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Dans sa pièce Juste la fin du monde écrite en 1990 et jouée pour la première fois en 1999, Jean-Luc

Lagarce met en scène dans un prologue issu de la tradition antique le personnage de Louis. Dans des
registres lyriques et pathétiques, Louis vient présenter au public son projet d’annoncer à sa famille sa mort
prochaine. La pièce se présente donc, a priori, comme une véritable tragédie moderne, à travers la
représentation d’un personnage principal aux prises avec son destin, un destin qui se traduit par une mort
inéluctable et proche. Mais cette parole apparaît comme une parole de la difficulté de dire, de la recherche
du mot juste, dans le tâtonnement et la recherche propre à l’écriture lagarcienne. Il s’agira de se demander
dans quelle mesure la parole de Louis se fait plus confuse à mesure qu’il précise son propos.
Le texte est construit autour de deux mouvements. Du vers 1 au vers 18, nous pourrons étudier
comment Louis cherche à définir cette période de la vie, entre la conscience d’une mort imminente et sa
réalisation. Au seuil de sa mort, comment dire l’ineffable de cette étape de la vie ? Dans un deuxième
mouvement, du vers 19 au vers 39, Louis se demande comment dire sa mort à ses proches. Il pose la
question d’une parole problématique : comment dire l’indicible ?

Le texte s’ouvre de manière énigmatique. Louis annonce sa mort dans un prologue qui reprend le
modèle antique pour mieux le détourner. En effet, si le prologue, au début de la pièce, a pour fonction
d’annoncer l’action à suivre, dans cet extrait, l’action a déjà eu lieu. En effet, la pièce s’ouvre sur une
ellipse, « Plus tard », qui témoigne que le récit initial a déjà commencé. Ainsi, la pièce se construit sur un
premier non-dit, un événement ou une parole antérieurs passés sous silence. L’action a déjà eu lieu, et ce
début correspond ainsi davantage à une fin, tout comme nous rencontrons Louis au moment de sa fin. La
pièce apparaît ainsi, dans sa construction, comme une métaphore de la vie de Louis, qui connaît sa fin quand
il pensait n’en être, au pire, qu’au milieu.
Le temps apparaît comme une obsession à travers la reprise anaphorique de l’expression « l’année
d’après ». La parole, dans cette répétition, devient incantatoire et fonctionne comme une prière. En effet, il y
a un rapport problématique au temps et à la mort, entre l’expression d’une mort prochaine, déjà même
accomplie, et la répétition de « l’année d’après », comme le désir de retarder cette mort, de la rejeter dans un
futur sans cesse renouveler. En effet, on ne sait pas quel est le point de départ temporel : l’année d’après
quoi ? L’ellipse permet de reculer incessamment la réalisation de cette mort. La répétition n’est pas simple
itération qui fait perdre du temps mais, au contraire, moyen d’en gagner, de le reculer, tout en créant un
sentiment d’urgence.
Cependant, le texte brouille les repères temporels et ne nous permet pas toujours de savoir s’il est
déjà mort, ou sur le point de mourir dans cette prise de parole inaugurale. En effet, Louis utilise le futur de
l’indicatif, mode de la certitude, au vers 3, « c’est à cet âge que je mourrai », ainsi que la périphrase verbale
« aller + infinitif » qui exprime le futur proche. Mais cette mort imminente est aussi déjà réalisée, comme en
témoigne le fait qu’il sache l’âge qu’il aura à sa mort, ou l’emploi de l’imparfait, temps du passé. Louis est
donc présenté dans cet entre-deux, pas encore mort et déjà mort, dans ce seuil, cet interstice ineffable.
Il vient donc pour annoncer sa mort et décrire ce seuil. Tout d’abord, il commence par des
indications objectives, à savoir l’âge qu’il a au moment de mourir : « J’ai près de trente-quatre ans
maintenant et c’est à cet âge que je mourrai ». L’indication chiffrée est précise et riche de sens, ou de non-
sens … En effet, son âge fait penser à l’âge du Christ lors de sa mort, trente trois ans. Pourtant, ce n’est pas
l’âge qu’a Louis. Le parallèle s’arrête donc au moment même où il apparaît. Louis n’est pas le Christ.
Derrière cette évidence, c’est toute une conception de la mort que Jean-Luc Lagarce rejette, une mort qui
pourrait être récupérée, symbolique, utile. La mort de Louis n’est pas la mort du Christ, elle est gratuite,
inutile, absurde, incompréhensible. D’ailleurs, il ne fait absolument pas de mention de sa maladie, des
raisons rationnelles qui feraient que l’on puisse mourir à trente quatre ans.
Ensuite, les années se transforment en mois, « l’année d’après » devient « de nombreux mois »
soulignant un temps rapide contre lequel nous ne pouvons pas lutter. Louis raconte ces mois d’attente dans
une accumulation sur un rythme ternaire de trois verbes à l’infinitif : « j’attendais à ne rien faire, à tricher, à
ne plus savoir ». Sur un ton lyrique, Louis suspend le temps. Les infinitifs, formes verbales qui ne renvoient
à aucune temporalité mais donnent le verbe dans son abstraction, permettent de sortir de l’ancrage temporel.
Au seuil de la mort, les repères temporels s’effacent et la description repose avant tout sur une accumulation
de négations : « ne rien faire », « ne plus savoir », plus loin, nous retrouverons « en avoir fini », « sans
vouloir faire de bruit », ou « sans espoir jamais ». La négation envahit le texte, sous toutes ses formes,
grammaticales ou lexicales, et associe la mort au néant. Etre au seuil de la mort, c’est déjà perdre sa part
d’humanité, comme la connaissance ou l’espoir. Mais être au seuil de la mort, ce n’est pas être mort. Louis
décrit le jeu qui s’instaure entre lui et la mort. En effet, l’image de la tricherie souligne le désir d’en
échapper, il triche avec la mort comme avec la vie, dans le désir de l’emporter, tout comme l’image de la
connaissance souligne le désir de vivre comme si cette mort n’existait pas. Louis décrit, dans un vers lyrique
riche de sens, ses réactions face à la mort, et les stratégies trouvées pour échapper, peut-être pas à la mort
elle-même, mais à l’angoisse que suscite sa pensée et son acceptation. D’ailleurs, plusieurs ressorts
littéraires sont utilisés pour mettre à distance cette mort, que ce soit l’euphémisme « en avoir fini », qui
traduit presque un soulagement, la mort apparaissant comme celle qui délivre de cette attente tragique, ou
l’emploi des conditionnels. De fait, Louis utilise des conditionnels présents pour décrire son rapport à la
mort au vers 14 : « qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt ». Le conditionnel est le mode de
l’irréel, il permet ainsi de déréaliser la pensée de la mort, de rejeter son accomplissement dans une vision
métaphorique à la fois douloureuse, avec la métaphore de « l’ennemi » qui dit la violence et le conditionnel
qui rejette cette mort dans l’irréel d’un cauchemar.
L’emploi du connecteur de distorsion logique « malgré » renvoie Louis à la réalité. Toutes les
stratégies d’évitement décrites ne sont que des tentatives vaines pour échapper à la peur face à la mort. Si,
dans ce premier mouvement, Louis décrit l’impossible, à savoir cette attente tragique d’une mort certaine, le
deuxième mouvement du texte pose la question de l’annonce à ses proches. Comment dire l’indicible, à la
fois ce que je ne peux pas, moralement, dire, mais aussi ce que je ne peux dire, car renvoyant à une
expérience qui ne peut être partagée ?

Le deuxième mouvement du texte s’ouvre sur la décision de retourner voir sa famille afin de leur
annoncer sa mort. Pour cela, Louis utilise une accumulation en quatre temps au vers 21 : « je décidai de
retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage ». Le propos semble redondant,
les quatre expressions renvoyant à l’image du retour. Mais le choix des images traduit surtout le désir de
Louis de trouver les mots justes afin de désigner ce qui se présente comme une quête existentielle, et non pas
de simples retrouvailles familiales. En effet, la première expression, « retourner les voir » insiste sur la
notion de retour. Juste la fin du monde devient une réécriture moderne de la parabole biblique du fils
prodigue, retour d’un fils chez lui après une longue absence. Ce simple retour narratif est ensuite décrit avec
le verbe « revenir sur mes pas ». Le pronom personnel de sixième personne « les », désignant les membres
de sa famille, laisse place au déterminant possessif « mes », dans « mes pas ». Le retour n’est plus retour
vers l’autre, mais retour sur soi, mouvement d’introspection qui permet de remonter le fil du temps,
« [d’]aller sur [s]es traces ». Plus qu’un trajet géographique, c’est un itinéraire spirituel qui est proposé dans
cette pièce, dans le désir, avant la mort, de ré-explorer sa vie, de remonter sa trajectoire personnelle. Enfin,
l’image qui clôt l’accumulation est celle du voyage, image polysémique qui renvoie à la fois au trajet vers le
foyer familial, mais aussi métaphore de la mort. Louis souligne ainsi toutes les fonctions d’un itinéraire qui
est autant un retour vers les autres qu’une introspection. Cette pièce s’inscrit bien dans la structure moderne
des Stationendrama, terme allemand qui désigne les pièces construites sous la forme d’un pèlerinage. Louis
donne à voir son chemin de vie au moment de l’ultime station.
Le vers se déploie ensuite sous la forme d’une succession de retards, par les tirets, les incises, de
l’objet de l’annonce. Le verbe de parole, « annoncer » au vers 22, ne dévoilera son complément d’objet
direct qu’au vers 30, « ma mort prochaine ». Entre les deux se joue une succession de compléments
circonstanciels de manière, comme aux vers 22 et 23 « lentement, avec soin, avec soin et précision /
lentement, calmement, d’une manière posée ». L’importance est donnée avant tout à la manière dont le
message va être délivré, plus que son contenu. Le héros lagarcien a le souci de traduire le mouvement
singulier de la parole, revenant sur ses traces, dans l’espoir d’en corriger la trajectoire en ayant le souci de sa
réception. Cette parole est donc en tension, elle anticipe les réactions des interlocuteurs. Les mouvements
rétroactifs de la parole qui se corrige, cherche le mot juste, anticipe le moment de la réception. Il s’agit
moins de raturer que de corriger, de refuser les phrases toute faites. Mais, en ayant autant le souci de la
réception, cette parole théâtrale, paradoxalement, fuit l’agôn, c’est-à-dire le conflit, qu’il soit verbal ou
physique. Jean-Luc Lagarce évacue ainsi, d’avance, toute dimension dramatique à sa dramaturgie dans un
théâtre qui sera avant tout un théâtre de la parole, et non de l’action, mais de la parole. La situation de
langage devient le cœur même de la pièce. Le héros lagarcien n’est pas un personnage de la tragédie
aristotélicienne, au cœur de l’action, mais un témoin de sa propre vie.
Louis cherche en effet à évacuer d’emblée le conflit, à ce que la crise personnelle qu’il traverse ne
devienne pas une crise familiale. En effet, il se soucie de l’annoncer mais sans générer de drame, en faisant
en sorte de répondre à l’image que les autres ont de lui. Au vers 25, en incise, le propos glisse des mentions
qui définissent la parole à ce qui le définit, lui, comme trait de caractère : « et n’ai-je pas toujours été pour
les autres et eux ». La mention des autres implique, chez Louis, le souci de prendre en compte le regard que
les autres portent sur lui et d’y correspondre. Dès le début de la pièce est annoncé le refus du conflit tragique
au moment même de l’affirmation de la fatalité. Au vers 30 « ma mort prochaine et irrémédiable » dit le
caractère urgent de la situation et irréversible. Aussi, dans cette tragédie, la question se pose du modèle
antique repris, et modifié. Louis se présente comme le « messager » au vers 31, c’est-à-dire celui qui raconte
ce qui ne peut être mis sur scène par souci de bienséance et permet le dénouement. A travers le rôle du
messager qui apparaît dès le début, et non plus à la fin, la pièce échappe à la construction traditionnelle de la
tragédie. Louis, à ce moment-là, souligne la nécessité, au moment de mourir, de reprendre la main sur son
destin. En effet, la répétition du verbe « décider » et l’image finale du « maître » et non plus du
« messager », permet un renversement final. Louis rejette la fatalité et cherche les moyens d’affirmer son
libre-arbitre. Le retour auprès de sa famille apparaît donc moins comme l’occasion d’un bilan sur sa vie et
de réconciliations, mais d’une manière de réaffirmer sa liberté, celle non pas d’échapper à la mort, mais de
pouvoir encore, malgré tout, décider. Cependant, Louis se présente dans une véritable lucidité qui renvoie à
une posture philosophique. En effet, nous pouvons observer le champ lexical de l’apparence, avec le verbe
« paraître » aux vers 32 et 35, ou le substantif « illusion » au vers 38, « me donner et donner aux autres que
dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même ». Ainsi, Louis semble correspondre au désir de
Montaigne reprend à Nicolas de Cues, en revendiquant dans les Essais une « docte ignorance », ou
Marguerite Duras, qui invite à entrer dans la mort « Les yeux ouverts », c’est-à-dire en ayant à la fois la
conscience et la lucidité que ce que nous faisons est vain face à la mort, mais qu’il est, tout de même,
nécessaire de le faire pour pouvoir supporter cette étape. Illusion salvatrice d’être encore le maître, tout en
ayant conscience que ce n’est qu’un artifice, les vers qui terminent le prologue sont pleins, dans une pièce
résolument moderne, d’un enseignement classique et philosophique où la philosophie devient art de vivre.

Pour conclure, l’étude linéaire proposée a permis de percevoir comment Jean-Luc Lagarce reprenait
le modèle de la tragédie antique pour mieux en jouer et la détourner. Le prologue se fait épilogue, dans une
construction théâtrale qui, à l’image de la vie, commence alors même que tout est déjà fini. Louis, le
personnage principal, donne les clés de lecture de la pièce. Loin d’être une tragédie qui repose sur le nœud
de l’action, cette pièce se présente comme une tragédie de la parole, une parole qui se déploie difficilement
et permet de dire autant l’ineffable que l’indicible de la station ultime de la vie. L’aveu qui est fait ici aux
spectateurs, et qui n’aura plus lieu tout au long de la pièce, est aussi une tentative consciemment vaine de
lutter contre la fatalité.

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