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Robe noire fermée jusqu’au cou, les bras levés, des mains blanches osseuses, le regard fixe, la vieille
femme crie sur la place du village que c’est la mobilisation générale.
Il n’y a pas un souffle d’air dans les feuilles du gros arbre.
Des oiseaux chantent.
Au garde-à-vous dans sa salopette de travail, les mains dans les poches, un homme
pleure.
Il est en sabots.
Il y a du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux
enterrements.
Un long chat noir est étiré sur le rebord d’une fenêtre.
Deux femmes âgées s’étreignent, chacune la tête dans le cou de l’autre. Le chignon de la plus petite s’est
défait, ses cheveux grisonnants tombent en longues mèches ondulantes de chaque côté de ses épaules.
On dirait des anguilles vivantes. J’ai envie de faire pipi.
Quelque part, au loin, une génisse appelle d’un meuglement plaintif.
Des villageois restent adossés à la façade jaune sale d’une maison.
Assise sur une pierre, la petite fille bleue tient à deux mains son ballon sur ses
genoux. Ses chaussettes blanches sont en boules molles sur ses chevilles. Elle se mord
les lèvres.
Devant le muret de pierres sèches, une femme s’est agenouillée sur le sable de la
place. Elle a les mains jointes, le dos voûté, la tête baissée. C’est comme une statue
d’église, mais noire.
Ma culotte est trop courte, elle me tire entre les jambes, j’ai de grosses croûtes aux genoux, ça
sanguinole toujours un peu et ça brûle.
En blouses grises, l’épicier et sa femme se tiennent sur le pas de leur porte.
Un cerf-volant rouge clignote dans le ciel.
Des hommes arrivent. Ils se serrent la main. On les voit se parler, hocher la tête, la
secouer, hausser les épaules.
Les bras ballants, deux femmes ont déposé devant elles leurs seaux de fer pleins
d’eau.
Je n’ai pas goûté. J’ai faim.
Le petit rouquin se traîne à quatre pattes dans la poussière en faisant des bulles de
salive avec ses lèvres. Il reçoit un coup de pied, tombe en avant sur le ventre et éclate de rire. C’est sa
mère qui lui a donné le coup de pied. Elle le relève en le tirant brutalement par le bras. Elle époussette du
bout des doigts son tablier d’écolier noir. Elle lui donne une gifle. Il pleure.
« La guerre, on ne la fait pas : c’est elle qui nous fait » : l’affirmation de Sartre rappelle à quel point la
guerre est un état dans lequel on peut se trouver plongé très brutalement, sans y être préparé et sans
savoir ce qu’elle changera en nous. C’est en quelque sorte ce qui arrive au très jeune narrateur du texte
de Louis Calaferte, C’est la guerre, publié en 1993. L’extrait offre un point de vue original sur l’annonce
de la mobilisation générale en septembre 1939 dans un village qui pourrait être n’importe lequel, et on
assiste à la réaction des villageois qui pourraient être n’importe quels villageois. C’est à hauteur d’enfant
que le récit de cet épisode est mené avec une certaine innocence voire inconscience : « c’est la guerre »,
mais dans quelle mesure comprend-on que c’est le cas ici ? On verra que le texte ressemble à une série
d’arrêts sur images, comme au cinéma, qui montrent à quel point les personnages sont saisis face à une
promesse de violence imminente. On verra cela dit que le monde décrit, du fait du point de vue adopté, se
retrouve peuplé de détails enfantins qui ont tendance à tout placer sur le même plan, comme si la guerre
restait une idée vague. On mettra enfin en évidence qu’il revient au lecteur de décoder les sous-entendus
du texte : même si la guerre n’est qu’annoncée, la violence couve déjà.
Ce qui frappe en premier lieu dans l’extrait, c’est que l’annonce de la mobilisation provoque
paradoxalement l’immobilisation des villageois ; l’un des premiers verbes du texte est « arrêter » à la
ligne 3, « on arrête de jouer », ce qui pourrait sonner la fin du divertissement, de tout plaisir. La vieille
femme décrite la première a « le regard fixe » à la ligne 5. L’homme mentionné ensuite est « au garde-
à-vous » à la ligne 8. Ce sont toutes des notations d’immobilité. La nature elle-même répond à cette
sidération : « il n’y a pas un souffle d’air dans les feuilles du gros arbre » à la ligne 6, c’est comme si
le vent lui-même s’était arrêté à l’annonce de la guerre prochaine. L’univers est massivement statufié,
arrêté net. La structure du texte montre également que l’enfant saisit une série d’instantanés, comme
en photographie ; l’auteur a en effet décidé de revenir de très nombreuses fois à la ligne, trente-six fois
en cinquante-six lignes. Le narrateur passe d’une image à une autre, à l’aide du présent de description :
« un long chat noir est étiré » (ligne 13), « une génisse appelle » (ligne 18), « la petite fille […] se mord
les lèvres » (ligne 21) ou encore « un cerf-volant rouge clignote dans le ciel » (ligne 29). On voit bien que
l’enfant prête son attention successivement à des éléments de la nature, aux hommes et aux femmes,
aux autres enfants, aux objets, aux couleurs. La liste est hétéroclite, le narrateur est guidé par ses
perceptions du moment, et les fait partager au lecteur les unes après les autres. Ce n’est donc pas
encore la guerre dans le sens où elle n’est pas encore exprimée par une violence débridée.
Plus encore, cette série d’instantanés provoque un curieux effet de lissage : tout semble être replacé sur
le même plan. On dirait que l’enfant perçoit le monde autour de lui sans faire de distinction particulière,
sans que cela provoque en lui une réflexion sur les enjeux de la guerre qui va arriver. D’ailleurs, en tant
qu’enfant, il porte son attention sur des détails typiques de son univers de références, loin de tout champ
de bataille viril : le petit garçon précise que sa « culotte est trop courte » et lui « tire entre les jambes »
à la ligne 26, faisant ressentir au lecteur ce petit détail d’inconfort presque amusant, auquel s’ajoute
la brûlure causée par les « grosses croûtes aux genoux », grand classique de l’enfance turbulente. Ses
préoccupations sont essentiellement son « envie de faire pipi » (ligne 17) et son « goûter » évoqué à
plusieurs reprises aux lignes 34, 45 et 56. Les villageois ont beau sembler tristes et abattus, ils n’en
distraient pas pour autant l’enfant qui « aime les tartines épaisses avec dessus du beurre salé et un
sucre ». Les tournures syntaxiques ainsi que le vocabulaire montrent qu’ils sont le fruit d’un esprit
enfantin : la métaphore amusante « on dirait des anguilles vivantes » à la ligne 16 sort tout droit d’un
univers plein d’imagination, de la même manière que le groupe nominal « la petite fille bleue » à la ligne
20 fusionne une silhouette et la couleur du vêtement porté. Les tournures présentatives « ça » à la ligne
27 relèvent du registre familier. On constate que l’enfant ne saisit pas les enjeux de ce moment crucial
Dans le texte, on peut donc avoir l’impression que la guerre est encore loin, qu’elle n’est qu’annoncée
sans être réellement vécue ; ainsi le village reste le terrain de jeu d’un enfant inconscient des enjeux d’un
conflit mondial. Pourtant, l’atmosphère est pesante, tragiquement alourdie par le spectre de la guerre
précédente : les plus âgés savent à quoi s’attendre, la violence, l’absence, la privation, la mort. La guerre
se fait sur les champs de bataille, mais aussi dans la vie des êtres humains en modelant leur vision du
monde pour toujours : c’est ce qu’a pu montrer Céline dans son roman Voyage au bout de la nuit, dans
lequel le héros est devenu bien pessimiste sur le genre humain.
Dans C’est la guerre, en 1993, Louis Calaferte emprunte le regard d’un enfant de onze ans pour décrire
l’annonce de la mobilisation générale de 1939 afin de montrer qu’être en guerre est une disposition
d’esprit, parfois malgré soi, avant d’être un conflit politique et militaire. Qu’est-ce qu’être en guerre ?
Dans quelle mesure cette expression, relevant d’une posture ou d’un état, met en jeu différentes sphères
du monde des humains, que l’humain soit considéré comme maillon d’une communauté ou comme
individualité ? La question exige de considérer les différentes définitions possibles de la guerre, selon
le point de vue que l’on veut bien adopter, selon le contexte et selon l’expérience que l’on a du conflit et
de la violence. Dans un premier temps, on peut considérer l’état de guerre comme un état relevant des
structures militaires et politiques. Dans un deuxième temps, on ne peut que s’interroger sur des cas où
l’état de guerre existe sans qu’il y ait affrontement réglé sur un champ de bataille. Finalement, on peut
se demander si l’état de guerre n’est pas aussi une disposition individuelle et collective à la lutte quelle
qu’elle soit.
Pour définir l’état de guerre, on peut s’en remettre aux tentatives de certains penseurs d’en évoquer le
sens de manière objective. La guerre, si l’on en croit la définition de la guerre dite « régulière », oppose
deux États, et l’enjeu est de conquérir des territoires ou une forme de puissance sur son adversaire. Dans
son traité De la guerre, Clausewitz, soldat et officier prussien du début du XIX siècle, a théorisé la guerre