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Kilito et Borges : La quête de l’autre

Le petit garçon malade de la nouvelle de Kilito me fait


étrangement penser à Borges enfant qui avait passé une grande
partie de son enfance et de son adolescence à la maison

Ce qui m’a attirée depuis le début chez les deux auteurs, c’est d’abord leur aspect mystérieux,
énigmatique, très intrigant. J’ai connu Borges à travers ses livres mais mon histoire avec Kilito est tout
autre.
J’ai découvert Borges quand j’étais étudiante en France, j’avais reçu en cadeau le recueil de nouvelles
L’Aleph en 1982 alors que j’ai connu Kilito le professeur en 1980, j’étais alors en 3ème année de
licence de littérature française (Faculté des lettres de Rabat) et A. Kilito nous dispensait un cours
d’analyse du roman avec comme texte d’application Les trois mousquetaires. J’étais intriguée par son
regard intimidant. Cet homme aux mouvements lents et qui nous semblait détenir un savoir infini nous
troublait et nous restions tous comme hypnotisés le long de son cours, craignant d’ouvrir la bouche de
peur de dire des bêtises. 
Mais à cette époque, je n’avais rien lu de lui, peut-être parce qu’il n’avait pas encore publié de livres.
C’est au milieu des années quatre-vingts qu’il commencera à publier pour que mon impression du
départ à son sujet se confirme.
 Mon aventure de lectrice de Borges va connaître des rebondissements imprévisibles (je ne me sentais
pas capable de mener une recherche plus poussée), mais ma curiosité et ma fascination aboutiront à un
travail de thèse (en 2002). Quelques ouvrages de Kilito m’accompagneront dans ce périple ainsi que
son soutien moral et son encadrement académique empreint d’une humilité très rare chez les directeurs
de recherche.
De cette expérience est née l’idée d’initier un travail de comparaison entre les deux auteurs même
avant la publication du recueil de nouvelles En quête.
Je tiens à signaler que je me contenterai dans ce travail de présenter quelques pistes de lecture croisée
de quelques textes des deux auteurs qui me semblent renfermer des éléments susceptibles d’être
comparés.
Outre cet aspect énigmatique, les deux auteurs partagent une bonne partie de leur univers livresque
fortement présent dans leurs textes,  je ne pourrai pas tout citer mais indiquer à titre d’exemple
quelques ouvrages fondateurs de la littérature universelle tels que Les Mille et une nuits, Don
Quichotte, La Divine comédie, la mythologie gréco-romaine, etc, et quelques auteurs et philosophes
célèbres tels que Nietzsche, Averroès, Flaubert et beaucoup d’autres. Ce sont deux lecteurs
incorrigibles et infatigables depuis leur très jeune âge.
Les deux auteurs partagent également le même goût pour les formes brèves de l’écriture : la nouvelle,
l’essai. Ils ont le même souci de la fragmentation et de la restriction qui font que, comme le dit Borges
dans sa préface à ses œuvres complètes chez Gallimard-La Pléiade, «le livre est fait de livres»; chaque
texte garde son autonomie et échappe ainsi à une lecture suivie, on y entre et on en sort à notre guise
comme on ferait pour une encyclopédie. 
Comme chez Borges, il est difficile de distinguer les genres ; l’essai et la fiction s’entremêlent d’une
façon harmonieuse et originale. De ce fait, leur écriture échappe souvent à toute classification.
Quelques titres d’ouvrages ou de nouvelles présentent des similitudes étonnantes : L’Auteur et autres
textes, L’Auteur et ses doubles, En quête et Enquêtes, «Dante» (nouvelle du recueil En quête) et Neuf
essais sur Dante, La quête d’Averroès et Le balcon d’Averroès, «La bibliothèque» (En quête) et «La
Bibliothèque de Babel» (Fictions) … Des réflexions sur la notion d’auteur,  sur l’écriture en quête  de
ses moyens, sur la quête de l’amour idéal, sur la langue, sur les livres …sont autant de thèmes qui
traversent les textes des deux auteurs. 
Une autre affinité peut être relevée dans les recueils de nouvelles des deux auteurs, celle relative à
l’irréalité du monde apparent (les mondes virtuels). Les personnages se meuvent dans des espaces
flous,  à la limite des frontières entre rêve et réalité, des espaces sur lesquels plane beaucoup
d’incertitude et de doute, des espaces mystérieux : la maison de la nouvelle «Clefs», la bibliothèque de
la nouvelle «La bibliothèque», la villa où atterrit le narrateur dans Moïra , les espaces des recueils
Fictions, L’Aleph, Le Livre de sable, le Rapport de Brodie… La même incertitude habite les
personnages qui s’égarent dans leurs pensées et leurs hypothèses. 
Chez les deux auteurs, nous pouvons parler d’une écriture des hypothèses, l’auteur multiplie les
possibilités et les bifurcations, baignant le lecteur dans le doute et l’incertitude totale. Au fur et à
mesure que nous avançons dans la lecture, les hypothèses se bousculent, se contredisent, s’annulent et
le récit naît de ces hypothèses et évolue grâce à elles. Le temps des hypothèses est généralement le
futur chez Kilito mais quelquefois il utilise même le présent pour mieux confondre le lecteur. Dans ce
cas, un passage subtil du futur au présent se produit faisant croire au lecteur que cette fois il est sur un
terrain sûr et stable: 
« Je ne réussirai pas à attirer son attention et si je vais vers elle, elle m’ignorera, trouvera le moyen
d’avoir une longue conversation avec tel ou tel, et, quand je placerai un mot en bégayant, elle ne
m’écoutera pas. L’amabilité qu’elle montre aux gens, les regards brillants qu’elle leur lance, le sourire
dont elle les gratifie ! Elle est de mèche avec eux… » . 
Ce qui est surprenant c’est que l’écriture hypothétique, labyrinthique  domine dans les nouvelles où le
narrateur est en quête d’une femme fuyante, insaisissable (« Dante », « Clefs », Moïra,).
Tout ceci sent l’intrigue policière, l’enquête, le polar, les termes conspiration, disparition dans le récit
Moïra le prouvent. Et là, il serait intéressant d’examiner le titre En quête en le comparant au titre
Enquêtes de Borges.
Constituant une parfaite homophonie, ces deux titres renvoient à un registre aux connotations
policières, si l’expression en quête revêt une forme de prospection où les personnages cherchent sans
cesse une vérité, une réponse… pour le titre Enquêtes de Borges qui est la traduction du titre espagnol
Otras Inquisiciones il a tout une histoire. En effet, cette traduction avait posé un problème à Paul et
Sylvia Bénichou qu’ils ont résolu en conformité avec l’étymologie d’inquisitions – du latin inquisitio,
de inquisitum, supin de enquerere : enquérir – en choisissant le mot Enquêtes qui dit le sens exact de
l’espagnol mais qui connote l’investigation policière et élude le désir de réécriture. Mais pour la
Pléiade, Borges a souhaité retrouver la lettre provocatrice du titre espagnol Autres inquisitions puisque
l’auteur a d’abord nié ses premières inquisitions (1925) s’infligeant à lui-même une véritable
inquisition, une auto- négation.  Ainsi, Autres inquisitions (il y a aussi un aspect provocateur certes)
exprime le désir d’une réconciliation avec le passé même si nombre d’essais du premier ouvrage ont
été supprimés. Dans cet ouvrage, Borges essayiste analyse des questions métaphysiques, théologiques
et esthétiques, l’élément commun entre ces thèmes est la dénonciation de la vanité de la connaissance
intellectuelle et des fables de la théologie.
L’écriture devient ainsi chez les deux auteurs une incessante quête de possibilités, de thèmes, de
surprises et d’émotions.
Pour revenir au thème de la femme fuyante, insaisissable, le recours à Dante est de rigueur chez les
deux auteurs. Dante c'est avant tout La Divine comédie, ce livre-culte de Borges à travers lequel se
dessinent le portrait de Dante, l'histoire de son amour impossible telle que la décrit Borges : 
    «  Avec une infinie pitié, Dante nous raconte le destin des deux amants, mais nous sentons qu'il leur
envie leur destin. Paolo et Francesca sont en enfer et lui, il sera sauvé, mais eux se sont aimés alors que
lui n'a pas obtenu l'amour de Béatrice ». 
« Je soupçonne Dante d'avoir édifié le plus beau livre de la littérature pour y introduire quelques
rencontres avec l'irrécupérable Béatrice ». 
Kilito met le livre de la Divine comédie entre les mains du narrateur de la nouvelle « Dante »  qui
avoue ne pas l’avoir lu, préférant à la lecture des chefs-d’œuvre de la littérature universelle celle des
romans policiers et des bandes dessinées. Mais ironie du hasard, c’est grâce à un « commentaire
nostalgique »  de Borges que ce narrateur connaît l’unique passage  de Dante, le cinquième chant de
l’Enfer, qui raconte l’histoire de Paolo et Francesca, A travers l’histoire de ce couple, doublée de celle
de Lancelot et Guenièvre, le narrateur de « Dante » essaie de plaire à F., de l’impressionner, de se
rapprocher d’elle. A un moment donné, on les sent si proches l’un de l’autre dans la bibliothèque,
penchés sur La Divine comédie, que tout peut devenir possible , un baiser à l’image de celui de
Lancelot et Guenièvre, de celui de Paolo et Francesca, mais ni Dante ni Borges , ni le narrateur de la
nouvelle, n’ont connu la passion fougueuse qui a lié ces deux couples célèbres dans l’histoire de la
littérature.
D’autres rapprochements étonnants peuvent être observés entre la nouvelle «La bibliothèque» et  le
livre Essais d’autobiographie.  
Le petit garçon malade de la nouvelle de Kilito me fait étrangement penser à Borges enfant qui avait
passé une grande partie de son enfance et de son adolescence à la maison. La loupe du petit garçon fait
écho au petit Borges très myope, frêle, portant des lunettes aux verres épais et passant le clair de son
temps dans l’immense bibliothèque de son père. Les souvenirs qu’il garde de cette période sont ceux
de ces lectures . 
Mais la cécité va lui interdire l’accès direct aux livres, comme ce garçon de la nouvelle de Kilito à qui
on interdit l’accès à la bibliothèque et même quand il réussit à braver les obstacles et à prendre
possession d’un livre, il ne parviendra pas à le déchiffrer. Pensons aussi aux «livres impénétrables» de
«La bibliothèque de Babel» (Fictions).
Le garçon, en perdant connaissance, paie le tribut de sa curiosité, tels les personnages du roman Le
Nom de la rose d’Umberto Ecco qui meurent empoisonnés par le livre interdit. La bibliothèque
criminelle, assassine est une idée qui a séduit nombre d’écrivains, une bibliothèque-labyrinthe qui
piège ses lecteurs, les tue et finit par brûler.
Dans « La bibliothèque de Babel », quand les habitants de la bibliothèque se ruent à la quête du livre
qui recèle les secrets de l’univers dont essentiellement celui de la « Justification » des actes de chaque
homme, ils se disputent entre eux, profèrent des malédictions, s’étranglent entre eux, jettent au fond
des tunnels les livres trompeurs et finissent par périr précipités du haut des escaliers divins par d’autres
hommes. D’autres perdent la raison.
Les parents du petit garçon du livre Le cheval de Nietzsche, surtout la mère, ne craignaient-ils pas la
folie de leur fils copiste et lecteur invétéré ? A un moment donné, le petit garçon se sentait lui-même
menacé par la folie et peut-être avait-il trouvé une justification à cette menace, suivre les conseils de
Akkad, relire les mêmes ouvrages . 
Il est certain que beaucoup d’autres rapprochements sont possibles, à ne citer que celui entre les deux
textes « La quête d’Averroès » et Le balcon d’Averroès qui mérite un intérêt tout particulier puisque la
quête de l’autre, de sa culture, de sa langue comme partie intégrante de notre identité y est au centre. 
Le titre « Le balcon d’Averroès » nous fait inexorablement penser à la nouvelle « La quête d’Averroès
» de Borges où le grand philosophe, à la recherche du sens des deux mots tragedia et comedia chez
Aristote, « regarda à travers les grilles du balcon » des enfants qui faisaient du théâtre sans le savoir et
dont l’un jouait le rôle d’un muezzin, un deuxième représentait le minaret et un troisième l’assemblée
des fidèles. Mais Averroès ne comprit pas que la réponse à sa question était devant lui et il finit, on ne
sait comment, par trouver le sens des deux mots obscurs : « Aristû (Aristote), écrit Averroès dans son
manuscrit, appelle «tragédie» les panégyriques et «comédie» les satires et anathèmes. D’admirables
tragédies et comédies abondent dans les pages du Coran et dans les Mu’allaqat du sanctuaire». 
Tout comme Averroès qui s’ingénie à chercher le sens des grecs tragedia et comedia,  le narrateur du
récit de Kilito «Du balcon d’Averroès» n’a de cesse, lui aussi, de chercher  une interprétation de
l’expression en arabe «Notre langue étrangère» qu’il attribue à Averroès sans en être tout à fait sûr,
laquelle expression a été rêvée par lui.
Plus loin dans le texte, il avouera que «le philosophe de Cordoue n’a jamais prononcé notre fameuse
phrase». La référence à Borges survient dans le récit quand le narrateur rapporte l’épisode raconté par
Borges dans «La quête d’Averroès» où le philosophe regarde par son balcon des enfants en train de se
quereller en parlant un dialecte grossier.
La question de la langue est donc vraisemblablement associée au balcon ; voir à travers un balcon avec
une grille traduirait cette curiosité de comprendre l’autre, de s’interroger à travers l’autre sur soi-
même.
A la manière de Borges qui, à la fin de son conte, s’identifie à Averroès  plusieurs siècles plus tard, le
narrateur de Kilito, par sa position dans le balcon, s’identifie aussi bien à Averroès qu’à Borges. Celui-
ci est cité dans le texte, ne serait-il pas le quatrième personnage du balcon qui reste fermé ? Ce serait
dans ce cas la rencontre dans le rêve des quatre personnages de culture et d’horizons différents mais
qui sont chacun soucieux de se rapprocher et de comprendre l’autre : le narrateur est à la quête de la
signification d’une phrase, Averroès, lui, cherche la définition précise des deux mots grecs tragedia et
comedia , A.K., le traducteur du narrateur, suit ce dernier comme son ombre ou sa conscience (son
double ?) et enfin Borges s’efforce de comprendre la culture arabe alors qu’il en ignore la langue.
Averroès a échoué d’après Borges et le résultat de son investigation est à la limite du ridicule ; Borges
avoue lui aussi son échec dans son entreprise, le narrateur de « Du balcon d’Averroès » découvre avec
étonnement que la phrase onirique n’est pas d’Averroès, ni de lui mais d’Ibn Manzour, l’auteur arabe
du dictionnaire Lisane al-‘arab (La langue des Arabes). Elle exprime à l’époque la peur de la langue de
l’autre (Le Turc ? Le Persan ?) mais le récit s’achève sur la reconnaissance de la langue de l’autre ; le
traducteur, fervent défenseur de l’arabe, se met, à la grande surprise du narrateur, à parler en français.
L’avenir est au dialogue des langues, planche de salut de l’humanité.
Il apparaît ainsi à quel point Kilito est un lecteur intelligent de Borges qui sait dialoguer avec lui à
travers ses textes, au-delà des différences et des frontières. 

Pr. Zohra Lhioui Faculté des Lettres Meknès


Vendredi 26 Juin 2015

Source :
https://www.libe.ma

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