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Pourquoi étudier les littératures coloniales ?

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Bernard Mouralis

-Un corpus qui correspond à la période 1880-1960 et qui, par là, montre que ce
grand ensemble est lié à la mise en place de la colonisation territoriale. Ce
corpus succède ainsi à celui de la littérature négrophile (fin du XVIIe-1848), liée
à la colonisation fondée sur l’esclavage.
-Une finalité : montrer le bien-fondé de l’entreprise coloniale.
-Une vision réductrice des hommes et des paysages.
-Des thèmes fantasmatiques : le blanc “décivilisé”, les amours entre
Européen(ne)s et Africain(e)s.
-Une doctrine littéraire : la littérature coloniale entend s’opposer à la littérature
exotique, représentée notamment par le cas de Loti, et tient à affirmer que seul
l’auteur qui participe au groupe social des colonisateurs peut produire un
discours “vrai” sur les “réalités” de l’Afrique, à la différence des simples
“voyageurs”, d’où la disqualification de Gide (Voyage au Congo et Retour du
Tchad). On notera à cet égard le rôle joué par les travaux de Roland Lebel, dès
1930, dans la définition de la littérature coloniale comme genre spécifique.
-Un statut minoritaire dans le champ littéraire français.
-Une contradiction théorique : les auteurs coloniaux entendent exposer les
réalités de l’Afrique, mais leurs textes dans leur grande majorité sont des
fictions.

Ces travaux ont conduit à formuler le principe selon lequel il y avait par
définition une différence essentielle entre littérature coloniale et littérature
africaine. Celle-ci ne pouvant que s’opposer, sur tous les points évoqués
précédemment, à la littérature coloniale. On a eu ainsi tendance à affirmer la
spécificité de l’une et de l’autre et à concevoir la littérature africaine comme
reposant sur un rejet de la littérature coloniale. Et cela, sur deux aspects :
-Le lexique, la représentation du monde social, l’idéologie.
-La situation de discours : la parole africaine se substitue à la parole du
colonisateur, dont on pense, non sans raison, qu’il ne pouvait écrire une phrase
comme celle qui constitue l’incipit de L’enfant noir de Camara Laye (1953) :
“J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père”. Dans cette perspective,
la littérature africaine est perçue à juste titre comme se développant dans un
contexte de concurrence des discours, ce qui conduit à porter une attention
particulière à la question de l’intertextualité.
Mais cette opposition nettement tranchée entre littérature africaine et
littérature coloniale se modifie au tournant des années 1980.

Cette évolution tient en grande partie aux déceptions provoquées par


l’indépendance dans de nombreux pays. A cet égard, on se souviendra par
exemple de l’essai de Hélé Béji, Désenchantement national (1982) et qui peut
apparaître comme un texte emblématique. Ou encore des romans qui ont
marqué un tournant en mettant en scène l’Afrique à l’époque de l’indépendance
: Les soleils des indépendances (1968) de Kourouma, Le cercle des tropiques
(1972) de Fantouré, la trilogie de Mongo Beti, Perpétue (1974), Remember
Ruben (1974) et La ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979).
Ce désenchantement a conduit aussi nombre d’écrivains à revisiter la période
coloniale. C’est le cas par exemple de la chronique que Tchicaya U Tam’si a
consacrée à l’histoire du Moyen Congo depuis 1880 : Les cancrelats (1980), Les
méduses ou les orties de mer (1982), Les phalènes (1984) et Ces fruits si doux de
l’arbre à pain (1987). Ou, encore, des œuvres de Hampâté Bâ : le récit L’étrange
destin de Wangrin, ou les roueries d’un interprète africain (1973) ainsi que les
deux volumes de l’autobiographie, Amkoullel l’enfant peul (1991) et Oui mon
Commandant (1994).

Ce retour sur la période coloniale, opéré bien des années après l’indépendance,
ouvre la réflexion sur deux problèmes. D’un côté, il invite à se demander si cette
époque doit être considérée comme un moment révolu de l’histoire de
l’Afrique. De l’autre, notamment parce qu’elle met en scène des Africains qui
ont été, au rang qui leur était assigné, des acteurs du système colonial, cette
plongée dans l’histoire coloniale invite à se demander si l’ on a affaire dans ce
cas à un passé honteux, un “ passé qui ne passe pas ” pour reprendre
l’expression d’Eric Conan et Henri Rousso à propos de la mémoire de Vichy.

Parallèlement, il convient de tenir compte de l’évolution de l’historiographie


concernant la période coloniale, que ce soit chez des historiens européens ou
chez des historiens africains. Ainsi, Girardet a montré comment la
décolonisation s’était opérée tout autant dans l’espace colonial que dans
l’espace métropolitain. Jacques Marseille, en proposant une approche
économique du fait colonial, a tracé un bilan qui met notamment en lumière le
caractère archaïque de l’économie coloniale et le handicap qu’a pu représenter
cette forme de protectionnisme pour l’industrie métropolitaine. De son côté,
Achille Membe a souligné le caractère peu opératoire de l’opposition souvent
postulée jusqu’alors entre résistance et collaboration pour caractériser les
attitudes des acteurs africains.
L’évolution de l’historiographie a, d’autre part, insisté à juste titre sur un fait
quelque peu occulté au début des années 1960 : l’importance considérable de la
fonction publique autochtone à l’intérieur du système colonial en Afrique
subsaharienne ainsi que la part prépondérant des soldats africains dans les
troupes utilisées pour les principales conquêtes coloniales.. Les travaux réalisés
depuis le tournant des années 80 traduisent enfin une meilleure prise en compte
du fait que la colonisation s’est voulu aussi productrice d’un savoir sur
l’Afrique. On assiste ainsi à une réévaluation de certaines grandes figures
comme Delafosse ou Griaule. On prend mieux conscience que tout un pan du
nationalisme culturel africain se nourrit de ces auteurs de la période coloniale,
au point même qu’on en vient à penser que toute une part de l’afrocentrisme de
Cheikh Anta Diop a sa source chez Delafosse exaltant les “ empires ”
précoloniaux.
La littérature coloniale a donné lieu ainsi, au cours des années 70, à des
lectures nouvelles. A cet égard, trois faits principaux peuvent être mis en
évidence :
1) Le tournant représenté par l’article de Barthes sur Aziyadé (1971).
2) La publication en 1978 de Orientalism et en 1994 de Culture and Imperialism
par E. W. Said. Ce dernier ouvrage a mis en particulier l’accent sur l’importance
de l’impérialisme et du colonialisme dans l’imaginaire littéraire occidental, par
exemple chez Jane Austen (Persuasion), Balzac (Eugénie Grandet), Maupassant,
etc.
3) Le développement des études sur l’exotisme et des œuvres comme Heart of
Darkness de Conrad, L’Afrique fantôme de Leiris, ou celles de Malraux, Duras
(Un barrage contre le Pacifique), Romain Gary (Les racines du ciel), etc. ont
entraîné une relativisation de la frontière entre littérature et littérature coloniale.
En témoignent notamment trois ouvrages collectifs : Martine Mathieu, Le
roman colonial (1987) ; Jean-Louis Joubert, Le roman colonial, suite (1990) ;
Jean-François Durand, Regards sur les littératures coloniale (1999).
L’étude de la littérature coloniale permet d’abord de faire apparaître, à travers
des textes écrits par des acteurs ou des témoins, ce qu’a été la vision du monde
colonial à l’époque où celui-ci connaissait son apogée. Cette vision, au
demeurant, est loin d’être homogène et elle est traversée de contradictions,
d’interrogations, notamment sur le bien fondé de l’entreprise coloniale et ses
méthodes. On y retrouve en particulier le grand débat opposant assimilation et
association, ainsi que la question : que faire des colonies ?
On notera également l’importance qu’il convient d’accorder à la littérature
coloniale dans la mesure où elle a été lue par nombre d’écrivains africains dont
les œuvres constituent une réaction à celle-ci. A ce titre, la connaissance de la
littérature coloniale éclaire les processus d’intertextualité présents dans les
textes africains.
Enfin, l’étude de la littérature coloniale peut contribuer aussi à une réflexion
plus proprement liée à la question du statut des textes et à leur place dans le
champ littéraire. Si, d’un côté, l’œuvre d’un écrivain comme Louis Bertrand
demeure enfermée dans une vision strictement raciste et coloniale, à l’inverse,
de nouvelles lectures peuvent être faites de Balzac, Maupassant, Loti, Simenon
ou Romain Gary, dès lors qu’on s’avise qu’il existe peut-être une relation entre
leurs textes et le monde colonial. Dans ce cas, la prise en compte du rapport
qu’un écrivain entretient avec l’espace colonial ou postcolonial peut apparaître
comme le révélateur, plus ou moins explicite, d’un projet littéraire.

Contributions consacrées à la littérature coloniale


1) Ouvrages
· Les contre-littératures, Paris, P.U.F., 1975, 206 p. (traduit en espagnol, Buenos
Aires, italien, Florence et portugais , Coïmbre).
· Littérature et développement, essai sur le statut, la fonction et la
représentation de la littérature négro-africaine d'expression française, Paris,
Silex, 1984, 572 p.
· Montaigne et le mythe du bon Sauvage, de l'Antiquité à Rousseau, Paris,
Pierre Bordas, 1989, 128 p.
· L'Europe, l'Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, 1993, 238 p.
· République et Colonies. Entre histoire et mémoire : la République française et
l'Afrique, Paris, Présence Africaine, 1999, 251 p.
On notera également l’importance qu’il convient d’accorder à la littérature
coloniale dans la mesure où elle a été lue par nombre d’écrivains africains dont
les œuvres constituent une réaction à celle-ci. A ce titre, la connaissance de la
littérature coloniale éclaire les processus d’intertextualité présents dans les
textes africains.
Enfin, l’étude de la littérature coloniale peut contribuer aussi à une réflexion
plus proprement liée à la question du statut des textes et à leur place dans le
champ littéraire. Si, d’un côté, l’œuvre d’un écrivain comme Louis Bertrand
demeure enfermée dans une vision strictement raciste et coloniale, à l’inverse,
de nouvelles lectures peuvent être faites de Balzac, Maupassant, Loti, Simenon
ou Romain Gary, dès lors qu’on s’avise qu’il existe peut-être une relation entre
leurs textes et le monde colonial. Dans ce cas, la prise en compte du rapport
qu’un écrivain entretient avec l’espace colonial ou postcolonial peut apparaître
comme le révélateur, plus ou moins explicite, d’un projet littéraire.

Contributions consacrées à la littérature coloniale


1) Ouvrages
· Les contre-littératures, Paris, P.U.F., 1975, 206 p. (traduit en espagnol, Buenos
Aires, italien, Florence et portugais , Coïmbre).
· Littérature et développement, essai sur le statut, la fonction et la
représentation de la littérature négro-africaine d'expression française, Paris,
Silex, 1984, 572 p.
· Montaigne et le mythe du bon Sauvage, de l'Antiquité à Rousseau, Paris,
Pierre Bordas, 1989, 128 p.
· L'Europe, l'Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, 1993, 238 p.
· République et Colonies. Entre histoire et mémoire : la République française et
l'Afrique, Paris, Présence Africaine, 1999, 251 p.
. “ L’écriture, le réel et l’action : le cas de Georges Hardy dans Ergaste ou la
vocation coloniale ”, in Durand, Jean-François, éd., Regards sur les littératures
coloniales. Afrique francophone : découvertes, tome I, Paris,
L’Harmattan/Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, p. 63-84.
· Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud, éd., Maurice Delafosse, entre
orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926) ”, Paris,
Maisonneuve & Larose, 1998, 320 p. , in Présence Africaine, n° 160, 2e semestre
1999, p. 195-200.
· Aggarwal, Kusum, Amadou Hampâté Bâ et l’africanisme. De la recherche
anthropologique à l’exercice de la fonction auctoriale, Paris-Montréal,
L’Harmattan, 1999, 266 p. (“ Sociétés africaines et diaspora) ”, in Cahiers
d’Etudes Africaines, n° 158, 2000, p. 377-379.
· “ Orientalisme et africanisme ”, in Diop, Papa Samba et Lüsebrink, Hans-
Jürgen, éd., Littératures et sociétés africaines. Regards comparatistes et
perspectives interculturelles, mélanges offerts à Janos Riesz, Tübingen, Gunter
Narr Verlag, 2001, 17-28.
· “ Schoelcher et le schoelchérisme ”, in Chaulet-Achour, Christiane et
Fonkoua, Romuald, éd., Esclavage. Libérations, abolitions, commémorations,
Anglet, Atlantica, coll. Carnets Séguier, 2001, p. 65-90.
· “ Des comptoirs aux empires, des empires aux nations : rapport au territoire
et production littéraire africaine ”, in Bessière, Jean et Moura, Jean-Marc, éd.,
Littératures postcoloniales et francophonie. Conférences du Séminaire de
littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris, Champion,
2001, p. 11-26.
· “ Louise Michel (1830-1905) : de Vroncourt à Nouméa ”, in Chaulet Achour,
Christiane et Rolland, Michel, éd., Féminin/Masculin 2 : Portraits de femmes,
Cergy Pontoise, CRTH et Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 55-76.

Littératures coloniales, littératures d'Empire ?


Jean-François Durand , Université Montpellier III

On assiste depuis quelques années à un regain d’intérêt pour les littératures


coloniales, comme en témoignent des publications de plus en plus nombreuses
1 qui permettent de mieux mesurer la richesse et la diversité de textes que l’on
avait jusqu’alors tendance à identifier à un genre littéraire mort, sans postérité,
et souvent servi par des talents médiocres et propagandistes. Dans son
acception la plus précise, la plus technique, la littérature coloniale est
étroitement liée à l’expansion européenne, et plus particulièrement celle qui
marqua la fin du XIXème siècle : découpage chronologique qui convient mieux,
il est vrai, à la deuxième colonisation française, depuis les débuts de la
troisième république jusqu’à l’apogée de l’entre-deux-guerres lorsque, comme
en écho aux ambitieux projets de mise en valeur des territoires d’Outre-mer par
Albert Sarrault2 , l’on vit des romanciers non dénués de talent, certains, par leur
métier, administrateurs et hauts fonctionnaires de l’Empire, exposer dans des
romans de facture réaliste les profondes transformations provoquées, surtout en
Afrique, par la présence française3 . Jacques Weber résume bien ce problème de
périodisation, en constatant que si « la littérature coloniale est aussi vieille que
la colonisation, le roman colonial proprement dit apparaît tardivement »4 , et
triomphe surtout entre 1920 et 1940, au moment où l’Empire prend «une place
dans la vie des français qu’il était loin d’occuper avant 1914 »5. Mais à y
regarder de plus près, c’est moins le roman colonial lui-même, si toutefois on le
définit avec la rigueur des Leblond6 , qui marque profondément la création
romanesque et la littérature d’idées que la thématique impériale elle-même. Il
est en effet évident que la plupart des écrivains français de l’entre-deux-guerres,
sans être toujours personnellement engagés dans le processus politique de la
colonisation, ont abordé dans des œuvres extrêmement diverses la question
coloniale. Ce sont tantôt des essais, des récits de voyage, tantôt des romans ou
des écrits polémiques, qui embrassent d’ailleurs la totalité des sensibilités
politiques de l’époque. De Roland Dorgelès à Paul Nizan, de Jean-Richard
Bloch à Paul Morand, d’Henry de Montherlant à Louis Aragon et André
Malraux innombrables sont les œuvres qui n’envisagent plus les problèmes
contemporains du seul point de vue de la France, ou de l’Europe, mais dans
une perspective plus large, plus « mondiale » , quelles que soient au demeurant
les leçons qu’ils tirent de ce qu’il faut bien appeler un « décentrement » qui
conduit à un renouvellement sensible des problématiques comme des
géographies culturelles. Certes, l’exotisme7 , que l’on situe parfois, ce qui est
contestable, en amont des littératures coloniales elles mêmes, avait procédé
depuis longtemps à un tel décentrement, et sa quête de paysages et d’espace
nouveaux contribua sans nul doute à enrichir l’imaginaire européen, loin de
certaines caricatures que l’on en donne parfois. Mais il est incontestable que la
deuxième vague colonisatrice va accentuer des mouvements culturels
puissants, depuis longtemps perceptibles au plus profond de l’histoire littéraire
européenne.

Ces mouvements, il est bien évident qu’ils ne se laissent pas enfermer


dans des catégorisations scolaires trop étroites. Il y a eu, bien avant la littérature
coloniale stricto sensu, une littérature de l’ère des Empires, qui inclut l’exotisme
mais ne s’y réduit pas, et accompagne ce qu’une équipe d’historiens réunie par
Pierre Léon appelait dans un livre publié il y a déjà trente ans l’ « ouverture du
monde »8 et résumait dans une belle formule : « des univers à l’univers » .
L’aventure portugaise, outre-mer, fut sur ce point décisive, et il faut rappeler
que, au cœur du XVème siècle déjà, Lisbonne fut une capitale mondialisée : «
Lisbonne devient bientôt un musée oriental. A son port affluent régulièrement
les cargaisons d’épices : le poivre et le gingembre du Malabar, la cannelle et les
émeraudes de Ceylan, le clou de girofle des Moluques, le camphre de Bornéo, le
benjoin de Sumatra, le santal de Timor, mais aussi l’ivoire de Guinée et du
Mozambique (…) les paravents du Japon et les porcelaines de Chine ». Le beau
livre dont sont extraites ces lignes 9 analyse ces flux de marchandises sans
omettre de les relier aux changements culturels eux-mêmes, aux thématiques
poétiques, aux récits de voyage. Comme vient de le montrer Serge Gruzinski
dans un ouvrage appelé à faire date, Les quatre parties du monde. Histoire
d’une mondialisation10 , la découverte de la diversité des langues et des
cultures, et d’une réalité humaine beaucoup trop vaste et complexe pour être
ramenée à un seul centre marqua profondément les mentalités européennes dès
la première mondialisation ibérique, malgré, bien sûr, toutes les prétentions à
un Empire universel capable d’unifier la planète dans un ensemble cohérent. Ce
n’est point un hasard sans doute si les historiens, plus que les littéraires, ont été
sensibles à ce double mouvement contradictoire et disjonctif : occidentalisation
du monde, mais aussi irruption, au cœur de l’Occident, d’une réalité africaine,
chinoise, indienne, qui tend peu à peu à métisser l’imaginaire européen lui-
même. E. J. Hobsbawm, dans sa synthèse L’ère des empires, 1875-1914 a bien
montré la complexité de ces interinfluences au seuil du monde contemporain : «
La densité même des réseaux de communication et la facilité avec laquelle on
avait désormais accès aux terres lointaines et étrangères accrurent, directement
ou indirectement, non seulement les heurts, mais aussi les influences
réciproques entre l’Occident et le monde exotique »11. Ce sont ces « influences
réciproques » qui préoccupent aujourd’hui beaucoup d’historiens de la
culture12 et elles définissent assez bien le territoire topique d’un imaginaire (et
d’une littérature) de l’ère coloniale qui a été depuis toujours sensible à ces
rencontres et ces mélanges, même si, dans la plupart des textes, l’idéologie
déclarée est celle d’une hégémonie culturelle à partir d’un « centre » européen.
Un exemple parmi tant d’autres de cette capacité qu’eurent les écrivains de l’ère
coloniale de percevoir leur époque comme le moment privilégié d’un vaste
processus de décloisonnement des mondes, à partir duquel s’établissent partout
des connexions et des interdépendances : en 1936, Gaston Pelletier et Louis
Roubaud publient chez Plon un essai incisif, Empire ou colonies, qui s’ouvre
par une citation de Paul Valéry, « De notre temps, l’histoire d’un monde fini
commence ». Les deux auteurs constatent que l’ère des Empires est celle d’un
monde où les différentes parties de la terre « ont des cloisons, non des clôtures
», et quand ils s’efforcent de saisir l’originalité profonde du monde qui est le
leur, ils y reconnaissent un « double caractère de particularisme et de connexion
(qui) marque un ordre de choses nouveau et sans précédent dans l’histoire »13.
Par rapport à l’ère de l’hégémonie ibérique, c’est bien sûr la révolution
technique et scientifique, l’accélération du cours de l’histoire, l’invention d’une
nouvelle temporalité, qui bousculent partout les rythmes anciens chers à la
sensibilité exotique, décrivant ainsi les points forts d’une modernité « coloniale
» dont Roubaud avait pu observer quelques exemples éclatants au Maroc14 . Il
y a bien sûr dans ce livre tout un héritage saint-simonien sur lequel il est inutile
d’insister. Mais ce thème est un véritable lieu commun dans la littérature des
années 1920-1940, qu’il conduise à une exaltation des rythmes nouveaux15 ou
au contraire à une déploration romantique de la disparition des mondes
anciens. En 1925, dans le chapitre de conclusion de Derniers reflets à l’Occident,
André Chevrillon s’était souvenu de ses lectures anglaises (Burke, Carlyle,
Ruskin) au moment de tracer la panorama d’un fantastique changement
d’époque qui voit partout triompher un nouveau principe d’organisation du
réel, pragmatique, utilitariste, désenchanté, contredisant toutes les cultures
jusqu’alors connues sur le globe, et qui toutes s’étaient fondées sur « une
certaine représentation de l’absolu » : « C’est la première fois que l’on voit de
grandes sociétés muer toutes en même temps, dans le même sens, parce qu’un
travail spontané de l’esprit ruine en chacune ses antiques idées directrices pour
la soumettre au nouveau principe rationaliste et utilitaire »16. On entend dès
lors partout les « craquements » d’un monde millénaire, d’Istanbul à Fès, de
Marrakech à Bombay et c’est là le cœur, pense Chevrillon, de la réalité de l’ère
impériale. Cette réalité, faite de bouleversements culturels jusqu’alors inédits,
les littératures de l’époque ont-elles su en mesurer toute l’ampleur ? Au-delà de
l’illusion exotique dont la grande tentation est de figer les cultures dans leurs
miroitements esthétiques, ont-elles pu exprimer l’historicité profonde de leur
temps ? A l’évidence, les grands textes de l’ère coloniale, ceux qui ne
s’enferment pas dans le poncif et l’ethnotype, ont tous été sensibles au «
phénomène nouveau, sans analogue dans l’histoire humaine » dont Chevrillon
analyse la « rapidité, qui s’accélère toujours »17. Certes, les réactions au
nouveau cours des choses sont infiniment variées : cela va de la nostalgie d’un
Loti, qui, dans son beau récit de 1890, souhaitait que le vieux Maroc oriental
puisse échapper, comme miraculeusement, à une main mise européenne qui
lentement le banaliserait, à l’exaltation « constructiviste » des grands récits
coloniaux classiques (Robert Randau, Louis Bertrand, Robert Delavignette,
Oswald Durand, André Demaison), qui adhérent, avec plus ou moins de
réserves, à l’intention modernisatrice du nouvel ordre impérial. D’autre part, la
sensibilité exotique survit dans les romans et les récits des années trente (Odette
du Puigaudeau en est un bel exemple), et n’est nullement détruite par un roman
colonial aux visées plus réalistes et historicistes. Le roman colonial lui-même
(Robert Delavignette) se laisse souvent aller à une nostalgie exotique que ne
parvient jamais à détruire complètement l’état d’esprit pionnier et conquérant
qu’exalteront un Robert Randau ou un Jean d’Esme18. Les choses sont donc
complexes et nécessitent, plus qu’un réflexion théorique sur les genres
littéraires et les définitions, un véritable retour au texte, une analyse précise des
textes eux-mêmes que la notion de littérature d’Empire permet sans doute de
regrouper par delà leur évidente diversité.

Sur ce point précis, André Chevrillon (1864-1957), aujourd’hui bien


oublié –alors qu’il fut, avant 1914 et jusqu’en 1936- un auteur très lu et respecté,
mérite un détour : son œuvre fut en effet au cœur de toutes une série
d’interrogations historiques, philosophiques, esthétiques et elle a su voir avec
acuité un certain nombre de problèmes cruciaux soulevés par l’expansion
impériale. Chevrillon connaissait d’autant mieux toutes ces questions
complexes que sa double culture, française et anglaise (il fut agrégé d’anglais en
1887), faisait de lui un témoin averti de la réalité impériale de l’Europe. Ce
neveu d’Hippolyte Taine (qui veilla sur son éducation après la mort prématurée
de son père) eut d’autre part l’opportunité, durant toute sa jeunesse, de
fréquenter un milieu parisien érudit et très informé des grands problèmes de
politique coloniale. Il sera toute sa vie bien introduit dans le groupe influent
des artisans de la colonisation. En 1905, il entreprit un premier voyage au
Maroc19 où il fut accueilli par son beau-frère Georges Saint-René-Taillandier,
Ministre de France à Tanger. Celui-ci l’avait déjà reçu à Beyrouth en 1894. En
1913, puis en 1917, il voyagera à nouveau au Maroc, invité par Lyautey qui était
très attentif à soigner ses relations avec les écrivains et les intellectuels. Il sera
élu à l’Académie française en 1921, et siègera aussi à l’Académie des sciences
coloniales. Son œuvre20 fut marquée dès son premier grand récit de voyage,
Dans l’Inde (1891), par la conviction d’être le témoin de l’un des grands
bouleversements du monde, et du cours nouveau que le renforcement des
politiques impériales – particulièrement en France- allait imprimer à l’histoire
de l’Europe. De ce point de vue, le premier récit, Dans l’Inde, est
particulièrement intéressant, y compris dans certaines de ses naïvetés
(Chevrillon commença à le rédiger dans sa vingt-quatrième année). Il fut publié
douze avant celui de Pierre Loti, L’Inde sans les anglais (1903) qui pourtant
l’éclipsera dans la mémoire littéraire. La conquête complète du pays par les
anglais était chose effective depuis 1819-1820. Par ailleurs, la culture
européenne avait approfondi depuis la fin du XVIIIème siècle sa connaissance
des textes sacrés de l’hindouisme : en 1784, la traduction anglaise de la
Bhagavad-Gîtâ par Wilkins eut un retentissement européen21 , et Chevrillon
avait pu prendre connaissance de l’édition parrainée à Oxford par Max Müller
des Sacred books of the East, qui comportera en tout cinquante volumes, de
1879 à 1910. Bien évidemment, sa vision de l’Inde devra beaucoup à la science
orientaliste européenne de son temps qui depuis une centaine d’années avait
abattu un travail considérable, non sans faire des choix parfois contestables et
omettre certains pans de la réalité indienne que l’on redécouvrira plus tard :
Chevrillon comme beaucoup de ses contemporains ne comprend pas l’Inde
dravidienne et est surtout fasciné par la métaphysique savante (védique et
vishnouïste) plus que par la religiosité populaire. Si c’est l’Inde « métaphysique
» qui l’attire (ce qui l’inscrit incontestablement dans le sillage d’un certain
orientalisme romantique), il fut cependant très attentif au phénomène impérial
en tant que tel, et consacra de nombreuses pages curieuses au processus de
modernisation technique que l’Empire britannique encourageait. Il sut décrire
aussi avec un sens de l’observation souvent très ironique les colons anglais
transplantés en Inde, commerçants, fonctionnaires, militaires, et qui souvent y
transportaient leurs habitudes les plus insulaires. Le tableau de l’Inde tend dès
lors à devenir une sorte de diptyque : il y a d’un côté l’Inde moderne, saisie
dans un tourbillon de transformations, ouverte au commerce et aux échanges,
que symbolise surtout Bombay. Et à côté d’elle, certainement en dehors d’elle,
et très loin dans le temps même si leurs espaces peuvent se juxtaposer
quelquefois, l’Inde « indienne », comme l’écrit Chevrilllon lorsqu’il arrive à
Bénarès. Dès le début de son voyage, Chevrillon fut sensible à ce clivage de
l’espace, qui pose, au-delà de l’anecdote, un certain nombre de questions
brûlantes. Sur le bateau déjà, avant même d’aborder à Ceylan (et de
s’imprégner alors d’atmosphères qu’il dépeint comme purement « exotiques »),
le jeune voyageur éprouve un certain malaise : « Sous la double tente, les
soirées sont pénibles : odeurs fades de cigarettes, d’huile de machine. D’ailleurs,
on est las de faire les cent pas avec des connaissances de voyage, d’échanger des
lieux communs à propos du général Boulanger ou de M. Gladstone, de subir
toutes les banalités de cette civilisation »22. Par la suite, le récit confirmera cette
ligne de partage entre un climat exotique et un climat colonial. Le premier
renvoie davantage à des sociétés qui ont su, au cours des siècles, perpétuer les
intuitions premières qui les ont vues construire des styles architecturaux et des
spiritualités. Leur essence est religieuse, et le sacré bouddhiste qui règne à
Ceylan comme la spiritualité hindouiste de Bénarès sont aux antipodes du
climat colonial moderne, tout entier tourné vers le monde matériel et l’utilité.
Tout au long du récit, Chevrillon analyse ce que nous appellerions aujourd’hui
des phénomènes de globalisation (par le commerce et les routes maritimes, par
la technique et les chemins de fer) qu’il oppose à la sacralité des sociétés closes,
tournées vers elle-même, et certainement un certain enchantement des origines.
Les sociétés ouvertes banalisent, les sociétés traditionnelles maintiennent
partout la chaleur et la ferveur du mythe et du récit légendaire. La globalisation
est omniprésente, dans sa réalité sociale et économique, sans être nommée en
tant que telle (Chevrillon parle plutôt d’une « généralisation » des principes
utilitaristes qui sont au fondement des sociétés modernes). On la retrouve
d’abord dans la grande salle de réception du navire qui traverse l’océan indien :
« Elle est très belle, cette salle, toute pleine d’Européens de passage, qui font des
taches noires sur la foule blanche des Asiatiques. C’est ici comme un grand
buffet posé au carrefour des grand’routes de la terre. A ces tables se rencontrent
des voyageurs partis des point opposés du globe… passagers du Paramatt qui
fait route demain pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, militaires français,
passagers du Calédonien qui continuent ce soir vers Singapour et Saïgon,
Chinois qui vont visiter l’Europe, Civilians anglais qui vont administrer l’Inde
»23 . Il y a ainsi un début de brassage –à défaut de véritable métissage- qui va
par la suite caractériser toutes les atmosphères coloniales que décrit Chevrillon,
à l’exception, bien sûr, des quartiers et des zones où les colons anglais ont tout
simplement reproduit à l’identique leur mode de vie d’origine. A Bombay (et
nous sommes alors à la fin du voyage), ce brassage provoque même un
sentiment de confusion, en même temps qu’il inquiète comme la préfiguration
possible d’une société future où les grandes cultures auraient toutes perdu leur
style et leur singularité : « Décidément, j’ai du mal à comprendre la
physionomie de cette Bombay, trop diverse et trop confuse. (…). Partout, à
toute heure du jour, le ruissellement de la foule, plus dense qu’à Bénarès, une
foule bigarrée où se confondent tous les costumes de l’Asie, où se coudoient
tous les types de l’humanité, Européens en jaquette, Arabes en fez, Persans,
Afghans, nègres lippus, grêles Malais, Cinghalais féminins, Parsis, Juifs,
Chinois en robes de soie. Probablement, depuis Alexandrie, il n’y a pas eu un
tel raccourci de toute l’humanité, de ville aussi cosmopolite. Il y a ici des coins
de Londres, des coins de Bénarès, des coins de Shangaï »24. En ce sens, Bombay
est bien une grande ville d’Empire, à la différence de Bénarès l’impénétrable25.
Ces « coins de Londres », Chevrillon les retrouvera partout en Inde26, jusqu’à
percevoir d’ailleurs la colonisation comme étant aussi la tentative de greffe d’un
coin de l’âme anglaise sur l’âme indienne. Mais il ne cessera de poser une
question qui est à ses yeux essentielle : jusqu’à quelle profondeur l’influence
anglaise est-elle parvenue : imprégnation véritable ou simple verni de surface ?
Dès le début de son voyage, il avait rencontré des hindous anglicisés, qui
souvent l’ont laissé perplexe, surtout lorsqu’ils lui tiennent des propos
favorables à la colonisation. A Kandy, il avait déjà engagé dans le train une
conversation étonnante avec un « gentleman cinghalais » qui prenait à son
compte toute l’argumentation anglaise en faveur de la modernisation du pays
tout en exprimant son mépris pour l’ « ignorance et l’idolâtrie » du « pauvre
paysan cinghalais » comme s’il était lui-même « un colon anglais »27. Mais
Chevrillon objecte toutefois qu’une « copie aussi parfaite n’est pas naturelle », et
en observant que « cet étalage européen jure avec sa jupe blanche », il se
demande si l’ « imitation va plus loin que la surface »28 : ce qui est en cause,
c’est bien sûr la résistance des cultures au processus d’occidentalisation, dont
Chevrillon est à deux doigts souvent de remettre en cause la légitimité. En Inde,
et, comme il le constatera par la suite, au Maroc29, la pénétration occidentale
entraîne tout d’abord une démoralisation, une destruction des mœurs
anciennes et de l’ordre –surtout symbolique- qu’elles construisaient. Il faut
noter que cette inquiétude se retrouve dans plusieurs récits de l’ère coloniale, et
avec une force toute particulière dans La fête arabe de Jérome et Jean
Tharaud30, constat amer et paradoxal de la destruction par le processus
colonial de l’ancienne culture bédouine, porteuse de valeurs morales et sociales
puissantes vouées, semble-t-il, à une implacable érosion. Il y a chez Chevrillon
le même doute sur les bienfaits ultimes d’un décloisonnement des mondes qui
se traduit d’abord par la destruction d’équilibres anciens et civilisateurs. On
comprend dès lors sa fascination pour les espaces les plus préservés, au cœur
de Ceylan la bouddhiste et de Bénarès l’hindouiste, quand il a l’impression de
parvenir à un centre, un point de gravité où l’essence originelle des cultures n’a
rien perdu encore de ses pouvoirs anciens. Il comprend alors que l’Europe, et
surtout sa réalité contemporaine, façonnée par la science et une conception
positiviste du monde, n’est qu’ « un petit coin du globe où se poursuit un
développement local et particulier de l’humanité »31 : voyager, au cœur des
Empires, permet de prendre cette juste mesure des choses. Le paradoxe est bien
dans un processus colonial qui rapproche les cultures et en même temps les
relativise et les particularise : l’Europe, en voulant s’imposer comme le seul
centre du monde, découvre qu’elle est environnée, comme noyée, dans de
vastes univers culturels qui jusqu’à présent ont su se passer d’elle. Chevrillon
ne va pas au-delà de cette saisie des réalités des Empires, sans trancher sur le
fond : l’Inde pourra-t-elle préserver, dans le processus de décloisonnement qui
l’affecte, l’essentiel de son « essence », pour reprendre le vocabulaire,
évidemment romantique, du récit de son récit ? L’occidentalisation se
contentera-t-elle d’être technique, commerciale, financière, sans toucher aux
profondeurs religieuses d’une culture qui, comme toutes celles des vieux
mondes, est « fondée, en dernière analyse, sur une certaine représentation de
l’absolu »32. Quelques années plus tard, au Maroc, face à l’Islam, l’interrogation
restera la même, et encore, dans les années trente, au Mzab, en Algérie. Dans
tous ces livres de Chevrillon, il est évident que la question de l’espace – culturel
plus que géographique- est centrale en même temps que celle de la rencontre de
mondes qui parfois vécurent entièrement séparés, jusqu’au moment où les
vastes Empires coloniaux vinrent les désenclaver33. Bertrand Badie rappelle,
dans La fin des territoires, que la notion d’Empire diffère de celle d’Etat-nation
ou de colonies sur ce point précis de la vision politique de l’espace : « Il est
certain que le projet culturel qui fonde la construction impériale est peu
compatible avec le principe de territorialité. Il suppose extension, rayonnement
et diffusion ; il est à ce titre, rebelle à tout bornage. L’Empire ne connaît en fait
qu’une identité, celle de la culture qu’il promeut et qu’il a pour objectif
d’universaliser »34. Mais dans le projet colonial lui-même, il y a bien sûr la
vision d’extension du principe de territorialité (le cas exemplaire fut l’Algérie),
bien plus que l’invention d’une forme politique nouvelle « dotée de son propre
usage du territoire qui se distingue de l’Etat-nation pour opposer, aux vertus de
l’unicité, de la fixité et de la frontière, celles de la multiplicité, de la souplesse et
des limes »35. Il y a bien, en ce sens, depuis la deuxième colonisation française,
une littérature d’Empire, sensible à l’ouverture mondiale des voies de
communication et d’échange, à la multiplicité des cultures et des « centres », à
la coexistence des imaginaires, et une littérature coloniale, davantage
préoccupée par les « territoires » et les frontières. Les récits de voyage et
d’aventure illustrent parfaitement la première alors que la seconde relève
davantage d’une volonté coloniale constructiviste et assimilationniste. Une
rapide comparaison entre André Chevrillon et Ernest Psichari permettra de
mieux comprendre cette ligne de partage qui ne recoupe pas exactement la
distinction classique littérature coloniale/littérature exotique.

Une génération sépare Ernest Psichari (1883-1914) d’André Chevrillon,


mais ce petit-fils de Renan vécut comme l’auteur de Dans l’Inde au cœur des
élites républicaines de la France d’avant 1914, lut souvent les mêmes écrivains
que lui et conçut une œuvre profondément marquée par le processus colonial.
La différence essentielle est de tempérament d’abord (la jeunesse de Psichari fut
tourmentée et parfois chaotique), mais tient aussi aux engagements personnels
et aux carrières. Psichari fut un colonial classique, hormis sa sensibilité littéraire
à fleur de peau, sa culture raffinée, et ses talents de plume, caractéristiques que
l’on retrouve ailleurs36 , mais qui prirent chez lui un relief bien particulier37.
D’abord engagé dans l’armée de terre, il rejoignit, en décembre 1905, le 1er
régiment d’artillerie coloniale, à Lorient. Cela lui permit d’intégrer l’équipe de
la Mission du Haut-Logone, dirigée par le commandant Lenfant, entre les
bassins du Tchad et du Congo. Les buts de la Mission relèvent d’une
territorialité coloniale des plus classiques : « Quand Psichari arrive en
Oubangui-Chari, la présence française y est très faible et la résistance africaine
vivace. Il reste à prendre véritablement possession de la colonie, à en
déterminer les contours pour en maîtriser l’espace », comme l’écrit Frédérique
Neau-Dufour38 . Durant toute la Mission, Psichari tint un Journal qui est un
document de première importance pour comprendre de l’intérieur ce que fut la
vie quotidienne en même temps que les préoccupations scientifiques d’une
expédition africaine comme il y en eut alors beaucoup. En 1908, Psichari publia
à Paris chez Calmann-Lévy un livre qui lui valut l’admiration de quelques
grands noms des lettres françaises de l’époque (entre autres Charles Péguy) :
Terres de soleil et de sommeil, dont la « première jetée », pour reprendre
l’expression d’Henriette Psichari, fut offerte au public à titre posthume dans
l’édition des Oeuvres complètes de 1948 sous le titre de Carnets de route39. La
vision « territorialisante » de l’Afrique est frappante dans ces deux livres. Il
s’agit bien sûr de faire reculer le plus possible la part d’ombre et d’inconnu d’un
continent encore mystérieux et opaque : répertorier et identifier les populations,
dresser des cartes, fixer avec une précision parfois maniaque le cours des
fleuves, envisager la possibilité de nouveaux tracés de routes, établir le lexique
des langues africaines, essayer de comprendre leur religion, leurs coutumes,
leur organisation sociale. Dans le récit qu’il fit en 1909 de cette Mission40, le
commandant Lenfant résuma en quelques phrases lapidaires, et sans doute
excessivement optimiste, ce désir colonial de contrôle et d’inventaire de l’espace
géographique comme culturel : « Les races ont été pénétrées et décrites, le
mystère est éclairci sur leur compte (…). La Mission a soulevé l’un des derniers
voiles de ténèbres qui recouvraient encore ces régions du Continent noir ».
Psichari n’émettra jamais de réserve à cet égard, mais il aura une manière
beaucoup plus littéraire d’inscrire l’Afrique dans l’imaginaire européen et
français, et donc de réduire son étrangeté et sa distance. Il faut relire dans cette
perspective les belles pages qu’il consacre, dans Carnets de route, au «
romantisme » de l’Afrique, qui est sans cesse décrite en référence à des œuvres
occidentales : « De larges vallées boisées nous entourent, et nous nageons ici
dans le Lamartine le plus pur. Nullement exempt de mystère, ce Nao, farouche
et lumineux Walhalla ! Ici, Wotan et Brunnehilde au yeux glauques habitèrent
peut-être avant l’exil dans la brume »41. Dans Terres de soleil et de sommeil, le
monde antique est invoqué à longueur de pages pour faire de l’Afrique
contemporaine une sorte de miroir de cet univers perdu : un enfant gonflant ses
joues ressemble à un triton, ailleurs, on se retrouve dans des atmosphères
homériques, mais le drapé des femmes peut aussi bien renvoyer à l’Orient, un
Orient qui n’est jamais perçu comme totalement étranger à l’Europe, puisque la
Grèce en est l’un des visages. Certes, tout comme dans les récits de Chevrillon
que Psichari avait sans doute lus, il arrive que l’on éprouve un sentiment plus
inquiétant : celui d’être face à des réalités impénétrables que l’on a peut-être
l’illusion de pouvoir expliquer. Mais pour l’essentiel, le devoir du colonial est
de créer de la ressemblance, en inscrivant la réalité africaine dans des frontières
stables, en la fixant et la déterminant.

Il est sans doute possible de relire beaucoup de textes de l’ère de


l’expansion à partir de ces deux postures, qui, certes, ne sont pas toujours
séparées de façon trop tangible. Il s’agit plutôt dans l’un et l’autre cas d’une
sensibilité, d’une tonalité dominantes que laissent s’exprimer les textes.
L’imaginaire territorial des littératures coloniales, dans l’acception stricte et
précise de ce mot, voisine avec des représentations plus fluides des cultures et
des espaces, où les thèmes de l’éloignement, de la diversité, de la pluralité des
centres s’accommodent plus facilement de l’héritage culturel de l’exotisme.
L’imaginaire colonial est sans doute l’expression, historiquement très datée,
d’un imaginaire impérial autrement plus vaste, où s’expriment avec sans doute
davantage de force les enjeux –aujourd’hui éclatants- d’une littérature mondiale
dont nous percevons désormais qu’elle est la lointaine conséquence d’un
processus fort ancien de décloisonnement des mondes : et surtout le creuset, de
nos jours, de toutes nos modernités culturelles.

Notes
1 A titre indicatif : Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial (1863-
1914). L’Afrique à la fin du XIXème siècle, Paris, Karthala, 2006. Jacques Weber
(dir.), Littérature et Histoire coloniale, Paris, Les Indes savantes, 2005, Jean-
François Durand et Jean Sévry (dir.), Regards sur les littératures coloniales, trois
volumes, Paris, l’Harmattan, 1999. Roger Little dirige depuis 2002 une collection
de réédition de textes de l’ère coloniale (Paris, « Autrement Mêmes », éd.
L’Harmattan) qui en est, à ce jour à son quarantième volume (entre autres Lucie
Cousturier, Pierre Mille, Lafcadio Hearn, Roland Lebel, Jean d’Esme, Robert
Randau, Georges Hardy, Maurice Delafosse…) Une société savante, fondée à
Montpellier en 2002, la Société internationale d’étude des littératures de l’ère
coloniale (SIELEC ) publie ses travaux annuels aux éditions Kailash, Paris-
Pondichéry : Littérature et colonies (2003), Nudité et sauvagerie, fantasmes
coloniaux (2004), Fait religieux et resistance culturelle dans les littératures de
l’ère coloniale (2005), L’usage de l’Inde (2006).

2 La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1922.

3 On retiendra parmi les œuvres classiques qui reprennent (non sans nuances
parfois), le thème de la modernisation coloniale, Robert Delavignette, Les
paysans noirs, Paris, Stock, 1931 et Oswald Durand (Préface d’André
Demaison) Terre noire, éditions L. Fournier, 1935. Dans sa Préface, Demaison
oppose un « vrai » exotisme, qui correspond en fait à la visée réaliste des
littératures coloniales, à l’ « exotisme de convention » qu’il pense trouver chez
Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre et Pierre Loti.

4 Littérature et Histoire coloniale, Op. cit., p. 15

5 Ibid., p.17.

6 Marius-Ary Leblond, Après l’exotisme de Loti, le roman colonial, Paris,


Valdrasmussen, 1926. Voir aussi Roland Lebel, Histoire de la littérature
coloniale, Paris, Larose, 1921 et Eugène Pujarniscle, Philoxène ou la littérature
coloniale, Paris, Firmin Didot, 1931.
7 Voir la mise au point de Jean-Marc Moura, « Littérature coloniale et exotisme
», dans Regard sur la littérature coloniale, tome I, Paris, L’harmattan, 1999, p.
21-39.

8 L’ouverture du monde. XIVè-XVIè siècles, volume dirigé par Bartolomé


Bennassar et Pierre Chaunu, tome I de l’Histoire économique et sociale du
monde de Pierre Léon, Paris, Armand Colin, 1977. Plus récemment, C. A. Bayly
a proposé une synthèse historique, mais plus en prise sur lévènement
contemporain, de ce vaste processus de désenclavement des mondes, La
naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Le Monde diplomatique-Les
éditions de l’atelier, 2006 (1ère édition Oxford, 2004). Un chapitre entier aborde
les problèmes de la globalisation dans « le monde des arts et de l’imagination »
(p. 414-441).

9 Luis de Matos, L’expansion portugaise dans la littérature latine de la


Renaissance, Lisbonne, Fondation Calouste Gulbekian, 1991, p. 41-42.

10 Paris, éditions de la Martinière, 2004.

11 Paris, Fayard, 1989, p.109-110 (1ère édition Londres, 1987). Le chapitre 9 est
consacré au thème des « arts renouvelés » à l’ère des Empires.

12 Edward Saïd remarque dans Culture et Impérialisme : « En partie à cause de


l’impérialisme, toutes les cultures s’interpénètrent, aucune n’est solitaire et
pure, toutes sont hybrides, hétérogènes, extrêmement différenciées et sûrement
pas monolithiques » (p. 29). Ce constat est le point de départ du bel essai de
Homi K. Bhaba, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale.

13 P. 4 et 5.

14 Mograb,Paris, Grasset, 1934.

15 Ces nouveaux rythmes fascinent bien sûr les écrivains voyageurs de


l’époque, comme Paul Morand . André Demaison, dans La revanche de
Carthage (Paris, Les écrivains français, 1934) voyait quant à lui dans l’avion le
symbole d’une modernité impériale qui introduisait dans l’histoire une
nouvelle dimension spatio-temporelle. Le chapître II de son livre s’intitule de
manière significative « Les routes de l’air ».

16 Derniers reflets à l’Occident, tome II, p. 238, 243.

17 p. 242.

18 Robert Randau, Les colons, Paris, Sansot, 1907 (réédité par Raïd Zaraket,
L’Harmattan, 2007, collection « Autrement mêmes ») et Les Algérianistes, Paris,
Sansot, 1911. Jean d’Esme, Les Défricheurs d’Empires, Paris, Les éditions de
France, 1937. Louis Bertrand avait, dès 1899 avec Le sang des races (Paris,
Ollendorff)

19 Il visita l’Inde une première fois en 1888, puis en 1902 avec un détour par
Ceylan et la Birmanie. En 1892, il découvrit l’Egypte et la Judée. Il parcourut
plusieurs fois le Maroc, entre autres en 1905, 1913 et 1917, puis l’Algérie en 1923
et 1925. Il fut aussi un analyste attentif de l’évolution de la société américaine.

20 Parmi les titres les plus importants :

Dans l’Inde, Hachette, 1891.

Terres mortes, Thébaïde Judée, Hachette, 1897. Réédition Paris, Phébus, 2002.

Etudes anglaises, Hachette, 1901.

Sanctuaires et paysages d’Asie, Hachette, 1905.

Un crépuscule d’Islam, Hachette, 1906.

La pensée de Ruskin, Hachette, 1909.

Nouvelles Etudes anglaises, Hachette, 1910.

Marrakech dans les palmes, Calmann-Lévy, 1919. Réédition Aix-en-Provence,


Edisud, 2002.
L’enchantement breton, Plon, 1925.

Derniers reflets à l’Occident, Plon, 1925.

Les Puritains du désert, Plon, 1927.

Taine, formation de sa pensée, Plon, 1932.

Visions du Maroc, 1933.

Kipling, Plon, 1936.

21 Sur tous ces points, voir Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Paris,
Payot, 1950.

22 Dans l’Inde, p. 7.

23 p.16.

24 p. 281. Voir de même les descriptions de Darjeeling p. 74 et surtout p. 81 : «


On arrive préparé par le voyage pour les grandes émotions, et l’on trouve une
ville de plaisance anglaise ».

25 Dans ses récits marocains, Chevrillon retrouvera ce contraste à travers


l’opposition Fès, ou Marrakech/Casablanca. Il consacre des pages remarquables
dans Marrakech dans les palmes à l’expansion « californienne » de Casablanca,
sur fond de spéculation immobilière et de dérèglements boursiers : « J’imagine
que la Californie, le Klondyke ont ainsi commencé. dans un cadre hétéroclite où
la vieille misère indigène, ailleurs si touchante et si grave, s’avilit, je ne voyais
que les désordres de la Bourse et de la fête. Bourse et foire aux terrains, à tout
moment et partout… » (rééd. Edisud, 2002, p. 18.)

26 Il note par exemple à Calcutta : « Rien de bizarre comme ce mélange d’Asie


et de Londres..par instant, on se croirait dans le West-End, près d’Hyde-Park.
Mêmes larges rues droites, mêmes maisons monumentales, mêmes porches à
colonnes grecques, même ampleur des trottoirs, mêmes squares ceints de
grilles, mêmes statues anglaises à tous les coins de rue » (Dans l’Inde, p. 67).
27 p. 20.

28 p. 21.

29 Le Maroc passionna Chevrillon parce qu’il demeura longtemps fermé à la


pénétration occidentale, du moins dans ses masses continentales. le traité de Fès
ne fut signé qu’en 1912, et le pays ne fut véritablement « pacifié » qu’à la veille
du second conflit mondial. La littérature abordant ces problèmes est
considérable, de Charles de Foucauld à Eugène Aubin, de Walter Harris à
Maurice Le Glay et Saïd Guennoun, d’Etienne Nolly à René Euloge.

30 Paris, Emile-Paul, 1912.

31 Dans l’Inde, p. 68.

32 Derniers reflets à l’Occident, op. cit., p. 238. On reconnaîtra une influence de


Carlyle : pour un individu comme pour une communauté, « the thoughts they
had were the parents of the action they did ; their feelings were parents of their
thoughts : it was the unseen and spiritual in them that determined the outward
and actual ; their religion, as I say, was the great fact about them », On heroes,
hero-worship and the heroic in history, Londres, Chapman and Hall, 1893, p. 3.

33 Vision certes réductrice qui ne tient pas compte dune histoire complexe au
cours de laquelle les routes et les voies d’échange existaient bien sûr, mais
souvent vers d’autres géographies que celle de l’Europe.

34 La fin des territoires, Paris, Fayard, 1995, p.21.

35 Ibid., p. 27.

36 Voir André Le Révérend, Un Lyautey inconnu. Correspondance et journal


inédits, 1874-1934, Paris, Librairie Académique Perrin, 1980 et Lyautey écrivain,
Ophrys, 1976.
37 Voir le portrait tout en nuances qui se dégage de la biographie de
Frédérique Neau-Dufour, Ernest Psichari, l’ordre et l’errance, Paris, les éditions
du Cerf, 2001.

38 Ibid., p. 136. Voir aussi ma réédition des Carnets de route, Paris,


L’Harmattan, collection « Autrement mêmes », 2007.

39 Tome I des Œuvres Complètes d’Ernest Psichari, Paris, Editions Louis


Conard, librairie Jacques Lambert.

40 La Découverte des grandes sources du centre de l’Afrique, Paris, Hachette.

41 Œuvres Complètes, tome I, p. 64-65.

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