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RABELAIS (né en 1483 ou 1494 , mort en 1553)

GARGANTUA (1534) 16e s

PROBLEMATIQUE : RIRE ET SAVOIR


NB : les œuvres citées et marquées d’un * sont des conseils de lectures rapides (courts) pour des textes
complémentaires
I . LE RIRE

"
« Mieulx est de ris que de larmes escrire, pour
ce que rire est le propre de l'homme".
C'est à l'écrivain français François Rabelais que nous devons cet aphorisme (=
maxime, courte phrase qui donne une leçon) très célèbre.
On le trouve en effet dans l’"Avis aux lecteurs" ouvrant son deuxième ro-
man, le célèbre "La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Panta-
gruel, jadis composée par M. Alcofribas abstracteur de quintessence. Livre
plein de Pantagruélisme", ou plus simplement "Gargantua", écrit en 1534.

LES DIFFERENTES MOYENS EMPLOYES PAR LE NARRATEUR POUR FAIRE RIRE LE LECTEUR
1) la farce : un comique hérité du MOYEN-AGE, qui apparaît dans les pièces de théâtre moyen-
âgeuses (La farce de Maître Pathelin*), dans les romans (Roman de Renart (s’écrit avec un T à
l’époque*) et dans ses fabliaux (Estula* par ex). C’est un comique grossier qui apparaît au
siècle de Rabelais également dans la Commedia dell’Arte : il s’agit de gags, de situations
clownesques, souvent mêlées de remarques ou situations scatologiques (ce qui relève du bas
du corps : urine, excréments). Elle est également liée au thème carnavalesque : le Carnaval
était très fêté au Moyen-Age, il permettait de s’amuser et se libérer de tous les carcans :
durant quelques jours on était « fol (fou) » en agissant ou en se déguisant de manière
incroyable.
Gustave Doré
a) l’invraisemblance : le gigantisme est d’autant plus amplifié dans le roman que les géants
côtoient les humains. Ex : les humains sont obligés de lancer des pelletées de moutarde dans
la bouche de Gargantua. Il est lié à d’autres invraisemblances : Gargantua naît par l’oreille de
sa mère, et c’est une indigestion de tripes qui déclenche l’accouchement.
b) le comique de disproportion est directement lié au gigantisme. Le narrateur utilise souvent
des nombres pour le mettre en valeurs : il faut 17 913 vaches pour allaiter Gargantua. Et
Gargantua mange des pèlerins en salade…
GUSTAVE DORE
c) l’hyperbole, l’excès dans l’écriture même en est une autre conséquence : le narrateur ne se
contente pas d’exagérer, il pratique la surabondance par une pratique systématique de
l’accumulation : dès qu’il traite un sujet, il en fait une liste exhaustive, en trouvant tous les
synonymes ou éléments du champ lexical possible, sans même se priver d’extrapoler à des
domaines incongrus : au ch 22, les jeux de Gargantua prennent 5 pages et passent de jeux
connus (« A la marelle ») au « Chéri du lièvre » ou à « Bourri bourri zou » !
d) justement, le rire reposant sur l’inadéquation de 2 sujets est constant : Gargantua confond
les boulets de canon avec des grains de raisin ou des mouches (ch 36) ou encore des poux
quand il se peigne le lendemain. Les cloches de Notre-Dame deviennent des carillons pour les
oreilles de la jument de Gargantua.
e) ce comique du décalage aboutit parfois au comique de l’absurde. Par exemple, dans le ch
sur la jeunesse de Gargantua (ch 11), le narrateur rapporte qu’ « il se cachait dans l’eau pour
éviter la pluie ». On peut aussi rappeler le décalage que crée la juxtaposition du langage
médical précis au réalisme des massacres dans le récit. Dans le ch 6, celui de la naissance de
G, le langage médical est censé faire croire au lecteur l’invraisemblance du récit : « il entra
dans la veine creuse, et grimpant par le diaphragme (…) prit son chemin à gauche et sortit par
l’oreille gauche » . « Le bâton de la croix devenant une arme pour frère Jean est encore une
des incongruités choquantes du récit ; parallèlement, Gargantua utilise l’arbre de Saint-Martin
pour défoncer un château ennemi. Dans le ch 13 G montre son génie en inventant des dizaines
de sortes de papier toilettes, y compris les animaux (« chat », « oison bien en duvet », son
préféré).
illustration de Gustave Doré, artiste strasbourgeois du 19e s
f) la scatologie est un constituant récurrent de la farce: il s’agit d’un comique grossier qui fait
allusion au bas du corps, notamment aux excréments. La capacité d’uriner est un des
leitmotives du roman, ainsi que celle de déféquer. Les humains sont noyés tantôt par l’urine
de Gargantua (ch 17 et 38) tantôt par celle de sa jument (ch 36). Le vocabulaire est souvent
grossier : « Merde, merde » (Gymnaste ch 39). Les allusions grivoises et obscénités en sont un
autre élément. Le frère Jean, pourtant moine, s’intéresse « aux cuisses des demoiselles » (ch
39) et empale un ennemi en enfonçant son bâton de croix dans son « fondement ». Le premier
maître de G meurt de la « vérole » (ch 14) c’est-à-dire la syphilis, ce qui en dit long sur ses
mœurs. Le rondeau du ch 13 réunit dans une grossièreté peu commune tous ces éléments,
associés à un vocabulaire familier ; il commence ainsi : « En chiant l’autre jour je sentis /
L’impôt qu’à mon cul je dois »… N’oublions pas le ch 13 consacré à l’invention du « torchecul »
de G. Et la braguette est un mot récurrent ; le ch 8 s’étend sur une page entière sur celle de G
Gustave DORE
g) le comique de la farce est souvent un comique de situation, jouant sur une mécanique
corporelle qui se dérègle de manière imprévue (par ex frère Jean qui se trouve pendu à un
arbre parce que son casque avait accroché une branche), ou un événement inimaginable tout
aussi imprévu (ch 38 les pèlerins cachés dans une salade qui se retrouvent dans la bouche de
Gargantua et qui en sont retirés avec cure-dents)
h) le comique de gestes, comme au théâtre, crée l’aspect clownesque du comique de la farce :
Gymnaste (le bien-nommé) fait de la voltige sur son cheval, s’y tenant debout à l’envers avec
le pouce (ch 35), pour faire croire qu’il est possédé par le diable et faire fuir les ennemis, ce
qui s’est soldé par un succès
i) le comique de répétition se retrouve souvent dans les massacres ou dans les beuveries ;
dans le ch 27 les coups de frère Jean forment une longue liste encadrée par « les uns… les
autres...les autres » : « Aux uns il écrabouillait… aux autres il cassait..., aux autres
disloquait... », parallèlement aux cris des victimes encadrés de la même manière : « Les uns
criaient.. les autres.. les autres »)

B) la parodie (qui reprend des situations narratives en s’en moquant) est très représentée elle
aussi. L’ensemble du récit est une parodie du registre épique
- soit parce que le registre épique s’auto-annule par le gigantisme : les exploits de Gargantua
ne sont pas extraordinaires, vu sa taille : le feu d’artillerie ne fait que le bombarder de
« raisins » ou de « mouches » ; la généalogie fantaisiste de G est aussi un topos (lieu commun)
du registre épique (ch 1)
GUSTAVE DORE
illustration de Gustave Doré, artiste strasbourgeois du 19e s
-soit parce que les combats deviennent burlesques (le registre burlesque rabaisse ce qui est
grand) : les soldats de Picrochole utilisent leurs tambours non pour appeler à la guerre, mais
pour les remplir de raisins, et se font massacrer par un moine qui à la place d’une épée utilise
un bâton de la croix
-pour le même personnage, on peut parler d’héroï-comique (grandir ce qui est petit) : le frère
Jean se prend pour un chevalier alors qu’il n’est qu’un simple moine et part en guerre
-le registre merveilleux apporte son humour régulier, non seulement par le gigantisme et ses
effets (cf plus haut), mais aussi par des détails qui font sourire : « pour ses (G) gants, on utilisa
16 peaux de lutins et 3 de loups-garous » ch8 ; les pierres précieuses et les matières de luxe
qui forment l’habit de G font rêver et sourire par leur invraisemblance, même si Grandgousier
est un roi
C) la satire (critique concernant des comportements sociaux) et la caricature (portrait grossi
des défauts d’un personnage). Dans le récit les deux sont mêlés :
-le frère Jean est la caricature du mauvais moine (même s’il est valorisé dans le récit, on verra
pourquoi) : il jure par tous les diables à chaque instant, ne suit pas les contraintes de son
abbaye, n’a pas d’éducation, s’endort durant les sermons et utilise les prières comme
somnifère ; il est violent et tue tout ce qui bouge dès que l’on s’attaque au vin (qu’il apprécie
beaucoup comme la bonne chère) et manque totalement de manières (Gymnaste est obligé
de lui demander de se moucher : « Frère Jean, ôtez cette roupie qui vous pend au nez », ch
40). Sans compter son irrespect pour tout ce qui est sacré (cf son détournement de la croix).
A travers lui on critique (satire) tous les moines qui n’ont pas pris l’habit par vocation (on
devenait moine quand on était le cadet des enfants et que l’on n’avait aucune chance
d’hériter, par ex : il suffisait aux parents de donner leur enfant à un couvent) et qui n’avaient
rien à faire des préceptes religieux
-les professeurs de l’époque sont caricaturés aussi (sauf Ponocratès, le modèle des
professeurs recommandé par les humanistes). Les personnes aisées faisaient venir des
précepteurs privés. Maître Thubal Holopherne (ch 14) est un sophiste (ce nom signifiant « qui
aime la sagesse » vient de l’Antiquité, où les sophistes étaient des maîtres de rhétorique (du
beau parler) déjà décriés parce que sans morale : leurs raisonnements étaient souvent
trompeurs, comme le fameux sophisme, faux raisonnement logique). A l’époque de Rabelais,
ce sont des théologiens (il n’existait aucune école laïque) ; il fait la satire de leurs discours
creux, qui justifient tout par une fausse logique. Le manque de pédagogie est caricatural : il
faut 5 ans et 3 mois à G pour apprendre l’alphabet ! Sa pédagogie est celle du par coeur, au
point que son élève sait réciter tout ce qu’il apprend à l’endroit et à l’envers. Son 2e maître est
du même acabit : « un vieux tousseux » qui accumule les livres inutiles, ce qui fait qu’il «en
devenait fou, tout rêveur et rassoté (sot)». Incapable de réfléchir et d’argumenter, G ne sait
que « pleurer comme une vache » lorsqu’on lui demande de défendre une position. En dehors
de l’éducation de G, un autre théologien venant de l’école la plus prestigieuse, La Sorbonne
(qui existe encore à Paris !), par conséquent un sophiste lui aussi, est envoyé pour demander
par un discours argumenté le retour des cloches de Notre – Dame pris par G. Ses arguments
sont tellement ridicules que « Ponocratès et Eudémon s’esclaffèrent de rire si profondément,
qu’ils crurent rendre l’âme à Dieu ». Un petit exemple de cette harangue qui est une parodie
/ satire des discours théologiques fondés sur la rhétorique (l’art de bien parler) et décalés de
la réalité : « Toute cloche clochante qui doit clocher dans un clocher clochant par le clochatif
doit faire clocher clochantement les clochants. Paris a des cloches. Donc gluc. », ceci
accompagné de raclements de la gorge (« Ehen, hen, hen » ou de bruits bizarres : « gluc »,
« hash »). La satire se voit aussi par les sobriquets dont le narrateur affuble ces professeurs de
la Sorbonne : « Sorbonnards » (suffixe péjoratif -ard), « Sorbonnagres » - un onagre est un âne
sauvage). D’ailleurs, leur incompétence le dispute à leur manque d’hygiène : dans le procès
qui suit l’épisode, ils font « vœu de ne pas se décrotter » ou « de ne pas se moucher » jusqu’à
ce qu’ils le gagnent (ch 18-20)
- et mal leur en prend, parce qu’au détour du récit des allusions à la justice (satire de la justice)
nous apprennent qu’elle est très lente et totalement inefficace (ch 20) : « l’arrêt sera donné
aux prochaines Calendes grecques », c’est-à-dire jamais (les Calendes sont des dates du
calendrier romain et n’existent pas chez les Grecs). Dans le cours du récit, Rabelais nous
rappelle aussi la corruption des juges friands de pots de vin (ch 40).
D) le comique de caractère : celui qui l’incarne est Picrochole (étymologiquement « bile
amère », la bile dans la médecine de l’époque étant liée à l’humeur colérique). Manquant
totalement d’intelligence et se faisant berner par ses conseillers, croyant aveuglément leurs
flatteries qui stimulent sa mégalomanie, il est si impulsif, buté et violent que sa sortie du récit
après sa défaite se fait sous la forme d’un comique de situation : «son cheval
broncha (trébucha), ce dont il fut si indigné que dans sa colère il le tua de son épée », quitte )
à poursuivre à pied et à se faire rosser en essayant de voler un âne. Sa bêtise se voyait déjà
au début du conflit : l’incident déclencheur était de son côté et se résumait à quelques
brioches ! Malgré tous les efforts de réparation de Grandgousier, son entêtement reste entier
et grandit au fur et à mesure du récit.
On peut aussi parler du frère Jean et de son acharnement à défendre les vignes…
E) le comique de langage : pour Rabelais, à l’époque de la naissance de notre langue française
qui peu à peu s’écarte du latin et s’enrichit jouer avec la langue est jubilatoire (rappel : en
1539 par l’ordonnance de Villers-Cotterêts François 1er désigne le français (parlé à la cour du
roi, chaque région ayant son dialecte) comme langue officielle obligatoire du droit et de
l’administration, à la place du latin). Il utilise une palette variée de jeux de langage :
a) le jeu de mots ou calembour : le plus célèbre se trouve dans la bouche de frère Jean, qui
met en parallèle « le service divin » et le « service du vin » (ch 27) – voir pourquoi par la suite.
Le ch 9 nous présente une liste de calembours (« lit sans ciel pour licencié »…). Le ch 9 en
abonde aussi : « Le grand Dieu a fait les planètes. Nous faisons les plats nets ». « Le capitaine
Tripé avait été étripé » ch 43 etc
b) les fausses étymologies : « Je (G) trouve beau ce : depuis on appelle ce pays la Beauce » (ch
16). L’étymologie de « Paris » est encore plus cocasse : pour se débarrasser des curieux
importuns qui ne le lâchent pas lorsqu’il vient à Paris, G leur urine dessus pour s’amuser (« par
ris »), ce qui change le nom de Lutèce (nom latin) en Paris !
GUSTAVE DORE
c) le quiproquo : Gargantua enfant aime les farces, et propose aux invités de son père de les
conduire à une écurie de luxe, mais il s’agit de sa chambre où il range ses jouets. Les termes
« grands chevaux » sont mal compris par les invités, Gargantua joue sur le malentendu et leur
présente ses chevaux de bois.
d) les périphrases ou chiasmes qui déclenchent souvent l’ironie : « ils faisaient souvent la bête
à deux dos, se frottant le lard joyeusement » (ch 3 : l’amour entre Grandgousier et
Gargamelle : périphrase) » « Mouillez-vous pour sécher ou séchez-vous pour mouiller ? » ch 5
(chiasme) ; ch 27 : « Les uns mouraient sans parler. Les autres parlaient sans mourir ».

e) les sonorités
-allitération, assonance : « Que le feu de Saint Antoine te brûle/ Si tous/Les trous/ Ouverts /
Tu ne te torches avant ton départ » (poème de l’enfant G au ch 13) ; le frère Jean est un « vrai
moine...depuis que le monde moina de moinerie » ch 27 ; « un gros gras grand gris joli petit
moisi livre » (ch 1)
-l’imitation de la musique : au ch 27 les moines chantent en grégorien (musique religieuse du
Moyen-Age qui fait des variations sur la même syllabe des mots latins, et l’écriture de Rabelais
essaie de l’imiter : « ini, nim, pe, ne, ne,ne, ne… etc sur 2 lignes
-les bruits de gorge des orateurs (cf plus haut) ou autres bruits bizarres « Crac crac crac » ,
« Cza cza » ch 39
-la paronomase : « tant de travaux et traverses » ch 33
-rimes internes déclenchées par des rythmes binaires : « l’odeur du vin est « riante,
priante » ;« Où est la foi ? Où est la loi ? » ch 31

f) les néologismes (mots inventés) : « torcheculatif » ch 13, ce qui rappelle aussi la variété des
niveaux de langue (familiarités, grossièretés) utilisés
g) l’onomastie (étude des noms propres) : dans le ch7, on attribue son nom à G, qui vient de
« Que grand tu as ! » (le gosier, puisqu’il ne cesse de « brâmer » « A boire ! A boire ! » ; cf aussi
l’explication pour l’arbre de Saint-Martin ch 36
h) l’anagramme : Alcofribas Nasier est le pseudonyme que choisit Rabelais pour nom d’auteur
(autant par jeu que pour éviter la censure) ; en remettant les lettres dans l’ordre, on retrouve
François Rabelais
i) les accumulations de proverbes et souvent leur détournement
j) la recherche de synonymes fantaisistes émaillés d’explications fantaisistes : ch 5 « Un
synonyme de jambon ? C’est un pousse à boire [donne soif car salé – ne pas oublier qu’au
Moyen-Age et au 16e s, le porc était la nourriture obligée du peuple, parce que la viande la
moins chère]. C’est un poulain. Par le poulain on descend le vin dans la cave. Par le jambon on
le descend dans l’estomac » ; les explications fantaisistes sont nombreuses (pseudo-
érudition), par ex au ch 3 lorsque Rabelais justifie la naissance de G après 11 mois (preuve que
ce sera un grand personnage)
k)la progression par association d’idées farfelues ou au contraire des ruptures où le narrateur
passe du coq à l’âne (ch 5) : « chantons – entonnons – entonnoir » - boire
l)la réécriture fantaisiste d’un texte / son détournement :
*religieux : le psaume 121 (poème religieux de la Bible) est réécrit de manière comique en
s’adaptant au récit : les pèlerins mangés en salade par G bénissent Dieu de leur salut en
alternant les vraies citations bibliques et leur situation : « Lorsque les hommes se levèrent
contre nous / quand nous fûmes mangés en salade à la croque au sel » ch 38
*de la mythologie : la reine des Amazones Penthésilée est transformée en « cressonière »
(vendeuse de cresson) ; dans ce ch (ch 2) Rabelais récrit la mythologie de manière burlesque,
parfois sans queue ni tête, juste pour le plaisir de s’en amuser
*de l’Histoire : dans le même chapitre, Scipion l’Africain, le vainqueur de Carthage (ville
ennemie de Rome, épisode très connu de l’histoire romaine) donne un pot de vin (gourmand
selon les valeurs du narrateur) pour entrer dans son héritage : « Celui qui jadis annihila
Carthage (…) /Distribu[e] un morceau de potage / A ses faquins [gens malhonnêtes] qui firent
le brevet [l’acte légal] »
*du langage oral populaire : le ch 12 est essentiellement formé d’une liste d’expressions ou
de proverbes populaires émaillés d’intrus inventés : « Disait la patenôtre du singe » [le Notre
Père, prière chrétienne > fait l’hypocrite religieux] existe, comme « « Sautait du coq à l’âne »
ou « Retournait à ses moutons », mais « s’asseyait entre deux chaises le cul parterre » est déjà
une transformation scatologique du narrateur (même ch), « tirait les vers du nez » est à
prendre au 1er degré vu le comportement animal de G bébé, « mangeait sa brioche sans pain »
[faire le délicat, vivre dans le luxe] aussi. Le chapitre est censé raconter les occupations de G
enfant : le comique vient de ce que ces proverbes ou expressions n’ont rien à faire avec leur
sujet, c’est juste s’adonner à la jouissance du langage pour le narrateur.
m)les parallèles et références littéraires qui émaillent tout le récit et qui demandent au lecteur
de jouer au jeu de l’intrus : mélange de vraie et fausse érudition : paradoxalement Dormez
tranquille est un ouvrage existant qui donne des conseils sur la vie quotidienne (ch 14), alors
que De la dignité des braguettes est non seulement inventé par le narrateur mais il s’en dit
l’auteur ! (ch 8). Dans les adresses aux saints au moment de mourir on retrouve le même
jeu (ch 27) : « Les uns criaient Sainte Barbe. Les autres Saint George. [saints existants pour les
catholiques]. Les autres Sainte Nitouche [l’intrus] »
n) Rabelais n’oublie pas de faire plaisir au lecteur en lui offrant des listes interminables
d’injures ! Voir au ch 25 l’inventivité des fouaciers pour insulter les bergers : une dizaine de
lignes...
Ces nombreuses listes fonctionnent sur le comique de la répétition qui est également un
constituant du comique de la farce cf plus haut.

F) la provocation : Rabelais se plaît à nous choquer par ses beuveries, ses allusions grivoises,
ses personnages qui sont proches du blasphème : frère Jean qui utilise pour arme (et tue!)
avec le bâton de la croix, jurant de surcroît sans cesse par tous les diables !
Rabelais utilise ce type de comique dès le départ (Prologue) en insultant le lecteur et en le
traitant de « fou » ou de dépravé, ou encore de « canaille »...
II. LE SAVOIR
illustration de Gustave Doré, artiste strasbourgeois du 19e s
QUELS SONT LES SAVOIRS PRESENTS DANS LE ROMAN ?

1) les savoirs encyclopédiques d’un humaniste : les humanistes sont des


savants qui ont des connaissances variées. Le premier sens du savoir est donc la
connaissance, acquise par les livres.
Les humanistes sont autant nourris de la culture grecque et latine (ils lisent le grec et le latin
dans le texte) que de culture biblique (La Bible se compense de l’Ancien Testament écrit en
hébreu qu’ils comprennent et du Nouveau Testament écrit en grec qu’ils lisent aussi).
L’Antiquité mythologique et biblique, en plus des connaissances des Anciens (par ex
médecine grecque) y compris des Arabes (surtout dans le domaines des mathématiques et
des sciences) sont la nourriture des érudits de l’époque appelés humanistes, auxquels
appartient Rabelais. Citons 3 autres grands noms d’humanistes contemporains : LEONARD DE
VINCI, ERASME et BEATUS RHENANUS, ce dernier dans notre région rhénane (en Alsace) : allez
voir la beauté de leurs manuscrits à SELESTAT à la Bibliothèque humaniste : cela vaut le
détour. Tous ces grands humanistes échangeaient lettres et connaissances et formaient une
société intellectuelle d’élite qui a fait considérablement progresser l’Europe.

Voici une liste (non exhaustive) des connaissances livresques liées à la culture
générale d’humaniste de Rabelais que l’on trouve dans Gargantua :
1) le savoir antique
- elles sont évidentes dans presque chaque chapitre, qui fourmille de renvois à des sources
livresques extrêmement abondantes, dont la plupart sont réelles et extrêmement précises.
Les sources antiques dont les humanistes se nourrissent sont abondamment citées : Platon,
Aristote (philosophes grecs), Galien (médecin grec), Avicenne (philosophe et médecin perse),
Xénophon, Tite-Live (historiens grec et latin), Pline, auteur de la première encycolopédie en
latin,etc. Par ex au ch 10, Rabelais accumule sur 12 lignes des références précises d’auteurs (il
cite le tome et souvent le chapitre ! ) qui ont relaté les hommes qui sont morts de rire :
« Galien au livre XII de La Méthode, … Pline, livre 7, chapitre 32... »
-les langues anciennes (les humanistes maîtrisent le latin et le grec) : au ch 8 Rabelais cite le
fameux Banquet de Platon très étudié encore à l’époque et poursuit par une phrase en lettres
grecques (inscrite sur le médaillon du bonnet de G). De même, le narrateur rapporte à
plusieurs reprises la devise en latin de l’empereur romain Auguste : « festina lente », hâte-toi
lentement (par ex ch 9). Le narrateur invite le lecteur à faire comme lui : « Lisez les histoires
antiques, tant grecques que romaines » ch10
-la philologie (étude d’une langue à partir de l’analyse critique des textes): elle apparaît sous
les traits d’Alcofribas au début du roman, capable de déchiffrer un manuscrit ancien (ch 1)
-la rhétorique (l’art de bien parler) : Rabelais a été formé à argumenter avec les arguments
des rhéteurs (professeurs) de l’Antiquité. Les harangues (discours argumenté pour
convaincre) sont nombreuses, et suivent un schéma structurel et des arguments typés -(sauf
pour les ridiculiser comme la harangue de Janus Bragmardo – son nom nous prévient !! ) :
parmi les bons argumentaires en discours direct, il y a la harangue du frère Jean pour décider
les moines à défendre les vignes de l’abbaye (monastère) de Seuillé (ch 27), celle de Gallet à
Picrochole (ch 31), « La harangue que fit Gargantua aux vaincus » (ch 50), et sous forme de
lettre cette fois : « La teneur de la lettre que Grandgousier écrivit à Gargantua (ch 29)
-la mythologie : « Bacchus ne fut-il pas engendré de la cuisse de Jupiter ? » se demande le
narrateur au ch 6 pour se défendre d’avoir fait naître Pantagruel par l’oreille de Gargamelle.
Le public de Rabelais étant nourri de mythologie, les allusions sont nombreuses

- les connaissances bibliques : au ch 39 frère Jean regrette de n’avoir pas vécu au temps de
Jésus parce qu’il aurait mieux fait que les Apôtres qui se sont enfuis au moment où on
l’appréhendait pour le faire mourir : « messieurs les Apôtres qui s’enfuirent si lâchement
après avoir bien soupé ; le dernier ch très énigmatique s’inspire des prophéties de
l’Apocalypse ; le ch 42 compare le frère Jean accroché par son casque à un arbre à une figure
biblique : Absalon pendu de la même façon par les cheveux, un autre évoque la transfiguration
du Christ (épisode biblique où le Christ apparaît resplendissant comme un ange). Il se permet
même des citations exactes dans la langue originale du Nouveau Testament (grec) : « L’amour
ne cherche pas son propre avantage », une citation de Saint Paul, en lettres grecques cf plus
haut. Il sait citer avec précision les chapitres bibliques : Jean 20 pour « la résurrection du
Sauveur », Ac[tes]1 pour son Ascension (au ciel). « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu » est un autre adage biblique que l’on trouve dans le ch 19
- les connaissances historiques
*anciennes (cf Scipion, plus haut ; on cite des anecdotes sur Crassus, César qui savait traverser
à la nage en tirant son manteau par les dents ch 23...)

2) le savoir contemporain :
- la littérature contemporaine de Rabelais : au ch 13 il cite un extrait de poème célèbre d’un
contemporain, le poète Marot,sans le nommer (complicité avec ses lecteurs qui le connaissent
très bien) : « je rime tant et plus et en rimant souvent je m’enrime » (jeu de mots sur
« m’enrhume » parce qu’un poète ne gagne pas beaucoup d’argent et tombe malade)
-la littérature sous formes diverses : Rabelais nous propose plus qu’un roman ; son écriture
est à la fois théâtrale (nombreux dialogues, notamment de longues harangues au style direct),
narrative (roman) et poétique : les nombreuses listes presque incantatoires sont déjà proches
de la poésie, mais l’auteur va plus loin et nous propose deux longs poèmes en introduction et
en conclusion (ch 2 et 58), et nous propose même un rondeau (poème typique de l’époque)
en version scatologique au ch 13. Cf aussi les réécritures de la mythologie et de la Bible déjà
citées. Il connaît bien sûr les premières versions du personnage de Gargantua qui circulent de
manière souvent orale, et qu’il a totalement retravaillées. Au ch 33 il rappelle la farce du pot
au lait reprise au siècle suivant par La Fontaine (Perrette et le pot au lait ou comment le rêve
peut s’écrouler si on perd pied avec la réalité, notamment en en voulant trop)
- les connaissances historiques
*contemporaines (voir plus loin: Picrochole est la caricature de Charlequin, et les allusions à
ses guerres de conquête, les conflits avec François 1er roi de France à l’époque de Rabelais
sont nombreuses)
- les connaissances géographiques de l’époque : le ch 33 fait éclater la mégalomanie de
Picrochole ; ses conseillers lui font faire le tour du monde de ses futures conquêtes, de
l’Europe à l’ « Asie mineure, Carie, Lycie, Pamphilie, Cilicie, Lydie, Phrygie... »
- la zoologie : au moment de la chasse (ch 23) apparaissent toutes sortes d’animaux : « cerf,
chevreuil, ours, daim, sanglier, lièvre, perdrix, faisan, outarde (grand oiseau) ». En ce qui
concerne la fauconnerie : «épervier, laneret, émerillon » sont les oiseaux des dames pour la
chasse (ch 57). Une liste de 22 oiseaux européens ou exotiques se trouve dans le ch37
- la botanique : les livres de botanistes célèbres sont étudiés par G (on cite 7 auteurs au ch
23), et l’on énumère les outils nécessaires aux élèves de Ponocratès pour planter les herbes
comestibles ou médicinales : « houes, pioches, serfouettes, bêches, tranchoirs »
- la minéralogie : les habits de G sont garnis de « diamants, rubis, turquoises émeraudes et
perles de Perse » (ch8) ; les vertus thérapeutiques des minéraux sont soulignés ; il s’agit d’une
science antique que rappelle le narrateur au sujet des pierres précieuses qui ornent le collier
de G : « le jaspe toute sa vie lui fit du bien, comme le savent les médecins grecs » ch 8. Avec
la liste des pierres précieuses qui forment les chapelets de prières des Thélémites au ch 56,
Rabelais nous cite presque toutes les pierres précieuses existantes
- les couleurs et leurs symboles : la symbolique de deux couleurs, le blanc et le bleu, est
étudiée au ch 9, puisque ce sont les couleurs des vêtements de G. Rabelais en profite pour
contredire de manière argumentée un livre célèbre à l’époque, Le blason des couleurs.
- la mode : au ch 8 intitulé « Comment on habilla Gargantua », le récit détaille les vêtements
du riche et noble Gargantua ainsi que ses accessoires. On passe de la chemise « de toile de
Châtellerault » au pourpoint « en satin blanc » agrémenté d’« aiguillettes » (rubans) « en peau
de chiens » ; puis viennent les « chausses...déchiquetées en forme de colonnes striées et
cannelées par derrière ». On s’étend longuement sur la braguette en « damas bleu » couverte
de pierres précieuses, pour arriver aux souliers « en velours bleu intense » avec tous leurs
détails, puis au manteau « brodé tout autour de beaux petits plans de vigne » ; suivent la
ceinture, l’épée, la bourse, la robe, le bonnet, le panache (« grande plume bleue prise sur un
pélican du pays sauvage d’Hircanie [Asie Centrale »], enfin le médaillon en or et émail avec sa
devise décrite par le menu, la chaîne d’or et de jaspe de son cou, ses gants, ses bagues et
anneaux. Au ch20 le narrateur s’étend sur toutes les sortes de chausses (sortes de
bas/pantalons de l’époque) qui existent : « martingale, marinière, à la suisse, queue de
merlu »
La même attention est portée au ch 56 aux habits des Thélémites (femmes et hommes) :
matière, couleur, forme, du haut en bas et selon la saison (par ex : « gilet à la mauresque en
velours violet à frisure d’or sur de la canetille d’argent ») ; c’est l’occasion de décliner les
différentes fourrures portées en hiver : « loup-cervier, genette noire, martre de Calabre,
zibeline » ou les types de tissus précieux : « drap d’or, d’argent, de velours, satin, damas,
taffetas »
Les précisions sont si nombreuses et détaillées que l’on pourrait parlait de réalisme, voire
d’hyperréalisme de fantaisie (attention : registre merveilleux).
- l’architecture : les connaissances de Rabelais explosent dans les ch 53 et 55 : on y découvre
tout l’art de la Renaissance
- les loisirs : outre les pages entières consacrées aux jeux infantiles (mélange de jeux inventés
et de jeux réels), l’éducation de Ponocratès fournit également de nombreux jeux à
l’adolescent : « jouaient à la balle, à la paume, à la balle à trois ; le narrateur énumère
également tous les instruments de musique de l’époque : « épinette, harpe, flûte allemande
ou à neuf trous, viole, saquecbute (ch23) »
- le sport : l’équitation en fait partie, et les races de chevaux n’échappent pas au narrateur :
« roussin, genet, cheval barbe, cheval léger » (ch 23) suivis des différents exercices
d’équitation ainsi que de voltige ; G cumule tous les sports de l’époque : hache, pique, chasse,
lutte, natation, escalade, haltères, course, saut.
- Rabelais est tout aussi spécialiste en injures ! Rendez-vous au ch 28 pour vous régaler des 28
propositions des fouaciers !

3) les connaissances particulières de Rabelais dues à ses études de


médecine et la nouvelle vision du corps humain à l’époque de la
Renaissance :
-l’anatomie (telle qu’on la comprenait à l’époque, où l’on faisait les premières dissections
en cachette, vu qu’il était interdit par la religion de toucher au corps, considéré comme
sacré) : lors des massacres, assez nombreux dans le récit, Rabelais s’amuse à faire l’anatomie
des parties corporelles touchées et le chemin interne que prend l’arme pour tuer. Au ch 27, le
frère Jean « disloqu[e] les spondyles du cou », « transperc[e] la poitrine par le médiastin et le
coeur », « perc[e] le boyau culier à travers les couilles ». Vous trouverez les descriptions les
plus précises au ch 44 : le cheminement des armes dans le corps est détaillé sur 11 lignes.
Lorsque Gargamelle accouche, nous suivons le cheminement de G : comme « le fondement …
lui échappait, à cause du ramollissement de l’intestin de droite que vous appelez le boyau
culier » et que par un restrictif (médicament qui contracte les tissus du corps) administré
« tous ses trous en furent si étranglés », « il (G) entra dans la veine creuse, et grimpant par le
diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine cave se partage en deux) prit son
chemin à gauche et sortit par l’oreille gauche ». Le narrateur en sait autant sur l’optique : en
étudiant la couleur blanche, il explique au lecteur que « le blanc… répand et disperse la vue,
éparpillant… les esprits visuels » [informations sensorielles : le blanc nous éblouit]. De même,
le médecin Rabelais s’amuse à analyser l’effet physiologique du rire après le discours de
Janotus de Bragmardo pour récupérer les cloches de Notre-Dame. Ponocratès et son élève
Eudémon sont morts de rire : « s’esclaffèrent si profondément qu’ils crurent rendre leur âme
à Dieu ». L’explication anatomique suit : « les larmes leur venaient aux yeux à cause du fort
ébranlement de la substance du cerveau, de laquelle furent pressées ces humidités lacrymales
qui découlèrent le long des nerfs optiques » (ils pleurent de rire).
-la nutrition : au ch 4, on nous explique quelle est la nature des tripes (viscères : intestin,
estomac) mangées par Gargamelle et qui vont déclencher de manière fantaisiste
l’accouchement : « le cul lui échappait [diarrhée] une après-dînée, parce qu’elle avait trop
mangé de godebillaux. Les godebillaux sont de grasses tripes de coireaux. Les coireaux sont
des bœufs engraissés à l’étable et aux prés guimaux. Les prés guimaux sont des prés qui de
l’herbe deux fois l’an ». Il est vrai qu’on ne sait pas toujours où s’arrête la frontière de
l’érudition et où commence celle du rire. On nous recommande à plusieurs reprises le vin pour
la santé, opinion générale à l’époque : « Avalez, c’est bon pour la santé ! » ch5. Cependant
l’alimentation, lourde et indigeste (ch 21) devient sobre et surveillée (ch 23) lorsque
Ponocratès apparaît, la boisson aussi. La nourriture doit être adaptée au corps et préserver la
santé, idée novatrice pour l’époque.
-car la santé est pour le médecin Rabelais une conséquence de l’alimentation comme d’un
mode de vie sain et hygiénique ainsi que du bien-être psychologique (c’est très moderne et
avant-gardiste!) : pour passer d’une éducation à l’autre (des maîtres sophistes à Ponocratès),
il faut aller progressivement « parce que la nature ne supporte pas les changements soudains
sans une grande violence » (ch 23) ; les haltères servent à « fortifier les nerfs » et pour
« s’exercer le thorax et le poumon il criait comme tous les diables » (même ch) ; G pratique
tous les sports : alors que le Moyen-Age faisait fi du sport et par conséquent du corps, c’est
pour l’humaniste Rabelais indispensable d’équilibrer corps et esprit ! ; l’alimentation est
réglementée pour s’adapter aux besoins du corps et le maintenir en bonne santé : « son dîner
(repas de midi à l’époque) était sobre et frugal, car il y mangeait seulement pour réfréner les
abois de l’estomac. Mais le souper était large et copieux. Car il en prenait autant qu’il en avait
besoin pour s’entretenir et nourrir [fini les excès avec Ponocratès, et on ne parle presque plus
de boire, les horaires en sont réglementés et restreints (ch41) sinon « ce n’est pas une vie
conforme au régime de la médecine », et le vin « est coupé d’eau »]. Ce qui est le vrai régime
prescrit par l’art de bonne et sûre médecine » (ch 23). Le ch 24 explique selon les règles de la
médecine de l’époque qu’il faut les jours de pluie où l’on ne peut se dépenser physiquement
manger « sobrement », des nourriture « desséchantes » afin de corriger « le déséquilibre de
l’air humide ». Les excès en nourriture et boisson appartiennent aux habitudes des siècles
passés (Moyen-Age) et apparaissent surtout au début du roman ; la médecine du 16e s
découvre le respect du corps et son importance et accompagne l’évolution de G.
-l’hygiène : elle est tout aussi fondamentale pour conserver la santé: alors que les vieux
maîtres de la Sorbonne sont couverts de crasse et s’y complaisent (ils sont « crottés
abondamment » ch 18, puis font « vœu de ne pas se décrotter » ou « de ne pas se moucher »
jusqu’à la fin de leur procès (c’est-à-dire vu l’état de la justice, jusqu’à la fin de leurs jours…),
G, qui au départ vivait dans l’urine, les déjections et se peignait avec le peigne « d’Almain »
(de la main), apprend les nouvelles règles avec Ponocratès. Il possède un vrai peigne, et le
vocabulaire scatologique disparaît : « il allait au privé vider les résidus naturels » (ch 23) : la
nature physique a ses droits, qu’il faut exercer pour la santé et dans la pudeur. G change de
vêtements plusieurs fois par jour, et après chaque effort physique est « frotté, nettoyé avec
des vêtements frais ».

III. LE LIEN ENTRE RIRE ET SAVOIR.


A. LA RENAISSANCE HUMANISTE ET SA VISION DE L’HOMME

VINCI L’Homme de Vitruve


Le tableau le plus célèbre de la Renaissance est L’HOMME DE
VITRUVE de Léonard de VINCI. Comme tout humaniste, Vinci connaît bien l’Antiquité, et se
sert de l’étude d’un érudit romain qui s’intéressait aux proportions du corps humain. Comme
on peut le voir, les proportions sont parfaites : l’être humain peut entrer à la fois dans un carré
(symbole de la Terre depuis le Moyen-Age) et dans un cercle (symbole du Ciel, de la
spiritualité). L’être humain est donc à mi-chemin entre la Terre et le Ciel, il participe des deux,
qui sont intimement liés dans son être. Cela lui donne une légitimité nouvelle, une
respectabilité qu’il n’avait pas avant. L’Homme est le « microcosme » du « macrocosme »
comme le dira lui-même Rabelais, un petit monde aussi parfait que l’univers, les deux trouvant
leur source dans le Créateur divin. Il voit l’Homme comme un géant (le gigantisme est en ce
sens une allégorie dans les œuvres de Rabelais) capable de faire de grandes choses s’il ne
perd pas de vue son essence (nature profonde ) participant à la fois de la Terre et du Ciel.
La Renaissance (commencée en Italie au 15e s, diffuse cette idée optimiste de l’être humain,
et cette confiance nouvellement acquise permet une explosion de découvertes et
d’avancées en Europe au XVIe s (de la médecine – début de l’anatomie et de la connaissance
du corps humain - à la géographie - la vision du monde est profondément bouleversée tout
d'abord avec la découverte de l'Amérique et les voyages de Colomb et de Vasco de Gama,
mais aussi avec la découverte de l'océan Pacifique par Magellan en 1521 (cf
https://education.toutcomment.com/article/les-grandes-decouvertes-de-la-renaissance-10172.html)- en
astronomie – le soleil est au centre des planètes, pas la Terre – révolution de l’imprimerie avec
Gutenberg – révolution artistique avec la perspective et la (re)découverte de la beauté du
corps humain en voyant les restes des statues antiques…).
L’Homme découvert semble re-naître, fort de ses connaissances antiques associées aux
nouvelles découvertes, et l’on s’y intéresse comme jamais. Qui est-il ? Quelle est sa nature ?
Comment le mener à son épanouissement et à la révélation de sa perfection intime pour
laquelle il a été créé ? Voilà les questions que se posent les humanistes, et les questions que
se pose Rabelais.
Voici un extrait significatif de l’état d’esprit de Rabelais : en tant que médecin, il voit le corps
humain comme une merveilleuse machine qui fonctionne en « réseau » :

..Représentez-vous sur ce modèle notre microcosme, c’est-à-dire notre petit monde, c’est
l’homme, dans tous ses organes prêtant, empruntant, devant, c’est-à-dire dans son naturel.
Car la nature n’a créé l’homme que pour prêter et emprunter. L’harmonie des cieux n’est pas
plus grande que ne sera celle de son organisation personnelle. L’intention du fondateur de ce
microcosme est d’y entretenir l’âme, qu’il y a placée comme hôte, et d’y garder la vie. La vie
a pour principe le sang. Le sang est le siège de l’âme. C’est pourquoi un seul travail a du sens
en ce monde, c’est de forger continuellement du sang. Dans cette forge tous les organes ont
une fonction particulière; et leur hiérarchie est telle que sans cesse l’un emprunte à l’autre,
l’un prête à l’autre, l’un est débiteur de l’autre. La matière et le métal propres à être
transformés en sang sont fournis par la nature : c’est le pain et le vin.
RABELAIS, Tiers-Livre.

B.NB pour comprendre l’importance du vin au 16e s et ne pas faire de contre-sens


Pour comprendre Rabelais, il faut saisir le rapport au vin des siècles passés. Boisson que l’on retrouve
depuis la très haute Antiquité – son commerce était apprécié et florissant - elle est à la fois festive
(dans ce cas elle donne parfois lieu à des excès) et quotidienne (aliment basique avec le pain - protéines
plus glucides -nourriture minimale populaire). La médecine de l’époque fonctionnait par analogie, d’où
la croyance que le vin produisait du sang (double analogie : liquide plus couleur), et contribuait donc à
la vie. Si de tout temps l’ivresse par ses effets néfastes a été condamnée, le vin en lui-même était honoré
pour ses vertus roboratives et thérapeutiques, et joue encore un rôle essentiel dans les rites religieux
chrétiens (d’où la colère de frère Jean qui veut sauver les vignes de son abbaye). En effet, le Christ avant
de mourir (répandre son sang) s’était servi d’une coupe de vin pour annoncer sa mort pour les péchés
de l’humanité, et demandait à ses disciples de s’en souvenir. C’est l’origine du rite appelé Sainte Cène
ou eucharistie pratiqué durant la messe à l’église : les chrétiens prennent une bouchée de pain (sous
forme d’hostie de nos jours) et une gorgée de vin (du moins les prêtres) en souvenir de la mort du Christ
: le pain représente le corps du Christ, le vin son sang, l’ensemble sa vie sacrifiée pour l’humanité).

Boire du vin au 16e s est donc à la fois un plaisir, un besoin alimentaire, et un acte rituel religieux lors
de la messe, par lequel les chrétiens affirment leur foi en Christ.

La vision négative du vin ne vient que beaucoup plus tard en Europe (rappel : pas celle des ivrognes,
qu’aucune civilisation n’apprécie): au 19e s l’alcool fait des ravages chez les ouvriers qui meurent de
cirrhose du foie (cf la dénonciation de l’alcool par Zola dans l’Assommoir) : on se rend compte que c’est
une drogue qui peut détruire l’être humain psychiquement, intellectuellement et physiquement. Or si
les ouvriers s’adonnent à la boisson, c’est parce qu’ils n’ont rien à manger et que l’alcool fait oublier
leur détresse. Pour lutter contre l’alcoolisme, il sera nécessaire d’améliorer la condition des ouvriers,
c’est le combat de Zola. De nos jours, ingéré sans excès, il reste un élément convivial et souvent culturel
(vins spécifiques à certains lieux géographiques, vins célèbres). Il est interdit pour les pratiquants de la
religion musulmane pour les risques encourus lors de la perte de raison due à l’ivresse.

Donc attention au contre-sens : le livre de Gargantua ne fait pas la promotion de l’alcool ou de


l’ivresse, et le rapport au vin n’était pas le même que le nôtre au 21e s. (voir aussi plus loin)
GUSTAVE DORE
C. COMMENT FONCTIONNE LE LIVRE DE RABELAIS ? A l’instar du corps humain, la boisson
et le rire circulent partout. Le vin est-il vraiment du vin ? Le rire n’est-il qu’amusement ?
Commençons par le titre suivi d’un sous-titre à rallonges, qui peut paraître énigmatique :

LA VIE TRES HORRIFIQUE [=extraordinaire]


DU GRAND GARGANTUA, PERE DE PANTAGRUEL
JADIS COMPOSEE PAR M. ALCOFRIBAS
ABSTRACTEUR DE QUINTE ESSENCE
LIVRE PLEIN DE PANTAGRUELISME

Etudions ces éléments dans l’ordre.


1) le début laisse deviner l’enjeu :
On peut voir que la publication utilise un pseudonyme (Alcofribas Nasier – anagramme de
François Rabelais), l’auteur craignant des poursuites, vu que son premier roman, Pantagruel
(le fils de Gargantua, Rabelais inverse l’ordre chronologique) fut condamné par la Sorbonne
(dirigée par des théologiens à l’époque) pour obscénité. Les éléments scatologiques n’avaient
pas plu, mais on se rendra bientôt compte que ce n’était qu’une diversion pour cacher les
vraies attaques notamment religieuses et politiques : « Les matières traitées ici ne sont pas
si folâtres [fantaisistes] que le titre dessus le prétendait » ; « vous trouverez en elle [lecture].. .
une doctrine plus cachée, qui vous révèlera … des mystères horrifiques, tant en ce qui
concerne notre religion que l’état politique et la vie économique. » (Prologue). Le Parlement
suivra les théologiens et condamnera tous les livres de Rabelais en l’accusant d’être « farci
d’hérésies [déviations religieuses passibles de la peine de mort] ». Seul un appel à François 1er
lui permettra de les publier. Le terme « horrifique » est donc à double sens : il annonce à la
fois des aventures extraordinaires et des révélations extraordinaires...
2) la méthode utilisée : « l’alchimie » . Comment comprendre ce mot ?
Le faux auteur qui affirme de surcroît ne pas être l’auteur (il aurait trouvé le manuscrit dans
une tombe et en être le traducteur : ch 1) se compare à un alchimiste (abstracteur =
extracteur de quintessence càd à la recherche de la nature la plus secrète, la plus subtile et la
plus profonde de l’univers qui permettrait entre autres de transmuter le plomb en or et
d’atteindre la jeunesse éternelle. Seulement ici il ne s’agit pas de chimie (c’est une
métaphore), mais d’une réflexion qui doit mettre en lumière la nature profonde de l’être
humain, en révélant ce qui l’empêche de l’atteindre. L’affirmation « je traduisis » doit nous
interpeler : la traduction est la transformation d’un élément (langue) dans un(e) autre, comme
l’alchimie. Rabelais nous prévient donc que le lecteur est en train de lire un ouvrage qu’il
faudra transformer/traduire pour en extraire le sens, un apologue. Le lecteur se voit confier
la mission de chercher avec persévérance une vérité cachée, en ne se laissant pas rebuter par
le premier degré qui peut paraître choquant : « en le lisant ne vous scandalisez. Il ne contient
ni mal ni infection » (Aux lecteurs). Comme le chien qui s’acharne jusqu’à ce qu’il réussisse à
briser son os et retirer la moelle , le lecteur devra « par une étude curieuse et une méditation
fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle. » (Prologue). Le manuscrit soit-
disant déchiffré par l’auteur Alcofribas Nasier doit à son tour être déchiffré par le lecteur. La
lecture est donc une traduction, une alchimie. La « moelle » est la substance alchimique
cachée à découvrir.
3) les deux « codes secrets » à décrypter :
Comme le dit Rabelais, le livre est « plein de pantagruélisme » : « je la [généalogie de G
apparaissant sur le manuscrit trouvé] traduisis en pantagruélisant, c’est-à-dire en buvant…
et en lisant les exploits horrifiques de Pantagruel » (ch 1).
*« Pantagruéliser » est donc le moyen / la manière (le participe présent est un CCM dans la
phrase) : c’est la méthode d’écriture de Rabelais appliquée dès le début à son premier roman
Pantagruel et gardant ainsi son nom.
*« Pantagruéliser » se divise en deux éléments, ce qui nous est précisé par la conjonction de
coordination « et » : boire et lire des récits invraisemblables (« horrifiques »). La boisson est
d’ailleurs le signe placé sous le tombeau où le manuscrit a été découvert : « un gobelet autour
duquel il y avait écrit en lettres étrusques Ici on boit ».
-Le thème de la boisson, du vin, est omniprésent dans le roman, et il faut comprendre
pourquoi.
- lire et donc s’amuser grâce au délire des aventures comiques et les jeux de langage en est
l’autre.
Les deux aspects apparaissent dès le début, en avertissement (Aux lecteurs, Prologue) ; car
dès l’entrée du roman, Rabelais nous en donne le mode d’emploi.
a) or les deux « clés » ont un lien étroit :
Dans le Prologue, Rabelais compare la bonne attitude du lecteur – devenant traducteur et
alchimiste à son tour – à l’ouverture d’une « Silène », une boîte décorée à l’extérieur « de
figures comiques et frivoles » - Silène étant « le maître du bon Bacchus » (dieu du vin chez les
Grecs et Romains). Mais l’intérieur est d’une autre nature : « au-dedans on y rangeait les
drogues fines » (crèmes médicinales ou de beauté, ou « autres choses précieuses »).
L’intérieur est donc sérieux et assimilé à la drogue (au sens thérapeutique à l’époque) du vin,
alors que l’extérieur est fantaisiste et assimilé au comique d’une décoration agréable (c’est-à-
dire une lecture plaisante et fantaisiste).
Cette dualité se retrouve dans la vision qu’a Rabelais de ses bons lecteurs. Il commence son
livre en s’adressant à eux par deux épithètes qui pourraient paraître choquants : « Buveurs
très illustres, et vous vérolés très précieux ». Au premier degré il serait légitime de se croire
insulté : le narrateur qualifierait les lecteurs d’ivrognes et de débauchés (la vérole est une
maladie sexuellement transmissible qui finit par rendre fou). Sexe et beuverie, serait-ce donc
l’enjeu du livre ??
b) étudions la 1e clé : «buveurs très illustres » :
Rappelons que la boisson, en particulier le vin, à l’époque de Rabelais, est un aliment qui est
censé produire le sang cf texte cité plus haut (association par sa couleur rouge), et que le sang
pour l’époque est l’élément vital à la fois physique dans la médecine et spirituel dans le rite
religieux chrétien (cf extrait ci-dessus : « siège de l’âme »). Boire est donc lié à la notion de
vie : survie physique si l’on est épuisé (le vin a un côté roboratif et est réclamé à maintes
reprises dans le roman après un gros effort physique) mais – cf plus haut– également lié au
monde religieux (cf le jeu de mots au ch 27 où le frère Jean, un moine, rapproche « le service
du vin » au « service divin ». Le vin serait donc une allusion à la vie de l’âme (salut) autant
qu’à la vie du corps (survie).
Cependant ce n’est pas tant le fait de boire qui est souligné dans le roman que le fait d’avoir
soif. On ne boit que parce qu’on a soif (sauf pour la mauvaise éducation où G boit après avoir
dormi, ce qui est vivement critiqué par Ponocrates par la suite), et les personnages réclament
d’être désaltérés après leurs efforts. Or de quelle soif s’agit-il ?
*D’une part une soif spirituelle que connaissent les humanistes (la diffusion de l’évangélisme
renouvelle la foi religieuse au 16es cf plus loin). Le modèle est là encore christique : « J’ai la
parole de Dieu en bouche : « J’ai soif » (allusion à une parole du Christ sur la croix). « Je ne
bois qu’en mon bréviaire » (livre de prières) : « Propos des bien ivres » au ch 5. « Si je ne bois
pas… Me voilà mort » ; « la soif présente, c’est pour celle du futur » (ch 5).
*On pourrait comprendre que les ivrognes du chapitre 5 ont peur de l’enfer (futur pouvant
signifier l’au-delà), enfer sensé être très chaud et sec et donner soif, mais aussi que la boisson
sert à construire le futur. Or les humanistes manient autant la religion chrétienne que la
mythologie : le dieu du vin, Bacchus (Dionysos en grec), est le dieu de l’inspiration, de la
créativité (il patronne le théâtre). Le vin symbolise souvent la créativité artistique, une
connaissance fondée sur l’intuition, la recherche de nouvelles techniques créatives ou
l’aventure de nouvelles découvertes. (cf encore au 20e s Alcools d’Apolllinaire) La soif de
connaissance, la soif du renouveau, apparaît dans tout le roman, et taraude les humanistes
de l’époque. Atteindre l’idéal de l’être humain grâce à la clé de la connaissance, des
découvertes du savoir naissant, voilà le rêve humaniste. Pour cela il faut renouveler
l’éducation, il faut diffuser les nouvelles idées (politiques et religieuses). Le savoir en devenir
serait donc symbolisé par la répétition de l’acte de boire et l’allégorie de la soif (de
connaissances).
Parallèlement, le vin « descend », on parle de « descendre une boisson). Il faut « descendre
dans la boîte » pour découvrir la merveilleuse « drogue » (au sens positif) qu’elle contient.
BOIRE EST DONC AUSSI DESCENDRE EN SOI, chercher au plus profond de soi sa propre
nature, son authenticité, sa quintessence, et se libérer de tout ce qui empêche de devenir
soi. Devenir l’alchimiste de soi-même.
A RETENIR POUR COMPRENDRE LE LIVRE :

AU16e s
LA CONNAISSANCE S’ACQUIERT AUTANT DE MANIERE
SCIENTIFIQUE QUE SPIRITUELLE
(cf l’Homme de Vitruve de Léonard de VINCI) où l’homme est
à mi-chemin entre Terre (carré) et Ciel (cercle)

il faut
une
source
de
lumière
à
l’Homme pour le faire progresser, il ne peut y arriver seul ; il
lui faut donc suivre 2 chemins : la science et la religion.
Cf encore la phrase célèbre de Rabelais : « SCIENCE SANS
CONSCIENCE N’EST QUE RUINE DE L’AME »
Au Cinquième livre de Rabelais, PANURGE le héros humain (et non géant) de Rabelais consulte
l’oracle de la Dive Bouteille. Voici la réponse de l’oracle : son premier mot est « Trinch » (proche de
l’allemand de l’époque : buvez »)
« Trinch est un mot panoraculaire, et compris de toutes nations, et il signifie pour nous : Buvez. [...]
Mais ici maintenons que ce n’est pas rire, mais boire, qui est le propre de l’homme ; je ne dis pas
boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes : je dis boire du vin bon et frais.
Notez, amis, que de vin divin on devient, et qu’il n’y a argument aussi sûr, ni d’art de divination moins
fallacieux. Vos Académiques l’affirment. […] Car il a le pouvoir de remplir l’âme de toute vérité, de
tout savoir et de toute philosophie. Si vous avez remarqué ce qui est écrit en lettres ioniques sur la
porte du temple, vous avez pu comprendre que dans le vin est cachée la vérité. La Dive Bouteille
vous y envoie, soyez vous mêmes interprètes de votre entreprise » (Cinquième Livre, Chap. 45,
p.406-407).

La réponse de la Dive Bouteille se clôt sur une injonction banale « Buvez » qui invite le lecteur à étancher sa soif
(de connaissances). Cette recherche symbolique de la sagesse par la boisson incite l’être humain à descendre au
plus profond de lui-même pour y trouver la vérité ; il suffit comme l’enseigne le précepte socratique, de « se
connaître soi-même ».

LES HUMANISTES SONT DES ASSOIFFES – de savoir...

LA DIVE BOUTEILLE (un des premiers calligrammes européens) qui apparaît dans le CINQUIEME LIVRE de Rabelais
( livre posthume, peut-être d’un auteur qui a voulu poursuivre son œuvre ?)

Retranscription :

O Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D'une oreille
Je t'écoute :
Ne diffère,
Et le mot profère
Auquel pend mon cœur
En la tant divine liqueur,
Qui est dedans tes flancs reclose,
Bacchus, qui fut d'Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
Vin tant divin, loin de toi est forclose
Toute mensonge et toute tromperie.
En joie soit l'aire de Noach close,
Lequel de toi nous fit la tempérie.
Sonne le beau mot, je t'en prie,
Qui me doit ôter de misère.
Ainsi ne se perde une goutte
De toi, soit blanche ou soit vermeille.
O Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D'une oreille
Je t'écoute :
Ne diffère.
c) Voyons à présent la 2e clé : « vérolés très précieux » :
Cela revient à s’interroger sur la place et la fonction du rire dans Gargantua. Il y a deux types
de rires dans le roman : le rire /plaisir franc et innocent, et le rire dénonciateur. Le premier
(superficiel, extérieur) cachant le second (la drogue cachée à l’intérieur de la boîte)
* le rire occultant (qui cache)
Que signifient les « vérolés » ? La sexualité étant généralement liée dans l’esprit du lecteur au
plaisir des sens, elle correspond à l’extérieur de la « boîte » , à sa décoration souvent
grotesque et comique. Le rire est jouissif, et il y a une vraie esthétique de la joie chez
Rabelais, qui inclut tous les domaines : les sens (faire bonne chère, être bon vivant :
l’épicurisme rabelaisien), le corps (le plaisir de faire du sport), l’intellect (le plaisir
d’apprendre), et l’âme (le plaisir de la musique, de la bonne compagnie, la reconnaissance
pour les plaisirs terrestres qui se termine par une prière (fin du ch 23). De même, on retrouve
toutes les intensités du rire : l’humour (calembours, jeux de langage), l’éclat de rire
(aventures grotesques de certains personnages : gags), l’ironie (critique, caricature), la joie
de vivre.
« Si le rire est le propre de l’Homme » (Aux lecteurs), c’est le contenant de la connaissance,
comme le verre contient le vin, ou la boîte « Silène » contient la drogue précieuse. Ce
contenant permet (comme dans tout apologue, récit bref et plaisant qui débouche sur une
morale) de faire passer un message important en le cachant d’abord aux yeux du lecteur. C’est
la pédagogie du « educere et placere » (plaire et enseigner) comme le résumera le siècle
suivant, le 17e s classique. C’est aussi un moyen d’échapper à la censure de la Sorbonne, qui
délivre les autorisations de publier, et de faire diversion. Mais cela suppose que le lecteur
reste actif et se met en quête du sens profond.

*le rire libérateur


Plus que cela encore, le rire est libérateur : par le recul de la moquerie, le lecteur prend de la
distance avec ses habitudes anciennes et se trouve prêt pour en prendre de nouvelles. Le livre
est d’ailleurs structuré de manière binaire (critiques de la société puis solutions), comme si
le narrateur nous disait d’un côté « A rejeter » et de l’autre « A adopter ». Ce qui déclenche
le rire moqueur est à rejeter, ce qui déclenche le rire plaisant (bonheur, joie de vivre) est à
adopter. On peut noter 3 oppositions binaires : l’éducation, la religion, la politique.
On peut noter 3 oppositions binaires : l’éducation, la religion, la politique qui comprennent
chacun un modèle et un anti-modèle comme dans les apologues.

-la 1e opposition binaire concerne l’éducation, les ch 21-22 fondés sur


l’hyperbole qui est la marque de la caricature s’opposent diamétralement aux ch 23-24. Ils
sont construits sur le même schéma et s’opposent deux à deux en décrivant une journée
type de G dans l’ordre chronologique, d’abord selon les méthodes obsolètes du Moyen-Age,
puis selon l’idéal de la Renaissance. Le lever tardif et la paresse s’oppose au lever matinal et à
des études qui envahissent tout, y compris la toilette et le repas. Le seul sport du ch 21 est de
« gambad[er] » dans le lit, les sports se multiplient de manière « horrifique » au ch 23, si bien
que l’on se demande si les 24h suffisent (pour les études aussi). Le manque d’hygiène
(corporelle, livresque : les livres pèsent le double par leur « graisse ») s’oppose à une hygiène
parfaite pour l’époque (changer plusieurs fois de vêtements après s’être bien frotté ; on se
peigne, se brosse les dents). La nourriture lourde et indigeste, en quantité « gargantuesque »
s’oppose à l’équilibre nutritionnel et à la frugalité des autres ch : on passe de la viande grasse
au poisson, et de l’abus d’alcool à la sobriété. Les études ne le sont que de nom dans les
premiers ch : on apprend par coeur (tant et si bien qu’on peut les réciter à l’envers) des livres
sans intérêt pour les humanistes, mais on ne réfléchit pas, on n’arrive même pas à se
concentrer (« son âme était en la cuisine »). Il en va à l’opposé dans les ch dédiés à l’éducation
humaniste : on fait des synthèses, on dialogue, échange ses opinions, argumente, et on
s’intéresse à tout. L’éducation d’ennuyeuse et théorique devient plaisante et pratique : on va
sur le terrain (par ex pour herboriser, on plante soi-même). Alors que les jeux du Moyen-Age
sont abêtissants et infantiles, ceux de la Renaissance sont éducatifs. Alors que dans les ch de
la mauvaise éducation on ne cesse de se moquer et de caricaturer grâce au gigantisme et ses
hyperboles,il n’y a rien à rire au 1er degré dans les ch 23 et 24, mais la notion de plaisir, de
bonheur est omniprésente : la joie est la forme noble du rire : la vie est belle, passionnante
pour les étudiants, d’où la reconnaissance finale (prière à Dieu). L’adj « bon » ou l’adverbe
« bien » reviennent régulièrement. Les étudiants ne se sentent pas contraints : les cours se
font avec leur accord, et ils participent aux décisions : « Ils faisaient souvent, pour être plus
sûrs, apporter les … livres à table » ; « tout leur jeu était libre, car ils laissaient la partie quand
cela leur plaisait ». Le rire dénonciateur libère donc le lecteur des fausses idées sur l’éducation
et le conduit vers une nouvelle éducation, où les étudiants sont à leur tour libérés des fausses
contraintes ce qui leur permet de s’épanouir pleinement (vision holistique – complète – de
l’Homme : âme, esprit /intelligence, corps : rien n’est oublié, et pour la première fois depuis
le Moyen-Age le corps trouve sa place dans la vision de l’être humain. C’est la Renaissance qui
redécouvre la beauté du corps humain grâce à son étude de l’Antiquité (cf l’art de la
Renaissance copié sur les statues antiques) et son importance. On oppose aussi l’éducation
collective, dans la crasse, l’abêtissement et les châtiments corporels, au bénéfice que
peuvent apporter les professeurs privés (précepteurs) à condition de bien les choisir -
Montaigne et Erasme diront la même chose (cf annexe) au sujet des collèges : « collège de
pouillerie que l’on nomme Montaigu (…) l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connu
(Ponocratès). Car les esclaves sont mieux traités chez les Maures et les Tartares, et les
meurtriers dans une prison criminelle, et certes bien mieux les chiens dans votre maison, que
ne sont ces misérables dans ce collège » ch37
GUSTAVE DORE
Pour les humanistes il est plus important d’avoir SOIF d’apprendre que de jouer au singe
savant

-la 2e opposition binaire concerne la religion, en particulier les pratiques


religieuses des théologiens (spécialistes de Dieu / « théos », qui sont les maîtres de la
Sorbonne) qui s’opposent à la foi simple et authentique des évangélistes, partisans d’un
retour aux sources de la vie chrétienne. Ces derniers ont la préférence et la sympathie de
Rabelais (ancien moine catholique défroqué – il a enlevé son « froc », c’est-à-dire son habit
de moine > il a « démissionné », mais il ne se convertira jamais au protestantisme, c’était trop
dangereux).
NB : Les évangélistes marquent le début de la Réforme qui naît au 16e s sous l’impulsion de
grandes figures religieuses comme Martin Luther ou Calvin. C’est un mouvement chrétien qui
voulait réformer la religion catholique de ses abus : vie des prêtres et moines non conforme au
christianisme, richesse de l’Église, notamment grâce à vente des indulgences (billets qui
accordaient le pardon des péchés). Cette volonté de revenir à la vraie foi des origines est
déclenchée au 16e par l’invention de l’imprimerie dont le 1er livre fut la Bible traduite en
français, ce qui permet pour la 1e fois aux fidèles de lire la Bible, notamment les « Evangiles »
(livres du Nouveau Testament) sans passer par les commentaires des prêtres et leur lecture en
latin. Les conséquences finales seront une scission d’avec le catholicisme pour créer une 2e
branche du christianisme, la religion protestante (« protester » contre les abus d’un
christianisme jugé à l’époque dévoyé). Et malheureusement, les persécutions qui vont avec,
ainsi que les guerres de religion qui ont suivi à la fin du 16e s et au début du 17e s (époque
baroque).
Dans le programme éducatif de G, on note des « sorties » éducatives – nouveauté
pédagogique – où ils ont l’occasion d’écouter des avocats, des conférences, et aussi « les
prédications des prêtres évangéliques »: ch 24.
Les critiques qui caricaturent les théologiens catholiques et ceux qui les suivent sont émaillées
dans tout le roman (on ne leur consacre pas des ch précis) :
*les évangélistes se fondent sur ce qui est écrit dans la Bible et non sur ce que les hommes
ont rajouté par leurs commentaires ou rites. En cela ils se libèrent des contraintes religieuses
parfois absurdes et ridicules, qui ne viennent pas de Dieu. D’après eux, les prières aux Saints
sont inutiles – d’ailleurs on ne doit adorer que Dieu seul (la preuve dans le roman : les saints
ne répondent pas) : lorsque frère Jean massacre les pilleurs de l’abbaye, chacun prie un saint,
mais tous meurent ; le narrateur s’en moque en rajoutant dans sa liste des faux saints : « Les
uns criaient Sainte Barbe./Les autre Saint Georges. /Les autre Sainte Nitouche. »
*frère Jean ne croit pas non plus aux prières « magiques » que l’on récite pour éviter un
malheur. L’action est pour lui préférable, ce serait lâche de ne pas s’impliquer et de tout
attendre passivement de Dieu : « je n’y crois pas. Toutefois mon bâton de la croix fera
diables » ch42
*une autre superstition pour Rabelais est l’eau bénite : « tous bien aspergés d’eau bénite »,
ses ennemis se font quand même massacrer ch 43
* les pèlerinages sont tout autant inutiles : les 6 pèlerins vont à Saint-Sébastien prier ce saint
pour échapper à la peste, mais d’après Grandgousier, ce n’est que superstition : « Vous croyez
que la peste vient de Saint Sébastien ? » leur demande-t-il. C’est transformer les saints en
diables, et ceux qui le font (les théologiens) sont des « faux prophètes », des « cafard[s] qui
prêchent des « scandales. La peste ne tue que les corps. Mais de tels imposteurs
empoisonnent les âmes. » Le sujet est si grave pour l’auteur que l’on ne rit plus, ici, le ton
polémique prend la relève. Puis Grandgousier devient à son tour prêcheur évangélique :
« Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, qu’il vous guide perpétuellement.
Et dorénavant ne soyez pas si faciles à faire ces oiseux et inutiles voyages [les pèlerinages].
Entretenez vos familles, travaillez chacun selon votre métier, instruisez vos enfants, et vivez
comme vous l’enseigne le bon apôtre saint Paul |un apôtre du Nouveau Testament]. En faisant
cela, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et il n’y aura ni peste ni
mal qui vous nuise. » (ch 179). Grandgousier incarne le modèle d’une vie selon les Evangiles :
il est pacifique, ne veut nuire à personne, pardonne à ses ennemis, use d’hospitalité, est bon
et généreux en tout, et essaie de transmettre ses valeurs à son fils par un bon choix de
précepteurs (professeurs privés).
*Alors que le Moyen-Age propose la piété creuse de la récitation, sans implication
personnelle, (cf la mauvaise éducation de G) les humanistes influencés par l’évangélisme
demandent une foi personnelle, simple et authentique (cf les actions de grâce – prières de
remerciement – aux repas et en fin de journée : « rendaient grâce à Dieu par quelque beau
cantique- chanson religieuse – fait à la louange de la générosité et de la bonté divine » ch23).
*cette piété creuse est liée au manque d’éducation et à la mauvaise éducation des moines :
l’éducation n’est pas à l’honneur, bien au contraire : « Je n’étudie pas pour ma part» dit le
frère Jean ; « Dans notre abbaye nous n’étudions pas, de peur des oreillons. Notre feu abbé
disait que c’est une chose monstrueuse de voir un moine savant. » (ch 39). Ils ne comprennent
même pas ce qu’ils récitent, comment pourraient-ils vivre une vie religieuse épanouie ? : « Ils
marmonnent à grand renfort de lectures et de psaumes qu’ils ne comprennent pas ». Ils ne
prennent même pas leurs prières au sérieux, ce n’est que mécanique : « Ils racontent force
Notre Père entrelardés de longs Je vous salue Marie, sans y penser ni les comprendre. Et
j’appelle ça moquedieu, et pas prières. » ch40
*l’hypocrisie religieuse : le narrateur va même jusqu’à faire des jeux de mots irrévérencieux
sur le Pape, le chef de la religion catholique : ses partisans sont appelés « papegai[s] »
(perroquets) ou « papelard[s] (hypocrites) au ch 12. Ce sont des propos osés et dangereux au
16es où l’on brûlait vif les juifs et les hérétiques.
Le narrateur dresse une liste de tous ceux qui sont interdits d’entrée dans l’abbaye de
Thélème :
« Ici n’entrez pas, Hypocrites, bigots [ceux qui fondent leur foi sur des détails rituels et
témoignent d’une dévotion exagérée, en se croyant en général supérieurs aux autres et en les
jugeant]
Cagots (= bigots), cafards empantouflés... (bien à l’aise, tranquilles dans leur couvent) »
*la parodie des jugements religieux expéditifs qui expédient des innocents à la torture et au
bûcher par le redoutable tribunal de l’Inquisition se trouve au ch 19, dans la bouche du
sophiste Janotus qui imite le « blablabla » hypocrite et non fondé des juges qui massacrent à
tour de bras ceux qu’ils appellent « hérétiques » c’est-à-dire qui s’écartent de la doctrine
religieuse officielle -les évangélistes et réformés sont des hérétiques) : « nac petetin
petetac,ricque, torche lorgne, il fut déclaré hérétique ».
*les horaires des couvents sont gouvernés par les cloches, voici ce qu’en dit frère Jean : « la
plus grande absurdité au monde était de se gouverner au son d’une cloche, et non à ce que
dictent le bon sens et la raison » ; il n’y aura pas de cloche, pas d’horaire imposé à l’abbaye
de Thélème.
La nouveauté de l’évangélisme tient dans le fait de vouloir dégager l’être humain du carcan
religieux imposé par les hommes (et non par Dieu), carcan qui étouffe la vrai foi, et empêche
le bonheur d’être croyant. Le monachisme (vie dans un monastère, lorsqu’on est moine),
avec ses règles très strictes, est très critiqué par frère Jean : « Jamais je ne m’astreins aux
heures [le même mot désigne l’horaire des prières, et la prière à ces horaires], les heures
sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures(1)… je les raccourcis ou les
rallonge quand bon me semble. Une brève oraison pénètre le ciel ». D’ailleurs il s’endort lors
des sermons et des longues récitations de prière qu’il présente à G comme un bon somnifère
(ch41) .
(1) pastiche d’un passage des Evangiles où Jésus critique les hommes qui au nom des rites et
impératifs religieux imposés par les hommes oublient les vraies valeurs religieuses. C’est une
phrase importante pour l’évangélisme.
La religion doit rendre heureux : Rabelais reprend la phrase de l’apôtre Paul « Soyez toujours
joyeux ». Les évangélistes veulent retourner aux sources, où seule l’envie de répondre à
l’amour de Dieu par l’amour envers Lui et les hommes comptait ; il n’y avait pas besoin
d’autres règles, ni de contraintes.
C’est pourquoi aussi l’abbaye de Thélème (qui signifie « bon vouloir ») dont le frère Jean
sera le fondateur aura pour seule règle de n’en pas avoir (« fais ce que voudras »). Moine
atypique, souvent sorte de chevalier proche des Croisés par sa violence et son intolérance
(c’est la partie de ses aventures qui fait rire), frère Jean est ambigu : en bafouant les règles
trop humaines des rites religieux de l’époque, il devient aussi le porte-parole du mouvement
évangélique dans le roman. Frère Jean combine donc en lui-même une « Silène » : le côté
excessif du personnage prête au rire, mais derrière cette façade, il y a une vraie réflexion
sur la vie religieuse.
*au ch42, le narrateur en donne un exemple cocasse, fustigeant le dogmatisme absurde
(ensemble des croyances et des règles à suivre obligatoirement par les croyants, édités par le
Pape ou les théologiens) : « Vous (frère Jean critique les autres moines) me ressemblez aux
docteurs décrétalistes (qui étudient les décrets ou dogmes, lois promulguées par le Pape) qui
disent que si on voit son prochain en danger de mort, on doit sous peine de triple
excommunication [exclusion de la communauté chrétienne, mais une suffisait!!] l’admonester
de se confesser et de se mettre en état de grâce [recevoir le pardon divin pour accéder au
paradis] avant que de lui venir en aide. Alors quand je les verrai tomber dans la rivière et près
d’être noyés, au lieu d’aller les chercher et de leur tendre la main je leur ferai un sermon beau
et long...et quand ils seront raides morts, j’irai les repêcher ».
*ce qui a pu choquer de nombreux croyants et peut-être les choque encore en lisant Rabelais,
c’est que l’arme exclusive de frère Jean est un bâton surmonté d’une croix, la croix étant le
symbole religieux le plus fort chez les chrétiens. Les évangélistes ne voulaient adorer que Dieu
et refusaient de sacraliser ce qui n’était pas Lui : de simples objets du culte, ou des images
religieuses ou encore les statues des Saints ; Rabelais se plait à scandaliser ses lecteurs en
insistant et exagérant cet aspect, d’autant plus que le mot le plus fréquent dans la bouche du
moine Jean est le « diable » !!
*de plus, G trouve une partie des moines inutiles (c’est lorsque frère Jean sort du couvent qu’
il devient utile) : « un moine (j’entends de ces moines paresseux) ne travaille pas comme le
paysan, ne garde pas le pays, comme l’homme de guerre, ne guérit pas les malades, comme
le médecin, ne prêche ni n’endoctrine les gens comme le bon docteur évangélique et le
pédagogue, ne transporte pas les commodités et les choses nécessaires à l’État comme le
marchand. Voilà la cause pour laquelle ils sont hués et abhorrés de tous » (le registre
polémique reprend le dessus sur le rire : derrière le narrateur on devine Rabelais, un ancien
moine qui n’a pas supporté la vie monachique et a fini par la quitter).
Parallèlement au côté clownesque du frère Jean, caricature du croisé enragé, sorte de
« Polichinelle avec son bâton », il sert aussi dans le roman à définir une nouvelle sorte de
moine, telle que les aiment les évangélistes : « notre bon frère Jean (… ). Il n’est pas bigot
(religieux « coincé » attaché aux détails), il n’est pas négligé (sale comme parfois d’autres
moines), il est honnête, joyeux (la foi religieuse doit réjouir si elle est authentique), hardi,
bon compagnon. Il travaille, il se rend utile, il défend les opprimés, il réconforte les affligés,
il subvient à ceux qui souffrent, il garde les clos de l’abbaye. » (ch40)
*G plaint le sort des protestants de son époque : « les amenés à la croyance évangélique sont
persécutés » et il pousse un gros soupir (ch58) révélateur d’une vision inhumaine de la
religion qui se croit le droit de forcer un homme à l’accepter et pire encore, de tuer s’il ne le
veut pas (le 16e s sera marqué par les guerres de religion entre catholiques et protestants).
Un autre cas se présente également : les moines de l’abbaye du frère Jean n’ont aucun
scrupule à égorger et achever les pilleurs, qui croyaient sauver leur vie en se confessant auprès
d’eux : « Ceux-ci sont confessés et repentants, ils ont gagné les pardons, ils s’en vont au
paradis » - ils les tuent, sans compter les femmes et les petits enfants » (qui bien sûr ne
pouvaient être là, parmi les soldats, mais c’est pour mieux souligner une cruauté absurde et
condamnable, anti-religieuse de surcroît) ch 27
NB : En effet, on emprisonne les protestants et parfois les brûle vifs, ou bien on les envoie aux
galères (comme rameurs : travail si exténuant que l’on mourait vite) ; on leur interdit de
pratiquer leur religion, et nombre de protestants vont dans « le désert » c’est-à-dire en pleine
nature, la nuit pour prier et célébrer leur culte. Les plus chanceux arrivent à fuir la France et à
s’établir dans des zones protestantes (dont le roi ou seigneur a adopté la religion protestante)
ou s’exilent en Amérique (épopée du Mayflower, un des navires qui a transporté des
protestants persécutés. Pionniers, ils deviennent les premiers colons d’Amérique). Le roi Henri
IV (protestant obligé de se convertir pour devenir roi de France) signe l’Edit de Nantes qui
accorde la liberté de religion aux protestants. Mais on les massacre à Paris lors de la Saint-
Barthélémy et au siècle suivant Louis XIV révoquera l’Edit de Nantes et poursuivra les
persécutions (par ex par des « dragonnades » notamment dans les Cévennes : des soldats
(« dragons ») s’établissent chez l’habitant, se font loger et nourrir tout en violant et torturant
leurs hôtes). La liberté de religion devra attendre, pour les protestants comme pour les juifs
persécutés de longue date, la révolution française et la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen.

Pour les humanistes, il est plus important d’avoir une foi authentique tournée vers l’amour
de Dieu et des Hommes que d’accomplir tous les rites exigés par l’aspect humain de la
religion.

- la troisième opposition binaire concerne la politique : l’image du bon roi


Grandgousier s’oppose diamétralement au mauvais roi Picrochole.
*par son souci de former un dauphin digne d’être roi (le lien du sang ne garantit pas les
qualités politiques, mais l’éducation) : au ch 29 Grandgousier rappelle à son grand regret G
de ses études parisiennes (« la ferveur de tes études demandait que je ne te rappelle pas »)
afin qu’il lui vienne en aide dans la guerre qui se prépare contre Picrochole. Il lui rappelle son
« droit naturel » (fils de roi et donc futur roi) .Dans le ch 50, après la fin de la guerre,
Grandgousier « ordonne que Ponocratès… soit assidu auprès de l’enfant (le fils de Picrochole)
jusqu’à ce qu’il le connaisse apte à pouvoir gouverner par lui-même et à régner ».
*par son intérêt pour son peuple : le bon roi est un père pour son peuple. Grandgousier est
d’abord un père tout court : au ch 38 on le décrit près du feu, à griller des chataignes et
« faisant à sa femme et à sa famille de beaux contes du temps jadis ». Il est donc d’abord
HUMAIN . Le champ lexical de l’humanité revient constamment dans le roman, par ex dans
le discours pacificateur de Gallet à Picrochole , et s’oppose à l’INHUMANITE de ce dernier
(« excès incomparables que toi et tes gens avez commis contre ses (de Grandgousier) terres
et ses sujets »). Le bon roi s’inquiète pour son peuple, la royauté n’est qu’un droit qui confère
une responsabilité, celle d’intervenir pour « le secours des gens et des biens qui te (G) sont
liés par le droit naturel. ». On voit que le droit naturel (l’héritage biologique de la couronne)
fait du peuple les enfants du roi qui les gouverne : là aussi il y a un « droit naturel ».
Grandgousier prépare une série de mesures sociales pour son peuple : un hôpital pour les
blessés et le remboursement aux civils des dommages subis (ch 51)

GUSTAVE DORE
*par conséquent par son pacifisme et son désintérêt :« ne jamais suivre son profit
particulier » dira Grandgousier dans ses conseils à son fils: préférer le dialogue à la guerre,
renoncer aux guerres de conquête : « ma pensée n’est pas de provoquer, mais d’apaiser, non
d’assaillir mais de défendre, non de conquérir mais de protéger mes féaux sujets » ch 29. C’est
pourquoi Grandgousier multiplie les conciliations : il s’enquiert sur l’origine de la guerre pour
éventuellement pouvoir reconnaître les torts et réparer ; au ch 32 malgré l’origine ridicule de
la guerre, et sa colère maîtrisée devant les excès de Picrochole, Grandgousier envoie des
chariots entiers de fouaces et autres dédommagements bien trop généreux pour éviter la
guerre : « car cela me déplaît par trop de lever une guerre. »
Un bon roi doit donc
- ne pas déclencher lui-même une guerre, au nom de l’amour des Hommes (humanisme) et
des valeurs religieuses (humanisme chrétien) : « toute ma vie je n’ai cherché que la paix »
(Grandgousier ch 28). « Cette imitation des anciens Hercules… est contraire au fait de
professer l’Evangile (paroles du Christ). Les combats épiques et la recherche de la gloire sont
anti-religieux : « ...l’Evangile, par lequel il nous est commandé de garder,sauver, régir et
administrer chacun son pays et ses terres, et pas d’envahir les autres avec hostilité… » Ce que
l’on appelait autrefois « prouesses » , « maintenant nous l’appelons brigandages et
méchancetés » ch 46 . Parole audacieuse, alors que Charlequin – empereur qui se dit très
chrétien – est à la tête de l’Europe. Là encore, le registre polémique (critique verbale) dépasse
le registre comique.
Grandgousier invoque également l’argument du « boomerang » : ne pas se contenter de ce
qu’on a finit inévitablement par se retourner contre soi : Picrochole qui détruit sera détruit à
à son tour prophétise Grandgousier ; savoir « laisser couler » les querelles et user de
modération, de raison et de sagesse : voilà les conseils de Grandgousier. Et savoir modérer
ses appétits : le méchant est celui « à qui son bonheur ne suffi[]t pas » (ch50)
-d’ailleurs les guerres ont des motifs futiles que l’on pourrait avec un peu de bon sens
ramener à ce qu’ils sont : ridicules (une dispute entre fouaciers et bergers : une guerre et tant
de morts pour des brioches !! De surcroît, la vérité a été déformée, et Picrochole est en tort
(ce sont les fouaciers de Picrochole qui sont responsables et non les bergers de Grandgousier).
C’est assurément une allusion cachée à l’actualité du 16e s : cf les conflits entre François 1er et
Charlequin.
NB historique : Les premières décennies du 16e s européen sont marquées par la continuité de
guerres qui ne semblent pas finir : une rivalité oppose François 1er depuis 1519 à Charlequin
et date de l’élection de Charlequin au trône du Saint Empire romain germanique, que convoitait
aussi François 1er. L’empire de Charles Quint fige les conflits en une opposition quasi
structurelle entre la maison d’Autriche et le royaume de France.
Comment un enjeu après tout mineur au regard du continent, la possession de la couronne
de Naples, a-t-il pu provoquer un conflit européen de plus d’un demi-siècle et modifier
profondément la situation politique de la Chrétienté ? Cela peut paraître absurde à un
homme du 21e s et l’était déjà à l’époque de Rabelais. Nous ne sommes pas loin des fouaciers...
Charlequin est le modèle de Picrochole : son impérialisme est parodié dans le ch 33
(mégalomanie de Picrochole qui veut conquérir la terre entière – cf annexe) ; Rabelais fait aussi
allusion aux opérations militaires de Charlequin : le sac de Rome en 1527 et sa lutte contre les
« Infidèles » : c’est ainsi que les chrétiens fanatiques appelaient les Mores (musulmans) :
« nous attaquerons la Morée » dira Picrochole - (ch 33) ; la bataille de Pavie qui voit la défaite
de François 1er (ch 39) - pour son opposition à Charlequin, cf annexe : frère Jean voudrait
« couper la queue des fuyards de Pavie ». « Plus ultra » (plus outre) est la devise de Charlequin,
et correspond à l’appétit insatiable de Picrochole, et parfois à sa cruauté (cf annexe).
- savoir résister aux mauvais conseillers (ch 33) qui désirent une guerre pour des motifs de
vaines gloire personnelle
- et tenir sa parole, ne jamais trahir une alliance (honnêteté, droiture, des qualités royales) :
dans la harangue que fait Gallet (envoyé par Grandgousier) devant Picrochole, il parle d’une
« amitié sacrée » entre eux que Picrochole a lâchement trahie
- ni suivre l’impulsivité de la colère : « il faut modérer sa colère » (ch 29) sinon elle devient
« tyrannique » et cause beaucoup de malheurs. Un vrai roi se reconnaît à sa capacité à gérer
ses émotions et à l’usage de la raison et de la patience, contrairement à tous les modèles
mythologiques et historiques. La colère n’est pas digne de l’être humain, l’impulsivité est
animale (voire diabolique)
-or la colère et la guerre sont le signe de «l’impulsion de l’esprit malin (c’est-à-dire du
diable) » (ch 28), et c’est en pratiquant une religion éclairée que l’on trouve la force de ne
pas y céder : dans sa lettre à G au ch 29, Grandgousier dit que Dieu a abandonné Picrochole
« à son franc arbitre » (volonté non guidée par la raison mais par des émotions anarchiques),
vu qu’il ne s’est pas laissé « guide[r] par la grâce divine »
illustration de Gustave DORE
>>l’opposition binaire est très visible : Picrochole est un suppôt de Satan, Grandgousier est
du côté de Dieu. Et tel prince, tel peuple : « les gens » de Picrochole se comportent comme
lui sans foi ni loi (les fouaciers n’ont aucun respect des autres, se croient tout permis (voler
des raisins, ne voient en la guerre qu’un moyen de s’enrichir : plutôt que de défendre leur
pays, ils passent leur temps à saccager et piller, « émancipés de Dieu et de la raison pour suivre
leurs affections perverses » ch 31 ; alors que du côté de Grandgousier, c’est la raison et la
compassion qui dominent (« ils (les ennemis) se guident au hasard et non par raisonnement » ;
l’éducation reçue, quant à elle, permet de prendre de la distance et de se donner du temps,
c’est ce qui distingue aussi la bête de l’Homme ; les belliqueux sont d’ailleurs qualifiés de
« bêtes ». La bestialité des soldats de Picrochole, qui obéissent à leur instinct de pillage plutôt
qu’à une discipline militaire se retrouve au ch 27 : ils ne sont pas différents de Picrochole qui
veut « piller » le monde par ses conquêtes de mégalomane puéril : « sans ordre ni drapeau,
sans tambour [défoncé pour accueillir les raisins] ni trompette...chacun était hors des rangs ».
Il n’est donc pas étonnant que le frère Jean les « renvers|e] comme des porcs » (ch 27. Or
une bonne éducation est une discipline qui prépare à la discipline de la vie, où l’anarchie ne
peut qu’engendrer l’échec.
- en effet, la guerre n’est pas digne de l’Homme et par conséquent il faut essayer d’éviter la
guerre à tout prix si un autre la déclenche
*en se renseignant objectivement sur l’origine de la guerre « en réfléchissant selon la réalité
des faits » ch 34 (Gargantua suit les traces de son père à ce sujet)
*même si soi-même on n’est pas en tort, en essayant de calmer son adversaire par des
conciliations et de beaux gestes qui pourraient le satisfaire ; Grandgousier propose même de
pardonner à Picrochole et de lui rendre son amitié : « et amis comme auparavant », ch 32 . La
noblesse du geste est opposée au comportement honteux et scandaleux de Picrochole (qui en
ce sens ne mérite pas le nom d’Homme) : non seulement il accepte les cadeaux de
Grandgousier, mais il n’en tient pas compte, en poursuivant la guerre
-en donnant une chance à l’ennemi de s’en sortir vivant : Gargantua propose aux assiégés du
château au gué de Vède ch 36 de partir sains et saufs avant de déclencher les hostilités
-et s’il faut quand même se résoudre à la guerre pour sauver son pays (guerre défensive),
cela doit être fait « avec le moins d’effusion de sang possible » ch 29, par ex par la ruse (cf
ch 34-35 la ruse de Gymnaste qui joue au possédé pour faire peur aux ennemis qui finissent
par s’enfuir
*en respectant son ennemi, même s’il a tort, et en ne le poussant pas à des actes de
désespoir : savoir modérer sa victoire. Contrairement à frère Jean qui massacre à tour de
bras, G refuse de poursuivre les fuyards : « selon la vraie discipline militaire, il ne faut jamais
mettre son ennemi dans une situation sans espoir » ce qui pourrait le radicaliser et déclencher
une vengeance future. « Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et les cheimins, et
faites-leur plutôt un pont d’or pour les renvoyer » (ch 43). Leçon inspirée des Evangiles où
Jésus dit à ses disciples qu’il faut aimer ses ennemis et leur pardonne sur la croix. La capacité
de pardon doit être inhérente à la fonction royale.
*il est conseillé de se faire de ses ennemis vaincus des amis en les traitant humainement : cf
le titre du ch 46 : « Comment Grandgousier traita humainement Touquedillon prisonnier (chef
de l’armée de Picrochole) ». Il lui rend son cheval et le renvoie libre ; bien plus, il minimise
l’affront qu’il a subi (le mot « guerre » passe à celui de « sédition »), le couvre de cadeaux et
de richesses précieuses. Ainsi il le retourne et en fait un ambassadeur de paix (mais Picrochole
toujours aveuglé par la colère ne peut pas entendre le moindre argument qui le contredirait
et le tue avec la plus grande cruauté et férocité - Rabelais n’hésite pas à nous montrer l’aspect
réaliste et horrible de la guerre, qui devrait à lui seul pousser vers la paix : même si beaucoup
de massacres sont relatés comme un jeu de massacre, avec humour noir (cf les prouesses de
frère Jean, il y a des passages qui ne trompent pas : « Alors il (Picrochole) commanda à ses
archers de le mettre en pièces. Ce qui fut fait … si cruellement que la chambre était toute
pavée de sang » ch 47).
Lors de la victoire finale, Grandgousier refuse de piller la ville conquise, contrairement aux
pratiques de Picrochole, et offre un repas aux soldats vaincus ainsi qu’une coquette somme
d’argent
-*par son sens de la justice (ne punir que vrais coupables) un roi se fait respecter :
Grandgousier ne punira que les fouaciers à l’origine de la guerre, et dans l’impossibilité de
tendre à nouveau la main à Picrochole en fuite, propose d’éduquer son fils en roi digne de ce
nom à l’aide de Ponocratès (ch 50)
*savoir aussi récompenser ses amis : en dehors d’un grand banquet, Grandgousier offre un
cadeau exceptionnel à frère Jean : la construction d’une abbaye luxueuse pour l’époque, qu’il
dirigera en liberté complètement. Bonté, générosité, accueil, dons : c’est la vraie « richesse
royale », mais Grandgousier va plus loin, et l’étend même à ses ennemis

*avoir la victoire modeste : savoir rester humble et ne pas agacer les vaincus par des gestes
de vaine gloriole : au lieu de semer la haine, l’humiliation et par conséquent le désir de
vengeance « dans les coeurs des vaincus », Grandgousier y sème, par sa générosité, sa
« mansuétude » (indulgence) et sa compassion, la paix. Gargantua rapporte comment ce
dernier traita son ennemi dans une guerre passée : « Alors que les autres rois et empereurs,
même ceux qui se font nommer catholiques |encore une allusion risquée à l’actualité!],
l’auraient misérablement traité, durement emprisonné et rançonné à l’extrême, lui le traita
courtoisement, le logea agréablement dans son palais avec lui, et par une incroyable bonté le
renvoya avec un sauf-conduit, chargé de dons, chargé de grâces, chargé de tous les bons
offices de l’amitié. » ch 50. Ce qui retourne l’ennemi en question, à qui Grandgousier interdit
de lui baiser les pieds, par respect pour l’homme, même ennemi (le mot « humanité » revient
constamment dans la narration) ; son peuple est retourné aussi, et offre librement un tribut
à Grandgousier.
Nous glissons d’un monde de la force au monde de la « libre volonté, … de la libre grâce ».
C’est ainsi que l’Homme et le monde devraient fonctionner (et c’est la transition narrative
vers l’abbaye de Thélème où la seule « autorité » sera la liberté de chacun, fondée sur
l’amour du prochain – de l’humain qui se trouve à côté de nous (vertu religieuse par
excellence), et donc le bon vouloir de lui faire plaisir). Comme Ponocratès pour l’éducation
et (en partie) frère Jean pour la religion, Grandgousier est un « exemplum », un « exemple »
au ch 50, un modèle : nous sommes bien dans un apologue.
>NOUS AVONS DONC LE PORTRAIT D’UN ROI
– PHILOSOPHE, conforme à l’idéal ancien de Platon dans La République (cf annexe) : « Que
les Etats seraient heureux quand les rois philosopheraient et que les philosophes
régneraient »(Rabelais cite Platon dans le texte avec la référence précise) ch 45
- ET D’UN ROI QUI APPLIQUE LES PRINCIPES EVANGELIQUES (les Evangiles sont la partie du
Nouveau Testament de la Bible qui raconte la vie de Jésus) contrairement aux rois réels... Il
agit selon ses valeurs, qui se définissent comme un humanisme chrétien : « vivez comme
vous l’enseigne le bon apôtre Saint Paul » conseille Grandgousier ch 45

Pour les humanistes il est plus important d’avoir un roi humain et sage qu’un roi glorieux et
belliqueux.

BILAN 1 : les 3 sujets évoqués par le roman (éducation, religion, politique), doivent être faits
pour l’Homme, et non l’Homme pour eux. Cf ch 41 la phrase de frère Jean qui pastiche une
parole du Christ critiquant le manque de souplesse et voire l’inhumanité de certains
commandements religieux rajoutés par les hommes : « Les heures (prières à horaires fixes)
sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures ». Comprendre : les différents
aspects de la société doivent être là pour la vie et l’épanouissement de l’être humain, et non
pour l’asservir et le rendre malheureux. Education, religion, gouvernement, tout doit être
tourné vers le bonheur de l’être humain.
C’est le rire de la sagesse, le « gai savoir » auquel il faut aspirer (en avoir soif : être motivé
pour le trouver et le boire : étudier tout ce qui peut y conduire). Grandgousier indique bien
le but de la vie : devenir « docteur en gaie science » (ch 13), car le « gai savoir » est le bon
savoir, celui qui permet de vivre et de faire vivre la société (rappel : l’adjectif « bon » est
surabondant dans le récit). Au fond de l’être humain, il y a l’aptitude à être bon (sa
quintessence qu’il faut extraire avec précaution, à l’aide de conditions favorables : « des
gens libres, bien nés, bien éduqués, conversant dans des compagnies honnêtes ont par nature
un instinct, comme un aiguillon, qui les pousse toujours à agir vertueusement et les retire du
vice » (ch57). Avec l’allégorie des Thélémites, « bien nés » (c’est-à-dire au 1er degré fils de
nobles : comme on pensait que la vie venait du sang, les nobles disaient avoir un meilleur sang
que les autres, et qu’ils étaient donc supérieurs aux autres car bons de naissance), Rabelais
imagine l’homme de l’avenir, bon par nature et développant encore sa bonne nature par
une éducation soignée à laquelle se rajoutent des conditions socio-politiques de paix et de
prospérité. L’homme idéal de la Renaissance est beau par son corps éduqué lui aussi (sport)
et bon par sa sagesse (c’est l’idéal du kalos kagathos – expression grecque signifiant « beau
et bon » que l’on retrouve déjà dans la littérature antique, qualifiant notamment l’athlète qui
a su épanouir son corps comme son esprit). Mais Rabelais lui donne également le sens
d’Homme accompli, à la hauteur de la dignité humaine. L’Homme est un géant en puissance.
Ce microcosme sera alors sans danger pour le macrocosme.
Mais attention
- au mauvais savoir, au savoir coupé des valeurs humaines et divines : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme » dit dès l’abord Rabelais dans son premier livre,
Pantagruel.
- au manque de liberté (politique, religieuse, pédagogique) : la contrainte « tue » et pervertit
les Hommes. C’est par conscience de sa dignité humaine, de son « honneur » (ch 57) que l’on
doit agir : « Quand ils (les Thémites) sont écrasés et asservis par une vile sujétion et une
contrainte, ils détournent le noble zèle par lequel ils tendaient librement à la vertu, vers la
déposition et la rupture de ce joug de servitude. » La liberté au contraire crée l’émulation de
bien faire et d’être bon pour les autres (ch 57). Ainsi « fais ce que vouldras » peut devenir
sans danger la seule loi humaine…
Le rire fait partie de cette liberté, cette prise de distance qui laisse un espace où chaque
particulier peut retrouver sa dignité. Il libère des contraintes en s’en moquant, et révèle la
nature humaine destinée à la joie.
Le rire informe, éduque en montrant ce qui n’est pas bon : il diffuse le savoir libérateur, le
bon savoir.
Ces idées sont encore utopiques au 16e s (et pas seulement...), mais LES HUMANISTES
INDIQUENT LA VOIE A SUIVRE POUR LE BONHEUR DE L’ETRE HUMAIN. Cet idéal diffusé par
les HUMANISITES domine la RENAISSANCE mais engage aussi l’avenir de l’humanité, un
avenir où HUMANISME (dont la racine rappelle à la fois « les humanités », les études, et
l’importance de l’être humain) RIME AVEC HUMANITE.
BILAN 2 : LA STRUCTURE DU ROMAN
1) le roman est en fait un apologue, et la partie plaisante (qui amuse, fait rire) est l’aspect
ludique du conte. Les personnages sont stylisés (emblématiques) : peu de descriptions
physiques – nous ne savons rien de Grandgousier ni de Picrochole, de Gymnaste..., les
personnages réduits à un aspect qui les définit : le bon/mauvais roi…le bon / le mauvais
professseur : oppositions manichéennes (sans nuances) ; le personnage principal est mis à
l’épreuve : éducation, départ à la guerre… et remporte brillamment ces épreuves, avec des
opposants et des adjuvants (aides) . Les invraisemblances sont légion. C’est la structure même
du conte, et nous sommes en plein dans le registre est merveilleux.
2) le roman suit aussi l’évolution chronologique du personnage principal, qui grandit et
mûrit au fur et à mesure des pages, en passant de l’animalité à l’humanité grâce à
l’éducation. On peut retenir 3 étapes : l’enfance, proche de l’animalité (le vocabulaire
scatologique remplit les pages, de l’urine aux excréments) ; la 1e éducation qui ne fait
qu’abêtir de bonnes dispositions (ch 13 : son « esprit merveilleux) ; puis la 2e éducation qui le
rend capable d’agir avec sagesse lors de la mise à l’épreuve de la guerre.
GUSTAVE DORE
3)Parallèlement à l’éducation de Gargantua, le lecteur suit un parcours initiatique qui passe
d’un rire « gratuit » au 1er degré, pur plaisir de s’amuser (grossièretés, rire fol, carnavalesque
– le lecteur est un « fou » (Prologue), invraisemblances, jeux de mots…) à un rire critique
(critique de l’éducation du Moyen-Age, de pratiques religieuses déviantes de leur source,
d’une politique « de brigand »), pour arriver à la joie, au bonheur des Thélémites.
On passe d’une réalité très prosaïque (les besoins scatologiques d’un enfant) à une utopie de
haute volée qui fait entrevoir l’Homme parfait.
4) Ce parcours est aussi un parcours en profondeur qui passe de l’extérieur vers l’intérieur,
en creusant de plus en plus profond le sens du livre (le chien qui atteint la moelle /
l’abstracteur de quintessence) : pour cela il faut avoir soif (de connaissances, de savoir), et
devenir comme « Grandgousier » ou « Gargantua » (cf l’étymologie de son nom au ch : 7
« Quel grand tu as (gosier) » : G à peine né réclame à boire).
Le roman de Gargantua n’est qu’une mise en forme littéraire (plus attractive ainsi) des idées
diffusées dans les livres (très sérieux) des différents humanistes – cf annexes). Rabelais nous
offre une boisson agréable, et il faut boire son livre (« buveurs très illustres » est l’apostrophe
au lecteur du Prologue) pour contribuer à notre tour à la circulation du « sang », c’est-à-dire
la vie de tous…
5) C’est aussi une descente en soi, dans les profondeurs de son être : on passe de l’absence
de contraintes (animale : les pulsions de l’enfant Gargantua) à la liberté qui est l’acceptation
d’un choix personnel, et la mise en oeuvre voulue (fais ce que voudras) de ses valeurs : se
trouver un cadre qui permette d’extraire (alchimie) le meilleur de l’humain.
BILAN 3 : L’ENIGME DEMEURE
Cependant Rabelais ne nous facilite pas la tâche, dans notre quête alchimique du sens du
livre. Au contraire, il s’amuse à nous égarer – sans doute pour égarer également ses
censeurs. Il passe donc constamment du 1er degré au 2e et inversement. C’est aussi une
tehcnique du rire (décalage).
Dès que nous croyons être dans les hautes sphères de la sagesse ou de la spiritualité, il nous
fait chuter dans la grossièreté triviale (par ex le moine Jean termine à peine sa vision de prière
évangélique qu’il réclame à boire et « but tant qu’il voulut » ch 41
Inversement, alors que nous sommes dégoûtés des flots de vins et d’ivrognes, il nous fait un
clin d’oeil en nous rappelant que derrière le vin il y a le divin (c’est dans le ch des ivrognes –
ch 5, que le narrateur dévoile le plus le sens allégorique voire mystique du vin, en rappelant
la parole du Christ sur la croix (« j’ai soif »). Si ses lecteurs en tant que chrétiens sont censés
l’imiter, ils doivent se mettre à boire – non du vin, allégorique – mais la sagesse divine !
Notons encore les ch 2et 58, deux poèmes énigmatiques : paroles d’ivrognes ou de
prophètes ? Ou de précurseurs du surréalisme au 20e s par la technique du collage...
GUSTAVE DORE

Ainsi le livre de Rabelais est un écho des débats de la Renaissance, mais aussi une image positive de
l’être humain, la seule créature qui tient entre ses mains le salut de l’humanité ...

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