Vous êtes sur la page 1sur 3

Gargantua, dont le dizain liminaire nous rappelle que « le rire est le propre de

l’homme », semble naturellement annoncer l’issue du roman, le deuxième de la pentalogie


rabelaisienne, où Frère Jean, moine si peu orthodoxe mais ami si fidèle de Grandgousier et
Gargantua, finit par lancer à ses compagnons bien étourdis par l’insoluble énigme du
chapitre 58 que tout cela n’est « qu’un jeu sous d’obscures paroles ».
Le roman Gargantua s’y résume-t-il ? Faut-il voir dans nos cinquante-huit chapitres
une simple opposition entre complexité, sérieux et ambition d’une part, et légèreté,
désinvolture et divertissement de l’autre ? Faut-il, comme Frère Jean le suppose, imaginer
une farce pour ne pas dire une entourloupe, au sens où la gravité, de pure apparence, ne
ferait que diversion et nous éloignerait du véritable enjeu qui serait le jeu ? Mais alors quel
jeu ? Faudra-t-il envisager un jeu pour enfants, un jeu d’éveil ou même un jeu pervers ?
Nous verrons d’abord que le jeu dans Gargantua est un jeu divertissant incontournable ;
puis nous examinerons la vertu d’un jeu éducatif dans Gargantua. Enfin, nous verrons, à la
suite de Frère Jean que le jeu, loin de faire obstacle à la valeur de l’œuvre, en constitue
même la raison d’être.

Il est très tentant, dans un premier temps, de considérer l’aspect ludique et léger de
l’œuvre.
L’enfance de Gargantua est placée sous le signe du « jeu », jeux triviaux et sexuels avec
les gouvernantes (chap. 11), jeux avec les chevaux (chap. 12), à divers jeux de société et
de hasard, jeux de cartes et de dés (chap. 22), le jeu revient, fondamental dans l’instruction
donnée par Ponocrates (chap.23 où, après la lecture, vient le temps des jeux de balle
comme le jeu de paume). Le chap. 24 permet de jouer aux osselets…
Le jeu sur les mots est à l’origine du nom de Gargantua (« que grand tu as ») ainsi que nous
l’apprend le chap. 7. Le jeu sur les mots revient naturellement avec Janotus de Bragmardo,
le sophiste dépêché par les parisiens pour récupérer les cloches aux chap.18-19 : le
voisinage de la terminaison latinisante, censément docte, en -us et du dérivé de
braquemard, terme vulgaire, renvoie le personnage, pédant, à sa grossièreté mal
dissimulée.
Les jeux en tant qu’activité spectaculaire, jeux de mains et démonstration de force sont
même incarnés par deux personnages en particulier, qui avoisinent le centre de l’œuvre :
Frère Jean d’abord, que l’on découvre au centre du roman, au chap.27 (le moine de Seuilly
dont le nom renverrait au hachis qu’il serait capable de faire avec ses ennemis, et de fait,
on découvre d’abord sa redoutable dextérité puisque muni de son bâton de croix, il
« tranchait… fendait… défonçait… abîmait… »). Puis Gymnaste, l’expert en figures
acrobatiques, à mi-chemin entre le gladiateur romain et l’adepte du Kung-fu, au chap. 35,
multiplie les « pirouettes », « cul par-dessus tête » et le lecteur en prend plein la vue, le
texte ne lésinant pas sur les hyperboles (« il souleva tout son corps », « plus de cent fois »
devant ses ennemis « tout ébahis »).
Le jeu en tant qu’activité ludique propre à détendre et procurer de la joie structure le roman ;
il apparaît régulièrement, ainsi aux chap. 11 (« de l’adolescence de Gargantua »), chap. 22
(« les jeux de Gargantua »), chap. 23 (les jeux de paume et de ballon inscrits par Ponocrates
dans son programme éducatif de choc) chap. 35 (les jeux acrobatiques de Gymnaste et ses
salutaires « pirouettes ») et chap. 54 (Thélème), puis 58 (l’énigme en prophétie). D’une
certaine façon, le jeu reste le sûr repère de l’homme quels que soient les conflits, les
guerres, les rivalités.

Pourtant, ce serait méconnaître la perspective humaniste de Rabelais, que de


négliger tout l’intérêt pédagogique du jeu, qui, sans se détourner des obscures paroles,
entend même les clarifier.
Le jeu est prétexte à éduquer ; il est l’occasion de formidables démonstrations de force
lexicale et culturelle, dans une perspective encyclopédique typique des humanistes. Il
fournit l’opportunité de tester son rapport au monde, d’en éprouver la dimension exhaustive,
et de s’adonner, par l’accumulation, à un recensement joyeux. Nombreux sont les chapitres
qui établissent des listes : la suite d’expressions toutes faites au chap.9 (« de l’adolescence
de Gargantua ») permet de faire coïncider l’apprentissage du jeune héros de celui du
lecteur (« […] écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons,
menait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette avant les bœufs,
[…] tirait les vers du nez, (…] ferrait les cigales, […] ». Le chapitre 3 fournit prétexte à réviser
sa géographie en énumérant les régions gastronomiques de France : « A cette fin, il avait
ordinairement bonne munition de jambons de Mayence et de Bayonne, de nombreuses
langues de bœuf fumées, abondance d’andouilles pendant la saison et du bœuf sale a la
moutarde, un renfort de boutargue, des saucisses à profusion, non de Boulogne (car il
craignait la bouchée de Lombard) mais de Bigorre, de Lonquaulnay, de la Brenne et de
Rouergue. »

Le jeu est un biais d’accès à la sagesse dans Gargantua, voué à clarifier le jugement du
lecteur. Le chapitre 12 est à ce titre particulièrement éloquent puisqu’on y voit le jeune
Gargantua aux prises avec des visiteurs sans gêne et arrogants, auxquels il propose une
déambulation ludique dans les escaliers, coursives et étages du château familial en vue de
leur montrer ses chevaux de bois, simples jouets d’enfant. Tout en se laissant égarer dans
les bâtiments, les mentions anecdotiques et les énumérations divertissantes, le lecteur
prend peu à peu conscience, par la démarche comparative, de ce qu’il ne faut pas être
(vaniteux, insistant, plein de préjugés) et à l’inverse de ce qu’il faut savoir être (accueillant,
distancié, ouvert, magnanime).

Enfin, nous verrons quel intérêt le jeu présente dans Gargantua : loin d’être
accessoire, il en est le moteur narratif et l’issue philosophique.
Se jouer d’un personnage permet de fédérer la communauté autour de Grandgousier et les
lecteurs : en ridiculisant les ennemis (Tripet, Picrochole), personnages et lecteurs réalisent
la solidarité rêvée par Rabelais, une communauté d’âmes averties et conscientes, unies en
conscience contre la bêtise des Sophistes, contre la vantardise de Tripet ou la mégalomanie
de Picrochole. L’onomastique signale déjà quand lecteurs et personnages peuvent se
fédérer contre les cibles : les logorrhés vaines de Thubal Holoferne déjà dénoncées par le
nom du personnage ( « Twubal » en hébreu : le flot ininterrompu), la bêtise de Jobelin
Bridé1, la grossièreté de Janotus de Bragmardo, la méchanceté de Picrochole (en grec,
« l’atrabilaire »), Engoulevent (lieutenant de Picrochole, étymologiquement celui qui avale
du vent), Painensac et Francrepas se signalent eux par leur sans-gêne (le premier étant

1
Chap. 14 : « Après, Gargantua eut un autre vieux tousseux nommé maître Jobelin Bridé […] »
sans le sou, et le second à l’affût du couvert gratuit) … Le jeu de mots permet aussi
d’identifier tr-s vite les méchants de l’histoire, recouvrant ainsi une vocation pédagogique à
l’attention du lecteur. D’une certaine façon avec Rabelais, les mots ne mentent pas.
Jouer avec les mots revient à se réapproprier le monde. Ainsi, au chapitre 9, consacré aux
couleurs et à la livrée de Gargantua, l’auteur semble y passer du coq à l’âne et organise
toute une chaine d’échos (quasiment une concaténation) doublée de jeux sur les sonorités
(par l’homophonie ou la paronymie) : « des pennes d’oiseaux pour signifier leur peine, de
l’ancolie pour la mélancolie, […] un lit sans ciel pour un licencie ». Ainsi le jeu de mots
permet-il une poésie du quotidien réhabilité, plus éclatant que jamais.
Enfin, le jeu permet la cohérence. A la micro-échelle, il devient le fil conducteur d’un
chapitre : ainsi au chapitre 22, ce sont deux-cent dix-sept jeux qui sont énumérés par
Rabelais sur autant de lignes. Le jeu réalise aussi l’unité entre les personnages : jeu entre
Gargantua dans son adolescence et ses servantes au chapitre XI, connivence entre le héros
et le lecteur (averti dès le titre du chapitre que les chevaux sont « factices ») fondée sur le
jeu de Gargantua avec ses chevaux de bois au chap. 12. De même, le jeu se révèle un biais
efficace pour se rallier la bienveillance du lecteur en posant comme préalable l’acceptation
du merveilleux et de l’invraisemblable, autant dire le pouvoir de la fiction : au chap.16, il
s’agit en effet de déformer sans vergogne la vérité historique et géographique : quand
Gargantua invente le nom de « Beauce », l’explication est tirée par les cheveux qu’on
comprend qu’elle n’a de vertu que le rire visant à se rallier le lecteur.
A la macro-échelle, le jeu de faire l’unité entre les cinquante-huit chapitres et de donner la
véritable signification de ce roman foisonnant : unité entre le début et la fin, tant est si bien
que le prologue du roman débute par le jeu des poupées russes (avec les silènes, les petites
boites peintes à ouvrir) et se conclut par une énigme. Effet-miroir aussi entre le chap. 22
(« les jeux de Gargantua »), les activités ludiques décrétées par Ponocrates (chap. 23,
mention des « jeu de paume ») et les jeux des Thélémites (« jeux ce paume et de ballon »)
au chap. 45, preuve que l’idéal était déjà là en germe, dans le foyer familial de Gargantua.
Le véritable idéal, c’est la sphère privée et l’amour des siens, ce que révèle le jeu, fil
conducteur de cette ode au bonheur.

Le jeu n’est pas qu’un pur divertissement, ni une simple preuve de virtuosité lexicale
et culturelle chez Rabelais ; plus qu’un moyen, il se présente comme une fin et forme avec
la boisson et les arts de la table l’art de vivre rabelaisien, ouvrant la porte de la sagesse,
garantissant la sécurité et ouvrant la voie au bonheur.
Jusqu’au bout, Frère Jean, c’est-à-dire Rabelais dont il s’inspire tant, n’aura pas manqué
d’ironie : car dénoncer les « obscures paroles » au terme de cinquante-huit chapitres et
avant d’entamer un nouveau volume, constitue bien une ultime provocation au lecteur. Bien
malin qui peut dire si Rabelais, qui réduit toute la portée de son roman à un échange au jeu
de paume, se joue de nous ou joue avec nous ; on conclut la lecture du roman incapables
de dire ce que signifie l’énigme, autant dire en devant s’avouer hors-jeu… position de choix,
celle du dieu… du moraliste, ou du philosophe.

Vous aimerez peut-être aussi