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La question de l’identité erratique

dans Histoire de la femme cannibale


de Maryse Condé

Felicitas Durany (22208914)


K6SR001 - Introduction aux Théories Postcoloniales : récits
d’exil et d’errance
2023
Sommaire
Introduction ………………………………………………………………………………….. 2

Ubi bene, ibi patria : faire des autres notre place dans le monde …………………………… 2

Le dépaysement : entre l’exil géographique et l’errance personnelle ..……………………… 5

L’errance discursive : la quête identitaire indiquée par la narration ………………………… 7

Conclusion ………………………………………………………………………………….. 10

Bibliographie ……………………………………………………………………………….. 11

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1. Introduction

Histoire de la femme cannibale est un roman de l’écrivaine guadeloupéenne-française Maryse


Condé, publié en 2005. Le livre suit la complexité de la vie et des pensées de Rosélie
Thibaudin, une femme de Guadeloupe exilée actuellement en l’Afrique du Sud et traversée
par le meurtre inattendu de son mari Stephen, qui l’oblige à faire face à sa solitude et à se
reconstruire, cette fois-ci, sans la présence décisive d’un autre.

Car Rosélie a toujours vécu à travers les autres, plutôt à l’ombre de ceux qu’elle a aimés. Elle
a suivi Stephen tout au long de ses voyages autour du monde, sans se poser les questions qui
nous aident à définir notre identité : d’où vient-elle, où va-t-elle, qui est-elle ? Cette histoire
montre alors l’errance personnelle de Rosélie, que l’absence de son compagnon révèle
violemment, ainsi que la nécessité de se chercher quand elle réalise qu'il n'y a plus rien à
poursuivre.

Le racisme, le sexisme, la vie exilique et la diversité humaine sont quelques des sujets que le
roman explore et travaille autour de la figure de Rosélie, en s’imposant comme un
témoignage des relations humaines et leurs injustices, et comme une preuve qu’il n’y a pas de
cultures ou races pures, mais plutôt qu' « aucune individualité n’est identique à une autre » (p.
77). Cependant, il est aussi un récit d’espoir, qui signale la possibilité de se réinventer,
s’accepter et s’affirmer même quand tout semble perdu.

Ce travail se propose de déterminer s’il existe une sorte d’identité erratique qui permet de
constituer enfin ce que Rosélie est. Pour cela, on prétend analyser comment on peut identifier
les traits de cette identité dans la narration de l’histoire du personnage, qui exhibe son
parcours vers la recherche de soi et les défis impliqués dans ce processus, dont la cause est
d'être devenu un être qui ne peut être nulle part.

Le parcours dont on parle commence par la mort de Stephen, qui expose les conséquences
pour Rosélie de faire des autres son refuge. Cette situation rendra visible la désorientation
dont Rosélie est victime (et autrice ?) et qui va déterminer le style de la narration, caractérisée
par l’alternance constante de focalisations et considérée ici comme un reflet de la quête
identitaire faite par Rosélie, qui la conduira à prendre conscience de sa condition errante et à
reconstruire sa vie en harmonie avec celle-ci.

2. Ubi bene, ibi patria : faire des autres notre place dans le monde

La phrase d’Horace signale que là où il y a le bonheur, il y a la patrie. Cette idée peut


s’appliquer à Rosélie parce qu’elle a fait de Stephen, l’homme qu’elle aime, sa place dans le
monde. Dès le moment où elle décide de partir avec lui, Rosélie va commencer à construire
son identité en correspondance avec celle de Stephen, en devenant complètement
condescendante.

Mais quoi faire si la cause de notre bonheur disparaît, en nous laissant à la dérive ? Où est la
patrie alors ? Ces questions commencent à tourmenter Rosélie quand soudain, les vingt ans
passés avec Stephen s’estompent avec son mort, et ainsi elle réalise qu’elle devra réapprendre
à vivre seule, ce qui la déstabilise :
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Rosélie s’assit sur le lit que, depuis trois mois, elle occupait seule, roulée en position de
foetus, le nez collé contre la cloison parce que le vide derrière son dos la terrifiait (p. 12).

Le début du livre présente Rosélie seule, totalement perdue dans sa propre maison à cause de
l’absence de celui qui la rendait un foyer. L’image du personnage en position foetale expose
quelqu’un qui essaie de se protéger de ce qui l’entoure en se réfugiant en soi-même. Au fait,
le chagrin de Rosélie n'est partagé avec personne ; son deuil, qui n'est pas seulement dédié à
Stephen mais aussi à celle qui elle était avec, pour et à cause de Stephen, sera passé dans la
solitude.

Jusqu’à ici, on peut signaler que la condition erratique de l’identité de Rosélie est configurée
à partir de son incapacité de se sentir appartenir aux endroits qu’elle habite (ou qu’elle essaie
d’habiter). La vie du personnage a toujours été marquée par des lieux et personnes que les
circonstances ont transformés en départs, carences et absences ; et la personnalité de Rosélie
a été dessinée à partir d'eux.

Le Nord de Rosélie a été, pendant toutes ces années, Stephen : sans lui, elle ne sait pas où
aller. Au fait, après son mort, Rosélie est demandée si elle va retourner chez soi, ce à quoi elle
répond :

Chez moi ? Si seulement je savais où c’est.

Oui, le hasard m'a fait naître à la Guadeloupe. Mais, dans ma famille, personne ne veut de
moi. À part cela, j’ai vécu en France. Un homme m’a emmenée puis larguée dans un pays
d’Afrique. De là, un autre m’a emmenée aux États-Unis, puis ramenée en Afrique pour m’y
larguer à présent, lui aussi, au Cap. Ah, j’oubliais, j’ai aussi vécu au Japon. Cela fait une belle
charade, pas vrai ? Non, mon seul pays, c’était Stephen. Là où il est, je reste (p. 43).

Stephen est alors la zone de confort de Rosélie, et malgré le fait qu’il l’a « emmenée » et «
larguée » au Cap, maintenant son absence l’en éloigne, l’arrache une autre fois de sa patrie
illusoire. Et on l’appelle illusoire parce que Rosélie était plongée dans un bonheur, une
tranquillité et une habitude dont la cause était la compagnie de son mari :

Oui, j’étais confiante, heureuse, à ma manière ! Certains affirment que le bonheur n’est jamais
qu’une illusion. Alors, pourquoi en vouloir à Stephen ? Il me l’a donnée, cette illusion,
pendant vingt ans (p. 320).

Il s’agissait d’un amour qui n’avait rien à voir avec la passion, mais avec la sécurité de se
sentir à l’aise avec cette personne qui représentait son monde :

L’amour n’était plus un corps à corps d’où ils sortaient exténués et suants. C’était une
promenade plaisante et sans surprise dans un jardin familier (p. 122).

Mais tout cela disparaît une fois que Rosélie se trouve sans Stephen. Le problème d’avoir cru
qu’il était son “seul pays” c’est que sa mort se présente maintenant comme un bannissement.
Car, comme l’explique Édouard Glissant dans sa Poétique de la Relation (1990), l'exil
émerge de cette violence avec laquelle la cause inattendue du départ arrive, en s'imposant non
seulement comme un coup du sort mais aussi comme un fait impératif et inévitable. Dans la
vie de Rosélie, l’absence fortuite de Stephen prend la forme de cette violence fondatrice dont

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Glissant parle. Et l’exil du personnage est plutôt intérieur, un exil qui suppose un décalage
entre son pays et sa propre vie, entre ce que Rosélie a considéré comme sa place dans le
monde –Stephen– et la place qu’elle doit habiter : elle-même. Ainsi, elle fera face à
l'expérience de l’errance, une errance personnelle et basée sur son incapacité à s’habiter.

Cette incapacité est présentée par la narration à plusieurs niveaux. Par exemple, en ce qui
concerne la prise de décisions : le troisième chapitre (pp. 63-80) commence en racontant
l'amitié entre Rosélie et Simon Bazin des Roseraies, qu’elle rencontre au Centre culturel
français, et qui lui demande de l’accompagner dans une distribution de jouets pour Noël : «
Rosélie, qui avait la déplorable habitude d'être intimidée par toute volonté plus forte que la
sienne, céda » (p. 67). La tendance à se soumettre est très claire.

Un autre exemple illustre cette incapacité dans un niveau plutôt matériel :

De retour à Riverside, elle s’enfermait dans son atelier, seul lieu qui lui appartienne en propre
dans un appartement rempli des livres de Stephen, des disques de Stephen, des appareils de
culture physique de Stephen, de toute sa personnalité envahissante (p. 151).

La citation décrit la maison de Rosélie qui, bien qu’elle soit son foyer, ne s’y sent pas comme
chez soi à part son atelier, le seul espace où elle peut laisser sa trace. Il y a aussi une référence
à Stephen très intéressante parce qu’ici il est considéré un envahisseur, c’est-à-dire le
colonisateur peut-être dont Rosélie est : celui qui l'a conquise au point d'en faire sa propriété
et de la rendre étrangère à elle-même.

La vie pour Rosélie a été, jusqu’alors, d'être accompagnée. Elle ne pouvait pas la concevoir
au-delà de la présence des autres ou, plutôt, à partir d'elle-même en tant que personne
autonome. On peut percevoir cette attitude par rapport à Stephen mais aussi lors la période de
la romance avec Faustin :

Or, trois mois après la disparition de son compagnon, voilà qu’un homme qu’elle ne
connaissait ni d’Eve ni d’Adam, un homme qu’elle dominait d’au moins dix centimètres, lui
mettait le sang en feu [...] Sa vie n’était pas donc finie ? (p. 123)

Le rôle décisif que les affections et les relations intimes de Rosélie jouent dans sa vie a un
impact sur sa difficulté à s’en détacher une fois que les circonstances l’exigent. La solitude
est, pour elle, une peur qui devient une possibilité qu’elle veut éviter avec toutes ses forces,
sans comprendre que la mort de Stephen vient lui apprendre qu’elle n’a personne
qu’elle-même. Cependant, au fur et à mesure que la narration avance, la protagoniste prendra
conscience que, jusqu’alors, elle a construit son identité et lui a donné un sens en fonction de
la place qu’elle occupe dans la vie des autres et, surtout, à partir de la place que les autres
occupent dans la sienne, pour conclure finalement que « tous ces sauveurs providentiels ne la
sauvaient pas. Ils ne faisaient que la détourner d’elle-même » (p. 348). Mais avant d’arriver à
cette réalisation, il faut qu’elle resignifie la place de Stephen dans sa vie :

En fin de compte, Stephen avait-il été son bienfaiteur ? Partager ses jours, vivre dans son
ombrage lui avait peut-être causé un dommage considérable, lui interdisant de devenir adulte
(p. 149).

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On peut interpréter cette idée d’adulte en tant que femme indépendante, autonome, libre. Le
long chemin de l’errance commence au moment où elle réalise qu’elle ne sait pas comment
être toutes ces choses. Rosélie n’a aucune idée de qui elle est au-delà son mari, ses amants,
son passé ailleurs, ni de quelle façon elle peut surmonter cet état d’inconscience qui,
paradoxalement, marque le point de départ de sa conscience erratique.

3. Le dépaysement : entre l’exil géographique et l’errance personnelle

Disons alors que la principale conséquence pour Rosélie de faire des autres son endroit dans
le monde est le dépaysement. La coupure des pays et la sensation constante de
désappartenance agissent comme la condition de l’exil de Rosélie, qui commence à Paris et
qui redémarre chaque fois qu’elle se lance à la poursuite des hommes qu’elle aime. Car l’exil
n’est pas seulement de quitter une localité et des relations intimes, c’est aussi un décalage
entre l’individu et son monde interne, qui se sent désorienté et sans but. Stephen a pu
percevoir cette manière d’être de Rosélie, quand ils se sont rencontrés à N’Dossou :

Tu avais l’air tellement perdue, tellement vulnérable que je me suis senti par comparaison
paisible et puissant. Dieu le Père. Tu étais assise derrière une pile de journaux. Tu en
feuilletais un. Pourtant, il était visible que tu t’en foutais pas mal de ce qui défilait sous tes
yeux. Tu avais l’esprit ailleurs.

Ah oui ! Je l’avais ailleurs (p. 32).

Le motif de « l’esprit ailleurs » sera présent tout au long du roman, toujours en faisant
référence aux questions que Rosélie se pose par rapport à elle-même et à la réalité qui
l’entoure – et qu’elle pourra articuler petit à petit avec sa propre histoire, parce que jusqu’à la
mort de Stephen, elle ne sait pas comment lier le monde extérieur avec son monde intérieur. Il
est important de remarquer aussi la position de Stephen face à Rosélie, comparable à celle
d’un conquérant : il se sent « paisible et puissant » tandis qu’elle se montre « tellement
vulnérable ». Son désir de la soumettre est clair et il l’exprime sans réserve.

La désorientation de Rosélie est liée à son manque d'intérêt à savoir ce qui l’unit à un lieu et
pourquoi. Par exemple, quand Rosélie quitte finalement N’Dossou pour partir avec Stephen,
elle se sent envahie par « un sentiment de culpabilité » qu’elle ne peut pas comprendre :

Rosélie, elle, avait les larmes aux yeux. Un sentiment de culpabilité la torturait qui ne devait
plus la laisser en paix. On aurait dit que, de manière irréversible, elle avait coupé des liens
dont elle ignorait elle-même la nature et la ténacité (p. 37).

Il s’agit d’une nostalgie dont l’origine et la cause lui sont inconnues, parce que pour les
expérimenter il faut se sentir raciné à un endroit, et Rosélie « ne se tenait à rien, peut être
parce que rien ne lui appartenait » (p. 65).

Rosélie ne se sent pas habitante d’aucun lieu, parce que la coupure avec son origine ainsi que
son indifférence à la possibilité d’une résidence où elle pourrait construire son avenir ont
provoqué ce dépaysement. Elle le sait, elle l’accepte : « Moi, je vis en parasite. Je ne possède
ni carrière. Ni fortune. Ni biens matériels. Ni biens spirituels. Ni présent. Ni avenir » (p. 68).

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Voici la désorientation dont on parle. Cette forme de rupture avec le monde qu’elle vit
prendra, petit à petit, le sens de ce qu’on considère l’errance du personnage, qui est ce qui
modèle son identité.

Nous prenons conscience de notre identité à partir des questions que nous nous posons sur
nous-mêmes : d’où je viens, où vais-je ? Mais, chez Rosélie, comment peut-elle définir son
identité si elle ne peut pas se situer nulle part, si elle n’a pas de racines, si elle ne sent pas
aucun milieu comme propre ? Elle affirme : « Avoir un nom, c’est déjà exister. Les roches qui
roulent par le monde et n’amassent pas de mousse n’en ont même pas. On les appelle
nomades » (p. 119), en nous suggérant qu’elle même est une de ces nomades, vu que le nom
Rosélie est, en réalité, une invention, deux noms combinés –Rose, Élie– qui actuellement ne
signifient pas plus qu’un passé avec lequel elle a coupé les liens.

Cela prouve que, pour Rosélie, son identité signifie une question sans réponse. C’est
pourquoi elle rêve peut-être avec un monde sans frontières, parce que ces frontières sont des
limites qui l’empêchent d’articuler son existence avec une seule géographie, une résidence :

​Rosélie s’anima. Ah mais ! Ce monde sans bourreaux, et donc sans victimes, est-il différent
de celui dont je rêve ? Finies les races. Finies les classes. Finies les frontières. Finies… (p.
228).

Et cela explique aussi, justement, la dévotion de Rosélie à la peinture :

[L]’art est le seul langage qui se partage à la surface de la Terre sans distinction de nationalité
ni de race, ces deux fléaux qui interdisent la communication entre les hommes (p. 196).

Rosélie imagine un monde où elle pourrait sentir qu’elle fait partie, où son identité erratique
serait justifiée, et cette conception de l’art lui offre la possibilité d’habiter ce monde. En effet,
vers la fin du livre, une fois que Rosélie a accepté la vérité de son mariage et est en train
d’assimiler la situation d’incertitude où elle se trouve, elle est dans son atelier, en réalisant
qu’il y a longtemps qu’elle ne peint pas. Dans ce moment-là, elle imagine ses oeuvres en lui
demandant :

Est-ce que nous ne comptons plus pour toi ? Tu sembles l’ignorer, nous sommes le sang qui te
donne la force, le sang qui irrigue ton cœur et chacun de tes membres. Si tu ne peins plus, tu
ne vis plus. Quand reviendras-tu vers nous ?

Bientôt, bientôt. Il me faut balayer le devant de ma porte, comme on dit à la Guadeloupe,


c’est-à-dire mettre de l’ordre en moi (p. 307).

Cela nous indique que l’art est un symbole de son errance. Rosélie attend de « mettre de
l’ordre en soi » pour pouvoir peindre, cette fois-ci avec un autre type d’attitude face à sa
création : quand elle réalise qui est elle, quel est son chemin, elle sera capable d’habiter ce
monde sans frontières que l’art lui permet.

Cependant, la peinture ne suffit pas à réussir chez Rosélie une sentiment d’appartenance
parce que, une fois que Rose s'est habituée à l'absence de Stephen et, en même temps, en

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vient à comprendre de plus en plus qui est elle sans lui, les doutes sur son lieu dans le monde
et sur la place qu’elle veut y occuper apparaissent :

Qu’est-ce qu’elle faisait au Cap parmi des gens qui ne lui ressemblaient pas ? Leur parler lui
écorchait la bouche. La saveur de leurs mets offensait son palais. Leur musique ne lui était pas
mélodie. Tout lui était étranger. Soudain, elle ne se comprenait plus. Sa fidélité à la mémoire
de Stephen, son intention de rester à ses côtés lui paraissaient absurdes (p. 269)

À partir de ce moment où elle réalise qu’il est inutile de rester dans un endroit où elle ne se
sent pas enracinée, Rosélie prend conscience de son errance, la conséquence des
déplacements motivés par ses relations intimes qui, cependant, ont cessé d’occuper la place
déterminante d’avant. Quand Cheryl lui demande, par exemple, si elle ne veut pas rentrer en
Guadeloupe, Rosélie réfléchit :

Elle aussi disait « rentrer ». Rentrer dans l’île comme dans le ventre de sa mère. Le malheur
est qu’une fois expulsé on ne peut plus y rentrer. Retourner s’y blottir. Personne n’a jamais vu
un nouveau-né qui se refait foetus. Le cordon ombilical est coupé. Le placenta enterré. On
doit marcher crochu marcher quand même jusqu'au bout de l’existence (p. 273).

Le fait que Rosélie insiste sur l’idée de marcher nous indique comment elle se conçoit dans
ce point de l’intrigue. Soudain, elle se considère définitivement une nomade, une errante, et
ainsi son désir d’un monde sans frontières prend un sens : si elle ne vient de nulle part, elle
n’est pas obligée d’appartenir à quelque part, ce qui est le défi qui a marqué sa vie.

Peut-être son rêve d’un monde où les différences seraient abolies reflétait-il son dénuement ?
Trahissait-il un désir d’aligner tout le monde sur la même tabula rasa qu'elle ? Elle avait
perdu ses parents et sa terre, aimé des étrangers qui ne s’exprimaient pas dans sa langue
–d’ailleurs, possédait-elle d’une langue ?–, dressé sa tente des paysages hostiles. Faustin en
plaisantait parfois :

– Tu es comme les nomades. Ton toit, c’est le ciel au-dessus ta tête (p. 293).

4. L’errance discursive : la quête identitaire indiquée par la narration

Tout au long du roman, on suit le chemin de Rosélie vers la découverte de soi, ainsi que
toutes les complications que ce parcours entraîne. La désorientation qui caractérise la vie de
Rosélie après la mort de Stephen, ses divagations autour son passé, son présent et son avenir
imprécis, son identification bizarre avec la meurtrière Fiéla et l’articulation de toutes ces
choses est réussi par la narration, qui mélange l'intériorité de la protagoniste avec la
succession des événements qui comprennent l'intrigue.

La troisième personne est interrompue par la première et vice versa. Il s’agit, parfois, d’une
focalisation interne alternant la première et la troisième personnes, dont la dernière est la plus
utilisée. Mais il y a aussi des moments où l’histoire semble être racontée d'un point de vue
omniscient, surtout pendant les analepses qui nous plongent dans le passé des personnages
comme Stephen, Dido, etc.

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Les échanges de personnes, de narratrice et de discours sont présents dans tous les chapitres
et ils arrivent d’un moment à un autre. Par exemple, pendant une réunion de Stephen avec ses
étudiants, le récit se déroule à la troisième personne et décrit la sensation d’inconfort de
Rosélie parmi ces gens, en évoquant ses pensées autour de ce qu’elles pourraient penser
d’elle :

Quel lien malsain l’unissait [Stephen] à cette descendante des cannibales ?

Fiéla, Fiéla, tu vois, nous nous ressemblons (p. 117)

Soudain, Rosélie apparaît en première personne pour s'approprier ce qui a été dit tout au long
du paragraphe précédent, et pour évoquer Fiéla, ce personnage mystérieux qui dernièrement
participe à toutes ses réflexions. Ce ressource d’alternance se répété plusieurs fois :

Fiéla, Fiéla, je n’ai pas pensé à toi tous ces jours-ci. À quoi avais je la tête ? À l’amour, au
plaisir […]

Un matin paisible et lumineux [...] Faustin annonca brusquement qu’il partait pour l’aéroport
[...], précisa-t-il d’un ton mystérieux, concernant sa nomination. Ah, cette nomination !
Nomination à quoi ? Nomination par qui ? Nomination pour quoi ? Rosélie n’en savait rien
(p. 154).

Cet extrait-ci fait, en première personne et en s’adressant à Fiéla, une sorte de récapitulation
de ce qui a été raconté les chapitres antérieurs, c’est-à-dire l’apparition du nouvel amant de
Rosélie, Faustin (« À l’amour, au plaisir… »). D'un coup, la troisième personne réapparaît
dans le paragraphe suivant, en expliquant les raisons pour lesquelles Faustin doit partir, et les
pensées de Rosélie ressurgent pour contaminer la narration omnisciente (« Ah, cette
nomination ! »).

En outre, on peut observer l’utilisation des différentes voix quand Rosélie pense à la
possibilité de Faustin en tant son nouveau compagnon :

La peinture serait devenue un hobby. Par pure coquetterie, elle montrerait ses toiles à des
intimes et ceux-ci lui reprocheraient poliment :

– Pourquoi avez-vous laissé tomber ? Vous auriez pu faire une brillante carrière !

Tu me vois, Fiéla, dans cette manière d’existence-là ? (pp. 246-47).

La narration en troisième personne reflète les pensées de Rosélie, qui imagine son style de vie
si elle vivait « aux côtés de Faustin ». L'apparition du discours direct, ainsi que l'intervention
soudaine de la deuxième personne s'adressant à Fiela par Rosélie en première, montre une
autre fois le style chaotique de la narration.

Mais ce qui rendre la narration un reflet du parcours du personnage, de sa quête identitaire et


de son « dénuement », sont les interventions constantes de Rosélie en première personne pour
essayer de trouver ce qui la fait se sentir liée à Fiéla, la « femme cannibale » qui a tué son
mari d’une forme très sanguinaire et qui est aussi un symbole de tout ce que Rosélie veut être
et ne peut pas encore : une personne qui a choisi son destin.

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Fiéla, Fiéla, pendant ces quelques jours, je t’avais oubliée dans l’angoisse où je vis. Toi, au
moins, tu connais le chemin tracé devant tes pieds. Moi, il me semble qu’un précipice
m’attend où je vais sombrer sans jamais me révéler (p. 301).

La figure de Rosélie comme narratrice est presque toujours associée aux moments de la
narration qui exposent ses pensées concernantes au personnage de Fiéla, dont le surnom
donne le titre au livre. Cela veut dire que l’histoire de Rosélie et sa manière de la raconter
chaque fois qu’elle prend la parole configure les caractéristiques de la narration, qui
représente ce chemin de quête identitaire traversée par la tentative de se trouver dans
quelqu’un d’autre, la meurtrière Fiéla : « À présent, les deux histoires se mêlaient dans sa
tête. Où commence la mienne ? Où finit la sienne ? » ( p. 302).

En plus, au fur et à mesure que l’histoire avance, cette relation Rosélie/Fiéla, qui peut
s’expliquer par l’identification de Rosélie avec une femme qui a choisi, a sa manière, de
couper ses liens –avec son mari, avec un fils qui n’est pas le sien–, prend un sens avec un
autre motif récurrent, celui qui se développe autour la phrase d’Oscar Wilde : each man kills
the thing he loves (« chacun de nous tue ce qu’il aime ») :

The coward does it with a kiss

The brave man with a sword (p. 298).

Fiéla a tué son mari sans expliciter les raisons, tandis que Rosélie se sent coupable de la mort
de Stephen sans savoir pourquoi. Au même temps, elle croit que Stephen l’a tué aussi, à la
manière des lâches, « with a kiss », c’est-à-dire avec son amour, un amour qui finalement est
devenu incompréhensible pour elle, mais qui l’a tué effectivement parce qu’il marque la fin
de ce que Rosélie était, pour donner lieu maintenant à sa renaissance. Pendant un rêve de
Rosélie, où elle se trouve vis à vis avec la criminelle, leur rapport atteint un sens :

Il semblait à Rosélie qu’elle voyait sa sœur jumelle, séparée d’elle à la naissance et retrouvée
cinquante ans plus tard comme dans un mauvais méli. Elle s’approcha et murmura :

– Pourquoi est-ce que tu as fait cela ?

Fiéla fixa et fit avec reproche :

– Tu me le demandes ? Tu me le demandes ?

[...]

– J’ai fait cela pour toi ! Pour toi ! (p. 263).

Le meurtre aux mains de Fiéla est alors présenté comme une analogie avec ce qui se passe
avec la mort de Stephen, qui amorce le chemin de l'errance et vers l'affirmation de soi de
Rosélie. Autrement dit, le leitmotiv de la phrase de Wilde est enfin une autre ressource qui
accentue l’effet miroir entre Fiéla et Rosélie (« T’estimais-tu coupable ? Ou est-ce que tu
n’avais plus le cœur à vivre ? Comme moi », p, 323).

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Le style si flamboyant de la narration est enfin une tentative de refléter le plus fidèlement
possible les traits de cette histoire de perte, deuil, désorientation, révélation, acceptation et
réaffirmation. Les voix mélangées et les sauts à travers le passé, le présent et le futur à venir
traduisent le parcours fait par Rosélie dans sa recherche d'elle-même. La métamorphose
impliquée dans cet itinéraire est parfaitement dessiné par la façon de raconter.

5. Conclusion

L’examen du texte a donc permis d’observer comment l’absence soudaine de Stephen et la


confrontation de Rosélie avec elle-même que cela entraîne réveille sa conscience erratique,
qui aura comme conséquence une sensation profonde de désorientation (« Tous mes
souvenirs, tous mes certitudes sont bouleversés comme après un ouragan », p. 319). Cette
désorientation découle du dépaysement dont Rosélie est victime, intensifié plus tard parce
qu’elle commence à se concevoir comme une nomade. Finalement, ce nomadisme –ou plutôt
l’errance– est abordé non seulement par l’histoire mais aussi par la façon de la raconter,
c’est-à-dire tant sur le fond que sur la forme.

En fin de compte, aux yeux de Rosélie, « la terre entière est dure » (p. 43), c’est pourquoi elle
pourrait vivre n’importe où, parce que n’importe où elle croit qu’elle souffrira. Cela est le
principe de son errance : être nulle part, parce que nulle part est le lieu le plus vaste du
monde. L’identité erratique de Rosélie suppose enfin de faire d’elle-même son propre endroit,
pour qu’elle soit toujours chez soi, quelle que soit la géographie. Pour cela, elle devra couper
les liens avec son passé, avec la patrie illusoire que l’apparent bonheur de son mariage lui
procurait et avec la personne qu’elle essayait d’être afin de pouvoir habiter au même endroit
que les autres.

La fin du livre nous montre une Rosélie qui a accepté sa réalité et qui veut la modifier afin
d’atteindre le bonheur, une Rosélie qui a réussi finalement retourner à la peinture, sa mode de
catharsis et d’expression de soi, une Rosélie qui veut rester là où elle est parce que « cette
ville, elle l’avait gagnée » (p. 350). Elle a surmonté aussi son obsession avec Fiéla qui, dans
ce point, s’est suicidée :

Fiéla, tout bien réfléchi, tu ne m’as pas donné l’exemple. Tu as choisi de mourir. Or, ce n’est
pas mourir qu’il faut mourir. C’est vivre qu’il faut vivre. S’accrocher à la vie. Obstinément (p.
350).

La critique féroce du racisme et de l'idée des cultures supérieures se mélangent avec ce récit
d’espoir qui soutient la beauté des différences et la facilité avec laquelle nous pouvons nous
rapprocher les uns des autres. En autres termes :

À une certaine distance, c’est la dérive des îles et des continents. Les frontières se bousculent.
Les différences s’estompent. Les langues n’importent plus. De nouveaux liens se nouent (p.
272).

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6. Bibliographie

Condé, M. (2005). Histoire de la femme cannibale. Paris : Éditions Gallimard.

Glissant, E. (1990). Poétique de la Relation. Paris : Éditions Gallimard.

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