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L’Asile de Ballaigues

L’Asile de Ballaigues est le lieu principal du récit Louis Soutter, de Michel Layaz;
une partie entière de l’ouvrage est e ectivement dédiée au séjour de Soutter dans
l’institution. Il y est resté pendant près de 20 ans.

Pour Soutter, l’Asile a une certaine ambivalence. D’une part, ce lieu symbolise
l’enfermement, l’oppression et l’inconfort que ressentent Louis pendant son
internement. Il se sent prisonnier des règles, de la soumission et de la dépendance
envers l’Asile. Ses colocataires, co-pensionnaires ainsi que la directrice de l’Asile
contribuent à son mal-être. D’autre part, l’Asile est le lieu de création artistique;
Soutter trouve rapidement refuge dans le dessin pour échapper à ce malaise.

Cette ambivalence est mentionnée deux fois dans l’ouvrage de Michel Layaz.

Premièrement, elle est évoquée quand Charles-Édouard Jeanneret (le Corbusier)


rend visite à Louis Soutter à l’Asile et découvre pour la première fois les dessins de
l’artiste; le narrateur se met dans la position du Corbusier:

“Mais quel vide, quelle perte, quel désastre, quelle a iction, se demandait Charles-
Édouard en regardant Louis, doit-on vivre pour enfanter tout cela? Il n’avait pas de
réponses précises, pressentait avec clairvoyance que si l’Asile privait Louis de
liberté, il lui en o rait peut-être d’autres, inégalables, insolentes: n’avoir aucun
compte à rendre, échapper au pouvoir des repus, créer sans contrainte, sans fard
et sans carnet d’adresses, aux antipodes des formules toutes faites et d’un statut
d’artiste à convoiter.”1

Cette ambivalence est également mentionnée à la n du récit, dans l’épilogue. Le


narrateur commente la vie menée par Soutter en anticipant les évènements à venir.

“Pas une seconde non plus, Louis n’aurait imaginé que ce serait pourtant dans
cette chambre, à Ballaigues, contraint, ses espérances à l’abandon, que son travail
d’artiste, imperméable à toute forme d’asservissement, libéré des codes et des
regards, pourrait naître, imprévisible, foisonnant et sauvage.”2

Penchons-nous en premier lieu sur la notion d’enfermement, pour ensuite insister


sur la liberté.

Enfermement

Le sentiment d’enfermement chez Soutter provient principalement de sa détention


à l’Asile; les contraintes, l’ambiance ainsi que les individus dans l’institut
l’oppressent. Il est également question d’un enfermement de condition humaine.
Pendant son séjour, Soutter prend conscience du temps qui passe, de son âge qui
avance, ainsi que de la mort à laquelle il ne peut échapper.

1 Voir: LAYAZ, Michel. Louis Soutter probablement. Genève: Éditions Zoé (poche), 2021. (pp.151)
2 Voir note 1 (pp. 254)
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Portons notre attention sur l’enfermement spatial et en particulier comment l’Asile
est décrit et perçu par Soutter.

Description de l’Asile

L’Asile de Ballaigues n’est pas précisément décrit dans l’ouvrage. Michel Layaz a
cependant choisi d’insister sur quelques pièces: la chambre de Soutter, la salle à
manger et la salle commune.

La chambre de Soutter à l’Asile est un lieu important, car elle possède cette
ambivalence entre l’enfermement et la libération. C’est dans cette pièce que
Soutter se sent délaissé et seul, confronté à ses pensées sur la vieillesse et la mort
qui se rapproche (pp.136, pp. 211), et dans laquelle il tombe malade et décède
(pp. 247). Cependant, c’est l’endroit où Soutter a énormément crée par le dessin
(pp. 212, pp. 226-227, pp. 239-240, pp.246, pp. 257-258) pour dissiper ses
craintes et son malaise général.

Dans la salle à manger et la salle commune, Soutter se retrouve avec les autres
patients de l’Asile, qui lui rappellent sa propre condition, malgré son fort
ressentiment d’être di érents de ses co-pensionnaires. De plus, ces endroits ne
sont pas propices à l’évasion et la création. On retrouve la salle commune aux
pages 136-139, 158-159, 180, 189-192 et la salle à manger aux pages 115-116,
180.

L’écrivain représente l’Asile, principalement en se mettant dans la position de


Louis Soutter; ce faisant, il met en avant l’état d’inconfort de Soutter à l’hospice et
mentionne rarement l’aspect de la liberté de création ainsi que l’épanouissement
pendant son séjour. L’accent est essentiellement mis sur le fait que l’Asile est un
endroit à fuir, dans lequel Soutter se sent emprisonné. Cette notion
d’emprisonnement est mise en évidence dans l’ouvrage grâce à certaines
métaphores:

“En essuyant sa nuque en sueur, il t ses comptes: avec cinq élèves par jour, il
pouvait s’en sortir, trouver une mansarde, vivre à son rythme. S’éloigner du
sarcophage, il le fallait.”3

“[…] évoquer sa mère, Le Verger, Jeanne, l’Amérique, les histoires de l’enfance, sa


séparation avec Madge, la musique, le tombeau qu’était Ballaigues, ses marches
dans les bois et dans les prés, l’humiliation de la dépendance, […].”4

“Calme et soumission comme premiers mots d’ordre, jusqu’à l’étou ement.


L’antichambre de la mort, pensa Louis.”5

3 Voir: LAYAZ, Michel. Louis Soutter probablement. Genève: Éditions Zoé (poche), 2021. (pp.115)
4 Voir: note 1 (pp. 244)
5 Voir: note 1 (pp. 251-252)
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Par l’utilisation de ces mots (sarcophage, tombeau et antichambre de la mort),
Michel Layaz veut démontrer que Soutter se représente l’Asile comme un lieu
d’emprisonnement et de condamnation, un endroit dont il faut s’échapper pour
respirer à pleins poumons. L’artiste tente e ectivement à de nombreuses reprises
de sortir dé nitivement de l’institut:

“Louis refusait de se résoudre aux regrets, voulait entreprendre toutes les


démarches pour convaincre celles et ceux qui en avaient les moyens de le sortir de
là. Il suppliera son frère: Oh Albert sauve-moi de cet asile! Il suppliera sa mère: Non
ce n’est pas la vie, cette soupe servie comme à des bêtes. Il suppliera son tuteur
Rattaz: Je puis avec mon violon mon subvenir. Il suppliera des amis. En vain.”6

“Louis pensa écrire une lettre aux autorités municipales de Morges: leur dire une
nouvelle fois qu’il pouvait se prendre en charge, que les années à vivre n’étaient
pas in nies, que sur l’honneur il saurait se débrouiller, qu’il avait des amis et des
connaissances, que son internement était injuste, injusti able.”7

Comment se fait-il donc qu’il veuille s’éloigner de l’hospice à tout prix? Pourquoi
Soutter méprise-t-il autant l’Asile? Pour répondre à ces questions, penchons-nous
d’abord sur les résidents de l’Asile pouvant contribuer à son jugement.

Personnages de l’Asile

La directrice de l’Asile, Mademoiselle Tobler, a un rôle primordial, non seulement


dans l’internement de Soutter et le malaise qui en résulte, mais aussi dans le récit;
après Soutter, c’est la personne qui est la plus détaillée dans le roman, de part ses
traits physiques et moraux et elle personni e l’enfermement physique et
psychologie de Soutter. Tout un chapitre est en e et consacré à la directrice au
début de Ballaigues (pp. 101-114). On la retrouve également aux pages 119-120,
132, 142-144, 148, 164, 188-193. Elle est mentionnée brièvement aux pages 159,
179 et 215. L’importance et la présence de Mademoiselle Tobler au l du récit
diminue, jusqu’à l’annonce de son départ de l’Asile (pp. 243).

La description de Mademoiselle Tobler au début du chapitre Ballaigues nous


permet d’avoir un aperçu de la manière dont l’Asile est dirigé:

“[…] Mademoiselle Tobler se dit qu’elle avait le temps de sortir, de marcher


jusqu’au bureau de Poste, d’y chercher La Gazette de Lausanne, de revenir
s’installer dans le fauteuil en osier de son appartement, au dernier étage de l’Asile,
et d’entamer sa rituelle lecture du quotidien en attendant trois heures de l’après-
midi, l’heure du thé. Le passage de la Bible qu’elle lirait à cette occasion, Psaumes
111 et 112, Mademoiselle Tobler l’avait déjà choisi: « La crainte de l’Éternel est le
commencement de la sagesse; Il donne aux indigents; sa justice subsiste à
jamais». Voilà pour bien gérer les âmes, les rendre humbles et reconnaissantes. Elle

6 Voir: note 1 (pp. 252)


7 Voir: note 1 (pp. 133)
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tira ses cheveux en arrière sans coquetterie, les t tenir par trois peignes blancs en
bakélite, revêtit son manteau sans un regard au miroir.”8

La directrice de l’Asile est une personne structurée, ponctuelle et disciplinée. Son


absence de coquetterie montre son insouciance pour son apparence, le fait qu’elle
ne désire pas forcément attirer ou plaire aux autres. C’est une femme très
ordonnée voire sévère, gure typique d’une directrice d’établissement.

La description physique de Mademoiselle Tobler dans le récit est relativement


sommaire; son chignon, sa robe et ses lèvres serrées, sa tenue rigide, sa peau
grise, ses mains souvent croisées sur sa poitrine (pp.119) dénotent un caractère
fermé, sévère et dénué de toute fantaisie.

Tout comme son physique, les valeurs de la directrice sont marquées par la
discipline, le conformisme, l’autorité, le respect des règles et le manque de toute
futilité. Elle connaît le Règlement de l’Asile par coeur et se réfère souvent à la
Bible; ce sont d’importants repères pour elle, constituants une source
supplémentaire de règles morales et de contrôle:

“Le passage qu’elle lirait […], Mademoiselle Tobler l’avait déjà choisi: « La crainte
de l’Éternel est le commencement de la sagesse; Il donne aux indigents; sa justice
subsiste à jamais». Voilà pour bien gérer les âmes, les rendre humbles et
reconnaissantes.”

La relation entre Mademoiselle Tobler et Soutter est souvent con ictuelle. La


directrice ne tient pas Soutter en haute estime. Elle trouve le comportement de
Soutter déroutant et désobéissant, et méprise cette attitude qui échappe à son
contrôle.

Ainsi, pendant une conversation avec une aide-soignante, Mademoiselle Tobler


énumère les patients de l’Asile qui “exigent le plus de vigilance”, dont Soutter:

“[…] et surtout Louis, un mégalomane imprévisible, intelligent et despotique, qui


vous le entre les doigts à la première occasion.”9

Lors de confrontations entre la directrice et Soutter au sujet de ses fugues, l’artiste


se la représente à son tour comme suit:

“Louis vit la peau grise de Mademoiselle Tobler, les rougeurs sur le cou, il pensa
que cette peau n’avait pas dû être caressée depuis longtemps, que les années qui
passent ne seront plus, ni pour elle ni pour lui, que nous devrions ressembler aux
serpents, muer, nous régénérer jusqu’à la dernière heure. […] Depuis quand
n’avait-elle plus écouté la respiration de la forêt, cherché un sentier sous un arbre,
pris dans ses mains des branches et des feuilles, roulé entre ses doigts des baies

8 Voir: note 1 (pp. 101-102)


9 Voir: note 1 (pp. 102)
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rouges, violettes ou noires, regardé de loin et surtout de près la nature dont tout
dérive?”10

“La directrice appartenait à la race de ceux qui torturent sans un pli sur le visage,
brisent les os dans un sourire, comme ces pères ou mères qui lacèrent le corps de
leurs enfants sans trace d’animosité dans la voix, pire encore, avec cette sorte de
détachement aimable et monstrueux.”11

En somme, Soutter reproche à Mademoiselle Tobler son absence de romantisme


et de légèreté. Elle est enfermée dans sa propre routine et veut constamment avoir
le contrôle de la situation, expliquant sa fermeture d’esprit et sa rigidité. Soutter
dénonce également son indi érence des beautés de la nature, que lui apprécie
tant. Elle n’a aucun sens de l’aventure et ne montre aucune forme de spontanéité
ou créativité.

Mademoiselle Tobler n’est pas la seule personne dans l’Asile qui contrarie Soutter.
En e et, Soutter n’apprécie généralement pas la présence des autres
pensionnaires dans l’Asile; il se sent très di érent des autres pensionnaires, qu’il
considère comme des êtres à part, ramollis, grossiers et incohérents. Ceci renforce
son questionnement sur sa place à l’Asile, puisqu’il s’estime plus sain d’esprit.
Soutter exprime à la fois du dégoût et de la compassion envers les autres
pensionnaires. Pour illustrer ce sentiment:

“Trois fois par jour la même èvre agitait les pensionnaires. Hommes et femmes se
tenaient autour de deux longues tables, excités comme des bêtes, impatients
qu’on les repaisse. Le spectacle intriguait Louis, le désolait. Au-dessus des
assiettes creuses, les têtes se penchaient, restaient là, dodelinaient parfois, les
mains avaient toutes la même cadence: lente mais résolue, les lèvres s’écartaient
pour que passe dans l’oesophage le bouillon, ou la soupe épaisse et verte, d’un
vert à peine moins foncé que celui des sapins. Parmi les pensionnaires, quelques-
uns avaient encore des dents. On entendait déglutir, si er, d’autres bruits
sûrement. Parfois, un os craquait, nuque ou cheville, et des cuillères raclaient le
fond des assiettes, assidues. Après la soupe vinrent les purées: du jaune et de
l’orange, pommes de terre et carottes. À chaque cuillerée, comme si rien d’autre
ne devait exister, comme s’il s’agissait de la dernière, les bouches dévoraient. Le
bonheur à portée de table, au bout de la cuillère, moment d’apothéose dans une
journée faite d’ennui, de ressassement, de morosité, de fatigue née de rien.”12

Ce texte évoque de nouveau une forme d’habitude et de routine, qui déplaisent


fortement à Soutter. Il observe dans cette scène ses co-pensionnaires qui ont un
rapport animal avec la nourriture (par exemple, avec l’usage des termes bêtes,
repaisse, dévoraient).

10 Voir: note 1 (pp.119-120)


11 Voir: note 1 (pp.142)
12 Voir: note 1 (pp. 115-116)
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