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Dissertation

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde


Parcours : crise personnelle, crise familiale

Michel Raskine, à l’occasion de sa mise en scène de la pièce de Jean-Luc Lagarce, déclare : « La famille nous
constitue. On n’y échappe pas. On y est comme condamné ». Partagez-vous ce point de vue de Michel Raskine
concernant Juste la fin du monde ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur Juste la fin du monde, sur
les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.

Problématique : ce sujet pose le problème de l’interaction de la famille avec l’individu : entrave ? ou émancipation ?
La famille est-elle le lieu de la tragédie ?

I- Dans la pièce de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, on peut dire qu’il y a une emprise et un
déterminisme familiaux

1. « La famille nous constitue


-Dans la fratrie, les uns se définissent par rapport aux autres : Louis, par son statut d’aîné et d’écrivain, suscite
l’admiration de sa « petite sœur » (« une certaine forme d’admiration pour toi à cause de ça », I, 3), et l’envie qui se
cache derrière la jalousie et l’agressivité d’Antoine, oppressé par sa position de second. Louis est une sorte de modèle
de liberté pour ses frère et sœur (« Suzanne voudrait partir » / « Lui Antoine, il voudrait plus de liberté », I, 8). Mais
au lieu d’ouvrir la voie et de permettre à ses frère et sœur de suivre son sillage, son départ de la famille a refermé la
porte. Le rang de naissance semble déterminant.
-La famille détermine l’identité du personnage (la transmission du prénom : « il porte avant tout le prénom de votre
père et fatalement, par déduction », I, 2) et la personnalité du personnage fait entrer dans des discours stéréotypés. La
mère attribue à la fille d’Antoine « le même sale mauvais caractère » que son père (I, 2). De plus, l’image de Louis est
modelée par le discours de Suzanne dans la scène 3 de la première partie. Il n’acquiert de consistance qu’à travers la
façon dont elle le définit.
-Enfin les membres de la famille sont unis par un passé commun : l’échange de souvenirs, l’expression d’une
nostalgie (I,4).
2. « On n’y échappe pas »
-Il semble impossible d’échapper aux rituels familiaux : « pas un dimanche où on ne sortait pas, comme un rite (...) on
allait se promener, impossible d’y échapper » (I,4)
-Il semble impossible de quitter définitivement la famille. Ironie du motif de la voiture qui ne permet pas de véritable
départ. La famille a une emprise sur le personnage d’Antoine. Intermède, 8 : « Vous me retrouverez toujours, jamais
perdu bien longtemps (...) juste là tout près, on peut me mettre la main dessus. », ce que confirment les paroles de la
mère en I,9 : « Ils reviendront, ils reviennent toujours ». La famille est le lieu où l’on revient. Le retour de Louis n’est
pas sans évoquer la parabole du fils prodigue.
3. « On y est condamné »
Le terme a une résonance judiciaire et connote l’idée du procès familial. On y est soit accusateur, soit accusé. Louis
est souvent sur le banc des accusés, les autres membres de la famille sont ses accusateurs. Le lieu unique de la maison
familiale devient le huis clos d’un tribunal. Les adresses aux spectateurs et les tirades des personnages peuvent faire
penser à des réquisitoires ou à des plaidoyers (II, 2 : la tirade d’Antoine devient un plaidoyer pro domo.)
[La dimension réticulaire de la famille qui nous contraint, nous détermine et nous ramène à elle quoiqu’on fasse pour
la fuir, nous évoque l’histoire d’Œdipe Roi de Sophocle].

II. Les personnages ont néanmoins la possibilité de s’affranchir de leur famille


1. Cet affranchissement passe par l’expression du rejet, du reproche et du conflit.
-Les cris et les insultes d’Antoine (le leitmotiv « ta gueule Suzanne »), les reproches de Suzanne à l’encontre de Louis
qui aurait abandonné sa famille (« ce n’est pas bien que tu sois parti », I, 3)
- Le mépris de Louis dans son attitude (il ne connaît pas le métier de son frère, I, 6). Il emploie à tort le nom de «
filleul » pour parler de son neveu (I, 2) et le sourire paisible qu’il adresse à ses proches en toutes circonstances est,
selon la mère, « la trace du mépris » (I, 8). Enfin, les écrits qu’il adresse à sa famille sont sous forme de textes
elliptiques au dos de cartes postales ; il refuse d’exploiter son don d’écriture pour les siens (« Tu ne nous en juges pas
dignes », I, 3).
[Ces disputes intra-familiales, ces humiliations ou ce mépris que les protagonistes d’une même famille se lancent au
visage, se retrouvent dans la pièce de Koltès Retour au désert.]
2. Contrairement à Antoine et Suzanne, Louis témoigne du fait qu’il est possible de s’affranchir de sa famille,
de s’en éloigner géographiquement, éthiquement.
Le mode de vie et la carrière choisis sont ceux d’un transfuge de classe. Si Antoine travaille dans « une petite usine
d’outillage » (I, 6), Louis est écrivain, ce qui provoque l’admiration de ses proches et notamment de Suzanne à la
scène 3 de la première partie. De plus, il est homosexuel et sans enfant (Catherine, I, 2 : « puisque vous n’aviez...
puisque vous n’avez pas d’enfant... puisque vous n’aurez pas de fils »). Il devient donc un étranger, dans le sens où il
n’est plus dans la reproduction des modèles familiaux ni sous l’emprise de sa famille.
3. Louis peut aussi s’en échapper par le langage : la brièveté des répliques de Louis, voire son silence.
-Le non-dit contribue à garder une distance entre eux.
-Louis refuse d’entrer dans un échange aliénant et stérile (II, 1 : « sans le lui dire, j’ose l’en accuser »). Il est
davantage dans l’écoute que dans la parole. L’histoire de sa mort « prochaine et irrémédiable » qu’il projette de
raconter « avec soin et précision » n’adviendra jamais. Les spectateurs seront les seuls à la connaître à travers le
prologue et l’épilogue. Louis ne parvient pas à partager avec les siens son secret.
-Il triche et l’échange est nourri de ses mensonges (« je dis des mensonges », II, 1)
-À sa famille, il n’offre peut-être jamais de lui-même qu’une image maîtrisée derrière laquelle il se cache, comme en
attestent les expressions du « paraître » et de « l’illusion » employées dans le prologue. Les membres de sa famille ne
le connaissent pas (« Ils ne te connaissent pas ou mal. Suzanne ne sait pas qui tu es. », I, 8). La rencontre avec la
famille n’a donc jamais lieu : il reste un étranger comme il le dit lui-même à la scène 10 de la première partie : « Je
suis un étranger. Je me protège. J’ai les mines de circonstance ».
[Dans l’Antigone d’Anouilh, cette dernière brave le lien familial qui l’unit à son oncle Créon, et n’hésite pas à
l’affronter.]

III. La famille, on n’y est pas condamné, on y est « comme » condamné. La famille est quand même un lieu de
refuge. La véritable condamnation est ailleurs.
1. La famille est un lieu de refuge
-La mère est un centre autour duquel gravitent les personnages, une sorte de repère, elle a un caractère immuable (« Je
ne change pas, j’ai toujours été ainsi », I, 8).
-Elle a la maîtrise de l’histoire passée : elle connaît ses enfants, leurs attentes comme en atteste sa tirade de la scène 8.
Elle sait les percer à jour (« Tu étais à peine arrivé tu pensais déjà que tu avais commis une erreur et tu aurais voulu
aussitôt repartir, ne me dis rien, ne me dis pas le contraire », I, 8).
-Elle n’a pas de prénom et est uniquement définie par sa fonction maternelle. Elle a tissé avec Louis un lien au-delà du
langage (« elle me caresse une seule fois la joue, doucement comme pour m’expliquer qu’elle me pardonne je ne sais
quels crimes », II, 1).
-Elle connaît et accepte le fonctionnement de la comédie familiale dont chaque membre est un tricheur (« je sais
comment se passera et s’est toujours passé », I, 8).
[Dans la pièce de Wajdi Mouawad, Incendies, au-delà des épreuves, des abandons, tortures et inceste, le lien familial
que Nawal tisse dans les lettres adressées à ses enfants forme un dénouement positif et heureux : « Rien n’est plus
beau que d’être ensemble ».]
2. Pour Louis, la famille n’a rien d’une prison, elle n’est qu’un lieu de passage : il en est parti, il y revient, il en
repart.
-Sa mère ne s’y trompe pas (« Tu ne vas pas traîner très longtemps auprès de nous », I, 8)
-Mais pour lui ce mouvement incessant d’allées et venues n’est là que pour vaincre son angoisse. Ce voyage est
comme une course à la mort : « Je me suis enfui. Je visite le monde. Je veux devenir voyageur, errer (...) courir devant
la Mort » (I, 10). Ce retour dans la famille sur ses traces préfigure un nouveau départ, un départ sans retour comme le
précise le début de l’épilogue : « après, ce que je fais, je pars. Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus
tard. »
[Contrairement au personnage de la pièce de Camus Le Malentendu, qui trouvera la mort au sein de sa famille, tué par
la main de celle qui l’a enfanté.]
3. Ce à quoi « on est condamné », c’est la mort.
-Le processus de la mort est enclenché avant le retour de Louis dans sa famille et se produira dans un hors champ
lorsque Louis aura quitté les siens. La mort ouvre et clôt la pièce, déclenche la crise personnelle du prologue : la
prostration de Louis suivie de son projet de retour, avec ce désir d’annoncer sa mort, et cette envie d’être entouré, de
ne pas mourir seul. Mais il ne parviendra pas à révéler son secret, à le raconter aux autres et sera condamné à mourir
dans la solitude comme l’annonçait son rêve d’abandon à la scène I, 5. Il ne parviendra pas à mettre des mots, à «
hurler une bonne fois » pour se libérer, et sera condamné à l’impossible cri et donc au silence. Il gardera pour lui sa
douleur et son angoisse, et cela lui laissera le goût amer du regret (« Ce sont des oublis comme ça que je regretterai »)
-Pourtant ne trouve-t-il pas une certaine forme de libération ?
- d’une part dans ce retour et ce départ : accomplir le retour dans sa famille semble lui permettre de se libérer
de l’entrave d’un temps circulaire du ressassement, de l’obsession (cf. la didascalie initiale « un dimanche, ou bien
encore durant près d’une année entière »). Partir sans but loin des siens («je pars. », épilogue), semble lui permettre de
se libérer de l’entrave de l’attachement dans cette marche solitaire et quasi rimbaldienne, la nuit le long de la voie
ferrée « à égale distance du ciel et de la terre ».
- d’autre part, dans le prologue et l’épilogue, dans ces lieux qui échappent à la famille, à l’espace et au temps :
c’est dans cette parole monologuée, dans cet espace purement théâtral, que Louis peut se livrer, être lui-même et
libérer son cri qui à défaut de résonner pour les siens peut résonner pour le spectateur.

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