Dans Gargantua, publié en 1534, sous le pseudonyme d’Alcofribas, «abstracteur
de quinte essence», Rabelais propose le récit des exploits du père de Pantagruel. Gargantua a souvent été présenté comme une réécriture plus unifiée, plus achevée, plus profonde de Pantagruel, publié en 1532, où la dimension sérieuse et philosophique apparaîtrait plus nettement, les passages scatologiques étant nettement moins nombreux, et cédant la place à des questions essentielles comme l’éducation humaniste, l’art de la guerre juste, la critique de la religion. Dans ce premier chapitre, le narrateur, Alcofribas, qui se présente comme un historien fort savant, prétend nous renseigner sur les ancêtres du géant Gargantua. Il décrit son tombeau et le document qui y furent découverts, mais suscite aussi quelques doutes sur le sérieux de son propos. Prb: En quoi cet incipit qui mêle comique et sérieux propose-t-il au lecteur une clef de lecture pour Gargantua? En quoi cet incipit invite-t-il le lecteur à ne rien prendre au premier degré? Mouvements du texte
1er mouvement: La découverte du tombeau (1er paragraphe)
- "Retournons à nos moutons" issu de la Farce de maître Pathelin (comédie) donc cela donne le ton comique du passage. Le lecteur a donc déjà un indice sur le peu de sérieux de cet extrait. -"par un don souverain de dieu": parodie de texte religieux - Parodie de roman de chevalerie dans lesquels les origines du héros sont toujours évoquées. Ici aussi on parle de "l'origine et la généalogie de Gargantua" donc ce personnage est associé à un héros. C'est aussi une parodie de récit historique puisque les historiens ont l'habitude de raconter la généalogie des grands personnages de l'histoire (voir les extraits vus en classe sur les livres historiques antiques). - hyperbole "plus complète que nulle autre" puis ensuite sorte de prétérition "celle de dieu, je n'en parle pas" puisqu'il dit ne pas en parler mais l'évoque quand même! Il met donc Gargantua sur le même plan que Dieu. Là encore parodie de texte biblique (voir les extraits étudiés en classe). - Le narrateur désigne clairement les censeurs en les appelant « les calomniateurs et les cafards », mais aussi les « diables » : cela lui permet de renverser l’accusation d’impiété des théologiens, puisque ce sont eux qui deviennent des représentants des ennemis de la religion (« calomniateur » a d’abord le sens de « chicaneur, celui qui fait un emploi abusif de la loi » puis de « faux accusateur (en justice) ». De même "cafard" est un mot d'origine arabe qui signifie "hypocrite". En faisant une prétérition (comme dit ci-dessus), il met en scène l’impuissance de la censure, qui ne peut l’empêcher de parler, de façon oblique et rusée, de ce qu’il veut. On remarque aussi l'allitération en -k- (sonorités désagréables) qui met en lumière l'expression. - Jean Audeau: personnage fictif mais fait illusion de réel - cadre spatial précis pour donner l'illusion de vrai encore une fois "Arceau Galeau", "Narsay", "Vienne"... lexique technique de l'archéologie "creusant, piocheurs, fossés" donc Alcofribas se fait passer pour un historien ou archéologue sérieux. - précision aussi de la matière du tombeau "bronze" va dans le même sens d'effet de réel - Mais malgré cette mise en scène sérieuse, l’ensemble demeure néanmoins fantaisiste, par la disproportion du tombeau, qui s’inscrit dans la veine «gigantale». Le tombeau est infini (on n’en trouve pas le bout), comme la généalogie de Gargantua : du cô té de la naissance comme du cô té de la mort, tout est ici démesuré. Tout le lexique de la grandeur met le doute sur le sérieux du texte "grand, long sans mesure, jamais le bout, trop profondément". Le contraste entre notations réalistes et univers fantaisiste produit la satire du discours historique et la célébration de l’imagination débridée.
2e mouvement: Les objets trouvés dans le tombeau (2e paragraphe)
- "Hic bibitur" = "Ici on boit". Thème de l'alcool, cher à Rabelais. Donc
atmosphère joyeuse et même ludique. "Gobelet, flacons" et mention du jeu de "quilles". - Accumulation et allitération en -g- et assonance en -i-. Ecriture de l'excès, écriture dionysiaque: "gros, gras, grand, gris, joli, petit, moisi". Comique de cette écriture car les adjectifs se contredisent. - La mention des "lettres étrusques" et des "lettres chancelières" témoigne de l'érudition du narrateur-historien qui sait déchiffrer de telles écritures. Les lettres chancelières étaient utilisées au Vatican donc clin d'œil de Rabelais envers l'église. Toutes ces écritures sont difficiles à déchiffrer, tout comme le livre de Rabelais est difficile à comprendre. Mais à l'image du narrateur-historien qui est un érudit, le lecteur saura comprendre le message du livre. - accumulation "non..., non..., non..." qui donne un effet de suspense. L'auteur s'amuse avec son lecteur qui s'attend à lire le matériel habituel sur lequel se trouve une écriture mais cette fois-ci Rabelais fait preuve d'originalité avec "écorce d'ormeau". - hyperbole "si usées" avec l'intensif "si" qui souligne la difficulté d'interprétation. En même temps, cela semble tellement illisible que l'on peut clairement douter de la possibilité de comprendre ce message si effacé! Comment donc faire confiance à ce que nous dit le narrateur?
3e mouvement: L'historien face au texte (3e paragraphe)
- L’èthos (image) du philologue humble et érudit se manifeste d’abord par le
procédé traditionnel rhétorique de l’excusatio propter infirmitatem (topos de modestie), consistant à se présenter modestement comme n’étant pas à la hauteur du sujet ou de la tâ che : « bien qu’indigne de cette tâ che ». - "A grand renfort de bésicles" est une expression souvent utilisée ironiquement pour dire "examinez bien". Les lunettes sont aussi associées au savant. Donc ici le narrateur donne une image sérieuse de lui. - allitération en -l- qui montre une certaine fluidité dans la lecture et dans l'Interprétation que le narrateur-historien fait du message trouvé. - Paradoxe: comment lire des "lettres non apparentes"? - Aristote n'a jamais enseigné cette science! En revanche, Aristote est évoqué ici car Juan Luis Vivès qui était un théologien du 16e siècle fut l'un des représentants de l'humanisme et apporta des idées nouvelles pour l'Eglise. Dans l'un de ses livres, il fait mention d'Aristote, en remettant en cause la confiance que l'on accorde aux traductions d'Aristote vu que les textes de cet auteur ont été retrouvés en très mauvais état. Donc comment se fier à des traductions de textes si incomplets? - Lexique de la lecture et de l'alcool sont entremêlés. "En buvant" et "en lisant" sont deux gérondifs placés sur le même plan. Le sérieux et le comique sont donc mêlés chez Rabelais. On parle de "serio ludere" (le sérieux et la dérision). - Lexique de la lecture très présent "lire, lettres, écriture, lisant" et même de l'interprétation avec "déchiffrai" qui montre bien qu'il s'agit d'un message à l'intention du lecteur. Rabelais invite son lecteur à faire comme lui, à prendre ses lunettes ("bésicles") pour mieux voir le texte, pour mieux lire entre les lignes et comprendre le message caché.
Conclusion
Gargantua et Pantagruel commencent de la même façon mais Gargantua
ne fournit finalement pas la généalogie promise, se contentant de renvoyer à Pantagruel. Dans Gargantua, l’érudition est donc d’emblée moquée puisqu’elle ne débouche sur rien. En outre Gargantua, en mettant en scène une forme d’autocensure, est plus explicite quant à sa dimension satirique vis-à -vis de la religion ; dans Pantagruel, il faut reconnaître dans la généalogie des géants un pastiche de la généalogie du Christ pour la percevoir. Cet extrait doit être lu comme un mode d'emploi de Gargantua, une indication pour bien lire le livre de Rabelais. Il faut boire puisque la boisson permet d'accéder au sens mais il faut aussi aiguiser son regard pour déchiffrer le message non apparent, non visible à première vue mais pourtant bien présent dans le texte de Rabelais. Cet extrait complète parfaitement le prologue qui par l'analogie aux silènes (boites) invitait le lecteur à ne pas se fier à l'apparence mais à ouvrir la boite pour y découvrir un trésor. De même qu'ici le tombeau renferme un trésor, le livre de Rabelais renferme un véritable message que seul le lecteur sagace (érudit, malin) saura comprendre.