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Séquence théâtre.

JL LAGARCE, Juste la fin du monde (1990).


Crise personnelle, crise familiale.
Tirade d’Antoine

Table des matières


Introduction .............................................................................................................................................1
Situation ...................................................................................................................................................2
Mouvements = les trois enjeux successifs du texte ................................................................................2
Etude linéaire ...........................................................................................................................................2
Premier mouvement : Antoine & la violence ......................................................................................2
Deuxième mouvement jusqu’à « cela ne se peut pas » : la justice en jeu ..........................................3
Troisième mouvement à partir de « je disais seulement » : Antoine révélateur d’une forme de
vérité ....................................................................................................................................................4
CONCLUSION ............................................................................................................................................4
Bilan .....................................................................................................................................................4
Ouverture .............................................................................................................................................5

Introduction

Dans les pièces de LAGARCE, les retrouvailles ne sont jamais de tout


repos : que ce soit dans Derniers remords avant l'oubli (1987) parmi des
amis ou dans J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne
(1994), les portraits de groupe sont tumultueux, la famille et les
individus sont en crise.
Juste la fin du monde (1990) n'échappe pas à la règle.

Bruno Wolkowitch (à gauche) dans le rôle


d'Antoine et Hervé Pierre (à droite) dans le rôle
de Louis, mise en sc. François BERREUR (2008)
Situation
Louis a le beau rôle mais tout Abel a son Caïn : ainsi Antoine, le cadet turbulent, moins intellectuel,
moins affranchi aussi, dont on attendait depuis la première partie qu'il explose en plein vol. Avec qui
règle-t-il ses comptes ? La famille ? Le frère ? Lui-même ? Encore faudrait-il savoir qui il est, ce que
cette scène va nous révéler.
Antoine, peut-être celui qui sera le plus bousculé par le passage de son aîné Louis n'est en effet pas le
héros désigné de la pièce :

• Catherine porte les effets comiques,


• Suzanne la petite sœur riche en doléances incarne le pathétique quand
• Louis, venu annoncer sa « mort prochaine et irrémédiable », porte évidemment la charge
tragique de la pièce.

 Que reste-t-il alors à Antoine ?


 Qui est Antoine ?
 Est-il violent ? Qui est le plus violent ?
 De quelle violence parle-t-on ?

Mouvements = les trois enjeux successifs du texte


1. La violence de « Elle ne te dit rien de mal » à « Antoine ! »
2. La justice de « je n’ai rien dit » à « cela ne se peut pas »
3. La vérité de « je dissais seulement » à « je te tue »

Etude linéaire

Premier mouvement : Antoine & la violence


Antoine est dépendant du discours posé sur lui. Il reproduit la violence qu’on lui attribue, subissant
mais perpétuant son étiquette

• Répétition du terme de départ, qu’Antoine ne peut que reprendre sans possibilité de variation
ou prise de distance : « tu es brutal » ; « tu es un peu brutal » ; « parfois tu es un peu
brutal »
• Non. / Je ne suis pas brutal
Brutalité de la langue, minimaliste : phrase repose sur un simple adverbe de négation (le plus répandu
et bref, monosyllabique usuel). La suivante, sur une structure simple : Sujet (« je ») + verbe d’état
(« suis ») + attribut du sujet « brutal ».

• Accumulation des pronoms « on », « elle », « vous » vs Antoine isolé : « on ne peut rien te dire
», « tu ne te rends pas compte », « elle voulait juste te faire remarquer ».
• Schéma pluriel vs singulier, seuil contre tous (=> propre à emporter l’adhésion du public plein
d’empathie ?) « Vous êtes terribles, tous, avec moi »
On note que dans cette phrase, Antoine est rejeté ne fin de phrase, bien après « vous » et le
pronom hyperbolique (qui reprend le vous initial) « tous » = dernière roue du carrosse en famille,
également

• LOUIS. Non, il n'a pas été brutal, je ne comprends pas/ ce que vous voulez dire » Louis ne donne
aucun argument de nature à défendre et réhabiliter son frère (il se contente de réfuter) et
reprend tout de même l’adjectif qui colle déjà trop à la peau d’Antoine ; pire, il exclut Antoine
de la réponse (il répond au collectif familial « vous ») : un avocat, vraiment ?

• Antoine peine à garder son calme : « Oh toi ça va, la bonté même ! » interjection, exclamative
pour marquer l’emportement et recours à une expression toute faite pour se donner une
contenance et une petite autorité (l’autorité du bon sens populaire à mais la référence n’est
en rien prestigieuse et prouve surtout qu’Antoine est incapable de répliquer avec ses propres
mots, devant emprunter à la sagesse populaire et aux locutions figées.

Deuxième mouvement jusqu’à « cela ne se peut pas » : la justice en jeu


• « faites », « ne me touche pas », « arrêtez tout le temps... » : tentative d’affirmation de soi par
les impératifs (il est depuis la mort du père, le chef de famille dans la maison)

• « je voulais juste dire » / « ce n'est pas juste » selon la nature et la place : glissement du
quantificateur modalisateur à la notion philosophique. Antoine déplace la discussion sur des
enjeux fondamentaux, mine de rien.
« ce n'est pas juste », « ce n'est pas bien », « ce n'est pas bien » : lexique moral bien/mal,
bon/mauvais : déplacement de la discussion sur le terrain ambitieux de la justice et de la morale.
Nota bene : obsession pour la justice, cf. le titre Juste la fin du monde

• « cela me semblait bien », « ce que je voulais dire », « cela va être encore de ma faute », « ce
ne peut pas », « ce n'est pas une chose sûre » : difficulté à savoir exactement ce que recouvrent
les nombreux pronoms démonstratifs

• Difficulté à se trouver quelque identité propre, sauf dans l’analogie et le discours


périphrastique « comme une bête curieuse », « pour un imbécile »

• « vous êtes à me regarder » et « vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre moi » nouveau
rejet d’Antoine en position de COD (objet) et en fin de phrase, tandis que la famille le précède
et débute la phrase, en position de sujet = rapport de domination, mais pas celui qu’on pensait.
Le brutal est minoré dans cette famille.
Troisième mouvement à partir de « je disais seulement » : Antoine révélateur d’une forme de
vérité
• Reprise du verbe « dire », enjeu de la pièce (« annoncer ma mort… ») = problème du statut de
la parole et de son accessibilité

• LOUIS : « ne pleure pas » / ANTOINE : « tu me touches, je te tue. » (Plus haut, on avait : « ne


me touche pas ») = tentative de civilisation par Antoine qui n’ose plus recourir à l’impératif
(passé du côté de Louis, qui se veut consolateur mais ordonne) = renversement des pôles
puisque le compatissant révèle sa brutalité.

• Du côté d’Antoine, ambiguïté force dans la menace par le verbe « tuer » et le parallélisme qui
permet d’inverser les rapports sujet/objet entre « tu me touches, je te tue » mais aussi ce que
trahit l’homophonie tue/tu en écho dans la phrase, c’est la difficulté à être avec l’autre (le
« tu » du discours)

• On déduit qu’Antoine va pleurer (« ne pleure pas » par la réplique de Louis : nulle didascalie
mais le dialogue pourvoir aux indications scéniques (intégrées dans la mise en scène comédie
française 2010 où Laurent Stocker (Antoine) a la voix étouffée par les sanglots. = signe
également qu’on a besoin de l’autre (pour faire didascalie, s’y substituer).

• Aposiopèse finale : « Je voulais seulement dire… » (points de suspension avant que ne se révèle
l’objet du discours) :
o Antoine n’a pas les mots (limite sociale, lexicale) ?
o Gagné par l’émotion () une raison mécanique, les sanglots qui bloquent la parole, cf. « ne
pleure pas »)
o Antoine bouleversé ne sait plus ce qu’il veut dire ?
o Ou bien, sachant très bien ce qu’il veut dire, il craint de se dévoiler ? (Pudeur)
o Ou encore, il a peur de tout dire, tout déballer (peur de sa propre radicalité et qu’il n’en
devienne trop blessant ?) = une interruption prudente du discours ?

CONCLUSION
Bilan
Cette scène a enfin pour mérite de donner du poids aux mots prononcés : Antoine se pense vu
« comme une bête » puis traité en « imbécile » et il est troublant qu'il finisse, malgré ses avancées,
par corroborer les deux étiquettes, comme s'il fallait que se réalisent les deux prédictions : répétant
compulsivement « cela ne se peut pas », il s'affirme ainsi littéralement « imbécile », puisque l'adjectif
veut dire « infirme, incapable ». Puis il revient à la brutalité primitive, autrement dit à sa part de
sauvagerie avec « je te tue ». Ce qui est donc la tragédie d'Antoine, c'est que tout en démontrant qu'il
est plus que ce qu'on voir de lui, Antoine est quand même ramené à ce qu'on voit de lui. La double
initiation d'Antoine, est que l'habit ne fait pas et fait le moine.
Celui qui aurait pu, en d'autres temps (dans le vaudeville du début 20e siècle, par exemple) devenir le
support d'une satire (le provincial mal dégrossi) ou du comique (Antoine est très gestuel, très
physique, très bruyant), a quelque chose de tragique, notamment parce qu'il est, encore plus que les
autres personnages, limité par les mots qui fondent étymologiquement ce qu'est la fatalité ; Antoine
est en effet la preuve qu'on devient ce qu'on est.

Ouverture
Antoine change également la physionomie de la scène : d’une scène de réfutation, il fait une
affirmation (en la justice et au droit à la parole, comme finalement au silence) : il transforme le tribunal
en plaidoyer pour lui-même ainsi qu’en proposition de réformer les relations familiales. = l’occasion
pour Antoine ici de prouver son statut de personnage majeur de la pièce, capable mieux qu’aucun
autre de fissurer les schémas, programmations et conventions pour, dans l’explosion, révéler
l’essentiel au travers de grandes questions philosophiques. Il est à ce titre, le délégué idéal de l’auteur,
incarnant à la fois la violence apocalyptique ou chaotique (« fin du monde ») et l’envie de justice
(« juste ») : il est, plus que tout autre personnage la pièce juste la fin du monde. D’ailleurs, si la pièce
démarre sur l’initiative de Louis (« venu pour annoncer, dire, seulement dire… »), les retrouvailles
familiales se clôturent à l’initiative d’Antoine qui déclare « j’ai fini / Je ne dirai plus rien ».

Mise en sc. M. RASKINE, Comédie Française 2010, Pierre-Louis CALLIXTE (Louis) et Laurent STOCKER (droite) au premier plan

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