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Introduction : Jean-Luc Lagarce (1957-1995) est un comédien, metteur en scène, directeur de troupe et dramaturge français mort du SIDA, considéré

comme l’héritier de Beckett et de Ionesco,


deux auteurs du théâtre de l’absurde. Les pièces Retour à la citadelle, Juste la fin du monde, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne et le Pays lointain traitent toutes du retour et
des adieux tout en évoquant la maladie et l’homosexualité. Ecrite en 1990 et jouée pour la première fois en 1999, Juste la fin du monde nous amène à découvrir Louis, un homme âgé de près de
34 ans, qui rend visite à sa famille pour la première fois depuis 12 ans pour annoncer sa maladie et sa mort prochaine. Mais son arrivée fait resurgir souvenirs et tensions et Louis finit par repartir
sans avoir pu faire l’annonce de sa mort. L’extrait à analyser est le Prologue, forme héritée de l’antiquité, à laquelle est dévolue traditionnellement la fonction d’exposer le sujet. Mais cette forme
traditionnelle entre en tension avec des éléments beaucoup plus modernes présents dans ce texte : d’abord, ce Prologue est constitué d’un monologue qui déploie une phrase unique d’une
40taine de lignes et est écrit sous forme de versets ; ensuite, la parole qu’il fait entendre avance par répétitions, corrections, parenthèses, et échoue à clairement dire les choses. Enfin, la
temporalité est brouillée puisque Louis parle de sa mort comme d’une chose à venir et non advenue. Lecture du texte. Nous pouvons donc nous demander en quoi ce Prologue à la fois
traditionnel et moderne, suscite l’intérêt du lecteur/spectateur. Annonce des mouvements + lignes précisées.

1er mouvement. L.1 à 16. Dans un 1er mouvement, de la ligne 1 « Plus tard » à la ligne 16 « l’année d’après », nous verrons que ce Prologue oscille entre tradition (puisqu’il livre des
informations et s’inscrit dans la tradition de la tragédie) et modernité (en raison du brouillage temporel et de la difficulté à dire)
A) Les indices de modernité :
a) Le brouillage de la temporalité.
- Cf. les C.C « plus tard », « l’année d’après » qui ouvrent à un futur mais on note un manque de précisions. « L’année d’après »… Laquelle ? « Plus tard »… Quand ? La pièce refuse donc
d’inscrire l’action dans une temporalité réaliste ce qui révèle la modernité du texte.
- Début in medias res : le spectateur prend le récit de Louis en cours de route.
- Plusieurs indicateurs temporels sont contradictoires. Cf. « plus tard », « l’année d’après » X5 ≠ « maintenant », « de nombreux mois ». Nous sommes placés dans l’incertitude concernant
le temps.
- La parenthèse « -j’allais mourir à mon tour –» l.2 rendue visible par l’usage des tirets marque une rupture et l’emploi du verbe « aller » à l’imparfait permet d’envisager le futur à partir
d’un repère passé. Associé au CC de temps « l’année d’après », il pose problème car l’ensemble donne pour acquise et effective la mort du protagoniste qui est en train de s’exprimer
devant nous. Le personnage serait-il à la fois mort et vivant ? Même incertitude concernant le lieu d’où parle le personnage : il s’agit sans doute d’une voix d’outre-tombe.
- Références au futur, au présent et au passé : le Prologue met en place une épaisseur temporelle et signale que la pièce va jouer avec le temps.
- Présent d’énonciation + C.C. de temps « maintenant » ligne 3 : propos ancré dans un « maintenant » et un lieu problématiques, non précisés, à la fois avant et après la mort de Louis.
- Tournure emphatique + emploi du futur « c’est à cet âge que je mourrai » qui donnent cette fois la mort comme non advenue à partir d’un repère présent. Donc véritable brouillage
temporel !
b) La difficulté à dire = autre indice de modernité.
- Cf. répétition du CC de temps « de nombreux mois » = épanalepse. La prise de parole est difficile.
- Tournures répétées elliptiques : « (cela faisait) de nombreux mois que… » dans la lignée du titre de la pièce.
- Leitmotiv « l’année d’après » lignes 1 et 9 = difficulté du personnage à parler.
- Répétitions de mots de sens proche avec les C.C de manière « à peine »/ « imperceptiblement » : précaution de langage, circonspection de Louis.
Le verbe « oser » l.10 et les verbes au conditionnel présent « réveillerait », « détruirait » sont autant de précautions dans le discours.
Malgré le brouillage temporel et cette difficulté à dire, le Prologue parvient tout de même à livrer des informations au lecteur/spectateur.
B) Des éléments traditionnels : un prologue qui livre des informations (= fonction d’exposition) et qui s’inscrit dans la tradition de la tragédie.
- Personnage condamné. Ce n’est pas la 1ère fois qu’un mort assume le Prologue dans l’histoire du théâtre. Cf. Thyeste de Sénèque où l’ombre de Tantale, appelée par Mégère à sortir des
Enfers prononce la 1ère tirade de la pièce. Cette mort à venir, donnée comme inévitable au seuil de l’œuvre s’inscrit dans la tradition de la tragédie.
- Le spectateur apprend l’âge de Louis, 34 ans, selon le procédé de la double énonciation.
- Références tragiques à la mort : l’attente = celle de la mort + euphémisme « en avoir fini »
- L’attente de la mort se traduit par une perte de repères pour le protagoniste. Cf. les négations « à ne rien faire », « à ne plus savoir » et l’emploi absolu du verbe « savoir »
- Lignes 10 à 15 : métaphore qui assimile la mort à un ennemi qu’il faut combattre. Cf. lexique de la guerre + couleur épique du passage. Thèmes tragiques de la mort et de l’attente qui
donnent au texte une légère coloration baudelairienne (Cf. le poème l’ennemi dans les Fleurs du mal.) Ligne 14 « Vous détruirait » : pronom personnel qui renvoie à Louis mais associe
aussi les spectateurs selon le procédé de la double énonciation, à l’expérience dont parle Louis.
- Ressenti de Louis : il a peur et est désespéré lignes 14-15. Le spectateur ressent donc à la fois de la pitié pour Louis mais aussi de la terreur face à cette mort qui nous attend tous à
l’horizon = la fatalité tragique.
2e mouvement : Dans un 2e mouvement, des lignes 17 à 27, de « Je décidai » à « en être l’unique messager», nous montrerons que le Prologue nous amène également à découvrir une
thématique importante et récurrente dans la production littéraire de J.L. Lagarce : le retour de Louis dans sa famille pour une annonce difficile.
A) Le retour de Louis dans sa famille.
Cf. Verbe « je décidai » au passé simple = action de 1er plan qui marque une rupture par rapport au mouvement précédent et attire l’attention du lecteur + thème du retour évoqué de 4 façons
différentes « retourner les voir », « revenir sur mes pas », « aller sur mes traces » et « faire le voyage » = grande insistance. + préfixe itératif « re-» : la thématique du retour inscrit ce Prologue et
le retour de Louis dans l’héritage de plusieurs textes traditionnels : le retour du fils prodigue dans les Evangiles (Luc, XV), celui d’Ulysse à Ithaque (L’Odyssée d’Homère.)…
Ce regard en arrière avec les verbes « revenir »/ « retourner » évoque aussi Orphée…
C.C de but « pour annoncer » = la finalité de ce retour pour Louis est d’annoncer sa mort mais cette annonce est difficile donc retardée.
B) Une annonce difficile et retardée.
Cf. Nouvelle parenthèse « -ce que je crois » = proposition incidente et tournure elliptique qui introduit une rupture dans la linéarité du déroulement de la phrase.
Cf. les 3 C.C de manière assez proches sémantiquement « lentement, calmement, d’une manière posée » qui précisent les modalités de l’annonce.
Cf. nouvelle parenthèse + question rhétorique « et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? » = nouvelle rupture dans la phrase
+ répétition de « n’ai-je pas toujours été » x2 ligne 21, qui traduit la difficulté à mettre en mots et suscite la curiosité du lecteur/spectateur en créant du suspens. Cf. C.C de but « Pour annoncer »
répété deux fois sans son COD, toujours en attente = difficulté à dire + suspens. Lignes 18 et 23.
Cf. le verbe « dire » isolé sur un verset donc mis en valeur = l’intérêt de la pièce est centré sur la parole, le langage. Ligne 24.
Cf. le COD du verbe « annoncer » qui apparaît enfin ligne 26 : « ma mort prochaine et irrémédiable ». fatalité tragique. + métaphore du « messager » l.27 = personnage traditionnel de la tragédie
antique qui peut annoncer une mort (Cf. le messager de Corinthe dans Œdipe Roi de Sophocle qui annonce la mort du roi et de la reine à Œdipe.)

3e mouvement : Enfin, nous parlerons de la mise en abyme du théâtre présente dans cet extrait avec un personnage qui joue la comédie et qui le sait (lignes 28 à la fin.)
- Nouveau mouvement de la phrase annoncé par la conjonction de coordination « et » dans « et paraître ».
- Verbe « paraître » x2 lignes 28 et 31 + nom « illusion » l.34 = Louis joue un rôle. Le personnage triche. Le texte a une dimension méta textuelle.
- Le complément du verbe « paraître » est rejeté à la toute fin de la phrase « me donner et donner aux autres… l’illusion ». = encore la difficulté à dire.
- Insistance sur l’idée de volonté avec les verbes « vouloir » et « décider » ligne 29 dans la nouvelle parenthèse/incidente avec tournure elliptique. Mais cette volonté affichée n’est qu’un
« paraître ».
- Pronoms personnels « eux, toi, vous, elle » ligne 32 renvoient aux membres de la famille de Louis non nommés par leurs prénoms car les relations entre Louis et sa famille se sont
distendues mais ces pronoms peuvent aussi représenter le public. Celui-ci serait alors pris à parti par Louis et il y aurait une reprise de la parabase antique. On se sent concerné par ce
que vit Louis, on a accès à son intériorité et on découvre sa conscience torturée. On retrouve lignes 34-35 le thème de la volonté, de la décision avec l’idée de responsabilité et de
maîtrise, opposé à celui de la tricherie, du paraître avec le mot « illusion ». Louis joue un rôle et il le sait.

Conclusion : Prologue moderne et traditionnel qui annonce un drame centré, non sur l’action mais sur le langage. Cf. Prologue d’Antigone de J. Anouilh, moderne car incarné par un
personnage qui annonce la mort d’Antigone et résume toute l’histoire dès le départ, faisant ainsi comprendre au spectateur que l’intérêt de la pièce ne réside pas dans l’action mais
dans l’analyse psychologique des personnages mais également traditionnel car remplissant sa fonction d’exposition et inscrivant la pièce dans la tradition de la tragédie.

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