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Entraînement à la dissertation — Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce

Un critique contemporain écrit au sujet du théâtre de Jean-Luc Lagarce que bien souvent, la « crise
» a déjà eu lieu, avant que ne commence l’action. Ce propos vous semble-t-il rendre compte de la pièce de
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde ? Vous appuierez votre réflexion sur des références précises
empruntées au texte au programme et proposerez une ouverture sur d’autres pièces dans le cadre du
parcours « crise personnelle, crise familiale ».
Introduction

[Amorce] La pièce de Jean-Luc Lagarce surprend le spectateur habitué au


théâtre traditionnel dans la mesure où il peut avoir l’impression qu’il ne s’y passe
rien, que les dialogues, qui tombent volontiers dans la logorrhée, semblent engluer
l’action dans un geste plus rétrospectif et narratif que réellement dramatique. [Sujet]
Un critique contemporain trouve un élément d’explication, sans doute, à cette
dramaturgie qui fait surgir le passé dans le présent en expliquant que la crise a déjà
eu lieu, et qu’il ne s’agirait plus désormais que de la convoquer par le discours.
[Analyse du sujet à ajouter] […] [Problématique] Nous nous demanderons donc si,
réellement, la crise se situe avant, et s’il n’y a, par conséquent, ni conflit, ni trouble,
mis en scène au sein de la pièce. [Annonce du plan]Dans un premier temps, nous
verrons qu’en effet la dramaturgie de Lagarce est une dramaturgie rétrospective, qui,
sans cesse tournée vers le passé, ne peut aller de l’avant ; nous nuancerons
cependant le propos du critique dans un deuxième temps en montrant qu’il y a bien
crise pendant le temps de la représentation.
> Que manque-t-il dans cette introduction ?
I. Une dramaturgie rétrospective : la crise passée envahit le présent scénique
La pièce de Lagarce déploie sous nos yeux une action qui n’en est pas tout à fait une : il ne se passe
presque rien. Entre l’annonce faite par Louis, dans le Prologue, de dire sa mort prochaine, et l’Épilogue, qui
montre que ce projet n’a pas été accompli, il ne semble en effet pas y avoir eu d’action au présent. Bien au
contraire, les discours des personnages ont sans cesse été tournés vers le passé : Suzanne évoque ce
qu’elle est devenue en l’absence de Louis (I, 3), la Mère raconte l’histoire d’avant (I, 4), Antoine revient sur
la rivalité entre les deux frères, qui remonte à l’enfance (II, 3 et 4), si bien que la crise semble en effet avoir
déjà eu lieu. Celle-ci peut être entendue de plusieurs façons : elle peut renvoyer au départ de Louis, qui a
conduit à l’éclatement de la famille et à la fin de l’âge d’or raconté par la mère ; elle peut renvoyer plus
précisément à la rivalité entre les deux frères qui a éclaté dès leur plus jeune âge.
Le conflit opposant des frères ennemis a d’ailleurs déjà eu lieu en littérature : on le trouve dans la
Bible – Caïn tue son frère Abel – mais également dans un certain nombre de pièces antiques et classiques –
Etéocle et Polynice s’entretuent dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle ou dans La Thébaïde de Racine ;
Britannicus est mis à mort par son frère Néron dans Britannicus. Lorsque Jean-Luc Lagarce reprend ce
thème dans Juste la fin du monde, c’est encore une façon de tourner celle-ci vers le passé, de porter un
regard en arrière.
Ainsi, la crise semble en effet appartenir à un autre temps que le temps scénique, celui de la
représentation, et paraît s’inscrire en amont de l’action mise en scène au présent par la pièce. Nous allons
cependant nuancer cette affirmation dans un deuxième temps.
II. Crise personnelle, crise familiale, crise du langage
En effet, si la dramaturgie de Juste la fin du monde est tournée plutôt vers le passé, on ne peut
ignorer cependant qu’il y a bien des crises pendant le déroulement de la pièce : l’une, personnelle, l’autre,
familiale, une troisième, plus générale encore, affecte de la même façon la totalité des personnages.
La crise personnelle est d’abord la crise identitaire de Louis : il est en effet jeté, depuis plusieurs
mois, dans une situation critique – celle de savoir qu’il va mourir. Cette situation de trouble provoque en
lui une décision (étymologiquement la crise est une prise de décision), celle de revoir les siens. Le Prologue
de la pièce souligne justement avec force cette volonté de revenir chez lui (Je décidai). Les différents
monologues de la pièce, tous attribués à Louis, montrent bien un personnage troublé, perturbé, apeuré,
hanté par la Mort (II, 10). Au-delà de ces temps proprement critiques, c’est toute la pièce qui peut être
interprétée comme la projection sur scène de l’intériorité bouleversée du personnage : Juste la fin du
monde serait, dès lors, un monodrame donnant accès à une crise intérieure se déroulant au présent sous
nos yeux.
Par ailleurs, le retour de Louis provoque bien une crise dans sa famille, sensible pendant le
déroulement de la pièce. D’abord, parce qu’il perturbe, par son retour, l’équilibre qui avait été trouvé en
son absence. Antoine se sent menacé dans sa position et se montre agressif avec son frère ainé, dès les
premières répliques. Le fait que l’équilibre soit rompu est souligné par lui quand il suggère que Suzanne a
changé de comportement avec l’arrivée de son frère : la sœur veut avoir l’air (I, 9) devant Louis. Ensuite,
parce que chaque membre de la famille va saisir l’opportunité qui lui est offerte de parler à Louis, chacun,
ainsi va, en quelque sorte, piquer sa crise. Suzanne, lors de la scène 3 de la première partie, reproche par
exemple à Louis ses cartes postales elliptiques. La Mère lui donne des conseils sur sa façon de se
comporter avec ses frère et sœur (I, 8). Quant à la rivalité fraternelle, si elle est ancrée dans le passé, elle
se décline aussi au présent dans la pièce dans la mesure où Antoine se montre de plus en plus agressif
jusqu’à formuler explicitement une menace de mort : Tu me touches : je te tue (II, 3).
En outre, une autre crise présente se déroule sous nos yeux : c’est la lutte de chaque personnage
pour mettre en mots sa pensée, le conflit que chacun entretient avec le langage. Chaque prise de parole
est une sorte de crise, qui cherche à figer, avec difficulté, dans les mots, une pensée fugace. Le Prologue,
en particulier, montre cette saisie difficile : dans une phrase unique, qui s’étend sur 31 versets et 44 lignes,
multipliant les répétitions, Louis essaye de mettre en mots son projet d’aller voir les siens. C’est bien le
langage qui fera tout l’intérêt de l’action, comme le laisse entendre le fait que le verbe dire soit le seul mot
isolé figurant dans un verset. À la scène 3, de la même façon, Suzanne renouvelle les tentatives plusieurs
fois avant de réussir à formuler ce qu’elle veut dire : le reproche adressé à Louis d’avoir écrit des cartes
postales elliptiques. De fait, c’est cette lutte contre le langage qui semble constituer tout le tragique de la
pièce : la force supérieure que les personnages doivent affronter est bien la parole qui, toujours
défaillante, échoue à dire avec précision ce qu’on a sur le cœur.

Conclusion
Ainsi, nous avons vu que la crise, dans Juste la fin du monde, se décline d’abord, en effet, au passé :
les personnages sur scène ne peuvent que se remémorer ce qui déjà eu lieu. Ce geste rétrospectif est
également celui de la réécriture de textes antérieurs, qui mettaient déjà en scène des crises. Il y a,
cependant, des crises conjuguées au présent dans la pièce : celle de Louis, dont l’intériorité nous est livrée
dans un état critique, celle des membres de sa famille, troublés par son retour, celle de chacun, démuni
face à la cruelle nécessité de mettre en mots une pensée qui s’y refuse.

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