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JÉRÔME DÉGOT
1. Introduction
L’objectif de cet article est de présenter quelques résultats de géométrie des polynômes que
l’on prouve dans le cadre de l’algèbre linéaire.
On entend par géométrie des polynômes la branche des mathématiques qui étudie les liens
entre racines et coefficients d’un polynôme. Il est donc naturel de considérer des polynômes à
coefficients dans un corps algébriquement clos. Dans cet article tous les polynômes considérés
seront à coefficients complexes.
Pour une introduction classique à la géométrie des polynômes je renvoie le lecteur à mon
précédent article paru dans les RMS voir [4] et [5].
La démarche que nous suivrons consiste à associer à un polynôme à coefficients complexes
une matrice (du type matrice compagnon) puis en utilisant des résultats de calcul matriciel d’en
déduire des propriétés sur les racines du polynôme d’origine.
Pour toute matrice A = (ai,j ) ∈ Mn (C) on note A sa matrice conjuguée i.e. A = (ai,j ) et
on pose A∗ = tA la matrice adjointe de A. Pour (λ1 , ..., λn ) ∈ Cn , on note Diag(λ1 , ..., λn )
la matrice de Mn (C) diagonale à coefficients diagonaux λ1 , ..., λn . On dit qu’une matrice A ∈
Mn (C) est normale lorsqu’elle commute avec sa matrice adjointe i.e. AA∗ = A∗ A, qu’elle est
unitaire si AA∗ = In . On note Un (C) le sous-groupe de GLn (C) formé des matrices unitaires.
Le théorème spectral affirme que pour toute matrice A normale il existe une matrice unitaire U
et (λ1 , ..., λn ) ∈ Cn tels que : A = U ∗ Diag(λ1 , ..., λn ) U .
Pour toute matrice A ∈ Mn (C) on note Sp(A) l’ensemble de ses valeurs propres et pour
P ∈ C[X] on note Z(P ) l’ensemble de ses racines.
Définition 1 (Distance de Hausdorff). Soit A et B deux parties finies et non vides du plan
complexe, on pose
0
h(A, B) = max min 0
|z − z |
z∈A z ∈B
Preuve. Soit µ une valeur propre de B, si µ ∈ {λ1 , ..., λn } le résultat est immédiat. Sinon
det(B − µI) = 0 donc :
0 = det(P ) det(B − µI) det(P −1 )
= det(P AP −1 + P (B − A)P −1 − µI)
= det(P AP −1 − µI) det((P AP −1 − µI)−1 P (B − A)P −1 + I)
Preuve. Considérons (v1 , ..., vn−1 ) une base orthonormée de H et z un nombre complexe différent
de z1 ,...,zn . Pour tout i ∈ {1, ..., n} on a (A − zIn )ei = (z − zi )ei on en déduit (A − zIn )−1 ei =
1
ei donc
zi − z
n n
X αi X
h(A − zIn )−1 v, vi = h ei , αi e i i
zi − z
i=1 i=1
n
X |αi |2
=
zi − z
i=1
Le coefficient d’indice (n, n) de la matrice de l’endomorphisme (A−zId)−1 dans la base (v1 , ..., vn−1 , v)
vaut :
det(A0 − zIdH ) −χA0 (z)
h(A − zIn )−1 v, vi = = Qn
det(A − zIdCn ) i=1 (z − zi )
n n 2 n
Y X |αi | X Y
On en déduit χA0 (z) = (z − zi ) × = |αi |2 (z − zj ).
z − zi
i=1 i=1 i=1 j6=i
GEOMETRIE DES POLYNOMES ET ALGEBRE LINEAIRE 3
Théorème 3. Soit P un polynôme à coefficients complexes, non constant, ayant toutes ses
racines dans le disque unité, on a :
h(Z(P 0 ), Z(P )) 6 1
d’où le résultat.
Remarques. – La distance de Hausdorff que l’on utilise ici n’est pas la plus classique, il
s’agit de la version non symétrique de celle-ci.
– On peut aussi prouver le résultat à l’aide du théorème de Gauss-Lucas.
– Avec les mêmes hypothèses montrer que : h(Z(P ), Z(P 0 )) 6 1 est beaucoup plus délicat
puisqu’il s’agit de la conjecture de Sendov (non démontrée à ce jour).
4 JÉRÔME DÉGOT
3. Matrice D-compagnon
3.1. Matrice diagonale compagnon. Soit P un polynôme à coefficients complexes de degré
n > 2, on écrit :
n
Y n
X
P (z) = an (z − zk ) = ak z k
k=1 k=0
Définition 3. Notons D la matrice Diag(z1 , ..., zn−1 ) et J la matrice carrée d’ordre n − 1 dont
tous les coefficients valent 1. On note DC(P ) la matrice de Mn−1 (C) définie par :
1 zn
DC(P ) := D In−1 − J + J
n n
Théorème 4 (Cheung-Ng[2]). L’ensemble des valeurs propres de la matrice DC(P ) est l’en-
semble des racines du polynôme dérivé P 0 , valeurs propres et racines étant comptées avec leur
ordre de multiplicité.
Preuve. Calculons le polynôme caractéristique de DC(P ), on note Ei = (0, · · · , 0, 1, 0, · · · , 0) ∈
Cn−1 et U = (1, . . . , 1) ∈ Cn−1 . On a
1 zn
χDC(P ) (X) = det[(zi Ei − zi U + U − XEi )16i6n ]
n n
zn − z i
= det[(zi − X)Ei + U )16i6n ]
n
= det[(z1 − X)E1 , . . . , (zn−1 − X)En−1 ] +
n−1
X zn − z i
det[(z1 − X)E1 , . . . , U, . . . , (zn−1 − X)En−1 ]
n
i=1
n−1
X z n − zi
= (z1 − X) · · · (zn−1 − X) + (z1 − X) · · · (zn−1 − X)
n(zi − X)
i=1
n−1
!
1 X zn − X
= (z1 − X) · · · (zn−1 − X) 1 +
n zi − X
i=1
= λP 0 avec λ ∈ C∗
ce qui prouve le théorème.
Preuve. On applique le théorème précédent et des résultats classiques d’algèbre linéaire. Pour
n
X
une matrice carrée A = (ai,j ) d’ordre n > 2, notons pour i ∈ {1, ..., n} : Ri (A) = |ai,j |. Alors
j=1
j6=i
GEOMETRIE DES POLYNOMES ET ALGEBRE LINEAIRE 5
4. Le théorème de Cheung et Ng
Théorème 6 (Cheung-Ng[2]). Soient z1 ,...,zn les racines d’un polynôme complexe de degré n
noté P et w1 ,...,wn−1 les racines de son polynôme dérivé P 0 . On considère les matrices D, J et
DC(P ) introduites au théorème 4, pour tout k ∈ N∗ :
n−1
k
X
|wi |2k 6 tr DC(P )k DC(P )
i=1
cette inégalité fut conjecturée par Schoenberg [13] en 1986 puis démontrée indépendamment
par Pereira [11] et par Malamud [10] en 2003.
– Si l’on choisit k = 2 et que l’on suppose que ni=1 zi = 0 alors :
P
n−1 n n
!2
X
4 n−4X 4 2 X 2
|wi | 6 |zi | + 2 |zi |
n n
i=1 i=1 i=1
cette inégalité fut conjecturée par De Bruin et Sharma [3] en 1999 puis démontrée par
Cheung et Ng [2].
Preuve. Commençons par un lemme.
Lemme. Soit C une matrice complexe d’ordre m telle qu’il existe une matrice définie positive
S vérifiant C = S −1 C ∗ S. Pour tout entier k on a :
m
X k
|λi (C)|2k 6 tr C k C
i=1
où les λi (C) sont les valeurs propres complexes de C comptées avec leur ordre de multiplicité.
Preuve du
√ Lemme. Comme
√ √ la matrice S est définie positive, il existe une unique matrice définie
positive S telle que S S = S, on a :
k
CkC = C k S −1 (C ∗ )k S
√ −1 √ −1 ∗ k √ √
= Ck S S (C ) S S qui est semblable à
√ k √ −1 √ −1 ∗ k √
∼ SC S S (C ) S
√ k √ −1 √ k √ −1 ∗
= SC S SC S
Selon une inégalité de Schur [14], pour toute matrice A, carrée d’ordre n, on a :
n
X
|λi (A)|2 6 tr(AA∗ )
i=1
6 JÉRÔME DÉGOT
On en déduit :
√ √ −1 √ k √ −1 ∗
k
tr C k C = tr SC k S SC S
m
X √ √ −1
> |λi ( SC k S )|2
i=1
m
X
= |λi (C k )|2
i=1
m
X
= |λi (C)|2k
i=1
1 −1 1 1
(In−1 − J) DC(P )∗ (In−1 − J) = (In−1 + J)DC(P )∗ (In−1 − J)
n n n
1 zn 1
= (In−1 + J) (In−1 − J)D + J (In−1 − J)
n n n
1 zn
= D(In−1 − J) + J
n n
= DC(P )
Comme la matrice (In−1 − n1 J) est définie positive on peut appliquer le lemme à DC(P ), on
obtient le résultat avecP
le théorème 4. Le cas particulier k = 1 est immédiat.
Supposons k = 2 et ni=1 zi = 0, on a :
n−1
2
X
|wi |4 6 tr DC(P )2 DC(P )
i=1
1 2 1 zn z2
DC(P )2 = D2 − D J − DJD + JD + n J
n n n n
2
donc DC(P )2 DC(P ) est égal à
h 1 2 1 zn z 2 ih 2 1 2 1 zn z2 i
D2 − D J − DJD + JD + n J D − D J − DJD + JD + n J
n n n n n n n n
On calcule la trace de la matrice précédente en remarquant que pour toutes matrices diagonales
D et D0 on a : tr(DJ) = tr(D) et tr(DJD0 J) = tr(D) tr(D0 ) et avec l’égalité classique tr(AB) =
GEOMETRIE DES POLYNOMES ET ALGEBRE LINEAIRE 7
tr(BA), on obtient :
2
1 2 1 |zn |2
tr DC(P )2 DC(P ) = tr |D|4 + 2 tr D2 tr D + 2 (tr |D|2 )2 + 2 |tr(D) |2
n n n
4 2
|zn | (n − 1) −1 4
1 4
zn 2
+ + 2Re tr |D| − tr |D| + tr D|D|
n2 n n n
2
zn 1 z n (n − 1)
tr D2 + 2 tr D|D|2 tr D − 2
+2Re tr D|D|
n n n2
2
z 2n |zn |4 (n − 1)
z n (n − 1) 2
zn 2
2
−2Re tr D + 2 tr |D| tr(D) + 2 tr(D) +
n2 n n n2
n−4 1 1 n2 − 4n + 2
tr |D|4 + 2 |tr D2 |2 + 2 (tr |D|2 )2 + |zn |4
=
n n n n2
zn 2 2 |zn |2
tr |D|2
+2Re 2
tr D + 2 2
car tr(D) = −zn
n n
Avec les inégalités :
2
|zn |2
zn 2 2
2
|tr D2 |2 6 tr |D|2
Re tr D 6 tr |D| et
n2 n2
on en déduit :
n
2
n−4X 4 2
tr DC(P )2 DC(P ) |zi | + 2 (tr |D|2 )2 + 2|zn |2 tr |D|2 + |zn |4
6
n n
i=1
n n
!2
n−4X 4 2 X 2
= |zi | + 2 |zi |
n n
i=1 i=1
où Ip,n = {(i1 , ..., ip ) : 1 6 i1 < i2 < · · · < ip 6 n} muni de l’ordre lexicographique.
GEOMETRIE DES POLYNOMES ET ALGEBRE LINEAIRE 9
(iv) Si A est triangulaire supérieure (resp. inférieure) alors A(p) est triangulaire supérieure
(resp. inférieure).
Beaucoup des propriétés les plus importantes concernant les ”Compound matrices” se dé-
duisent de la formule de Binet et Cauchy.
Théorème 9. Soient A et B deux matrices à coefficients complexes d’ordre n et p ∈ {1, ..., n},
on a :
(AB)(p) = A(p) B (p)
Preuve. Soit 1 6 i1 < · · · < ip 6 n et 1 6 j1 < · · · < jp 6 n, on a :
i1 , ..., ip i1 , ..., ip 1, ..., n
(AB) =A B
j1 , ..., jp 1, ..., n j1 , ..., jp
En utilisant la formule de Binet-Cauchy on obtient :
i , ..., i k , ..., k
i1 , ..., ip X 1 p 1 p
det (AB) = det A det B
j1 , ..., jp k1 , ..., kp j1 , ..., jp
16k1 <···<kp 6n
η kl
Preuve du lemme. Posons η = exp 2πi
n et U = (uk,l ) ∈ Un (C) où uk,l = √ n
. Soit f l’en-
n ∗
domorphisme de C de représentation matricielle U Diag{λ1 , ..., λn }U dans la base canonique
(e1 , ..., en ) de Cn . Enfin on pose :
n
X
vk = η kl el pour tout 16k6n
l=1
et A la matrice de f dans la base orthonormée (v1 , ..., vn ). De façon immédiate la matrice A est
normale de spectre {λ1 , ..., λn }. En appliquant le théorème 2 on trouve que :
n
1 XY 1
χA1 (z) = (z − zl ) = P 0 (z)
n n
k=1 l6=k
Références
[1] A.C. Aitken, Determinants and matrices, 1956, Oliver & Boyd,Edinburgh.
[2] W.S. Cheung and T.W. Ng, A companion matrix approach to the study of zeros and critical points of a
polynomial, J. Math. Anal. Appl., 319 (2006), pp. 690-707.
[3] N.G. de Bruin, A. Sharma, On a Schoenberg-type Conjecture, J. Comput. Appl. Math. 105 (1999).
[4] J. Dégot, Géométrie des polynômes (première partie), RMS, Vol. 119, n◦ 4, (2008-2009).
[5] J. Dégot, Géométrie des polynômes (Deuxième partie), RMS, Vol. 120, n◦ 1, octobre 2009.
[6] S. M. Malamud, Inverse spectral problem for normal matrices and the Gauss-Lucas theorem, Trans. A.M.S.
357 (2004), pp.4043-4064.
[7] A. W. Marshall and I. Olkin, Inequalities :Theory of Majorization and its Applications, Academic Press, New
York, 1979.
[8] Morris Marden, Geometry of polynomials. A.M.S. Mathematical Surveys, 3rd edition 1985.
[9] S.M. Malamud, Inverse spectral problem for normal matrices and the Gauss- Lucas theorem, Transaction of
the American Mathematical Society, vol. 357, pp. 4043-4064, (2004).
[10] S.M. Malamud, An analog of the Poincaré Separation Theorem for Normal Matrices and the Gauss-Lucas
Theorem, Functional analysis and its applications 37 (2003).
[11] R.Pereira, Differentiators and the Geometry of polynomials, J. Math. Anal. Appl. 285 (2003).
[12] Q. I. Rahman and G. Schmeisser, Analytic theory of polynomials, London Mathematical Society Monographs.
New Series, vol. 26, The Clarendon Press Oxford University Press, Oxford, 2002.
GEOMETRIE DES POLYNOMES ET ALGEBRE LINEAIRE 11
[13] I. J. Schoenberg (1986), “A conjectured analogue of Rolle’s theorem for polynomials with real and complex
coefficients”, AMMo 93, 8–13.
[14] I. Schur, Uber die charakteristischen Wurzeln einer linearen Substitution mit einer Anwendung auf die Theorie
der Integralgleichungen, Mathematische Annalen, 66, (1909), no.4, pp. 488-510.