a marqué, alors que de son vivant, ses idées, consi-
dérées sans doute comme trop nouvelles, devaient heurter les esprits
conventionnels. Déclarer qu’une personne fut en avance sur son époque,
ne peut se faire sans l’appui d’une idée de fond fort discutable : le dépha-
sage entre le personnage et son époque aurait été nul s’il était né plus
tard, comme si les époques évoluaient d’elles-mêmes.
Le courage de certaines fortes personnalités qui, contre vents et ma-
rées, défendent avec opiniâtreté leurs idées, est digne d’admiration. Que
l’on songe combien la moindre marginalité est dérangeante. Travailler,
créer, produire sans jamais être compris devrait irrémédiablement condui-
re à une totale stérilité. Mais certains êtres d’une trempe exceptionnelle
ne se découragent pas. Toutefois parmi les scientifiques, quelques nova-
teurs, tels Albert Einstein ou Marie Curie, ont connu la vénération des
foules de leur vivant. Cela tient au fait que la valeur de leurs travaux étant
affaire de spécialistes, l’opinion publique s’incline puisque, de toute ma-
nière, elle sait qu’elle n’y entend rien. Mais pour les artistes, c’est une tout
autre affaire car chacun se sent concerné par leurs réalisations.
Pensez à Le Corbusier. Les Marseillais l’appelaient « le Fada » à cause de
la nouveauté incomprise de l’architecture de la Cité Radieuse. Or on se
bat aujourd’hui pour y habiter. Lui qui faisait de la sculpture, pour son
plaisir et sans rien devoir à personne, disait à ce propos : « Là, que les gens

214
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

me fichent la paix ! ». Si notre époque se trouve en accord avec l’esthé-


tique de ce grand architecte, ce n’est nullement par une étrange coïnci-
dence. Comme il fut imité par d’autres, petit à petit, le regard du profane
s’est éduqué. Voilà pourquoi la modernité de son œuvre n’a pas lieu
d’étonner.
S’il n’y avait pas eu Le Corbusier, l’architecture actuelle eût été autre.
Les génies ne devancent pas leur époque, mais ils façonnent le futur. Afin
d’éviter toute méprise, précisons que, loin de nous écrier : « Quelle chance
qu’il y ait eu Le Corbusier sans quoi l’époque actuelle n’eût pas été ce
qu’elle est ! », nous prétendons que nul ne peut savoir comment aurait été
le présent si le passé avait été autre.
Nous sommes en présence d’un stéréotype de raisonnement que les
historiens affectionnent tout particulièrement. « Si Charles VII avait défen-
du la cause de Jeanne d’Arc, celle-ci n’aurait sans doute pas été brûlée par
les Anglais, mais pourtant il semble qu’il ait bien agi puisque, à la fin de
son règne, les frontières de la France étaient presque ce qu’elles sont au-
jourd’hui. » Il faut comprendre que « bien agir » signifie « agir conformé-
ment à la volonté de Dieu ». En partant du principe que « le tracé actuel de
l’hexagone est juste », tous les traités et toutes les guerres qui en sont à
l’origine peuvent être glorifiés. L’effet étant préjugé bénéfique, tout l’en-
chaînement causal qui le précède est, lui aussi, considéré comme béné-
fique. Si la France avait vécu quelques trahisons de plus et quelques vic-
toires en moins, ses frontières n’auraient probablement pas eu la forme
d’un hexagone, mais en vertu du principe qui veut que ce qui est réalisé
soit nécessairement juste et bon, ces fourberies et ces défaites devraient
être considérées elles aussi comme justes et bonnes. Il suffit d’attendre
que le futur soit devenu le présent, pour porter des jugements favorables
sur n’importe quel passé puisqu’il est cause de l’état actuel. Cette attitude
est d’une absurdité telle, qu’il est difficile de croire que des historiens
puissent s’y complaire. Sans doute ne font-ils que répéter des arguments
entendus par ailleurs, qui sont la nourriture de la « logique » ecclésiastique.
Si c’est Dieu qui, dans sa bonté suprême, a fait la France telle qu’elle est
(grâce à la trahison dont Jeanne d’Arc fut victime), tous les chemins qui
pouvaient conduire à ce résultat sont forcément bons.
Un fait avéré n’a jamais une cause unique mais un foisonnement de
causes qui s’enchaînent en se multipliant à mesure que l’on remonte dans
le passé. En fin de compte, tous les événements précédents ont concouru,
de près ou de loin, à la réalisation du résultat actuel ; ils doivent donc tous
recevoir un satisfecit. On ne peut vraiment plus parler de jugement dès

215
FATRAS DE PRÉJUGÉS

lors que le même verdict doit être rendu à tous les événements quels
qu’ils furent.
En conclusion, la valeur des causes ne doit jamais être estimée à partir
de celle de leurs effets. Une cause malsaine peut avoir des effets sains.
C’est exactement cela que l’on nomme, dans le jargon de la pensée binai-
re, « les retombées positives » des actions néfastes. L’approbation apportée
aux effets ne devrait jamais être utilisée pour en valoriser les causes. « La
fin justifie les moyens » est un principe condamnable. Inversement, les
grandes et belles causes peuvent avoir des effets déplorables, on ne le ré-
pétera jamais assez, surtout à ceux qui prennent plaisir à dispenser leurs
bienfaits avant d’avoir mûrement réfléchi à la manière d’exercer leur gé-
nérosité.
Certes, l’adage « Tout profite au bien de ceux qui aiment Dieu » conduit
tout droit à ces aberrations. Ainsi l’écoulement du temps est perçu, en fin
de compte, comme bénéfique, quoiqu’il advienne. Nous avons souligné
que l’arbre phylogénétique ne constitue pas forcément une dynamique
orientée vers un progrès, ainsi que le suggère l’usage du mot évolution.
Pas davantage, l’histoire ne se déroule vers un progrès, croyance absurde
que nombre de philosophes et d’historiens colportent.
Depuis la chute de l’empire soviétique, on entend répéter à longueur
de journée : « C’est la fin de l’Histoire » suivant la dénomination donnée
par Francis Fukuyama, conseiller au département d’Etat américain. Ce
qu’il voulait suggérer était, selon ses propres termes, « un processus
simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de
tous les peuples en même temps » [42].
Un progrès qui serait associé à l’écoulement du temps est une croyan-
ce que rien ne justifie car «…pour progresser, il faut que les hommes col-
laborent » [43]. Source de passivité, une telle croyance est extrêmement
dangereuse.
Dans cet esprit, on nous a rebattu les oreilles de « Nous sommes en re-
tard sur l’Amérique ! » Sans le dogme qui hiérarchise les idéologies dans le
sens de l’écoulement du temps, cet étrange constat aurait montré sa vraie
couleur : « Renoncez à vos valeurs, adoptez celles des U.S.A. ! » qui n’est
rien d’autre qu’une injonction à laquelle nul ne se serait soumis.

Causalité formelle
Tout au long de ce chapitre, nous avons abordé le concept de cause en
tant que fait – ou ensemble de faits – précédant son effet dans le temps,

216
LES LOIS DE LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

mais nous avons continué à utiliser ce terme lorsque le laps de temps


était imperceptible. La notion de cause s’est tout naturellement transfor-
mée en celle de modèle explicatif dont un fait peut se déduire. Avoir Y
parce que l’on a X, c’est prétendre que X est la cause de Y. Tout comme
on remonte le temps pour passer d’un effet à sa cause – dite cause effi-
ciente car elle produit un effet – on « remonte » d’un fait observé vers un
modèle explicatif – dit cause formelle – (chap. 2, p. 44). Ce modèle a un
pouvoir de justification qui doit porter sur le plus grand nombre possible
de faits.
Que ce modèle demande lui-même à être expliqué, et un modèle enco-
re plus général sera proposé en vue de le satisfaire. On peut ainsi « remon-
ter » vers des théories toujours plus fondamentales.
Au chapitre 6, nous avons rencontré le terme remonter une implica-
tion pour la parcourir dans le sens inverse de la flèche qui la représente.
Or le terme fondamental suggère plutôt l’image d’une descente vers la
base alors que, par une analogie évidente, le terme « monter » a été dévolu
à une action mentale périlleuse et incertaine. La recherche des causes res-
semble donc plus à une pénible ascension et, pour cette raison, l’expres-
sion remonter aux causes est fréquemment employée. En effet, la locution
remonter aux bases serait pour le moins maladroite dans sa formulation.
Le vécu a imposé dans tous les esprits la causalité efficiente. En pas-
sant à la causalité formelle, ou explicative, le paramètre temps qui permet
la distinction entre la cause et l’effet a été oblitéré. Il s’agit donc d’une gé-
néralisation qui doit inclure comme cas particulier la causalité empirique
à partir de laquelle elle a germé.
Ainsi le passé contient la cause du présent ou le passé explique le pré-
sent. Tout aussi bien, l’explication du futur réside dans le présent. La déter-
mination ne peut se faire que dans le sens indiqué par la flèche du temps,
ce qui est parfaitement banal dans le cadre de la pensée matérialiste. Mais
à rebours, c’est en remontant dans le passé que l’on recherche pénible-
ment les indices qui auraient pu déterminer les faits actuels.

217
CHAPITRE 11

LES LIMITES DU DÉTERMINISME

Le déterminisme causal

La physique classique a pour base le principe de causalité efficiente


qui s’exprime ainsi : des causes identiques produisent (toujours et par-
tout) des effets identiques. Il n’est pas inutile de préciser que la relation
constatée est indépendante du lieu et du moment où les phénomènes
sont observés. La cause (et d’une manière semblable l’effet) est donc
considérée comme inchangée bien que sa localisation spatio-temporelle
ne demeure pas identique. Ceci signifie que le temps et l’espace où se si-
tue la relation causale sont absents des paramètres constituant la liste des
causes (et des effets).
Pour toute expérience reproductible (ultérieurement ou ailleurs), la vali-
dité du principe de causalité est constatée, à condition de négliger les pe-
tites variations qui interviennent d’une mesure à l’autre. Quand la même me-
sure est effectuée plusieurs fois, de légères variations sont inévitables ; c’est
ce que l’on appelle les erreurs ou les incertitudes sur les mesures. Pour pal-
lier cet inconvénient, il est recommandé de prendre la moyenne des me-
sures obtenues. Les valeurs d’autres grandeurs non directement accessibles
peuvent être déduites par des calculs. Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’un
nombre relevé sur un instrument de mesure ou d’un résultat obtenu à partir
de ces mesures, on indique à quel degré de précision ils sont garantis. Par
exemple 3,17 cm ne signifie généralement pas 3,170 cm, bien que, arithmé-
tiquement, ces deux nombres soient égaux. Il se pourrait, suivant la préci-
sion préalablement convenue, que ce soit 3,172 cm ou 3,168 cm.

219
FATRAS DE PRÉJUGÉS

Pourquoi deux mesures faites dans les mêmes conditions, par une
même personne, peuvent-elles différer, ne serait-ce que légèrement ?
Sans doute parce que, n’étant pas exécutées au même moment, les
conditions environnantes peuvent avoir varié, qu’il s’agisse de la tempé-
rature, de la pression atmosphérique ou de l’intensité du courant d’ali-
mentation, mais aussi à cause de la fatigue qui peut affecter l’expérimen-
tateur. Ce sont là les explications couramment proposées, mais il est
sage de remarquer qu’elles témoignent d’une grande foi dans le principe
de causalité. En effet, si les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets, chaque fois que les effets ne sont pas rigoureusement
identiques, on affirme que, par définition, les causes n’étaient pas non
plus rigoureusement identiques.
Cette confiance totale dans la causalité efficiente, qui n’est autre que
le déterminisme, est-elle justifiée ? Il y aurait plusieurs raisons de la
mettre en question, mais il paraît redoutable de renoncer au fondement
de la science expérimentale dont nul n’ignore le pouvoir explicatif et
l’efficacité. Dans l’espoir de trancher, faisons l’effort de considérer
quelles seraient les incidences d’une réalité non conforme à ce postulat.

Le déterminisme a forgé nos esprits


Il n’est pas question d’envisager un monde dont tout déterminisme
serait exclu car, si aucune régularité des effets relativement aux causes
ne se présentait jamais, l’esprit n’aurait pas pu se structurer et la pensée
déductive n’existerait tout simplement pas. Que l’on pense au dressage
des animaux qui est basé sur la répétition de la même séquence. Qu’ils
soient d’une espèce ou d’une autre, isolés dans la nature ou vivant au
sein d’un groupe, les jeunes font leur apprentissage à coups d’essais et
d’erreurs. Aucune généralisation ne pourrait s’ensuivre si les différentes
expériences réussies ne comportaient un squelette commun.
Il faut reconnaître cependant que, si notre relation aux choses dé-
tient une régularité manifeste, on ne peut pas en dire autant de notre re-
lation avec nos semblables qui, lorsqu’ils sont soumis à des sollicitations
identiques, réagissent diversement. Les causes peuvent se ressembler et
leurs effets diverger considérablement. Pour peu que la confiance dans
le déterminisme soit totale, de bonnes raisons pour justifier ces diffé-
rences de comportement pourront toujours être proposées, car il suffit
d’invoquer la présence de facteurs inobservables pour ouvrir la porte à
des causes variables.

220
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

Toutefois si le monde dans lequel nous sommes immergés contenait


un certain flou, peut-être notre raison serait-elle réticente à l’admettre,
simplement parce qu’elle s’est forgée au sein de la causalité. Le détermi-
nisme du monde matériel n’est cependant rien d’autre qu’un dogme qui
s’est imposé par la structure de la pensée déductive car, rappelons-le, cel-
le-ci est le fruit de la mémorisation de ce qui fut répétitif dans les diverses
occurrences du vécu, les fluctuations ayant été évacuées par le mécanis-
me indispensable de l’oubli.
Ce dogme est probablement plus ancien que l’humanité, s’il est permis
d’utiliser le mot dogme en dehors de la pensée réflexive, car un chat, un
chien, un cheval, et a fortiori un gorille ou un chimpanzé, se comportent
en êtres convaincus du déterminisme causal des choses. Pour manger une
feuille, il faut d’abord l’avoir prise dans ses doigts, pour attraper une sou-
ris, il faut d’abord courir dans sa direction, etc. Et que l’on ne vienne pas
nous dire que c’est par instinct, terme imprécis et superflu, d’autant plus
que nul n’ignore le rôle de l’apprentissage dans l’élaboration de ces com-
portements.
Les interprétations préscientifiques en vue de fournir une explication
aux phénomènes imprévisibles tels que le tonnerre, les éruptions volca-
niques, la pluie, la fécondité, ont toujours fait intervenir des êtres à l’image
des hommes et des animaux.
Pourquoi ? Parce que seuls les êtres vivants peuvent avoir des compor-
tements apparemment aléatoires. Les « caprices » de la nature étaient
donc attribués à des divinités. Dans la mesure où l’on se contente de le
définir par l’imprévisibilité, l’indéterminisme est perçu comme l’apanage
de la vie.
L’intellectuel du XXe siècle s’accroche généralement au déterminisme
universel : non seulement parce que c’est la seule voie qui soit conforme
aux structures de sa stricte raison, mais parce que cette option lui appa-
raît comme un garde fou. Ne redouterait-il pas que son abandon ne le ren-
voie à l’animisme d’autrefois ? Le rejet du déterminisme universel ne signi-
fierait pourtant pas forcément que les enclaves d’aléas aillent se réfugier
uniquement chez des êtres vivants. Toute imprévisibilité ne ferait pas né-
cessairement resurgir les vieux démons.
Mais la question de l’indéterminisme se pose-t-elle vraiment ? Est-ce
seulement par jeu que nous cherchons à l’imaginer, dès lors que nous sa-
vons que notre raison refuserait de le reconnaître s’il se présentait à
nous ? Certainement pas. Dans deux domaines bien différents, le détermi-
nisme engendre un malaise qui nous invite à le réfuter. Un malaise, direz-

221
FATRAS DE PRÉJUGÉS

vous, ce n’est pas très objectif et ça ne prouve rien ! Certes, mais en y re-
gardant d’un peu plus près, ce malaise ressemble fort à une contradiction.

Le déterminisme montre des faiblesses


La première contradiction est d’ordre purement philosophique. Le re-
gard que nous portons sur les autres nous autorise à penser que la liberté
de décision est illusoire. A vrai dire, les actes, les choix, les émotions déri-
vent généralement de données connues, mais chaque fois que ces causes
nous échappent, il est toujours possible de supposer qu’elles sont impal-
pables parce que trop infimes.
En revanche, lorsqu’il s’agit de soi-même, ce point de vue devient diffi-
cilement soutenable car non seulement l’introspection rend cette obser-
vation impossible mais elle modifie les données qui déterminent les com-
portements. En effet, on ne peut s’épier autrement qu’avec le conscient.
Or la cause des agissements que nous voudrions surprendre émane de
l’inconscient. Si l’inconscient pouvait être saisi par le conscient, ce ne se-
rait plus l’inconscient. Ainsi les conditions d’observation que l’on peut ef-
fectuer sur soi-même faussent les conditions du comportement. Un grand
physicien a joué le petit jeu consistant à essayer de saisir l’instant où il
prenait la décision de se lever le matin, car il voulait savoir quelle était la
part de liberté dont il disposait dans le choix de cet instant. Tout ce qu’il a
pu constater, c’est que cette surveillance l’empêchait de sortir du lit.
Bien que cela ne soit pas probant, on constate tout au moins l’impossi-
bilité de conclure. De deux choses l’une : soit certains de nos comporte-
ments découlent de causes inconnues, soit ils peuvent s’engendrer à par-
tir de rien que nous puissions appeler cause efficiente. Le vieux problème
du libre arbitre ne semble guère soluble et l’envie nous prend de dire que
sa solution est indéterminée…
On serait alors tenté de croire que nous venons d’établir le bien-fondé
de l’indéterminisme, mais ce qui est inconnaissable appartient ici au do-
maine des idées et non pas forcément au réel. Tout ce que nous avons re-
connu, pour l’instant, c’est que le domaine des idées n’est pas complète-
ment déterminé. En d’autres termes, nous pouvons affirmer qu’il existe
des zones qui demeureront à jamais en blanc sur la carte de nos pensées
car nous sommes fondamentalement incapables de saisir l’instant de
notre pleine liberté, si tant est qu’elle existe.
Il y a, du reste, beaucoup d’autres idées dans le domaine des mathéma-
tiques et des sciences de l’information qui sont aussi de nature indétermi-

222
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

niste, comme le montre notamment le fameux théorème de Gödel qui affir-


me que, dans toute théorie contenant l’arithmétique (ou plus simplement
le concept de nombre), il existe des propriétés (pas forcément explicitées)
dont ni la vérité ni la fausseté ne peuvent être démontrées. Puisqu’il est im-
possible de démontrer qu’elles sont fausses, alors elles ne sont pas fausses
et par conséquent elles sont vraies disent les uns, alors que pour les autres,
il y a trois sortes de propositions : celles qui sont vraies, celles qui sont
fausses et celles qui ne sont ni vraies ni fausses. La liste des options ne serait
pas exhaustive si l’on oubliait quelques écervelés qui sombrent dans l’ab-
surde en parlant de « propositions vraies et fausses à la fois ».
Le deuxième paradoxe sort du domaine des idées pour se situer dans
celui de l’observation des faits matériels. En physique des particules, les
relations d’indétermination de Heisenberg introduisent aussi une limite
au connaissable pour des raisons qui furent initialement considérées com-
me similaires à celles que nous venons de rencontrer. On ne peut mesurer
quelque chose de très petit sans modifier les conditions initiales.
Néammoins, cette interaction inévitable entre la réalité observée et les
instruments de mesure introduit des incertitudes à toutes les échelles. Par
exemple, lorsque l’on branche un voltmètre entre les bornes d’une batte-
rie, si l’aiguille du cadran se déplace, c’est sous l’effet d’un infime courant
que l’on prélève pour effectuer la mesure. Le débit du générateur entraîne
une chute de tension et ainsi l’indication donnée par l’appareil est légère-
ment inférieure à ce qu’elle aurait été avant son branchement. Cependant
il est facile, connaissant les caractéristiques de l’instrument, de rétablir par
le calcul la valeur qu’aurait la tension en l’absence de cette perturbation.
En physique quantique, l’incertitude semble d’une autre nature. Un
exemple bien connu est celui de la succession irrégulière des bips d’un
compteur Geiger lorsqu’on l’approche d’une source radioactive. Seule
leur densité moyenne est déterminante, mais l’intervalle entre un bip et le
suivant est complètement imprévisible. On dirait que, avant l’interaction
avec la particule, toute une gamme de possibilités existe, mais qu’une seu-
le se réalise. D’une manière générale, on ne peut savoir à l’avance laquelle
de toutes ces possibilités sera observée. Ainsi le réel sous-jacent à la réalité
observée semble-t-il contenir de nombreuses potentialités telles que la
réalisation de l’une d’elles exclue la réalisation des autres.
Découvrant avec stupéfaction l’indéterminisme inhérent aux proprié-
tés de l’infiniment petit, les physiciens du début du siècle ont supposé
que l’imprédictibilité systématique de certains types de mesures était due
à la présence de variables cachées, comme lors d’un lancé de dés. Or cet-

223
FATRAS DE PRÉJUGÉS

te explication, qui aurait sauvé la physique classique, est généralement


abandonnée car elle ne rend pas bien compte des résultats produits par
l’expérimentation. C’est du moins ce qu’affirment de nombreux physi-
ciens contrairement, il faut le souligner, à quelques mathématiciens.
Pour comprendre la nuance entre une imprédictibilité produite par
l’ignorance de certains paramètres et celle due à un indéterminisme pro-
fond du réel, regardons, à une tout autre échelle, ce qui se passe lors de la
fécondation : de nombreux spermatozoïdes « cherchent » à pénétrer dans
l’ovule et dès que l’un y parvient, l’ovule devient infranchissable pour les
autres. On voit que, ici comme là, parmi le lot des faits possibles, un seul
se réalise, mais pour être en mesure de prévoir lequel des spermatozoïdes
va gagner la course, il faudrait connaître au préalable les particularités de
chacun d’eux. L’ignorance de ces paramètres entraîne l’imprédictibilité.
Cependant, au sein du monde quantique, il semble que l’indéterminis-
me ne soit pas le fait de notre ignorance, mais qu’il soit dû à un certain
flou inhérent au microcosme et qui nous force à sortir, bien à contrecœur,
du déterminisme causal puisque des causes identiques s’exerçant sur une
particule isolée ne produisent pas à coup sûr les mêmes effets, pour la
simple raison que chaque particule ne peut être décrite autrement que
par sa « fonction d’onde », celle-ci n’étant qu’une probabilité.
Que ce soit en observant la pensée consciente ou l’infiniment petit,
nous nous heurtons à des inconnaissables. Comme nous savons que l’en-
semble de tout ce qui est à jamais inconnaissable est forcément connais-
sable, le moment serait peut-être venu d’en postuler l’existence. Si d’aven-
ture, en approfondissant la question, cet ensemble devait s’avérer vide, ce
serait le seul moyen de s’en assurer. La méthode hypothético-déductive
est certainement plus féconde que l’usage du mot hasard qui couvre la
complexité du problème.

Suites causales indépendantes


Existe-t-il des définitions satisfaisantes du hasard ? La plupart d’entre
elles le désignent à partir de sa négation. Pour Cournot, c’est la rencontre
de deux suites causales indépendantes. Or une suite causale, voilà bien
qui est dépourvu de hasard. Seule leur rencontre doit échapper à la causa-
lité. Mais cela est-il possible ? Non, nous dit le mathématicien Ivar Ekeland :
« Or il n’y a pas, il ne peut y avoir de séries causales indépendantes dans
l’univers… Parler d’indépendance n’est qu’une approximation commode,
une vision myope des événements, qu’il faut nécessairement abandonner si

224
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

l’on recherche une analyse plus fine ou un horizon plus lointain. Un démon
déplace un électron sur Sirius, très en dessous de notre seuil de perception.
Ce faisant, il modifie toutes les forces d’attraction que cet électron exerçait
sur les autres particules de l’univers, et notamment sur les molécules ga-
zeuses qui constituent l’atmosphère terrestre. Il ne faudra que quelques se-
condes pour que cette minime impulsion, propagée et amplifiée par les col-
lisions entre les molécules, se traduise par des modifications perceptibles.
C’est alors l’instabilité météorologique qui prend le relais, et le léger souffle
d’air ainsi apparu dans la mer des Caraïbes deviendra un cyclone qui dévas-
tera la côte Est des Etats-Unis. » [22]
On peut se demander ce qu’un démon vient faire là-dedans. Sa fonc-
tion est de briser l’ordre des choses par une intervention infime pour
illustrer ses conséquences colossales. Regardons de plus près quel est son
rôle : Ekeland a recouru à l’intervention d’un être imaginaire, pour isoler,
dans l’univers, une suite causale.
Rapprochons ce texte de celui de Hubert Reeves [44] :
« Essayons, par exemple, de calculer le temps qu’il fera dans un an à la
même date. Il nous faut d’abord inscrire dans le programme tout ce qu’on
sait de l’état de l’atmosphère à l’instant présent : distribution des tempéra-
tures, des nuages, des vents, etc. On met ensuite la machine en marche, et
on calcule. Supposons que le résultat soit : beau temps, sans nuage.
Or il se trouve que, quelque part sur la planète, un papillon s’est envo-
lé au moment du démarrage du calcul. On n’a pas tenu compte du souffle
léger provoqué par le mouvement de ses ailes. Il faut recommencer en in-
cluant cette nouvelle donnée initiale. Surprise… Les effets atmosphé-
riques de ce vol influencent profondément le cours du calcul. Ils suffisent
à modifier le pronostic pour l’année suivante : il pleuvra ! »
Ici ce n’est pas un démon qui intervient, mais un papillon. Ce dernier
est dans un sens moins imaginaire, mais son rôle dans l’anecdote est exac-
tement le même, celui de produire une intervention infime qui n’était pas
initialement prise en compte. Il semble que le seul moyen dont nous dis-
posons actuellement pour imaginer la production d’un événement impré-
visible, ce soit le recours à un être vivant. Tant pis si les petits démons
chers aux physiciens n’ont pas d’existence réelle car, comme les pa-
pillons, ils permettent de faire apparaître une suite causale indépendante.
En termes moins philosophiques, ils possèdent la faculté d’être capri-
cieux, exactement comme le sont les divinités.
Face à la nécessité de mettre en évidence l’effet d’une action exempte
de toute cause, les deux auteurs cités recourent à l’intervention d’un être

225
FATRAS DE PRÉJUGÉS

vivant. Voilà qui est tout à fait significatif et qui mérite d’être souligné.
Plusieurs suppositions viennent à l’esprit. Soit ces deux auteurs ont l’inti-
me conviction que la vie est liée à la possibilité d’effets sans causes, ce qui
est considéré par le plus gros de l’intelligentsia comme parfaitement inep-
te, soit ils auraient usé d’une telle métaphore aux seules fins de se faire
comprendre d’un nombreux public, ce qui supposerait pour le moins que
l’un et l’autre pensent que cette croyance mérite d’être maintenue. Dans
un premier temps, retenons que deux scientifiques, un mathématicien et
un astrophysicien, et non des moindres, ayant besoin du premier maillon
d’une suite causale, recourent à une allégorie qui permet l’intrusion d’une
possible liberté. Que ce soit seulement dans un but didactique n’enlève
rien au sens profond de leur démarche. Dans l’un et l’autre cas, pour
qu’une suite causale puisse être isolée, il a fallu recourir au caprice initial
d’un être vivant, démon ou papillon. Un mécaniste, pour lequel le déter-
minisme est la seule option acceptable, serait donc bien en peine d’isoler
une suite causale du reste de l’univers, comme l’affirme justement Ivar
Ekeland avant de recourir à son allégorie pour laquelle il utilise un être
imaginaire afin de se mettre à l’abri du délit de contradiction.
Cependant, le lecteur aura compris que l’intention de ces deux pen-
seurs n’était pas de défendre la thèse du libre arbitre mais seulement de
faire apparaître une modification causale si ténue et si imprédictible que
l’on avait oublié d’en tenir compte dans les calculs de prévision.

Quel postulat s’impose ?


Le fait de reconnaître la responsabilité de certains criminels montre bien
que nous adhérons au postulat affirmant la possibilité d’une certaine part
de liberté. Si chaque action, chaque désir, chaque pensée était déterminé
par les événements qui les ont précédés et par rien d’autre, nous serions
tous des robots. Du reste, ne trouve-t-on pas un peu ridicule quelqu’un qui
se fâche contre un misérable petit moustique qui a choisi sa chair pour y
prélever sa ration quotidienne de nourriture ? La tape qui s’ensuit est trop
souvent accompagnée d’insultes comme s’il s’agissait d’une vengeance et
non simplement d’une mise à mort en vue de préserver les minutes sui-
vantes. Ainsi seraient les condamnations dans une société de robots.
La question de savoir si le réel est déterministe est un vieux débat que
les scientifiques du XIXe siècle avaient résolu par l’affirmative car les lois
immuables de l’astronomie donnaient du système solaire l’image d’une
mécanique parfaitement ajustée et stable. Notons que tous les ignorants

226
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

qui prétendent lire l’avenir dans le marc de café ou autre moyen similaire
procèdent de la même philosophie.
Aujourd’hui on sait que, même au sein d’un univers déterministe, des
instabilités peuvent être engendrées par des rétroactions positives qui
permettent à des systèmes d’évoluer vers un état de grande imprévisibili-
té. Une incertitude sur la valeur d’une donnée peut croître avec le temps,
suivant une loi exponentielle, et interdire, de ce fait, toute validité des ré-
sultats fournis par les calculs. Le système évolue alors vers un état qui
n’est pas calculable dans ses détails et qui est appelé chaos, bien qu’il ne
soit pas dénué de structures, et diffère donc du prétendu chaos initial de
la Genèse. L’expression « chaos déterministe » n’est pas contradictoire,
bien qu’elle sonne comme un oxymoron 6 qui aurait certainement fait
bondir les esprits académiques du siècle passé. Ce chaos-là ne trahit pas la
causalité car théoriquement des conditions initiales identiques condui-
raient exactement au même état chaotique.
Il est difficile – mais pas forcément impossible – de trouver où pourraient
se loger les idées nouvelles dans un univers parfaitement causal alors qu’il
suffirait d’un brin de liberté çà et là pour leur permettre de surgir. Dans un
monde qui paraît déterministe, donc qui ne devrait permettre ni choix ni li-
berté, le chaos déterministe semble sauver la situation, mais il est incapable
malgré tout d’autoriser une quelconque liberté puisque, comme nous
l’avons dit, la causalité est respectée. Il se pourrait que l’indéterminisme se li-
mite strictement à une imprédictibilité qui serait liée à notre ignorance des
fluctuations pouvant affecter les données initiales, ce qui lui conférerait un
caractère de subjectivité. Cependant, cette hypothèse occulte celle d’un in-
déterminisme profond, qui serait inhérent au réel. En se réfugiant derrière
l’imprédictibilité, qui n’est pas à confondre avec un indéterminisme non
subjectif, on risque de mettre un emplâtre sur le déterminisme.
Deux options se présentent : soit le réel est déterministe et alors la liber-
té que chacun de nous ressent est une illusion, ainsi que notre responsabili-
té, nos préférences, nos choix et notre créativité ; soit le réel est indétermi-
niste et la fantaisie – j’allais dire la vie… – reprend ses droits. En tout cas,
personne ne peut revendiquer sa responsabilité tout en adhérant au postu-
lat du déterminisme universel sans commettre une contradiction logique
qui n’échappa d’ailleurs à aucun philosophe (Descartes, Kant, Leibniz et
bien d’autres). Pour la faire disparaître, ils faisaient appel à Dieu, lui donnant

6 Un exemple d’oxymoron ? C’est vachement chouette ou même terriblement sympa-


thique.

227
FATRAS DE PRÉJUGÉS

le rôle de réceptacle de toutes les apories. Reconnaissons qu’à présent, les


penseurs ont décidé de résoudre les énigmes tout seuls, perdant de ce fait
le solide alibi qui permit à leurs maîtres d’éponger les difficultés trop em-
barrassantes. Cette attitude nouvelle conduit souvent à nier l’existence du
libre arbitre. Ce n’est plus Dieu qui engloutit les contradictions embarras-
santes… ce sont les réductionnistes. En affirmant que la vie doit pouvoir
s’expliquer uniquement à partir des propriétés physico-chimiques de la ma-
tière, ils ne comptent pas sur l’avènement d’un principe nouveau, espéran-
ce qui freinerait à coup sûr leurs investigations. Quand le physicien Gell-
Mann [29] se penche sur le problème de notre liberté, la terminologie qu’il
adopte exprime sa tendance puisqu’il se propose de donner une justifica-
tion à « l’impression subjective de libre arbitre ». De nombreux scientifiques
adoptent cette position, évitant ainsi la contradiction mentionnée. Pour
d’autres, liberté et déterminisme ne s’excluent pas, ce qui conduit à penser
que leur concept de la liberté ne doit pas être clair. Et puis, il y a les anti-ré-
ductionnistes, ceux qui postulent un indéterminisme profond, c’est-à-dire
indépendant de l’observateur, mais non universel afin de préserver des
plages de déterminisme.
Reconnaissons que la croyance en une possible liberté, si infime soit-el-
le, confinée chez les organismes et pas seulement chez l’homme, en plus de
celle rencontrée en physique quantique, n’est pas déplaisante car elle per-
met d’éviter les pénibles contradictions que nous avons évoquées. Il semble
pourtant difficile d’échapper à l’adoption de l’un ou l’autre de ces deux
postulats contradictoires, ce qui est, reconnaissons-le, plus recommandable
que de recourir aux deux à la fois comme le font malgré eux les détermi-
nistes quand ils affirment avoir fait ce choix librement ; ou comme le philo-
sophe et sociologue Henri Atlan, quand il déclare avec une franchise telle-
ment exemplaire qu’elle en viendrait à frôler l’ingénuité : « […] je refuse
l’injonction de choisir entre deux postulats métaphysiques contradictoires ;
ou encore, je les accepte tous les deux à la fois. » [45]
Outre l’épineuse question du libre arbitre, une autre difficulté surgit.
Partons des faits : il y a des gens qui croient que le réel est déterministe et
des gens qui sont persuadés du contraire. Examinons la signification de
cette pluralité d’opinions selon chacune de ces deux éventualités.

Deux points de vue qui s’affrontent


(1) Si le réel est déterministe, l’homme n’est pas libre. Ses choix sont
illusoires et leur diversité ne peut dépendre que de la multitude des per-

228
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

sonnalités. L’approche de la réalité des uns et des autres pourra varier, ain-
si que ce qu’ils en savent. Alors comment expliquer que les gens bien do-
cumentés sur cette question ne soient pas tous du même avis ? Seuls ceux
qui croient au déterminisme universel auraient raison et tous les autres se
tromperaient. Comment l’erreur peut-elle trouver une place dans un
cadre aussi rigide ?
Pour répondre à cette troublante question, empruntons à Descartes le
raisonnement qu’il tenait dans la IVe Méditation en vue de justifier la pos-
sibilité d’erreur au sein d’une raison parfaite. Pour lui, l’erreur était inhé-
rente au jugement (libre arbitre) qui devait procéder comme par un tirage
au sort. Cette idée était vraiment géniale car il faisait appel au seul
concept qui permette d’obtenir de l’imprévisibilité au sein d’un système
déterministe. En adaptant la réponse de Descartes à notre question, nous
pouvons accepter que, dans un réel rigoureusement dépourvu de liberté,
tout le monde ne partage pas la même opinion, mais à la condition que
celle-ci soit déterminée à la suite d’un tirage au sort. Mais alors, toujours
selon cette hypothèse, les physiciens qui sont contraints, malgré eux,
d’adopter l’indéterminisme profond du microcosme, commettraient tous
la même erreur de jugement alors qu’elle procède par pile ou face. Si cet-
te conclusion est aussi aberrante qu’elle le paraît, alors le postulat du dé-
terminisme universel devrait être rejeté.
(2) Faisons maintenant l’hypothèse d’un réel indéterministe. L’erreur
que commettent ceux qui se croient plongés dans un réel déterministe y
trouve tout naturellement sa place, car la liberté de se tromper n’entraîne
alors aucune contradiction. La liberté de choix étant possible, on ren-
contre des gens qui pensent de manières différentes.
Ainsi, cette deuxième éventualité n’entraîne pas les contradictions de
la première. On pourrait peut-être lui reprocher d’être « passe-partout ». En
d’autres termes, l’objection d’irréfutabilité (Popper) pourrait lui être
adressée, car l’indéterminisme profond – donc objectif – n’interdit pas de
contenir en son sein une certaine part de déterminisme. Il n’y a donc au-
cun espoir de jamais pouvoir confondre les tenants de l’indéterminisme.
Mais sa négation, le déterminisme, souffre d’avoir été adoptée comme vé-
rité universelle.
En effet, une autre contradiction surgit. Comme le déterminisme uni-
versel est la négation de tout indéterminisme dans le réel, que faire de
l’ensemble de tout ce qui est déterminé, puisqu’il est lui-même indétermi-
né ? Le déterminisme universel est donc inconsistant. En d’autres mots,
l’ensemble de tout ce qui est dépourvu de liberté (c’est-à-dire mécanique)

229
FATRAS DE PRÉJUGÉS

ne peut être lui-même exempt de toute liberté. Ainsi, l’absence de liberté


au niveau universel doit être reléguée au rang des non-concepts. La liberté
existe puisque sa non-existence entraîne une contradiction logique.
Toutefois il faut être bien au clair avec cette démonstration qui s’appuie
sur une propriété globale et ne permet nullement de dire où la liberté se
situe. En démontrant strictement l’existence d’une possible liberté au sein
du réel, nous n’avons pas établi pour autant celle du libre arbitre, mais
seulement son hypothétique légitimité.
Le premier de ces deux postulats ne parvient que bien difficilement à
justifier la présence de gens qui adoptent le second alors que le second
permet que l’on puisse, par erreur, préférer le premier. Disons cela autre-
ment : dans le premier système, les gens seraient tous des robots, mais tou-
tefois dotés de la capacité de tirer au sort, ce qui peut justifier la diversité
de leurs opinions, et dans le deuxième, deux sortes de personnes se cô-
toieraient, celles qui ont délibérément renoncé à croire en leur liberté, et
d’autres qui détiennent et revendiquent une part de liberté.

Le confort psychique apporté par le déterminisme


Dans une mécanique d’horlogerie, la liberté de jugement serait une
illusion, toutefois une illusion bien nécessaire car il faut que l’homme-ro-
bot se croie responsable de ses actes pour que la vie en société soit har-
monieuse. En effet, les dirigeants édictent des lois et punissent ceux qui
les transgressent. Les mieux dressés sauront échapper à toute condamna-
tion car ils auront intégré le code de comportement en pratiquant l’auto-
censure. On ne peut s’empêcher de reconnaître que certaines personnes
appartenant à des groupes particulièrement étriqués ont un profil répon-
dant parfaitement à cette description. La punition crée une attitude de
soumission qui peut parfois revêtir les apparences de la responsabilité,
tout au moins de l’accession à la maturité, comme si l’étouffement de la li-
berté confirmait le renoncement à l’enfance.
Parmi les tenants du déterminisme, il se trouve des gens qui disposent
d’une astuce aussi efficace que douteuse pour justifier leur conviction.
Quand un événement imprévu survient, on les entend s’exclamer que ça
devait arriver. Ou que c’était écrit. Ou encore que c’est le destin. Il est évi-
demment facile de déclarer a posteriori : « C’était fatal ! », alors que, au préa-
lable, personne n’avait la moindre idée de ce qui allait arriver. Cela fait
penser aux gens qui, après avoir gagné à la loterie, prétendent avoir vu le
numéro gagnant en rêve. C’est peut-être vrai, mais ils ont dû faire un petit

230
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

somme après avoir regardé le numéro de leur billet. Rêver que le numéro
que l’on détient sort au tirage semble bien naturel. Mais croire que l’on a
en main « le bon numéro », c’est nier le fait qu’avant le tirage aucun numé-
ro n’est le bon puisque celui « qui va gagner » n’existe pas encore. L’usage
de cette expression est un archaïsme imprégné de magie et au lieu de di-
re « j’espère que j’ai acheté le bon numéro », il vaudrait mieux exprimer
son sentiment par : « j’espère que le numéro que j’ai acheté sera le bon ».
Chaque fois qu’un événement imprévisible se produit, on s’arrange
pour lui trouver une prétendue cause. On se retrouve finalement avec
presque autant d’explications que de cas. Le mythe du mérite (ou du dé-
mérite) ne sert pas à autre chose. Dans l’ignorance des lois qui permet-
tent l’apparition quasiment fortuite d’une fortune colossale, on affirmera
que c’est par son mérite que la personne en question s’est enrichie. Que
se cache-t-il derrière ce concept ? Si quelqu’un vient vous dire que c’est à
la sueur de son front qu’il s’est enrichi, certes vous le croirez, mais com-
ment voulez-vous que l’on oublie tous les autres qui, à la sueur de leurs
fronts, ne se sont pas enrichis ! Ce concept est franchement suspect. Sa
justification repose sans doute sur la contestation qu’il permet d’éviter.
La métempsycose enseigne, en Inde, que la félicité d’une personne lui
vient du mérite acquis dans une précédente vie qui fut exemplaire.
Impossible à vérifier… mais, quel système confortable pour ses bénéfi-
ciaires ! Reporter dans une vie antérieure la cause des avatars est une ma-
nière d’éviter sa recherche sans pour autant nier son existence. Pourquoi
cette cause dérangeante doit-elle absolument être refoulée jusqu’en des
lieux où nul ne pourra la chercher ? Une première raison serait de repor-
ter dans une autre vie la contradiction dérangeante qui consiste à adopter
à la fois deux dogmes contradictoires car dans le cadre parfaitement dé-
terministe du fatalisme, il ne peut y avoir de responsabilité. Mais il faut
malgré tout payer les fautes des vies précédentes, car bien que le malheu-
reux soit enchaîné par la fatalité présente, la liberté indispensable à sa res-
ponsabilité est rejetée dans une vie passée. Notons bien que, pour peu
qu’il y réfléchisse, le défenseur de cette doctrine retrouvera dans la vie
précédente la contradiction à laquelle il croyait échapper. Qu’à cela ne
tienne ! Il suffit de recommencer la dissociation entre la responsabilité et
la fatalité en remontant plus loin dans d’autres vies. Ainsi la régression à
l’infini s’impose pour museler les plus récalcitrants…
Les gens se satisfont avec une étonnante facilité des contradictions et
ne recherchent pas la cause de leur détresse ou de leur prospérité. Ils ad-
hèrent à la philosophie de leur père, et ignorent que les uns paient pour

231
FATRAS DE PRÉJUGÉS

d’autres qui s’enrichissent à leurs dépens. En réalité, les robots sont soli-
daires. Mais chut ! Ils ne faudrait surtout pas qu’ils s’en doutent sinon ils
ne marcheraient plus !
Et ceux qui mènent la danse, sont-ils aussi des robots ? Imaginer des
marionnettes manipulées par d’autres marionnettes ne résout pas le pro-
blème de savoir qui tire les ficelles des marionnettistes. Et comme les ma-
rionnettistes peuvent être les marionnettes d’autres marionnettistes, nous
retrouvons la régression à l’infini qui éloigne la difficulté sans la résoudre.
Il faut bien un peu de créativité quelque part pour introduire des
concepts nouveaux et pour fomenter un système du monde propre à as-
servir le peuple. Un brin de liberté paraît indispensable pour justifier
l’apparition de comportements s’écartant quelque peu des conventions.
Et puis, franchement, quelle place pourrait revenir à la plaisanterie et à
l’humour dans une société composée uniquement de robots. Le rire ne
serait-il pas justement un précieux indice de la présence de cette évasion
libératrice ?

La victoire de l’indéterminisme
La seule conclusion qui s’impose, c’est le rejet du déterminisme uni-
versel. L’impossibilité de jamais pouvoir réfuter sa négation, l’indétermi-
nisme, avait conduit les scientifiques à la tenir pour fausse, comme la sa-
gesse le recommandait dans un premier temps. Mais aujourd’hui, cette
position n’est plus défendable. Ainsi, parmi toutes les raisons qui se pré-
sentent en faveur de l’adoption du postulat de l’indéterminisme, la plus
valable est la nécessité de rejeter sa négation, le déterminisme universel.
Au siècle passé, les scientifiques avaient opté, en toute logique, pour le
déterminisme pur et dur, et voilà que le XXe siècle découvre ses dé-
faillances. Au XXIe siècle, la pensée rationnelle – qui est, rappelons-le, de
par son origine, essentiellement déterministe – devra sans doute ap-
prendre à naviguer parmi les causes à effets variables. Mais rassurez-vous,
la logique propositionnelle restera ce qu’elle est, c’est-à-dire parfaitement
conforme au déterminisme car toutes ses propositions sont décidables, ce
qui signifie qu’elles sont vraies ou fausses en dehors de notre bon vouloir
(théorème de complétude de Gödel [46], à ne pas confondre avec le trop
célèbre théorème d’incomplétude !).
Et pensez un peu : dans un réel totalement déterministe, à quoi serait
réduit ce bon vouloir ? A un mirage ! Or comment savons-nous qu’une réa-
lité extérieure existe si ce n’est parce qu’elle se heurte à notre volonté ?

232
LES LIMITES DU DÉTERMINISME

Grâce à la résistance que nous éprouvons dans notre possibilité d’action,


la connaissance d’une réalité extérieure à notre univers mental s’impose à
nous. Tout paradoxal que cela puisse être, le réalisme s’est donc construit
sur la base de notre liberté intérieure. Il faut reconnaître que l’appel au
concept de volonté est le seul argument sérieux qui puisse être invoqué
face à un détracteur du réalisme pour lequel la vie ne serait qu’un rêve.
En conclusion, les savants du XIXe siècle, qui voyaient dans le mouve-
ment des astres une leçon de déterminisme mécaniste, admettaient que le
passage du présent au futur se déroulait sans laisser place à la moindre
fantaisie. Leurs successeurs du XXe siècle sont tout juste parvenus à main-
tenir le déterminisme causal, par la vertu du concept de chaos. Pour eux
toute indétermination tiendrait à notre ignorance. Cette manière de pen-
ser crée un imbroglio inextricable. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’il nous
conduise à la plus totale confusion entre l’être et le connaître. A la limite,
les phénomènes ne seraient que dans la tête des chercheurs.
Faute d’avoir postulé l’existence d’une liberté qui serait bien réelle et
non pas illusoire, le réalisme se meurt.
En fin de compte, le réalisme n’est plus un postulat puisqu’il s’appuie
sur le postulat plus fondamental d’une possible liberté mentale.
Le déterminisme avait un défaut majeur, celui d’interdire qu’un enchaî-
nement causal puisse se transformer en enchaînement final. Quelques
causes ici ou là, émergeant librement, peuvent orienter une suite causale
dans une direction donnée.
Plus n’est besoin de sauter à pieds joints sur l’épineux problème de la
finalité.

233
V

ATTEINDRE
SES OBJECTIFS
CHAPITRE 12

LA FINALITÉ

De l’inerte au vivant

Si un objet est considéré comme tel, c’est à la suite d’une opération de


l’esprit qui permet de le distinguer de son environnement. Comme, dans
la réalité, l’objet est solidaire du milieu dont on l’isole plus ou moins arbi-
trairement, il faut compenser ce « détourage » par l’adjonction de forces.
Ce seront, suivant les cas, des forces de pesanteur, des forces de pression,
de tension, d’attraction, de répulsion, de frottements, d’inertie, etc., que
l’on appelle, à juste titre, des forces extérieures. Il est d’usage de consi-
dérer ces forces, ou les grandeurs qui en dérivent, comme cause explica-
tive des variations de vitesse de l’objet, de sa forme, ou de l’état où il se
trouve. L’objet est donc soumis à l’action de son environnement.
Contrairement à un être vivant, il est totalement passif.
En revanche, pour isoler un organisme, aucun artifice ne s’impose car, en
quelque sorte, il s’est chargé lui-même de délimiter l’intérieur et l’extérieur
en s’entourant d’une membrane. Dans une certaine mesure, il est encore un
objet, puisqu’il est soumis aux forces extérieures. Notamment un plongeur
subit la pression de l’eau (qui augmente avec la profondeur) exactement
comme n’importe quel corps inerte. Mais par ailleurs, un organisme agit de
l’intérieur sur l’extérieur pour, par exemple, l’ingérer, comme une larve
creusant une galerie dans du bois ; ou pour se propulser, comme un poisson
qui rame avec ses nageoires ; ou pour piquer, comme un moustique qui se
nourrit. Pour assimiler l’organisme à l’univers de la matière, nous devons lui
adjoindre cette possibilité d’action. Nous appelons fonctions ces actions car

237
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

elles paraissent déterminées par un but à atteindre. Nous pourrions dire


qu’un organisme est de la matière inerte à laquelle il faut ajouter des fonc-
tions. C’est bien ainsi que l’esprit procède lorsqu’il observe un être vivant.
Mais il suffit que l’être observé devienne l’observateur lui-même pour
que cette description se révèle dans tout son artifice. Suis-je simplement
de la matière à laquelle des fonctions sont attachées ? C’est un point de
vue, certes, mais bien difficile à admettre quand il s’agit de moi-même car
c’est oublier l’univers interne qui est fait de mes sensations.
La prise en compte de l’univers sensible permet de renoncer à une fina-
lité projetée sur l’extérieur : l’intentionnalité. Pour revenir au cas du mous-
tique, dire qu’il se dirige vers la surface des animaux à sang chaud pour se
nourrir, revient à lui attribuer la volonté de réaliser un plan préalablement
concocté. Il faudrait alors que le cerveau du moustique soit capable, com-
me celui de l’homme, d’élaborer des représentations anticipées. Il va de soi
que toute explication faisant l’économie de telles performances sont bien-
venues. Nous préférons justifier ce comportement par une cause plus élé-
mentaire : le moustique suit le gradient de température. Oui, mais pourquoi ?
Par souci de méthodologie, les béhavioristes refusent de faire entrer la
sensation dans la théorie, car elle est inobservable de l’extérieur. Elle ne
peut être que supposée chez autrui. Cette rigidité les oblige à trouver des
explications mécanistes, ce qui dans le cas simple du moustique n’est pas
un problème insurmontable car on sait fabriquer des robots qui se dépla-
cent en suivant un gradient de température. Mais en postulant que le
moustique a des sensations plus ou moins agréables ou désagréables qui
le poussent à emprunter un trajet où la température augmente, nous lui
reconnaissons la nécessité de satisfaire un but interne. Ce n’est pas l’exis-
tence de la sensation qui introduit la finalité du comportement, mais le
fait qu’elle puisse être agréable ou désagréable. Ainsi on pourrait assimiler
une sensation agréable à une fin interne qui doit être satisfaite et une sen-
sation désagréable à une issue interne à éviter absolument.
Comparons les deux opérations mentales effectuées par l’observateur
lorsqu’il considère tour à tour un objet et un être vivant. Comme nous al-
lons le voir, ces deux démarches vont en sens inverse.

Deux opérations allant en sens inverse


L’objet n’étant pas une entité indépendante de l’observateur, il est men-
talement isolé de son milieu, ce qui peut se concrétiser de multiples façons,
comme nous le savons, mais des forces sont utilisées pour rétablir les condi-

238
LA FINALITÉ

tions préexistant à ce détourage. Tandis qu’avec un organisme, qui est déjà


une entité objectivement constituée, il faut le réduire artificiellement à son
milieu (la matière), mais pour y parvenir des fonctions sont requises qui re-
lient l’univers interne – agissant – et l’univers matériel – subissant.
La symétrie de ces deux opérations est remarquable. La première
consiste à faire mentalement une entité avec un petit morceau d’univers
matériel alors que, par la seconde, on intègre mentalement une entité (un
monde sensible) à cet univers. Pour que la première opération ne modifie
pas les conditions, on fait intervenir des causes formelles (les forces) alors
que pour la deuxième opération, on doit faire intervenir des causes finales
(les fonctions). On passe donc du premier processus au second en rem-
plaçant la causalité par la finalité.
Alors pourquoi les biologistes contemporains acceptent-ils si facile-
ment la causalité et sont-ils si réticents à parler de finalité ? A l’origine de
cette attitude, deux raisons se profilent.
De toute évidence, l’une est due à la crainte d’une régression vers les
croyances de nos ancêtres animistes et superstitieux qui pratiquaient un
finalisme stérile dont les scientifiques se sont fort heureusement débarras-
sés. Les théories transformistes ont eu le mérite de remplacer un plan di-
vin, seule explication envisageable jusque-là, par l’œuvre de la causalité ef-
ficiente. Même si l’hypothèse de Lamarck n’est guère conforme à la réalité
empirique – elle peut être résumée par l’aphorisme « la fonction crée l’or-
gane » – ce fut la première tentative en vue de montrer que le « perfection-
nement » des espèces était une conséquence et non un but. Rien, en tout
cas, ne nous permet de prétendre que la nature soit au service d’une fin,
si ce n’est au sein de chaque être vivant.
L’autre raison tient à l’expérimentation qui est entièrement basée sur
la causalité. On peut produire des causes nouvelles et en observer les ef-
fets – par exemple inoculer une molécule fraîchement découverte à des
souris cancéreuses pour savoir quelle proportion de la population survi-
vra – mais personne ne sait comment s’y prendre pour créer des buts
nouveaux afin de voir quelles causes surgiraient pour les réaliser. Au stade
où nous en sommes, le but à atteindre est fixé dans l’esprit de l’expéri-
mentateur. En variant les expériences, les chercheurs explorent les causes
dans l’espoir de tomber sur celles qui produiront les effets escomptés.
L’expérimentation procède toujours de la cause vers l’effet mais c’est l’es-
prit du chercheur qui détient le but.
Les seules fins que nous sommes à même de faire surgir en dehors de
notre univers interne se rencontrent dans l’éducation. Nous induisons,

239
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

sans les maîtriser, chez nos enfants et nos élèves, peut-être aussi chez nos
amis, l’apparition de nouvelles motivations qui seront pour eux des buts à
atteindre. En revanche, lorsque des promoteurs cherchent à « créer un be-
soin » pour vendre un produit dont tout le monde s’est fort bien passé
jusque-là, ce « besoin » existe en intention dans l’esprit de son créateur
avant d’être distribué dans celui des consommateurs. De même, sous hyp-
nose, un but défini par l’hypnotiseur peut être transplanté, mais non modi-
fié, chez le sujet. Une fois réveillé, ce dernier ressent un besoin impérieux
de l’atteindre, même au prix d’une action qui lui paraît insensée.
Les séances d’hypnotisme données en public ne peuvent convaincre
personne car rien ne garantit que ce ne sont pas des tours de passe-passe
préparés dans l’ombre par d’habiles illusionnistes. Voilà pourquoi la des-
cription suivante, vécue à titre personnel, porte un caractère d’authentici-
té digne de confiance.

Une expérience personnelle


Un de mes élèves m’ayant parlé d’un livre sur l’hypnose qui l’avait passion-
né à tel point qu’il s’était essayé à ses méthodes – avec succès disait-il – je lui
ai proposé d’organiser une séance. Un autre élève s’offrit comme cobaye.
Quand le grand jour fut arrivé, ce dernier « s’endormit » en moins de
temps que je n’aurais pensé. Sa motricité paraissait inhibée comme dans le
sommeil, mais pourtant, il était capable de lever un bras ou une jambe à la
demande de son camarade. Son élocution était pareille à celle d’un mori-
bond et comme, de sa bouche, ne sortaient que des borborygmes, un code
fut convenu pour dire « oui » et « non ». Les questions qui restèrent toutes sans
réponse furent celles qui auraient témoigné d’un don de divination ou de
transmission de pensée, à la grande déception de l’apprenti hypnotiseur qui
semblait croire fermement à tout ce fatras d’irrationnel qui figurait dans le
bouquin (dans le but probable de faire monter le chiffre de ses ventes).
L’hypnotisé reçut des ordres qu’il aurait à exécuter après son réveil. En
effet, une fois réveillé, il les accomplit tous correctement bien que l’un
d’eux semblait le préoccuper particulièrement. Il devait me demander
d’ouvrir une sphère qui contenait le mécanisme d’un petit planétarium.
Sans doute avait-il honte de m’adresser une requête aussi farfelue et son
regard, qui allait et venait de l’appareil à ma personne, trahissait son hési-
tation. Finalement ses yeux se fixèrent sur moi et, tout confus, il me de-
manda : « Je sais que c’est bête, excusez-moi, mais… est-ce que je pourrais
vous demander de soulever le couvercle du planétarium ? »

240
LA FINALITÉ

Si tout cela avait été un coup monté, ces élèves seraient les meilleurs
comédiens du monde et, de plus, des scénaristes hors pair. L’échec consé-
cutif à toutes les questions touchant au paranormal, si attrayant pour les
adolescents, m’apporte confirmation de l’authenticité de cette expérience
et permet d’en tirer des conclusions.

Matière et esprit
Un ordre à exécuter est un but à atteindre par le chemin normal de la
causalité efficiente. Il se peut que, sous hypnose, l’esprit devienne comme
une machine qui exécuterait les ordres contenus dans un logiciel corres-
pondant au but assigné par le programmeur. Cependant avec une impor-
tante nuance, car celui-ci a dû écrire tout le programme (qui fonctionne
sur le mode causal) tandis que l’hypnotiseur ignore tout du processus
mental qui fera exécuter ses injonctions.
Dans l’univers sensoriel de la personne, des buts siègent et la raison
cherche à les satisfaire ou à les faire exécuter par d’autres gens ou par des
machines. Mais d’où viennent-ils ? Quel est le mécanisme de leur appari-
tion ? La réponse est, pour l’instant, totalement inconnue. Alors que le rai-
sonnement fonctionne comme nous l’avons montré de manière causale, la
sensation détermine la direction à prendre pour atteindre le but, qui pour-
rait être notamment la faim à calmer, l’amour à gagner, le chagrin à apai-
ser, la fatigue à réparer, la douleur à éviter, la joie à exprimer, la domination
à exercer… En bloc, tous les sentiments ; tout ce que le neurologue
Antonio Damasio appelle émotions. Il insiste sur l’aspect corporel de leur
perception et, bien que ne faisant jamais mention explicite du concept de
finalité, il utilise constamment celui de but à réaliser. Son étude se fonde
sur le comportement de certains malades qui, atteints d’une lésion du lo-
be frontal, souffrent tous d’une totale carence émotive, bien que leur apti-
tude à la déduction soit restée intacte.
Damasio parle d’absence de « raison » pour décrire un comportement
dont la stratégie est défectueuse. En accord avec sa terminologie, considé-
rons alors que la raison fonctionne à la fois dans le sens du raisonnement
(qui est celui de la causalité) et dans le sens de la stratégie (qui est celui
de la finalité).
Cette précision permet de conclure que l’absence de sensations
agréables ou douloureuses revient à un dysfonctionnement au niveau de
la stratégie, même si la raison déductive, notamment celle utilisée pour ré-
soudre un exercice de mathématiques, est demeurée intacte.

241
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

Il est encore permis, après Damasio, de prétendre que, dans une certaine
mesure, l’émotion s’oppose à la raison, du reste il le dit lui-même : « Il ne
s’agit pas de nier que les émotions puissent perturber les processus du rai-
sonnement dans certaines circonstances. Depuis des temps immémoriaux,
on sait bien qu’elles le peuvent, et de récentes recherches ont bien montré
comment les émotions pouvaient influencer de façon désastreuse le raison-
nement. » [47] Mais il faut retenir l’importance des émotions, car en orien-
tant les stratégies, elles concrétisent les comportements.
Si certains ordinateurs savent perfectionner des stratégies, comme les
joueurs d’échecs, celles-ci ne correspondent pas à des buts à satisfaire, si
ce n’est dans l’esprit du programmeur. Ce qui manque aux machines, mê-
me aux plus sophistiquées d’entre elles, c’est la sensation. A ce jour, aucun
ordinateur n’a de préférence pour un but plutôt que pour un autre, alors
qu’un papillon choisit entre plusieurs fleurs laquelle il va butiner. La lectu-
re de l’ouvrage de Damasio apporte une lumineuse confirmation sur le rô-
le que jouent les sensations dans la finalité du comportement, bien que
cette notion ne soit jamais explicitement citée par cet auteur, comme s’il
s’agissait d’un redoutable tabou.
En résumé, la causalité caractérise les processus de l’inerte – que l’on
appelle la matière – alors que la finalité est, en plus de la causalité, dévo-
lue au vivant. Le problème de savoir comment la sensation a pu émerger
de la matière par le truchement des neurones nécessite de se demander si
la causalité (ou causalité efficiente) est capable d’engendrer la finalité (ou
causalité finale). Nous retombons sur la vieille controverse qui divise les
philosophes en deux courants : les matérialistes et les spiritualistes.

Matérialistes et spiritualistes, lesquels ont raison ?


Sans toutefois détenir la clé du processus par lequel la finalité peut
s’amorcer à partir d’un fonctionnement strictement causal, les matéria-
listes affirment que la matière a précédé l’esprit. De leur côté, en invo-
quant une finalité généralement non fondée qui assimilerait des faits
contingents à l’œuvre d’une intention divine (comme notamment la struc-
ture d’une plume d’oiseau « faite pour voler », la forme hexagonale du ter-
ritoire de la France, ou, pourquoi pas, la rencontre de l’âme sœur), les spi-
ritualistes prétendent que l’esprit a précédé la matière.
Mais comment ces derniers envisagent-ils que la matière, et donc la cau-
salité efficiente, ait pu apparaître ? Facile ! Elle fut engendrée par la vertu de
la finalité universelle. La causalité était-elle digne d’apparaître, il aura suffi

242
LA FINALITÉ

de la volonté d’un magicien suprême qui ordonna « Que la causalité soit ! »


pour que la causalité fût. Mais ce qui gêne dans ce raisonnement, c’est la né-
cessité de l’existence du magicien pour intervenir, car cette nécessité est
purement causale… La finalité toute seule, ne pouvant être cause efficiente,
n’a pas pu engendrer quoi que ce soit, et donc sûrement pas la causalité.
Il n’y a pas si longtemps, personne n’aurait osé prétendre que la finalité
– profonde ou apparente – siégeant au sein d’un être vivant, pouvait avoir
été engendrée autrement que par une finalité préexistante. Ce dogme, celui
des spiritualistes, entraînait la croyance en une finalité universelle primor-
diale. Nous entrevoyons à présent le paradoxe qui se cache derrière cette
expression que nous pouvons d’ores et déjà ranger parmi les non-concepts.
En toute logique, la finalité ne peut avoir « commencé » sans la causalité. Il
est donc superbement contradictoire de prétendre que l’esprit a précédé la
matière. Ceci n’exclut pas que esprit et matière – en d’autres termes, causa-
lité finale et causalité efficiente – puissent être contemporains.
L’échec de toute explication finaliste dans les processus d’évolution
des espèces a abattu l’argument qui a servi pendant longtemps la cause
des spiritualistes. Du coup, de nombreux scientifiques se refusent à accep-
ter la réalité de toute finalité et croient que, dans tous les domaines, elle
ne serait qu’une illusion. Pour eux, la finalité n’a de place dans aucune
théorie et pareille supposition leur paraît dénuée de fondement. Qu’il
s’agisse du cosmos, des espèces, des sociétés, des idéologies, cette posi-
tion est effectivement solidement acquise, l’interprétation de leur évolu-
tion ne nécessitant nullement le recours à un but fixe ou à une quel-
conque planification préliminaire. Cependant, il faudrait parvenir à
montrer si le fonctionnement de l’esprit peut se comprendre sans jamais
avoir recours à la finalité, ce qui est en totale contradiction avec notre
comportement assujetti en permanence à l’intention.
Nous retiendrons donc la non-existence de toute finalité comme étant
un postulat dont l’adoption a été, il faut le dire, une hypothèse fructueuse
de travail, mais toutefois sans perdre de vue qu’il ne permet d’atteindre
que les domaines de sa validité. Le tort a été d’en faire une vérité univer-
selle. Il serait donc raisonnable de tester le postulat contraire, affirmant
l’existence de la finalité ce qui peut se présenter de plusieurs manières.

Quel postulat choisir ?


(1) La première possibilité serait que la finalité puisse émerger de la
seule causalité. C’est l’approche envisagée par les neurobiologistes qui es-

243
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

pèrent un jour pouvoir fabriquer des neurones à partir de matériau iner-


te. Mais il faut être bien conscient de l’énorme difficulté que représente le
concept d’acquisition de la sensation par la matière inerte. Alors rien n’ex-
clut, dans ce cas, que l’on puisse un jour fabriquer des machines pourvues
de volonté et d’émotions comme l’ordinateur Karl dans le film de science
fiction de Stanley Kübrik « 2001 l’Odyssée de l’espace », tiré du célèbre ro-
man d’Arthur Clarke.
L’émergence de fins au sein de la matière n’est pas envisageable dans
le cadre stricte du déterminisme causal. Il ne s’agit pas de fins imaginaires
comme celles que fait miroiter l’évolution des espèces, mais de fins déter-
minées a priori. Un brin de liberté çà et là est indispensable pour orienter
une suite causale dans une direction plutôt que dans une autre. Il est donc
impossible aux partisans du déterminisme intégral d’admettre que la fina-
lité selon laquelle l’esprit procède puisse être autre chose qu’un simple
artefact ou une illusion due à l’observation. La reconnaissance de la finali-
té en tant que telle dans le comportement d’un être vivant nécessite l’ac-
ceptation de l’indéterminisme. Il est regrettable que la volonté de conser-
ver le déterminisme intégral, dont la valeur heuristique a certainement fait
ses preuves, conduise à oublier l’existence de toute finalité, même celle
qui se trouve indubitablement dans l’esprit du chercheur.
(2) La deuxième possibilité serait que la finalité soit un mode de fonc-
tionnement inhérent au réel. En évitant soigneusement de sombrer dans
la téléologie et autres aberrations du temps passé, il serait intéressant de
réfléchir aux moyens dont nous disposerions pour l’appréhender. Il va de
soi que la confirmation de cette hypothèse faciliterait grandement les
choses, et ce n’est pas pour rien qu’elle fut adoptée comme dogme avant
d’être réfutée dans les domaines précis que nous avons cités.
(3) Ces deux dernières éventualités ne s’excluant pas l’une l’autre, il fau-
drait envisager une possibilité supplémentaire, celle de leur conjonction :
non seulement, dans certaines conditions, la finalité émergerait au sein de la
matière qui pourrait alors acquérir une part d’autonomie, mais elle pourrait
aussi influencer les lois du réel en les orientant vers un but précis.
Espérons que nous ferons tomber le tabou qui enrobe ce sujet et si le
mot Dieu a été soigneusement évité, c’est à dessein, car sous ce vocable
se cachent trop de concepts divers et souvent contradictoires. Ajoutons,
avant qu’il ne soit trop tard, que le fait de tester avec sérieux la validité
d’un postulat, fût-il dérangeant, ne constitue en rien une croyance, bien
que de telles démarches, aujourd’hui, prêtent souvent à sourire.

244
LA FINALITÉ

Même si d’aventure certains dogmes devaient un jour ou l’autre rece-


voir confirmation, le dogmatisme est une attitude néfaste. En explorant du
côté de la finalité, nous quitterons forcément le domaine scientifique
puisque nous ne pourrons plus avoir recours à l’expérimentation, mais
seulement à l’observation. Il s’agit là d’un programme périlleux, et nous
sommes loin de savoir par quel bout le prendre. Toutefois la question de-
vait être posée. Voilà qui est fait.
Mais que la leçon tirée par la science ne soit pas perdue : les conjec-
tures de réalité ne doivent jamais être négligées. Les préjugés sont à l’ori-
gine de leur fréquente omission, car il faut être affranchi de la croyance
opposée pour songer à les formuler.

Gare à ceux qui oublient de poser les hypothèses d’existence !


En l’absence de cette sage précaution, la notion de réalité s’évapore et
on en viendrait à caresser l’aporie des relativistes : la vérité absolue, c’est
qu’il n’y a pas de vérité absolue. Savoir que toute vérité n’est pas acces-
sible n’implique nullement qu’aucune vérité ne le soit !
En résumé, bannir les contradictions logiques, garder toujours le doute
en éveil, exhumer les dogmes tacites sont les précautions qui doivent ac-
compagner en permanence la spéculation d’existence.
Rappelons aussi l’importance du concept de volonté – finaliste s’il en
est ! – car, sans cette faculté (liée à la représentation mentale), l’esprit pen-
sant n’aurait sans doute jamais pu découvrir l’évidence d’une réalité exté-
rieure à laquelle il se heurte quand il veut atteindre un but assigné. La fina-
lité siégeant à l’intérieur de l’esprit est donc le ferment de cette
connaissance.
Contrairement aux idées reçues, c’est la finalité inhérente à la pensée
qui est à l’origine du réalisme et en particulier du matérialisme.
Traitons à présent de la finalité qui conditionne nos esprits, la seule
dont, jusqu’à plus ample informés, nous puissions affirmer l’existence,
bien que nous ne comprenions strictement rien à son fonctionnement.

245
CHAPITRE 13

RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

Les imbéciles sont plus dangereux que les cyniques


André Langaney

L’intention

Sous le vocable de raison, se cachent deux processus de la pensée qui


cheminent en sens inverse. Il importe donc de ne pas les confondre. Alors
que le premier se déroule en partant d’une cause déterminée – si je fais
quelque chose, je sais ou j’ignore ce qui va en résulter –, le second est au
service d’un point d’arrivée – je fais ce qui me paraît conforme à la réali-
sation d’un but précis. Néammoins, il est assez inconfortable de parler de
l’intention car nous ignorons tout de ses mécanismes. Et pourtant, quand
bien même nous voudrions nous limiter strictement à la pure déduction,
nous n’échappons pas à un acte de volonté.
Une chaîne déductive se déroule à l’image d’une suite causale dont el-
le tire ses lois et qui, bien sûr, sont censées être appliquées correctement.
Parmi les intarissables sources d’erreur qui émaillent les discussions, rete-
nons celle qui provient de la crispation sur le point où l’on veut aboutir.
Que ne sacrifierait-on pour arriver là où l’on avait dit ! Les raisonnements
spécieux et les arguments fallacieux sont notre nourriture quotidienne ; il
est tellement plus aisé de manœuvrer que de s’en tenir à la stricte ri-
gueur !

247
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

En revanche, quand les objectifs annoncés se rapportent à des faits


concrets, ils sont bien souvent manqués car ils dépendent, non pas de
chaînes déductives plus ou moins distordues, mais de suites causales impi-
toyablement réalistes. C’est pourquoi, dans la pratique, les déclarations
d’intention ressemblent plus souvent à des paris qu’à des promesses, à la
manière des annonces qui ouvrent une partie de bridge.
Nous admettrons qu’une stratégie est une structure déductive correc-
tement agencée en vue de déboucher sur la satisfaction d’une intention.
Mais qu’est-ce qu’une intention ? Nous sommes dans la plus totale incapa-
cité de le dire de manière rationnelle. Elle se manifeste par une image
mentale qui est découplée de la réalité immédiate, constituant ainsi un ob-
jet complètement intérieur à l’esprit. La seule connaissance que nous
puissions en avoir tient à l’impression qui siège en chacun de nous. A un
niveau rudimentaire, la sensation de froid est une représentation de la réa-
lité perçue, alors que le confort ou l’inconfort qu’elle procure est un objet
purement interne qui induit un comportement dirigé vers une anticipa-
tion représentant un mieux-être ; l’image de ce mieux-être constitue une
intention.
Pour élaborer une stratégie, sans doute l’esprit produit-il plusieurs
« cascades » déductives aboutissant à la représentation du but proposé, et
sans doute, dans les situations compliquées, jalonne-t-il ces enchaînements
par des buts intermédiaires qui, répétons-le, correspondent tous à des sen-
sations à satisfaire, car plaisantes, ou à des sensations à éviter, car déplai-
santes. Ces jalons sont des maillons que le conscient retient après que
l’intuition les a extraits des structures déductives. Mais ces objectifs à
court terme risquent souvent de masquer l’objectif principal.
Poursuivre un but résulte toujours d’une injonction intérieure de natu-
re émotionnelle. Mais d’où ces buts nous viennent-ils ? Nul doute que, par-
mi eux, certains proviennent de la nécessité de survie et sont donc parta-
gés par tout le monde ; leur provenance est génétique. D’autres, comme
les aversions, les divers engouements, les sentiments de culpabilité, de di-
gnité, de frustration, trouvent leur source dans la pression sociale. Comme
chacun sait, ils sont rarement compatibles.

Contradictions et divergences
Etant basée sur des lois universelles, la déduction peut être qualifiée de
correcte ou d’erronée. Nous savons que les affirmations sur lesquelles elle
s’édifie ne doivent jamais se contredire. En revanche, les objectifs qui dé-

248
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

terminent les stratégies sont naturellement entachés de certaines incom-


patibilités que l’on appelle de préférence divergences.
Une distinction essentielle est à faire entre les contradictions, qui sont
propres à corrompre le raisonnement déductif, et les divergences, qui
sont inéluctables. La poursuite d’objectifs inconciliables exige un choix
ou un compromis imposant de les disposer au préalable par ordre de
priorité.
Contradictions et divergences nous invitent à des attitudes bien diffé-
rentes. Alors que nous devons nous débarrasser au plus vite des postulats
et dogmes surabondants (qui sont contradictoires), nous sommes amenés
à respecter et à ordonner nos valeurs par ordre de priorité. Cette nécessi-
té, trop souvent ignorée, permet d’éviter bien des désagréments.
Pour s’y retrouver dans l’écheveau entremêlé des chemins à suivre
lorsqu’un but est proposé, il est essentiel de quitter le schéma caricatural
où les actions humaines sont réparties en deux catégories : les bonnes et
les mauvaises. Du plus superficiel au plus profond, tous les esprits sont
obnubilés par la routine simplificatrice qui force à tout regarder à travers
un filtre binaire. La compréhension pâtit de cette sévère affection qu’est
la binariose. Il faut remonter dans le passé pour trouver sa raison d’être.

Morale et éthique
A l’origine, le pouvoir religieux prenait en main les intérêts du groupe,
ce qui assurait le maintien des structures de la communauté mais ne sau-
vegardait pas forcément les intérêts des individus. On peut remarquer
que, partout et toujours, la hiérarchie religieuse a été conservatrice, ce qui
ne laisse aucun doute sur la nature politique de sa fonction.
La morale, qui prend sa source dans la nuit des temps, est faite d’une
liste de lois qu’il est interdit de transgresser. Elles sont de deux types :
celles qui édictent des obligations et celles qui énoncent des interdits. On
l’aura compris, le contenu de la première liste, c’est le Bien et le contenu
de la seconde, c’est le Mal. Les Tables de la Loi que Moïse apporta à son
peuple, où il n’est question que d’obligations et d’interdictions, sont de
cette nature. Dans un groupe d’êtres brutaux, il est facile de supposer que
cette méthode sommaire ait pu porter rapidement ses fruits. Sa parfaite
ressemblance avec le code de la route est significative.
Par contre, au sein d’un groupe qui a eu le temps d’assimiler les règles,
les notions de Bien et de Mal sont intégrées par la plupart des individus
qui deviennent de ce fait leur propre censeur. Une éducation réussie doit

249
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

parvenir à modeler l’esprit de telle sorte que « faire le bien » soit perçu
comme agréable et « faire le mal » soit perçu comme désagréable.
Des personnes toujours plus nombreuses répugnent à parler de mora-
le et utilisent de préférence le mot éthique. Le Bien et le Mal sont fré-
quemment remplacés par « valeurs positives » et « valeurs négatives ». Ces
nouvelles terminologies donnent l’illusion de rompre avec la dictature
moraliste, mais il n’en est rien car l’usage, qui seul détermine la significa-
tion, demeure rigoureusement identique.
Ceux qui redoutent le côté absolu de la morale préfèrent se fier à leur
raison, mais pour cela ils doivent dominer leurs sentiments intimes afin de
savoir ajuster leurs comportements aux différents cas qui peuvent se pré-
senter. Cette attitude était autrefois réservée aux chefs suprêmes qui ren-
daient la justice sur la place publique, mais aujourd’hui, fait nouveau, lié à
l’apparition de la démocratie, elle se répand dans la masse. Bien que
l’éthique et la morale visent toutes deux la viabilité du groupe, la première
est gérée par chaque individu, contrairement à la seconde qui est imposée
par le pouvoir. Ainsi les gens « responsables » revendiqueront l’éthique alors
que les gens « soumis » se réclameront de la morale. Les deux termes ne re-
couvrent pas exactement le même concept et c’est à tort que l’on use indif-
féremment de l’un ou de l’autre. Cette nuance apparaît clairement lorsque
l’on s’amuse à transformer le concept d’ordre moral en « ordre éthique » ou
à remplacer les comités d’éthique par des « comités de morale ».
La morale ne se remet jamais en cause, elle est composée de tabous
profondément intégrés, alors que l’éthique est évolutive. On ne devrait du
reste jamais parler de la morale mais des morales, car toutes les cultures
ne comportent pas une seule et même morale. Nous, les Occidentaux,
avons cherché un peu trop souvent à imposer notre morale judéo-chré-
tienne aux populations conquises, mais il est tout aussi vrai que nous, les
Européens, avons accepté de nous soumettre à la « morale » du dollar pro-
venant d’outre-Atlantique. Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, la
loi du plus fort s’épanouit dans la morale du plus armé.
Nous avons vu que les actions (ou exactions) commises par un individu
lui apparaissent conformes à son intérêt quand elles sont favorables à son
ensemble d’identification. Dans son archaïque simplicité, la morale exige
que l’on pratique le Bien au sein de son E. I., en oubliant de préciser que
son étendue est variable en fonction des circonstances de la vie. Ainsi, pen-
dant un conflit armé, les civils de la population ennemie peuvent être
considérés comme adversaires puisque, pour les besoins de la guerre, le
combattant doit accepter de réduire momentanément son ensemble d’iden-

250
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

tification à ses seuls compatriotes et alliés. De retour à la maison une fois la


paix revenue, ces hommes se regardent comme des monstres et, leur vie
durant, ils se demanderont comment ils ont pu commettre des crimes aussi
odieux. La culpabilité les ronge et ils demeurent détruits à jamais.

Le mal n’est pas dans la nature mais dans la culture


Point n’est besoin, pour expliquer ce « Mal », de prétendre qu’il est dans
l’homme et que la meilleure solution est de l’accepter. L’ensemble des
deux pulsions conflictuelles d’Eros et de Thanatos qui, aux dires de Freud,
sont prétendues cohabiter en chacun de nous, est une vision symptoma-
tique de cette binariose que nous ont refilée nos maîtres.
Un militaire sain d’esprit peut devenir un civil rongé par la culpabilité
tout simplement parce que, avant de s’enrôler, personne ne l’a prévenu
qu’il aurait à restreindre sérieusement l’étendue de sa bienveillance. Si,
avant de partir à la guerre, il se percevait comme un « type bien », alors il
risque de se retrouver, à son retour, dans la peau d’un autre homme qui lui
fait horreur. Ces aberrations que véhicule notre culture sont largement
suffisantes pour engendrer des névroses et il n’est pas nécessaire d’inven-
ter pour la circonstance d’obscurs fonctionnements enfouis au plus pro-
fond de la nature humaine.
La binariose étant une vision déformante de la réalité, elle entraîne des
contradictions dont seuls les fascistes sont exonérés. Ils peuvent rester
toute leur vie à l’abri des états d’âme car leur image du monde est élabo-
rée pour satisfaire un schéma simpliste. Pour qu’un Paul Touvier puisse en
venir à regretter l’assassinat de sept Juifs innocents, il aurait d’abord fallu
qu’il fût capable de ne plus identifier juif à coupable. Avec une palette li-
mitée au blanc et au noir, sa condamnation a dû sans doute le conforter
dans sa doctrine. Si toutes les actions passées, présentes et futures, sont
teintées en deux couleurs seulement, il est fatal que celles qui avantagent
le groupe d’appartenance soient blanches et celles qui favorisent l’exté-
rieur soient noires. Par voie de conséquence, blanc sera tout ce qui contri-
bue à nuire à l’extérieur et noir tout ce qui désavantage l’intérieur. On re-
connaît là un système de pensée qui nous est très familier et dont nous
fûmes abreuvés par les « westerns » américains. « Un bon Indien est un
Indien mort » en serait la parodie si l’on n’acceptait de nuancer le schéma
à la manière orientale : en ajoutant un petit point noir au cœur du blanc et
un petit point blanc au cœur du noir. Comme toujours, quand le modèle
dont on dispose est inadéquat, quelques modifications susceptibles de le

251
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

faire passer partout sont apportées. Ainsi, suivant qu’ils conviennent ou


non, les faits peuvent être attribués tantôt à la règle, tantôt à l’exception.
Les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) procèdent
avec le Bien et le Mal en toute conformité avec l’archaïque modèle du yin
et du yang. Il y a toujours un petit rond noir qui sommeille au fond des
âmes les plus pures. Nous sommes tous des pécheurs quand bien même
nous serions dans l’ignorance des fautes commises. On peut alors se de-
mander pourquoi seuls culpabilisent ceux qui sont passés aux actes alors
que la connaissance d’une criminalité potentielle sommeillant au fond de
chacun de nous devrait suffire à terrasser les plus innocents. Le recours à
l’exorcisme sous toutes ses formes est indispensable pour donner au mo-
dèle un semblant de crédibilité.
Les fondamentalistes cependant n’acceptent aucune exception, aucune
entorse, aucune remise en cause, car c’est le système de leur vénéré père.
De plus, il y a un interdit, les concepts de Bien et de Mal étant encore sou-
vent attachés à des divinités, Dieu et Satan, dont les appellations peuvent va-
rier suivant les religions, mais dans toute l’Eurasie et les pays conquis, les
concepts de base sont exactement les mêmes. Que ceux qui en doutent
prêtent une oreille attentive aux discours tenus par les intégristes de tous
bords. D’où qu’ils soient, ils possèdent une seule et même argumentation,
conforme au schéma où leur ensemble d’identification est associé à la cou-
leur du Bien et la totalité de ce qui est en dehors revêt la couleur du Mal. Ils
n’admettent aucune concession, aucune exception, aucun compromis. Ils
ont simplement retiré le petit rond blanc et le petit rond noir du symbole
yin-yang. Tous les conflits, toutes les guerres qui ne finissent qu’avec l’épui-
sement de l’un ou l’autre des belligérants, tous les comportements provoca-
teurs, toutes les appropriations de territoires, toutes les persécutions de mi-
norités se voient parfaitement justifiées par cette dangereuse doctrine.

Les germes du fascisme


Ce système est loin d’être universel, même si actuellement aucune po-
pulation n’a eu sa chance d’y échapper. Toutes ont subi l’agression de la
civilisation dominante, elles ont adopté le christianisme ou l’islam et du
coup elles ont intégré la philosophie sur laquelle ces religions reposent.
L’omniprésence des concepts de Bien et de Mal nous fait imaginer qu’ils
sont naturels. Les enfants les perçoivent comme des absolus, mais tout
adulte sait qu’une action peut être bénéfique ou non suivant l’objet au-
quel elle se rapporte et suivant les circonstances. On doit souvent faire

252
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

des choix. Par exemple si l’on opère un malade, on agresse son organisme
dans l’immédiat, mais en espérant un bénéfice à plus longue échéance.
« Faites le Bien, abstenez-vous de faire le Mal » est un discours au sein du-
quel nous avons grandi et il est bien difficile de se libérer de son emprise
car notre langage en est pétri, même si nous sommes parvenus à prendre
nos distances par rapport à sa signification première. En « faisant le bien »,
on peut viser des objectifs divergents. La paradoxale animosité qui ronge si
souvent les différentes associations humanitaires lorsque leurs délégués se
rencontrent sur le terrain montre effectivement qu’ils ne militent pas pour
la même cause. Croyant que la seule manière de faire « le bien » c’est la sien-
ne, chacun en déduit que les associations concurrentes œuvrent dans la
mauvaise direction. Quoi de plus évident ! Nous voyons combien cette doc-
trine du Bien et du Mal est perverse, particulièrement quand elle s’applique
aux actions. On dit de mère Thérésa qu’elle a consacré sa vie au bien. Il pa-
raîtrait regrettable que cet éloge se fasse en des termes qui portent en eux
les germes du fascisme, si l’on ignorait que ce prix Nobel de la paix a re-
commandé aux Irlandais de voter pour le maintien de l’interdiction du di-
vorce. Il faut croire que le bien accompli par cette vénérable vieille dame se
rapportait seulement aux mourants tandis que les gens malheureux en mé-
nage restaient totalement étrangers à son E.I.
Sans que l’on y prenne garde, cette manière de s’exprimer est totalitai-
re et permet de comprendre que les populations auxquelles nous venons
donner des leçons sur les droits de l’homme se sentent méprisées. La pen-
sée occidentale et sémitique a beau proclamer sa tolérance, en prenant
pour universels les modèles qui sont les siens, elle confirme son impéria-
lisme. Il ne faudrait pas oublier que cette attitude conquérante, qui
meuble nos schémas mentaux, n’a rien de fortuit car elle était celle de nos
aïeux qui ont imposé par la force leurs croyances au monde entier.
Les adeptes de la tolérance subissent un conflit larvé avec les tréfonds
de leur culture.

Nous réprouvons et nous adhérons tout à la fois…


Quel étrange système que le nôtre ! Il oblige à dénigrer les plus
convaincus de ses adeptes en les qualifiant d’extrémistes. Heureusement
la plupart des gens savent prendre du recul par rapport à une doctrine
aussi tranchée, ainsi nationalistes et fascistes, fondamentalistes et inté-
gristes ne sont pas majoritaires. Reconnaissons qu’aucun schéma valable
ne conduit à la condamnation de ses zélateurs, loin s’en faut. La physique

253
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

a été poussée à ses extrêmes par Albert Einstein et personne ne s’en


plaint. Kurt Gödel en a fait autant avec la logique, Georg Cantor avec les
mathématiques – à tel point, dit-on, qu’il en est devenu fou – mais person-
ne ne leur reproche d’avoir été des extrémistes ! Cette constatation nous
invite à reconnaître que notre système de valeurs est inadéquat et qu’il
faut soit l’amender, soit le rejeter.
La première option est celle qu’adoptent les esprits conservateurs qui
préfèrent gommer, atténuer, arrondir les angles et qui proclament que tout
l’art est dans la manière de naviguer. Ils louvoient parmi les compromis-
sions, ils utilisent des euphémismes pour désigner les choses trop déran-
geantes, mais jamais ils ne révisent les concepts de base car ils ne sont pas
conscients du danger sous-jacent. Ils déplorent que le monde aille aussi
mal, mais pour tout remède, ils perpétuent les recettes du passé en démul-
tipliant leur amplitude. L’ornière de la surenchère est terrifiante car cette
politique fait courir au monde entier des risques que plus personne n’est
en mesure d’assumer.
Nous ne perdrons donc rien en rejetant ce système… encore faudrait-il
être sûr que cette position soit défendable car force est de constater qu’au-
cune révolution n’a jamais offert mieux que le maigre espoir de sortir de
l’engrenage et, malgré les sacrifices consentis, elles ont toutes immanqua-
blement débouché, à peu de choses près, sur la réhabilitation de l’ancien ré-
gime. Leur faiblesse est de ne s’attaquer qu’aux symptômes et non à la mala-
die. Comment pourrait-il en être autrement puisque, dans tous les cas, les
révolutionnaires en sont eux-mêmes atteints ? Tous les grands vainqueurs
des révolutions ont fini par décevoir cruellement. Le pouvoir corrompt ré-
pète-t-on inlassablement. Non, il n’est aucune nécessité d’imaginer que ce
sont les hommes qui changent. Tandis qu’ils sont restés prisonniers de leur
schéma bicolore, ils n’ont fait que passer d’une couleur à l’autre.

Les bonnes intentions


Plutôt que de faire subir à ce modèle initial des retouches en vue de lui
donner meilleure mine, mieux vaudrait s’en dégager définitivement. A for-
ce de remaniements, il devient parfaitement incohérent. C’est exactement
le point où nous sommes arrivés dans les pays démocratiques où le fascis-
me est la plus redoutée de toutes les menaces, mais où personne n’a en-
core songé à éradiquer le système philosophique dont il émane. Tant que
cette prise de conscience ne se fera pas, toute compréhension du phéno-
mène restera illusoire.

254
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

L’ouvrage de deux journalistes éclairés, Bertrand Coq et Michel Floquet,


en témoigne. En 1993 ils dénonçaient les horreurs perpétrées en Bosnie et
l’aide efficace que les Casques Bleus apportèrent malgré eux au « nettoyage
ethnique » en transportant les fuyards terrifiés dans leurs véhicules[48].
Bien qu’ils eussent été informés de l’existence de camps de concentra-
tion qui, d’après les images retransmises, ressemblaient fort à des camps
d’extermination, malgré les supplications du peuple et du gouvernement
bosniaque, les dirigeants européens interdisaient la levée de l’embargo sur
l’armement qui frappait la Bosnie sous prétexte que « ce serait encore pire »,
refusaient des frappes aériennes sur les positions stratégiques des agres-
seurs, prônaient comme seul remède l’ingérence humanitaire et les stériles
pourparlers de paix… Et pour venir dire quoi, quand l’horreur de nombreux
charniers fut découverte ? « On nous l’avait bien dit, mais nous ne l’avions
pas cru. » Aveu d’incompétence du bon Dr K. et de tous les autres ministres,
y compris l’un d’eux qui fut, en son temps, victime des camps nazis.
N’oublions pas que l’opinion publique avait donné raison à ceux qui
se trompaient si dramatiquement, ce qui ajoute encore à la force de ce
passage : « L’action humanitaire, et son promoteur Bernard Kouchner, se ré-
clame de la morale. On voit bien l’intérêt. La morale se satisfait de l’inten-
tion. Au diable les résultats ! Kouchner s’est fait le champion du « parler
vrai », mais son discours en appelle plus souvent à l’émotion qu’à la rai-
son. Pire, avec lui, l’émotion noie la raison. »
Si nous ne voulons pas commettre une fois de plus la même erreur,
nous devons reconnaître que nos options philosophiques actuelles néces-
sitent un remaniement en profondeur. Tel quel, notre système moral ne
peut convenir qu’aux fascistes qui, eux, gardent la tête haute, tandis que
les autres sont contraints à l’hypocrisie… en attendant leur tour de se voir
pourchassés et de devoir rejoindre les colonnes de fuyards.
La binariose est un mode simplificateur de pensée dont les effets se font
sentir jusque dans les options intellectuelles. Il ne faudrait pas croire que,
dans l’Allemagne hitlérienne, il n’y ait eu que des gens incultes pour épou-
ser les thèses sommaires du parti. Au cœur de l’université, des scientifiques
chevronnés distribuaient des tracts dénonçant « la science juive ».[49]

La simplicité n’est pas un critère de vérité


Le désir de simplification accorde sa préférence à la stabilité et à la fixi-
té. Les solutions radicales qui se présentent comme les seules permettant
« d’en finir une fois pour toutes » sont aux antipodes des tergiversations

255
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

sans fin des humanistes. Cet amour du simple-et-sans-problème voudrait


bien imposer sa loi au réel. Il le tord dans tous les sens jusqu’à lui arracher
les seules révélations qui le satisfassent.
Aujourd’hui encore, que de gens sont persuadés que les choses ne de-
mandent qu’à rester à leur place ! Ce conservatisme mental se trouverait
douillettement conforté si, en dépit des conclusions des spécialistes, les
aptitudes étaient innées, l’intelligence était héréditaire, l’alcoolisme, la dé-
linquance et les déviations sexuelles étaient inscrits dans le patrimoine
génétique, le cerveau des femmes n’avait pas les mêmes potentialités que
celui des hommes et si certaines races étaient supérieures (la mienne,
comme par hasard). Ainsi chacun n’aurait qu’à conserver le rôle qui lui a
été assigné. De la sorte, nous serions bénéficiaires d’une société qui serait
allégée du poids de ses responsabilités !
Quel est l’espoir de sortir du sexisme simplificateur quand ceux qui en
souffrent consciemment – il vaudrait mieux dire celles – se réunissent en
un meeting international où uniquement les femmes sont représentées ?
Prétendre que seuls les hommes sont les artisans de la discrimination
sexuelle, sous prétexte qu’ils en sont bénéficiaires, est l’expression d’un
sexisme profond. Par les temps de misogynie aiguë dont nous sortons à pei-
ne, qui y contribuait ? Les hommes seulement ? Non, hommes et femmes
manifestaient à cet égard une remarquable unité. Et à supposer que de rares
personnes aient été lucides, rien ne permet de croire qu’elles n’eussent
compté parmi elles que des femmes. Rappelons que ce sont les femmes qui
pratiquent l’excision, et que presque partout dans le monde, ce sont elles
qui sont chargées de transmettre aux jeunes enfants les balivernes conte-
nues dans la tradition. Bref, en revendiquant le féminisme avant d’être gué-
ris du sexisme, nous n’assisterons jamais qu’à un fragile pis-aller.
Certes en une petite centaine d’années, cette juste cause a fait des pro-
grès notoires. Jugez en au travers de ce texte ahurissant de William James
(le fondateur du pragmatisme, 1842-1910), où il décrit avec effroi ses
craintes de voir se réaliser ce qui, à vrai dire, nous apparaîtrait plutôt com-
me un avenir radieux : « Les horreurs de la guerre seraient un bien faible
prix à payer, si c’était le seul moyen d’échapper à l’autre moitié de l’alter-
native 7, celle d’un monde d’employés, de professeurs de coéducation et
de « zoophilie », de ligues d’acheteurs, d’industrialisme illimité et de fémi-
nisme éhonté. Plus de mépris, plus de dureté, plus de valeurs ! Quelle tris-
te planète du bétail domestique ! Non, il faut garder le ciment résistant des

7 Cette autre éventualité serait la disparition des conflits armés.

256
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

vertus martiales. L’intrépidité, le mépris de ses aises, l’abdication des inté-


rêts particuliers, l’obéissance au commandement, ces choses doivent res-
ter le roc sur lequel se bâtissent les Etats. » 8
Résolument fasciste et machiste, ce discours est celui d’un visionnaire,
car à son corps défendant, nous reconnaissons dans cette description une
bonne part de nos desiderata et nous pouvons de la sorte mesurer le che-
min considérable déjà parcouru.
Cependant les mentalités n’ont pas toujours suffisamment évolué pour
que les gens bien intentionnés à l’égard des femmes songent à les comparer
à un autre ensemble que celui de toutes les femmes. C’est ainsi que, en
1977, l’éminent physicien Louis Leprince-Ringuet consacre un chapitre en-
tier de son livre Le grand Merdier [51] à l’émancipation des femmes. Il par-
le notamment de la dure vie de nos grand-mères qui devaient se lever à 5
heures du matin pour faire la lessive familiale. Après la référence aux
femmes d’autrefois, ce sont les femmes d’ailleurs qui sont évoquées au tra-
vers des terribles corvées auxquelles sont astreintes les femmes Mafas du
nord du Cameroun. Puis il revient à « la Française actuelle » qui en comparai-
son n’a franchement pas lieu de se plaindre. Alors, écrit-il, « quand on entend
une Simone de Beauvoir, femme de grande intelligence, exposer à la télévi-
sion pendant près d’une heure, sans esquisser le moindre sourire, ses récri-
minations et demander aux femmes occidentales de se libérer des travaux
ménagers, on reste atterré. Pour moi, cette émission tournait au canular. Car
la Française actuelle est déjà formidablement libérée. »
En dépit des intentions louables, voilà exactement ce qui s’appelle
n’avoir rien compris, car chez les peuples correctement civilisés, auxquels
les Françaises appartiennent, les imbrications culturelles sont telles entre
les hommes et les femmes que toute classification des personnes en deux
ensembles n’a plus guère de sens, comme d’ailleurs suivant n’importe
quel autre critère essentiellement physique.
L’avènement de la démocratie est incompatible avec tous ces schémas
caricaturaux qui hantent, bon gré mal gré, notre fonds culturel.

L’expression d’un profond malaise


Pour expliquer le malaise ressenti, n’invoque-t-on pas, à longueur de
journée, la perte des valeurs ? Bien franchement, de ce côté-là, il n’y a

8. Cette
citation est extraite de [50], où il est précisé que ce texte fut cité par Baden-
Powel. Voilà qui ne laisse aucun doute sur l’idéal fasciste du fondateur du scoutisme !

257
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

rien à regretter, surtout après avoir pris connaissance des valeurs aux-
quelles W. James se cramponnait avec tant de férocité ! Un hâtif coup
d’œil sur les réalisations grandioses des monarques du passé, sur leurs
impitoyables conquêtes et sur le mépris qu’ils portaient aux popula-
tions, sans oublier le consentement et l’infini respect qu’ils recevaient
en retour, suffit à nous en convaincre.
La nostalgie qui habite les déçus du système est due principalement à la
perte d’un cadre propice aux explications simplistes. Avec la morale, il suffi-
sait d’obéir aveuglément et de tricher de temps en temps, puis de se repen-
tir. L’éthique, qui commence à prendre la relève, est plus ambitieuse car elle
exige la participation de chacun et, comme elle s’accommode difficilement
d’une société à deux vitesses, les contradictions douloureuses font surface.
Pour sauver les valeurs nouvellement prioritaires que sont la justice
(dans la dignité et non dans l’équipartition des injustices, conformé-
ment à l’idéal inavoué du libéralisme économique !) et le libre accès à la
connaissance, il est indispensable de faire l’immense effort de renoncer
à notre archaïque doctrine génératrice de fascisme. Cette tâche est ar-
due, mais nous devons l’entreprendre sur nous-mêmes afin d’éradiquer
la croyance au bien et au mal absolus telle que notre éducation l’a an-
crée au cœur de notre sensibilité. Les agissements qui nous heurtent ne
font pas forcément horreur au monde entier et l’objet de nos enchante-
ments peut ne pas convenir à tous.
Bien que nous les ressentions intimement, toutes nos émotions ne nous
appartiennent pas car elles nous viennent en grande partie de l’éducation
qui nous a façonnés. Elles comportent donc leur part de contingence, tandis
que de son côté, notre raison déductive est universelle. Un pénible désac-
cord en découle, car la stratégie adoptée, au lieu d’être sélectionnée en
fonction des buts que nous ciblons, est guidée par nos émotions. Dans
notre monumentale maladresse, nous voulons « faire le bien » et le résultat
est presque immanquablement un effroyable désastre.
C’est ainsi que nous avons agi à l’égard des pays que nous avions par-
fois baptisés du doux nom de protectorat, et c’est ainsi que nous agissons
aujourd’hui encore en voulant imposer notre idée du bonheur au reste de
la planète. Continuons à fonctionner avec la conviction que nos valeurs
expriment le Bien, avec en prime son contraire, le Mal, et les discours de
tolérance resteront à jamais inutiles.
Certaines oreilles candides persisteront dans le refus de la tromperie
qui consiste à prêcher ce qu’elles considèrent comme un scandaleux
laxisme. Les complots d’extrême droite contre un dirigeant qui négocie

258
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

avec l’ennemi sont inéluctables, d’autant plus que, parmi nos valeurs, la
sincérité a meilleure presse que la duplicité.
En fin de compte, dans le régime dual qui, depuis la plus haute antiqui-
té, gouverne les mentalités de l’Ancien Monde, tout l’art est de savoir
choisir au bon moment le Mal plutôt que le Bien. Ce sont souvent les es-
prits droits qui sont les plus ingénus tandis que les esprits subtils savent
être retors ! Au sein d’un pareil système, seuls les tièdes ont une chance de
s’en sortir alors que les passionnés, pour ne pas dire les échevelés, en
croyant défendre leurs convictions, se consacrent à appliquer avec ardeur
les idées inscrites depuis des millénaires dans notre culture. Chaque assas-
sinat d’un artisan de la paix par un complot d’extrême droite fait grandir
le malaise. Nombreux sont ceux qui subiront le même sort que Anouar
Sadate ou Itzhak Rabin, si l’on refuse de s’attaquer au cœur de la maladie.

Les manipulateurs d’émotions


Nos valeurs proviennent du paysage culturel, et malgré les émotions
qu’elles inscrivent au plus profond de nous-mêmes, elles n’émanent pas
de notre libre choix. Cette prise de conscience devrait nous donner le
moyen de les dominer. Le jeu en vaut la chandelle surtout si l’on apprécie
le sentiment de liberté intérieure qui émerge dès que l’on a pu prendre
suffisamment de distance par rapport à soi-même.
Les paroles que nous entendons sont rarement exemptes de ces juge-
ments de valeur qui viennent troubler le message. Tout comme patriotis-
me et nationalisme, les expressions tolérance et laxisme désignent des
concepts similaires mais aux résonances divergentes : alors que l’un est
encouragé, l’autre est déconseillé, si ce n’est par les extrémistes. Afin de
pouvoir accéder sainement à la signification, il faudrait dépouiller les
énoncés des connotations qui les enrobent. La voie la plus directe pour y
parvenir serait de s’interdire tout automatisme de jugement imposé par
les mots. Ce n’est pas sans effort que l’on s’y essaie, car l’exercice est diffi-
cile. Suivant cet exemple, la volonté de s’abstraire de prime abord de tou-
te nuance entre tolérance et laxisme permettrait de dégager sainement le
contenu des propos entendus.
Comment s’y retrouver lorsque, suivant qu’elles sont dénoncées ou ap-
plaudies, deux actions identiques sont désignées par massacre ou par opé-
ration de nettoyage ? La réaction première dépend de la formulation enten-
due et c’est à dessein que ceux qui veulent emporter l’adhésion ou
provoquer l’indignation savent user d’une expression plutôt que de l’autre.

259
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

Le locuteur a ainsi confisqué le jugement de son auditeur. Selon son camp,


les mesures de rétorsion seront des exactions, les résistants seront des ter-
roristes, le courage sera de l’audace, l’efficacité sera de la barbarie. La neu-
tralité des journalistes est soumise à rude épreuve et trop souvent mise à
mal, à leur insu. « Les combattants, victimes d’une attaque sauvage, ont tous
péri » aurait pu se dire tout autrement : « lors d’une mission délicate, les en-
nemis furent abattus jusqu’au dernier ».
Dans un sens, les concepts sont plus simples que la double signification
des tournures employées pour leur formulation. L’art de la narration est un
aller-retour : à la présentation des faits se superpose le jugement que doi-
vent porter les destinataires. Il ne faut pas s’étonner que la traduction auto-
matique soit un problème inextricable. L’intelligence artificielle fonctionne
à sens unique et ignore l’intention contenue dans un texte.
Le langage est plein d’effets pervers qui masquent souvent l’essentiel.
« Oh ! Mais ce n’est pas si simple que ça ! » est une objection fréquente qui
confirme l’habitude qu’ont beaucoup de personnes de se diriger dans l’obs-
curité des mots et toute tentative de clarification leur paraît suspecte. Il
semble même que ce soit une raison parfaitement inconsciente de l’incom-
patibilité que manifestent certains esprits à l’égard des mathématiques. Rien
n’est plus simple que les mathématiques élémentaires dont le double langa-
ge est totalement absent. Leur inhabituelle innocence désempare beaucoup
de gens mais, en revanche, il convient parfaitement aux machines qui, à la
différence de leurs concepteurs, ignorent la finalité.
Dans le discours il n’y a jamais d’innocence. Les arguments fallacieux
jouent sur la corde sensible et chacun de nous a été confronté à une dialec-
tique où le seul cas particulier qui pouvait émouvoir a été mis en balance
avec une option de caractère général. Les partisans de la peine de mort
cherchent à convaincre leurs adversaires en les focalisant sur une situation
qui fait frémir d’horreur, la victime étant précisément leur enfant, tandis
que le tortionnaire est sans visage. Influencer le choix par la comparaison
entre un cas particulier virtuel impliquant l’affectivité et l’idée abstraite de
peine capitale, c’est solliciter l’émotion, non la raison. Suivant un procédé
identique, les partisans de la vivisection opposeront le cas général – expéri-
menter sur des animaux en se gardant de préciser lesquels – à la souffrance
de votre enfant qui ne pourrait être sauvé sans les progrès de la médecine.
De leur côté, afin d’éveiller votre sensibilité, les opposants à la vivisection
brandiront un exemple où l’animal en question serait votre propre chien, la
personne à sauver étant, cette fois, parfaitement anonyme. De la sorte, le
particulier aurait été confronté au général d’une manière tout aussi tendan-

260
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

cieuse. Or aucune idée ne peut se prétendre universelle si elle est débattue


avec de fragiles émotions individuelles.
Les médias savent très bien que l’émotion est payante. Les images les
plus parlantes sont celles qui, des souffrances, n’exhibent que la surface.
L’analphabétisme n’est pas aussi photogénique que les larmes ou la mai-
greur. Comment pourrait-il en être autrement ? Les choses suivant leur
cours, nous nous enfonçons toujours plus avant dans la Culture de
l’Emotion. Existe-t-il un remède ? L’horreur de l’exploitation de l’émotion
pourrait donner l’espoir que ces tendances s’inversent, mais cette hor-
reur, n’est-elle pas elle-même une émotion ? Le seul espoir d’en sortir est
de mettre un peu d’ordre dans les idées. Il faut dire et redire que, lorsque
du petit écran nous ne retenons que les messages qu’il véhicule, nous ou-
blions le poste. Pour bien des gens, un téléviseur n’est qu’un support
d’émotions. Pourtant, dans les faits, ils donnent leur aval à la technique, en-
fant légitime de la raison, puisqu’ils ont acheté un appareil qui fonctionne.
Mais au fond, l’émotion leur est bien plus chère. Cette contradiction mal-
saine est un faux-fuyant : en croyant ne consommer que de l’émotion, ils
consomment avant tout de la raison. En tout cas celle des autres.
Mais quoi de plus naturel qu’un comportement déterminé exclusive-
ment par les émotions ! C’est sur ce mode qu’a fonctionné le règne animal
jusqu’à l’apparition d’une extravagante nouveauté : un cerveau capable de
produire des images d’anticipation. Il serait bien tentant alors de considérer
que ceux qui n’usent pas de cet avantage pour orienter leurs stratégies re-
noncent à être des humains à part entière.

Evolution de la culture
Qu’ils fonctionnent d’une manière réfléchie ou pulsionnelle, tous les
hommes ont ceci en commun : ils n’ont jamais pu s’empêcher d’élaborer des
relations en tous genres. Les unes furent fécondes, comme les correspon-
dances entre la forme des outils et leur efficacité, entre les saisons et l’agri-
culture, entre l’alimentation et la santé, entre la longueur d’un pendule et sa
période d’oscillation ou entre la tension d’une corde vibrante et la hauteur
du son rendu. Mais, parallèlement, une multitude d’autres correspondances
ont vu le jour et n’ont pas tenu la route. Citons en quelques-unes.
Les nombres furent pris comme représentants des concepts les plus di-
vers. Les phases de la lune à l’instant de la conception d’un enfant était
prétendu déterminer son sexe. La position apparente des planètes au mo-
ment de sa naissance devait décider de sa personnalité. Les deux sens de

261
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

rotation d’un pendule entre les doigts d’un radiesthésiste étaient assimilés
aux réponses « oui » et « non ». Un objet précis, par exemple un fer à che-
val, était censé prédire le bonheur. Le comportement d’un chat pouvait,
suivant sa couleur, augurer du meilleur ou du pire. A certaines teintes
étaient attribuées certaines vertus. En bref, une multitude de relations ar-
bitrairement décrétées, en dehors de toute évidence.
Elles sont qualifiées de superstitions par ceux qui les réprouvent et de
réalités par ceux qui s’y cramponnent. Toutes ces relations plus abracada-
brantes les unes que les autres témoignent de l’imagination débordante de
leurs auteurs et il ne faut donc pas s’étonner que certaines d’entre elles
aient pu émaner des esprits marquants qui firent progresser la connaissan-
ce. Comme il n’y a pas deux sortes de cerveaux, les grands d’où ne sortent
que de bonnes idées et les petits d’où n’en sortent aucune, la paternité
d’une idée est une maigre référence pour estimer sa pertinence, tout au
plus oriente-t-elle vers une vague présomption. C’est ainsi que Pythagore
fit correspondre à des intervalles musicaux le rapport entre le rayon des
sphères sur lesquelles les astres mobiles étaient censés se mouvoir, créant
ainsi le mythe de l’harmonie des sphères. Les plus réceptifs, dit-on, enten-
daient le chant des planètes dans le calme de la nuit. Ce n’est pas d’aujour-
d’hui que les croyances illusionnent les âmes crédules.
Les pères de la science étaient plongés dans un impressionnant salmi-
gondis culturel et, comme Arthur Koestler le fait très justement
remarquer [52], ils ne se doutaient pas de l’avenir des idées qui firent leur
gloire. Le grand Kepler, celui dont le nom reste attaché aux lois fondamen-
tales de la mécanique céleste – lois qui permirent plus tard de déterminer
la position de la planète Neptune et de l’observer – a essayé d’intercaler
les cinq corps platoniciens entre les orbites des six planètes répertoriées
à son époque, faisant ainsi un amalgame incroyable à nos yeux entre don-
née contingente (5 régions interplanétaires) et acquis universels (5 poly-
èdres réguliers). A l’époque de Johannes Kepler, personne ne savait pour-
quoi il n’existe pas d’autres polyèdres réguliers que les cinq corps
platoniciens. Il aura fallu la contribution de Descartes à laquelle Euler don-
na une dernière touche pour en avoir la démonstration.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner outre mesure des associations incon-
grues qui ont pu surgir de la curiosité des aventuriers de la connaissance.
De plus, sur le nombre de ces tentatives, il est bien normal que quelques-
unes aient reçu confirmation par la suite, sans que cela ne justifie pour au-
tant qu’on les qualifie de géniales « intuitions ».

262
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

Bien avant ce temps, d’autres relations tout aussi hasardeuses entre les
choses et les sons, puis entre chaque son et un signe dessiné, avaient eu
des conséquences d’une portée inestimable en engendrant la parole et
l’écriture. Exactement comme la multiplicité des langages écrits, la variété
des rites pratiqués dans les diverses populations témoigne de l’arbitraire
des correspondances choisies.
A force d’associer de toutes les manières possibles et imaginables les
choses entre elles, le jour devait forcément venir où l’homme découvrirait
des relations réellement efficaces et où alors il ne se priverait pas de les
mettre à profit. Une prolifération d’outils, d’instruments, de machines, puis
de complexes industriels gigantesques devait nécessairement s’ensuivre.
C’est à ce stade de notre histoire que nous sommes parvenus depuis peu.
Suivant l’éclairage apporté par Richard Dawkins, les tâtonnements de
l’esprit humain, qui conduisent à la longue à ne garder que les idées fruc-
tueuses et à rejeter les autres, ne sont pas sans présenter quelque similitu-
de avec la théorie de la sélection naturelle. Comme les gènes, les idées se
propagent par réplication, elles fluctuent et diffusent et, à la longue, seules
les plus efficaces survivent [53].
Toute interprétation sur la manière dont les idées progressent se trouve
ainsi mise à l’abri d’un quelconque principe téléologique. Les hommes sont
les artisans de l’évolution des idées, exactement comme les forces aveugles
de la nature façonnent l’évolution des espèces. Chacun de nous est respon-
sable de l’évolution des idées puisque, par notre imagination et nos erreurs,
nous les modifions, puis par notre action nous les sélectionnons et enfin,
grâce aux moyens de communication, nous les transmettons.
Reste à savoir si nous désirons participer au grand système de l’évolu-
tion des idées en poursuivant la sélection à l’aveuglette, comme nous
l’avons fait jusqu’à présent, ou si nous préférons accélérer le processus
par une éducation responsable et une instruction plus rigoureuse qui
donnerait accès à la non-contradiction.

La fracture culturelle
Le système de pensée qui a engendré l’efficacité technologique a une
diffusion trop récente pour que chacun ait eu le temps de s’y adapter, ce-
pendant que la capacité matérielle d’en disposer est entre toutes les
mains, ces mains qui sont guidées par des esprits prisonniers des
contraintes archaïques. C’est le passage obligé par où l’humanité devait

263
ATTEINDRE SES OBJECTIFS

entrer dans la modernité, avec l’usage banalisé des applications pratiques


issues de cette toute nouvelle forme de pensée, la pensée rationnelle.
Face à cet anachronisme, certaines personnes expriment leur inquiétu-
de en déclarant que l’homme a été vraiment trop loin, qu’il joue à l’ap-
prenti sorcier et que tout cela va se terminer dans un formidable feu d’ar-
tifice. Cependant l’homme a depuis longtemps joué avec les instabilités
produites par les phénomènes à rétroaction positive en utilisant le feu
pour faire cuire ses aliments, pour se réchauffer, pour stériliser l’eau et
désinfecter ses plaies, et aussi pour déboiser, incendier, chasser, piller, mas-
sacrer. L’échelle mise à part, quelle est la différence avec ce qui se passe
aujourd’hui ? Serait-il imaginable que l’homme primitif ait pu reprocher à
la modernité d’alors de faire courir à la horde le risque d’incendies incon-
trôlables, au point d’en venir à déplorer la découverte du feu ?
Ce qui fait toute la différence entre la position de notre lointain ancêtre
et la nôtre, c’est le décalage de plusieurs siècles si ce n’est de plusieurs mil-
lénaires qui fracture l’ensemble des utilisateurs de l’énergie nucléaire : la
plupart d’entre eux sont des consommateurs incultes alors qu’à peine une
infime minorité est initiée à son fonctionnement. En vertu de cet état de
fait, il n’est pas absurde d’envisager qu’une guerre nucléaire puisse être dé-
clenchée à la suite d’un fantasme d’astrologue ou autre devin.
Dans l’histoire de l’humanité, il était inévitable que l’esprit crédule se
transformât un jour en esprit doutant, et rien alors ne pourrait l’empêcher
de jouir pleinement de sa nouvelle compétence. Le danger actuel réside
dans le gouffre qui s’est creusé entre les hommes dont une poignée seule-
ment est munie de ce nouvel outil de pensée tandis que la multitude des
autres est restée à la traîne.
Qu’on se le dise : ce n’est pas en accumulant les connaissances nouvel-
lement acquises que l’on parviendra à combler le fossé qui, non seule-
ment, isole les scientifiques du reste du monde, mais les spécialistes entre
eux. Tant par leur multitude que par leur abstraction, ces connaissances
sont devenues inaccessibles pour tous ceux qui leur sont étrangers.
Données en pâture à un public naïf, elles ne l’édifient pas plus que ne le
firent les divulgations ex cathedra du temps passé. Ainsi les non-scienti-
fiques se sentent souvent dépassés, ce qui se traduit par une certaine
amertume inavouée à l’égard de la science, alors que rien de tel ne semble
affecter les tenants des différentes disciplines, car ils savent bien que
l’opacité est, non seulement justifiée, mais parfaitement réciproque.
Se contenter de mettre à la portée du grand public les résultats des re-
cherches scientifiques est insuffisant pour freiner le largage des profanes.

264
RAISONNEMENT ET STRATÉGIE

Pire, c’est l’accroître, affirme Abraham A. Moles car «… loin de réduire


l’aliénation de l’homme par rapport à la science, la vulgarisation contri-
bue au contraire à l’accroître, en donnant l’illusion, dangereuse, d’avoir
« compris le principe » sans entrer dans ce qui est l’essence même de l’ac-
tivité de la science contemporaine : sa complexité, sa cohérence et son ef-
fort » [54]. En revanche, donner accès à la fructueuse méthode d’investiga-
tion du réel qui est commune aux différentes disciplines doit permettre à
tous d’accéder à la cohérence du monde.
N’oublions pas combien cette découverte est récente. Elle marque une
étape décisive dans le développement de l’humanité et cette acquisition
est au moins aussi importante que celle de l’écriture. Sous cet angle, il n’y
a plus lieu de s’étonner des réticences qu’elle soulève.
La diffusion de la technologie est malheureusement incompatible avec
les archaïsmes des diverses cultures. Entrer dans la modernité ne consiste
pas seulement à disposer d’une technologie de pointe, c’est avant tout sa-
voir utiliser avec rigueur un nouveau mode de réflexion qui va à l’en-
contre des éducations traditionnelles de toute provenance.
La pensée scientifique est universelle, il serait grave qu’elle reste confi-
née dans une étroite frange d’élus. Ce choix de société, bien que chacun
se doute du danger qu’il comporte, semble pourtant s’être imposé à tous.
Par crainte de jeter le bébé avec l’eau du bain, on refuse de vider la bai-
gnoire. Mieux vaudrait pourtant ouvrir les yeux et se débarrasser au plus
vite de tous les résidus amassés par les errements intellectuels de l’ère
préscientifique au lieu de mettre son espoir en mille recettes et pseudo-
théories qui n’ont jamais fait leurs preuves et qui ne servent à rien d’autre
qu’à alimenter l’illusion d’une grande ouverture d’esprit.
L’humanité franchit un cap périlleux qui nécessite que tout soit mis en
œuvre pour réduire la fracture culturelle. Les réticences ne pourront être
surmontées sans une volonté opiniâtre, tant l’attachement à la tradition
est profond. C’est pourquoi il n’y a pas une minute à perdre.
La vie est plus qu’une chorégraphie où chacun tient son rôle avec grâ-
ce. Si le théâtre prend feu, l’harmonie du ballet dégénère en une folle dé-
bandade.

265
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] Club de Rome : Quelles limites ?, Seuil, 1974.


[2] Jostein Gaarder : Le monde de Sophie, Seuil, 1995.
[3] Sadi Carnot: La puissance motrice du feu, réimpression Jacques Gabay, 1990.
[4] Henri Poincaré : La science et l’hypothèse, Flammarion, 1906.
[5] John D. Barrow : La grande théorie, Albin Michel, 1994.
[6] Bertrand Russel : Ma conception du monde, Gallimard, 1962.
[7] Eric Kandel et Robert Hawkins : « Les bases biologiques de l’apprentissage », in Pour
la Science, N° 181, novembre 1992.
[8] Antonio et Anna Danasio : in Pour la Science, même référence que [7].
[9] Sigmund Freud : Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, 1930.
[10] David Ruelle : Hasard et Chaos, Odile Jacob, 1991.
[11] Bertrand Russel : Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, 1961.
[12] Marc Turner : The Narrative Mind, Oxford University Press, 1997.
[13] Willard V. Quine : La poursuite de la vérité, traduction française, Seuil, 1993.
[14] Hérodote : Découverte du Monde, Rencontre, Lausanne, 1960.
[15] Jeff Palmedo : « Les tornades », Terre Sauvage, avril 1992.
[16] Robert Ardley : Le Territoire, Stock, 1967.
[17] Jean-Pierre Changeux et Alain Connes : Matière à pensée, Odile Jacob, 1989.
[18] Jean-Marc Lévy-Leblond : Aux contraires, Gallimard, 1996.
[19] Jules Lagneau : Célèbres leçons et fragments, PUF, 1950.
[20] René A. Sandoz : Le miracle de la musique, Messeiller S.A., Neuchâtel, 1994.
[21] Etienne Barilier : Contre le nouvel obscurantisme, Zoé, Carouge-Genève, 1995.
[22] Ivar Ekeland : Au Hasard, Seuil, 1991.
[23] Newton : Principia mathematica, Christian Bourgois éditeur, 1985.
[24] Albert Jacquard : Voici le temps du monde fini, Seuil, 1991.
[25] André Langaney : Le sexe et l’innovation, Seuil, 1979.
[26] Stephan Jay-Gould : La Vie est belle, Seuil, 1989.
[27] Jean-Yves Girard : in Le théorème de Gödel, Seuil, 1989.
[28] Stephen Hawking : Une brève histoire du temps, Flamarion, 1989.
[29] Murrey Gell-Mann : Le Quark et le Jaguar, Albin Michel, 1995.

267
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[30] Voir Marco Panza et Jean-Claude Pont Ed., Espace et horizon de réalité – Philo-
sophie mathématique de Ferdinand Gonseth, ouvrage collectif, Masson, 1992.
[31] Jean Piaget : La psychologie de l’intelligence,Armand Colin 1948.
[32] Lire Michel Cassé : Du vide et de la création, Odile Jacob, 1993.
[33] Voir John D Barrow, p. 85 de l’opus cité.
[34] Michel Paty : Pour la Science, février 1995.
[35] Martin Gardner : L’univers ambidextre, Seuil 1985.
[36] Alan Sokal et Jean Bricmont : Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
[37] Yves Coppens : Pré-ambule, Odile Jacob, 1988.
[38] Francis Kaplan : Le paradoxe de la vie, La Découverte, 1994.
[39] Elisabeth Badinter : X Y, Odile Jacob, 1992.
[40] Jehane Sadate : Une femme d’Egypte, Presses de la Renaissance, 1987.
[41] Sigmund Freud : Psychanalyse et télépathie, Œuvres complètes, tome XVI, p. 108.
[42] Francis Fukuyama : La fin de l’histoire et le dernier homme, traduction française
Flammarion, 1992.
[43] Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Unesco, 1952.
[44] Hubert Reeves : Malicorne, Seuil, 1990.
[45] Henri Atlan : « Postulats métaphysiques et méthodes de recherche », in La querelle
du déterminisme, ouvrage collectif, Gallimard, 1990.
[46] Ouvrage à consulter : André Delessert : Introduction à la logique, Presses polytech-
niques romandes, 1988.
[47] Antonio Damasio : L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 1995.
[48] Bertrand Coq et Michel Floquet : Les tribulations du Dr K. en Yougoslavie, Albin
Michel, 1993.
[49] Werner Heisenberg : La partie et le tout, traduction française : Albin Michel, 1972 ;
réédition Champs Flammarion, 1990.
[50] Paul Foulquié : La pensée et l’action, Editions de l’Ecole, 1962.
[51] Louis Leprince-Ringuet : Le grand merdier, Flammarion, 1978.
[52] Arthur Koestler : Les somnambules, traduction française, Calmann-Lévy, 1960.
[53] Richard Dawkins : Le gène égoïste, traduction française, Armand Colin, 1990.
[54] Abraham A. Moles : Les sciences de l’imprécis, Seuil, 1995.

268
GLOSSAIRE

Ce glossaire volontairement succint rassemble des termes utilisés dans cet ouvrage et
rappelle le sens qu’ils y prennent.

Aléatoire : Imprédictible, fortuit.


Analogie : Substitution d’un système par un autre. Excepté dans le cas où l’on a démon-
tré que les deux systèmes sont isomorphes, une analogie ne doit jamais servir de jus-
tification. Son recours peut toutefois, en remplaçant du nouveau par du connu, facili-
ter la mémorisation.
Aporie : Contradiction logique.
Antécédent : Premier terme d’une implication.
Assemblage : Organisation spatiale (dans l’espace réel ou dans l’espace mental).
Autovalidation : Fixation de l’esprit sur un modèle faisant apparaître des régularités for-
tuites.
Axiome ou postulat : Antécédent de diverses implications qui n’est le conséquent d’au-
cune autre.
Binariose : Vision simplificatrice qui impose à la réalité de satisfaire un système stricte-
ment binaire.
Causalité : Principe affirmant que les causes identiques produisent des effets identiques.
Ne pas croire que des causes semblables ou proches produisent des effets sem-
blables ou proches.
Cognitif : Qui concerne la connaissance.
Conséquent : Deuxième terme d’une implication.
Contingent : Qui aurait pu ne pas être, qui ne revêt aucune nécessité.
Déterminisme : Absence totale d’indéterminisme.
Dialectique : Métaphore de « dialogue » (au sens de Gonseth).
Divergence : Se dit de buts incompatibles. Ne pas confondre avec contradiction comme
dans « Chacun vit avec ses contradictions » qu’il vaudrait mieux remplacer par
« Chacun vit avec ses divergences ».
Dogme (ou croyance) : Affirmation (vraie ou fausse) considérée à tort comme étant le
conséquent d’une implication tacite. (Exemple : dogme de la création primordiale.)
Dynamique : Organisation temporelle.

269
GLOSSAIRE

Ensemble : Totalité des éléments répondant à une caractéristique précise.


Espace : Substrat tridimensionnel de la réalité matérielle. Possède ses lois qui sont proba-
blement objectives.
Espace-temps : Substrat réel comportant trois dimensions d’espace et une de temps à l’ai-
de duquel nous décrivons les phénomènes.
Esprit : Réceptacle des représentations mentales et de leur dynamique.
Evénement : Occurrence singulière d’un phénomène.
Existence : Notion première, donc ne se définit pas. Ce n’est pas un prédicat (une quali-
té) car l’ensemble de tout ce qui existe est une aporie.
Exister : 1) Apparaître sans contradiction. 2) Être réel. 3) Appartenir à un ensemble qui
existe.
Fait : Interaction entre un événement et une personne. Son objectivité n’est pas certaine
car il peut être perçu de manière différente par plusieurs observateurs.
Finalité (ou causalité finale) : Principe affirmant que certaines causes sont produites en
fonction de leurs effets.
Heuristique : Propice à la découverte, fécond.
Idées : Représentations mentales des faits et des sensations.
Imaginaire : Univers fait d’images mentales qui ne représentent aucune réalité.
Indéterminisme : Présence d’effets sans causes ou de causes à effets changeants. A ne pas
confondre avec l’imprévisibilité, celle-ci étant compatible avec le déterminisme.
Implication (logique) : Relation entre deux propositions telle que si la première est
vraie, la seconde l’est aussi ; (causale) : relation entre deux faits tels que le premier ne
puisse se produire sans l’apparition du second.
Imprévisibilité : Contrairement au concept d’indéterminisme, il fait intervenir la subjecti-
vité.
Internalisation : Proposition parlant d’elle-même.
Intuition : Impression, parfois illusoire, parfois justifiée, de connaissance.
Logique : Science de l’enchaînement déductif des idées.
Matière : 1) Sens physique : constituant de la réalité possédant une masse. 2) Sens philoso-
phique : support de la vie.
Objectif : Qui est censé être totalement extérieur à l’esprit qui observe. Ne comporte
donc aucune part de subjectivité. Ce qui est objectif est universel.
Paradoxe : Contradiction apparente.
Pensée : Agencement mental, ordonné ou désordonné, alimenté par des données déli-
vrées par la mémoire.
Phénomène : Partie du réel. Est donc censé être dépouillé de toute subjectivité.
Pragmatique : Efficace au niveau de l’action.
Pragmatisme : Philosophie confondant le vrai et le bénéfique.
Principe : Affirmation supposée universelle, à tort ou à raison. Exemple : avoir des prin-
cipes ; la conservation de la charge de l’électron est un principe. Contre-exemple :
L’universalité du « principe » d’Archimède ayant été démontrée, c’est un théorème,
non un principe.

270
GLOSSAIRE

Raison : Dynamique des idées suivant des règles strictes qui sont conformes à l’expérien-
ce (les animaux éducables ne sont donc pas exclus par cette définition).
Raisonnement : Dynamique des idées suivant un déroulement à sens unique qui va de
l’antécédent vers le conséquent. Ce terme ne devrait pas être réservé aux seuls rai-
sonnements corrects puisqu’il est d’usage de parler des mauvais raisonnements.
Réalité : Regroupement de tous les événements tels qu’ils apparaissent. La réalité consti-
tue l’interface entre l’esprit et le réel. Elle est essentiellement subjective.
Réel : Part objective cachée derrière la réalité. N’est pas inaccessible, mais la certitude de
l’avoir atteint ne peut jamais être définitivement acquise. Considérer le réel comme
un ensemble conduit à une contradiction.
Réification : Découpage d’une partie de la réalité en vue de l’isoler.
Stratégie : Dynamique des idées évoluant en vue d’atteindre un but fixé à l’avance.
Subjectif : Qui dépend plus ou moins de l’esprit qui observe.
Tacite : Non dit, non formulé, non explicité.
Temps : Substrat unidimensionnel de la réalité. Une des quatre dimensions de l’espace-
temps. Appartient au réel et donc ne se définit pas mais s’observe, au même titre que
les lois.
Univers (au sens large) : Totalité de ce qui est organisé par des liens de nature diverse.
Cette totalité est autonome relativement à ces liens.
Univers mental : Ensemble des sensations produites dans un organisme. Il englobe l’esprit.
Universel : Qui satisfait tous les cas particuliers.

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