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Littérature

«Je» et subversion du texte : le narrateur dans Jacques le


Fataliste
Mme Béatrice Didier

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Didier Béatrice. «Je» et subversion du texte : le narrateur dans Jacques le Fataliste. In: Littérature, n°48, 1982. Texte
contre - texte. pp. 92-105;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1982.2179

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1982_num_48_4_2179

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Béatrice Didier, Université de Paris viii

« JE » ET SUBVERSION DU TEXTE
le narrateur dans « Jacques le Fataliste »

Cette étude fait suite à une analyse que nous avions tentée dans la revue
Littérature sur le « Lecteur » de Jacques le Fataliste '. Peut-être était-il
paradoxal de poser la question : « A qui parle-t-on? » avant de poser cette
autre : « Qui parle? » La démarche n'est pas injustifiable cependant dans la
mesure où le lecteur réel a tendance à se substituer au lecteur fictif et par
conséquent pose son existence par le désir même de lire. Ce n'est qu'au fur
et à mesure de la lecture que va s'édifier ce personnage du « narrateur ».
On remarque cependant que les deux « personnages » sont le plus souvent
liés. Non certes, d'un point de vue théorique, puisque l'on peut très bien
concevoir un récit où il y ait un « narrateur », sans qu'apparaisse, dans le texte
du moins, un « lecteur ». La prose narrative en fournirait de nombreux exemples.
L'inverse n'est pas impossible non plus, quoique plus rare : le « lecteur » peut
ainsi apparaître au détour d'une note, par exemple où l'auteur prévoirait une
objection, tandis que le récit aurait été fait entièrement à la troisième personne.
Mais alors le « lecteur » n'est plus exactement ce personnage qu'il devient
quand sa présence est plus développée; il tend vers le degré zéro de l'existence
romanesque et se rapproche du lecteur réel. Si donc, dans des perspectives
théoriques, « lecteur » et « narrateur » peuvent exister séparément, il est bien
évident que dans la pratique l'existence de l'un suscite l'existence de l'autre,
et Jacques le Fataliste en fournira de multiples exemples.
Narrateur et lecteur ont leurs existences liées non seulement par cette
raison bien simple que, si l'on parle, on aime être écouté, et que si l'on écoute,
c'est que quelqu'un vous parle, mais aussi parce que, au-delà de ces lapalissades,
narrateur et lecteur possèdent une fonction subversive que n'ont pas les autres
personnages d'un récit, même s'il leur arrive de raconter ou d'écouter (Jacques
et son maître ne s'en privent pas.) Car précisément, ils ne sont pas exactement
des personnages. La critique moderne a amplement développé ce que tout

1. Littérature, décembre 1978. Nos références renvoient à l'édition Garnier-Flammarion.

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lecteur quelque peu attentif et point trop naïf avait déjà senti depuis longtemps :
le « narrateur » n'est jamais exactement l'auteur; du moment qu'il l'écrit, il
devient autre, et ce narrateur « de papier » entretient un lien assez lâche avec
l'écrivain. Le lecteur saisit encore plus facilement que ce « lecteur » dont il
est question n'est pas lui, lecteur déterminé, mais possède une sorte de
généralité et d'abstraction qui l'écarté de toute réalité; d'ailleurs le lecteur
individuel se sent souvent très différent de ce lecteur supposé qu'il voit figurer
dans le texte, et dont les réactions prévues par le narrateur peuvent être
totalement différentes des siennes. Et pourtant on ne voit pas en ce « lecteur »
et ce « narrateur » des personnages comme les autres, quand du moins le
narrateur n'est pas acteur dans le récit. La visualisation qui joue presque
toujours dans le travail de l'imagination qui accompagne la lecture, ne
fonctionne pas pour eux et ne leur donne pas chair et sang comme aux autres
« personnages de papier ». Ils demeurent une voix et une écoute abstraites, en
quelque sorte. Dès lors, oscillant entre une assimilation à ces êtres réels que
sont l'auteur et le lecteur déterminés, et, d'autre part, une pure fonction
narrative, ils constituent, par leur présence même, une remise en cause de
l'écriture romanesque, et par conséquent un des plus subtils plaisir de la
lecture.

Organisation du récit par le « je »

Si le « je » est sans visage, il n'est pas sans culture. Le lecteur ne peut


certes pas imaginer à partir de détails solides sa physionomie, mais il pénètre
dans son univers culturel qui est cohérent et organisé, et cela grâce au « je ».
Ce narrateur, dont on ne sait rien, on sait au moins qu'il possède des
connaissances puisqu'il fait référence à « Molière, Regnard, Richardson,
Sedaine » (p. 59). Jacques et son maître évoquent pour lui d'autres couples
célèbres de la littérature : ils « ne sont bons qu'ensemble et ne valent rien
séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus »,
(p. 86). Il refait, devant le lecteur, le Bourru bienfaisant de Goldoni. Et l'on
peut se demander s'il faut imputer l'erreur qui l'amène à placer « Qu'allait-il
faire dans cette galère » dans la bouche d'Harpagon (p. 39) à une
invraisemblable ignorance du narrateur, à une étourderie de Diderot, ou plus
probablement à une volonté d'introduire dans le texte un de ces nombreux éléments
troublants sur lesquels nous aurons à revenir. Il possède des modèles culturels
dont il ne camoufle pas la présence, au contraire. La référence littéraire lui
appartient en propre. Ni Jacques ni le maître, ni M™ de la Pommeraye ni
l'abbé Hudson ne la pratiquent. Les vrais personnages vivent, ils ne citent pas.
Et la culture n'appartient ni au peuple ni à la vieille aristocratie. Elle suffirait
à situer le narrateur dans la même classe sociale que l'écrivain avec qui il
entretient de si frappantes ressemblances.
Au compte de ces ressemblances, il faudrait mettre ces subtiles références

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à d'autres œuvres de Diderot qui émaillent le texte de Jacques le Fataliste.
Le Bourru bienfaisant devient une pièce de Diderot et le personnage de Gousse
a bien des ressemblances avec celui du Neveu de Rameau.
Le narrateur est homme d'ironie et de fantaisie. Il pratique
systématiquement l'irrévérence - et d'abord dans le domaine littéraire. Ainsi les
pointes envers Voltaire. « Je me suis fourré dans une impasse à la Voltaire,
ou vulgairement dans un cul-de-sac, d'où je ne sais comment sortir » (p. 108).
Mais il prétend tout aussi bien garder sa liberté de langage et ne pas se
laisser brider par des convenances. Il réclame enfin un droit à la liberté, si
total qu'il préférerait se passer d'écoute que de se laisser traiter « en
automate » par le lecteur. « Écoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout
seul » (p. 90).
Pour saisir sa physionomie morale et intellectuelle, il est intéressant de
rappeler quelles histoires sont directement racontées par lui. En dehors de
l'histoire fondamentale de Jacques et de son maître, il prend la parole à
plusieurs reprises pour raconter des anecdotes, en général brèves et qui donnent
lieu à des réflexions morales ou esthétiques, comme celles du poète de
Pondichéry ou de Gousse, ou encore celle du pâtissier. On notera en revanche
qu'il ne raconte pas directement, et charge un personnage de raconter les
deux histoires les plus célèbres et les plus développées : Mme de la Pommeraye
et l'abbé Hudson. Mais sa personnalité apparaît aussi au détour des réflexions
qu'il fait à propos des anecdotes assumées par d'autres.
Le narrateur est philosophe, et reproduit assez exactement certaines des
options de Diderot. Il est fataliste comme Jacques : « Nous croyons conduire
le destin; mais c'est toujours lui qui nous mène » (p. 53). Comme Jacques
également, il est sensualiste : « Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique
très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître
que le mot douleur était sans idée, et qu'il ne commençait à signifier quelque
chose qu'au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous
avions éprouvée » (p. 41). Dans le domaine esthétique, il est pour le réalisme,
à condition que ce soit du réalisme de grande qualité. « La vérité, la vérité »
(p. 59), mais il ne faut écrire que si l'on a du génie. Peut-être est-ce d'ailleurs
à la faveur de l'histoire du poète de Pondichéry, que la figure du narrateur
se dessine la plus proche de celle de Diderot : il est l'écrivain arrivé qui reçoit
le jeune poète. Il ne craint pas d'appeler un chat un chat et s'indigne des
susceptibilités des lecteurs qui se plaindraient de voir figurer des mots aussi
naturels que « bougre » ou « foutre ». Il s'insurge volontiers contre les lieux
communs de la morale, et par exemple, entreprend de défendre les femmes à
la suite de l'histoire de Mme de la Pommeraye. La marquise, comme M"*1 d'Aisnon
ont des excuses. Et plus que des excuses : des droits.
Si donc nous pouvons assez facilement lui donner une physionomie morale
et intellectuelle, nous n'en sommes pas moins fort ignorants sur ce qu'est sa
vie. Où est-il quand il raconte? Un des rares éléments que nous connaissions
de sa physiologie, c'est son désir de dormir : « et si j'allais aussi mettre ma

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tête sur l'oreiller» (p. 119). Mais, puisqu'il prétend ne pas faire de contes, la
nécessité de justifier l'origine de ses récits, va l'amener à dévoiler certaines
circonstances de sa vie 2, ainsi en particulier pour l'histoire fondamentale de
Jacques et de son maître : « Vous allez prendre l'histoire du capitaine de
Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu'il l'a
racontée à son maître, tel fut le récit que j'en avais entendu faire aux Invalides,
je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez M. de Saint-
Étienne, major de l'hôtel; et l'historien qui parlait en présence de plusieurs
autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un
personnage grave qui n'avait point du tout l'air d'un badin » (p. 86). Il est
censé avoir vu ce dont il parle et c'est par lui que se fait l'articulation toujours
délicate du texte au réel. Et déjà apparaît un élément troublant. Si l'origine
de son récit est bien ce qu'il a entendu aux Invalides, il n'a pas vu les scènes
qu'il raconte, il ne fait que les redire. Or à plusieurs reprises, il se met à
parler comme s'il avait été présent - et le lecteur ne manque pas de le lui
faire remarquer vertement : « Là, j'entends un vacarme... - Vous entendez.
Vous n'y étiez pas. - II est vrai. Eh bien. Jacques... son maître... On entend
un vacarme effroyable» (p. 110). Parfois le lecteur n'est pas si vigilant et ne
relève pas cette invraisemblance. « Lorsque j'entendis l'hôte s'écrier de sa
femme : " Que diable faisait-elle à sa porte. " je me rappelai l'Harpagon de
Molière » (p. 39).
Le narrateur entend et voit ce qu'il n'a entendu qu'indirectement et ce
qu'il a été réduit (comme les lecteurs) à imaginer. En cela il se rapproche
aussi de l'acte créateur de Diderot. Il ne se contente pas de répéter ce qu'il
a entendu aux Invalides, il visualise la scène, il voit les gestes et les fait voir :
« Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles,
comme on fait lorsqu'on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse » (p. 66).
Ou encore ces notations qui supposent chez le narrateur un sens du croquis
et du tableau qui appartiennent bien à l'auteur : « Et Jacques de le rembrasser
sur une joue et sur l'autre, et son maître de sourire, et mes deux chiens debout,
le nez en l'air et comme émerveillés d'une scène qu'ils voyaient pour la
première fois » (p. 95). Le narrateur assume un rôle de metteur en scène, c'est
lui, c'est sa parole qui dressent le décor. Travail paradoxal, puisque du même
coup il fait sortir le texte de la théâtralité pour le tirer vers le roman. C'est
le narrateur qui prend en charge ce tissu intersticiel qui réunit les répliques
du dialogue.
Il crée un lien et une unité, par sa parole certes, mais aussi, indissocia-
blement liée à la parole, par sa subjectivité, par ce « je » qui s'affirme à la
fois comme une écoute, un regard, une intelligence et un pouvoir de sélection.
Car, à plusieurs reprises il y insiste, le narrateur ne dit pas tout ce qu'il
pourrait dire. Il arrive même souvent qu'il affirme sa présence par cette force
de sélection. « Vous concevez, lecteur, jusqu'où je pourrais pousser cette
2. De même la narratrice dans la Vie de Marianne ne nous révèle guère de sa vie présente
que ce besoin de dormir, qui justifie l'interruption de son récit.

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conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille
ans, sans en être d'un pas plus avancé. Si vous me savez peu de gré de ce
que je vous dis, sachez-m'en beaucoup de ce que je ne vous dis pas » (p. 31).
« Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans,
dans la comédie ancienne et, dans la société (...) Jacques n'en usa pas envers
son maître avec la même réserve que je garde avec vous » (p. 39).
Parce qu'il est une subjectivité, le narrateur est obligé à un choix - et y
oblige le lecteur. Il ne peut tout raconter, il ne peut suivre deux lièvres à la
fois. Si Jacques et son maître se séparent momentanément, si le marquis des
Arcis prend une autre route (p. 220), le voilà obligé de choisir; et le voyage
avec ses perpétuelles possibilités, non seulement de rencontres, mais aussi de
séparations, permet sans cesse de rappeler que le narrateur se trouve à de
nombreuses reprises à un carrefour : carrefour du chemin et du récit, mais
tout récit est un carrefour. Aussi n'est-il pas étonnant que la présence du
narrateur soit insistante dans les aventures de voyage, tandis qu'elle disparaît
pour ainsi dire, lors des deux épisodes de Mme de la Pommeraye et de l'abbé
Hudson, aventures stables, circonscrites dans le temps et l'espace.
La parfaite cohérence, la construction rigoureuse de ces deux épisodes
rend aussi inutile la présence du narrateur qui au contraire se fait sentir
lorsqu'il y a une pluralité de récits entre lesquels il crée un lien, assumant un
rôle de chef d'orchestre alors bien nécessaire. Il contrôle le foisonnement du
récit, mais, en même temps, il en est largement responsable, et sa présence
est rappelée précisément lorsqu'il évoque cette multiplicité vertigineuse des
possibles où il se délecte à dérouter le naïf lecteur : « Que cette aventure ne
deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me prenait fantaisie de vous
désespérer. Je donnerais de l'importance à cette femme; j'en ferais la nièce d'un
curé du village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; je me préparerais
des combats et des amours » (p. 28). Ou encore - et l'on pourrait multiplier
les exemples : « II ne tiendrait qu'à moi de donner un coup de fouet aux
chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d'assembler, à la porte du gîte
prochain, Jacques, son maître, les gardes des fermes ou les cavaliers de
maréchaussée avec le reste de leur cortège, d'interrompre l'histoire du capitaine
de Jacques » (p. 84).
Assurant à la fois la limitation et l'organisation du champ du récit, il en
est le moteur et affiche une toute-puissance de démiurge. D'où le refrain : « il
ne tiendrait qu'à moi » : « je suis en beau chemin » (p. 26). Cette subjectivité
qui le limite, il s'en fait gloire puisqu'elle lui permet d'exercer un pouvoir;
c'est l'affirmation du moi comme volonté, et comme une sorte de volonté pure.
Que le narrateur n'ait ni lieu ni visage en fait une volonté absolue. Très
différent en cela du « je » du Neveu de Rameau qui parle dans le café de la
Régence et s'adresse à un personnage déterminé : le neveu. Il n'est pas le
Philosophe, il est l'artiste, le conteur qui n'a que les limites qu'il se choisit.

Ayant affirmé sa toute-puissance, le narrateur se révèle bien au lecteur

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pour ce qu'il est : un élément - l'élément le plus efficace peut-être - de la
subversion du texte. Ni personnage ni auteur, ce « je » d'où vient-il?
L'interrogation initiale : « Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout
le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? »
(p. 25) qui semble porter évidemment sur Jacques et son maître, pourrait se
poser tout aussi bien pour le narrateur et le lecteur. Questionnement repris
de façon très visiblement symétrique par l'hôtesse « Ces messieurs vont-ils
loin? - Nous n'en savons rien. - Ces messieurs suivent quelqu'un? - Nous ne
suivons personne. - Ils vont, ou ils s'arrêtent, selon les affaires qu'ils ont sur
la route? - Nous n'en avons aucune » (p. 1 22).
Le narrateur aime l'énigme; il pourrait tout aussi bien inscrire ses propos
sybillins dans le château allégorique : « Celui qui prendrait ce que j'écris pour
la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour
une fable » (p. 37). Ce serait un digne pendant de « Je n'appartiens à personne
et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d'y entrer, et vous y
serez encore quand vous en sortirez » (p. 45) 3. Son impartialité peu finalement
apparaître comme un trouble du récit, plus encore que comme un signe de
largeur d'esprit philosophique. J'en verrais un signe parmi d'autres dans la
discussion sur les femmes. « L'un prétendant qu'elles étaient bonnes, l'autre
méchantes : et ils avaient tous deux raisons; l'un sottes, l'autre pleines d'esprit :
et ils avaient tous deux raisons » (p. 45). Ne pas vouloir trancher dans cette
difficile discussion entre Jacques et son maître, c'est refuser de prendre parti,
c'est-à-dire aussi refuser de se situer dans un lieu idéologique déterminé, de
la même façon un peu plus loin, le narrateur hésite à se situer dans le lieu
du récit. « Voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux
m'attacher de préférence » (p. 47).
A cette politique de la subversion (qui pourrait bien être aussi une
subversion du politique, mais n'anticipons pas), il faudrait rattacher ces
nombreux passages où le narrateur affiche non plus sa suprématie (finalement
rassurante, puisqu'elle permet de l'assimiler à l'auteur), mais son ignorance.
Le lecteur accepte plus facilement (mais a-t-il raison?) que le narrateur ait
des doutes sur de difficiles problèmes philosophiques, que sur le déroulement
du récit dont il a assumé la responsabilité. On n'est guère choqué de le voir,
à propos de la douleur, dire que : « Jacques s'embarrassa dans une
métaphysique très subtile et peut-être très vraie» (p. 41). Tandis que l'on admet
beaucoup plus difficilement que, lorsque arrive le corbillard, il ne puisse, ou
ne veuille, éclairer le lecteur : « C'était le même char lugubre. Il était entouré...
De gardes de la Ferme? - Non. - De cavaliers de maréchaussée? - Peut-être »
(p. 75).
On notera le retour de l'expression « je ne sais ». Elle peut certes être
amusante et coquine : « Je ne sais s'il commença par rabaisser les jupons ou

3. On lira le très passionnant article de Jacques Chouillet, Sens, contresens et non-sens:


l'allégorie du château dans J. le F., Essays on the age of Enlightenment, in honor of I. Wade,
Droz, 1977.

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par dégager le pied » (p. 28). Il est déjà plus étrange que le narrateur ne sache
plus très bien à qui attribuer certaines réflexions (comment donc le lecteur le
pourrait-il alors?) « Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son
maître ou de moi » (p. 138). On lui pardonnera des oublis, quand ils deviennent
des procédés systématiques de la narration : « J'avais oublié de vous peindre
le site » (p. 1 56). Mais ces oublis ont tendance à se multiplier, à mesure que
progresse le texte : « J'ai oublié de vous dire, lecteur, que Jacques n'allait
jamais sans une gourde remplie du meilleur [...]. J'avais encore oublié de vous
dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement
était d'interroger sa gourde » (p. 250). Quand on comprend l'importance de
ce don de divination chez Jacques, on s'interroge sur le sens de cet oubli qui
permet une révélation différée d'un élément essentiel du personnage.
Encore peut-on croire à des oublis volontaires du narrateur qui traduiraient
les oublis plus certainement volontaires de l'écrivain. Ce qui trouble davantage
le lecteur, ce sont les moments où le narrateur manifeste soit une sorte
d'indifférence, soit une curiosité. « Voulez-vous que nous laissions là cette
élégante et prolixe bavarde d'hôtesse, et que nous reprenions les amours de
Jacques? Pour moi je ne tiens à rien » (p. 138). Mais comment lire sans une
sorte de vertige : « Je vous entends, lecteur : vous me dites : " Et les amours
de Jacques... " Croyez-vous que je n'en sois pas aussi curieux que vous? »
(204). Car enfin sait-il ou ne sait-il pas l'histoire des amours de Jacques? s'il
ne la sait pas, comment peut-il la raconter? et s'il la connaît déjà, comment
peut-il en être curieux? S'il l'invente à mesure, il se trouve dans la situation
d'une sorte d'écouteur de lui-même, et que deviennent alors les affirmations
sur l'origine .authentique de l'histoire de Jacques? Le questionnement engendre
le questionnement sans fin, dans ce texte tout entier sous le signe du point
d'interrogation.
Le lecteur admet difficilement que les personnages ne soient pas dans le
pouvoir du narrateur. « La voilà remontée, et je vous préviens, lecteur, qu'il
n'est plus en mon pouvoir de la renvoyer. - Pourquoi donc? - C'est qu'elle se
présente avec deux bouteilles de champagne, une dans chaque main, et qu'il
est écrit là-haut que tout orateur qui s'adressera à Jacques avec cet exorde
s'en fera nécessairement écouter » (p. 144). Le narrateur, pas plus que Jacques,
n'échappe à la fatalité qui pèse sur le monde et sur l'œuvre. Et voilà le lecteur
ébranlé dans cette croyance naïve et confortable que le narrateur/romancier
fait les romans qu'il veut.
Ces incertitudes, ces ignorances du narrateur semblent devenir plus
fréquentes à mesure que le récit progresse. Si bien que le lecteur, loin, de
gagner des certitudes de page en page, selon une logique du récit classique,
se voit envahi d'un doute : comment le narrateur peut-il ne pas connaître
l'histoire qu'il raconte. « Les amours de Jacques, il n'y a que Jacques qui les
sache» (p. 251). Et de nouveau, la litanie des interrogations sans réponse
véritable leitmotiv du texte, reprend, plus irritante, certes, plus décevante à
la fin d'un récit qu'en son commencement : « Le lendemain ils arrivèrent... -

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Où? - D'honneur je n'en sais rien. - Et qu'avaient-ils à faire où ils allaient?
- Tout ce qu'il vous plaira » (p. 302). A quoi bon finalement un narrateur, s'il
laisse au lecteur une part si importante de la création? Cette toute-puissance
du narrateur, rappelée pourtant presque jusqu'au bout - « Lecteur, qui
m'empêchait de jeter ici le cocher, les chevaux, la voiture, les maîtres et les valets »
(p. 28 1 ), - est donc pure clause de style. Le narrateur, du moment qu'il
n'invente pas et qu'il se soumet à la réalité historique, n'est pas maître des
événements, et doit confesser son ignorance : les affaires du maître, « Se
terminèrent-elles bien, se terminèrent-elles mal? C'est ce que j'ignore encore »
(p. 302). Le narrateur ne fait pas de roman, il « fait l'histoire. Cette histoire
intéressera ou n'intéressera pas : c'est le moindre de mes soucis » (p. 265).
Mais là où intervient la troublante, c'est lorsque le narrateur confesse ne
pas savoir encore la vérité, comme s'il assistait, en quelque sorte, à un
déroulement. A la faveur d'une situation de désordre, Diderot introduit un
facteur de désorganisation dans l'ordre même du récit : « Là j'entends un
vacarme... - Vous entendez! Vous n'y étiez pas; il ne s'agit pas de vous. - II
est vrai. Eh bien! Jacques... son maître... On entend un vacarme effroyable.
Je vois deux hommes... - Vous ne voyez rien; il ne s'agit pas de vous, vous
n'y étiez pas. - II est vrai » (p. 110). Ou bien plus plaisamment, à l'occasion
d'une pause du récit : « Si j'allais aussi mettre ma tête sur un oreiller, en
attendant le réveil de Jacques et de son maître », et plus loin : « Jacques [...]
nous laissa dormir, son maître et moi, tant qu'il nous plut » (p. 119). Alors se
pose la question de l'origine de la parole du narrateur. D'où parle-t-il?
Le clivage écrit/parole est incertain et par conséquent remis en cause :
parle-t-il ou écrit-il? Dans le premier cas, il se rapproche du statut d'un
personnage, dans le second, il tend à se confondre avec l'auteur. Mais l'origine
même de ses connaissances est-elle orale ou écrite? Cette seconde question
entraîne le lecteur dans un abîme d'incertitudes. En effet, pendant la plus
grande partie de l'œuvre, il semble que les connaissances du narrateur soient
d'origine orale. C'est le repas aux Invalides au cours duquel le narrateur a
entendu l'histoire de Jacques. Au même registre, pourrait se rattacher cette
remarque ultime : « On a voulu me persuader que son maître et Desglands
étaient devenus amoureux de sa femme» (p. 316). Encore que l'on puisse
penser qu'il s'agisse de renseignements recueillis ultérieurement à la
conversation des Invalides. Mais le narrateur a-t-il entendu directement ou bien
rapporte-t-il des propos qu'il a lus sur un manuscrit? Cette idée de manuscrit
ne s'introduit que tardivement dans le texte, remettant en doute la véracité
du narrateur, au moment même où il croit l'affermir. Parce qu'enfin est-il
témoin oculaire? est-il le rapporteur d'une conversation d'un témoin oculaire?
est-il le lecteur d'un manuscrit, ou son éditeur? Déjà une phrase comme « II
y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et son
maître » (p. 252) éveillait la curiosité. Le mot de « lacune » suggérait l'existence
d'un manuscrit ou d'un livre, et il est remarquable que le livre apparaisse
d'abord sous le signe de la lacune et du manque. La mutilation du livre était

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déjà figurée au commencement du texte, mais sous une forme métaphorique
« Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que
par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation
que la lecture d'un livre dont on aurait sauté quelques feuillets» (pp. 80-81).
Néanmoins la question du livre et du manuscrit ne devient évidente
qu'avec les dernières pages de Jacques. Le narrateur s'arrête parce qu'il ne
sait plus rien. Prévoyant la déception du lecteur, il annonce qu'il va essayer
de suppléer à ce manque en relisant « les entretiens de Jacques le Fataliste et
de son maître, ouvrage le plus important qui ait paru depuis le Pantagruel »
(p. 312). La suite du texte mérite de retenir toute notre attention : « L'éditeur
ajoute : La huitaine est passée. J'ai lu les mémoires en question; des trois
paragraphes que j'y trouve de plus que dans le manuscrit dont je suis le
possesseur, le premier et le dernier me paraissent originaux et celui du milieu
évidemment interpolé» (pp. 212-313). Plus question de la conversation des
Invalides : peut-être figurait-elle déjà à un deuxième degré dans ce « manuscrit »?
Mais alors le narrateur est-il le même personnage que l'éditeur, ou bien
l'éditeur édite-t-il un manuscrit où figure déjà le narrateur? D'autre part si le
manuscrit fiable n'est, comme les mémoires suspects, que les « entretiens de
Jacques le Fataliste et de son maître », tout ce qui est extérieur à cet entretien,
c'est-à-dire précisément les interventions du lecteur et du narrateur, constituent
donc un hors-texte? à condition que ces entretiens se distinguent nettement
du texte qui est en train de s'écrire? L'embarras est du même ordre dans les
Faux-monnayeurs : le roman écrit par Edouard est en même temps celui que
Gide est en train d'écrire, mais aussi, et contradictoirement, un autre, dont le
champ serait plus restreint et qui par exemple ne contiendrait pas les réflexions
d'Edouard sur ce roman qu'il écrit.
L'hypothèse la plus vraisemblable consiste à supposer que le « je » qui
figure à partir de « La huitaine passée, j'ai lu les mémoires en question »
(p. 312) serait le même que celui que nous connaissons bien, celui du narrateur;
il y aurait donc identité entre narrateur et éditeur, et la phrase « L'éditeur
ajoute » serait à mettre à compte d'auteur. Mais alors on voit qu'un
déplacement s'est accompli : le narrateur si soucieux de « vérité », c'est-à-dire de
réalisme, est devenu un érudit, soucieux aussi de vérité, mais à un autre
niveau : l'authenticité du manuscrit se substitue à la véracité des faits. Alors
le réalisme apparaît bien pour ce qu'il est : un réalisme de papier.
La comparaison du manuscrit que possède l'éditeur avec les « mémoires »,
loin de dissiper des doutes, les aggrave; puisqu'elle introduit un doute sur le
livre même, et sur l'écrit. Loin de combler des lacunes, elle les multiplie :
« Trois paragraphes donc dans ces " mémoires " : le premier et le dernier me
paraissent originaux et celui du milieu évidemment interpolé. Voici le premier,
qui suppose une seconde lacune dans l'entretien de Jacques et de son maître »
(pp. 312-313). Le «je », plus qu'il n'apporte une information au lecteur, parle
pour le déconcerter, ou plutôt il n'apporte des éléments d'information que
dans la mesure où il les remet en question.

100
Le trouble augmente avec le deuxième paragraphe : qui est le plagiaire?
qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux? : « Voici le second paragraphe,
copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l'entretien de Jacques le
Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre
Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas » (p. 313). Le comble consiste
à englober lecteur et narrateur dans le plagiat : « Mais ce qui ne laisse aucun
doute sur le plagiat, c'est ce qui suit. Le plagiaire ajoute : « (p. 314), suit alors
une violente discussion entre lecteur et narrateur à propos de la vertu de
Denise.
Le texte s'achève sur une nouvelle confession d'ignorance du narrateur :
« Je ne sais ce qui en est » (p. 316). On voit alors de quelle importance est le
thème de la disparition du livre et du manuscrit. Le thème de la falsification
de l'écriture circule un peu dans tout le texte. Non seulement en ce qui
concerne les amours de Jacques même, mais aussi dans des « tiroirs », en
particulier dans l'histoire de frère Jean : « Les moines ont dit qu'il avait formé
le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout
le chartrier, qu'il brûla les anciens registres, et qu'il en fit de nouveaux, en
sorte qu'à la mort du vieux procureur, le diable n'aurait vu goutte dans les
titres de la communauté. Avait-on besoin d'un papier, il fallait perdre un mois
à le chercher; encore souvent ne le trouvait-on pas » (p. 64). La destruction
du chartrier annonce la destruction de toute écriture, et sa déconstruction à
laquelle travaille, par sa seule présence, le narrateur.

Le narrateur et l'histoire

Parce qu'il assume, tant bien que mal la responsabilité de l'incertitude


des sources écrites et orales, le narrateur se trouve au centre même de
toutes les contradictions dont le texte fourmille, et par conséquent de cette
systématique remise en question des clivages les plus fondamentaux sur
lesquels reposent nos certitudes et notre relatif confort. L'histoire de Jacques
est-elle vraie, ne l'est-elle pas? entraîne bien d'autres questions encore plus
troublantes. L'opposition entre mort et vie, par exemple, est-elle si sûre?
« Pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou
le camarade de son capitaine? - Mais il est mort. - Vous le croyez... »
(p. 265.) Le narrateur, s'il ne cherche plus à se conformer à cette vérité
douteuse de l'histoire et du réel, peut tout imaginer, ainsi ce que donnerait
l'enfant de Mmede la Pommeraye et l'abbé Hudson. Parce qu'il fait un
récit, du coup il lui est loisible d'abolir la différence fondamentale entre le
réel et le possible, comme entre la vie et la mort. Mort/vivant? Réel/
possible? ce n'est peut-être que la différence d'une voyelle? Bigre/bougre?
honnêteté/malhonnêteté du langage.
Le narrateur est-il tout-puissant sur le récit? est-il au contraire incapable
de le contrôler? Est-il le démiurge? est-il le géomètre? Invente-t-il ou consigne-

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t-il scientifiquement le réel? On voit entremêler avec une habileté diabolique
le langage du romancier et de l'historien, du démiurge et du géomètre. A la
désinvolture du « il ne tiendrait qu'à moi », se mêle le vocabulaire
mathématique et rigoureux : « Les atteintes étaient d'autant plus fréquentes que les
distances étaient courtes, ou, comme disent les géomètres, en raison inverse
des distances » (p. 305). C'est peut-être que l'opposition géomètre/démiurge
est factice, remise en cause, en tout cas, par le xviir siècle (d'où le
développement, chez certains, du thème du Dieu horloger) et plus particulièrement
par le directeur de Y Encyclopédie, dictionnaire des sciences et des arts, ou de
la technique considérée comme un des beaux-arts.
Le « je » se trouve, plus encore que Jacques, au centre de la question
fondamentale déterminisme/liberté. L'histoire de Jacques est-elle écrite là-
haut, ou bien ici-bas par le narrateur? Question évidente et banale sur laquelle
je ne reviendrais pas si elle ne prenait un sens historique très particulier.
Jacques a repris sa gourde, oubliant qu'elle était vide, c'est-à-dire qu'il ne
possédait rien, et le maître qui appartient à la classe qui possède le pouvoir
de se mettre à rire. Mais ce maître, le narrateur peut fort bien l'interrompre :
« ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu'il n'était pas
écrit là-haut, comme il le croyait, qu'il serait toujours interrompu et que son
maître ne le serait jamais » (p. 272). Certes, il est toujours fort dangereux
d'interpréter des textes à la lumière des événements qui se sont produits après
leur naissance. Il est bien évident néanmoins que nous ne lirions pas de la
même façon Jacques le Fataliste sans la Révolution française. Bien évident
aussi que cette interprétation n'est pas arbitraire, dans la mesure où l'on croit
que la Révolution n'est pas le fait du hasard, mais qu'elle est préparée par
toute une évolution des structures socio-économiques et de l'idéologie dans les
années qui précèdent. Le texte que nous venons de citer pourrait vouloir dire :
la soumission et la misère des Jacques n'est pas une fatalité et l'écriture, par
son pouvoir, peut lui prêter une révolte qu'ils n'ont pas encore accomplie. Ce
n'est pourtant pas nier le fatalisme, ou du moins le déterminisme historique.
Simplement Jacques aurait mal connu ce qui était écrit là-haut, et si le
narrateur lui faisait interrompre son maître, c'est que cette révolution était
écrite, non pas peut-être là-haut, mais ici-bas, dans les lois du déterminisme
historique que Hegel et Marx ne vont pas tarder à dégager. Le fatalisme
pourrait être le déterminisme historique, si Jacques savait le lire et si le
narrateur savait l'aider à le lire.
Il semble que le narrateur soit conscient de pouvoir être ce que nous
appellerions, dans notre terminologie moderne, un moteur de la lutte des
classes : « II est certain que, pour peu que j'agace Jacques et son maître, voilà
la querelle engagée, et si je l'engage une fois, qui sait comment elle finira? »
(p. 272.) Or, à ce point crucial, le narrateur se retranche derrière « la vérité » :
« Mais la vérité est que Jacques répondit modestement à son maître : « Monsieur,
je ne vous interromps pas; je cause avec vous, comme vous m'en avez donné
la permission » (ibid.). On voit alors toute l'ambiguïté du « réalisme »; il peut

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n'être pas révolutionnaire et bien au contraire, en voulant se conformer
strictement au réel, se refuse le droit de le modifier.
Et pourtant ce réel il est soumis au temps et par conséquent à la fatalité;
même si le narrateur se refuse le droit d'accélérer l'histoire, elle s'accélère
toute seule, et le temps de la narration figure son déroulement. Le maître
après avoir maudit les « gens d'esprit » et menacé Jacques de ne pas continuer
son récit, le reprend : « Jacques. - D'accord; mais avec tout cela vous regarderez
à votre montre l'heure qu'il est, vous prendrez votre prise de tabac, votre
humeur cessera, et vous continuerez votre histoire. Le maître. - Ce drôle-là
fait de moi tout ce qu'il veut » (p. 272).
On notera que le narrateur ne redoute pas de donner une interprétation
politique aux démêlés entre Jacques et son maître. Bien au contraire, et
devançant les commentateurs modernes, c'est lui qui déjà proposait, en
dénonçant le plagiat de l'hôtesse (encore ce thème, si important, parce que
perturbateur du plagiat et l'on constate que c'est un thème cher au narrateur) : « En
achevant ce prononcé, qu'elle avait pillé dans quelque ouvrage du temps,
publié à l'occasion d'une querelle toute pareille, et où l'on avait entendu, de
l'une des extrémités du royaume à l'autre, le maître crier à son serviteur :
« Tu descendras! » et le serviteur crier de son côté : « Je ne descendrai pas! »
Mais l'interprétation politique du narrateur est assez lourde d'équivoques. S'il
établit une équivalence entre la révolte, des parlements contre le Roi, et celle
de Jacques contre son maître, c'est peut-être, par le déplacement de la
métaphore, vider Jacques de son caractère authentiquement populaire : Jacques
n'est pas un parlementaire, il est « peuple ». Substituer au conflit aristocrate/
peuple, le conflit Roi/parlement, c'est-à-dire bourgeoisie parlementaire, n'est-
ce pas déjà opérer le glissement que la bourgeoisie va s'efforcer de réaliser à
son profit pendant la Révolution, faisant d'une révolution qui faillit être
populaire, une révolution bourgeoise?
On en revient à cette question fondamentale : l'absence de lieu et de
figure du narrateur, par opposition au « Moi » si caractérisé du Neveu de
Rameau. A quelle classe appartient ce Narrateur? Quelle est son idéologie?
Il est éclairé, capable de mener certains combats, par exemple, de prendre la
parole après l'histoire de Mme de La Pommeraye, pour défendre les femmes,
mais en même temps admire les actions noires, pourvu qu'elles soient faites
avec génie (pp. 185-186). Sa conception de la société serait plutôt issue de
Machiavel et de Hobbes : « Les duels se répètent dans la société sous toutes
sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs,
entre des philosophes. » L'exemple, comme la métaphore, en élargissant la
réflexion, la dilue, et le narrateur en énumérant des classes sociales, prend ses
distances, se retire de la mêlée.
Le point de vue du narrateur, qu'il soit géomètre ou démiurge, l'isole, le
met en dehors de l'histoire et de l'Histoire. Soit qu'il affecte l'objectivité
scientifique ou réaliste, soit qu'il rappelle son pouvoir à l'égard de tous les
personnages et même du lecteur, son absence de visage est une justification à

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son absence d'engagement dans les débats. Lui arrive-t-il de donner son opinion
sur le peuple, il se réfugie derrière de prétendus propos de Jacques : « Tout
ce que je vous débite là, lecteur, je le tiens de Jacques, je vous l'avoue, parce
que je n'aime pas à me faire honneur de l'esprit d'autrui. Jacques ne connaissait
ni le nom de vice, ni le nom de vertu » (p. 204). Passage on ne peut plus
caractéristique du rôle du narrateur; celui-ci renvoie la paternité du propos à
un personnage, tout en ramenant le thème du plagiat et de l'authenticité
littéraire il ne veut pas s'attribuer les propos de Jacques). Apparaît aussi ce
que ce souci d'authenticité peut avoir de trompeur, puisqu'il permet au
narrateur de dégager honorablement sa responsabilité.
On glisse vers le registre moral alors qu'il s'agissait de tout autre chose :
de la prise de parole du peuple et de sa violence : « Avez-vous oublié que
Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui; manie générale des gens
de son état; manie qui les tire de leur abjection, qui les place dans la tribune,
et qui les transforme tout à coup en personnages intéressants? » Puis le narrateur
passe à des réflexions sur l'échafaud et les exécutions publiques. Pourquoi le
peuple aime-t-il y assister? par goût du spectacle. « Le peuple est terrible dans
sa fureur; mais elle ne dure pas. Sa misère propre l'a rendu compatissant; il
détourne les yeux du spectacle d'horreur qu'il est allé chercher; il s'attendrit,
il s'en retourne en pleurant » (p. 204). Le lecteur moderne ne manque pas
d'être fasciné par cette page où se trouve réuni tout le scénario de la Révolution
française : éloquence à la tribune, fureur, exécution, spectacle, attendrissement
vertueux. Nous ne reviendrions pas ici sur le sujet souvent traité des liens que
l'on peut voir entre le texte de Jacques le Fataliste et les événements qui ont
suivi, si ce n'était pour tâcher d'éclairer l'énigmatique figure du « narrateur » :
c'est précisément au moment où sa lucidité politique semble la plus étonnante
qu'il trahit son appartenance à une classe sociale : celle des aristocrates ou
des bourgeois? celle du Maître et du marquis des Arcis ou celle de Diderot?
Libre au « lecteur » de choisir. Les incertitudes, les ignorances et les dérobades
du narrateur font sens, et sens subversif; le narrateur en ne prenant pas parti
(ou en ne s'inscrivant pas dans une classe sociale bien déterminée), oblige le
lecteur à le faire, à ses risques et périls.
Et c'est le moment de revenir aux commencements du récit : Jacques est
allé chercher la bourse et la montre de son maître, épisode où l'on verra
facilement un sens symbolique (sans pour autant prétendre qu'il ait été
absolument conscient chez Diderot). Le Maître a perdu à la fois l'objet qui
marque le temps et celui qui contient l'argent, c'est-à-dire l'Histoire et le
pouvoir économique : Jacques est chargé de les retrouver et ce que ne prévoit
peut-être pas Diderot ou ce qu'il ne veut pas dire ici, c'est que les Jacques à
venir ne remettront plus docilement entre les mains de leurs maîtres la bourse
et la montre qu'ils auront reconquises eux-mêmes de haute lutte : viendra le
jour où ils seront tentés de garder pour eux le pouvoir et l'Histoire. Mais
encore une fois ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas le rapport Maître/valet,
c'est le rôle du narrateur. Or il rejette la responsabilité du choix sur le lecteur :

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« Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche de la bourse et
de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il
ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours
de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre,
vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais
très ennuyé; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d'idées
dans la tête; s'il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c'est de réminiscence
ou d'inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart
du temps s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se laisse
exister : c'est sa fonction habituelle » (p. 48) « se laisser exister » fait songer,
bien sûr, à une phrase célèbre sur ceux qui ne se sont donnés que la peine de
naître. Si l'on rapproche ce texte de celui sur les exécutions publiques, on
pourrait préciser l'appartenance sociale du narrateur : ni peuple ni aristocrate,
bourgeois donc, et critique à l'égard de cette « espèce », si tant est que le mot
désigne toute une classe sociale, ce qui n'est pas absolument certain.
La relative indétermination de la position sociale du narrateur remettrait-
elle en cause un clivage, tout aussi fondamental pour un homme d'Ancien
régime que le clivage mort/vivant : le clivage entre non pas précisément les
« classes sociales » (notion assez étrangère au xvmc siècle, du moins dans le
sens où nous l'entendons), mais les divers « ordres ». Bien loin d'être une sorte
d'arbitre qui apaise les conflits entre les divers groupes de personnages, le
narrateur serait aussi l'élément fondamental qui subvertit la hiérarchie sociale,
avec tout autant d'allégresse que les hiérarchies esthétiques et les principes
de la narration. Ce « je » tout-puissant qui semblait ordonner le récit, l'organiser,
en fait, le détruit. Cette voix subversive remet alors en cause des clivages
autrement graves que celui du narrateur et du lecteur. Chargé de dire le non-
dit, il englobe dans son prétendu dialogue avec le lecteur, tout ce qui n'est
pas la parole des personnages (ainsi il décrit Jacques, mais avec retard, et ne
nous informe que dans la dernière partie du texte qu'il possède un grand
chapeau et une gourde, ce qui complète incontestablement le croquis); il
s'avère aussi chargé de dire le non-dit historique, avec ses ambiguïtés et ses
interrogations, en cette fin du xvme siècle; chargé du même coup du non-
dicible, de considérer le capitaine tantôt comme mort, tantôt comme vivant,
la d'Aisnon tantôt comme chaste tantôt comme putain, et le château allégorique
tantôt comme appartenant à tout le monde, tantôt comme n'appartenant à
personne, tantôt ouvert, tantôt fermé. Chargé de porter les contradictions
historiques de la société à laquelle appartient Diderot? Peut-être davantage :
de nous dire que toute écriture est remise en question, et par conséquent
fondamentalement subversion. Encore fallait-il ici que cette subversion soit
assumée par un « je ».

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